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13/3/2017 Marcel De Corte ­ De la Dissociété

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Ah ! l'opinion, il aurait tant voulu qu'elle l'adorât cette reine du monde ! ( Léon Bloy )
Chroniques de
L'homme d'aujourd'hui est libre comme le voyageur perdu dans le désert ( Nicolas Gomez Davila )
Marcel de Corte  
 
DE LA" DISSOCIETE"
L a  hantise  de  la
politique
Par Marcel De Corte
L e  bonheur  collectif
I
L e  collectif  n' est  rien
d' autre  que  le  vide  et À  l'encontre  de  l'immense  majorité  des  sociologues  d'aujourd'hui  (et  des  clercs  de  tout  plumage,  laïcs  ou
Socialisme  maladie  de ecclésiastiques,  qui  ressassent  dévotement  leurs  savantes  jacasseries),  nous  posons  en  principe  immédiatement
l' esprit  maladie évident  qu'il  existe  une  nature  humaine  et  que  la  définition  de  l'homme  comme  animal  social  vaut  pour  tous  les
Christianisme  et temps  et  pour  tous  les  lieux.  S'il  est  vrai,  plus  essentiellement  encore,  que  l'homme  est  un  animal  raisonnable,  sa
communisme définition  comme  dzôon  politikon  dépendra  radicalement  de  la  structure  de  son  intelligence  et  des  différentes
catégories de réalités que celle­ci peut viser. Composée d'hommes doués de raison, la société, en tout temps et en
Socialisme  et tout lieu, est un rassemblement d'êtres humains dont les fonctions dans la Cité se classent selon les divers objets des
christianisme activités dont leur intelligence est capable.
De  l' E urope  réelle  à C'est ce que montre l'histoire. M. Georges Dumézil a prouvé, au terme d'admirables analyses poursuivies durant
l' E urope  mythique de longues années, que la société indo­européenne dont nos sociétés occidentales et bon nombre d'autres, asiatiques,
américaines, océaniques, sont issues, était fondée sur une division tripartite des fonctions exercées par ses membres
L e  débat  sur
l' incivisme
et dont la célèbre triade capitoline : Jupiter, Mars, Quirinus, est la projection symbolique dans le domaine religieux.
Dans  toutes  ces  sociétés,  «  les  principaux  éléments  et  rouages  du  monde  et  de  la  société  sont  répartis  en  trois
Où  va  l' islam domaines  harmonieusement  ajustés  qui  sont,  en  ordre  décroissant  de  dignité,  la  souveraineté  avec  ses  aspects
magique  et  juridique  et  une  sorte  d'expression  maximale  du  sacré:  la  force  physique  et  la  vaillance  dont  la
L ' orthographe  et manifestation la plus voyante est la guerre victorieuse, la fécondité et la prospérité » qu'assurent le travail de la terre
l' éducation et l'artisanat. À chacun des dieux de cette trinité correspond la fonction spécifique des trois castes qui composent la
société : la caste sacerdotale chargée de mettre la communauté en rapport avec le Divin, la caste des combattants
Politique  et préposée à sa défense, la caste des travailleurs manuels vouée à la production des biens matériels nécessaires à la
philosophie
subsistance de tous ses membres.
Politique  et  mystique
Cette tripartition sociale répond exactement aux trois activités propres à l'intelligence humaine et irréductibles les
L ' Islam  et  le  nouvel unes aux autres en raison de la spécificité de leurs objets respectifs : contempler, agir, faire.
Islam
La  première  vise  à  connaître  pour  connaître,  à  découvrir  les  causes  et  la  Cause  première  de  toute  réalité,  à
Marxisme  et rassembler les résultats de sa recherche dans une conception globale de l'univers et à transmettre à autrui le contenu
nationalisme  arabe par un enseignement approprié.
L ' esclavage La  seconde  a  pour  fin  la  réalisation  des  biens  propres  à  l'homme  que  la  volonté  éclairée  par  l'intelligence
collectivist recherche inlassablement et dont le meilleur, humainement parlant, est le bien commun, lequel consiste dans l'union
des divers membres de la société et dans sa protection contre les menaces de dissolution interne ou externe.
 
La troisième a pour fonction de transformer le monde extérieur et de produire à partir de cette opération tout ce
qui est indispensable à l'homme pour subsister.
Il  n'y  a  pas  d'autres  activités  spécifiquement  humaines  que  celles­là  :  1)  l'activité  philosophique,  théologique,
scientifique, à quelque degré, si embryonnaire et si mêlé de scories qu'on la trouve, et que les Grecs appelaient du
beau nom, aujourd'hui, discrédité, d'activité théorique (theôria) où l'intelligence, dans son effort pour se conformer
au réel et pour être vraie, s'humilie pour ainsi dire devant l'Être et devant le Principe de l'Être qui la transcendent ; 2)
l'activité pratique que les Grecs appelaient praxis, où, pour se conformer à la définition de l'homme comme animal
politique programmée dans la nature humaine, l'intelligence et la volonté intimement fusionnées s'inclinent à leur
tour devant cette fin ultime qui, humainement parlant, les dépasse et pourtant les constitue : le bien du tout social
dont l'individu fait partie ; et 3) l'activité qu'on pourrait nommer au sens large poétique ou laborieuse, par laquelle
l'intelligence et la volonté derechef associées produisent (en grec : poiein et poiêsis) une série d'objets artificiels et
extérieurs à l'agent et dont ce dernier a besoin pour vivre.

Telles sont les activités propres à l'homme en tant qu'homme : celle de l'intelligence dont l'objet est le vrai ; celle
de l'intelligence et de la volonté conjuguées dont l'objet est le bien de la Cité, sans lequel aucun autre bien humain,
si  haut  soit­il,  ne  peut  exister  ;  celle  de  l'intelligence  et  de  la  volonté  réunies,  alliées  à  la  main  ou  à  ses
prolongements  mécaniques  et  dont  l'objet  est  l'utile.  Telle  est  aussi  leur  hiérarchie  :  au  sommet  l'activité
intellectuelle qui porte sur l'universalité de l'être et du vrai ; au milieu, l'activité intelligente et volontaire dont la fin
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13/3/2017 Marcel De Corte ­ De la Dissociété
ultime qu'elle atteint réellement ici­bas, au cours de notre existence terrestre, ne peut être en plénitude que le bien du
tout  social  qui  s'impose  à  elle  comme  supérieur  à  n'importe  quel  bien  particulier;  à  la  base,  l'activité  intelligente,
volontaire  et  manuelle  dont  la  fin  est  la  satisfaction  des  besoins  matériels  inhérents  à  la  vie  humaine,  et  qui  se
trouvent  ainsi  radicalement  particularisés  et  individualisés  :  l'individu  en  chair  et  en  os  peut  seul  consommer  les
utilités économiques nécessaires à sa substance.

Toute activité étant diversifiée et hiérarchisée en fonction de son objet, il n'est pas étonnant que la tripartition que
nous  venons  de  découvrir  au  sein  de  l'âme  humaine  ait  engendré  son  corrélatif  trilobé  dans  la  Cité  que  l'homme,
animal politique, bâtit au cours de sa patiente et infatigable recherche du mieux­être. Aussi toute société organisée
présente­t­elle en tout temps et en tout lieu, plus ou moins visible, plus ou moins brouillée, la forme d'un trèfle. Il
n'est  pas  étonnant  de  voir  la  triade  capitoline  de  M.  Georges  Dumézil  et  ses  diverses  incarnations  sociales
archaïques se prolonger jusque la fin de l'Ancien Régime dans les trois ordres du Clergé, de la Noblesse et du Tiers­
État dont l'articulation constituait la société traditionnelle. À vrai dire, ce n'est même pas de la société traditionnelle
qu'on  devrait  parler,  mais  de  la  société  éternelle,  de  toute  société  digne  de  ce  nom  et  de  la  réalité  que  ce  nom
signifie.  Le  dynamisme  propre  à  la  nature  humaine  ne  peut  se  déployer  que  sub  ratione  veri  ou  sub  ratione  boni
honesti  ou  sub  ratione  boni  utilis  ­  le  bonum  delectabile  s'ajoutant  à  ceux­ci,  selon  l'image  fameuse  d'Aristote,
comme au visage la fleur de son teint. Dès lors, au niveau de la nature sociale de l'homme, ce dynamisme ne peut
avoir  pour  effet  qu'une  société  dont  les  membres  voient  leurs  activités  orientées  dans  l'une  ou  l'autre  de  ces  trois
directions.

C'est ainsi et ainsi seulement que la société se trouve ordonnée et hiérarchisée. Sa structure naturelle répond non
seulement à l'ensemble des caractères essentiels à l'homme: intelligence, volonté, corps, mais à leur union, à leur
complémentarité,  aux  relations  mutuelles  et  nécessaires  qu'ils  nouent  entre  eux.  Pour  peu  qu'on  les  examine
attentivement, les trois ordres qui composent la société selon la nature et selon l'histoire sont tout aussi inséparables
et  aussi  appareillés  l'un  avec  l'autre  que  ne  le  sont  les  trois  formes  que  nous  avons  distinguées  au  sein  de
l'intelligence  unique  et  indivisible  dont  chaque  être  humain  est  pourvu  :  l'intelligence  spéculative,  l'intelligence
pratique, l'intelligence poétique. Selon que l'une de ces formes prédominera en tel individu, ce dernier adoptera tel
genre de vie, différent de celui de son voisin où tel autre genre de vie prévaudra. La notion de genre de vie n'a rien
d'extérieur ni d'arbitraire. Elle se tire de l'objet, de la réalité à laquelle l'homme se voue au cours de son existence.

Dans  toute  société  parvenue  à  un  certain  point  de  maturité,  il  est  facile  de  discerner,  sous  les  couches
sédimentaires,  sous  les  lentes  transformations  telluriques,  sous  les  plissements,  les  effondrements  et  les
émergements  dus  aux  séismes  et  aux  cataclysmes  de  surface,  la  présence,  à  des  degrés  divers,  parfois  infimes,
jamais nulle, toujours effective, de trois classes d'hommes sans lesquelles aucune communauté n'est possible : celle
qui les nourrit ; celle qui veille au maintien et à la défense de leur concorde et de leur existence collective ; celle qui
leur communique une conception religieuse de la vie et du monde où leurs intelligences et leurs volontés adhèrent à
des  réalités  considérées  comme  immuables  dont  tous  reconnaissent  la  transcendance  et  le  lien.  Sans  la  première,
aucune communauté ne subsiste ma tériellement ; sans la seconde, aucune communauté ne subsiste historiquement
et organiquement ; sans la troisième, aucune communauté ne subsiste spirituellement. Les trois genres de vie que les
Pythagoriciens reconnaissaient déjà : la vie contemplative, la vie pratique et la vie « apolaustique » qui procède de
l'industrie  et  du  commerce,  sont  définis  par  leurs  objets,  distincts,  mais  aussi  solidaires.  Le  macrocosme  social
répond au microcosme humain.
La  tendance  de  toute  société  est  de  durer  et  d'échapper  aux  coups  du  sort,  à  l'arbitraire,  à  la  relativité  du  temps,
comme la nature, principe immobile du mouvement dans l'être où elle siège. Elle a toujours été de se fonder sur un
facteur qui échappe radicalement aux caprices des individus et aux inconstances du hasard, à savoir sur la famille,
fruit de la nécessité biologique propre à l'espèce humaine comme à toute autre espèce animale, et par là même, sur
la naissance, la seule réalité qui, en moi, échappe à l'emprise de mon vouloir, avec ma nature d'homme, ainsi que le
montre  l'étymologie.  C'est  pourquoi  toute  société  parvenue  à  l'existence  politique  est  composée,  non  point
d'individus ou de personnes, ainsi que le croit la mentalité tordue de nos contemporains, mais de familles. On ne fait
pas du social avec du personnel ; on ne fait pas du commun avec ce qui est propre à Jean, à Pierre, à Paul, etc... Une
telle tentative est rigoureusement contradictoire. On ne fait du social qu'avec du social, comme on ne bâtit un édifice
qu'avec des moëllons ou des briques, non avec des grains de sable juxtaposés.

Ainsi établie sur le roc inébranlable de la famille qui lui assure sa continuité biologique, la société politique a
toujours essayé de s'éterniser en introduisant dans les trois ordres qui la composent le déterminisme de la naissance.
Comme le dit Hôlderlin, « c'est la naissance qui décide en majeure partie de tout le reste ». À l'époque médiévale où
la  tripartition  sociale  réapparaît  quasiment  à  l'état  pur,  chaque  être  humain  naît  dans  un  ordre  déterminé  et
déterminant  :  on  naît  orator,  homme  de  contemplation  et  de  prière,  en  vertu  d'une  prédestination  divine  qui  situe
l'élu dans l'ordre de Melchisedeth ; on naît bellator parce que les aïeux se sont toujours voués à la défense du groupe
et  en  ont  toujours  transmis  l'honneur  à  chaque  génération  honor  onus;  on  naît  laborator  parce  que  les  conditions
astreignent  ici  l'individu  aux  tâches  moins  glorieuses  mais  moins  périlleuses  de  nourrir  les  membres  de  la
communauté.
Aussi  bien  le  clergé,  chaque  fois  qu'il  manquera  à  sa  mission  et  prétendra  substituer  son  propre  verdict  aux
sollicitations divines, sera­t­il toujours tenté par le népotisme. Pareillement, la noblesse se targuera­t­elle d'un nom
prestigieux sans se soucier de la substance que ce nom signifie, et le Tiers se verra irréductiblement figé dans les
tâches  inférieures  propres  à  son  état.  Lorsque  les  ordres  qui  composent  la  société  se  replient  sur  eux­mêmes,  ne
s'assignent plus pour fin de servir le bien commun, dressent entre eux des barrières qui empêchent toute possibilité
de  passage  de  certains  de  leurs  membres  d'un  niveau  à  l'autre  selon  les  requêtes  de  leur  vocation  et,  du  coup,  ne
laissent pas les meilleurs de leurs membres communiquer entre eux, c'est la sclérose et la mort qui s'installent.

C'est pourquoi les sociétés ont besoin d'un élément coordinateur suprême, d'un régulateur qui sache subordonner
le bien des individus et des groupes au bien commun de l'ensemble et aux exigences conjointes de stabilité et de
mouvement,  d'identité  et  de  différenciation  propres  à  la  vie  et  à  son  développement  organique.  Ouk  agathore
polukoiranié hein koiranos esto, le pouvoir de la multitude n'est point bon, chantait déjà Homère, qu'il n'y ait qu'un
seul chef.

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Un  rapide  et  supersonique  survol  de  l'histoire  montre  que  les  trois  ordres  qui  composent  la  société  se  sont
souvent  réduits  à  deux.  Cela  se  comprend.  Les  fins  respectives  de  l'intelligence  spéculative  et  de  l'intelligence
pratique sont strictement objectives, la première dans la ligne de la connaissance, la seconde dans celle de l'action.
La  vérité  de  la  connaissance  spéculative  se  définit  par  la  correspondance  de  la  pensée  au  réel.  La  vérité  de
connaissance pratique se tire de sa conformité à la fin ultime qu'elle poursuit et qui ne peut être, dans la vie présente,
que le bien commun de la société, l'union, la concorde, l'entente, l'harmonie de tous les éléments qui interfèrent en
sa synthèse. Dans le premier cas, l'objet est donné. Dans le second, il est à effectuer, à faire passer dans l'existence :
il  préexiste  à  l'action,  c'est  trop  clair,  car  sans  lui  et  sans  l'attirance  qu'il  exerce,  l'action  ne  pourrait  jamais
s'accomplir,  mais  il  doit  sans  cesse  être  revigoré,  réalisé  et,  pour  ainsi  dire,  ressuscité  par  des  actes,  de  soi
éphémères,  qui  en  renouvellent  l'existence  et,  du  coup,  l'attraction.  L'intelligence  poétique,  ouvrière,  fabricatrice
d'objets utiles à la vie de l'agent, ne peut avoir comme fin, quant à elle, que l'agent lui­méme, le.sujet pris comme tel
. La magnifique expression populaire le dit : on modifie le monde extérieur, on travaille « pour gagner sa vie », et la
vie  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  intensément  et  de  plus  radicalement  personnel  en  l'homme,  de  plus  irréductiblement
incommunicable. Finis cujuslibet facientis, in quantum facientis, écrit en toute rigueur saint Thomas, est ipsemet.
Ainsi le veut la nature des choses : l'intelligence spéculative est axée sur l'universel , l'intelligence pratique sur le
public qui en est le corrélatif à l'échelle de l'action, l'intelligence ouvrière sur le privé. L'homme est le seul animal
raisonnable, le seul animal politique, parce qu'il est le seul animal capable de mieux vivre. Mais il partage avec les
autres animaux, à un degré bien supérieur dû à la précellence de l'intelligence sur l'instinct, l'art de transformer le
monde extérieur à son usage, afin de vivre et de survivre. Les fonctions du spéculatif et du pratique se sont ainsi
souvent confondues au cours de l'histoire parce qu'elles assurent le mieux vivre, parce qu'elles élèvent l'homme dans
la  sphère  proprement  humaine  du  vrai  et  du  bien  universels.  Les  prêtres  furent  en  même  temps  des  dirigeants
politiques, et les dirigeants politiques, plus souvent encore, revêtus, eux ou la Cité qu'ils régissaient, d'une valeur
sacrée.  Ces  fonctions  se  sont  toujours  distinguées  de  la  fonction  ouvrière  fondée  sur  le  vivre.  Toute  l'histoire  de
l'humanité en témoigne.

On  peut  même  dire  que  cette  dichotomie  fondamentale  fut  la  règle  pendant  toute  l'Antiquité,  tantôt  avec  la
prédominance théocratique du religieux sur le profane, comme chez les Juifs, tantôt avec la divinisation de la Cité et
le culte des Empereurs, comme chez les Grecs et chez les Romains. L'apparition du christianisme restitua la société
à sa tripartition naturelle. Mais le Christ fit infiniment plus que rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est
à Dieu, dans un plan qui leur serait horizontalement commun et qu'ils se partageraient selon les normes génératrices
d'infaillibles conflits où ils se heurteraient front à front. Avec force, le Christ a proclamé à la fois sa Royauté (« tu
l'as  dit  :  je  suis  Roi  »)  et  le  caractère  essentiellement  surnaturel  de  son  Règne  (  «  mon  Royaume  n'est  pas  de  ce
monde  »).  Dans  l'escalade  des  trois  tentations  auxquelles  son  humanité  se  soumet,  il  avait  déjà  écarté  la  plus
fascinante, celle qui ne cessera de séduire ses disciples, la royauté messianique universelle dans l'ordre temporel.
Le diable, de nouveau, l'emmena sur une montagne très élevée, et lui montrent tous les royaumes du
monde avec leur gloire omnia regna mundi et gloriam eorum) et il lui dit : Je vous donnerai tout cela si, tombant à
mes pieds (cadens), vous vous prosternez devant moi (adoraveritis me). Alors Jésus lui dit : Retire­toi Satan, car il
est  écrit  :  Tu  adoreras  le  Seigneur,  ton  Dieu,  et  tu  ne  serviras  que  lui  seul  (et  illi  sali  servies)  ».  Les  textes  sont
formels : au­dessus de la société naturelle, et dans un plan distinct à la verticale, il y a désormais une autre société,
radicalement surnaturelle en son origine et
en sa fin, où le Christ rassemble, comme enfants de Dieu (filins Dei) « tous ceux qui croient en son nom, qui ne sont
pas nés du sang, ni du désir de la chair, ni du désir de l'homme, mais de Dieu même. »
Deux  sociétés,  l'Église,  d'une  part,  l'État,  de  l'autre,  l'innovation  est  absolue  dans  l'histoire  de  l'humanité.  Cette
irruption du surnaturel dans la nature sociale de l'homme n'a pas fini de la perturber, sinon même de la détruire, si le
surnaturel et le naturel ne restent pas à la fois distincts et complémentaires.

À cet égard, et au risque de parcourir les siècles d'une manière abrupte et hâtive qui ferait douter de la pertinence
de notre jugement, nous n'hésitons pas à dire que l'histoire de la société se divise en trois périodes hétérogènes.

La  première  est  celle  de  l'Antiquité  païenne  où  l'individu  se  subordonne  naturellement,  spontanément  et  sans
désaveu  à  la  société,  comme  la  partie  au  tout  et  comme  le  bien  particulier  au  bien  commun.  C'est  l'époque  où
Socrate, condamné à boire la ciguë, refuse d'obtempérer aux objurgations de ses amis qui ont entrepris de le délivrer
de sa prison. Désobéir aux lois de la Cité n'est pas seulement un crime, c'est un sacrilège. Il n'y a de morale que
politique. Séparer la destinée de la personne de celle de la Cité est inconcevable, non seulement en esprit, mais en
fait. C'est pourquoi l'Antiquité grecque et romaine, en sa maturité dorée, ignore tout de notre morale individualiste.
Agir  moralement  ou  conformément  au  bien,  c'est  agir  civiquement,  c'est  agir  conformément  au  seul  bien  qui
transcende ici­bas la personne : le bien commun. Aristote, disciple fidèle de Platon sur ce point, proclame que la
politique  est  la  science  architectonique  par  excellence.  Il  la  situe  au  sommet  de  la  hiérarchie  de  toutes  les
connaissances propres à l'homme en tant qu'homme, et même, en un sens, au­dessus de la science spéculative dont
la  possession  est,  en  quelque  sorte,  nous  dit­il,  «  plus  qu'humaine  »,  en  raison  du  mouvement  qui  la  porte  vers
l'inaccessible cause transcendante de l'être qui est Dieu. Disjoindre son sort de celui de la Cité est une aberration,
une folie dont l'acte est immédiatement sanctionné par l'exil que les Anciens considéraient comme le pire châtiment.
L'âme païenne d'un Victor Hugo ne s'est point trompée là­dessus

Ah ! N'exilons personne ! Car l'exil est impie.

L'activité de contemplation, la plus haute qui soit, n'est l'apanage que de quelques­uns : les Sages. Et encore !
L'objet suprême de leur sagesse ne se révèle à eux qu'en de rares moments. Aussi la rarissime sagesse spéculative
doit­elle,  humainement  parlant,  céder  la  place  à  la  sagesse  pratique,  à  la  politique.  Le  Bien  commun  de  l'univers
reste,  pour  les  happy  few,  distinct  du  bien  public  comme  celui­ci  du  bien  privé.  La  tripartition  des  fonctions
humaines est respectée, en théorie, au double sens du mot, mais, en fait, la métaphysique, le religieux, se confondent
pour l'immense majorité avec le seul bien dont la transcendance imite la transcendance divine : le bien commun de
la  Cité.  On  s'explique  alors  pourquoi  l'Antiquité  a  divinisé  non  point  les  Sages,  mais  les  Héros  défenseurs  et
illustrateurs  de  la  Cité  :  la  Politique  absorbe  en  elle  le  domaine  séparé,  interdit  et  inviolable  qui  fait  l'objet  d'une
révérence religieuse, et s'identifie au Sacré. En dehors de son enceinte vénérable, il n'y a plus que le profane, il n'y a
plus  que  ce  qui  est  étranger  à  la  religion  et  à  la  société  confondues,  il  n'y  a  plus  que  le  privé,  l'individuel,  la
recherche de la nourriture et des biens matériels, l'économique.
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13/3/2017 Marcel De Corte ­ De la Dissociété
L'invocation d'Antigone aux lois non écrites n'a rien d'une revendication de la conscience individuelle contre la
loi commune, ainsi que tous les ignares le pensent, elle n'est point l'expression d'un conflit entre la société et « le
droit imprescriptible de la personne humaine », elle traduit simplement l'antagonisme qui subsistera toujours au long
de l'Antiquité entre l'élément religieux et l'élément politique en dépit de leur amalgame. La loi non­écrite est la loi
des dieux qui prescrit l'ensevelissement des morts, la loi écrite est la loi de la cité à la destinée de laquelle Créon
préside et qui a elle aussi une valeur transcendante à toute revendication personnelle. L'opposition entre Antigone et
Créon  est  le  résultat  de  la  rémanence  de  la  distinction  entre  l'objet  de  l'intelligence  spéculative  et  l'objet  de
l'intelligence  pratique,  entre  le  religieux  et  le  social  que  l'Antiquité  païenne  a  toujours  voulu  fusionner  l'un  avec
l'autre, en fonction de leurs transcendantes à ses yeux identiques l'une à l'autre.

Avec  le  Christianisme  commence  la  seconde  période  de  l'histoire  de  la  société.  Le  Christianisme  inaugure  un
type de société absolument unique dans l'histoire : une société surnaturelle de personnes individuellement appelées à
participer à la vie divine. L'Église est constituée par le peuple des baptisés. Elle ne baptise que des personnes, elle
ne baptise pas des groupes, des collectivités, des peuples, des nations. Le baptême est une nouvelle naissance à une
nouvelle vie, à la vie de la grâce toute naissance, comme toute mort, est individuelle; on naît seul, on meurt seul et
les groupes n'entrent pas dans l'immortalité bienheureuse. Au surplus, la grâce implique la réponse personnelle de
l'homme à l'appel personnel de Dieu. Proprias oves vocat nominatim, est­il dit du Bon Pasteur : il appelle chacune
de ses brebis par leur nom. Le salut est individuel. Il n'est pas accordé à la société, sous quelque forme humaine que
celle­ci  apparaisse  :  famille  ou,  à  la  limite,  l'humanité.  C'est  une  métaphore  pure  et  simple  que  le  «  salut  de
l'humanité ». Celle­ci n'est pas prise en tant qu'entité collective, mais en tant que somme des élus individuels. Elegi
vos, je vous ai choisis individuellement, un à un, dit le Christ à ses disciples. Le communautaire dans l'Église surgit
de l'adhésion de chaque être humain individuel à la Vérité révélée et de sa relation propre avec Dieu, qu'il s'agisse
du  chrétien  saisonnier  et  réduit  à  sa  plus  simple  expression,  ou  du  plus  grand  des  mystiques  et  de  la  Très  Sainte
Vierge Marie. Ce qui est vrai du laïc chrétien l'est davantage encore des membres du clergé proprement dit : chacun
d'eux  est  appelé  par  vocation  personnelle,  à  recevoir  le  sacrement  de  l'Ordre.  L'Église  visible  et  invisible  est  une
société de personnes.
C'est  la  seule  société  de  personnes  possible,  et  elle  est  possible,  sans  blesser  le  principe  de  contradiction,  parce
qu'elle  se  situe  au  niveau  du  mystère  de  l'élection  divine  :  en  se  donnant  comme  objet  d'amour  à  chacun  des
membres  de  son  Église  en  particulier,  le  Christ  les  réunit  tous  et  les  fait  communiquer  en  sa  Personne,  selon  la
prodigieuse  formule  de  Bossuet  :  «  L'Église  est  Jésus­Christ  répandu  et  communiqué  ».  La  personne  ne  pourrait
jamais par elle­même entrer en relation réelle, profonde, ontologique, avec la personne du prochain sans la grâce
dispensée  par  l'unique  Médiateur  c'est  d'abord  parce  qu'elle  communie  avec  le  prochain  en  qui  Dieu  est  présent,
comme  il  est  présent  en  elle­même,  et  que  son  être  et  celui  du  prochain  se  rejoignent  ainsi  en  Dieu.  Nous  ne
pouvons surnaturellement aimer notre prochain que si nous aimons Dieu et que si Dieu nous aime. Du moi au toi
l'abîme  est  infranchissable  si  Dieu  lui­même  ne  vient  le  combler.  C'est  le  sens  exact  du  commandement  :  «  Tu
aimeras ton prochain comme toi­même ». Aimer surnaturellement le prochain, c'est aimer sa relation surnaturelle à
Dieu qui le constitue et c'est l'aimer du coup comme soi­même dont l'être est relié surnaturellement à Dieu. Dieu est
le principe surnaturel du tiers­exclus, l'intermédiaire obligé entre la personne et la personne, parce qu'il est en moi,
comme en toi, selon la belle formule de Claudel, quelqu'un qui est en moi, et en toi, plus moi­même et toi­même
que toi et que moi.

C'est  pourquoi  le  Royaume  de  Dieu  n'est  pas  de  ce  monde.  En  ce  monde,  une  société  de  personnes  est
rigoureusement impossible parce qu'elle impliquerait communication entre des êtres incommunicables. Aussi bien
l'amour surnaturel du prochain n'est­il jamais ici­bas qu'imparfait, terriblement imparfait, sauf chez les saints. C'est
au­delà de la mort, qu'il nous sera possible d'aimer parfaitement autrui parce que Dieu sera « tout en tous ».

L'Église, nouvel Israël, nouvelle figure terrestre du Royaume, fondée sur Pierre qui en reçoit les clefs, est donc
une société structurellement et ontologiquement distincte de la société dont nous sommes membres au titre d'animal
politique.  Elle  est  une  communauté  de  personnes  vouées  à  la  vie  surnaturelle,  tandis  que  la  société  est  une
communauté  de  familles  et  de  groupements  divers  dont  la  fin  est  le  mieux  vivre  temporel  de  leurs  membres.
L'histoire  du  Moyen  Âge  est  celle  de  leur  rencontre  ou,  plus  exactement,  de  la  naissance  de  l'Église  et  de  la
renaissance de la société à travers les ruines de la Cité antique.

Si paradoxale qu'en soit en apparence l'assertion à nos oreilles modernes étourdies par le vacarme de l'Histoire, le
Christianisme,  en  dépit  de  sa  radicale  nouveauté,  n'a  nullement  bouleversé  le  trinôme  social  traditionnel.  Il  l'a  au
contraire consolidé. Par sa nette distinction entre le surnaturel et le naturel, il établissait une démarcation tranchée
entre le sacré et le profane, entre le clergé préposé à lui seul à la diffusion de l'Évangile, à la célébration de la Sainte
Messe, à la distribution des sacrements, d'une part, et, de l'autre, la noblesse et le tiers­état commis, le premier à la
défense du bien commun de la société, le second à l'entretien de ses membres. Ce n'étaient point là, répétons­le, des
classes au sens marxiste du terme, ni des divisions arbitraires. Les trois ordres sont des états, des statuts, des cadres
juridiques rassemblant tous ceux qui en font partie à l'exclusion des autres.

En raison même de leur condition respective (du latin condere, fixer, établir) et des exigences objectives de leurs
fonctions  qui  les  mettent  en  rapport  avec  des  réalités  hétérogènes  le  bien  commun  surnaturel,  le  bien  commun
temporel et le bien privé temporel, les membres de la société ne changent pas de cadre au gré de leur fantaisie ou de
leur  subjectivité.  Comme  le  remarque  Jules  Monnerot,  cette  époque  est  celle  «  où  chaque  couche  de  la  société
accepte sa place et chaque individu sa situation... Avant le XVIIIe siècle, l'idée de société dans la pensée européenne
ne se distingue pas de l'idée de société acceptée. L'état normal d'une société est l'acceptation par chaque homme de
la  place  où  Dieu  l'a  mis  ».  La  royauté  universelle  du  Christ  ne  s'étend  pas  seulement  sur  l'Église,  société
surnaturelle, mais sur toutes les communautés naturelles et sur leur rassemblement en une Cité temporelle ordonnée
de telle sorte qu'elle puisse impartir à ses membres dans l'union et dans la paix les biens dont ils ont besoin pour
vivre et pour mieux vivre. La grâce n'abolit pas la nature, mais au contraire la consolide comme nature, restaure son
ordre perturbé par le péché originel, source de tous les désordres, et rend l'animal politique davantage apte à réaliser
son essence.
Le  Moyen  Âge  a  donc  pu  connaître  d'innombrables  conflits  entre  les  divers  ordres  de  la  société,  dont  la  querelle
entre le Sacerdoce et l'Empire ou la lutte des corporations contre la féodalité ne sont pas les
moindres, il n'a jamais succombé à la Subversion. Les accès de fièvre éruptive, les révoltes y ont été nombreuses. Il
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n'y  eut  jamais  apparence  même  de  cette  fièvre  continue,  consomptive  et  permanente,  signe  avant­coureur  et
infaillible de la mort des sociétés, qu'on appelle Révolution. Les divers ordres de la Cité n'étaient jamais en état de
dissidence les uns par rapport aux autres. Les sécessions qui se manifestaient étaient des hérésies religieuses et, si
leurs ondes sismiques se propageaient dans la société profane, leur épicentre se trouvait dans la foi et non dans la
nature  sociale  de  l'être  humain  qui,  sous  leur  branle,  restait  pleine  de  vitalité.  La  société  médiévale  a  toujours
respecté, malgré ses tares, cet « état de réciprocité de services » et ces « servitudes dérivées de l'inégalité naturelle »
qui,  selon  la  juste  formule  de  Maurras,  constituent  la  société  des  hommes.  Des  individus,  aussi  nombreux  qu'on
voudra,  ont  pu  essayer  d'en  rompre  le  tissu,  ils  n'ont  jamais  voulu  édifier  un  système  social  destiné  à  mettre  la
société en harmonie avec leur propre rupture et à la justifier, ni bâtir une Cité nouvelle, effet de leur propre volonté
autonome, libre à l'égard de toutes les nécessités de la nature.

Jamais le christianisme médiéval n'a mis en doute la nature sociale de l'homme. La déclaration péremptoire de
saint Paul : « Vous n'êtes pas à vous­même » n'a pas seulement une valeur surnaturelle. L'obligation, le fait d'être
obligatus, lié, attaché à autrui est essentiel à la nature de l'homme. L'homme appartient d'abord à Dieu, il est l'obligé
de Dieu, il est par rapport à Dieu dans une condition d'appartenance d'où dérivent des convenances à son égard, des
règles de conduites, des devoirs. La vertu de religion consiste à rendre à Dieu le culte qui lui est dû en raison de
cette obligation, de ce fait d'être lié à Dieu d'une manière radicale. La raison humaine reconnaît cette situation parce
qu'elle reconnaît ce qui est, parce qu'elle voit que la nature de l'homme est d'être en société avec Dieu et que c'est là
un fait permanent, constitutif de son essence même, jamais assujetti à un changement ou à une mutation quelconque.
Certaines  créatures  par  rapport  à  nous  participent  à  cette  transcendance  divine  à  laquelle  nous  sommes
ontologiquement  rattachés.  Ce  sont  nos  parents,  nos  aïeux,  nos  maîtres,  nos  bienfaiteurs  et  tous  ceux  dont  nous
recevons quelque chose du seul fait que nous vivons avec eux dans une même communauté de destin. Nous sommes
leurs obligés, nous leur sommes redevables de la vie, de la culture, de la civilisation, de la paix, du bien commun
sans lequel aucun bien privé n'existe, etc..., parce qu'ils nous donnent tous ces biens, parce que nous recevons d'eux
toutes les possibilités d'achèvement concret, effectif, tangible de notre nature d'homme. D'autre part, dans la mesure
où nous sommes leurs obligés, nous devons continuer leur oeuvre, imiter ce qu'ils ont fait, nous mettre à leur suite.

La stabilité des ordres ou des états en dérive, ainsi que l'équilibre de la société globale.

L'obligation envers autrui qui se retrouve en toute société réelle est un fait de nature qui tisse entre les membres
d'une communauté, de bas en haut, et du haut en bas, une série de devoirs réciproques. Le serf nourrit le seigneur,
mais le seigneur est à son tour l'obligé du serf et lui doit aide et protection. Le serf et le seigneur doivent assurer la
subsistance du curé et la splendeur du culte rendu à Dieu, mais le curé leur doit l'orthodoxie de la foi et la validité
des sacrements.

La nature de l'homme étant celle d'un être obligé, il en résulte des devoirs : à un bien reçu correspond un bien
rendu ou, à tout le moins, l'inclination spontanée à reconnaître et à récompenser (à compenser en retour) le bienfait
d'une manière quelconque. Dès que l'homme vient au monde il est par nature en situation d'obligé, il est par nature
un sujet de devoirs envers autrui. Pour le christianisme médiéval, le devoir social est premier. La foi chrétienne n'a
jamais imaginé une déclaration quelconque des droits de l'homme et du citoyen. La société est un tissu d'obligations
mutuelles entre les ordres qui la constituent. C'est le constat d'une sorte de lien nuptial ou de cordon ombilical qui
nous  attache  constitutivement  les  uns  aux  autres  et  que  la  liberté  de  l'individu  peut  couper  aussi  souvent  que  son
caprice le décidera, mais dont il ne peut nier que verbalement l'existence parce que celle­ci se reconstitue aussitôt
après sa cassure.

La troisième période de l'histoire de la société moderne ou de ce que nous appelons encore de ce nom commence
ici.  Aux  artères  vivantes  de  la  société  organique  rompues  par  l'individualisme  vont  faire  place  les  chaînes
insupportablement lourdes de toutes les formes du socialisme. Les appareils de prothèse se substituent aux membres
et aux organes de l'homme. Le résultat s'étale sous nos yeux : nos contemporains ne marchent plus qu'à l'aide de
béquilles de plus en plus nombreuses, de plus en plus onéreuses. Ruunt in servitutem. À cor et à cri, les hommes
d'aujourd'hui  exigent  de  l'État  né  de  leur  folie  qu'ils  les  multiplie  et  les  rende  plus  pesantes  et  plus  dispendieuses
encore.  Un  nouvel  esclavage  anonyme,  mécanique,  inhumain,  s'instaure  avec  l'assentiment  enthousiaste  de  ses
victimes.  En  quelques  siècles,  l'humanité  est  passée  de  l'état  de  société  à  son  contraire,  hypocritement  et
dérisoirement nommé socialisme. Quels qu'en soient les lieux et les temps, la lenteur ou la rapidité du processus, la
transition est toujours et partout la même : c'est l'individualisme dissociateur, la méthode identique : la substitution
de l'artifice à la nature, et le résultat pareil: la réduction de l'animal politique à la bête de troupeau.

S'il est malaisé, sinon impossible, de déterminer l'origine radicale de cette redoutable maladie de la société, tant
elle tient aux profondeurs de la nature humaine et aux insondables décrets de la Providence qui, selon l'adage, efface
pour  mieux  écrire,  il  est  permis  au  moins  d'en  fixer  approximativement  l'acte  de  naissance  et  d'en  souligner  les
causes les plus visibles.

À cet égard, les historiens sont à peu près unanimes: la dislocation de la société occidentale (et par elle de toutes
les  autres  sociétés  de  la  planète)  a  commencé  à  la  Renaissance,  s'est  continuée  dans  la  Réforme,  a  éclaté  avec  la
Révolution française et se prolonge en notre fin de siècle dans les formes astucieuses ou violentes de la Subversion
de toutes les valeurs que le génie de Nietzsche ­ décadent et le contraire d'un décadent, comme il disait lui­même ­ a
diagnostiquée.

La  Renaissance  ­  au­delà  des  splendeurs  artistiques  qui  en  dissimulent  le  processus  ­  inaugure  l'ère  de
l'individualisme. Depuis Jacob Burkhardt [historien suisse (1818­1897), auteur de La Civilisation de la Renaissance
italienne, Ndle], il n'est personne qui nie cette évidence. Nous n'hésitons pas pour notre part à en trouver la cause
dans le christianisme, non point dans le christianisme pris en tant que vecteur surnaturel qui joint les âmes à Dieu, ni
dans  l'armature  sociale  de  l'Église,  ni  dans  ses  dogmes,  sa  liturgie,  ses  sacrements,  mais  dans  le  christianisme
désurnaturalisé, sécularisé, humanisé, privé de son foyer divin de gravitation. Naguère encore l'homme était mis, par
la  grâce  de  l'unique  Médiateur  et  de  l'unique  Église,  seul  à  seul  avec  Dieu  et,  par  Dieu,  avec  les  membres  des
diverses  sociétés  dont  il  fait  partie,  avec  la  nature,  avec  l'univers.  Le  voici  désormais,  parce  que  la  verticale  du
surnaturel s'abaisse à l'horizontale du temporel, seul à seul en face de chacun de ses semblables, en face du monde,

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en face de l'immensité du cosmos, sans intermédiaires capables de lui faire comprendre qu'il se trouve situé avec
chaque  être  dans  la  société,  chaque  chose  dans  la  nature,  dans  des  communautés  de  destin  concentriques  dont
l'ultime rayon s'étend à l'infini.

Bien plus, le voici seul en face de lui­même, prenant pour la première fois conscience de soi, se prenant pour la
première fois comme centre. On connaît la formule: au théocentrisme se substitue l'anthropocentrisme. Au Dieu fait
homme, lentement, implacablement, fait place l'homme qui se fait Dieu, non pas par la médiation du Christ et de
l'Église au niveau surnaturel et de l'éternité, mais par les seules forces de sa propre excel lence au niveau de sa seule
vie  dans  le  temps.  Excédé  d'être  une  créature,  l'homme  se  veut  créateur.  Comme  l'écrit  Eugenio  Garin,  la
Renaissance  est  «  un  passage  de  la  vision  de  l'être  fermé  sur  lui­même  à  la  réalité  de  l'homme­poète,  c'est­à­dire
créateur,  à  l'homme  qui  n'a  pas  à  contempler  un  ordre  donné,  à  incarner  une  essence  préétablie  de  toute  éternité,
mais qui a des possibilités infinies, qui est virtualité sans limites. Le monde, loin d'être figé dans des normes fixes,
est malléable à l'infini. »

Une telle exaltation de l'homme n'a rien de païen. Les Grecs ne craignaient rien tant que l'hybris, la démesure qui
prétend  égaler  l'homme  aux  dieux.  Les  Romains  n'ont  jamais  cessé  de  croire  à  l'absolue  transcendance  du  Divin,
même  quand  il  s'incarnait  dans  la  personne  de  leurs  empereurs.  L'origine  de  cette  glorification  de  l'homme  est
chrétienne. Pour que la seconde personne de la Sainte Trinité ait revêtu la condition humaine par amour de l'homme,
il  fallait  bien  que  l'homme  fût  en  quelque  sorte  consors  divinae  naturae,  et  il  l'est,  au  sens  plein  du  terme,  mais
strictement  par  la  grâce.  Que  l'ancrage  de  l'homme  dans  le  surnaturel  vienne  à  se  briser,  l'idée  de  sa  divinisation
subsiste en lui. L'empreinte du sceau de Dieu à l'image duquel il a été créé et racheté subsiste en lui, en creux et il ne
peut en remplir la prodigieuse profondeur qu'en imagination, par les constructions de son esprit, autrement dit par
lui­même. On n'échappe pas au christianisme, même et surtout en le reniant. L'homme qui n'adore plus Dieu ne peut
adorer que soi­même. Il doit être son propre Créateur et le Créateur du monde, en tendant d'être, comme à l'époque
contemporaine, son propre Rédempteur et le Rédempteur de l'humanité.

Pour  que  cette  première  révolution  se  réalisât,  il  est  trop  clair  que  la  notion  de  vérité  devait  prendre  un  sens
nouveau, inédit dans l'histoire humaine. La vérité ne consistera plus désormais dans la correspondance de la pensée
au réel, mais au contraire dans la conformité du monde extérieur à la pensée de l'agent créateur qui l'ajuste à son
idée et à ses désirs. Ce qui importe dorénavant, ce n'est plus de contempler ce qui est, ni d'adapter l'action humaine à
sa  fin  réelle  et  au  Souverain  Bien  auquel  l'homme  est  ordonné,  plais  à  l'inverse  de  soumettre  l'objet  au  sujet  lui­
même et à son activité transformatrice et dominatrice. Tous les humanistes, et singulièrement Pic de la Mirandole
insistent sur la liberté qu'a l'homme de se construire lui­même et de construire le monde qui l'entoure, de se façonner
son être et de façonner les choses à sa guise, comme si la nature de l'homme et du monde était un pur devenir docile
aux  formes  que  la  pensée  et  la  volonté  aspirent  à  lui  imposer.  L'homme  est  maintenant  le  maître  et  l'artisan
souverain  de  son  être  et  de  l'être  de  toutes  choses.  On  peut  condenser  en  une  formule  ce  retournement  de  la
hiérarchie des trois activités fondamentales de l'intelligence humaine : à l'intelligence spéculative et à l'intelligence
pratique  (au  sens  aristotélicien  de  l'adjectif)  qui  s'estompent  de  plus  en  plus  se  substitue  l'intelligence  poétique,
artisanale, ouvrière, transformatrice de l'homme et du monde. Au lieu du Contempler, de l'Agir, qui rétrogradent à
l'arrière­plan, une place démesurée, exclusive, est accordée au Faire, à l'idée de la plasticité des choses que l'homme
transforme et domine à son gré. La poésie, dans toute l'extension du terme, est le moment suprême et le centre de
l'expérience  que  l'homme  créateur  a  de  soi.  Poésie  est  Théologie,  dira  Boccace,  et  Musato  affirme  même  qu'elle
évince et remplace la Théologie

Quisquis erat vates, vas erat fille dei,

Illa igitur nobis stat contemplanda POESlS

Altera quae quondam Theologia fuit.

La  conséquence  est  immédiate  :  l'activité  poétique  de  l'homme  va  s'incarner  dans  la  fabrication  d'une  Cité
nouvelle dont il est à la fois l'artisan et la fin. Machiavel tient tout entier en ce projet dont l'histoire n'avait jamais
connu d'exemple et qui fait de lui l'homme politique par excellence des temps modernes. La Cité est désormais faite
pour le Prince, que le Prince soit telle personne déterminée ou cette foule d'individus sans visage et sans nom que
l'on ose encore appeler aujourd'hui peuple.

Il n'est point besoin de chercher midi à quatorze heures pour le comprendre. Une fois l'intelligence contemplative
et  la  raison  pratique  éliminées  au  seul  bénéfice  de  l'intelligence  fabricatrice,  il  n'y  a  plus,  il  n'y  a  rigoureusement
plus  de  mode  commun  ni  de  fin  commune  des  conduites  humaines.  L'intelligence  des  hommes  se  libère  de  la
contrainte du réel qu'elle n'a pas fait, la volonté des hommes s'émancipe de la nécessité du Souverain Bien et d'un
bien commun qui n'est pas son oeuvre. Tout ce qui transcende et, par là même, rassemble les individus s'évanouit. Il
ne  reste  plus  aux  hommes  que  de  transformer  la  nature  et  la  société  comme  l'artisan  le  fait  de  la  matière  qu'il
travaille pour assurer sa subsistance, laquelle est privée par définition dès qu'elle échappe au devoir d'assurer le bien
commun  de  la  société,  reflet  d'un  univers  où  chaque  réalité  resplendit  la  lumière  de  Dieu  unique.  L'individu  ne
recherche plus, à titre privé ou en se joignant temporairement à d'autres, que son bien propre.
La  Renaissance  n'est  pas  seulement  l'éclatante  période  où  tous  les  arts  de  l'activité  poétique  de  l'homme  se  sont
librement  déployés,  elle  est  le  premier  moment  de  la  technique  triomphante  dont  nous  savons  aujourd'hui  qu'elle
emprisonne la planète en ses rêts. La primauté ne revient plus à l'intelligence contemplative et au monde commun
où  toutes  les  intelligences  contemplatives  s'enracinent,  ni  à  la  raison  pratique  obéissant  chez  tous  les  hommes  à
l'impérieuse  attraction  du  Bien  commun  naturel  ou  surnaturel,  mais  à  l'intelligence  technique  qui  se  fabrique  un
monde  et  une  société  désormais  sans  mystère  et  qu'elle  connaît  à  fond  puisque  ce  monde  et  cette  société  ne
dépendent plus que de son pouvoir créateur. Il n'y a plus de nature des êtres et des choses qui résiste à l'investigation
de l'intelligence. Il suffit de trouver une technique appropriée pour comprendre ou plus précisément pour prendre les
divers secteurs du réel en ses filets. Il suffit de disposer d'un bon Discours de la Méthode. Il suffit de découvrir par
l'analyse patiente des faits les techniques qui rendent l'homme avisé capable de conquérir et de garder le pouvoir sur
les autres hommes que sa seule personne privée rassemble en une « pseudo­société ». La société ne provient plus
d'une  nature  sociale  de  l'homme  inexistante,  mais  de  la  volonté  de  l'individu  ou  des  individus.  L'exaltation  de

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13/3/2017 Marcel De Corte ­ De la Dissociété
l'individu  qu'on  reconnaît  unanimement  à  la  Renaissance  est  essentiellement  liée  à  la  suprématie  de  la  technique,
aux  divers  arts  qui  transforment  la  matière  et  qui  produisent  des  biens  matériels  utiles.  Utiles  à  qui  ?  La  réponse
s'impose  immédiatement  :  à  l'individu,  car  l'utile  est  personnel,  privé,  propre  à  l'un,  impropre  à  l'autre  et  l'être
humain individualisé par son corps matériel est seul capable de produire et de consommer des biens matériels. Le
règne de la technique est le règne de l'individu ou des individus juxtaposés dans une collectivité, projection géante
de la personne, et que le droit moderne nomme précisément personne morale.

Comment en est­on arrivé là ? Redisons­le inlassablement : par la sécularisation du christianisme qui, une fois
amputé de sa Fin surnaturelle ultime, érige infailliblement l'individu en fin. C'est le christianisme qui est à l'origine
de la royauté universelle de la technique dont la Renaissance claironne la nouveauté, mais ce christianisme n'est plus
celui dont le Christ a répandu la Bonne Nouvelle dans le monde ; ce n'est plus le christianisme du salut surnaturel de
la personne, mais celui du salut de l'individu tout court qui, s'instituant comme fin de tous ses actes, ne peut plus
recourir  qu'à  la  seule  intelligence  technique,  fabricatrice  d'objets  qui  lui  sont  utiles.  De  fait,  le  développement
fabuleux  de  la  technique  a  son  centre  dans  l'Occident  christianisé.  Les  Grecs  et  même  les  Romains  n'ont  jamais
célébré la technique comme la forme la plus haute de l'intelligence parce qu'ils n'étaient pas personnalistes, parce
qu'ils  ne  connaissaient  pas  «  l'éminente  dignité  de  la  personne  humaine  »,  parce  qu'ils  ne  connaissaient  que  la
majesté transcendante du bien commun et de la Cité.

Texte extrait de ­ DE LA DISSOCIETE ­

Editions Remi Perrin.

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