Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Cette collection propose diverses analyses des formes narratives de l’infigurable; elle rassemble
des récits testimoniaux de l’indicible. S’ouvrant à cette dimension terrible de l’inhumain dans
le paradigme de l’humaine condition, la collection vise à assurer la survivance de la mémoire
dans un constant « travail de mémoire » sur la survivance.
Le présent ouvrage a été publié avec le concours du Secrétariat des conférences et événe-
ments de l’agence canadienne pour le développement international.
Discours d’ouverture..................................................................... 3
François-Xavier Ngarambe
Témoignage................................................................................... 273
Léonard Minni
Gasana Ndoba
Consultant en droits de la personne, chargé de cours associé à l’Université natio-
nale du Rwanda, ancien président de la Commission nationale des droits de la
personne du Rwanda.
en tout temps et en tous lieux, dire le vrai, dire le bien, fustiger le faux
et le mal, rappeler à chacun son devoir et son droit, avec courage et
sans relâche.
Nous avons eu l’amère déception de voir les intellectuels donner la
voix au mal, ou se taire, ou dire rien, étrange concept antinomique
décrié dans la culture rwandaise comme l’une des manifestations de
la couardise et de la lâcheté.
Différent de ne rien dire qui est tout simplement se taire, dire rien
consiste à parler pour ne rien dire. Parler pour parler, pour impression-
ner son auditoire, pour se faire plaisir, dire des paroles creuses, éviter
le sujet par un langage de bois..., voilà quelques exemples du dire rien,
aussi terrible, aussi mortifère que le silence des lâches et des compli-
ces, que le cri des assassins.
Au nom des victimes de la parole et du silence, au nom des victi-
mes du crime soutenu et accompagné par l’idéologie, elle-même véhi-
culée par la parole, je voudrais demander aux intellectuels rassemblés
ici de marquer une différence. D’écouter, d’analyser, de réfléchir et de
parler. De ne plus jamais se taire. De ne pas dire rien, de ne jamais
parler pour ne rien dire. De veiller à ce que les messages qu’ils trans-
mettent soient suivis d’actions concrètes, pour que la vie reprenne le
dessus sur la mort, pour que la bonne parole soit vraiment une amie de
Dieu.
François-Xavier Ngarambe
Président d’Ibuka
avril 2006
Résumé
Le génocide de 1994 au Rwanda a été précédé et rendu possible par
un génocide culturel. Tout commence avec l’arrivée de la colonisation
et des missionnaires Pères blancs qui ont importé le « délire racial » de
l’Occident dans ce petit pays d’Afrique. Les élites rwandaises ont fini
par se réapproprier cette idéologie funeste et ont brisé les solidarités
nationales sauvegardées par leur culture : mythes, rites, croyances,
interdits, etc. Dès lors, plus rien ne pouvait s’opposer au crime des
crimes.
Introduction
Le génocide, cette violence extrême, reste un phénomène insaisis-
sable du moins lorsqu’on tente de l’appréhender dans sa globalité. Au-
delà de la folie d’un État gangster qui organise l’holocauste de ses
propres citoyens, il y a cette joie sadique, cette jubilation dans le crime
accompagnée de raffinement dans la torture et de déferlement des pas-
sions les plus inavouables qui défient tout entendement. On remarque
en effet qu’à la perversion d’« en haut » (politique) répond avec une
spontanéité étonnante une monstruosité d’« en bas » (populaire). Re-
nonçant à toute explication rationnelle face à une aussi tragique dérive
de l’esprit humain, beaucoup de chercheurs perplexes recourent à des
que certains le prennent pour une affabulation. Rien n’est plus faux, si
l’on en croit la plupart des mythocritiques qui affirment que le mythe
est vrai, mais que sa vérité est symbolique, ontologique, transcendan-
tale.
Partant, le mythe n’est donc pas inférieur à la science : il dit simple-
ment des vérités transcendantales qui ne peuvent pas être dites par la
science, car elles relèvent d’une logique indirecte. Le mythe refuse le
discours rationnel, mais dans son langage imagé, d’authentiques véri-
tés physiques et morales sont dissimulées.
Au niveau sociohistorique et politique, le mythe joue le rôle de
ciment des sociétés et des nations par la création d’une communauté
de mémoire, de valeurs et d’aspiration. Il est fondateur d’un ordre,
d’une harmonie dans les relations entre les habitants d’un territoire
délimité géographiquement et culturellement.
Pour ce qui est de la croyance, sans s’embarrasser de la complica-
tion des concepts philosophiques qui entourent le terme, on entend par
ce terme l’action même de croire, le crédit, la confiance accordée à
quelque opinion ; c’est alors le pôle subjectif de la persuasion ou de la
conviction qui est ainsi souligné ; le mot, plus volontiers employé au
singulier, dit alors l’engagement de l’homme dans la persuasion qu’il
a qu’une chose est vraie ou réelle (Encyclopaedia Universalis, 1992 :
871).
En réalité, la croyance se situe au sein d’une énigme qui a pour
objet la relation à la vérité. Elle nourrit un rapport ambigu avec cette
notion dans la mesure où elle tient pour vrai ce qui, peut-être, ne l’est
pas. Le concept de croyance est ainsi tiraillé entre une double parenté :
celle de l’opinion et celle de la foi. Et selon les cas, la croyance-opinion
est tantôt négative, car elle est prise en défaut par rapport au savoir,
tantôt positive lorsqu’elle se connecte au sens du jugement contenu
dans des mots comme « opiner ». La croyance-foi positive chez les
croyants prend elle-même une connotation négative chez l’incroyant
ou le gnostique2.
La croyance-opinion savamment appelée la doxa relate le discours
ambiant dans une société, contingent, variable, conditionné, qui peut
être vrai ou faux, situé tantôt en opposition à la science, tantôt dans le
juste milieu entre l’ignorance et la connaissance scientifique. Elle est
2. Le gnostique, de gnosis (connaissance) signifie un partisan de la connaissance des réalités divines
de nature religieuse et ésotérique, supérieure à celle des simples croyants et donnant accès au
salut.
me. Gihanga lui-même, à son tour, est investi d’une mission surnatu-
relle. Son nom dérive du verbe guhanga (créer, inventer) et signifie
celui « qui commence ou qui invente ». Dans la tradition rwandaise,
les deux grandes manifestations de cette création sont le tambour (la
royauté) et la vache. C’est pour cela que Gihanga est surnommé
Ngomijana (cent tambours ou, ici, cent règnes). Le chiffre cent accolé
au nom tambour est une décade au carré, un nombre de puissances
infinies dans la symbolique des nombres qui confère ainsi la pérennité
mythique à la dynastie fondée par le héros9. Il faut chercher dans cette
croyance en la pérennité du « tambour » nyiginya le refus du rituel
royal rwandais, comme le rapporte l’abbé Kagame, à concéder aux
historiens l’acceptation d’une quelconque rupture de dynastie postu-
lée par certains écrits comme ceux de Vansina (1962), notamment à
propos de l’avènement de Ruganzu II Ndoli10.
La tradition rwandaise rappelle également que le héros est Gihanga
cyahanze inka n’ingoma (Gihanga qui est à l’origine des vaches et de
la royauté). Cette croyance enchâsse un autre récit : celui de l’appari-
tion des vaches au Rwanda grâce à Nyirarucyaba, l’une des filles de
Gihanga qui découvre le site recelant le bétail : le gouffre de Rugezi.
Tous les Rwandais auraient du reste pu bénéficier de cette manne et
être tous des éleveurs de gros bétail n’eût été l’étourderie de Gafomo,
un des fils de Gihanga qui, perché en cachette sur un arbre mushubi11
a assisté à la scène de la remontée du troupeau du gouffre du Rugezi.
Voyant venir le taureau immense, Rutendeli, portant sur ses cornes des
barattes, à la tête du plus gros troupeau, il aurait lancé un cri qui effraya
le taureau. Celui-ci s’en retourna d’où il était venu avec le gros du
troupeau. Ce fils imprudent fut pourtant épargné, surnommé Gashubi
à cause de l’arbre où il était perché, et il devint le roi du Bushubi.
Gihanga a également fondé l’ordre sociopolitique du Rwanda.
Dans ses multiples aventures, il aurait tissé des liens avec des rois de
régions différentes, à partir du berceau primitif du Mubari. Il y aurait
épousé Nyamigezi, la fille de Kabeja. Peu importe si cette union paraît
un anachronisme lorsqu’on sait que son aïeul Kigwa est « tombé du
9. Pour le symbolisme des nombres, voir L. Paneth (1976), Le symbolisme des nombres dans
l’inconscience, Paris, Payot.
10. Vansina avance dans L’évolution du royaume Rwanda des origines à nos jours, que la reconquête
du Rwanda par Ruganzu II Ndoli est en fait une rupture de la dynastie nyiginya par un conquérant
venu du Karagwe. Pour les traditionalistes de l’histoire du Rwanda, ce n’est pas seulement une
aberration, mais une véritable profanation de la sacralité de cette dynastie mythique.
11. Umushubi, un arbre épineux fréquent au Rwanda qui a valu à Gafomo son surnom de Gashubi,
fondateur du royaume du Bushubi.
Rwanda. Malgré sa bonté envers tous les hommes, les Rwandais pen-
sent qu’Imana éprouve une prédilection spéciale pour leur pays :
Yirirwa ahandi igataha i Rwanda (Dieu passe la journée ailleurs mais
vient loger au Rwanda)14, dit un proverbe.
Force par excellence, principe premier des choses qui en donne
leur signification profonde et cachée, Imana était vénéré sous ce nom,
dont la signification laisse une zone d’ombre, au Rwanda, au Burundi,
au Bugufi, au Bufumbira et dans les territoires de Rutshuru. Mais on
ne lui rendait aucun culte particulier comme le Yahweh juif, le Dieu
chrétien ou l’Allah musulman. Pourquoi l’adorer, pensent les Rwan-
dais, puisqu’il sait tout, connaît tous nos besoins et les comble selon
son unique volonté ? Toutefois, lors des moments difficiles, le Rwan-
dais invoque l’Imana y’i Rwanda (le Dieu du Rwanda) et les légendes
du pays évoquent ses nombreuses interventions pour tirer des hommes
du malheur lorsqu’ils avaient eu l’heureuse idée de recourir à lui.
Malgré sa bonté, Imana est sévère pour les méchants et ses arrêts
sont sans appel. Et même si la félicité éternelle en compagnie d’Imana
est impensable — le personnage étant trop élevé pour une telle fami-
liarité —, celui-ci donne comme compensation aux justes de jouir
d’un séjour bienheureux dans le volcan Karisimbi, « la parée de
perles », à cause de la neige éternelle à son sommet. Quant aux
méchants, ils sont précipités dans les flammes du Nyiragongo constam-
ment en éruption.
Entre Imana et les Rwandais existent cependant plusieurs mediums,
à commencer par les mânes des ancêtres. En établissant un rapport
entre le culte des morts et Imana, on « pourrait se contenter de deux
notions, celle d’Imana, réalité suprême et Dieu créateur de l’univers et
celle de l’ordre qui le gouverne et présenter les ancêtres comme des
éléments de cet univers et de son organisation » (Muzungu, 1981 : 63).
Ainsi considérés, les ancêtres jouent un rôle intermédiaire entre les
vivants et Imana.
L’autre medium est le roi qui n’est pas, par ailleurs, considéré com-
me un homme dans certains textes poétiques qui reflétaient une
croyance assez courante15. Cette déification du roi se greffe au mythe
royal que l’on rencontre dans plusieurs civilisations mondiales à une
certaine période de l’histoire. Et l’identification du pouvoir royal avec
14. Cette croyance a donné lieu à une boutade d’après génocide : Imana ne venant au Rwanda, fatigué,
que pour dormir n’a pu intervenir pour arrêter le génocide.
15. Voir Semidogoro, Umwami si umuntu (Le roi n’est pas un homme). Le poète a exercé son talent à
la cour du roi Mibambwe III Sentabyo, c’est-à-dire vers la fin du XVIIIe siècle.