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Revue des Études Grecques

Les formes de la conscience chez Plotin


René Violette

Citer ce document / Cite this document :

Violette René. Les formes de la conscience chez Plotin. In: Revue des Études Grecques, tome 107, fascicule 509-510,
Janvier-juin 1994. pp. 222-237;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1994.2618

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1994_num_107_509_2618

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LES FORMES DE LA CONSCIENCE

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(1) Mme Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, p. 30.


R.E.G. tome CVII (1994/1), pp. 222-237.
LES FORMES DE LA CONSCIENCE CHEZ PLOTIN 223

principales. C'est cette doctrine de la conscience, telle qu'elle ressort de


l'ensemble des textes des Ennèades, qui va faire l'objet du présent article.
Certes, il peut sembler étrange a priori que le peuple qui avait inscrit au
fronton d'un de ses lieux de pèlerinage les plus fameux la maxime : «Connais-toi
toi-même», maxime répercutée par le plus profond de ses philosophes, n'ait pas
pensé plus tôt à se constituer une théorie de la conscience. Mais, outre que les
phénomènes trop patents ne sont pas, à beaucoup près, ceux qui retiennent
toujours l'attention des hommes de réflexion, le «Connais-toi toi-même» de
Socrate et du temple de Delphes ne saurait, sans contresens grave, être considéré
comme une invitation à se servir de la conscience psychologique et, d'abord sans
doute, à se demander quelle elle est. Il est une invitation à mieux se connaître au
point de vue moral. C'est ainsi que l'a compris Socrate au témoignage d'Aristote
qui affirme (in Met. A, 6) que ses «préoccupations portaient sur les questions
morales» et qu'il avait «dans ce domaine, cherché l'universel et fixé le premier sa
pensée sur les définitions». Témoignage corroboré non seulement par Xénophon
dans ses Mémorables, mais par Platon lui-même dans les dialogues de sa période
socratique, ainsi que nous nous sommes efforcé de l'établir dans un précédent
article 2.
Ceci ne pouvait manquer de frapper Bergson qui, humaniste décidé,
connaissait très bien la philosophie antique classique. C'est pourquoi il remarque, dans
son cours sur Plotin, que Plotin est le premier philosophe à avoir essayé de
mettre sur pied une théorie de la conscience psychologique. Cela, a-t-on objecté,
ne nous avance guère. Car, lorsqu'on se penche sur les textes des Ennèades qui
désignent ou étudient le phénomène de la conscience, on paraît tomber, tout
d'abord, sur une pléthore de mots en «syn» qui risque bien de décourager celui
qui veut se faire une idée précise de la doctrine plotinienne de la conscience.
Cette remarque nous semble fort exagérée. Car, de toute façon, ce travers n'est
pas particulier à Plotin. C'est toujours ce qui se passe, lorsqu'on se penche,
comme il le fait, sur un phénomène non encore exploré : il faut créer un
vocabulaire de toutes pièces, alors qu'on n'y voit pas encore bien clair. Résultat : ce
vocabulaire est fait d'emprunts à droite et à gauche qui embrouillent et le
lecteur et parfois l'auteur lui-même. C'est ce qui arriva à Viète, lorsqu'il eut trouvé
le principe de l'algèbre : ses algorithmes sont si compliqués que l'algèbre parut,
d'abord, infiniment moins efficace que la simple arithmétique. Ceci dit, il n'y a
pas chez Plotin une si grande foule de mots pouvant signifier «conscience». On
en trouve, en tout et pour tout, cinq. Συναίσθησις : mot à mot, «sensation
d'ensemble; σύνεσις : «réunion»; σύνθεσις : «mise ensemble»; παρακολούθησις :
«accompagnement» ; et άντίληψις : «prise d'un objet qui fait face». Il n'y a pas là,
vraiment, de quoi perdre la tête. Comment pourtant s'y retrouver?
Comment? Eh bien, en faisant comme Bergson : en simplifiant, compte tenu
du sens des termes indiqué par le contexte. Il apparaît alors que σύνεσις signifie
« compréhension » (cf. III, 2, 5; III, 5, 1 ; IV, 4, 40; V, 8,11), parfois employée en
symbiose avec συναίσθησις, et, plus rarement, «intelligence» (cf. IV, 4, 13; VI, 6,
6) : la σύνεσις ne désigne donc pas une forme de la conscience, mais un mode de la
connaissance. Quant à σύνθεσις, son sens est soit «association par combinaison»
(cf. I, 6, 1 ; V, 3, 12 ; VI, 2, 2; VI, 2, 21), soit «association par composition» (III,

(2) R. Violette, «La voie royale des dialogues socratiques», Revue


philosophique, n° 2, 1982.
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8, 8) — sens bien attestés par le dictionnaire : la synthesis ne désigne, par
conséquent, rien d'autre que des modes d'association sans rapport avec les
formes de la conscience. On peut donc sans scrupule éliminer ces deux mots.
Restent alors face à face trois termes, ceux que Bergson a sélectionnés :
συναίσθησις, παρακολούθηση, αντίληψις : «conscience intuitive interne de l'intériorité»;
«conscience dédoublée de l'intériorité projetée»; «conscience dédoublée de
l'extériorité pure». Cela simplifie beaucoup le problème, d'autant plus que les deux
derniers mots, on le voit, désignent une même forme de la conscience, bien que
Plotin ne les emploie pas dans les mêmes circonstances.

Entrons dans un peu plus de détail et essayons de voir (ce n'est pas si facile !)
ce que Plotin entend par συναίσθησις. Disons tout de suite que cette notion ne
correspond à aucune notion de la langue française, ni d'ailleurs d'aucune langue
européenne moderne. Le mot qui l'exprime a été forgé par Plotin : il désigne la
conscience intérieure de l'intériorité au niveau de l'Un, au niveau de
l'Intelligence, au niveau de l'Âme et au niveau de la vie sensible. Un texte de Plotin
définit cette συναίσθησις «une συναίσθησις, dit-il, c'est la sensation (αϊσθησις) d'une
multiplicité» (V, 3, 13) et, réciproquement, «la pensée est la συναίσθησις d'un
ensemble d'éléments qui s'unissent» (ibid.). C'est pourquoi : «intuition
d'ensemble» nous paraît la meilleure traduction. Car, comme le suggère l'étymo-
logie, pour une fois bonne conseillère, il s'agit d'une «sensation», mais d'une
sensation immédiate, d'un sentiment qui porte sur un contenu intérieur, sans
recul vis-à-vis de ce qui est senti, sans ce recul qui permet ce que les
psychologues d'introspection appellent «représentation séparée» où le sujet domine
l'objet qu'il met à distance. Lorsqu'il y a représentation séparée, en effet,
comme dans Γάντίληψις, il y a un objet et un sujet qui sont face à face et, pour
ainsi dire, s'affrontent. Dans la συναίσθησις, au contraire, la conscience ne fait
qu'un avec son objet, elle se coule en lui en une représentation, non plus
«séparée», mais adhérente. De là l'emploi, pour caractériser cette forme de conscience
qui, nous allons le voir, porte sur des modes très élevés de pensée (pensée de
l'Intelligence, pensée de l'Un), d'un mot très humble, le mot de sensation :
Plotin l'emploie, métaphoriquement, pour éviter l'usage d'un terme trop savant
qui suggérerait à son lecteur l'idée d'un dédoublement quelconque. Mais ne nous
y trompons pas : il y a deux formes, la suite de cet exposé nous le montrera,
deux formes bien distinctes de la συναίσθησις, encore qu'elles se rejoignent sur
une limite commune. L'une relève, si l'on veut trouver un équivalent dans notre
langage contemporain, de la connaissance intégrale ; l'autre, de la connaissance
totale. Dans les deux cas, il s'agit de la connaissance d'un ensemble. Mais, dans le
premier cas, cet ensemble est connu intégralement, c'est-à-dire que tout et
parties sont également connus. Ainsi en est-il dans la «science intuitive» de Spinoza,
dans la connaissance qu'atteindrait un «entendement intuitif» comme celui de
Dieu chez Kant, ou, encore mieux, dans cette «νόησις» que Platon, en conclusion
du VIe livre de la République, place au sommet du savoir et dont la traduction la
plus adéquate est : «intuition intellectuelle». Bref, la connaissance intégrale est,
pour employer le langage même de Plotin (V, 4, 2) quelque chose de diakritikos,
mot emprunté à Platon qui signifie «bien distinct». Et dans le cas de la
connaissance totale, que se passe-t-il? Évidemment le contraire. Certes l'ensemble est
globalement connu, mais les parties, elles, ne sont qu'entr'aperçues, comme les
éléments dans une Gestalt. Plus exactement (car cette distinction est dirigée par
Brunschvicg contre la philosophie bergsonienne qu'elle vise à discréditer) : la
connaissance totale correspond à l'intuition d'une «multiplicité qualitative»,
LES FORMES DE LA CONSCIENCE CHEZ PLOTIN 225
d'une «multiplicité de fusion» où des états s'organisent sans aucune tendance à
se distinguer. Ici, par conséquent, rien de diakritikos : une simple «cœnesthé-
sie», comme disait Maine de Biran. Pourtant, Plotin emploie συναίσθησις dans ces
deux sens si différents, pour caractériser, nous le verrons, la conscience non-
dédoublée de réalités bien différentes elles aussi, il est vrai. Il reste qu'en tout
cas il est toujours question d'un moi qui a intuition d'ensemble d'une
multiplicité (parfois purement virtuelle, d'ailleurs, comme dans l'Un), multiplicité
qu'il ne domine nullement et à laquelle il ne s'oppose en aucune façon : c'est
cette multiplicité en tant que telle qui est éclairée, d'un éclairement tout
intérieur, par la conscience, parce qu'elle se rassemble en une unité (σύνεσις). Bref,
nous sommes en face de l'intuition immédiate qu'une multiplicité a d'elle-même
(έαυτοϋ), sans que l'on puisse discerner, confrontés l'un à l'autre, un pôle-sujet et
un pôle-objet.
Commençons par la συναίσθησης connaissance intégrale. Cette forme de
conscience a pour domaine d'élection la pensée (νόησις) de l'Intelligence et celle
de l'Un. Cela ne saurait nous étonner, malgré la présence, au sein de ce terme, du
mot «αΐσθησις» qui désigne habituellement en grec un mode de connaissance très
humble, la sensation. Nous l'avons dit, Plotin a choisi ce mot exprès, pour
maintenir son lecteur au niveau du concret, parce que les termes abstraits
évoquent, presque irrésistiblement, une idée de conscience dédoublée, alors que
la conscience de la νόησις est, au contraire, intuitive. Cette pensée noétique est
d'ailleurs clairement définie par rapport à la συναίσθησης dans un texte de la
Ve Ennéade, celle de l'Intelligence : « II y a pensée noétique, dit Plotin, quand
une multiplicité d'éléments s'unit et qu'il y a συναίσθησις de l'ensemble» (V, 3,
13). Et il ajoute, pour qu'il n'y ait pas la moindre équivoque : «cela est vrai de la
pensée de soi-même qui est la forme essentielle de la pensée». Nous aurons
l'occasion de revenir sur ce point.
Une multiplicité venons-nous de lire. Et pourtant l'Un lui-même est tributaire
de ce mode de conscience, Plotin le déclare expressément : comment cela est-il
possible, puisque l'Un n'a pas de parties? Or, la définition de base de la
συναίσθησις est, nous l'avons précisé dès le début : «sentiment d'une multiplicité». Ainsi,
et ainsi seulement, se trouve justifié l'emploi de «συν» (ensemble) que l'on ne
retrouve pas dans les deux autres mots désignant la seconde forme de la
conscience, celle qui est dédoublée. Nous semblons donc être au rouet. D'un
côté, l'Un est essentiellement indivis : il ne saurait, par conséquent, être au sens
fort du mot connu par συναίσθησις. Toutefois, la connaissance que l'Un a de
lui-même — et qu'ont de lui tous ceux qui, par l'extase, remontent jusqu'à lui
— est une connaissance unitive où il n'y a pas de sujet s'opposant à un objet.
Car l'Un ne serait alors plus un, mais, par ce dédoublement, deux et cela est
contraire à sa définition métaphysique : Puisque la seule forme de conscience
non-dédoublée est, chez Plotin, la συναίσθησις, il faut donc bien que, bon gré mal
gré, l'intuition de l'Un rentre dans le cadre de cette forme de la conscience.
Plotin, d'ailleurs, se tire fort classiquement de cette difficulté. Il rejette, bien
entendu, la solution ruineuse — et que l'expérience des «voyants», de «ceux qui
ont vu», comme il dit, dément — qui consisterait à refuser toute conscience à
l'Un. Dans ces conditions, sous certaines réserves, il faudra bien parler de
συναίσθησις à son sujet, comme on le fait pour la pensée d'Intelligence; en effet,
souvent, l'auteur des Ennéades groupe les deux premières hypostases sous le
nom collectif d'«èxeï», là-bas : on comprendrait mal, ceci étant, que ces deux
types de réalités ne fussent pas du ressort de la même forme de la conscience.
Celle-ci sera donc attribuée à l'Un, à cette importante nuance près qu'on ne la
226 R. VIOLETTE
lui attribuera pas directement et sans réticences. C'est ce dont témoignent deux
textes de Plotin : un texte sur la connaissance de l'Un par lui-même ; un texte
sur la connaissance de l'Un par nous. Ces passages, on ne les trouve pas dans la
VIe, mais dans la Ve Ennéade, et ils encadrent un autre passage que nous
citerons en premier, parce qu'il montre clairement que Plotin a bien vu le problème
posé par l'application de la συναίσθησις à l'Un. Voici donc ce texte qui pose la
question sous forme d'une interrogation : «Comment ce qui est absolument
simple aurait besoin d'une intuition d'ensemble?» (V, 6, 5). Or, Plotin, dans le
passage parlant de la connaissance de l'Un par lui-même a répondu par avance à
cette question : certes, il ne peut s'agir, à proprement parler, d'intuition
d'ensemble; mais «l'Un n'est pas en quelque sorte privé de sentiment (oîov
άναισθητόν) [il possède donc une sorte α'αΐσθησις] ; tout lui appartient ; tout est en
lui et avec lui ; il a un total discernement de lui-même [il est totalement
diacritique : la conscience qu'il a de lui est donc intégrale]; ... l'intuition le traversant
de part en part (κατανόησις) qu'il a de lui-même, par une sorte de συναίσθησις,
cette intuition qui est lui-même consiste en un repos éternel ...» (V, 4, 2). On voit
la double habileté. Il n'y a pas intuition d'ensemble, mais il y a intuition (αϊσθη-
σις) ; s'il n'y a donc pas συναίσθησις à proprement parler, il y a quelque chose
d'approchant (οίον, οίνεί). Une autre habileté, plus métaphysique, se lit entre les
lignes, elle est suggérée par l'emploi du mot κατανόησις pour décrire la forme
d'intuition dont use l'Un lorsqu'il se connaît : il s'agit d'une intuition
intellectuelle (νόησις) qui l'éclairé «de part en part». Ceci vient à point nommé pour nous
remettre en mémoire que l'Un, s'il n'a pas de parties (ce qui contredirait sa
notion), ne possède pas mois en lui une surabondante richesse : la richesse
intérieure qui, au cours de la procession, se développera en «parties totales» au
niveau de l'Intelligence, en parties seulement «sympathiques» à celui de l'Âme
du Monde. Si l'on tient compte de cette énorme richesse (tout le réel !), que l'Un
recèle à l'état implicite et que le coup d'œil qu'il jette sur lui éclaire «de part en
part» (κατά), le «συν» de συναίσθησης se trouve suffisamment justifié. C'est,
ajoutons-le, en se servant de ce terme et par une formule presque semblable qu'après
avoir posé sa question (comment l'absolument simple serait-il tributaire de la
συναίσθησης?), Plotin décrit à nouveau l'état de connaissance qui est, non plus
celui de l'Un en personne, mais le nôtre, lorsque la conversation extatique nous
a amenés jusqu'à l'Un. Citons le texte : «il y a alors comme une compréhension
(σύνεσις) et une συναίσθησις de nous-mêmes» (V, 8, 11).
Revenons à une pensée noétique moins insolite, celle qui s'exerce au niveau
de l'Intelligence. Cette fois les «une sorte de», les «comme», tombent d'eux-
mêmes. Car l'Intelligence a en son sein une multiplicité, celle des intelligibles,
qui permet de lui appliquer sans problèmes, au sens direct, la συναίσθησης. Ici
encore la συναίσθησις s'applique à l'Intelligence de deux manières : en tant
qu'elle prend connaissance d'elle-même et en tant que nous la connaissons par la
conversion vers elle, c'est-à-dire nous installant en elle qui est intimior intimo
meo. Dans le premier cas, la συναίσθησις n'est pas nommée tout de suite, bien
qu'elle soit dès l'abord évoquée suffisamment clairement pour que le lecteur ne
puisse se méprendre. «Le principe de second rang, dit Plotin, a besoin de se
penser lui-même (νοεΐν) ... [(ici, il n'est encore question que de νόησις); mais
écoutons la suite avec une attention redoublée, c'est elle qui évoque irrésistiblement
la συναίσθησις : voyons plutôt] «il n'est satisfait que s'il unit tout ce qui le
compose» [voici appelé et justifié à l'avance le «συν» de συναίσθησις]; «ainsi il
s'unit à lui-même et sa pensée (νόουν) se tourne vers lui-même. Une συναίσθησις
est le sentiment d'une multiplicité, comme son nom l'indique» (V, 3, 13). Ce
LES FORMES DE LA CONSCIENCE CHEZ PLOTIN 227
texte, on le voit, se termine sur la citation que nous avons faite, il y a quelque
temps, pour définir l'intuition d'ensemble. Plotin redit la même chose avec
autant de force dans la VIe Ennéade (4, 9) : «S'il y a une puissance distincte pour
chaque partie, il n'y a plus de συναίσθησις possible». Son de cloche identique au
sujet du Beau, que Plotin, comme son maître Platon, place sur le plan des
intelligibles : «Si donc nous le voyons comme une chose extérieure à nous-
mêmes, il ne faut pas d'une pareille vision ; ce qu'il faut, c'est que nous nous
sentions identiques au contenu de notre intuition ; il y a alors comme une
compréhension et une συναίσθησις de nous-mêmes...» (V, 8, 11).
Cette dernière citation nous invite tout naturellement à parler de ce qui se
passe, non plus lorsque le Νους a l'intuition de lui-même, mais lorsque c'est nous
qui, «nous éveillant à nous-mêmes», remontons à son niveau par la conversion.
Nous avons vu, en parlant de l'intuition, que l'Un a de soi et de celle que nous
avons de lui en franchissant le dernier degré de la conversion, que, dans les deux
cas, la même mode de connaissance était employé. Voyons ce qui se passe au
niveau du Νους. Plotin l'explique avec soin dans un texte antérieur à celui qui
concerne la connaissance de l'Intelligence par elle-même, dans le traité 4 (ch. 2)
de la IVe Ennéade. Ce texte est d'une limpidité étonnante chez Plotin. «L'âme,
dit-il, va vers l'Intelligence, puis elle s'accorde avec elle» [introduction d'une
importance inestimable. Plotin, en effet, nous précise que, lorsque notre âme se
tourne vers l'Intelligence pour la contempler, elle «s'accorde» sur elle, donc
qu'elle se règle sur elle, donc qu'elle règle sur elle aussi sa manière de connaître
et le type de conscience qu'elle emploie] « ... Dans cet état elle ne peut changer :
elle a un rapport immuable à la pensée et elle possède la συναίσθησις d'elle-
même...» [vient alors la fin de cette citation qui renforce la remarque que nous
avons faite au début, en nous disant pourquoi l'âme contemplant l'Intelligence
possède la συναίσθησις d'elle-même]» parce qu'elle ne fait plus qu'une seule et
même chose avec l'intelligible». Inutile de nous attarder, nous ne pourrions
qu'obscurcir ce que dit lumineusement Plotin : soulignons simplement que cette
intuition qui permet de connaître l'Intelligence est diacritique, comme l'intuition
qui porte sur l'Un.
Finissons-en vite avec la conscience des hypostases, en notant que, si la
conscience de l'Un et du Νους est συναίσθησις, la partie supérieure de l'Âme du
Monde ou Logos universel use également de cette intuition d'ensemble. Mais
hâtons-nous aussi de remarquer qu'il ne s'agit plus, cette fois, d'une συναίσθησις
diacritique, «intégrale». Avec l'Âme du Monde apparaît une seconde variété de
συναίσθησις, infra-intellectuelle, cœnesthésique, «totale». «Si, affirme Plotin,
l'organe de la sensation doit être différent de l'objet senti, et si l'Univers est un tout
organique (δλον), il ne saurait y avoir en lui un organe sentant et un objet senti :
il faut donc lui donner une συναίσθησις de lui-même, analogue à celle que nous
avons de nous» (IV, 4, 24). Tout est important dans ce passage, mais il convient
surtout de bien prendre garde à la fin. Plotin y précise, en effet, que la
συναίσθησις de l'Âme du Monde par elle-même est comparable, analogue, à celle que nous
avons de nous sur le plan sesnsible (par exemple à celle que nous avons de notre
corps propre). Or, l'intuition d'ensemble au niveau sensible est, nous le verrons,
de l'ordre de la connaissance globale, «organique», «totale», portant sur une
multiplicité de fusion la plupart du temps à peine sentie. D'ailleurs, si nous
étions tentés d'en douter, Plotin s'est chargé, dans la IIIe Ennéade (4, 4), de
mettre les points sur les I : après avoir spécifié que l'Âme du Monde n'a pas de
sensations parce que le Monde n'a pas d'organes, il poursuit : «Quoi ! N'a-t-il pas
la συναίσθησις de ce qui est en lui, comme nous l'avons de ce qui est en nous?»
228 R. VIOLETTE
Réponse (et l'on mesurera toute son importance) : « II en est comme lorsque
notre état est conforme à la nature; alors, c'est le calme, pas même le plaisir; la
puissance végétative est là sans y être et la faculté sensitive de même». La
description psychologique est très exacte et elle correspond à ce que l'on pourrait
appeler une conscience sourde ou implicite : le plus bas degré de la conscience
intuitive «totale». Il s'agit encore de συναίσθησις, mais on mesure aisément tout ce
qui la sépare d'une συναίσθησις diacritique (distincte), et qui est κατανόησις
il uminée de part en part. Nous avons donc affaire à une συναίσθησις inférieure,
comparable à la connaissance cœnesthésique que notre corps prend de lui-même, forme
«basse» d'intuition qui est encore décrite dans VEnnéade IV (4, 45) où il est dit
«que chacune des parties de l'Univers ... collabore au tout (πάν) ..., de même que,
dans un animal, chaque partie, selon sa nature et sa structure, collabore et sert à
l'ensemble (δλον).
Bien entendu, s'il en est ainsi de la partie supérieure de l'Âme du Monde, il en
sera de même a fortiori de cette «image» (c'est-à-dire : de ce moindre degré) de la
troisième hypostase qu'est la Nature. Elle aussi est douée de συναίσθησις, mais
d'une intuition d'ensemble «totale» et sourde. Certes, elle voit «grâce à cette
compréhension et à cette συναίσθησις qu'elle a d'elle-même» (III, 8, 4). Seulement
cette compréhension et ce sentiment «sont aux nôtres comme ceux d'un
dormeur sont à ceux d'un homme éveillé», c'est pourquoi sa contemplation est
«silencieuse», «dirigée ni vers les êtres d'en haut ni vers les choses d'en bas»
(myope, par conséquent). Et avec la Nature «finissent les êtres réels», les hypo-
stases.
Mais le royaume de la συναίσθησις s'étend plus loin, nous l'avons vu. Tout ce
qui en nous est connu de l'intérieur (comme les affections du corps propre) et non
de l'extérieur (par sensation vraie), est du domaine de l'intuition d'ensemble.
C'est, d'ailleurs, par rapport à cette cœnesthésie que Plotin (Enn. IV, 4, 24)
évoque pour nous la συναίσθησις «totale» qui caractérise l'Âme du Monde. Il nous
reste donc à préciser tout à fait les conditions d'exercice de la συναίσθησις au
niveau sensible, au niveau purement humain. C'est là une tâche facile après ce
que nous venons de dire. Voici ce qui distingue ce mode d'intuition d'ensemble
infra-intellectuelle. Lorsqu'il s'agit des hypostases et de la Nature, la συναίσθησις
est toute la conscience, elle en est la condition nécessaire et suffisante. Il n'en est
pas de même dans la sphère de la pensée purement humaine. Ici, la συναίσθησις
est bien encore condition nécessaire, mais pas forcément condition suffisante.
Elle est condition nécessaire : si, en effet, le rassemblement fondamental et
élémentaire qu'effectue la συναίσθησις n'est pas réalisé, il n'y aura pas de conscience
du tout, ni simple ni dédoublée. Avec des pièces et des morceaux, «disjecta
membra», pense Plotin, on ne fabrique pas de la conscience. Cette conditon
nécessaire n'est pourtant pas suffisante. Nous l'avons déjà vu dans le cas d'un
équilibre parfait des fonctions corporelles : il y a συναίσθησις, mais la conscience
« est là sans y être », nous ne ressentons rien et cet état neutre est la base de la
doctrine plotinienne de l'affectivité. De plus, dans les états de grande
concentration, lorsqu'il s'agit de faire vite et bien, tout se passe comme si notre trop
grande attention portée à certains objets faisait disparaître les autres de notre
conscience : des sensations qui sont parties intégrantes de notre panorama
sensoriel se voient alors comme néantisées. Citons Plotin : « II n'est pas nécessaire
que l'on ait l'image de toutes les circonstances accidentelles d'une άντίληψις
(conscience dédoublée externe), ou du moins» [cette restriction est très
importante] qu'on en ait une image telle qu'elle soit conservée; des impressions de ce
genre ne produisent pas de συναίσθησις (IV, 4, 8). Ceci signifie : il y a bien συν-
LES FORMES DE LA CONSCIENCE CHEZ PLOTIN 229

αίσθησις fondamentale (puisqu'il y a image), mais cette συναίσθησις fondamentale


n'est pas suffisante, l'image coule sur notre esprit sans l'imprégner et tout se
passe comme si il n'y avait pas eu συναίσθησις du tout.
Résumons les points acquis. La συναίσθησις est à peu près omniprésente chez
Plotin : on la trouve partout, même à la base de son contraire, Γάντίληψις au
niveau du sensible. Mais il faut distinguer soigneusement deux formes de la
συναίσθησης. Celle qui s'exerce «έκεΐ», là-bas, la «συναίσθησις d'en haut»,
diacritique, intégrale, assimilable à la science intuitive de Spinoza ou à la νόησις de
Platon : elle correspond à une intuition intellectuelle, mode non-dédoublé de la
conscience, mais qui porte aussi bien sur le tout que sur ses parties clairement
représentées. Et puis une «συναίσθησις d'en bas», cœnesthésique, globale,
«totale» : pour se la représenter, il ne faut plus penser à Spinoza ou à Platon,
mais à Bergson avec sa multiplicité de fusion où des états s'organisent entre eux
sans tendance à s'extérioriser les uns vis-à-vis des autres, multiplicité toute
qualitative que l'on dénaturerait si l'on cherchait à y discerner des parties.
Celle-là s'exerçait «έκεΐ»; celle-ci au niveau plus humble de l'Âme et de la
connaissance humaine sensible à laquelle elle fournit une base.

Revenons à la citation que nous avons faite plus haut de YEnnèade IV, 4, 24
au sujet de la connaissance que l'Âme du Monde prend d'elle-même. Nous
n'avons alors utilisé le texte que partiellement en l'amputant de sa fin :
rétablissons-le dans son intégralité. Plotin dit que, puisque l'Univers est un tout, «il
faut ... lui donner une συναίσθησις de lui-même». Mais il ajoute : «il faut se garder
de lui attribuer la sensation (αίσθησις) qui est toujours sensation d'un être
différent de soi». Cela paraît une gageure : Plotin oppose un mot composé à sa
racine, et cela d'une manière aussi abrupte que possible, puisque l'un et l'autre
représentent, nous allons le voir, deux formes opposées de la conscience. C'est
que, nous l'avons dit, Plotin comme tout les novateurs a été dans l'obligation de
se forger un vocabulaire. Pour cela, il a été contraint de retailler certains «mots
de la tribu». Voulant désigner la conscience non-dédoublée, il s'est servi d'un
mot concret, αίσθησις, en le détournant de son sens (sensation) et en le composant
avec le préfixe «συν» de manière à lui faire signifier une intuition d'ensemble
(«intégrale» ou «totale») et l'intuition d'un contenu intérieur. Cela, pourtant, ne
l'empêche nullement d'employer le mot αϊσθησις dans son sens normal : c'est-à-
dire comme désignant, au contraire, le type même de la conscience dédoublée
d'extériorité qui est à la base de la conscience d'objet [Aristote et Plutarque
avaient, d'ailleurs, utilisé dans ce sens le mot composé «συναίσθησις» pour parler
de la sensation ou perception simultanées de plusieurs choses]. Le passage de la
IVe Ennéade que nous venons de voir et qui oppose brutalement συναίσθησις et
αίσθησις, intuition d'ensemble et sensation, est donc à prendre à la lettre : il
signale le carrefour où se situe l'alternative des deux grandes formes de la
conscience. D'une part, une conscience simple, sans objet duquel elle se
distingue comme d'un vis-à-vis ; d'autre part, une conscience dédoublée où il y a un
objet, un Gegenstand, dont la caractéristique principale est l'extériorité par
rapport au sujet connaissant. Le type parfait, extrême, de cette forme de
conscience est V άντίληφις. C'est pourquoi nous en parlerons en premier, parce que
nous y trouverons, grossis, accusés et donc plus lisibles, les traits qui
particularisent la conscience dédoublée.
Précisons, d'abord, très généralement ce qu'est Γάντίληψις. Nous avons vu
que, au moins dans ses formes les plus hautes et les plus pures, la συναίσθησις
correspond à une conscience intérieure (elle porte sur des contenus qui sont
230 R. VIOLETTE

«πάντα εΐσω») et, par-dessus tout, désintéressée (est-il besoin de rappeler le mépris
que Plotin a pour tout ce qui est «πρδξις»). ί'άντίληψις est exactement le
contraire : elle est la perception d'une sensation extérieure, portant sur un être
«différent de soi» et, ainsi, est une conscience bipolaire dont le domaine est celui
des choses, c'est-à-dire de la technique (ce qui, nous le verrons, la distingue de la
παρακολούθησες, conscience dédoublée d'objets intérieurs sans intérêt pratique
immédiat). Ce caractère intéressé de Γάντίληψις, joint au mépris très platonicien
que Plotin réserve à toute activité du domaine de la technique, explique la
manière paradoxale au premier abord dont l'auteur des Ennéades conçoit les
rapports de valeur entre συναίσθησις et άντίληψις. Habituellement, en effet, à
cause de notre culture cartésienne, où clarté, dédoublement, réflexion, sont
intimement associés au Savoir, nous avons tendance à considérer la conscience
dédoublée en sujet et objet qu'il observe, comme le modèle de la conscience
pure, de la conscience cognitive au plus haut sens du terme. Là où règne cette
conscience (dans les sciences rationnelles, par exemple) s'accomplit selon nous
l'acte de connaissance à la fois le plus précis et le plus désintéressé. Au contraire,
nous placerions volontiers du côté des connaissances mal digérées,
infra-intellectuelles, «empiriques» (au sens leibnizien du mot) toute conscience simple, non-
dédoublée, immédiate, que le sujet prend de lui-même. D'où le discrédit qui,
dans la philosophie contemporaine, s'attache à la conscience qui voit, à
l'intuition, comme le montre bien toute la polémique provoquée par l'emploi de ce mot
qu'a fait Bergson pour désigner un mode privilégié de la conscience. Ainsi donc
du côté de la science, de la «plus haute science», est, dans notre univers cartésien
et positiviste, la conscience réfléchie, dédoublée, intentionnelle ; du côté de la
connaissance syncrétique et balbutiante, la conscience qui est coïncidence.
Il n'en va pas du tout de même chez Plotin. Chez lui, nous le savons, la
connaissance suprême est intuition d'ensemble et les formes les plus élevées de la
conscience sont des consciences en «συν», des consciences diacritiques, mais non-
analytiques et non-discursives : συναίσθησις, σύνεσις. C'est au niveau de ces
consciences non-dédoublées que la Contemplation, que la Science digne de ce
nom se trouve uniquement — contemplation et science désintéressées. Du même
coup, la conscience dédoublée se trouve rejetée du côté de l'utile, et Γάντίληψις,
forme la plus parfaite de la conscience bipolaire, se profile sur un arrière-fond
d'activité pratique et utilitaire qui ne prend le relais de la contemplation que
lorsque celle-ci «s'affaiblit». Elle se distingue ainsi de la παρακολούθησις,
conscience dédoublée, mais d'une manière moins parfaite, parce qu'elle porte sur
un objet intérieur dont l'utilité, l'«ustensilité», n'est pas évidente. La supériorité
de la συναίσθησις sur Γάντίληψις, métaphysiquement parlant, est telle, nous le
savons, que celle-ci ne peut exister que sur la base et en utilisant l'étoffe de
celle-là où elle choisit les objets qu'elle manipule. C'est cette manipulation
utilitaire qui caractérise Γάντίληψις. L'étymologie même du mot, d'ailleurs, en fait
foi. Le sens général qui plane sur le terme tout entier est, en effet, celui d'une
agression, d'une confrontation, voire d'un affrontement. Ceci est suggéré par
«αντί» qui n'a pas besoin d'un long commentaire pour être compris : on le trouve
si souvent accolé à des racines diverses pour traduire l'opposition. «Αντί»
effectivement, en grec, désigne, sinon toujours l'hostilité, du moins ce face à face que
les Allemands traduisent par gegen dans Gegenstand. Quant à «λήψις», cela vient
du verbe grec «λαμβάνω» dont le futur est «λήψομαι» : le sens radical de ce terme
est, en gros, s'emparer de quelque chose, la prendre de vive force.
ί'άντίληψις désigne donc la conscience dédoublée de l'extériorité pure, celle qui
caractérise la prise (en principe violente) d'un objet extérieur. Insistons sur ce
LES FORMES DE LA CONSCIENCE CHEZ PLOTIN 231
point : alors que la συναίσθησις coule de source en ses formes les plus grossières et
n'indique qu'une tension intérieure tout à fait normale dans la contemplation
des hypostases supérieures, Γάντίληψις a quelque chose de brutal. Elle s'oppose à
la συναίσθησις comme le travail (labor improbus !) s'oppose à la contemplation ;
comme les hommes techniciens s'opposent aux «méditatifs». Pour les uns,
l'environnement est un champ clos ; pour les autres, il est, bien compris, une réalité à
laquelle les unit la sympathie du Monde. Voilà le cadre où il faut placer
Γάντίληψις pour en concevoir droitement la notion, en tenant compte du reste de
la philosophie de Plotin qui le classe parmi les contemplatifs. Dans ces
conditions, on comprend le peu de cas qu'il fait de ce mode de conscience dédoublée,
analytique, tant prisé par les cartésiens : il répugne à tous ses goûts (fuyons,
disait-il pour montrer son mépris de la vie besogneuse pratique, «fuyons vers
notre chère patrie»), ί'άντίληψις, il est vrai, n'est pas toujours un combat, mais
elle reste toujours utilitaire, pratique, intéressée.
A sa base, nous le savons (et la IVe Ennéade, 5, 5 nous le rappelle au sujet de
l'ouïe), est nécessairement la συναίσθησις. Mais, dans le panorama intérieur que
livre la συναίσθησις, Γάντίληψις choisit. Et ce qu'elle choisit pour l'objectiver n'est
pas forcément extérieur. Certes, c'est habituellement, quand tout va bien dans le
corps, parmi les impressions (παθήματα) provenant de l'extérieur que Γάντίληψις
choisit ses objets qui devriendront des «choses»; mais, dans certains cas, il y a
άντίληψις des états intérieurs. Toutefois, lorsqu'il s'agit, ainsi, d'impressions
venues du corps, c'est que quelque chose est dérangé dans l'économie de ce corps
et que nous parviennent des sensations qui tranchent nettement sur celles que
nous avons quand nous sommes en bonne santé. Citons Plotin : «la sensorialité
connaît seulement des choses extérieures ... si même il y a un sentiment
d'événements survenus à l'intérieur du corps, Γάντίληψις de ces événements reste en ce
cas une perception externe» (V, 3, 2). C'est ce qui se passe, par exemple, dans la
perception d'une maladie : «la maladie est une chose étrangère non naturelle, et
elle se fait connaître par là-même qu'elle apparaît fort différente de nous... De
ce qui est à nous nous n'avons même pas la sensation (αίσθησις)» (Enn. V, 8, 11).
Ajoutons que Plotin a correctement vu les prolongements que Γάντίληψις, en tant
que perception, reçoit de la part de la pensée dédoublée logique (pensons au cours
de Lagneau, le maître de l'idéalisme contemporain, dont le cours sur
l'intelligence était une longue méditation sur la perception !). Il sait que l'objet de
Γάντίληψις est un objet reconnu et donc situé, non au niveau de la pensée
d'Intelligence (νόησις), mais au niveau de la pensée logique, dianoétique (λογισμός) : de
cette manière, il est, par composistion et division, le point de départ d'une
«longue chaîne de raisons». Toute cette connaissance α'άντίληψις est, on le voit,
caractérisée par la conscience dédoublée et tournée en extériorité, où elle saisit
l'objet-chose à laquelle elle s'applique par l'intermédiaire de l'impression
(πάθημα) issue de l'extérieur.
Mais il n'y a pas, dira-t-on, de raisonnements logiques, dianoétiques que sur
les réalités qui relèvent de Γάντίληψις au sens de perception. Il existe aussi le cas
des «objets», des concepts-limites des mathématiques. Cette fois, il ne s'agit pas
de corps mais de réalités idéales. Leur connaisance est-elle, chez Plotin, comme
les autres connaissances que nous venons de citer, une connaissance tout entière
tournée en extériorité? Nous allons voir qu'il faut répondre : oui et non; car le
mode de conscience qui caractérise ce genre d'objets n'est plus exactement une
άντίληψις et constitue une transition naturelle ves la παρακολούθησις. Il convient
en effet, de répondre : non, s'il s'agit d'une véritable extériorité, d'une extériorité
spatiale. On peut, au contraire, répondre : oui, s'il s'agit seulement de la quasi-
232 R. VIOLETTE
extériorité, de l'extériorité de projection, que crée la παρακολούθησις. ί,'αντίληψις
des concepts mathématiques à travers leurs algorithmes et leurs figures est donc
un cas où άντίληψις et παρακολούθησις sont mitoyennes, celui d'une conscience
dédoublée dont l'objet est, à la fois, intérieur et extérieur, parce qu'il est du
mental projeté. Cela, d'ailleurs, est valable pour toute pensée dianoétique et
logique, toute pensée d'âme exprimée. Citons Plotin sur ce sujet précis : «le
raisonnement (τό λογιζόμενον) dans l'âme établit son jugement et procède par
voie de composition et de division, en partant d'images dérivées de la sensation ;
et quant aux choses qui viennent de l'Intelligence [c'est le Νους, en effet, qui
contemple les Intelligibles mathématiques proprement dits], il en observe
(έφοράω) des sortes d'empreintes sur lesquelles il opère de la même manière»
(Ennéades, V, 3, 2). Plotin n'est donc pas comme Platon un rationaliste épris de
mathématiques pures. Il considère que les raisonnements (λογισμοί), y compris
les raisonnements de cette science, sont à un niveau très modeste de notre
pensée : non pas celui de la νόησις, mais celui de la pensée d'âme qui s'exerce au
niveau de l'imagination et de ses «empreintes».
L'opinion de Plotin, par conséquent, est particulièrement nette en ce qui
concerne les sciences rationnelles : aucune opération logique ne serait possible si
l'on s'en tenait au plan noétique des idées pures, car elles ne se prêtent pas à la
composition et à la division. Avant même, donc, qu'il soit question d'user de la
raison raisonnante, il faut, puisque la pensée pure n'a pas de commune mesure
avec l'image, la doubler d'un jeu d'images qui figureront cette παρακολούθησες, cet
«accompagnement» (on voit combien le mot est judicieusement choisi), dont
nous parlerons bientôt longuement et qui constitue la structure de la conscience
dédoublée intérieure. C'est alors, et alors seulement, qu'aura lieu pour la
connaissance des objets idéaux, dont le mode de conscience direct est la συναίσθησις, une
άντίληψις de qui l'objet est fourni par παρακολούθησις : un texte en décrit à grands
traits les modalités de l'apparition. Ce texte se trouve vers le début de la
Ire Enneade, 4, 10 (tout le passage est, d'ailleurs à voir à partir de la 1. 4).
ί,'άντίληψις, dit Plotin, «...a lieu, semble-t-il, lorsque la pensée se replie sur elle-
même (άνακάμπω), et lorsque l'être en action dans la vie de l'âme est en quelque
sorte renvoyé en sens inverse ; telle est l'image dans un miroir, quand sa surface
polie et brillante est immobile : le miroir est là, une image se produit ; s'il n'y en
a pas ou s'il n'est pas immobile, l'objet qui pourrait s'y refléter [i.e. une réalité
noétique] n'en est pas moins actuel. Il en est de même dans l'âme ; si cette partie
de nous-mêmes dans laquelle apparaissent les reflets [les «empreintes»!] de la
raison et du Νους n'est pas agitée, ces reflets y sont visibles ; alors seulement
l'intelligence et la raison connaissent, mais en outre on a une connaissance
sensible de cette action». Ce texte est très remarquable. Il apparaît en lui
clairement, en effet, que le passage de la συναίσθησις, de la conscience non-dédoublée,
de la νόησις, à la conscience dédoublée et réfléchie (άτίληψις) se fait si deux
conditions se trouvent remplies. 1° II faut que l'âme (et donc l'imagination) pareille à
un lac dont le vent ne trouble pas le miroir reste calme et attentive sans
qu'aucune passion ne vienne interférer : «si cette partie de notre âme, disait le texte,
dans laquelle apparaissent les reflets de la raison et du Νους n'est pas agitée ...»
2° Outre cette première condition de la conscience dédoublée qui est la
condition nécessaire, à savoir que l'âme ne soit pas submergée par la passion, une
condition suffisante s'impose à nous. C'est d'elle qu'il est question au début de
notre citation : il faut que la pensée noétique, inaccessible à Γαΐσθησις, soit
«accompagnée» par une image sensible, l'« empreinte», qu'il s'agisse d'ailleurs
d'une image au sens étroit du terme ou bien d'un mouvement ou de n'importe
LES FORMES DE LA CONSCIENCE CHEZ PLOTIN 233

quelle expression concrète et figurée. Écoutons à ce sujet ce que dit Plotin dans
un autre passage (de la IVe Ennéade, cette fois) : «La pensée (νόησις) est un
indivisible, et tant qu'elle ne s'est pas exprimée extérieurement, tant qu'elle
reste à l'intérieur, elle nous échappe ; le langage la développant [remarquons au
passage cette idée de développement (έξέλιξις) chère à l'auteur et qui se lie chez
lui intimement à la notion de procession] et la faisant passer de l'état de pensée à
celui d'image (φανταστικόν), reflète la pensée comme en un miroir et ainsi la
pensée est objet d'àv-άληψις, elle se fixe et elle est rappelée» (IV, 3, 30). C'est très
exactement le résumé de ce que nous disions à l'instant.

Il est temps maintenant de parler de cette παρακολούθησις qui tient un si


grand rôle dans l'expression des réalités intérieures. Nous avons déjà dit ce que
signifiait ce terme, lorsqu'on le prenait au sens propre : il désigne l'«
accompagnement». La παρακολούθησις, c'est apparemment la forme de conscience où le
sujet a un compagnon, l'objet. Il semblerait donc qu'à la limite ce mot
s'applique à toutes les variétés de conscience dédoublée. Mais alors quelle différence
y a-t-il avec Γάντίληψις qui désigne, elle aussi, une conscience dédoublée?
Aucune, répond assez curieusement Mme Mossé-Bastide, sinon la suivante : le
mot de παρακολούθησις servirait toujours en définitive à exprimer une forme de
conscience où le sujet ne fait qu'un avec l'objet, par conséquent une intuition
dans le sens de συναίσθησις. Comment cela? Eh bien, le terme de παρακολούθησις
serait chez Plotin constamment employé avec une négation, précédé d'un où, donc
négativement, pour indiquer que, dans le cas envisagé, justement, le
dédoublement entre sujet et objet qu'indique le mot «accompagnement» ne se produit
pas. Or, ceci est matériellement faux : les termes composés à partir de παρα-
κολουθεΐν ne sont pas toujours, loin de là, précédés d'une négation dans les
Ennéades ; d'autre part, une différence sensible, que nous avons fait plus
qu'entrevoir existe bien entre άντίληψις et παρακολούθησις. Le premier terme désigne un
dédoublement où l'objet est extérieur au sujet; le second, un dédoublement où
l'objet est intérieur au sujet qui connaît, un dédoublement par réflexion.
C'est pourquoi, parlant du Bien, Plotin, après avoir demandé : «Le Bien
n'aura-t-il pas conscience accompagnante (παρακολούθησις) de lui-même?», ne
peut répondre que négativement. Dans l'hypothèse contraire, en effet, l'Un
prendrait du recul par rapport à lui-même et s'étudierait lui-même. Or, cela est
métaphysiquement impossible, car ce dédoublement introduirait au sein de l'Un
une dualité absolument incompatible avec sa nature. C'est pourquoi Plotin nie
farouchement à plusieurs reprises que la première hypostase soit douée de
παρακολούθησις. Par exemple, dans VEnnéade III (9, 9) : «Non, affirme-t-il, on ne doit
pas le dire : ce qui a conscience accompagnante de soi et se qui se pense soi-
même est au second rang». Négation qu'il réitère, tout aussi véhémentement,
dans la Ve Ennéade (3, 13). Mais cette impossibilité est particulière à l'Un parmi
les réalités de «Là-bas». Elle ne porte pas sur ce qui «est au second rang»,
c'est-à-dire le Νους; à son sujet, Plotin reconnaît que la συναίσθησις n'est
nullement exclusive de la παρακολούθησις : «II faut bien voir, demande-t-il, ... si on
peut admettre une Intelligence qui ne fait que penser, sans avoir conscience
accompagnante (παρακολούθησις) qu'elle pense» (Ennéade II, 9, 1). Mais Plotin
s'est déjà attaché à montrer, que, pour l'Intelligence, penser et penser qu'elle
pense est en quelque sorte un acte unique, spontanément réflexif, qui n'a rien de
commun avec un vrai dédoublement où un objet véritablement extérieur est
opposé à un sujet. Ne soyons donc pas dupes des mots, il est question ici de
παρακολούθησις uniquement dans un sens large et parce qu'il y a «comme» un
234 R. VIOLETTE
dédoublement portant sur un objet intérieur ; ce dédoublement est toutefois très
particulier. Il correspond à une «union à soi-même» (συνον έαυτω) (V, 3, 13); le
Νους «se voit lui-même» (όρα εαυτόν) par une «intuition» (προσβολή) (II, 9, 1) : tous
termes qui suggèrent une conscience par coïncidence.
C'est ce que confirme une expérience psychologique notée par Plotin de
conscience sans accompagnement au niveau même de l'activité humaine. Cela
arrive, pense-t-il, lorsque nos activités sont caractérisées par une attention
poussée à son degré le plus élevé et où l'esprit se concentre tout entier sur sa création
(ποίησις) ou sa contemplation. Citons Plotin qui est absolument formel sur ce
point, à la suite d'un passage que nous avons déjà cité : «On peut trouver, dit-il,
même dans la veille, des activités créatrices, des contemplations et des actions
de haute valeur sans conscience qui accompagne... au moment même où nous
contemplons ou agissons; ainsi, celui qui lit n'a pas nécessairement conscience
accompagnante qu'il lit, surtout s'il lit avec attention ; celui qui agit
courageusement n'a pas conscience accompagnante de son action courageuse pendant qu'il
l'accomplit» (Ennéades, I, 4, 10). Cela, à première vue, peut paraître singulier
que, lorsque tout notre moi se concentre pour accomplir une «action de haute
valeur», la conscience dédoublée des états intérieurs disparaisse. Mais la
psychologie la plus élémentaire de l'invention confirme ce que dit Plotin : on ne peut
inventer et se regarder inventer. Il y a, dans les cas de ce genre, une véritable
absorption dans l'acte qui unifie obligatoirement la conscience. Le lecteur, le
«méditatif», l'homme d'action, coïncident, comme dirait Bergson, avec l'acte
qu'ils exécutent. Non pas qu'ils soient pour autant privés de toute conscience, ce
qui serait absurde. Mais intervient ici la distinction classique entre l'être et
l'avoir. Dans le cas où l'attention est moyenne, nous avons une action à faire,
action qui est comme une possession, un objet quasi extérieur dont notre moi
peut aisément se distinguer bien qu'il en soit l'origine. Au contraire, lorsque
notre attention se concentre au maximum, notre moi se «contracte» tout entier
(pour employer encore une expression bergsonienne) et nous sommes notre
action. Dans le premier cas, il y a conscience accompagnante ; mais non point
dans le second. Plotin tient beaucoup à cette distinction, puisqu'il dit, à la suite
du passage de la Ire Ennéade que nous avons cité plus haut ; «C'est à tel point
que la conscience accompagnante paraît affaiblir les actes qu'elle accompagne.
Tout seuls, ces actes ont plus de pureté, de force, de vie. Oui, dans l'état de
non-accompagnement, les êtres parvenus à la sagesse ont une vie plus intense ;
cette vie ne se disperse pas dans des sensations [noter l'antagonisme déjà vu
entre la συναίσθησις et Γαϊσθησις, d'une part; et, d'autre part, le reproche (qui
explique tout) fait à la conscience dédoublée de ne pas mobiliser le moi tout
entier], mais se rassemble en elle-même et au même point. » Tout se passe donc
dans la conscience qui «n'accompagne pas» comme si les états du moi dans leur
intégralité étaient dirigés vers un foyer de conscience unique, comme une lentille
concentre les rayons en son foyer.
L'on arrive ainsi à une nouvelle précision au sujet de la hiérarchie des
consciences. Il nous semble à nous Modernes, que la conscience bipolaire, la
conscience dédoublée, réfléchie, est supérieure à la conscience qui est plongée et
immersion dans le fait de conscience, contact, coïncidence, intuition. Pour
Plotin, on le voit, c'est le contraire. La conscience qui «n'accompagne pas» est mise
délibérément au-dessus de la conscience bipolaire, celle-ci étant considérée (au
moins au niveau humain) comme éparpillement et déconcentration. Cela paraît
paradoxal et l'est, en effet, pour la philosophie de notre temps. Mais on ne
LES FORMES DE LA CONSCIENCE CHEZ PLOTIN 235
saurait oublier que Plotin, pour rationaliste qu'il soit, n'est pas, pour autant,
cartésien. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas la connaissance «claire et distincte» :
c'est, à la limite, l'extase mystique d'union avec l'Un ou, au moins, la vision
contemplative de l'Intelligence, dont les intelligibles sont tous des «parties
totales», c'est-à-dire sont tellement solidaires les uns des autres qu'il se reflètent
réciproquement et qu'on ne peut les connaître que par une «intuition
d'ensemble» qui ne les sépare pas. Quand on a bien compris cela la hiérarchie des
consciences chez Plotin n'étonne plus. Descartes et la pensée occidentale
moderne visent dans leur philosophie le clair, c'est pourquoi tout naturellement
la conscience dédoublée (la conscience qui observe en analysant, discursive-
ment), ayant pour idéal la clarté, est considérée comme la conscience-type et,
partant, comme celle qui a la valeur la plus haute. Plotin et la pensée orientale
(sur ce point, il est permis d'être d'accord avec Bréhier) visent l'union totale, où
tout se concentre au foyer de la conscience dans le moi, comme se rassemblent,
sous l'effet d'une loupe, les rayons du soleil. Alors, comme ce n'est plus la clarté,
mais la totalité organique, qui est la valeur de référence, il est tout naturel que
le mode de conscience privilégié soit un mode en «συν», un mode portant sur un
ensemble et un mode intuitif tout à la fois. Dans cette perspective, la conscience
la plus élevée, celle aussi — nous l'avons vu — qui est la condition, au moins
nécessaire, de toute conscience, ne peut être que la συναίσθησις.
La forme de conscience qui dépasse de loin toute autre forme de conscience
est donc l'« intuition d'ensemble» diacritique par laquelle nous connaissons
directement les réalités situées au fond de nous-mêmes : l'Un, le Νους. Et que le
passage, cité plus haut par nous, sur la «pensée de soi-même» qui est «la forme
essentielle de la pensée», ne nous induise pas en erreur. Plotin, dans ce texte de
VEnnéade V (3, 13), n'entend nullement par «pensée de soi-même» une pensée
qui correspondrait à une forme de la conscience dédoublée et réfléchie. Il s'agit
là, comme la suite du chapitre le précise, d'une pensée purement intuitive où
l'être «réunit tout ce qui le compose» et «ainsi s'unit à lui-même (αύτω) et se
convertit à lui-même». La conscience dédoublée des réalités intérieures se
présente bien différemment, nous l'avons vu. Elle exige une projection en extériorité
de la réalité noétique, sous forme d'« empreinte», qui est le travail propre de la
παρακολούθηση, travail entièrement artificiel. Et cette remarque éclaire
singulièrement la nature véritable de la παρακολούθηση : elle n'est pas du tout, comme
le pense Mme Mossé-Bastide, la pure et simple conscience dédoublée que Plotin,
par un bizarre caprice, emploierait toujours dans des locutions négatives. En
fait, ce mot dans les Ennéades, est un mot péjoratif. Il désigne l'irruption, méta-
physiquement indésirable, d'un mode de conscience fait pour porter sur des
objets extérieurs au sein d'une intériorité qui demande à être connue tout
autrement. Écoutons à nouveau la voix de Plotin sur ce sujet : «La conscience
accompagnante paraît affaiblir les actes qu'elle accompagne. Tout seuls ces
actes ont plus de pureté, de force et de vie. Oui, dans l'état de non
accompagnement, les êtres parvenus à la sagesse ont une vie plus intense ». Comment dire plus
nettement que, dans le domaine de la sagesse, la παρακολούθησες est une intruse,
parce qu'elle rëifie les états intérieurs pour en faire les objets d'une conscience
dédoublée, semblable à celle que nous avons des choses. C'est là toute la
différence entre Γάντίληψις et la παρακολούθησες : l'une est la conscience dédoublée
normale, s'exerçant dans son domaine propre, celui des sensations venues de
l'extérieur; l'autre est la condition d'une conscience dédoublée artificielle et
abusive, s'exerçant dans un domaine où elle n'est pas à sa place, celui de la
conscience diacritique intuitive.
236 R. VIOLETTE
Après cette étude précise des textes, il nous sera facile de conclure en peu de
mots sur les formes de la conscience chez Plotin. D'abord et très généralement, il
existe chez cet auteur deux grandes formes de la conscience. La συναίσθησις qui
est le mode de conscience privilégié des réalités intérieures ; Γάντίληψις qui est le
mode de conscience normal des réalités extérieures que nous connaissons par
l'intermédiaire de la sensation (αϊσθησις).
Ces deux grandes formes, toutefois, admettent chacune deux variétés. Du
côté de la συναίσθησις on trouve une «intuition d'ensemble» diacritique, celle qui
permet à l'Un et à l'Intelligence de se connaître et à nous d'en avoir conscience :
c'est la συναίσθησις haute, intégrale, métaphysique, le mode de conscience qui
caractérise le sage ; et puis, une «intuition d'ensemble» vulgaire, non diacritique,
celle qui s'exerce au niveau de l'Âme et surtout de la sommeillante Nature ainsi
qu'à celui de la connaissance de notre intériorité sensible : c'est la συναίσθησις
basse, totale, condition certes de toute conscience, mais qui n'a de commun avec
sa sœur diacritique que d'être intuitive et de porter, comme elle, sur des états
intérieurs.
Du côté de la conscience dédoublée, deux variétés aussi d'av-ηληψις, dont une
seulement est naturelle. Il s'agit de la conscience dédoublée qui a pour objet
spécifique la sensation extérieure. Dans ce cas précis, il y a pleine adéquation
entre l'objet (une chose extérieure) et le mode de conscience qui s'y applique
(conscience «séparée» qui confronte un sujet et un objet placés vis-à-vis). Quoi
de plus normal, en effet, que de connaître en extériorité une chose par essence
extérieure? Cette variété d'av-τίληψις n'a donc rien en elle qui puisse choquer.
C'est un mode de conscience inférieur, mais nécessaire. Il n'en va pas du tout de
même pour Γαντίληψις qui précède une παρακολούθησις. Car, dans ce cas, nous
essayons de prendre une conscience extérieure d'un objet noétique situé méta-
physiquement en intériorité. On ne trouve plus ici, par conséquent, d'adéquation
entre le mode de conscience utilisé et son objet. C'est pourquoi il y a, à la base de
l'« accompagnement», une projection. Et cette projection est, métaphysiquement
parlant, fort contestable, parce qu'elle nous fait passer d'un plan à un autre, pis
encore : d'un ordre à un autre. D'où la désaffection que nous avons constatée
chez Plotin à l'égard de ce mode bâtard de conscience dédoublée dans lequel
Γάντίληψις est précédée d'une παρακολούθησις. Il ne convient pas «à un sage» qui,
pour les réalités intérieures, pratique la connaissance intuitive d'union.
Telles sont les formes de la conscience et leurs variétés chez Plotin. Une
forme non dédoublée avec une variété haute (qui convient au vrai philosophe) et
une variété basse (qui convient à l'intériorité superficielle) : la συναίσθησις. Une
forme dédoublée avec une variété naturelle (qui convient à l'action pratique) et
une variété hybride, où l'on prend une conscience extérieure de réalités tout
intérieures (celle-ci ne peut convenir, Plotin le suggère, qu'aux
pseudo-philosophes incapables de contempler). Vision profonde des pouvoirs et des limites de
la conscience humaine, qui fait comprendre ce jugement que portait devant nous
certain jour sur l'auteur des Ennèades un grand théologien : «C'est un maître de
spiritualité incomparable.»

R. Violette,
Université de Nantes.
BIBLIOGRAPHIE

On pourra consulter sur le même sujet :


Arnou (R.), «L'acte de l'intelligence en tant qu'elle n'est pas intelligence»,
Quelques considérations sur la nature de l'intelligence chez Plotin, Mélanges
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1892.
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Henry (P.), «Pour un lexique de Plotin», Revue de Philologie, janv. 1933 (cet
auteur a édité, en collaboration avec H. R. Schwyzer, un texte des Plo-
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Schuhler, «Die Vorstellung von der Seele bei Plotin und bei Origenes», Zeit-
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Schwyzer (H. R.), «'Bewusst' und 'Unbewusst' bei Plotin», Entretiens de la
Fondation Hardi, V, 1957, pp. 343-390 (cet auteur a édité, en
collaboration avec P. Henry, un texte des Plolini opera, Paris, Desclée de
Brouwer).
Thiel, « Die Ekstasis als Erkenntnisform bei Plotin», Archiv fur Gesch. der
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