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La «Kehre» levinassienne
Michel Delhez
Delhez Michel. La «Kehre» levinassienne. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 100, n°1-2, 2002. pp.
129-148;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2002_num_100_1_7412
Résumé
Dans un essai qui accompagne la réédition des Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme,
Miguel Abensour ramène toute l'œuvre de Levinas à «l'opposition de départ entre le paganisme,
enfermé dans le monde, impuissant à le quitter, et le judaïsme, l'antipaganisme par excellence, car
sans assise définitive dans le monde». Cet essai passe sous silence le renvoi ou l'assimilation
ultérieure du paganisme au libéralisme que Levinas pratique effectivement dans Être juif où le
judaïsme décrit est sans commune mesure avec celui conçu dans Quelques réfllexions. Ainsi l'A. met-il
en question la conviction d'Abensour de pouvoir lire dans l'œuvre de Levinas l'assurance «d'une
condition juive assumée sans détour». Ce tournant des Quelques réflexions à Être juif, cette Kehre, qui
affecte le sens de toutes les catégories lévinassiennes, n'est pas due aux circonstances. Elle révèle,
affirmera l'A. par ailleurs, le conflit intérieur qui innerve l'œuvre de Levinas dans son intégralité: celui
entre 1' «appartenance», littéralement problématique, au «judaïsme» et la «fidélité», intéressante, aux
«exigences» que le judaïsme devrait, toujours selon Levinas, impliquer.
La «Kehre» levinassienne
1 «Être juif» paraît dans Confluences, en 1947, n. 15-17, pp. 253-264. Nous
noterons *.
2 E. Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme. Suivi d'un
essai de Miguel Abensour, Paris, Rivages/poche, 1997. Nous noterons dorénavant Ab
pour ce qui touche l'essai d'Abensour en question.
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Levinas entretiendrait avec l'affaire Heidegger, lequel prononça, le 27 mai 1933, son
discours de rectorat sur L'auto-affirmation de l'université allemande. Pour Abensour, il y a
«surdétermination du texte de Levinas sur l'hitlérisme qui peut, qui doit être lu comme un
début «d'explication avec » Heidegger» (Ab, 31). Pour les rapports entre Heidegger et
Levinas, nous renvoyons à l'article de Michel Delhez et Nathalie Frogneux: «Lorsque
Levinas et Heidegger sortent du 'on-dit'» (dans Levinas en contrastes, Bruxelles, De
Boeck-Wesmael, 1994, pp. 107-118).
6 L'argument qu'utilise Levinas pour distinguer marxistes et racistes, nous paraît
surfait. Disons tout de suite qu'il ne le reprendra pas. Abensour ne relève pas que, dans sa
première et explicite déclaration d'opposition à Heidegger dans De l'existence à l'existant
(1947), Levinas lui reproche de ne pas avoir saisi l'authentique socialite du face-à-face et
de s'être contenté de l'être-avec, ou du Mitsein entendu comme «collectivité de
camarades» {De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 1967, p. 162). En ces temps d'après
guerre, l'allusion est trop forte pour ne pas comprendre de qui il s'agit. Il s'agit bel et bien
des communistes. Revenons à l'argumentation que déploie Levinas. Il présuppose que la
classe est un fait d'ordre sociologique tandis que la race ressortit à l'ordre de la fiction.
«Et alors, dira-t-il comme pour se moquer, si la race n'existe pas, il faut l'inventer!»
(Hit, 38). Or, de ce point de vue, la conscience de classe est tout aussi fictive que celle de
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race. Nous pouvons affirmer que le marxiste comme le raciste se sentent aliénés de par
leur attachement à leur fiction ou utopie respective. Ainsi, le raciste hitlérien de l'entre-
deux-guerres prône-t-il le refus d'en rester à la condition présente qui lui est faite. Le
racisme hitlérien ne croise donc pas celui xénophobe des paysans de campagne, qualifiés
de conservateurs. Il s'engage et engage, tout comme le marxiste, dans la voie de la
révolution. Son racisme est tout le contraire de l'attachement à la condition présente. Il est
tout le contraire de la servitude volontaire, comme le prétend Abensour. Il déploie sa
haine de l'autre, à l'instar du marxiste qui à partir du 'Grand Soir' se mobilise pour la
lutte des classes, à partir du concept de race nouvelle. D'ailleurs, le racisme hitlérien de
cette époque, il faut faire mémoire, sut s'allier la majorité du corps scientifique dont la
mentalité ne peut être confondue avec celle conservatrice et xénophobe des hommes de
terroir. La mentalité scientifique d'alors, en effet, loin de se contenter de découvrir les
lois du comportement humain était de surcroît toute à la tâche de le normaliser. La
science de cette époque s'emploie moins à découvrir les lois de la nature qu'à produire une
race nouvelle. L'eugénisme fait déjà rage. Pour plus de détails sur ces questions, nous
renvoyons à l'article de Philippe Lardinois intitulé «L'avortement du foetus: révélateur
privilégié de notre rapport à l'écart ' naturel ' à la ' nature '?», dans Images et usages de
la nature en droit ( Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, n. 57, 1993).
En conséquence, on se demandera si la spécificité du racisme hitlérien n'est pas manquée
par Levinas puisque, loin d'être l'attachement invétéré aux conditions qui lui sont faites,
le racisme nazi manifeste au contraire le désir tenace de produire une race nouvelle.
7 F. Furet, Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXème siècle,
Paris, Robert Laffont, Le livre de poche, pp. 349-437.
8 Le pays du citoyen Levinas: la France. En 1931, la nationalité française lui est
octroyée. En 1932, il remplit ses obligations militaires.
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3. La référence à Kant
Résumons les deux points précédents. Le texte opère un ralliement de
groupements divers (marxisme, judaïsme, christianisme. . .) et prône
l'assimilation ou «l'assimilation rationnelle» (Hit, 40). Ce ralliement contre
le racisme comme cette assimilation sont organisés au nom de
«l'idéologie de la démocratie et de la Déclaration des droits de
l'homme» (Hit, 32) ou «les traditions de 1789».
La référence à Kant pour caractériser ces principes est patente: «À
travers les vicissitudes de l'histoire réelle du monde, le pouvoir de
renouvellement donne à l'âme comme une nature nouménale, à l'abri des
atteintes d'un monde où cependant l'homme concret est installé. Le
paradoxe n'est qu'apparent. Le détachement de l'âme n'est pas une
10 Dire qu'on peut lire dans l'article de Levinas «une condition juive assumée sans
détour» (Ab, 28) montre combien Abensour est sourd à l'économie de ce texte qui
reproduit sans autre forme de procès «l'assimilation rationnelle» (Hit, 40) que Levinas
dénoncera par la suite.
11 Alain Finkielkraut contestera, en butte donc avec le Levinas des «Réflexions»,
l'idée que «Le Mal, c'est l'esprit qui, au lieu de s'envoler, s'écrase et se fait chair», que
«Le Mal, c'est l'incarnation», dans L'humanité perdue (Paris, Seuil, 1996, p. 154). Cette
contestation sera celle même de Levinas, mais au temps d'«Être Juif», en 1947.
Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, en 1974, fidèle à cet écrit de 1947,
s'emploiera à dire littéralement le contraire. L' «incarnation» passera alors pour le «Soi» et le
«don qui coûte» (La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 139 n. 1).
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2. «Être Juif»
1. Le Retour...
« — La visibilité actuelle des religions signifie-t-elle un retour effectif
de la foi? — Je pense que ce retour existe, en effet. Mais il ne signifie pas
toujours une participation au culte et l'application de préceptes.»18
Le retour à un libéralisme authentique, c'est-à-dire qui n'escamote pas
les responsabilités propres à une véritable autonomie, conduirait à la
victoire sur le racisme! Nous affirmons que, dans ces «Quelques
réflexions», Levinas soutient cette thèse du retour et non celle d'une remise en
17 Op. cit.
18 Extrait d'un entretien donné par Levinas au Le Vif l'Express, 6 juillet 1990, p. 78.
140 Michel Delhez
19 CH, p. 159.
20 CH, p. 144.
21 Fabio Ciaramelli, «Le rôle du judaïsme dans l'œuvre de Levinas», dans Revue
philosophique de Louvain, 1983, n°4, p. 581.
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22 Nous soulignons.
23 Nous soulignons.
24 CH, p. 159. Avec cette idée de «Mal elemental», nous ne pouvons manquer
à nouveau de nous rapporter à Kant et à sa problématique du «Mal radical». La question
se précise davantage. L'attachement à l'être qui caractérise la philosophie hitlérienne
peut-il être combattu par une éthique inspirée par l'autonomie ou par une éthique inspirée
par l'hétéronomie?
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31 Ainsi s'exprime Kant dans La religion: «[...] (car nous ne comprenons rien au
rapport transcendant qui unit l'homme à l'Être Suprême) [...]». Kant, La religion dans
les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin,
éd. de poche, 1994, p. 108.
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avec celui conçu dans Quelques réfllexions. Ainsi l'A. met-il en question la
conviction d'Abensour de pouvoir lire dans l'œuvre de Levinas l'assurance «d'une
condition juive assumée sans détour». Ce tournant des Quelques réflexions à
Être juif, cette Kehre, qui affecte le sens de toutes les catégories lévinassiennes,
n'est pas due aux circonstances. Elle révèle, affirmera l'A. par ailleurs, le
conflit intérieur qui innerve l'œuvre de Levinas dans son intégralité: celui entre 1'
«appartenance», littéralement problématique, au «judaïsme» et la «fidélité»,
intéressante, aux «exigences» que le judaïsme devrait, toujours selon Levinas,
impliquer.