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Revue Philosophique de Louvain

La «Kehre» levinassienne
Michel Delhez

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Delhez Michel. La «Kehre» levinassienne. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 100, n°1-2, 2002. pp.
129-148;

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2002_num_100_1_7412

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Abstract
In an essay accompanying the réédition of Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme,
Miguel Abensour reduces the entire work of Levinas to «the opposition from the start between
paganism, enclosed in the world, unable to leave it, and Judaeism, antipaganism of the first order, as it
has no definitive foundation in the world. » This essay omits the referral of or the later assimilation of
paganism to liberalism, which Levinas effectively practises in Être juif, in which the Judaeism described
is entirely different from that portrayed in Quelques réflexions. Thus the A. questions Abensour' s
conviction of being able to read in the work of Levinas the assurance «of a Jewish condition
straightforwardly taken up». This turning-point or Kehre between Quelques réflexions and Être juif ,
which affects the meaning of all of Levinas' categories, is not due to circumstances. It reveals, as the A.
also affirms, the interior conflict which is the nerve centre of the whole of Levinas' work: that between
the literally problematic «belonging to Judaeism», and the interesting «fidelity» to the «demands»
which Judaeism, as Levinas sees it, should always imply. (Transl. by J. Dudley).

Résumé
Dans un essai qui accompagne la réédition des Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme,
Miguel Abensour ramène toute l'œuvre de Levinas à «l'opposition de départ entre le paganisme,
enfermé dans le monde, impuissant à le quitter, et le judaïsme, l'antipaganisme par excellence, car
sans assise définitive dans le monde». Cet essai passe sous silence le renvoi ou l'assimilation
ultérieure du paganisme au libéralisme que Levinas pratique effectivement dans Être juif où le
judaïsme décrit est sans commune mesure avec celui conçu dans Quelques réfllexions. Ainsi l'A. met-il
en question la conviction d'Abensour de pouvoir lire dans l'œuvre de Levinas l'assurance «d'une
condition juive assumée sans détour». Ce tournant des Quelques réflexions à Être juif, cette Kehre, qui
affecte le sens de toutes les catégories lévinassiennes, n'est pas due aux circonstances. Elle révèle,
affirmera l'A. par ailleurs, le conflit intérieur qui innerve l'œuvre de Levinas dans son intégralité: celui
entre 1' «appartenance», littéralement problématique, au «judaïsme» et la «fidélité», intéressante, aux
«exigences» que le judaïsme devrait, toujours selon Levinas, impliquer.
La «Kehre» levinassienne

En 1934, Levinas, dans «Quelques réflexions sur la philosophie de


l'hitlérisme», oppose deux camps. Celui de la liberté ou de l'autonomie
et celui des racistes rivés à leur particularisme mais attachés à cette
adhérence même ou se signifiant par celle-ci. L' «histoire» passe alors
pour être le lieu de cette identification ou de cet attachement,
l'autonomie en vue dans les Droits de l'homme s'en abstrayant. Ainsi
Levinas pouvait-il écrire au sujet de l'homme libéral qu'il opposait au
raciste: «L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. A
parler absolument, il n'a pas d'histoire. Car l'histoire est la limitation la
plus profonde, la limitation fondamentale». Notion de passé ou
d'histoire dont l'ignorance caractérise l'homme libre. Or, dans «Être Juif»1,
paru en 1947, «ignorer l'histoire» vise, mais critiquement cette fois,
l'homme du monde libéral.
Miguel Abensour, dans son essai qui accompagne la réédition des
«Quelques réflexions»2, ramène toute l'œuvre de Levinas à
«l'opposition de départ entre le paganisme, enfermé dans le monde, impuissant à
le quitter, et le judaïsme, l' antipaganisme par excellence, car sans assise
définitive dans le monde» (Ab, 102). Cet essai passe sous silence le
renvoi ou l'assimilation ultérieure du paganisme au libéralisme que Levinas
pratique effectivement dans «Être Juif» où le judaïsme décrit est sans
commune mesure avec celui conçu dans «Quelques réflexions». Aussi
mettons-nous en question la conviction d'Abensour de pouvoir lire chez
Levinas l'assurance «d'une condition juive assumée sans détour»
(Ab, 28).

1 «Être juif» paraît dans Confluences, en 1947, n. 15-17, pp. 253-264. Nous
noterons *.
2 E. Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme. Suivi d'un
essai de Miguel Abensour, Paris, Rivages/poche, 1997. Nous noterons dorénavant Ab
pour ce qui touche l'essai d'Abensour en question.
130 Michel Delhez

1. «Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme»

Ces «Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme»3


paraissent en 1934. Petit article, il propose l'essentiel4 des positions de
Levinas. Pourtant aucune des thèses qui y sont développées ne
demeureront inchangées; toutes subiront des changements
spectaculaires. Ainsi son intérêt n'est pas des moindres! Il indique le lieu à
partir duquel parle et juge Levinas, lieu qui sera plus tard jugé à son tour
par Levinas lui-même5. Nous avons dit que le texte oppose deux camps
3 Nous noterons dorénavant Hit. Cet article paraît dans la revue Esprit, en
novembre 1934. Il est réédité notamment dans un recueil d'articles intitulé Les imprévus de
l'histoire, chez Fata Morgana, en 1994. C'est à cette édition que nous nous référons.
4 II est peut-être audacieux d'affirmer, à propos de ce petit article, qu'il propose
l'essentiel des positions de Levinas, du moins en l'année 1934. Mais cette thèse n'est pas
seulement la nôtre. Elle est aussi celle d'Abensour. La différence entre Abensour et nous
réside dans le fait que loin d'y voir le germe d'une pensée qui se confirmera par la suite
nous y voyons au contraire un type de réflexion que l'œuvre ultérieure de Levinas
contestera. Dans Emmanuel Levinas et la socialite de l'argent (Roger Burggraeve, EL. et la
socialite de l'argent, Leuven, Peeters, 1997), il y a cette remarque de Levinas au sujet de
son article sur la philosophie de l'hitlérisme: «Article paru dans Esprit en 1934. Je ne le
fais jamais figurer dans ma bibliographie. Je m'en veux d'avoir parlé — avant Auschwitz
certes, mais qu'importe! — de la philosophie du diable. Il y a des mots qu'on a honte
d'avoir associé» (pp. 91-92). Remarquons toutefois que si Levinas ne le fait jamais
figurer dans sa bibliographie, il n'hésite pas pour autant à le rééditer. On voit ainsi
quelqu'un se payer de mots quand on sait que cet article sera réédité une première fois à
l'occasion d'un numéro spécial que les Cahiers de V Herne (n° 60, «Emmanuel Levinas»,
Paris, l'Herne, 1991, nous citerons dorénavant CH) lui consacre, une deuxième fois dans
Les imprévus de l'histoire, recueil de textes de Levinas qui s'échelonnent de 1929 à 1992,
et, enfin, une troisième fois avec un essai de Miguel Abensour qui avoue le statut
exceptionnel de ce texte: «C'est reconnaître le statut exceptionnel du texte de 1934 qui dépasse
de loin la dénonciation de l'hitlérisme pour en livrer une interprétation, ou plutôt qui
montre in actu qu'une forme supérieure de dénonciation exige le travail de
l'interprétation. D'abord, à Emmanuel Levinas cet article parut suffisamment important — malgré la
gêne que provoquait en lui le titre où cohabitaient si étrangement, semble-t-il, philosophie
et hitlérisme — pour qu'il jugeât bon d'y ajouter, dans l'édition américaine, une page
rétrospective. Ainsi le lecteur peut lire ce texte à la lumière du chemin parcouru par son
auteur — la precedence de l'amour sur la liberté — à laquelle fait écho cette interrogation
que porte le post-scriptum de 1990: 'On doit se demander si le libéralisme suffit à la
dignité authentique du sujet humain.'» (Ab, pp. 27-28).
5 Dans son Post-scriptum, texte ajouté comme Prefatory Note à l'occasion de la
traduction américaine de «Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme» parue
dans Critical Inquiry (automne 1990, vol. 17, n. 1, p. 63-71), Levinas ne manque pas de
«se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain»
(CH, p. 159). Deux interprétations sont ici possibles. Nous qualifierons l'une de 'faible'
et l'autre de 'forte'. La 'faible' ne conteste pas le libéralisme dans son principe, du moins
tel qu'il sera défini dans les pages qui vont suivre. La 'forte' voudrait que le libéralisme
soit jugé dans son principe même. Abensour souscrit à l'interprétation dite faible. En
outre, son essai s'attache à mettre en lumière «la relation souterraine» que l'écrit de
La «Kehre» levinas sienne 131

(ou deux philosophies). Celui du racisme et celui de la «liberté» ou de


l'autonomie. Ce dernier rassemble indifféremment les marxistes qui ont
«conscience de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789»
(Hit, 35) et les libéraux ou «l'homme du monde libéraliste» (Hit, 32),
moins inspiré par la radicalité du jacobinisme que gagnés par «le
leitmotiv judéo-chrétien de la liberté.» (Hit, 32)

1. «Dans un certain sens»


Notons la réserve de Levinas à l'égard du marxisme, qu'il suspecte
de prendre «le contre-pied de la culture européenne» (Hit, 34) de la
liberté puisque l'être y déterminerait la conscience rendant tout
détachement, toute liberté impossible. Se doute-t-il de ce qui se passe à ce
moment en Union Soviétique? Mais la crainte exprimée fait aussitôt
place à l'affirmation massive qu' «en principe du moins» (Hit, 35) le
marxisme est du côté du camp de la liberté pour vouloir nous arracher à
la fatalité de l'appartenance à une classe. Le seul critère dont Levinas
use pour opposer le marxisme à l'hitlérisme est celui de la fatalité ou
non pour «l'esprit» ou «la conscience» d'appartenir «à une situation
déterminée» ou plus généralement d'être «rivé» à «l'être» (Hit, 35).
Ainsi, pour Levinas, l'hitlérisme voit-il l'appartenance à une race
comme un bienfait, là où le marxisme comprend la même appartenance,
en l'occurrence, à une classe, comme aliénation6, ce qui le range dans le
camp des amis de la liberté.

Levinas entretiendrait avec l'affaire Heidegger, lequel prononça, le 27 mai 1933, son
discours de rectorat sur L'auto-affirmation de l'université allemande. Pour Abensour, il y a
«surdétermination du texte de Levinas sur l'hitlérisme qui peut, qui doit être lu comme un
début «d'explication avec » Heidegger» (Ab, 31). Pour les rapports entre Heidegger et
Levinas, nous renvoyons à l'article de Michel Delhez et Nathalie Frogneux: «Lorsque
Levinas et Heidegger sortent du 'on-dit'» (dans Levinas en contrastes, Bruxelles, De
Boeck-Wesmael, 1994, pp. 107-118).
6 L'argument qu'utilise Levinas pour distinguer marxistes et racistes, nous paraît
surfait. Disons tout de suite qu'il ne le reprendra pas. Abensour ne relève pas que, dans sa
première et explicite déclaration d'opposition à Heidegger dans De l'existence à l'existant
(1947), Levinas lui reproche de ne pas avoir saisi l'authentique socialite du face-à-face et
de s'être contenté de l'être-avec, ou du Mitsein entendu comme «collectivité de
camarades» {De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 1967, p. 162). En ces temps d'après
guerre, l'allusion est trop forte pour ne pas comprendre de qui il s'agit. Il s'agit bel et bien
des communistes. Revenons à l'argumentation que déploie Levinas. Il présuppose que la
classe est un fait d'ordre sociologique tandis que la race ressortit à l'ordre de la fiction.
«Et alors, dira-t-il comme pour se moquer, si la race n'existe pas, il faut l'inventer!»
(Hit, 38). Or, de ce point de vue, la conscience de classe est tout aussi fictive que celle de
132 Michel Delhez

Pour l'époque, Levinas fait moins preuve de lucidité que de


classicisme. Son attitude reste soumise à la pression des événements d'alors.
Nous pouvons déceler cette pression dans l'article qui nous occupe. Celui-
ci se divise en trois parties. La deuxième est réservée au marxisme et
conclut que celui-ci «prend le contre-pied de la culture européenne» (Hit, 34).
Mais cette conclusion est aussitôt reprise. «Toutefois, entame la troisième
section, cette rupture avec le libéralisme n'est pas définitive. Le marxisme
a conscience de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789
[...]» (Hit, 35). L'analyse historique conduite par François Furet dans
«Communisme et antifascisme»7 donne bien à penser que Levinas est
sous influence. Une telle lecture ne procède pas seulement de la critique
externe puisque Levinas en personne l'autorise. En effet, Vie et destin de
Vassili Grossman, que Levinas dans ses écrits ultérieurs mentionnera
souvent, est donné par Furet comme l'exemple d'une analyse qui ne cède en
rien à la pression de l'illusion à laquelle le mythique Front Populaire
voudra faire participer tout un chacun. Chacun, du moins dans le pays qui
nous occupe8, n'est-il pas, alors, sommé de choisir entre le camp de Hitler
et celui des «antifascistes» (dont les communistes), alors que le courage
politique eût été pour l'époque de dénoncer et le fascisme et le
communisme, à l'instar même de Vassili Grossman.

race. Nous pouvons affirmer que le marxiste comme le raciste se sentent aliénés de par
leur attachement à leur fiction ou utopie respective. Ainsi, le raciste hitlérien de l'entre-
deux-guerres prône-t-il le refus d'en rester à la condition présente qui lui est faite. Le
racisme hitlérien ne croise donc pas celui xénophobe des paysans de campagne, qualifiés
de conservateurs. Il s'engage et engage, tout comme le marxiste, dans la voie de la
révolution. Son racisme est tout le contraire de l'attachement à la condition présente. Il est
tout le contraire de la servitude volontaire, comme le prétend Abensour. Il déploie sa
haine de l'autre, à l'instar du marxiste qui à partir du 'Grand Soir' se mobilise pour la
lutte des classes, à partir du concept de race nouvelle. D'ailleurs, le racisme hitlérien de
cette époque, il faut faire mémoire, sut s'allier la majorité du corps scientifique dont la
mentalité ne peut être confondue avec celle conservatrice et xénophobe des hommes de
terroir. La mentalité scientifique d'alors, en effet, loin de se contenter de découvrir les
lois du comportement humain était de surcroît toute à la tâche de le normaliser. La
science de cette époque s'emploie moins à découvrir les lois de la nature qu'à produire une
race nouvelle. L'eugénisme fait déjà rage. Pour plus de détails sur ces questions, nous
renvoyons à l'article de Philippe Lardinois intitulé «L'avortement du foetus: révélateur
privilégié de notre rapport à l'écart ' naturel ' à la ' nature '?», dans Images et usages de
la nature en droit ( Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, n. 57, 1993).
En conséquence, on se demandera si la spécificité du racisme hitlérien n'est pas manquée
par Levinas puisque, loin d'être l'attachement invétéré aux conditions qui lui sont faites,
le racisme nazi manifeste au contraire le désir tenace de produire une race nouvelle.
7 F. Furet, Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXème siècle,
Paris, Robert Laffont, Le livre de poche, pp. 349-437.
8 Le pays du citoyen Levinas: la France. En 1931, la nationalité française lui est
octroyée. En 1932, il remplit ses obligations militaires.
La «Kehre» levinassienne 133

Levinas, en 1934, se situe clairement du côté des «traditions de


1789», participant au clivage savamment instauré par le camp
antifasciste du Front: «Mais l'antifascisme détourne les regards de l'U.R.S.S.
pour les porter vers l'Allemagne nazie, où les événements depuis janvier
1933 n'offrent que trop de sujets d'indignation aux amis de la liberté.
L'observation des faits pourtant tient moins de place dans cette
indignation que la tradition idéologique: Hitler se fait gloire de briser la
démocratie et l'offre par là même comme drapeau à ses adversaires. C'est
l'habileté de Staline de s'en saisir. Par sa négativité abstraite, privée de
contenu, 1" antifascisme', nouveau visage de la démocratie, permet
d'unir démocrates et communistes. Sous l'apparence d'une alliance entre
égaux, le communisme cherche à étendre son rayonnement, en s
'adossant à ce que Lénine a détesté et voulu interdire à jamais en Octobre
1917. Hitler pérore contre les principes de 1789, alors que Staline fait
promulguer à grand tapage la nouvelle constitution soviétique de 1936.
Par l'antifascisme, les communistes ont repris du galon démocratique,
sans rien abandonner sur le fond de leurs convictions. A l'heure de la
Grande Terreur, le bolchevisme se réinvente comme liberté par la vertu
d'une négation. En même temps qu'il puise des forces dans ce qu'il
déteste, hommage du vice à la vertu, il intimide ses adversaires en
répandant le soupçon que l'antisoviétisme est l'antichambre du fascisme.
Hitler ne sert pas seulement à refaire une santé à l'idée d'un
communisme démocratique, mais aussi à criminaliser l'anticommunisme
démocratique.»9

2. Assimilation (Hit, 40)


Traditions de 1789? Qu'est-ce à dire si le «leitmotiv judéo-chrétien
de la liberté» les pénètre? A moins que le judéo-christianisme, voire le
judaïsme, n'ait déjà subi «l'assimilation» pour pouvoir croire qu'il est
encore le moteur de ces nouvelles traditions.
Ce qui frappe à la lecture de l'article de Levinas, c'est qu'aucune
des idéologies mentionnées n'est approchée pour elle-même mais bien

9 Ibid., pp. 373-374. Par cette analyse où Furet rapproche le libéralisme du


communisme démocratique, Levinas nous paraît donc être sous influence. De son côté,
Abensour loue ce dernier pour avoir été le seul, avec G. Bataille qui publia dans Critique
sociale «La structure psychologique du fascisme» (novembre 1933 et mars 1934),
à «interpréter ce phénomène socio-historique». Et, ajoute-t-il, «le risque [était] d'autant
plus grand que cette interprétation critique fut proposée ' à chaud ' et à l'écart des modes
de pensée qui prévalaient alors» (Ab, 28).
134 Michel Delhez

pour sa compatibilité ou non avec les impératifs de 1789. Et même si le


marxisme s'est insurgé contre le formalisme bourgeois que recèle la
révolution de 1789, il a, malgré tout, «conscience de continuer, dans un
certain sens, les traditions de 1789» (Hit, 35). En outre, si les Droits de
l'Homme se réfèrent à l'autonomie, ils rencontrent tout de même le
«message magnifique» (Hit, 30) du judaïsme10 de la «vraie liberté»
(Hit, 29), car «l'histoire est la limitation la plus profonde, la limitation
fondamentale» (Hit, 29), dont il convient de se libérer grâce à «un vrai
présent» (Hit, 29) qui trouve «de quoi effacer le passé» (Hit, 30).
Bien que le christianisme ait choqué les consciences gnostiques des
temps passés par sa théorie de l'incarnation, il rejoint néanmoins, avec le
Levinas des «Quelques réflexions», «l'interprétation traditionnelle»
(Hit, 36) touchant le corps, car, écrit notre auteur, «c'est le sentiment de
l'éternelle étrangeté du corps par rapport à nous qui a nourri le
Christianisme aussi bien que le libéralisme moderne» (Hit, 36)11.

3. La référence à Kant
Résumons les deux points précédents. Le texte opère un ralliement de
groupements divers (marxisme, judaïsme, christianisme. . .) et prône
l'assimilation ou «l'assimilation rationnelle» (Hit, 40). Ce ralliement contre
le racisme comme cette assimilation sont organisés au nom de
«l'idéologie de la démocratie et de la Déclaration des droits de
l'homme» (Hit, 32) ou «les traditions de 1789».
La référence à Kant pour caractériser ces principes est patente: «À
travers les vicissitudes de l'histoire réelle du monde, le pouvoir de
renouvellement donne à l'âme comme une nature nouménale, à l'abri des
atteintes d'un monde où cependant l'homme concret est installé. Le
paradoxe n'est qu'apparent. Le détachement de l'âme n'est pas une

10 Dire qu'on peut lire dans l'article de Levinas «une condition juive assumée sans
détour» (Ab, 28) montre combien Abensour est sourd à l'économie de ce texte qui
reproduit sans autre forme de procès «l'assimilation rationnelle» (Hit, 40) que Levinas
dénoncera par la suite.
11 Alain Finkielkraut contestera, en butte donc avec le Levinas des «Réflexions»,
l'idée que «Le Mal, c'est l'esprit qui, au lieu de s'envoler, s'écrase et se fait chair», que
«Le Mal, c'est l'incarnation», dans L'humanité perdue (Paris, Seuil, 1996, p. 154). Cette
contestation sera celle même de Levinas, mais au temps d'«Être Juif», en 1947.
Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, en 1974, fidèle à cet écrit de 1947,
s'emploiera à dire littéralement le contraire. L' «incarnation» passera alors pour le «Soi» et le
«don qui coûte» (La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 139 n. 1).
La «Kehre» levinas sienne 135

abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de


s'abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la
condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d'une théorie
qui affirmerait sous les différences une analogie de 'constitution
psychologique'. Elle est due au pouvoir donné à l'âme de se libérer de ce
qui a été, de tout ce qui l'a liée, de tout ce qui l'a engagée — pour
retrouver une virginité première. Si le libéralisme12 des derniers siècles
escamote l'aspect dramatique de cette libération, il en conserve un
élément essentiel sous forme de liberté souveraine de la raison. Toute
la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer
l'esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre
l'homme et le monde.» (Hit, 31)
Le mot «nouménal» doit nous avertir. Levinas se réfère à Kant quand il
oppose le racisme de la philosophie hitlérienne et l'universalisme des Droits
de l'Homme. La référence à Kant est d'autant plus évidente que quelques
lignes plus loin Levinas a soin d'apposer au «leitmotiv judéo-chrétien»
le terme d' «autonomie» (Hit, 32) qui montre que la liberté judéo-chrétienne
est vidée de sa substance ou a subi entre-temps «l'assimilation rationnelle»
(Hit, 40). Le sentiment de cette référence à Kant se renforce à la lecture du
paragraphe suivant lorsque Levinas rappelle que pour la philosophie du xvi-
jf siècle «la lumière de la raison suffit pour chasser les ombres de
l'irrationnel. [Et donc] Que reste-t-il du matérialisme quand la matière est toute
pénétrée de raison? » (Hit, 32). Kant et le transcendantalisme de la critique
de la raison théorique. Kant et l'autonomie toute nouménale de la critique
de la raison pratique. Kant et «l'abîme» entre l'homme et le monde qui en
appelle à l'espérance de la critique de la faculté de juger.
La liberté est kantienne de par son autonomie, c'est-à-dire de par le
«fait»13 qu'elle tire d'elle-même la loi de son gouvernement et non de
son «attachement» (Hit, 31) à des circonstances contingentes,
particulières ou déterminées. Se détachant, se libérant, s 'abstrayant de «toute
condition matérielle ou sociale des personnes», la liberté est de la sorte
libre de l'«être» en général. C'est parce que la conscience n'est plus
rivée à l'«être»14, qu'elle vaut également pour tous. Parce que je me

12 «Libéral», chez Levinas, ne s'oppose jamais à «socialiste». Libéral qualifie


l'État de droit des Droits de l'Homme.
13 Nous aurons à revenir au cours des pages qui vont suivre sur le «fait» en question.
14 Le mot «être» appartient au vocabulaire technique du texte de Levinas. Il
recouvre tous les particularismes imaginables de la condition phénoménale.
136 Michel Delhez

libère ou suis libre, les autres peuvent l'être ou le devenir. Le


détachement à l'égard de ce qui m'est apparemment propre m'engage ipso facto
dans un rapport qui ne tient plus au rapport de «force» (Hit, 40) entre
races ou classes, mais à 1' «universalité» (Hit, 41) pour tous. Je suis
libre, donc les autres doivent l'être ou le devenir.
Insistons sur un autre trait bien connu de cet universalisme en vue
dans la Déclaration des Droits de l'Homme que Levinas ne manque
pas de rappeler. L' universalisme ne provient pas de l'expérience. Le
passage en revue de tous les sujets ne donne pas le pouvoir de
percevoir une analogie entre eux et, forçant le trait, de conclure à une
égalité de droit. Non seulement parce que le fait ne peut valoir pour le
droit, encore que chez Levinas l'être fasse force de loi, mais plus
fondamentalement parce que l'universalité ainsi envisagée ne permet pas
de conclure à l'autonomie des sujets passés de la sorte en revue. «La
dignité égale de toutes âmes, indépendamment de la condition
matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d'une théorie qui
affirmerait sous les différences individuelles une analogie de
'constitution psychologique'. Elle est due au pouvoir donné à l'âme de se
libérer de ce qui a été, de tout ce qui l'a engagée, pour retrouver sa
virginité première.» (Hit, 31)
Vouloir la même chose n'engage pas nécessairement une société
fraternelle. Kant nous avait déjà prévenus: du fait d'ériger en loi
universelle la maxime du bonheur, il «résulte ainsi une harmonie semblable
à celle que décrit une certaine satire ironisant sur la bonne entente de
deux époux d'accord pour se ruiner: O merveilleuse harmonie, ce qu'il
veut, elle le veut aussi, etc.; ou à ce que l'on raconte à propos du défi
lancé par le roi François Ier à l'empereur Charles Quint: Ce que veut
mon frère Charles (Milan), je veux l'avoir aussi. Des principes
déterminants empiriques ne conviennent pas à une législation extérieure
universelle, mais ils ne conviennent pas davantage à la législation
intérieure[...]»15. Levinas, en cela rigoureusement semblable à Kant,
prêche une morale du désintéressement, le même intérêt ne garantissant
pas la concorde sociale. Le désir du même, en l'occurrence,
enclencherait la guerre sans merci. Seul un «contrat social» peut mettre
un terme à une telle guerre de tous contre tous. Ce contrat doit à tout le

15 Critique de la raison pratique, dans E. Kant, Œuvres philosophiques II, Paris,


Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 640. Nous noterons dorénavant
CRPr.
La «Kehre» levinassienne 137

moins reposer sur cette capacité d'abstraction, ou de retrait à l'égard de


ce à quoi nous sommes livrés trop immédiatement.
L'universalisme qui voudrait que, désirant tous la même chose,
nous soyons à même de vivre ensemble, oublie que pour qu'il y ait
concorde l'universalité doit se fonder au préalable sur l'autonomie qui seule
donne pouvoir à «l'âme de se libérer de ce qui a été» (Hit, 31).
L'universalité, laissée à elle-même, sert tout autant la cause de la guerre
que celle de la paix. Ce n'est pas parce que je veux ce que tout le monde
veut que je suis moral ou social, c'est parce que je veux ce que moi, être
raisonnable, dois vouloir, à savoir la liberté, que les autres êtres
raisonnables doivent être reconnus comme libres. L'universalité
n'engage pas l'autonomie: c'est celle-ci qui induit l'universel.
Ce qui semble déterminant dans cet article sur la philosophie
hitlérienne, ce n'est pas l'universalisme des Droits de l'Homme, mais
l'autonomie sur laquelle repose l'universalisme de ces droits. Si
l'universalisme ne garantit pas la concorde sociale, est-on assuré pour autant
que l'autonomie qui le soutiendrait est bien capable de combattre le
particularisme hitlérien et la hiérarchisation qui s'ensuit
immanquablement? Plus précisément, n'y a-t-il pas d'autre(s) forme(s) d'universal-
isme que celui soutenu par l'autonomie?

4. La «décision originelle» (Hit, 28) ou «le leitmotiv»


Au sein des États occidentaux, a priori, toute revendication populaire ne
peut passer obligatoirement pour légitime. Le peuple, fût-il majoritaire,
doit se conformer aux lois existantes. Cependant, il reste toujours la
possibilité de les amender, voire de les abroger. Le principe est tel que nous
puissions toujours revenir sur une loi. Il n'y a pas d'acquis définitif en
démocratie. L'avenir se réserve toujours le droit de remettre en question
le passé. Les lois humaines, sujettes à toutes les modifications possibles,
voire à l'abrogation, doivent néanmoins respecter la constitution du
pays. Or, celle-ci, également, peut subir une révision. Mais, la
constitution, si elle peut à son tour être revisitée, doit impérativement se
prévaloir de l'esprit de la Déclaration des Droits de l'Homme, la nouvelle
«catholicité»16. L'esprit de celle-ci ne peut être, à son tour, contesté.
Aller contre l'esprit de cette Déclaration d'Indépendance, c'est pécher
contre l'Esprit, et se rendre coupable d'un péché éternel. La Déclaration

16 Universel est la traduction latine du mot grec «catholique».


138 Michel Delhez

s'institue comme modèle exemplaire, suscitant un zèle laïc tout


missionnaire.
Les réflexions de Levinas sur l'hitlérisme témoignent de ce qu'il est
conscient d'appartenir à cette nouvelle «catholicité» puisque c'est
«toute la pensée philosophique et politique des temps modernes»
(Hit, 31) qui se réduit à ce désir de liberté. Par «toute», Levinas nous
renseigne sur la méthode utilisée. «Toute» ne signifie pas que nous
sommes en présence d'une philosophie de la totalité, mais en face d'un
homme pratiquant la réduction (chère à la phénoménologie heideggeri-
enne). Levinas ne s'attarde pas à telle ou telle loi, à telle ou telle
constitution, mais à l'esprit du temps. Ces «Réflexions» ont pour méthode
la réduction «époquale». Par cette réduction époquale, Levinas cherche
le leitmotiv qui inspire ou doit inspirer les acteurs du temps présent;
il remonte à la source, «à l'intuition, à la décision originelle» (Hit, 28)
qui la rend possible et dont il se veut l'un des promoteurs.
La loi des genres ne marque pas la pensée de cet auteur. Seul
importe à ses yeux le prisme à travers lequel tous les genres en question
sont appréhendés ou analysés et qui seul caractérise la philosophie dans
son ensemble — celle précisément des temps modernes. Il n'y a pas à ce
stade à chercher d'éthique chez Levinas et à la compléter par une
politique. La politique, ici, ne figure pas comme un genre parmi d'autres,
parmi lesquels se trouvent l'esthétique, l'éthique, l'épistémologie, etc.
Elle est l'égale de toute la pensée philosophique des temps modernes.
Tous les genres d'une époque, «toute la pensée philosophique et
politique des temps modernes», à en croire Levinas, seraient traversés par la
même «décision originelle». Les quelques réflexions s'attacheraient en
conséquence à l'universalisme de l'autonomie — ou le «libéralisme»
(Hit, 31) de la Déclaration de 1789.
Comment s'assurer cependant de la nature de ce leitmotiv qui passe
pour être l'esprit du temps? La question n'est pas théorique, imposée de
l'extérieur, elle naît de la lecture du texte même. Certes, Levinas se situe
au-delà du problème des genres, et nous nous sommes expliqués sur cet
'au-delà', mais est-il aussi sûr que la décision qui mobilise le présent
soit celle de l'autonomie? Et non, pour le dire abruptement, celle du
racisme, du particularisme?
Le texte règle la question des genres pour privilégier la question du
leitmotiv à l'origine d'une philosophie qui, quel que soit le genre qu'elle
aborde, le frappera du même sceau. Néanmoins, les «Quelques
réflexions» font preuve d'ambiguïté. Elles avaient pour dessein de décrire
La «Kehre» levinassienne 139

deux attitudes, deux philosophies, deux leitmotiv qui se disputent le


monde: soit «l'universalisme chrétien» (Hit, 28) (mais nous avons vu ce
qu'il faut penser de cette qualification), soit «le particularisme raciste»
(Hit, 28). D'où notre question: pourquoi des deux leitmotiv ici en
présence, l'un des deux seulement fait-il époque pour «toute la pensée
philosophique et politique des temps modernes»? Parce que, ainsi que le
suggère Levinas, «cette liberté <qui> constitue toute la dignité de la
pensée» «en recèle aussi le danger» (Hit, 39). Car dans le pouvoir de
prendre ses distances par rapport à ses racines, dans l'intervalle ainsi
creusé, «se glisse le mensonge» (Hit, 39), la possibilité de l'inconstance,
pour finir dans l'inconsistance la plus bourgeoise. Le particularisme
serait ainsi un scheme en réaction descendant du premier. Il n'aurait pas
le même statut que celui qui vitalise le libéralisme. Il serait la
conséquence d'une autonomie mal assumée. L'autonomie aurait sa part de
responsabilité dans le racisme. Une autonomie inauthentique serait à
l'origine du racisme. Le retour au libéralisme, à une authentique
autonomie, est-il le chemin le plus sûr ou le moins mauvais pour
éradiquer le racisme naissant ou renaissant? Le texte semble l'indiquer —
jusqu'à nouvel ordre!
Le retour à une authentique autonomie doit mener impérativement la
France à la victoire sur le racisme. Autant dire que Levinas n'est pour lors
rien moins qu'un assimilé, qu'il participe à l'opposition, l'opposition entre
l'universel et le singulier instaurée par l'autonomie kantienne, opposition
qu'accuse Alain Finkielkraut dans son essai L'humanité perdue11 .

2. «Être Juif»

1. Le Retour...
« — La visibilité actuelle des religions signifie-t-elle un retour effectif
de la foi? — Je pense que ce retour existe, en effet. Mais il ne signifie pas
toujours une participation au culte et l'application de préceptes.»18
Le retour à un libéralisme authentique, c'est-à-dire qui n'escamote pas
les responsabilités propres à une véritable autonomie, conduirait à la
victoire sur le racisme! Nous affirmons que, dans ces «Quelques
réflexions», Levinas soutient cette thèse du retour et non celle d'une remise en

17 Op. cit.
18 Extrait d'un entretien donné par Levinas au Le Vif l'Express, 6 juillet 1990, p. 78.
140 Michel Delhez

question du leitmotiv à l'origine du libéralisme. La réédition de ce texte


dans les «Les Cahiers de l'Herne» (1991), augmenté de deux
paragraphes manuscrits de l'auteur, infirme cette thèse qu'il soutenait
clairement en 1934. «On doit se demander, écrit Levinas dans ces manuscrits,
si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain <...> ce
fameux sujet de l'idéalisme transcendantal qui avant tout, se veut et se
croit libre.»19 Certes, ce sera la Kehre à l'œuvre chez Levinas qui lui
permettra de poser cette question. Le risque devant celle-ci serait de
croire qu'elle a toujours été telle. En fait, nous assistons à un
mouvement de récupération qui passe sous silence l'événement ou le motif qui
pousse Levinas à abandonner le souhait du retour à un libéralisme plus
responsable au profit du ' choix ' pour un retour à un judaïsme
authentique, c'est-à-dire non assimilé.
Encore que le mot 'choisir' ne convienne pas parfaitement à la
situation puisque Levinas, déjà peu avant la guerre, rappelle ceci: «Mais
ce qui donne à l'antisémitisme hitlérien un accent unique et en constitue,
en quelque manière, l'originalité, c'est la situation sans précédent où il a
mis la conscience juive. Car elle n'est pas seulement meurtrie par
l'outrage qui lui est infligé. L'affront sous sa forme raciste, ajoute à
l'humiliation une poignante saveur de désespoir. Le sort pathétique
d'être juif devient une fatalité. On ne peut plus le fuir. Le juif est
inéluctablement rivé à son judaïsme.»20
Il ne s'agit donc pas, pour notre auteur, d'aller puiser dans le
judaïsme l'inspiration comme s'il pouvait se permettre de penser en
dehors de «la référence centrale au judaïsme»21. «Le rôle du judaïsme
dans l'œuvre de Levinas» de Fabio Ciaramelli participe de ce que nous
pourrions appeler 'un négationisme sémantique'. Il est stupéfiant de
constater que, dans cet article, l'auteur jamais ne fait état de la situation
d'avant-guerre dont l'aval est Auschwitz. Or, c'est l'événement et le
pressentiment de cet événement qui vont animer l'interrogation lév-
inassienne: «Qu'est-ce qu'être juif quand le monde exige que je le
sois? ». Ciaramelli nous donne à penser qu'il était possible de ne pas être
juif, que pour agir, Levinas pouvait ne pas se référer au judaïsme, que le
judaïsme était, in fine, un possible.

19 CH, p. 159.
20 CH, p. 144.
21 Fabio Ciaramelli, «Le rôle du judaïsme dans l'œuvre de Levinas», dans Revue
philosophique de Louvain, 1983, n°4, p. 581.
La «Kehre» levinassienne 141

Levinas œuvre justement à partir du fait central que ce choix-là


n'est plus à faire! «Être Juif», c'est ne plus pouvoir choisir, ne plus
pouvoir fuir: «Sa théologie [de l'existence juive] explicite sa facticité.»
(*, 263) Le judaïsme explicite — décrit? — ainsi la condition humaine
de la facticité à pareille époque. Ainsi le judaïsme n'est-il pas une façon
parmi d'autres de vivre sa facticité. Le fait juif «n'est pas comme cela
parce qu'on l'a truffé d'histoire sainte; il se réfère à l'histoire sainte
parce qu'il est un fait comme cela.» (*, 262) II y a comme une
analytique du Dasein qui s'élabore ici. «Être juif», c'est d'abord éprouver la
condition existentiale que la Geworfenheit fait vivre à pareille époque.

2. Les deux existences


«Être Juif» s'emploie sur des assises nouvelles, voire imprévues,
à réinterroger le monde libéral et l'opposition sur laquelle il repose.
L'article s'échafaude à l'aide des mêmes outils et de la même méthode:
une opposition de base entre deux mondes ou deux «existence[s]>>,
la «juive» (*, 259) et la «non-juive» (*, 256); Levinas «cherche à
caractériser la signification ontologique» (*, 256) ou la «signification
spirituelle» (*, 255), ou ce qu'il appelait autrefois l'intuition ou la décision
originelle de chacune d'elles.
Rappelons-nous les réflexions sur l'hitlérisme; elles opposaient
deux mondes: le monde du particularisme et le monde de l'universa-
lisme, ou monde libéral.
Dans «Être juif», 1' «existence du monde non-juif» (*, 256) passe
désormais pour être celle du monde libéral auquel est assimilé, comme
précédemment, le christianisme, mais également, et cela de façon
inattendue, le monde païen. Cette fois, l'existence juive se retrouve seule
face au monde libéral. Le monde juif, l'existence juive, s'oppose à
présent au monde libéral. L'«Être Juif», dans la mesure où le monde
libéral se décrit de façon identique à celui des «Réflexions», reprend-il
à son compte les catégories qui décrivaient le monde du particularisme?
Avant de répondre, il nous importe d'attirer encore l'attention sur la
réduction opérée par Levinas qui veut saisir par-delà ou au travers de
toutes les manifestations d'un monde, juif ou non-juif, le leitmotiv ou
l'esprit qui l'anime. Levinas ne privilégie aucunement une sphère
particulière d'un monde. Il cherche «la signification ontologique» des
mondes en présence. Dans «Tout est-il vanité?», en 1946, il parle de
génération: «II existe pour chaque génération un événement exceptionnel qui
142 Michel Delhez

l'amène à la maturité.» (CNS, 319). La génération est-elle le pendant de


l'« époque» chez Heidegger?
Lorsque Levinas s'applique à saisir «la signification ontologique de
cette existence du monde non-juif vers laquelle l'assimilation accédait»
(*, 256), il se heurte d'emblée à une difficulté: «II est difficile d'y
réussir en quelques lignes. Le monde moderne est une notion infiniment
vaste et infiniment variée. Est-il chrétien? Est-il libéral? Est-il mû par
une économie, une politique ou une religion?». Et de la pointer très
précisément: «Ces différentes notions ne sont-elles pas séparées par un
abîme? » (*, 256). L'abîme n'y peut mais. Car Levinas désamorce la
difficulté ou la résout de cette manière: «il y a comme une affinité entre
toutes les manifestations non religieuses de ce monde, et une affinité22
entre elles et le christianisme qui demeure leur religion.» (*, 256) La
solution a le mérite de la clarté. Elle prouve à l'envi que, dans
l'hypothèse où Levinas viendrait à parler un jour d'éthique, celle-ci ne serait
pas à comprendre comme un genre parmi d'autres, mais comme
«philosophie première», à l'instar de Heidegger qui se désintéresse des
ontologies régionales pour l'ontologie fondamentale.
Sous la rubrique des manifestations non religieuses, nous aurions
tort de ranger seulement la politique, l'économie, l'esthétique, etc., car
Levinas entend y voir en outre «la poésie païenne» — et qu'importe
pour le propos que les Géorgiques soient ici données en exemple —
mais aussi l'existence chrétienne, puisqu' «il y a comme une parenté23
entre [ces] deux formes, de prime abord contradictoires de l'existence»
(*, 257).

3. L'existence «non juive». Ou le «Mal elemental»?


Caractérisons donc, avec Levinas, l'existence non juive. Les «Quelques
réflexions» n'étaient pas neutres. L'opposition qui y était décrite tourne
à l'engagement pour un de ces deux mondes seul habilité à combattre
l'autre, à combattre ce que Levinas appellera dans son commentaire
manuscrit «une possibilité essentielle du ' Mal elemental '»24. Il ne se

22 Nous soulignons.
23 Nous soulignons.
24 CH, p. 159. Avec cette idée de «Mal elemental», nous ne pouvons manquer
à nouveau de nous rapporter à Kant et à sa problématique du «Mal radical». La question
se précise davantage. L'attachement à l'être qui caractérise la philosophie hitlérienne
peut-il être combattu par une éthique inspirée par l'autonomie ou par une éthique inspirée
par l'hétéronomie?
La «Kehre» levinassienne 143

peut pas que l'évocation que nous avons rapportée ci-dessus de la


«poésie païenne» soit sans arrière-pensée, quand on sait que par ailleurs,
en 1938, Levinas oppose avec une virulence non feinte le
«judéo-christianisme» et le «paganisme»25: «Derrière l'envie ou l'intolérance qui le
dissimulent, il [l'antisémitisme] est la révolte de la Nature contre la
Surnature»26. Entre les deux, les «Quelques réflexions» et «Être Juif»,
la Kehre s'accomplit. Le christianisme et le libéralisme sont rejetés du
côté du paganisme.
Comment expliquer, la redistribution des acteurs dans l'opposition,
le changement radical advenu, puisque dans «L'essence spirituelle de
l'antisémitisme»27, Levinas affirmait précisément le contraire? «Dès
lors l'antisémitisme, écrivait-il alors, n'est pas seulement incompatible
avec le christianisme, il est son ennemi mortel: le Christianisme est
aussi étranger au monde que le judaïsme. 'Haïr les Juifs et haïr les
chrétiens vient du même fond'.»28
Pour clarifier, résumons les trois étapes qui se succèdent de 1934 à
1947. Les «Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme»
assimilent le christianisme et le judaïsme au libéralisme dans son
opposition au paganisme. Les petits articles dont nous venons de faire
mention et que nous qualifierons de prophétiques dans la stricte mesure où
ils entrevoient ce qui arrivera, alignent les juifs et les chrétiens face au
paganisme. Enfin «Être Juif» témoigne de la survie juive en proie à la
vie pagano-libérale où se reconnaît le christianisme «dans sa capacité de
devenir religion d'État et de le rester après la séparation de l'Église et de

25 CH, 1938, p. 150.


26 CH, 1938, p. 151. Le terme de «Surnature» prête à confusion. Certes, il peut
faire vibrer le lecteur pressé par la quête dite spirituelle ou religieuse et conforter le
chrétien habituellement accusé d'antisémitisme. Frère ennemi avec le juif, il se verrait enfin
uni avec ce dernier devant le danger qui les guette tous deux, à savoir le paganisme. Son
antisémitisme serait second. Pour notre part, cette interprétation nous laisse sur notre
faim. Cette révolte de la Nature contre la Surnature n'est pas nécessairement d'ordre
religieux. Elle n'indique pas que Levinas a quitté la sphère de l'autonomie ou du
leitmotiv chrétien de la liberté tel que les «Quelques réflexions sur la philosophie de
l'hitlérisme» le mettait en lumière. Kant n'aurait aucun mal à traduire une telle révolte
dans les termes d'une tension entre l'homme déterminé par les influences de toutes sortes,
c'est-à-dire l'enchaînement causal des phénomènes naturels, et l'homme tant soit peu
obéissant de la volonté supra-phénoménale, ou nouménale. Or, dans l'exercice de cette
liberté, Kant se dégage précisément de tout motif hétéronome, entre autres religieux. La
Critique de la raison pratique de Kant suffit pour comprendre une telle révolte. Celle-ci
n'a rien qui nous permette de croire que Levinas pense à autre chose.
27 CH, 1938, pp. 150-151.
28 CH, 1938, p. 151.
144 Michel Delhez

l'État» (*, 258), d'en être par essence la «religion officielle»29.


Longtemps encore après la guerre, Levinas confirmera cette prise de position
à l'égard du christianisme. En 1959: «La partie est en effet inégale entre
le christianisme qui, même dans l'État laïque, est présent partout, et le
judaïsme qui n'ose pas se montrer au-dehors, retenu par le scrupule de
rompre, par cette indiscrétion, le pacte de l'émancipation. La cité laïque
incorpora dans sa substance sécularisée les formes de la vie catholique»
(DL II, 317). Levinas se montre précis quant à la nature du lien qui
existe entre cette cité et cette religion. Le lien ne résulte pas de la
survivance d'un passé encore présent, ou de quelque nostalgie, et il «ne
résulte pas de quelque hypocrisie foncière qu'on dénonce à tort et à la
légère; elle n'apporte pas la preuve que le monde chrétien n'est pas
assez chrétien.» (*, 257): ce lien est substantiel. Cette substantialité ne
signifie pas que le christianisme n'obéit pas à l'impératif de la sacro-
sainte séparation de l'Église et de l'État, mais que, malgré cette
séparation que les Églises chrétiennes respectent, le christianisme de par la
philosophie du présent qui l'anime se trouve en parfaite concordance
avec la philosophie des droits de l'homme, inspirée elle aussi par cette
focalisation sur le temps comme présent.
Une seule façon, selon nous, de comprendre la succession de ces
étapes. Les «Réflexions» croyaient pouvoir combattre le racisme par le
libéralisme. En dégageant le judaïsme de toute complicité, de toute
«parenté», de toute affinité avec le libéralisme, la question devient celle-ci: le
libéralisme, ou l'universalisme de l'autonomie, qui s'oppose au racisme,
a-t-il pour autant les moyens de combattre l'antisémitisme? Il nous faudra
prendre en considération cette différence entre racisme et antisémitisme,
cette assurance qui pousse Levinas à écrire que «cette haine [du juif] est
bien différente de celle que provoque une race persécutée ou une minorité
quelconque. Il s'y mêle, précise-t-il, je ne sais quel goût d'obscénité,
d'impudeur et d'infini. Un goût de sacré30.» (*, 264)
L'absence du mot 'antisémitisme' dans les «Quelques réflexions»
n'indique-t-il pas que cette différence est inaudible, inintelligible pour
l' antiracisme libéral, et que la réhabilitation de cette différence n'aurait
d'autre sens chez Levinas que de découvrir à la racine du libéralisme un
racisme nouveau: l'antisémitisme. Le Juif peut-il sans prétention indue
revendiquer une telle différence?

29 «Judaïsme privé», dans Évidences, n° 18, 1951, p. 19.


30 Nous dirions plutôt: «Un goût de sainteté».
La «Kehre» levinassienne 145

Ce qu'il nous importe de souligner à présent, c'est que ce monde


qui s'oppose à l'existence juive, ce monde donc antisémite, est bien le
monde libéral chéri dans les «Réflexions». Le monde de l'existence non
juive duquel se déprend «Être Juif» est-il identifiable, sans autre
nuance, au monde libéral des «Réflexions»?
D'entrée de jeu, Levinas qualifie le monde de l'existence non juive
de «chrétien ou libéral» (*, 254), mais le mot n'étant pas la chose,
examinons de plus près ce que recouvre cette appellation. Tout comme dans
les «Réflexions» à la recherche d'une «vraie liberté» qui «exigerait un
vrai présent», un «vrai commencement» (Hit, 29), «Être Juif» prétend
que le monde libéral se comprend «à partir du présent» (*, 257). Cette
liberté, rappelons-nous, «à parler absolument, <...> n'a pas d'histoire» (Hit,
29), laquelle est «la limitation la plus profonde, la limitation
fondamentale» (Hit, 29). Ainsi le monde libéral caractérisé dans «Être Juif» se doit
d' «ignorer l'histoire». Le contraire serait en effet de s'attacher à nos
particularismes, lesquels sont malgré nous, indépendants de notre volonté.
L'autonomie ainsi acquise et la fraternité qui en découle procèdent d'un
athéisme de principe: «tous» sont de «père inconnu» (*, 258), lequel
n'est plus sujet de désir. Le christianisme participerait à ce volontaire
parricide dans la stricte mesure où «son originalité a consisté à reléguer au
deuxième plan ce Père auquel le Juif est accroché comme à un passé, et à
n'accéder au Père qu'à travers le Fils incarné, c'est-à-dire à travers une
présence, à travers sa présence parmi nous.» (*, 258)
Que dire de «l'approfondissement scientifique de la réalité» (*, 258)?
Nous ne trouverons pas davantage de divorce entre la pratique et la
théorie, toutes deux étant articulés en fonction du présent. La «raison qui
pénètre la matière» (Hit, 32) ou le «fondement idéaliste de la science
moderne» (*, 258) consiste à «remplacer l'origine par la liberté, c'est-à-
dire, en fin de compte, par le présent, par cette façon de trancher sur le
temps et sur sa continuité, d'interrompre, de venir à partir de rien, c'est-
à-dire à partir de soi.» (*, 258). La référence à Kant domine à nouveau
la description du monde libéral. D'un texte à l'autre, l'universalisme de
l'autonomie, que l'expression «tous de 'père inconnu'» (*, 258)31
révèle, détermine inlassablement le monde libéral.

31 Ainsi s'exprime Kant dans La religion: «[...] (car nous ne comprenons rien au
rapport transcendant qui unit l'homme à l'Être Suprême) [...]». Kant, La religion dans
les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin,
éd. de poche, 1994, p. 108.
146 Michel Delhez

Deux éléments nouveaux cependant se greffent sur l'article «Être


juif». Le premier: le judaïsme32 ne se reconnaît plus dans ce monde
libéral qui voulait l'assimiler. Le deuxième: le paganisme devient une
des versions de ce monde libéral. Deux éléments doivent donc être pris
en compte pour approcher la signification de la différence entre racisme
et antisémitisme, différence, avons-nous précédemment dit, qui marque
l'œuvre de Levinas. Comment en effet établir une telle différence dans
le cadre sémantique du monde libéral? Tous ne sont-ils pas les mêmes?
Ne serait-ce pas plutôt relancer le racisme que de vouloir la différence
pour soi? A moins que cette différence n'ait d'autre signification que de
faire mémoire, le seul désir de ne pas oublier le génocide juif que fut
Auschwitz. En ce cas, il faudrait non pas parler de 'mouvement contre le
racisme et l'antisémitisme', mais élargir la liste et rappeler en outre l'an-
titziganisme, sans taire le génocide arménien que Levinas demandera de
reconnaître en signant, avec d'autres personnalités, la pétition «Pour la
vérité sur le génocide arménien» et que publie le Figaro du 18 juin
1987. Le monde libéral n'a pas les moyens, sous peine de se rendre
coupable de racisme nouveau, de faire une telle différence. Pour
l'instant, nous pouvons seulement soutenir que Levinas aggrave le tableau
qu'il peint du monde libéral dans l'hypothèse où le paganisme serait,
d'une façon ou d'une autre, son ombre. L'antiracisme libéral serait sans
effet en ce qui regarde l'antisémitisme.

Avant d'en arriver à caractériser l'existence juive, seule désormais


face au monde libéral, qui est dominé par le présent, c'est-à-dire par
l'autonomie, comment Levinas intègre-t-il le paganisme au libéralisme
qu'il repousse désormais? En modifiant sa description du paganisme?
Celle du libéralisme? Nous avons pu juger: le monde libéral garde les
mêmes traits d'un texte à l'autre. Le paganisme, dès lors?
Son approche se voit en effet approfondie dans sa description, et
pour cause puisque celle-ci croise dangereusement celle du judaïsme. On

32 On s'interdit de comprendre l'œuvre de Levinas en la ramenant à une opposition


de principe «entre le paganisme, enfermé dans le monde, impuissant à le quitter et le
judaïsme, l' antipaganisme par excellence, car sans assise définitive dans le monde»
(Ab, 102) puisque si dans tous les cas de figure envisagés, le judaïsme se voit en effet
opposé au paganisme (1- Libéralisme — hitlérisme. 2- Surnature — Nature. 3- Philosophie
du passé- philosophie du présent), il varie quant à son sens. Se reconnaissant dans le
libéralisme et s 'assimilant à lui avant la Kehre, le judaïsme de Levinas se retrouvera seul
face au paganisme comprenant cette fois le libéralisme tel que défini auparavant.
La «Kehre» levinassienne 147

ne saurait être trop attentif. Les «Réflexions» stigmatisent le paganisme


rivé à son particularisme mais attaché à cette adhérence même, se
signifiant par là même. L'histoire passait pour être le lieu de cette
identification ou de cet attachement, l'autonomie s'en abstrayant. Ainsi Levinas
pouvait-il écrire au sujet de l'homme libéral qu'il opposait au raciste:
«L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. A parler
absolument, il n'a pas d'histoire. Car l'histoire est la limitation la plus
profonde, la limitation fondamentale.» (Hit, 29).
«Les mystérieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé
auxquels le corps sert d'énigmatique véhicule» deviendraient-ils gage de
sens? Notion de passé ou d'histoire dont l'ignorance caractérise
l'homme libre. Or «ignorer l'histoire» vise, mais critiquement cette fois,
l'homme du monde libéral. La limitation par l'histoire, loin de signifier
comme auparavant l'impossibilité pour l'homme d'être libre, devient
la condition juive par excellence. La «passivité» (*, 261), chère à
Autrement qu'être se donne ici à penser. «Le passé que la création et
l'élection introduisent dans l'économie de l'être» (*, 261), où pouvait se
reconnaître le particularisme raciste, devient l'essence même de
l'existence juive. Rien ne permet plus de distinguer l'un de l'autre et encore
moins de comprendre que le paganisme, entre-temps, soit devenu l'allié
du libéralisme dont le leitmotiv de l'autonomie sert la cause des Droits
de l'Homme.
Ce qui fera la différence et renverra le paganisme, et sa haine de
l'autre homme, du côté du libéralisme, comme étant son ombre, pour
asseoir seul face à ce camp le judaïsme en question, c'est
l'approfondissement de cette notion de passé, lequel va de pair avec celui du
futur. Ainsi, en 1947, Levinas, au cours de la même année, privilégie
exclusivement le passé dans «Être Juif» alors que Le temps et l'autre, ne
nous entretiendra que du futur.

Rue de Morimont, 21 Michel Delhez.


B-1435 Mont-Saint-Guibert

Résumé. — Dans un essai qui accompagne la réédition des Quelques


réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, Miguel Abensour ramène toute
l'œuvre de Levinas à «l'opposition de départ entre le paganisme, enfermé dans
le monde, impuissant à le quitter, et le judaïsme, l' antipaganisme par excellence,
car sans assise définitive dans le monde». Cet essai passe sous silence le renvoi
ou l'assimilation ultérieure du paganisme au libéralisme que Levinas pratique
effectivement dans Être juif où le judaïsme décrit est sans commune mesure
148 Michel Delhez

avec celui conçu dans Quelques réfllexions. Ainsi l'A. met-il en question la
conviction d'Abensour de pouvoir lire dans l'œuvre de Levinas l'assurance «d'une
condition juive assumée sans détour». Ce tournant des Quelques réflexions à
Être juif, cette Kehre, qui affecte le sens de toutes les catégories lévinassiennes,
n'est pas due aux circonstances. Elle révèle, affirmera l'A. par ailleurs, le
conflit intérieur qui innerve l'œuvre de Levinas dans son intégralité: celui entre 1'
«appartenance», littéralement problématique, au «judaïsme» et la «fidélité»,
intéressante, aux «exigences» que le judaïsme devrait, toujours selon Levinas,
impliquer.

Abstract. — In an essay accompanying the réédition of Quelques


réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, Miguel Abensour reduces the entire
work of Levinas to «the opposition from the start between paganism, enclosed
in the world, unable to leave it, and Judaeism, antipaganism of the first order, as
it has no definitive foundation in the world. » This essay omits the referral of or
the later assimilation of paganism to liberalism, which Levinas effectively
practises in Être juif, in which the Judaeism described is entirely different from that
portrayed in Quelques réflexions. Thus the A. questions Abensour' s conviction
of being able to read in the work of Levinas the assurance «of a Jewish
condition straightforwardly taken up». This turning-point or Kehre between Quelques
réflexions and Être juif, which affects the meaning of all of Levinas' categories,
is not due to circumstances. It reveals, as the A. also affirms, the interior
conflict which is the nerve centre of the whole of Levinas' work: that between the
literally problematic «belonging to Judaeism», and the interesting «fidelity» to
the «demands» which Judaeism, as Levinas sees it, should always imply.
(Transi, by J. Dudley).

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