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"Cette mauvaise réputation ..."

«Spéeialistes homologués par des autorités inconnues,


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tent de tres haut toutes mes sottes erreurs, détestables
talents, grandes infamies, mauvaises intentions ... »

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407002

A 40700 & catégorie 1


Guy Debord

"Cette mauvaise
. ... "
reputatlon
~
«J'espère ... m'être tenu à la règle
que je m'étais fixée au commence-
ment de mon discours. J'ai tenté
d'annuler l'injustice de cette mau-
vaise réputation et l'ignorance de
l'opinion. »
En mai dernier, à l'occasion de la réédition
d'un livre de 1985 dans lequel j'avais été
amené à nier, assez aisément d'ailleurs, ma
douteuse culpabilité dans un assassinat,j'esti-
mai qu'il convenait déjà d'évoquer la moder-
nisation de la critique que ce temps a pu des-
tiner à me contredire (il est vrai que j'ai eu
toutes sortes d'aventures, et je conviendrai
qu'aucun genre n'a pu venir pour améliorer
les autres. Je n'ai pas cherché à plaire).
j'écrivais donc d'une telle critique toujours
mieux complétée: «Désormais, pour me
faire une mauvaise réputation, elle va accu-
muler, sur chaque sujet, les dénonciations
péremptoires. Spécialistes homologués par
des autorités inconnues, ou simples supplé-
tifs, les experts révèlent et commentent de
très haut toutes mes sottes erreurs, détes-
tables talents, grandes infamies, mauvaises faillit bien réussir». Il ne dit pas comment j'ai
intentions.» Je vais maintenant en apporter fait, ni si l'idée était bonne.
assez de preuves.
Dire que j'ai bien failli réussir me paraît
Je me limiterai aux plus étourdissantes choquant. La réussite sociale, sous quelque
séries d'exemples évoqués dans les propos forme que ce soit, n'a pas figuré dans mes pro-
jets. D'un autre,côté,je pense qu'il m'était, en
des médiatiques de mon pays, durant les
quelque sorte, impossible d'échouer, puisque,
années 1988 à 1992; et je publierai avec pré-
ne pouvant faire rien d'autre, j'ai certaine-
cision les documents en suivant l'ordre chro-
ment fait ce que je devais. Pensant, presque
nologique, qui est plus impartial. Dante disait
sur tous les points, le contraire de ce que
que c'est plutôt avec le couteau qu'il faudrait
presque tout le monde pensait, j'ai réussi à le
répondre à des arguments d'une telle bestia- dire assez publiquement, et la catastrophe
lité. C'était un autre temps. Je ferai parfois annoncée de toute une société a depuis
quelques observations modérées: sansjamais démontré que je ne manquais pas d'esprit. Je
penser à me faire passer moi-même pour ne crois quand même pas avoir été, en plus,
meilleur que je ne suis. astreint à l'obligation de réussir à convaincre
de mes bonnes raisons des gens qui étaient
En janvier 1988, le très vulgaire magazine profondément attachés à des perspectives
illustré Globe me range parmi des «Grands contraires, ou au moins stipendiés pour faire
Silencieux », qui se tiendraient à l'écart des semblant d'y croire. j'ai réellement essayé,
vulgarités médiatiques; dans l'étrange com- mais pas au delà de mon talent, ni des jours
pagnie, notamment, d'un général François historiques. Un trait de caractère m'a,je crois,
Mermet, alors chef des services secrets fran- profondément distingué de presque tous mes
çais, et de Jacques Focart, si longtemps contemporains, je ne l'aurai pas dissimulé: je
«homme de l'ombre» pour les menées capi- n'ai jamais cru que rien dans le monde avait étéfait
talistes en Mrique. Il révèle que ce Debord, dans l'intention précise de me faire plaisir. Les
«seul rival du marxisme régnant,jeta la géné- caves, pour dire le vrai, raisonnent toujours à
ration de 68 à l'assaut du Vieux Monde et l'inverse. Je ne pensais pas non plus que nous
étions là pour réussir de bonnes affaires; je masse ment ou se trompe sur tout ce qui
doutais même fort de leur agrément. Je n'ai peut se rapprocher d'un commencement
été le rival de personne. d'intérêt. Et ce n'est pas par un regrettable
hasard :c' est sa fonction comme culture de
masse. C'est seulement dans un tel contexte
que l'historien Pascal Dumontier, qui a écrit
En mai 1988, la revue Le Débat, dans une en 1990 Les Si.tuationnistes et Mai 1968, est
rubrique intitulée Dictionnaire de notre époque, amené à faire cette remarque : «Effective-
me définit ainsi : «L'homme le plus secret ment, il faut rappeler que seules les sources
pour l'un des sillages publics les plus signifi- issues de l'1.S. ou de ceux qui leur furent
catifs des vingt-cinq dernières années ... à proches nous permettent d'en parler un tant
l'âge de la culture de masse, Debord et ses soit peu.}) Cette étonnante absence de toute
compagnons situationnistes auront fourni autre source indépendante, touchant l'I.S.,
l'exemple achevé des ressources de la mino- dans l'information contemporaine, ne peut
rité active, auréolée de son mystère et trans- être attribuée au succès de la conspiration
formant son absence même en principe situationniste; mais plutôt au changement
d'influence.» Ici, on voudrait prétendre se de l'état du monde. C'est ainsi que déjà vers
placer plus haut, à l'étage de la pensée histo- 1960 en Europe occidentale, «la police de
rique, mais en réalité aujourd'hui elle ne la pensée» médiatique pouvait traiter des
peut plus être, là, rien de mieux que le des- revues et des livres qui paraissaient légale-
sus du panier d'une néo-université se coop- ment, et qui étaient très lus.
tant avec l'aide des media. Comment peut-on
transformer son absence même en principe Ce même Débat a d'ailleurs vite compris
d'influence? C'est idiot. Peut-on imaginer que j'avais ajouté, à la déplaisante aventure,
quel puéril rituel conspiratif pourrait être quelques défauts qui m'étaient personnels:
propre à auréoler de mystère un quidam? «Ce qui a fasciné chez Debord, c'est un style.
Ceux qui ont eux-mêmes tout cru pensent Son impact: le résultat électrique d'une apo-
tout croyable. Ils savent très pertinemment, logie du dérèglement de tous les sens coulée
mais ne doivent pas dire, que la culture de dans la fermeté froide d'une prose classique,
quelque part entre Retz, Saint:Just et le Marx avait paru digne de si graves méfiances: «Où
pamphlétaire.» On est facilement coupable l'on voit l'aspiration radicale à la pureté se
d'avoir du style, là où il est devenu aussi rare mettre i jouer à l'intérieur contre l'entre-
de le rencontrer que la personnalité elle- prise révolutionnaire et en défaire la possibi-
même. N'est-ce pas avouer son manque de lité concrète au nom même de la sublimité
considération pour l' espri t démocratique- de ses fins.» Le mot dit beaucoup. Cela est
spectaculaire? J'ai été assurément allergique écrit en 1988. .11 faut donc que l'auteur à
aux méthodes de dérèglement des sens qui ce moment pense encore que «l'entreprise
ont été fabriquées par l'industrie des temps révolutionnaire ... concrète» existait bel et
récents, mais je ne m'étonne pas d'être bien chez les bureaucrates gouvernant la Rus-
intemporellement réputé vouloir encourager sie et divers États satellites. L'imposture ne
au dérèglement de tous les sens, avec ce devait tomber en poussière que dix-huit mois
voyou de Rimbaud, aux yeux de modestes plus tard.
fonctionnaires qui se sont toujours et partout
crus obligés de respecter le moindre règle-
ment des modes de l'instant. L'évocation
indignée de la clarté du langage paraît char- En mai 1988, vient le tour d'un pam-
gée de rappeler l'offensante aristocratie, phlet de 35 pages serrées intitulé Échecs si-
et donc d'odieux temps moins scolarisés, tuationnistes (B.P. n° 357 - 75968 Paris
c'est-à-dire moins riches en diplômes. Les CEDEX 20). Les auteurs, Laura Romild et
exemples des auteurs classiques cités, et ils Jacques Vincent, semblent avoir cherché à ne
n'ont pas été choisis innocemment, ont été rien oublier de tout ce qui serait susceptible
tous trois des gens dangereux: ils ont du sang d'établir la pertinence du titre. On ne sait qui
sur les mains, ayant participé à des guerres ils sont, ce qu'ils ont fait, ce qui cause encore
civiles. Ils ont donc fait figure, en divers leur vive passion présente. Ils y vont si gaie-
moments, d'ennemis du Consensus. Ces pré- ment qu'il devient vite difficile de com-
paratifs bien conduits, Le Déhat peut alors pro- prendre comment leur ouvrage a pu rester
duire avec assurance l'explication définitive nécessaire pendant une si longue période, vu
d'un personnage qui, au premier instant, lui le malheureux sujet. Qu'est-ce donc qu'un
monde où de tels échecs ne s'oublient pas de son livre : "tout ce qui était directement
d'eux-mêmes; laissent de si tenaces jalousies? vécu s'est éloigné dans une représentation",
Ils paraissen t vouloir faire penser que leur est faux. Il amalgame dans le même terme de
motivation principale, c'est la pitié qui les a représentation des choses différentes et incom-
émus quand ils ont pu mesurer les ravages patibles. Il mélange la représentation poli-
entraînés, sur tant de pauvres gens, par cette tique, la délégation de pouvoir, avec ses homo-
«idéologie », qui les aura donc si facilement nymes que sont la représentation-spectacle ... »
détruits : «Elle fut déterminante dans la vie On m'en dira des plus incompatibles encore,
de milliers de personnes, qui fondèrent sur mais ce sera peine perdue.
ces théories critiques implacables des espoirs
démesurés, et qui se lancèrent à cause d'elles «Acharné à se bâtir une gloire rétrospec-
dans des entreprises aberrantes! » tive, Debord fut le chef de parti le plus mau-
vais du siècle. Il n'a réussi en trente ans
Et pourquoi donc? «À la lutte réelle, les d'autorité incontestée qu'à discréditer com-
situationnistes préfèrent l'affectation d'un plètement sa cause et sa personne.» Où
combat solitaire et désespéré contre le "spec- auraisje ainsi mené de telles foules obéis-
tacle" érigé par leurs soins en mal orwellien, santes? On prétend donc, assez cyniquement,
alors que ce "totalitarisme" inventé de toutes que j'ai recherché, ou exercé, une autorité. En
pièces est un pur effet d'autosuggestion.» On fait, j'ai veillé, on le sait, à ce que le fameux
pouvait savoir qu'Orwell aussi était suspect: «prestige de l'I.S.» ne s'exerce ni trop, ni
on voi t d'où il venait «< Les anarchis tes trop longtemps. Une seule fois dans ma vie,
avaient toujours effectivement la haute main le 14 mai 1968,j'ai signé une circulaire lan-
sur la Catalogne et la révolution battait cée de Paris Aux membres de 1I.S., aux cama-
encore son plein»). Il n' avait donc usurpé rades qui se sont déclarés en accord avec nos thèses,
sa gloire rétrospective que de la descrip- qui disait ce qu'il fallait faire maintenant. Je
tion d'un totalitarisme imaginaire. Et moi, pense que c'était juste, et aussi le juste
de quelle ruse encore plus triviale? «Le moment. Mais on croirait que j'ai déchaîné
présupposé philosophique et psychologique plutôt le feu nucléaire en voyant de tels excès
de Debord, avancé dans la première "thèse" d'horreur vingt ans plus tard.
politique.)«Alors que les hommes politiques
« Debord considère le monde comme un de n'importe quelle tendance passent leur vie
échiquier, et ceux qui gouvernent ne font pas à détourner des fonds de n'importe quelle
autrement. (...) Il a montré autrement son provenance au profit de leur propagande, les
manque d'humanité, croyant montrer là de la terribles situationnistes qui n'ont même pas
force, particulièrement à chaque occasion où eu à se salir les mains pour en avoir autant
il a honteusement dénigré les exclus du situa- qu'ils voulaient n'ont su en faire que des
tionnisme, qu'il avait bel et bien acceptés cocottes en papier!» Il faut remarquer que
auparavant, tels qu'ils étaient... » Il faut donc ces deux-là paraissent les deux derniers en
penser que même à ne considérer que ceux France à croire niaisement que l'argent
qui ont eu l'occasion de participer à cette 1.5. détourné par les politiciens aurait réelle-
volontairement si restreinte,j'en avais encore ment pour but, civiquement nécessaire en
bien trop séduit! (Mais, «tels qu'ils étaient», somme, le financement des partis politiques,
avaient-ils su tous rester?) «Le langage de la «sans enrichissement personnel », comme
séduction, lorsqu'il sert à communiquer une s'expriment toujours les amnisties. Partant de
théorie par surcroît, est le langage de la ce faux exemple, ils m'inventent, pour me le
vente, c'est-à-dire de la prostitution.» On reprocher dans le même instant, l'imbécile
reconnaît à de tels buts des «bourgeois », et projet, mû par on ne sait quel incroyable scru-
même des «rentiers ». pule, de n'avoir peut-être rien recherché
d'autre que la publication de livres.
«Le slogan de ce bluff, c'est "Ne tra-
vaillezjamais". » Est-ce un bluff si facile à sou- Je connais très bien mon temps. Ne jamais
tenir? Contradictoirement, les auteurs de ce travailler demande de grands talents. Il est
pamphlet éclairé prétendent m'apprendre à heureux que je les aie eus. Je n'en aurais
arnaquer mieux. j'aurais dû faire meilleur manifestement eu aucun besoin, et n'en
usage de tout l'argent soustrait, ou plutôt si aurais certainement pas fait usage, dans le
scandaleusement taxé, chez Lebovici, disent- but d'accumuler des surplus, si j'avais été
ils comme s'ils pouvaient savoir de près tout originellement riche, ou si même j'avais
ce qui caractérise l'opération. (je ne fais pas de au moins bien voulu m'employer dans un des
quelques arts dont j'étais peut-être plus
capable que d'autres, en consentant une Romild et Vincent ajoutent maladroitement
seule fois à tenir le moindre compte des goûts cette seule explication que l'on sente réaliste
actuels du public. Ma vision personnelle du quant à la nécessité de ce libelle: «Debord et
monde n'excusait de telles pratiques autour les situationnistes sont nos dernières photos-
de l'argent que pour garder ma complète souvenirs de mai 68, quand tous les autres
indépendance; et donc sans m'engager effec- protagonistes de l'affaire se sont rangés, se
tivement à rien en échange. L'époque où tout sont vendus, ont tout oublié.» Voilà pourquoi
se dissolvait a beaucoup facilité mon jeu à cet on peut, si tardivement, mériter enfin que
égard. Le refus du «travail» a pu être incom- Laura Romild et Jacques Vincent se mettent à
pris et blâmé chez moi. Je n'avais certes pas l'.ouvrage pour vous tresser des lauriers spé-
prétendu embellir cette attitude par quelque Claux.
justification éthique. Je voulais tout simple-
ment faire ce que j'aimais le mieux. En fait,
j'ai cherché à connaître, durant ma vie, bon
nombre de situations poétiques, et aussi la Dans Le Monde du 22 juillet 1988, Roger-
satisfaction de quelques-uns de mes vices, Pol Droit écrit: «Par temps de tapages, il faut
annexes mais importants. Le pouvoir ny figu- quelque fermeté pour cultiver l'ombre. Guy
rait pas. j'aime la liberté, mais sûrement pas Debord est devenu célèbre en secret. Critique
l'argent. Comme disait l'autre: «L'argent radical de la société actuelle, il s'emploie
n'était pas un désir de l'enfance.» depuis trente ans à défaire le système géné-
ral d'illusion qui englue l'Est comme l'Ouest.
Je pense qu'on ne peut croire, avec cela, Membre de l'Internationale situationniste
que je me soisjamais montré trop séduisant, dont il fut l'un des fondateurs, il a notam-
dans la société présente, puisque je n'ai en men t publié La Société du spectacle. Il a signé
aucun cas dissimulé quel mépris me parais- plusieurs films, et diffusé bon nombre de
saient mériter ceux qui, à tant de sujets, textes sous divers pseudonymes, pas tous
avaient si tranquillement rampé dans les illu- identifiés. La plupart n'en savent pas beau-
sions établies. coup plus. Debord est en effet passé maître
dans l'art de brouiller les pistes et de semer enfin révélés. Et alors M. Droit passant pour
des silences au creux des phrases, sans laisser connaisseur, ce grossier maspérisateur se
de traces. On le reconnaît seulement à des proposerait peut-être pour les authentifier?
formules effilées comme un scalpel, à une Il touche à une sorte d'humour métaphy-
prose froide, d'une dureté exemplaire. À sique en apportant cette preuve absolue,
cet égard, pas de doute : ces Commentaires selon laquelle, cette fois - on sent bien que
sur la société du spectacle sont bien de Guy l'on ne pourrait pas dire cela de n'importe
Debord, ayant adopté pour une fois son nom qui -, j'en serais même venu à adopter
comme pseudonyme. Vingt ans après, le mon propre nom comme pseudonyme : en
diagnostic qui a fait sa renommée et assuré somme, ce n'est plus rien d'autre qu'une
son influence - considérable en certains question de terminologie. Je ne sais ce que
milieux - paraît largement confirmé par les l'on prétend insinuer en rappelant que j'ai
faits. » acquis une influence considérable «en cer-
tains milieux ». De quels milieux peut-il s'agir?
Je n'ai jamais rien publié sous un pseudo- Il ne faut s'attendre à rien de recomman-
nyme. C'est précisément parce que la vérité dable,je présume.
se trouve être telle que ce médiatique doit
évoquer divers pseudonymes, et qui ne sont «Ces faux-fuyants et ces propos codés
«pas tous identifiés ». C'est pour donner peuvent irriter ou faire rire. À force de voir
trompeusement à penser qu'il aurait par lui- des espions partout, serait-ce que Debord, au
même réussi à en identifier au moins un, et lieu de démonter la machine façon Kafka qui
plutôt six ou huit. Mais non, ce n'est qu'un broie l'humain, a finalement sombré dans un
mensonge. On souhaite, bien sûr, ajouter brouillard façon John Le Carré? Il semble. »
beaucoup à mon genre interlope. Ces pseu- L'ignorance a toujours tort de faire connaître
donymes imaginaires pourraient peut-être son avis; l'incompétence dans le jugement
établir que j'aurais bel et, bien consenti à tra- des ouvrages littéraires de son époque est tout
vailler; et alors à quoi? A moins que l'on ne particulièrement ridicule. On admet facile-
prévoie, en édition posthume, d'illustrer de ment, depuis plus de soixante ans, et même
quelques faux utiles de tels pseudonymes sans l'avoir lu, que Kafka annonçait une
grande part sinistre de l'esprit de ce siècle. De qui domine leur emploi (au chapitre xxx de
même que l'on s'est depuis plus longtemps ces Commentaires de 1988). On aura pu assez
refusé à admettre que Jarry en annonçait une vérifier tout cela dans les années qui devaient
part beaucoup plus énorme. Ce sont ceux qui immédiatement suivre, quand tant de puis-
savent ce qui se passe dans le monde, qui sances en sont venues à se dissoudre. Le
goûtent ceux qui savent en parler. André Bre- Carré n'est qu'un littérateur surfait, sans
ton, dans l'Anthologie de l'humour noir, avait le moindre intérêt historique, qui ne s'est
sur-le-champ montré dans Jarry la préfigura- occupé qu'à illustrer les truismes les plus écu-
tion des discours des «procès de Moscou ». Et lés du pseudo-axe de partage éthico-cosmolo-
depuis nous avons pu voir, partout sur la pla- gique de la prétendue Guerre Froide. Il y
nète, du Kremlin à Bucarest, en passant par avait beaucoup plus de talent, et de vérités
Pékin et le bureau politique du Parti commu- reconnaissables chez Francis Ryck, dans Le
niste yéménite, les règlements de comptes ou Compagnon indésirable, et ailleurs.
remplacements soudains des pouvoirs totali-
taires modernes menés dans le style exact des On veut plaisanter en disant que je m'em-
exécutions putschistes d' Ubu roi (<<Jetâcherai ploie «depuis trente ans à défaire le système
de lui marcher sur les pieds, il regimbera, général d'illusion qui englue l'Est comme
alors je lui dirai : merdre, et à ce signal vous l'Ouest». Je me suis employé d'abord et
vous jetterez sur lui»). Il n'est pas vrai non presque uniquement à vivre comme il me
plus que j'aie pu en quoi que ce soit m'exa- convenait le mieux. Et en outre,je n'ai pas eu
gérer l'importance des «espions », comme la vaine prétention abstraite de sauver le
développement quantitatif du métier, puis- monde; j'ai tout au plus pensé à rendre ser-
qu'il reste la seule branche qui échappe vice à ceux que je considérais comme mes
aujourd'hui au chômage, et presque le seul amis. L'Est aussi bien que l'Ouest, j'ai tou-
débouché des études littéraires, et moins jours été sûr que toutes leurs illusions
encore que j'aie reconnu une notable utilité seraient forcément changées, incessamment,
qualitative à leur engagement massif pour la après la totalité des désastres et catastrophes
persistance des pouvoirs existants. J'ai noté qu'elles allaient entraîner inévitablement. La
clairement la loi de rentabilité décroissante moitié de ce chemin paraît maintenant avoir
été parcourue. M. Droit sera peut-être encore de réflexes. Quel besoin a-t-on de «faire un
plus irrité; mais rira deux fois moins. L'Ouest portrait» de moi? N'aije pas fait moi-même,
en est presque arrivé à être dans un aussi dans mes écrits, le meilleur portrait que l'on
mauvais état. Au chapitre VII des mêmes Com- pourra jamais en faire, si le portrait en ques-
mentaires, j'avais dit qu'il fallait ajouter un tion pouvait avoir la plus petite nécessité? En
résultat négatif central «à cette liste des quoi d'autre pourraisje davantage intéresser
triomphes du pouvoir », au moment où la mes contemporains qu'en exposant ce
société du spectaculaire-intégré croyait qu'étaient, selon moi, certains aspects cru-
n'avoir plus qu'à téléguider sans réplique un ciaux et terribles de la vie qui leur était faite,
seul monde consensuellement unifié dans
et dont généralement les responsables du
l'illusion: «Un État, dans la gestion duquel
cours des choses ne voulaient pas qu'ils aient
s'installe durablement un grand déficit de
la tentation de les regarder de trop près? Je
connaissances historiques, ne peut plus être
méprise la presse, j'ai raison; et voilà pour-
conduit stratégiquement. »
quoije refuse depuis toujours toute interview.
Je la méprise pour ce qu'elle dit, et pour ce
qu'elle est. Je ne suis évidemment pas le seul,
L'Événement du Jeudi écrit le 15 dé- mais sans doute celui qui peut le dire le plus
cembre 1988, sous la signature d'un André franchement, sans aucune gêne: c'est parce
Clavel: «Faire un portrait de Debord relève que je me trouve peut-être le seul qui ne
donc de la gageure. Il méprise la presse, me soucie aucunement de ses méprisables
refuse toute interview, entretient de machia- éloges, et pas davantage de ses blâmes. Voilà
véliques énigmes autour de sa personne. Pas donc ce qui est appelé, dans la vision inver-
un mot le concernant sur la couverture de sée du spectacle, entretenir «de machiavé-
son dernier essai... » On voit ce qui est devenu liques énigmes autour de sa personne» (c'est
la norme d'aujourd'hui, non sans beaucoup ce que l'homme du Monde- tant pis sije me
de raisons fort utilitaires, mais qu'il était déjà trompe - trouvait être «passé maître dans
en fait si extraordinaire de penser, avant un l'art de brouiller les pistes et de semer des
très récent conditionnement de telles sortes silences au creux des phrases ... »).
«Parmi ceux qui ont grandi sur les brûlots
de Mai 68, il est sans doute le seul à avoir
poussé la radicalité aux limites du paradoxe, En décembre 1988, dans la revue Art press,
presque du suicide intellectueL» L'impréci- un M. Joseph Mouton publie des Commen-
sion du langage est désormais utile aux jour- taires sur les commentaires de Guy Debord. Je ne
nalistes, et cela tombe bien, puisqu'ils seraient sais quelle confiance méritent les informa-
presque tous incapables d'écrire mieux. Que tions d'Art press mais, si on les croit, M. Mou-
veut dire exactement cette image usée : ton enseignerait l'esthétique à l'École d'Art
«grandi sur les brûlots de Mai" ?j'avais trente- de Nice. Il donnerait ainsi une preuve de son
six ans en 1968,je n'étais plus un enfant. C'est existence et de la vérité de son patronyme;
avant que j'avais fait le pire. Grandi doit pro- car sinon, on aurait pu croire qu'il avait lui-
bablement s'entendre au sens social de succès. même choisi pour le coup un humoristique
Comme le plaidait, en 1971, dans un procès pseudonyme. Ce fonctionnaire semble en
littéraire, un avocat qui me reprochait d'avoir effet avoir été appelé cette année-là comme
rompu unilatéralement, et sans raison, le consultant pour choisir les meilleures façons
contrat qui m'avait lié à mon premier édi- de contredire mon inquiétante critique, et ses
teur : «depuis que M. Debord a fait sa points de départ atypiques. Voilà- et chacun
réputation et sa fortune sur les malheurs de de ses mots mérite d'être pesé - ce qu'en
son pays". Ici, on irait presque jusqu'à me pense d'entrée de jeu l'esthète:
plaindre d'avoir dû m'aventurer jusqu'aux
limites du «suicide intellectuel,,; c'est-à-dire à «Il est difficile d'écrire sur Guy Debord. On
ne pas du tout vivre comme un quelconque peut certes tourner la difficulté en écrivant
médiatique, ou médiatisé. Mais puisque juste- sur lui sans l'avoir lu (c'est à vrai dire le
ment je ne le voulais pas, ce fut plutôt une satis- moyen le plus sûr) ; on peut aussi le décréter
faction constante. Le véritable suicide intellec- fou et barrer tout son livre d'un trait de
tuel a frappé au contraire dans l'instant ceux plume psychiatrique (c'est là la médecine la
qui ont fait confiance aux bonnes idées et aux plus expéditive); on peut encore le ren-
bonnes affaires d'une société en liquidation. voyer à cette période noire qui précéda le
consensus et l'oublier avec elle en l'accusant précisément formés pour n'adhérer qu'à ce
d'archaïsme (c'est l'esquive la plus moder- qu'ils entendent redire de tous les côtés dans
ne); on peut enfin, convaincu par l'auteur la chambre d'échos de l'instant même, et à
que son livre traite de "questions graves", se réagir avec horreur contre ce qu'ils soup-
laisser aller à en discuter le contenu, mais çonnent de n'être plus agréé par la dernière
alors on risque d'écrire d'après lui et non mode médiatique. Tout se passe comme si
plus surlui (et c'est là, bien sûr, le danger).» Goya ou Turn~r n'étaient admirables l'un
ou l'autre, mais pas simultanément, qu'aux
On ne peut contester à M. Mouton une jours où sont organisées leurs grandes expo-
grande lucidité, une bonne connaissance du sitions. M. Mouton n'est pas dupe de telles
sujet, une vraie maîtrise de son métier. Je niaiseries. Il sait que ce Consensus bientôt
crois qu'il a vu et a dit l'essentiel, dans l'ordre mondialisé ne fera figure d'aboutissement du
de préférence qui doit être effectivement monde, et même, dans la pensée nippo-
choisi. La solution la plus recommandable, et américaine, d'heureuse «fin de l'histoire",
la plus sûre, est naturellement que l'on ne que pendant très peu de trimestres. C'est
puisse pas me lire (les maisons d'édition sont pourquoi, convaincu que «l'esquive la plus
mortelles), et que ceux qui encore se mêlent moderne" va être aussi celle qui se démodera
d'écrire sur moi aient été intégralement le plus vite, il ne la cite qu'en troisième posi-
informés sur d'autres sources, plus respon- tion. La plus funeste, et il a raison de la pros-
sables. La solution psychiatrique est sans crire par-dessus tout, ce serait «se laisser aller
doute plus expéditive, et faisait grand usage à en discuter le contenu". Par un tel recours
dans la Russie dite si longtemps et si fallacieu- à la barbarie du XIXe siècle on risquerait en
sement «soviétique,,; mais elle n'est pas effet «d'écrire d'après lui et non plus sur lui
sûre. Déclarer plutôt toute ma problématique (et c'est là, bien sûr, le danger)". L'histoire
théorique absolument périmée, parce qu'elle avait cent fois montré, dans les temps pré-spec-
était déjà formée dans les temps primitifs et taculaires, et depuis que les vieilles censures
obscurs qui précédèrent de plus d'une décen- avaient été s'abolissant, quelles difficultés et
nie le lumineux consensus, voilà qui est de quels troubles risquaient de surgir dans les
bonne guerre: les êtres consensuels ont été sociétés quand on avait l'archaïque habitude
d'écrire quelquefois d'après ce qu'avaient dit tout la faiblesse, et M. Mouton la déplore
certains auteurs, qui étaient peut-être mal- aussi. C'est cet incontestable et paranoïde
veillants. malheur du monde réel ainsi changé qui est
venu apporter à l'intelligence paranoïaque
M. Mouton a eu le tort, dans la suite de son une si grandiose et inattendue mutation
étude, de se laisser aller à certaines de ces brusque. Il suffisait de le savoir.
imprudences, que pourtant le rapport Mou- ,
ton lui-même avait très clairement condam- « On l'a compris, Debord est une intelli-
nées: il entre dans de trop dangereux détails gence paranoïaque. Or, face à l'obscurité
sur ma pensée et ce qu'il en pense lui-même. rationnelle dont s'enveloppent les sociétés
Et il est patent qu'il se rallie d'abord à l'expli- "post-industrielles", face à l'étrange miroite-
cation principale par la paranoïa, alors qu'il ment que réfractent en permanence tous leurs
avait avoué en commençant son peu de goüt éléments, il semble qu'une intelligence para-
pour un tel choix. Il est vrai que c'est au prix noïaque réussisse mieux ... » Ou bien: « coupée
d'une importante révision du concept même de son objet par une sorte de méfiance
de paranoïa. Ainsi que M. Roger-Pol Droit héroïque, l'intelligence paranoïaque est forcée
avait apporté en mon honneur une sorte de de faire dans la solitude un effort de logique ».
révolution spatiale an ti-euclidienne dans la Qu'est-ce qui peut vraiment assurer M. Mou-
vieille distinction-opposition du pseudonyme ton de ma « solitude»? Le simple fait que lui-
et du nom authentique, la paranoïa n'est plus même vienne de me garantir paranoïaque. Il
ce qu'elle était avant M. Mouton. C'était une relève ce détail que j'ai annoncé dès l'ouverture
attitude mentale qui justifiait par des rationa- de ce livre (mais l'aije effectivement réalisé?
lisations une erreur qui éloignait visiblement peut-être était-ce un leurre? peut-être le seul?)
de la compréhension réelle du monde. La que j'allais y mêler quelques leurres, et s'en
paranoïa des temps moutoniens est inverse: étonne: « Quel procédé baroque que d'avertir
elle paraît tomber plus près d'une compré- les gens qu'on va se moquer d'eux!» Et
hension exacte que la déficiente explication ailleurs, il croit pouvoir dire que « Debord ne
officielle du monde actuel, qui n'est autre fait plus donner la dialectique qui tenait
que l'explication spectaculaire. J'en ai vu par- une place si importante dans La Société du spec-
tacle». C'est que M. Mouton ne reconnaît
pas partout la dialectique, dont il a dû avoir
une approche assez rassurante et très schéma-
tique. Je pense que M. Mouton n'aime pas la
liberté.

En mars 1989, parmi une grande quantité


de ragots inventés, Actuel, qui veut résumer
l'histoire de l'Internationale situationniste,
note: « En mars 1962, le grand lessivage se
termine. Il aura fallu moins de deux ans pour
que Debord mette les quelque vingt artistes à
la porte de l'LS.» Un tel résumé vient juste
pour soutenir le point de vue nashiste du néo-
musée appelé « Centre Pompidou» ; lequel a
essayé de démontrer que le temps qu'avait en
vérité duré l'LS. s'était limité aux cinq ans de
la période 1957-1962. Les dix années sui-
vantes, dont il avait été fait un trop mauvais
usage, se voyaient en ce risible Wonderland
barrées d'un trait de plume muséographique-
historique. Il ne s'agit pas de nuancer la
durée des périodes glaciaires. On peut rayer
les deux tiers d'une période qui s'est dérou-
lée il Ya seulement trois décennies. Ce côté Lebovici? (...) l'ami intime de Guy Debord
du spectaculaire sent fortement le «concen- (...) assassiné en 1984. Pourquoi? On ne sait
tré », comme il était pratiqué autour de toujours pas. Il reste des zones d'ombre
Staline. autour des situs.» Au moins, maintenant, ils
ne savent pas: je préfère.
Cet Actuel prétend en outre que des capita-
listes italiens, de Benedetti, Berlusconi, ainsi
qu'un nommé Carlo Freccero auraient appris
des situationnistes le meilleur de leurs mal- Dans le livre publié par Serge Quadrup-
tôtes. Mais est-ce que c'est seulement vrai? Et pani au début de 1989 aux Éditions de La
si c'était vrai, à quoi cela pourrait-il les Découverte, L'A ntiterrorisme en France, il n'y
mener? Il est dans l'essence du capitalisme a qu'un détail qui me concerne, mais c'est
tardif que les mieux instruits de ses aventu- un truquage parfaitement extravagant, une
riers ne vont tirer des avantages personnels sorte de cuvée réservée aux objectifs spé-
passagers qu'en tant que leurs meilleurs ciaux: «Et quand G. Debord assure que Moro
coups seront aptes à accélérer encore la dis- était détenu dans un bâtiment impénétrable
solution patente de l'ensemble du système. (sous-entendu, sans doute: l'ambassade des
«Des chefs d'entreprise et des banquiers de États-Unis), on peut être interloqué (...) Il
la "génération 68" - ils veulent garder l'ano- est seulement dommage qu'il faille croire
nymat - ont monté une cellule de réflexion, l'auteur de La Société du spectacle sur parole. »
A mardi. Ils sont formels: Carlo de Benedetti
a aussi bien lu Censor que Debord.» Qui j'avais montré, et c'est réellement un trait
sont-ils pour juger de qui a bien lu? Je peux assez récent dans la description de la société
être tout aussi formel: je ne connais rien de démocratique: «Il y a toujours un plus grand
Carlo de Benedetti. Aucun du reste des ban- nombre de lieux, dans les grandes villes
quiers cités n'a bénéficié de mes conseils, et comme dans quelques espaces réservés de la
n'a pas davantage été victime d'une de mes campagne, qui sont inaccessibles, c'est-à-dire
belles escroqueries. On souhaite encore faire gardés et protégés de tout regard (...) sans
rêver sur mes relations louches. «Et Gérard être tous proprement militaires, ils sont
sur ce modèle placés au delà de tout risque sophe et l'intellectuel héros révolutionnair ,
de contrôle par des passants ou des habi- a été, dans les derniers mois, éclairé d'un jour
tants ... » Désireux de me faire passer pour un tout nouveau. Le mois dernier, un article de
archaïque imbécile, Quadruppani croit qu'il fond du Village Voice révélait que Debord avait
peut confondre cette triste nouveauté avec le été recruté par la C.LA. dans les toutes pre-
vieux statut de l'extraterritorialité diploma- mières années de l'LS., et recevait des paie-
tique, aux caves du Vatican, ou à cette exces- ments réguliers, de ses bureaux parisiens.
sive ambassade des États-Unis, si habituée à Cette information longtemps dissimulée vient
tout faire en Italie qu'elle irait même se char- seulement d'être déterrée par hasard, au cours
ger de séquestrer Aldo Moro. Il a l'aberrante des laborieuses recherches dans les documents
audace de regretter que l'on doive croire de la Sécurité américaine récemment ouverts
seulement «sur parole» une niaiserie que je au public... » Le héros journalistique qui avait
n'ai pas dite, il le sait bien; puisqu'il décide, «déterré» un fait si bien caché s'appelait pour
tout seul, que je l'ai «sans doute» pensée! cette fois Adrian Dannat. Quelques personnes
On peut trouver presque également sus- de Londres qui avaient l'innocence de s'inté-
pecte, quand c'est un Quadruppani qui resser à ce que l'on pourrait lire dans «les
l'emploie, sa tournure exagérément pom- documents de la Sécurité américaine », ou à ce
peuse qui évoque «l'auteur de La Société du que le Times de Londres peut vomir à mon pro-
spectacle». Voudrait-on aussi m'en attribuer pos depuis qu'il a été racheté par Murdoch
la responsabilité? Les véritables auteurs de - et parmi elles on comptait l'historien amé-
la société du spectacle, il me semble que ricain Greil Marcus -, ayant bronché, Dannat
c'est bien plutôt vous autres, employés aux se borna à les rassurer sur le fait que ce n'était
étranges travaux. qu'une fabrication «imaginaire, une blague ».
Il peut le prouver en affirmant que rien de tel
n'avait paru dans le Village Voice. Et Libération
assure de son côté: «Au Village Voice à New
Libération du 29 juin 1989 rapporte que le York, Scott Samuelson confirme qu'il n'a
Times de Londres venait de publier cette révé- jamais lu dans son hebdomadaire d'article qui
lation plus directe : «Guy Debord, le philo- parle de liens entre Debord et la C.LA.» On
voit donc que Samuelson est posItIVement du moins de l'information, pourra relancer la
d'une très prudente modération sur cet aspect fausse nouvelle au jour qui lui conviendra,
de la question. Et Libération même a l'air de ne dans n'importe queljournal de Singapour ou
pas approuver l'allégation non réellement de Bogota, en citant le Times de Londres, ou
démontrée «contre un homme qui a déjà eu aussi bien Libération, ou peut-être même le
plus que sa part de diffamation». Ceux qui ont Village Voice.
seulement eu ce que ce scrupuleux journal
semble considérer comme leur juste part de L'autre fait notable, c'est qu'un médiatique
diffamation ne sont jamais que ceux qui n'ont a désormais le droit de plaisanter avec son
pas extraordinairement déplu à tout le monde. outil professionnel, en certains cas. Un géné-
Comment on acquiert un tel genre de mérite, ral, par exemple, n'avait pas le droit de plai-
je laisse mes lecteurs y penser par eux-mêmes. santer à la tête de ses troupes, ou un juge en
C'est un fait que je me suis trouvé si souvent prononçant ses sentences, et je ne sais même
«éclairé d'un jour tout nouveau », et depuis si pas s'il est encore tout à fait permis au respon-
longtemps, que je crois me trouver placé sim- sable d'une centrale où l'on produit l'énergie
plement au-dessus de toute calomnie - et je
nucléaire de plaisanter, au sens propre du
pèse mes mots - par la seule variété de leurs
mot, à l'instant où il fait connaître ses direc-
abus accumulés. En tout cas, c'est ainsi que je
tives. Mais il est littéralement hors de doute
me considère, moi, à sijuste titre.
qu'un médiatique ne peut être privé de ce
droit. C'est un salarié remarquablement spé-
On peut relever en cette matière quelques
techniques précises qui sont désormais pla- cial, qui ne reçoit d'ordre de personne, et qui
cées à la disposition des défenseurs des sait tout sur tous les sujets dont il veut parler.
valeurs de notre époque. Un jeu de miroirs Il porte donc, suivant sa déontologie, qu'il ne
d'ordinateurs bien programmés se renvoie à saurait trahir sans hideuse concussion, littéra-
l'infini les citations qui se sont une fois mar- lement toute la conscience de l'époque. S'il
quées dans la machine de la répétition. n'avait pas le droit de plaisanter, où serait
N'importe qui, appartenant à ces secteurs des donc la liberté de la presse et, partant, la
emplois sociaux responsables de la vérité, ou démocratie elle-même?
La revue Critique d'octobre 1989 a confié la
La pittoresque plaisanterie du Times, qui tâche à quelqu'un qui signe Laurent Jenny.
peut être corrigée un jour (on croyait d'abord Celui-ci est prêt aussi à témoigner que, «de
que c'était une plaisanterie, mais on s'est mégalomane, le situationnisme est devenu
aperçu depuis que c'était précisément la véri- paranoïaque». La preuve, c'est que mainte-
té...), ne cache pas que c'est par simple appât nant je me méfie de la moitié de mes lec-
du gain que j'en serais venu «dès les pre- teurs : ce qui pourrait bien être accorder une
mières années de l'LS.» à faire quelque chose excessive confiance à toute l'autre moitié. Où
d'aussi ouvertement contraire à mes goûts avait-on rien vu de pareil? Le monde a
bien connus, et assez hautement proclamés. Il changé ainsi. «Là où la vie réelle devait adve-
semble que la même intention reparaisse sous nir dans le sans image d'une pratique histo-
une autre figure: confirmer que je n'avais rique, une conspiration comploteuse a pris sa
vraiment aucun meilleur moyen de me procu- place. Fantôme de la tyrannie, elle hante
rer plus honorablement des ressources, avant toutes les apparences sociales sans jamais y
de tomber si bas. On peut dire que, pour prou- apparaître elle-même.» Cette conspiration
ver que j'aurais été une fois le mercenaire m'échappe donc tellement qu'elle semble ne
d'une mauvaise cause, on irait jusqu'à la plai- m'avoir laissé plus rien à dire. Ce qui évoque
santerie. J'en accepte le risque. Je ne suis pas au sensible et moderne Jenny «le monde du
quelqu'un qui pourrait être conduit au sui- Rivage des Syrtes de Julien Gracq, sa somptuosité
cide, comme Roger Salengro, par d'imbéciles poussiéreuse et vide». Ce médiocre littéraire va
calomnies; et encore moins auraisje un carac- maintenir l'image jusqu'à la fin, tant il est ravi
tère à m'affecter d'une quelconque révélation d'avoir trouvé, lui, une pareille richesse d'argu-
qui trouverait coupable quelque chose que mentation, une si éclatante force de convic-
j'aurais fait réellement. Je suis sûr d'avoir tout tion : «Aux avant-postes d'une Amirauté per-
fait pour le mieux. due, Guy Debord guette un ennemi d'autant
plus infigurable que cet ennemi s'identifie à
la totalité des apparences. Scrutant l'horizon,
il y décèle d'imperceptibles indices sans ja-
mais pouvoir en démontrer l'évidence à autrui
avec assez de sûreté. D'ailleurs, à qui se confie- République d'Orsenna. Ce ne peut laisser
rait-il? L'ennemi n' a-t-il pas ses ramifications aucun doute à qui l'a lu. Le héros, marchant
jusque dans la forteresse chargée de le guetter? à la dernière page, parmi les lumières de la
Le guetteur ne doit-il pas se défier de lui-même ville endormie, comme dans un théâtre vide,
en tout premier lieu? À défaut d'amis sûrs, il dit: «Je savais pour quoi désormais le décor
livre au papier des pensées sans destinataires était planté.» Précédemment, à un tiers de la
plausibles. Ses Commentaires sont de ceux fin du livre, il avait par avance évoqué le «cau-
qu'on écrit, le soir, dans une humide chambre chemar qui monte pour moi du rougeoie-
des cartes, pour tromper l'ennui et le "mal- ment de ma patrie détruite ». Mais peut-être
heur des temps". Les citations qu'il s'autorise a-t-on négligé de faire informer l'ordinateur
confirment l'austérité de la bibliothèque dont de ces deux fugitifs détails? Il fallait avoir lu
il dispose : Clausewitz, Machiavel, Thucydide Gracq dans l'original.
ou Gracian (ce sont de ces livres qu'on aime à
méditer dans un exil volontaire, après une vie
d'intrigues de cour et de batailles perdues). Le
style même du guetteur se ressent de son exil: Les Temps modernes de novembre 1989, et
obsédé de détails peut-être insignifiants, il a cette fois sous la plume de Marc Lebiez, vont
gagné en froideur classique et en distance hau- philosophant, comme si l'on avait été cou-
taine, mais c'est aussi qu'il est contraint à la ramment apte à le faire auparavant dans cette
réserve et à la ruse par l'omniprésence des revue. On y approuve avec vingt années de
espions. Écrire, ce n'est pour lui qu'une autre retard La Société du spectacle: «Relu aujour-
façon d'arpenter un rivage désolé en tirant vers d'hui, hors du contexte de l'Internationale
l'infigurable ennemi les dernières cartouches situationniste, La Société du spectacle apparaît
de la métaphysique. » comme un grand ouvrage théorique, extrê-
mement intelligent et stimulant...» Hegel
Pour son malheur, le critique n'avait pas su plaît toujours beaucoup moins quand les
lire non plus le roman de Gracq. Dans révolutions paraissent revenir; et le «con-
Le Rivage des Syrtes, l'attente s'est réellement texte de l'Internationale situationniste »,
terminée par l'invasion et la destruction de la c'était mai 1968. «On s'étonne que ce texte
philosophique ... ait pu susciter des réac- nous apparaîtra exactement, dans les luttes
tions aussi violentes que celles de F. Châtelet de demain, Thucydide?
parlant "d'exclure purement et simplement"
de "semblables énoncés (qui) découragent
d'avance toute critique".» Quel dommage!
Voilà donc que j'ai si vite et si malheureuse- Le 14 novembre 1989, au moment où
ment perdu la si récente estime de ces excel- Gorbatchev se l~nce dans sa périlleuse fuite
lentes têtes hégéliennes, qui me voient main- en avant, Le Quotidien de Paris, sous la plume
tenant abandonner dialectique et révolution du néo-philosophe Jean-Marie Benoist, écrit
en ayant l'inconvenante idée de décrire le que «Gorbatchev vérifie les analyses de Guy
stade spectaculaire-intégré ou le gouverne- Debord ». Ainsi, dans la ligne de tout ce que
ment parallèle d'Andreotti. «Si la totalité du nous avons déjà vu ici, on me suppose encore
monde est renversée, alors ce renversement capable de tirer d'autres ressources de mes
devient la seule réalité et ne peut plus être compétences; et cette fois en acceptant de
présenté comme une falsification.» On voit devenir le conseiller du tyran. Et l'on insinue,
la force du sophisme. C'est tout simple- en surplus, que j'aurais trahi délibérément
ment comme si l'on me blâmait de ne plus mon client, puisque j'aurais poussé l'imbécile
être héraclitéen, puisque Héraclite avait posé dans une voie où je sais avec la plus indiscu-
cet axiome que «le langage est ce qui est table certitude qu'il est condamné à perdre
commun»; alors que notre temps l'aura tout, dans le plus bref délai. Aucun bon ana-
connu entièrement exproprié par ceux qui lyste stratégique ne peut ignorer, depuis plu-
en contrôlent désormais l'emploi média- sieurs siècles, que le moment le plus dange-
tique. Où n'en arrive-t-on pas? Mais est-ce reux, pour un mauvais gouvernement, est
même une chose à dire? «Quand Thucydide justement celui où il entreprend de se réfor-
prend la place de Marx, le changement est mer. Et que les cartes sur lesquelles Gorbat-
aussi politique: Thucydide n'a jamais passé chev comptait jouer tout son sort étaient pré-
pour un révolutionnaire.» Cette sorte de cisément les plus illusoires de toutes.
preuve par la notoriété antérieure manque
de sérieux, comme tout le reste. Comment
Enjanvier 1990, le numéro 12 d'un bulle-
tin intitulé Les mauvais jours finiront ... revient
une fois de plus sur son sujet favori. C'est la
tribune d'un certain Guy Fargette, qui semble
très averti de tout ce que l'on doit savoir de
la question; et notamment de nombreux dos-
siers italiens. Il se fait fort de connaître non
seulement les plus tragiques de mes erreurs,
mais aussi d'où elles sont venues. Il discerne,
depuis toujours, les plus lointaines de leurs
origines et les plus funestes de leurs sûres
conséquences; comme aussi, du reste, les plus
secrètes intentions. Il assure que «G. Debord
a joué un méchant tour à ses admirateurs;
alors qu'il n'ajamais su prendre la mesure du
reflux social après 1968, il ne voit désormais
plus que lui. Son tardif réveil sur des phéno-
mènes qu'il avait ignorés depuis trente ans lui
procure une illusion assez compréhensible:
les choses lui paraissent encore plus terribles Son attitude est conforme aux paroles du
qu'elles ne le sont en réalité. Mais en se per- commandant Schill, héros de l'insurrection
dant dans la description fascinée des procé- manquée contre Napoléon en 1809 et fusillé
dés du pouvoir (qui ont été inventés en quelque temps plus tard: "Mieux vaut une fin
Europe centrale dans l'entre-deux-guerres, et dans l'horreur que l'horreur sans fin." Un
parfois même dès avant la Première Guerre passage d'un autre livre récent de G. Debord,
mondiale), il sombre dans un défaitisme à la Panégyrique, tome l (1989), décrit avec une
fois scandaleux et éclairant sur le sens de admiration révélatrice, nihiliste, les assauts
toute son activité. Répondant sans en avoir militaires désespérés. Il est clair que la catas-
l'air à ma note du numéro 9 des Mauvais trophe historique constituerait pour lui une
jours ... , l'Encyclopédie des Nuisances affirme secrète revanche sur une humanité qu'il a
que le spectaculaire-intégré décrit une situa- comprise de façon très aléatoire. L'attention
tion de bureaucratisation réussie. Mais la qu'il accordait à l'expression des émotions
"théorie du spectacle" des années soixante pour rendre vivants les actes et les paroles a
excluait par postulat une telle éventualité his- dégénéré en un irrationalisme morbide. »
torique. En revenant là-dessus sans s'en expli-
quer, la théorie situationniste franchit son
point de désintégration. La position de Guy
Debord présente une inconséquence plus Le magazine Globe de février 1990 par-
remarquable encore: on n'avait jamais vu de vient à établir que je loge «presque clandes-
"révolutionnaire" (c'est-à-dire de gens se tinement au cœur de Paris, dans un bel
prétendant tel) décrire la contre-révolution immeuble bourgeois» dans la rue du Bac,
pour la déclarer d'avance victorieuse. Cette et plusieurs faits annexes dont son ingénio-
étrangeté est étroitement liée au style de sité habituelle lui permet de faire les plus
G. Debord, puisqu'il repose sur un ton symptomatiques usages. «Le cofondateur de
de "prophétie s'auto-accomplissant". Sa dé- l'Internationale situationniste, l'enragé de
marche apparaît nécessairement comme un 1968, vit aujourd' hui des jours paisibles dans
désir d'avènement de la catastrophe. son appartement confortable du troisième
étage, à la porte fraîchement blindée. Et éter- de 1967, il Yavait déjà deux provocateur~ i Il f i1-
nellement fermée. Guy Debord est de toute trés, trois peut-être.
évidence un homme mystérieux. Ceux avec
qui il s'est brouillé ne veulent pas en parler. » «De toute façon, son adresse n'est connu
On se plaît à conclure que je vis des jours de personne. Ou presque. Guy Debord ne se
apaisés, voire même embourgeoisés; mais on cache pas: il refuse. » On peut le dire. Et Globe
rappelle quelques signes de la violence du a pu savoir aussi que l'I.S., entre juillet 1957
(Conférence de fondation à Cosio d'Arros-
passé, et notamment que ceux qui ont été
cia) et 1969, n'a jamais compté «que 70
amenés en d'autres temps à se compromettre
membres. Quarante-cinq seront exclus»; et
avec moi ne se sentent pas autorisés à en par-
quelques autres en surplus contraints à la
ler. André Breton avait été souvent en butte
démission. C'est donc beaucoup plus de la
aux faux témoignages de véritables surréa-
moitié de l'effectif. Quel mépris des Droits
listes repentis de tout ce qu'ils avaient fait de de l'Homme! Mais aussi il est plus facile, con-
grand. Rien de tel ici. À quoi bon, autrement, sidérant une si fine équipe, de prévoir que
être un homme mystérieux? On n'aura donc tout le monde va devoir préférer garder son
trouvé personne pour s'y risquer. Deux ou nez propre. «En 1957, Debord avec son film
trois imposteurs sous-médiatiques ont parfois Hurlements en faveur de Sade annonce la fin du
prétendu m'avoir connu autrefois, mais ils cinéma : on y voit une séquence de vingt-
n'avaient naturellement rien à dire. Et moi, quatre minutes pendant laquelle l'écran reste
je n'avais justement rien à répondre à ceux- noir.» Je l'ai même fait encore un peu plus
là; me réservant pour nuire à un authentique tôt, et la preuve s'en est fait attendre cinq
qui oserait un jour s'essayer à ce jeu. Aucun années de plus puisque l'affreux exploit, en
de ceux dont les noms avaient paru dans l' 1.S. vérité, a offensé l'année 1952. Et le titre seul
n'est jamais venu rien révéler clairement n'avait-il pas suffi à faire voir la mentalité
depuis. On sait ce que peuvent ordinaire- d'une sinistre jeunesse? La suite s'en est
ment devenir les préférences de beaucoup de montrée digne. «Aujourd'hui, Guy Debord
gens, quand vingt-cinq ans ont passé. Mais il ne possède pas le téléphone et déclare
faut se souvenir que même dans la pure I.S. comme résidence principale sa ferme de Bel-
levue-Ia-Montagne, où il passe quelques mois qu'ils étaient de faibles têtes, et aussi évidem-
l'été.» Je peux prétendre élire là mon domi- ment peut-être par tout ce qu'ils ont acc pL ~
cile parce que, entre les nombreuses rési- de croire et de suivre pour eux-mêmes, qu
dences où s'est partagé mon temps dans les par tout ce qu'ils ont proposé aux autres de
vingt dernières années, celle-là est effective- croire et de suivre.
ment la plus ancienne et, sur l'ensemble de
ce temps, celle qui a été, relativement, la plus Je n'avais donc pas trop imagme que
souvent occupée. mes excès pourraient m'attirer la sympathie
de telles gens. Refuser, c'est vexant. Il est
«Il est toujours marié avec Alice Becker- mégalomane de refuser. Ah ! la malsaine pré-
Ho, de dix ans sa cadette. Il boit toujours tention. RefuseT! Les rationalisations para-
beaucoup, déclare très peu d'impôts.» Toutes noïaques ne peuvent pas être loin. «Au reste,
ces bonnes nouvelles n'ont rien de très éton- Debord n'a jamais détenu d'autre pouvoir
nant: on sait que les salariés sont seuls à payer que celui du style.» Et encore n'est-ce pas
beaucoup d'impôts. tous les jours. Cet homme de goût et de
mesure, qui a fait longtemps ses délices des
belles clartés de Mao et de Staline, m'a vu
aller une fois, quant à moi, jusqu'au «chara-
Claude Roy parle un peu de moi dans son bia désolant». En 1967,j'avais détourné deux
livre L'Étonnement du voyageuT (Gallimard, courts passages de Hegel dans La Société du
1cr trimestre 1991). Il dit que «Guy Debord spectacle, et cette hardiesse, qui m'a valu tant
est allègrement mégalomane». Il dit aussi d'estime de M. Marc Lebiez, Claude Roy me
qu'il a lui-même écrit, voilà bientôt vingt ans, la reproche encore âprement vingt-cinq ans
qu'il reconnaissait en moi une <<forte tête après. Il déclare sans ambages: «Je consens
dans tous les sens du mot. Il n'a cessé de le joyeusement à être traité de vieil imbécile à
prouver, plus évidemment peut-être par ce la Boileau, mais je suis persuadé que "ce que
qu'il a refusé que par ce qu'il propose». On l'on conçoit bien s'énonce clairement", et
sait combien lui-même, et la totalité de son quand Debord, au lieu d'être simplement dif-
entourage, n'ont jamais cessé de prouver ficile, ce qui est le droit de tout penseur (et
parfois son devoir) est tout bonnement maca-
ronique,je crains que le concept ne soit aussi
embrouillé que le style. » Qui aurait l'injustice
de traiter Claude Roy de «vieil imbécile»? Le
temps ne fait rien à l'affaire.

Au printemps de 1991, une revue qui s'ap-


pelle glorieusement Maintenant, le commu-
nisme se propose d'en arriver enfin à la néces-
saire «critique de 1'1.S.» : «L'LS. a véhiculé
suffisamment d'illusions et de mythes autour
d'elle pour apparaître comme le point de
référence obligé de la théorie critique. Il ne
s'agit pas de la dépasser au sens où l'article
d'ouverture du numéro 12 - en plein pas-
tiche hégélien -l'entendait ("Nous sommes
désormais sûrs d'un aboutissement satisfai-
sant de nos activités: l'1.S.sera dépassée"). Si
l'LS. reste un mouvement important dans
bien des domaines (critique du spectacle, de
la notion de rôle, de l'urbanisme, etc.), elle
ne possède rien de communiste. (...) Ainsi les
ouvriers ne sont pas devenus dialecticiens
mais les événements de Mai 68 furent la
chance historique de l'I.S. qu'elle a su saisir nants, personne n'avait vu les films de De/)m'(l.
au bond. (...) La dénonciation de la société C'était presque vrai».
marchande n'a jamais été le monopole de
l'I.S.» Peut-être avaient-ils, en effet, un peu Je dois convenir qu'il y a toujours eu dans
trop surestimé cette affolante I.S. ? mon esthétique négative quelque chose qui
se plaisait à aller jusqu'à la néantisation. Est-
Il me semble que c'est plutôt moi qui ai ce que ce n'était pas très authentiquement
représentatif de l'art moderne? Quand on
entraîné, vingt ans avant eux, la dissolution
«annonce la fin du cinéma» depuis si long-
de l'I.S., et écrit: «Que l'on cesse de nous
temps, n'y a-t-il pas comme de la cohérence
admirer...» Ils maspérisent : «Qui parle de
à faire disparaître les films? Il faut sans doute
"t'admirer", Debord?» On annonce, sous
voir là une sorte de succès d'une nature peu
peu, dès le prochain numéro, une démystifi-
courante. Je crois que je n'aurais jamais
cation qui n'avait que trop tardé: Contre impressionné personne, sinon par cette sin-
Debord : la magie situationniste ne constitue pas cérité tranquille, qui n'a douté de rien.
la théorie révolutionnaire de notre temps.

À l'hiver de 1991, dans la revue 'Tra-


fic, Serge Daney signale qu'au festival de
Taormina où l'on présentait en bancs-titres
quelques photos tirées de mes films faute,
fort heureusement, d'avoir pu disposer de
copies de ces films disparus, «une séance
était consacrée à Guy Debord et des discours
savants y furent tenus. La scène, vite, devint
digne de Moretti lorsque quelqu'un dans la
salle fit remarquer que même chez les interve-
Les révélations sont fabuleusement nom-
breuses dans les souvenirs de M. Gérard Gué-
gan, qui s'intitulent Un cavalier à la mer
(F.Bourin,janvier 1992). Il veut nous parler de
sa vie. Tout le fait penser à moi. Et chaque fois
qu'il pense à moi,j'ai tort. Le secret le mieux
occulté sous cette fausse rhétorique de l'indi-
gnation personnelle, c'est que je n'ai jamais
aperçu M. Guégan qu'une seule fois, au
temps où il se trouvait être employé chez mon
éditeur. Ce bref instant lui a donné l'occa-
sion de produire un faux témoignage, très
représentatif de sa manière, sur ma première
rencontre avec Lebovici, où il s'est trouvé
réellement présent, et muet, mais qui ne res-
semblait en rien à ce qu'il en rapporte:
«Debord commande de la bière, et nous des
cafés. Son plan était des plus simples. Puisqu
Buchet-Chastel n'assurait pas à son livre la ce détail fâcheux que je prétendais manif 's-
renommée qu'il méritait, il estimait avoir tement me faire justice moi-même; répu-
rempli ses devoirs envers cette maison, et gnant à porter sur le terrain des vulgaires chi-
nous autorisait par conséquence à le rééditer. canes judiciaires un conflit de principe qui y
Il s'agissait ni plus ni moins d'un piratage, car était si évidemment supérieur.
pour rompre un contrat il faut être deux.
Gérard Lebovici en accepta par bravade le Je note d'ailleurs que j'avais affirmé, dans
principe. » le tome premier, paru en 1989, de mon Pané-
gyrique, à propos de l'ensemble de la liberté
Ce Guégan arrange toujours les choses avec laquelle j'ai pu me conduire, en des
selon de très instructives intentions, et cache termes explicites: «Cela n'a pu être mené à
d'abord l'essentiel de ce qui est. L'éditeur bien que parce que je ne suisjamais allé cher-
Buchet, dont le succès du Spectacle avait assez cher personne, où que ce soit. Mon entou-
tourné la tête, et qui croyait peut-être avoir là rage n'a été composé que de ceux qui sont
une occasion de ren tabiliser encore un peu venus d'eux-mêmes, et ont su se faire accep-
plus tout cela, ajouta au troisième ou qua- ter. Je ne sais pas si un seul autre a osé se
trième tirage de ce livre, et à mon insu, conduire comme moi, dans cette époque?»
un faux sous-titre qui prétendait marquer Cette seule constatation suffirait à montrer
qu'il s'agissait tout simplement de «la théo- comment était impossible la scène imaginée
rie situationniste ». Dès qu'un exemplaire par Gérard Guégan. Ceci est une autre façon
ainsi maspérisé me vint sous les yeux, j'écri- de montrer la grande utilité d'un livre que
vis à Buchet, un peu comminatoirement je j'avais précisément destiné à rétablir la vérité
l'avoue, par une simple lettre recomman- complète sur beaucoup de circonstances peu
dée, qu'il n'était plus mon éditeur. Lebovici communes de ma conduite; qui sont pour-
l'apprit, et se proposa aussitôt pour me réédi- tant aussi très rarement citées.
ter.Je n'avais donc rien eu à lui demander ce
jour-là; de même que mes raisons d'agir C'est donc ce jour-là que Gérard Lebovici
étaient des plus sérieuses. Je n'ignorais pas entra dans la voie du crime, qui l'a mené si
que la seule faiblesse de ma position tenait à loin depuis, séduit qu'il fut au premier ins-
tant par le style du voyou, et sans plus vouloir Debord aurait-elle pu me tenter? Et d 's BOil
considérer rien d'autre. Pour défendre sa darel, autour de Debord, il n'en manqu',il
mauvaise cause, Buchet fit saisir en référé pas ... » «Très vite, il s'imposa comme Il

l'édition de «Champ Libre». Quand le pro- seul leader, et tous ceux qui pensaient qu
cès vint, lesjuges de Paris, qui se souviennent l'art n'était pas mort avec Dada désertèrent,
encore du ridicule qu'ils se sont donné en déconf-its ou dégoûtés, une organisation qui
condamnant jadis Baudelaire et Flaubert, et fonctionna dès lors comme n'importe quel
qui depuis répugnent à donner tort aux appareil politique. Avec son catéchisme et ses
auteurs, conclurent, considérant la gravité du exclusions. Reste que pour avoir lu, même
manquement de Buchet, que son contrat d'assez loin, Stirner, Cravan et Castoriadis,
avait été dissous dès l'instant de ma lettre les situationnistes déployèrent en quelques
recommandée, et le titre resta très longtemps occasions des qualités d'analyse qui man-
à Lebovici; après même sa mort. Voici donc quèrent à leurs concurrents ... » «Je m'en étais
ce qu'a été cette affaire, et l'on admirera l'art ouvert à Jacques Baynac, qui s'en souvint
de Guégan pour réussir à m'y donner une lorsque le conflit avec Lebovici déboucha sur
mauvaise figure, alors que c'est peut-être, de notre démission collective, que nous transfor-
toute ma vie, le cas où je fus le plus justif-ié. mâmes en licenciement économique, car
Je crois qu'il n'a pas menti là où il dit que je nous n'avions pour vivre que nos maigres
buvais de la bière dans je ne sais plus quel salaires et non un beau-frère antiquaire à
café. Hong Kong comme Guy Debord. »

M. Guégan semble f-ierd'avoir connu dans Il se trouve que je n'ai pas de beau-
le stalinisme la seule sorte de grandeur qu'il frère antiquaire à Hong Kong. Mais enf-in,
ait cru avoir un jour approchée, et en tout cas dirait Guégan, pourquoi pas? Et s'il l'était,
sait nous faire voir qu'il en a retenu de son n'en seraisje pas évidemment coupable? Qui
mieux les leçons pour simplif-ier avec grâce ignore les immenses traf-icsqui transitent par
l'histoire de l'Internationale situationniste : Hong Kong? On en plaisante jusqu'à la
«Je connaissais le stalinisme dans son format B.E.R.D.! Il suffit d'ailleurs que quelqu'un
géant; en quoi la version mesquine d'un soit riche pour que l'envie contemporaine
en déduise mathématiquement que j'aurais nécessairement pauvre. Rien n'étaitjam·.is
levé sur son amitié l'impôt ordinaire, et les garanti. «Le temps était sorti de ses gond »,
extraordinaires en surplus. Pourquoi s'en pri- pour le dire en termes shakespeariens, l
ver? Après tout, personne n'a ignoré ce que cette fois c'était véritablement partout: dan
je pensais de l'argent; et ne pouvait pas la société, dans l'art, dans l'économie, dans la
s'attendre à faire avec moi de bonnes affaires. façon même de penser et de ressentir la vie.
Rien n'avait plus de mesure. J'ai été avant
Je viens de voir que l'on parlait à présent tout quelqu'un de ces temps-là, mais sans en
de financiers italiens qui paraissent vouloir partager les illusions. Je me flatte d'avoir
se flatter de me connaître; et à quel prix? avant tout raisonné selon le principe: «À che-
Mais que n'avait-on pas déjà dit de Gian- val donné, on ne regarde pas la bride.» J'ai
franco Sanguinetti? Et, beaucoup plus extra- pratiqué le potlatch avec assez de grandeur
ordinairement, du stalinien Giangiacomo pour ne pas m'inquiéter de quelques délica-
Feltrinelli à qui pourtant j'avais refusé de tesses excessives.
m'éditer, en termes outrageants? Je n'ai
jamais détesté des riches pour la seule raison
Ce remarquable Guégan a en outre men-
qu'ils l'auraient été. Il leur suffisait de savoir
tionné, sur l'ensemble, un autre détail vrai.
se conduire avec assez de tact; et de style.
C'est là où il dit, mais sans ajouter aucune
N'auraisje pas été beaucoup plus blâmable
si la richesse de tel ou tel individu avait paru sorte de commentaire: «Il a aujourd'hui
m'impressionner? lui avait donné à penser soixante ans.» Il est très invraisemblable qu'il
qu'il pouvait, par ce seul détail, m'influen- ait reconnu dans l'événement quelque chose
cer? ou seulement pouvoir me parler d'un qui serait rare et admirable. Peut-être par-
peu plus haut? Je crois qu'ils ont bien vu tage-t-il ici les opinions de Balzac sur les ré-
que non. En tout cas, c'est ce que j'avais flexions que peut inspirer «un voleur con-
con tinuellemen t pensé, et j'ai agi en consé- sommé, qui, depuis longtemps, a rompu avec
quence, comme je le devais.Je n'ai jamais été la société, qui veut rester voleur toute sa vie,
quelqu'un de riche; et je n'ai pas eu non et qui demeure fidèle quand même aux lois
plus à me reconnaître comme quelqu'un de de la haute pègre... Quel aveu d'impuissance
pour la justice que l'existence de voleurs si nécessaire; et il correspondait pleinem nl 'Ill
vieux! ». génie personnel de Debord (...) En fail 1.
"but des situationnistes", "la participation
immédiate à une abondance passionnelle de
la vie", à travers le changement de moments
En avril 1992, le numéro 15 de l'Encyclopé- périssables délibérément aménagés (Debord,
die des Nuisances (Directeur de la publica- Thèses sur la révolution culturelle, 1. S. n° 1,
tion : Jaime Semprun, 20 rue de Ménilmon- juin 1958), ce but a bien été atteint, mais par
tant, Paris 20e) a donné, sous le titre Abrégé, le seul Debord, comme aventure individuelle
une sorte de conclusion historique générale brillamment menée, et ré,affirmée contre la
sur l'Internationale situationniste, ou plutôt, débâcle collective de l'LS. (...) il serait plus
sans plus hésiter à envisager les choses en face intéressant et concret de dire, non pas pour-
d'un regard désabusé, sur mes propres aven- quoi l'LS. a échoué (si l'on reste à ce niveau
tures. de généralité, on peut se contenter d'incrimi-
ner la faiblesse du mouvement social dans son
«Ce fait oblige à rechercher l'obstacle au ensemble), mais pourquoi elle a échoué de
développement de la théorie situationniste à cette manière-là, parmi toutes les manières
l'origine de cette théorie, dans la valorisation d'échouer possibles. Cela est d'autant plus
du changement permanent comme moteur digne d'attention que l'LS. est effectivement
passionnel de la subversion, l'idée de la ri- parvenue à éviter la fin habituelle des avant-
chesse infinie d'une vie sans œuvre, et le dis- gardes, le vieillissement confortable (..,) En
crédit conséquemment jeté sur le caractère fait la justification historique suffisante de la
partielde toute réalisation positive. Parler à ce dissolution de l'I.S. était, comme celle de
sujet d'erreur serait futile, puisqu'il faut sur- bien des exclusions auparavant, de constituer
tout voir que cette "erreur" était inévitable, une mesure défensive obligée : dans la position
imposée par les besoins de la négation de à la fois très affaiblie et très exposée où elle
l'art et de la politique. Ce travail de démoli- se trouvait en 1970-1971. C'était sans doute la
tion, avec sa valorisation conséquente d'une meilleure manière de limiter les dégâts. Il fal-
vie vouée à l'éphémère, était historiquement lait décrocher, vite et bien, sous peine de finir
honteusement. Mais comment en était-on la société que dans cette société mêm ,Il) ;
arrivé là? (...) Debord a sans aucun doute sin- d'autre part le fait qu'il ait ensuite, en fou '-
cèrement cherché à faire que 1'1.S. soit tion de cette "réussite" personnelle d'un
l'organisation anti-hiérarchique et démocra- genre assurément original- un peu comme
tique qu'elle avait dit être: ses interventions si Marx après la Commune et l'effondrement
de 1966 et 1972 manifestent qu'il n'était de la Première Internationale avait écrit des
d'aucune façon soucieux de perpétuer sa pré- Mémoires d'outre-tombe de sa façon -, eu ten-
éminence, bien au contraire, et qu'il avait sur dance à négliger rétrospectivement la part
le moment mieux que quiconque compris ce d'échec de l'1.S. qu'il avait pourtant ressen-
qui était enjeu. L'explication de son échec à tie plus vivement que quiconque sur le mo-
cet égard doit donc être recherchée dans le ment... »
caractère même de son génie, tel que l'avait
formé son histoire singulière, et dans le rap-
Je ne sais pas ce que croient découvrir de
port changeant de "cet élément actif qui met
telles considérations amères. ]' étais comme
en branle des actions universelles", avec les
j'étais; et rien de très différent ne pouvait en
conditions elles-mêmes mouvantes où il a
venir.Je ne dis pas que d'autres n'auraient pas
pu s'exercer (...) Cette mise en perspec-
pu aboutir à de meilleurs résultats; mais qui
tive, dont il s'agit seulement ici de don-
ner quelques éléments, permettra en même m'auraient sans doute moins bien convenu.
temps de remettre à leur place exacte deux L'I.S. a d'ailleurs peut-être plus gagné à cer-
faits qui ont jusqu'à maintenant dissuadé de tains de mes incroyables défauts qu'à plusieurs
l'entreprendre, en figeant l'I.S. dans un passé de mes qualités assez courantes. Les aventures
admirable: d'une part le fait que Debord lui- des hommes doivent se dérouler en partant de
même ait assez remarquablement réussi à ce qui est là. La stratégie même, chacun le sait,
transformer la part de succès historique de devient beaucoup plus facile quand l'heure
l'opération collective de l'I.S. en un nouvel des choix est passée. C'est exactement à pro-
enjeu individuel (c'est-à-dire qu'il soit par- pos de la destruction de Paris que j'ai qualifié
venu, selon ses propres termes, à ne pas plus les années 70 de «répugnantes ». Il ne faut
"devenir une autorité dans la contestation de rien prétendre en déduire de plus universel
sur ce que j'ai pensé de la période :j'ai princi- Dans la même petite revue Actuel q 1I i
palement dit que je n'étais plus à Paris. continuait encore de paraître en mai 1992, Bi-
zot déconne de son mieux. «Finissons p'lr
Quels talents nécessaires ont-ils parfois fait Guy Debord et sa mode renouvelée. Debord
défaut aux gens qui avaient le mérite d'être qui écrit comme le cardinal de Retz n'avait
là? Durant plusieurs récentes années, on a vu pas forcément prévu ce qu'on trouve aujour-
un seul désinformateur se montrer capable d'hui dans son œuvre. Pourquoi s'est-il mis
d'exercer la plus ridicule influence sur toute ~ l'écart et de façon presque prémonitoire?
cette très savante Encyclopédie. Quelqu'un qui A l'époque de Retz, on pouvait se faire em-
sait vivre reconnaît toujours vite un désinfor- bastiller. Aujourd'hui Debord s'est embastillé
mateur, rien qu'à remarquer ses thèmes favo- tout seul. En plus on ne trouve même plus
ris; et saura prévoir expérimentalement dans ses livres depuis que Champ Libre, son édi-
quels raisonnements on le fera facilement teur, a des problèmes. Debord les a retirés du
tomber dans l'instant qui suivra: car les circuit. »
machines obéiront toujours aux mêmes lois
mécaniques (bien sûr, je n'évoque ici que le Il n'y a pas de «mode renouvelée» à mon
désinformateur de déstabilisation, qui agit propos: c'est d'une façon très constante
pour soutenir certains intérêts. Car le désin- et très naturelle que je déplais. Je n'écris
formateur qui peut rester dormant est de ce pas comme le cardinal de Retz. j'avais forcé-
fait même indétectable pendant la même ment prévu ce que j'allais mettre dans mon
période). C'est un domaine où l'erreur, «œuvre» avant de l'écrire, puisqu'elle se vou-
même brève, n'est littéralement pas permise. lait un désagréable portrait de la société pré-
On peut en mourir. Il faut donc y déployer sente, et qu'elle a été reconnue ressemblante.
une sorte d'art; et le dernier peut-être qu'il Je ne me suis pas à partir d'un certain jour
soit nécessaire de pratiquer. L'I.S., en tout «mis à l'écart» ; c'est littéralemen tjamais que
cas, n'en a pas manqué. je ne me suis laissé convaincre, ou approcher,
par ce qui m'a répugné, sous ce seul mauvais
prétexte que cela se faisait ordinairement. Je
ne me suis «embastillé» à aucun point de
vue; j'ai plutôt bien conduit mon jeu. Les et n'en pronostiquer au surplus ri n (Iv
seuls problèmes qu'eut en 1991 mon éditeur, bon: «Affirmer son moi, dans un monde LI
Lebovici, lui sont venus de moi. À la suite du tout conspire à liquider les identités, est déjà
changement de génération dans la propriété un acte salutaire au plus haut point, et c'e L
de cette maison, j'ai retiré ma confiance à la la propédeutique de toute révolte authen-
famille Lebovici;j'ai fait savoir que je les quit- tique. Dire ''je''. Voilà un individu pour le
tais en tout cas. Ils ont promptement été ame- moins exceptionnel dans la société française.
nés à conclure qu'ils n'avaient plus qu'à se (...) N'est-il pas urgent de pléiadiser Debord,
mettre en liquidation. J'ai fait pilonner tous n'est-il pas urgent de l'empailler, de le mo-
mes livres parce que je ne voulais pas laisser mifier, à l'heure même où, de l'autre côté
des suspects tirer un profit de prestige du seul de l'ex-Rideau de fer, se sont écroulés des
fait d'apparaître encore liés à moi, et d'autant régimes (voir La Société du spectacle) que ce
moins y trouver l'occasion de manipuler même Debord considérait comme les adver-
encore des sommes incontrôlées: je considé- saires ou pseudo-adversaires les plus utiles de
rerais que le monde serait trop scandaleu- l'ordre capitaliste, dès lors qu'ils s'en appro-
sement à l'envers, si pour finir je laissais des priaient spectaculairement la négation. (...)
bourgeois s'enhardir jusqu'à rêver de me Le situationnisme a besoin de son antidote:
voler. Quand «on ne retrouve même plus mes les "pro-situs". Car le Pouvoir - tel qu'il s'ins-
livres" comme s'exaltait trop vite cet imbécile taure à l'échelle du monde, réduit à la basse-
de Bizot, il serait plus logique d'en déduire cour d'un "village planétaire" médiatisé -, le
que cela ne va probablement pas durer trop Pouvoir, donc, veut avoir en main toutes les
longtemps. cartes: introniser lui-même, et ceux qui lui
tiendront lieu d'alliés, et ceux qui lui tien-
dront lieu d'ennemis. Les autres - les "out-
siders", les moutons noirs, les inassimilables
Dans les Lettres françaises d'octobre 1992, (quand ce seraient les allumés islamistes) -,
l'écrivain Morgan Sportès, sans doute mieux il les étouffera dans son silence ou saura fort
instruit que tant d'autres sur les affaires du bien "mettre en scène" leur destruction, sous
temps, semble partir du cœur de la question; le regard de ses caméras: et sous l' œil passif
du citoyen-spectateur, et téléspectateur entre ouvriront pour la première fois ces ci 'II
autres ... » Il se peut que ce pessimisme de petits livres ne sauront pas que Guy Debor 1
Morgan Sportès soit à plusieurs égards justi- a d'abord été, avant de devenir prophète mal-
fié. Et qu'en devrait-on penser? Derrière le gré lui, l'une des figures les plus originales du
reproche plutôt délirant d'écrire comme les mouvement situationniste des années cin-
c1assiques,je sais que l'on m'a envié plus sou- quante, cette branche ultime de l'aventure
vent de les avoir lus et d'avoir eu parfois la européenne des avant-gardes, si passionnante
liberté de raisonner comme eux (<< rien ne me et si mal connue. Ils ne le sauront pas tout
touche que ce qui est dans moi; l'on meurt simplement parce que la maison Gallimard se
également partout» ). fiche éperdument de le leur faire savoir. Son
objectif est ailleurs. Il ne s'agit pas de faire
«La vie est brève, nous devons tous dispa- connaître un auteur, il s'agit de relancer un
raître un jour», disait avec à-propos le pré- prophète dans la course.» Je pense qu'il
sident Mohamed Boudiaf qui allait être as- s'agit d'abord de la poursuite des inlassables
sassiné à l'instant même où il finirait cette recherches qui ont été menées avec l'achar-
phrase, à Annaba, le 29 juin 1992. Cette sorte nement et la bonne foi que l'on sait, pour
de constatation a toujours été très vraie, elle découvrir à quoi je pouvais bien véritable-
a seulement pris un goût d'intensité plus ment travailler : je ferais donc le prophète
vif depuis la catastrophique dissolution de (comprenez, naturellement, le faux prophè-
l'ordre existant, dans un nombre d'États qui te), et malgré moi peut-être? Alors, pour
grandit toujours à l'heure oùj'écris. faire plaisir à qui? Mais n'est-ce pas assez
évident? On sait l'aventurier vénal, et tou-
jours pressé de s'engager dans de nouvelles
affaires louches, tant par goût du jeu que
La Croix (modernisée) du 11 octobre 1992, contraint par la nécessité de faire payer ses
le goupillon étant agité par Michel Crépu, dettes immenses. On sait aussi lumineuse-
met en garde contre une dangereuse impos- ment qu'Antoine Gallimard voulait au même
ture, et la première peut-être qui l'ait cho- moment «relancer un prophète dans la
quée depuis qu'il y a des Conciles: «Ceux qui course» - on comprend par quels moyens
principaux il aura facilement charmé ce faux démocratie spectaculaire. Les yeux d h f')i
auteur. Le bénéfice annexe, pour Crépu, est leur en comptent les merveilles.
de faire oublier un instant que je «prophé-
tise» sur un indiscutable présent; et c'était
déjà vrai en 1967. «À ce glacial constat d'une aliénation géné-
ralisée, on osera toutefois une première re-
«Que dit l'oracle pour cristalliser ainsi marque: ce n'est certes point la première fois
autour de sa personne cette fascination que qu'un homme de plume prétend voir mieux
l'on reconnaît à l'approche sacrée du feu que tout le monde dans quel genre de galère
divin?» Crépu devrait mieux surveiller son chacun s'agrippe à son bout de rame. Le stu-
vocabulaire, qui sent trop la sacristie d'ori- péfiant, l'affligeant est qu'on ne trouve visible-
gine. ment rien à redire à une telle disposition de
pensée dont le principe de radicalité dans
«En gros une chose, une seule : que tout l'interprétation du monde qu'elle se propose
est désormais soumis à la loi du "spectaculaire évacue a priori ce qui définit pourtant toute
intégré" : comprenons simplement que plus expérience véritable de pensée: l'incertitude, le
rien n'échappe désormais à une technique de questionnement infini.» Ce Tartuffe de Crépu
gouvernement des êtres et des choses entiè- veut donner à croire qu'il reconnaît cette
rement réglée par une sorte de "one huma- «expérience véritable de pensée, l'incertitude,
nit y show". Hors du spectacle où tout se le questionnement infini», dans la conduite effec-
résume et s'annule, point de salut. Reconnais- tive du spectacle; conduite à tout instant désas-
sons que ce n'est pas de l'eau qui va au mou- treuse et sans retour; de la production écono-
lin de Guy Debord, c'est un torrent.» Mais ce mique et de sa transformation totale; de la
n'est quand même pas une raison pour aller pollution planétaire et du désastre de la santé
tomber dans l'excès. Les chrétiens recyclés publique; du remplacement du langage par
sur ce module, on le comprend, ne vont pas les ordinateurs mieux contrôlables; et finale-
être des Bloy ou des Bernanos. Le conciliaire ment de l'espèce humaine par une autre
a été le nom de leur propre «spectaculaire espèce mieux adaptée; bref dans tout ce qui
intégré ». Ils se sont fièrement ralliés à la se décide et ce qui s'exécute maintenant.
gardées que par des techniques totalitair :s
«Et puis, enfin, comment acquiescer à qu'à cela ne tienne! Et par de faux raisonn '-
cette vieille équivalence ontologique (qui a ments de type totalitaire? Eh bien! nous 1 s
tant servi déjà!) maintenue par Debord entre ferons.
la noirceur totalitaire de l'empire stalino-
nazi et celle de "l'Amérique" (entendons par L'histoire réelle de la démocratie, qui est
là l'ensemble des sociétés libérales) qui ne en effet très fragile, ne passe pas par Tocque-
serait que "tempérée par les droits de ville. Elle passe par les républiques d'Athènes
l'homme" : là encore les faits militent pour et de Florence, par les moments de révolu-
lui; là encore, pourtant, l'essentiel est man- tion des trois derniers siècles. C'est la victoire
qué. Il y a une histoire de la démocratie, de la contre-révolution totalitaire en Russie,
via Tocqueville, qui manque à Monsieur et certaines des intentions apparentes de la
Debord.» Crépu maspérise ma citation. J'ai combattre, qui ont pu rassembler autour de
dit que le spectaculaire-intégré unifié mon- l'héritage intellectuel de Tocqueville la pen-
dialement est «la liberté dictatoriale du Mar- sée de la recherche ostensible d'une défense
ché, tempérée par la reconnaissance des Droits de la liberté. Tocqueville ne garantissait pas,
de l'homme spectateur». On observera en de son vivant, que la liberté aurait réellement
outre comment chez Crépu les faits sont sa place dans les futures sociétés libérales.
opposés à l'esprit, qui leur est supérieur. J'aime Tocqueville surtout comme auteur des
On reconnaît que les faits militent pour moi, Souvenirs sur la révolution de 1848, dont il a
et ce ne sont pas des vétilles interprétées si bien vu les faiblesses. Par ailleurs, c'était un
peut-être abusivement: ce sont des faits de homme qui s'est beaucoup passionné pour
décadence grandioses et terribles. Pourtant l'amélioration des prisons.
par ces pauvres faits, «l'essentiel est man-
qué ». L'essentiel ne peut résider que dans S'étant acquitté de l'essentiel de la tâche
les valeurs d'un Saint-Esprit spectaculaire; que lui prescrivaient ses responsabilités para-
et même absolument démocratique-spectacu- vaticanes, Crépu n'a plus qu'à conclure par
laire. Tartuffe-Crépu nous enseigne: Et si les des plaisanteries très plates; comme pour
valeurs libérales ne peuvent plus être sauve- gommer un peu ce qu'il y a eu d'affreusement
sérieux dans sa prestation. «Guy Debord, lui, Société du spectacle est rééditée chez. Galli-
a écrit une Apologétique inversée de la solitude mard.»
contre les illusions de la comédie: cela ne
manque pas de panache, c'est un beau leurre L'histoire est charmante, décente, mélan-
mené jusqu'au bout. Au fond, c'est un esprit colique, vraisemblable même. Mais elle est
religieux. Il vise l'immortalité, c'est pourquoi fausse, naturellement. La Société du spectacle a
il met un point d'honneur à ne pas se corri- constamment été présente et vendue sur le
ger. N'est-il pas mûr pour l'Académie?» marché parisien, avec un nouveau tirage à
peu près tous les dix-huit mois pendant vingt-
cinq années (avec la seule interruption de
quelques semaines en 1971, quand Buchet
avait fait saisir l'édition «Champ Libre », et
Dans Libération du 15 octobre 1992, Arnaud
d'une année au plus quand j'ai supprimé
Viviant écrit: «À l'Université, on nous a
l'édition Lebovici et avant que Gallimard la
recommandé de lire beaucoup de choses, ressorte). Il était permis à tout le monde, et
jamais Guy Debord. Comme si le livre et son même aux médiatiques, de le lire. Les média-
auteur brûlaient encore. Il est vrai que tiques devaien t seulement s'abstenir d'en par-
durant "ce long hiver des années 80", nous 1er: non d'en parler à leurs amis, mais dans
passions souvent entre les mains d'ex-révolu- leur activité professionnelle. Une des mul-
tionnaires désemparés et penauds d'avoir tiples utilités du spectacle lui-même, juste-
raté leur grand machin de 68, et qui, à moi- ment, est de diriger le grand public vers des
tié inconscients, nous professaient surtout débats bien famés et même préfabriqués ad
l'humeur d'un échec. Quand, au sortir de hoc. On se défie des «effets pervers» que
l'alma mater et de ses désenchantements idéo- pourraient susciter parfois ces tendances
logiques, nous nous retrouvâmes politique- agglutinantes qui ont été si encouragées dans
ment hagards mais sommés par la vie même le public du temps, lequel n'est que trop
de prendre position, nous repensâmes au porté à lire n'importe quoi pour la seule rai-
livre de Guy Debord. Las, il avait disparu du son que c'est un best-seller. On ménage ainsi
marché: rare ou épuisé. Aujourd'hui La l'honneur du grand public, qui doit s'intéres-
ser aux vrais grands problèmes assistés par la cillité dans la société, qui déjà n'avait jamais
machine, Umberto Eco par exemple. été petite. D'ailleurs, je ne suis pas de ceux
qui s'exagèrent la part de responsabilité
L'aimable médiatique trouve à présent très directe des médiatiques, personnellement:
convenable que mon livre soit chez Galli- ce ne sont que des salariés, dont très peu
mard; puisque c'est devenu historique: «Cer- s'élèvent au statut d'escrocs. Les prendre
tains en ricanent, n'ayant plus que cette pour une sorte de caste dominante, ce serait
force-là. Pas nous, qui ne l'avons jamais lu. aussi sot que d'aller imaginer, sous Napo-
D'abord parce que nous ne sommes pas, par léon III, parce qu'on y avait visiblement le
principe, tout à fait contre l'immoralité. Puis goût des plaisirs de la table, que les maîtres
nous finissions par avoir le sentiment, comme d'hôtel devaient jouir d'une plus majestueuse
avec Les Cent Vingt Journées de Sodome, qu'on importance que les maîtres de forges. On
nous cachait quelque chose (...) Nous pen- goûtera quand même en passant le talent
sions avoir affaire à une espèce de philo- avec lequel ce critique soutient, et jusque par
sophe, nous sommes en compagnie d'un l'habile comparaison avec Les Cent VingtJour-
stratège. Une sorte de Machiavel ou de Clau- nées, ce que j'ai noté être le point principal
sewitz moderne, dessinant avec une rigou- qu'il devait mettre en avant. C'est un jeune
reuse froideur de géomètre, en fragments, homme qui ira beaucoup plus haut que Libé-
couloir après couloir, pièce par pièce et sans ration.
fenêtre, le plan d'une citadelle imprenable
- la société du spectacle - et les infinies
complexités de son système défensif en cas-
cade de miroirs. » Dans L'Événement du Jeudi du 29 octobre
1991, Régis Debraya la mauvaise idée de vou-
Comme on l'a vu déjà par l'exemple écla- loir se comparer à moi: il dit que si l'on ne
tant de M. Mouton, je suis loin de tenir tous faisait pas quelques concessions aux media, ce
les médiatiques pour des imbéciles; bien que serait se condamner à disparaître (où serait le
l'on ne puisse douter que ce système ait fait mal ?). «Disparaître pour de bon, quand on
beaucoup pour augmenter la part de l'imbé- a, comme c'est mon cas, ni chaire d'enseigne-
ment, ni revue en porte-voix, ni place dans La revue Trouvailles de novembre 1992, r )1-
l'institution académique, c'est se condamner dant compte de la réédition de La Société du
à parler dans le désert. Ou alors, il faut pou- spectacle, conseille la lecture de «ce texl-
voir, comme Debord, attendre trente ans révolutionnaire», je ne sais trop dans qu J
pour voir arriver sur la plage sa bouteille à la but, «aux responsables de la Communica-
mer, sans cesser de s'identifier à une seule tion du Conseil général de la Moselle, qui
idée, un seul "isme" toute sa vie. J'ai trop d~ viennent de publier un communiqué rendant
bouteilles en réserve ... »Je n'ai rien attendu. A compte de l'exposition "Qin Shi Huangdi :
tout instant, je ne me suis identifié qu'à les Guerriers de l'Éternité". Texte tout à fait
moi-même; et notamment à aucun «isme ", remarquable en son genre, qui mesure la
aucune idéologie, aucun projet. Mon temps qualité d'une exposition, son succès, sa perti-
a été le présent. Quelle querelle ose donc me nence, uniquement en millions de francs,
chercher Debray? Il parle de trop de bou- en nombre d'entrées (détail des entrées
teilles de réserve. S'il ne s'agissait que d'une payantes et non payantes), en typologie
dispute entre ivrognes, on pourrait peut-être des visiteurs, en "marchandising", en "hit-
le féliciter de sa prévoyance: son verre n'est parade des ventes" (posters, cartes postales,
pas grand mais il boit dans son verre. Mais statuettes ...), en "dépenses communication",
non. L'ambitieux ridicule a couru vers tout, en économie de communication (vu l'écho
s'est jeté sur tout, a tout manqué. Castro, Gue- donné par les media), en "retombées écono-
vara, Allende, le règne de Mitterrand pre- miques", en "retombées d'image" ... Il serait
mière variante. Maintenant il voudrait créer trop long de citer l'ensemble de ce commu-
une sorte de science de la médiatisation, il niqué de presse, dont je ne rapporterai
n'en est naturellement même pas capable. d'ailleurs ici, volontairement, aucun chiffre,
Le pauvre se désole de n'avoir pas de chaire, mais il est vraiment le produit typique de ce
de revue, de place dans l'institution acadé- que fournit actuellement la société et qui
mIque. devrait se développer largement, on sait
cela».
Cette revue Trouvailles est spécialisée dans Je crois du reste être un des rares à avoir
l'histoire de l'art, et le commerce des antiqui- révélé l'imbécile tromperie, non pas dans
tés. Le communiqué de presse qu'elle cite La Société du spectacle, puisque ces statues «bi-
est en effet lourdement typique de notre millénaires» n'avaient pas encore été fabri-
époque; mais ce qui est encore plus typique quées par l'industrie chinoise, en 1967.]' en ai
de l'époque, c'est que toute cette élite de parlé dans mes Considérations de 1988, réédi-
connaisseurs n'a pas même été capable de tées en même temps que ce premier ouvrage
s'apercevoir que ces statues ne sont rien plus général; mais on peut être assuré qu'au-
d'autre que des faux grossiers, évidents, indis- cun écho médiatique sur ce trivial détail n'est
cutables. Ils sont déjà impossibles sur le seul arrivé aux ignorants de Trouvailles, qui sont
plan de l'histoire des formes, puisque cette bien plus hardis pour railler les excès plus
découverte d'une telle ancienneté suppo- ouverts de la passion du «marchandising»
sée exigeait l'existence préalable de la sta-
en matière culturelle.
tuaire stalinienne et nazie - identiques -
de l'Exposition de 1937, une vulgarisation
La Chine avait fait un travail rustique,
extrême de la figuration du personnage
apparu en mars 1974, exporté vite dans le
asiatique apportée par Gauguin, la bande
dessinée américaine autour de 1930 (Dick monde entier. Le même principe est appliqué
Tracy) ; mais avant tout les techniques de des- maintenant en France, et d'abord suivant les
truction de la raison inaugurées par les tota- motifs qu'expose avec un tel fanatisme émer-
litarismes modernes, et le degré de jobar- veillé le communiqué de presse du Conseil
disme universel qu'a permis d'atteindre la général de la Moselle, quand la Réunion des
gestion spectaculaire de toutes les connais- Musées nationaux opère, avec plus de talent
sances d'aujourd'hui, et notamment à leur et de légèreté, en mélangeant, pour l'exposi-
stade «spectaculaire-intégré». Les rédacteurs tion si courue sur le pharaon Aménophis,
de Trouvailles n'ont pas vu cela par eux- des pièces authentiques et des détails embel-
mêmes, ou ont considéré le détail comme lis, joliment rassemblés dans les baraques
négligeable ou peut-être n'ont pas osé le dire foraines mises en scène par les experts et
pour ne pas rompre l' omertà confraternelle. amuseurs de la néo-égyptologie.
1989 et la chute du mur de Berlin; ce jOli1'-1<1
Déjà en 1986, des plaisantins ont pré- le décor de la société du spectacle a 001-
tendu avoir retrouvé, dans les archives d'une mencé à se déchirer et la réalité bien ai-
famille béarnaise, la véritable photographie, gnante n'a pas tardé à balayer les simulacres.»
jusqu'alors perdue, de Lautréamont. Ils l'ont Il faut cette puissante intuition polaquienn
fait paraître comme illustration pour les billets pour avoir pensé non seulement qu'après ce
d'une tranche de la Loterie nationale, et ont «jour-là» en 1989 mais après tous lesjours sui-
pensé ainsi authentifier bien assez l'impos- vants et leurs constantes confirmations on sen-
ture. Les naïfs vont trouver discutable cet inso- tirait que le temps du mensonge spectaculaire
lite hommage au poète; ne discuteront donc était déjà en train de se dissiper devant« la réa-
pas l'insignifiante photographie, qui bien sûr lité bien saignante». Ils ont grandi ensemble.
n'aura été elle-même prouvée par rien. Tous
ces exemples sont des applications «cultu- Depuis lors, on a pu voir la Démocratie
relIes» d'une théorie de Goebbels qui établis- juger si bien le tyran en Roumanie (le pays
sait qu'un mensonge, incroyable au premier où les urbanistes étaient devenus fous) et
regard, va passer d'autant mieux que son extra- triompher grâce aux victimes de Timisoara-
vagance paraîtra plus incompatible avec son ville-martyre; Dbu redevenu roi en Pologne,
parrainage par des autorités officielles respec- dans la dynastie des Walesa; la coalition mon-
tables. diale contre l'Irak et son écrasant non-résul-
tat; les républiques russes et le développe-
ment de toutes leurs guerres civiles avec la
démocratie des prévaricateurs, sous Eltsine;
Dans L'Événement du Jeudi du 5 novembre les camps de concentration de Serbie, et les
1992, Polac doit avouer que je l'ai déçu: il fal- négociations ethniques de Sarajevo, qui conti-
lait, bien sûr, s'en douter dès que l'on a pu nuent pendant l'extermination, malgré la
comprendre que j'étais même édité chez Gal- .courageuse médiation de l'Europe; le débar-
limard : «Debord serait-il devenu "consom- quement médiatique-humanitaire de Moga-
mable" et même anodin parce que dépassé? discio qui portait tant de riz; la victoire de
(...) le message me paraissait fort (...)jusqu'en l'État de Droit contre Escobar en Colom-
bie, ainsi que les nettoyages accomplis par les
«escadrons de la mort» dans tout le sous-
continent; l'abolition formelle de l'apartheid
et les massacres des Noirs d'Mrique du Sud; Dans L'Humanité du 5 novembre 1992,
l'Algérie que l'on voudrait faire passer pour le dégoûtant journal tout aussi chargé de sang
seul pays où l'économie ne fonctionnerait et de mensonges que les comptes du docteur
plus du tout, et peut-être par la faute des Caretta, il y a même quelques éloges à mon
islamistes; l'Italie des Mains Propres, qui propos. Mais ce n'est qu'insignifiant, puisque
établissait enfin la preuve de l'innocence signé Philippe Sollers.
d'Andreotti. Partout la spéculation est, pour
finir, devenue la part souveraine de toute la Je ne pense pas que le docteur Caretta soit
propriété. Elle s'autogouverne plus ou moins, beaucoup plus qu'une sorte de bouc émis-
saire, pour une époque monstrueuse de la
selon les prépondérances locales, autour des
médecine. Le Manifeste communiste avait bien
Bourses, ou des États, ou des Mafias : tous se
vu, déjà, que «la bourgeoisie a dépouillé de
fédérant dans une sorte de démocratie des
leur auréole toutes les activités jusqu'alors
élites de la spéculation. Le reste est misère.
respectées (...) Le médecin, le juriste (...) le
Partout l'excès du Simulacre a explosé comme savant, elle en a fait des salariés à ses gages ».
Tchernobyl, et partout la mort s'est répandue Le sang étant une marchandise, il lui faut
aussi vite et massivement que le désordre. Plus fatalement suivre les lois de la marchandise.
rien ne marche, et plus rien n'est cru. Le sang s'est finalement reconnu marchan-
dise quand un tribunal a qualifié de simple
Le seul Polac avait jugé devoir en déduire «tromperie sur la marchandise» ce qui
sans plus attendre : «Du show, il ne restera avait été indiscutablement une décision de
que la dure réalité, et Debord ne sera plus mettre à mort, à des fins de rentabilité, toute
que le prophète des temps révolus.» (C'est la collectivité des hémophiles français. Quels
sans doute depuis ce bel impair que s'est souvenirs resteront de ces «hémophiles conta-
popularisée la scie récente: «Et qui c'est qui minés »,après tantd'indulgents procès,recom-
l'a dans le lac? C'est Poluc!») mencés, amnistiés? Rien d'autre sans doute que
11'échod'une comptine que chanteront plus pires possibilités qui auraient autrement pli
tard des enfants analphabètes, dans les locaux être abandonnées à la calomnie.)
inflammables de leurs néo-écoles : «Il était un'
fois - Pas très loin de Foix -, Et de très bonn'
foi - Georgina Dufoix -, Qui vendait
du sang.» Dans Le Point du 28 novembre 1992,Jean-
François Revel ne ,varie pas dans ses enthou-
(Je dois faire une digression. J'ai lu tant siasmes : «Quel sentiment de pénible con-
d'extraordinaires imputations, que j'ai ici traste quand on relit aujourd'hui La Société
livrées à la publicité, sur un si grand nombre du spectacle, de Guy Debord, paru en 1967, et
de manières habiles et sans scrupules dont je réédité, tient à nous préciser l'auteur, sans
suis censé employer mes talents pour me changement! D'un côté, l'idée est neuve de
procurer d'occultes ressources; et l'on me décrire la réalité métamorphosée, uniformi-
reproche si légèrement d'écrire comme La sée par les media en un spectacle planétaire.
Rochefoucauld, Retz, ou parfois aussi comme D'un autre côté, le style, la pensée, l'encadre-
Swift; que j'ai considéré qu'il était peut-être ment théorique et terminologique sont âgés.
à craindre qu'un jour on n'en vînt à me repro- Ils restent murés dans ce volapük hégéliano-
cher de m'être laissé en surplus, par exemple, marxo-marcusien qui paraît de nos jours aussi
soudoyer par Madame Georgina Dufoix, du démodé que lejargon de la scolastique médié-
seul fait que je n'aurais pas dit un mot des si vale. L'auteur récuse, certes, et Staline et Mao,
notoires excès de bassesse du personnage. Il et même Trotski, mais c'est plutôt parce que
est rare, je l'avoue, que l'on ait l'esprit de leurs projets lui semblent insuffisamment révo-
penser par avance à la variété presque infinie lutionnaires. L'adversaire unique, sous le nom
de ce que l'on semble pouvoir s'aviser d'aller de "Société du spectacle", n'en reste pas moins
blâmer chez quelqu'un comme moi. Mais il pour lui le capitalisme. (...) Ce qui affaiblit
faut dire qu'il n'est en fin de compte pas dif- maintes analyses de la communication média-
ficile, si l'on y pense avec une vigilance suffi- tique, c'est souvent qu'à travers le spectacle
sante, de supprimer radicalement par avance, leurs auteurs attaquent en réalité le libéra-
grâce à de tels contre-feux, beaucoup des lisme démocratique. Les critiques classiques,
directement inspirées du marxisme, sur les
terrains économiques et politiques sont
déconsidérées. C'est désormais le spectacle
qui sert donc de notion relais dans les attaques Dans L Idiot international de décembre 1992,
contre la civilisation libérale. (...) C'est leur un certain Charles Dantzig entreprend à son
théorie d'ensemble qui pêche. Oui, le spec- tour de se faire remarquer en parlant de moi.
tacle simplifie, unifie, abolit, travestit fréquem- n commence ainsi : «On regarde toujours
ment la réalité. Mais prétendre qu'il la rem- Guy Debord de face. Quel beau front de tau-
place totalement dans l'esprit des humains est reau! Quels cailloux il doit soulever, puisqu'il
une fantasmagorie. Un exemple : rarement nous le dit! On s'écarte, on regarde de côté:
campagne électorale s'est autant éloignée de il n'y a pas de charrue.» Où aije jamais pré-
la réalité, pour jouer avec le pur et le pire spec- tendu être utile à quelque chose? Pourquoi
tacle, que la campagne présidentielle améri- me faudrait-il tracer un sillon? «J'ai horreur
de tous les métiers ... La main à plume vaut la
caine. Et pourtant, avant comme après l'élec-
main à charrue.» Je me flatte même, si l'on
tion, les sondages, autant que les com-
considère la forme et le contenu de tout ce
mentateurs, ont mis en évidence avec clarté les
que j'ai jamais voulu réaliser, dans les arts et
raisons de la montée, puis de la victoire de Bill
dans la critique sociale, de n'avoir jamais eu
Clinton: désir de porter au pouvoir une nou-
aucune activité qui puisse passer pour socia-
velle génération ... »
lement honnête; en exceptant cette fort
brève période de ma jeunesse oùj'ai pu très
Eh bien! la voilà donc au pouvoir, cette nou- bien vivre rien qu'en jouant au poker,
velle génération. Clinton paraissait l'homme puisque sans tricher: par pure capacité stra-
idéal pour une campagne électorale qui dure- tégique.
rait perpétuellement. Mais il était pressé
d'agir. Maintenant il décide. Et les résultats Dantzig continue, et l'on remarquera qu'il
sont si merveilleux que l'on se demande si a la preuve. On verra aussi qu'il a reçu la
quelqu'un d'autre osera même encore gouver- même velina que Bizot, pour évoquer le mot
ner, après le virtuose saxophoniste. usité dans la presse italienne sous le fas-
cisme: «La preuve, c'est que le livre qui a fait ment pourrait-on faire confiance à trois argu-
la gloire de Debord, La Société du spectacle, ne ments? Quelle lecture assistée pourra vous
veut rien dire. Si on lisait Debord, au lieu assurer s'ils vont être tous les trois complé-
d'admirer ce qu'on y met soi-même, on se mentaires? «On ne sait jamais de quoi il
rendrait compte que c'est écrit en simili- s'agit! » Et de fait, sur les trois citations qui en
marxiste, qui n'est pas clair.» En somme, tout résument cinquante, une est falsifiée, comme
ce qu'il y a de bon dans ce livre est ce pour prouver tout le contradictoire qui se
qu'y projettent d'eux-mêmes mes généreux dissimulerait parmi les «cinquante ». Celle
mais trop innocents lecteurs, qui avaient cru que Dantzig a falsifiée est celle-ci : «le mau-
savoir lire en sortant de l'école mais que vais rêve de la société moderne enchaînée». Il
leurs indignes enseignants en fait ont livrés a simplement remplacé l'épithète par son
désarmés à un habile plagiaire; lequel, pire contraire, «déchaînée », qui ferait, certes, très
qu'Attali, dépouille de leurs idées ses propres peu sérieux pour évoquer notre société, sur-
lecteurs. On n'avait jamais vu spoliation si tout en 1967. Aujourd'hui, on pourrait peut-
vile. Un vampire se contenterait de boire leur être croire à une honnête erreur de lecture
sang. s'il avait prétendu lire par exemple «désarri-
mée» : car c'est bien ce qui est arrivé aux mar-
«Il ne donne jamais de définition de ce chandises modernes, qui n'ont même plus à
fameux spectacle: il en donne cinquante. être effectivement consommées, et dont la
Une fois c'est le mauvais rêve de la société totalité du chargement n'est plus maîtrisable.
moderne déchaînée, une autre fois le dis-
cours ininterrompu que l'ordre présent tient Dantzig dit: «Exemple de bluff "là où le
sur lui-même, une autre fois l'autre face de monde réel se change en simples images, les
l'argent. On ne sait jamais de quoi il s'agit. » simples images deviennent des êtres réels, et
C'est un argument qui fera peut-être date les motivations efficientes d'un comporte-
dans l'histoire de la pensée artificielle. Il doit ment hypnotique". Où est le français? (...)
sûrement procéder du temps de la pensée "Le spectacle est le mauvais rêve de la société
scientifique des ordinateurs. Une définition moderne enchaînée, qui n'exprime finale-
est sûre parce qu'elle est la seule. Com- ment que son désir de dormir. Le spectacle
est le gardien de ce sommeil." Le spectacle est un journaliste de gauche : Je ne dénol1n·
un rêve et le gardien du sommeil. Où est la jamais personne.
logique?» Dantzig n'a pas reconnu que la
première phrase qu'il blâme pour commen- «"Le plan devra rester assez peu clair", dil-
cer est un détournement d'un célèbre argu- il. Outre que c'est réussi, cela laisse entendr
ment du jeune Marx, et tout ce qui suit, sur qu'il est en danger. Personne ne s'avise qu'il
le rêve, d'exactes citations de Freud. Où est est beaucoup plus risqué de sous-entendre, et
la culture? Le loustic a-t-ilune si impérieuse que Debord n'a pas été assassiné par des ser-
exigence d'intégration immédiate et totale, vices secrets. » C'est une évidence que le plus
qu'il blâmerait la traduction en français de grand danger où je me suis trouvé est le dan-
ger de n'avoir que trop bien persuadé l'adver-
penseurs allemands, quels qu'ils soient? Ou
saire de la vérité de mes conclusions: j'en
seulement de ceux-là, que pourtant il s'est
tiens grand compte. On pourra voir dans les
abstenu de lire? On a vu qu'il ne disait pas ce
documents réunis ici que l'on m'a très sou-
qu'il pensait de Marx, et peut-être par force.
vent reproché d'avoir beaucoup influencé
On remarque qu'il ne veut rien savoir de la telle ou telle sorte de gens. j'ai dû écrire déjà
psychanalyse non plus. Son goût vraiment en 1979 dans la Préface à la quatrième édition
abusif du clair génie français, et dans une tri- italienne de "La Société du spectacle" : «L'un
bune où vont s'acoquiner notoirement les avait vu ce livre ne pas aborder le problème
suspects des plus diverses origines; aura-t-il de l'État; l'autre l'avait vu ne tenir aucun
mené Dantzig jusqu'à un simili-racisme, qui compte de l'existence de l'histoire; un autre
n'est pas clair? «Il ne donne pas de préci- l'a repoussé en tant qu'éloge irrationnel et
sions. Il y a du suspense. On attend. Debord incommunicable de la pure destruction; un
est l'Agatha Christie des moralistes. Seule- autre l'a condamné comme étant le guide secret
ment, il est moins honnête: il ne donne jamais de la conduite de tous les gouvernements constitués
la solution. Nous ne saurons jamais qui sont depuis sa parution.» (Je souligne ici l' extrava-
les dix petits nègres de la gare de Bologne.» gance.) j'ai toujours eu des critiques qui
C'est tout simplement parce que je n'écris pas étaient d'étonnants bouffons. Malgré tant
de romans policiers. Je ne suis pas non plus d'exagérations, je sais qu'il y avait aussi une
part de vérité: trop de gens sont portés à même, en 1988.Je ne suis pas «un écrivain»,
croire ce que je dis. Tout se déchiffre, mais je n'ai rien respecté des valeurs de cet art. j'ai
pas facilement par les ordinateurs, qui ne laissé de telles ambitions à des Dantzig. Et le
comprennent pas la dialectique. Il y a des même Dantzig va encore maspériser pour un
moments du processus - et 1988 en était pré- coup de plus. j'ai dit: «Le malheur des temps
cisément un - où il est bon de faire retarder m'obligera donc <\ écrire, encore unefois, d'une
certaines conclusions d'un an ou deux. façon nouvelle »,: car en effet c'est plusieurs
fois que je l'avais déjà fait, moi.
Je n'aijamais rien sous-entendu. j'ai même
dit en 1988 : «Je ne me propose, sur aucun Le spécialiste voudrait conclure: «D'autres
aspect de la question ... de convaincre. Les sont meilleurs. Ils volent ses idées à Debord,
présents commentaires ne se soucient pas et ils ont raison. Comme dit Karl Kraus, une
de moraliser.» Les services les plus secrets idée n'appartient pas à qui la découvre, mais
n'assassinent jamais personne sans avoir exac- à celui qui l'énonce le plus brillamment.»
tement évalué en totalité les avantages et les Cette idée-ci a été énoncée beaucoup plus
inconvénients, comme aussi les urgences. brillamment avant Karl Kraus. Le spectacle et
ce qu'il produit, ce ne sont en rien mes idées.
Voyons donc encore Dantzig. Cette tête de Quant à la critique du spectacle, quoi qu'on
mort veut se donner l'air d'être un expert dise, je ne crois pas du tout que la présente
dans la littérature et l'édition, il tranche du société souhaite véritablement la voir sous
connaisseur : «Après le simili-marxiste de une forme plus brillante encore. La dose a
La Société du spectacle, il dit dans les Commen- suffi.
taires (il se commente soi-même, c'est dire s'il
est important) : 'je vaisécrire d'une façon nou-
velle." Ce n'est pas une phrase d'écrivain.» Je
ne me commente pas moi-même. Ces Com-
mentaires ne sont pas sur mon livre de 1967.
Qui sait lire voit tout de suite qu'ils sont sur
l'évolution de la société du spectacle elle-
Il n'est pas intéressant de prolonger, dans
l'année 1993, l'abondance des redites obsti-
nées, ou des variantes infidèles, de la même
multitude d'inepties. Ce serait trop faire sen-
tir le procédé de fabrication, daté. Je m'en
tiendrai donc là sur la technique que j'ai déjà
assez amené mes lecteurs à connaître. Je
crois par contre dignes d'être signalées des
réflexions qui témoignent d'un grand renou-
vellement de la critique dont je viens de mon-
trer ce qu'elle était dans les cinq dernières
années. Je rappelle qu'on me reprochait le
plus généralement d'être un paranoïaque,
et on en donnait pour preuve que j'étais
presque seul au monde à discerner presque
partout des agents secrets, des complots, de
très nombreuses informations dissimulées.
La mode pourrait évoluer vite ici, si l'on
remarque ce qu'a publié, dans Globe du lui-même, et la signature du contrat av ~,d
5 mai 1993, le sérieux M. Yves Baumgar- limard participe sans nul doute de cett vIr-
ten, qui sur ce point peut paraître debor- tuosité. »
diste avec excès. Ce critique écrit: «Guy
Debord occupe aujourd'hui une position sin- On remarquera d'abord qu'il appartient
gulière au sein de la société spectaculaire- tellement à l'essence de notre temps de tout
marchande, celle de critique révolutionnaire interpréter en te~mes d'agents secrets que
appointé par elle. Par un renversement qui même ma propre singularité historique, mal-
n'apparaîtra curieux, voire paradoxal, qu'à gré de frappantes différences et contradic-
ceux à qui fait défaut tout sens de la stratégie tions, semble maintenant pouvoir mieux lui
et de l'histoire, ce qui revient au même, le apparaître sous la figure de l'agent secret.
théoricien radical de la spectacularisation (le M. Baumgarten reconnaît que j'ai continuel-
néologisme est laid mais nécessaire), de la lement été hostile au travail salarié, aussi par
domination des hommes par la logique mar- fidélité à une opinion historique universelle
chande, se trouve désormais dans la situation mais dangereuse bien sûr; et que j'ai eu
d'un agent des services secrets de tel ou tel d'abord la sincérité de la mettre en pratique
pays, \mployé et rémunéré par les services quand il s'agissait de mes propres préférences
d'un Etat ennemi. L'analogie est bien sûr et expériences dans la vie. Il veut bien me
trompeuse, injurieuse même, en ce qu'elle reconnaître, sur ce terrain, ce qu'il appelle de
pourrait laisser croire qu'à l'instar de l'agent la «virtuosité ». Je préciserai même que je ne
"retourné" par le service ennemi Debord considère pas cette indépendance en matière
serait passé, avec armes et bagages, dans le d'argent préservée toujours dans des condi-
camp adverse. (...) La première et moins tions qui ont pu être à certains moments
importante de ces raisons est purement finan- difficiles, comme la «moins importante de
cière. Toute son existence d'homme et de ces raisons », ainsi que cet observateur a la
penseur, Debord l'a passée à prôner l'aboli- politesse de le déclarer. j'avoue sans gêne
tion de l'ordre des choses existant, et l'une de qu'avant tout, je ne voulais en aucun cas tra-
ses conditions, le travail salarié. Il a mis en vailler.Je pense comme M. Baumgarten que
pratique avec virtuosité cette exigence pour dire le sens de la stratégie, ou de l'histoire,
cela revient au même. Mais je me propose préciser les évidentes limites. Tous ces «s [-
d'éclaircir tout ce que peut charrier d'obscur vices» étaient liés à des États, partiellement
et de vague cette métaphore de l'agent secret. rivaux. Mais aucun n'a jamais pu être, évi-
Est-ce que M. Baumgarten croit que c'est rien demment, opposé aux intérêts mondiaux du
qu'en étant édité chez Gallimard que je serais gouvernement du spectacle. Je ne me suis
«appointé» par « la société spectaculaire-mar- mêlé en rien à ces.affrontements subalternes.
chande»? Les choses lui semblent-elles à ce Je n'ai été au service de personne. Je n'ai
point avancées dans la fusion? Je ne suis donc pu trahir aucun de ces services, puisque
même pas «appointé» par les Éditions Galli- je n'ai voulu en connaître aucun. Il est hors
mard. Je ne suis lié à cet éditeur que par un de question maintenant que je laisse mes
contrat, parfaitement libéral, touchant l'édi- armes et bagages pour consoler le Spectacle.
tion ou la réédition d'un certain nombre de Mes seules armes et mes peu encombrantes
mes livres. M. Baumgarten estime-t-il plutôt possessions sont mes capacités d'analyses stra-
que le fait s'est réalisé, précisément, à côté de tégiques et mes grandes connaissances histo-
Gallimard, d'une autre manière; ou qui riques; et sans elles je n'intéresserais per-
même peut-être resterait à négocier? s'agit-il sonne. Xénophon, au début de l'Anabase,
seulement d'être «employé et rémunéré» à formule un très juste raisonnement à ce pro-
titre fictif, comme d'autres, ou réellement à pos, quand on se trouve dans une passe
des travaux plus occultes? Ou suppose-t-on périlleuse.
que je voudrais poser d'autres conditions, par
exemple politiques? Où pourrait mener ici la Mais le centre de la question, n'est-ce pas
notion de virtuosité? que personne ne peut plus douter de ce
qui devrait être «retourné», entre moi et la
M. Baumgarten reconnaît lui-même que marche du monde; si pour celle-ci il était
son analogie de l'agent d'un service secret de encore temps? Ou si peut-être seulement les
«tel ou tel pays» retourné au service d'un responsables de la marche du monde vou-
autre est «trompeuse ». S'il l'a utilisée pour- laient faire croire qu'il serait encore temps?
tant, je suppose que c'est parce qu'il pense
sentir une part de vérité; mais il n'a pas su en
Dans le degré de la catastrophe où nous a tous ceux qui le trouvent bon, le centr
jetés la démocratie spectaculaire, il est certain même du monde existant, en en ayant décou-
que rien n'est resté si précieux que les stra- vert la nature exacte. La théorie du spectacle
tèges. répond à ces deux exigences. »

Je dois aussi faire remarquer qu'avoir été Je me suis plu icj à me citer moi-même en
«le théoricien radical... de la domination des plusieurs occasion.s.Je n'ignore pas que beau-
hommes par la logique marchande », c'est un coup de gens trouveront la chose choquante.
mérite que je n'ai jamais contesté à Karl Personne ne serait choqué - et il n'aurait
Marx. même pas paru utile de me bâtir cette mau-
vaise réputation - sije me trouvais, comme
j'avais aussi expliqué, en 1979, dans la les autres, dans l'impossibilité de citer encore
même Préface à la quatrième édition italienne de aujourd'hui ce que j'avais pensé antérieure-
"La Société du spectacle", ce que je me propo- ment. Pour raviver les regrets de ceux qui
sais d'obtenir en 1967: «Il n'est pas douteux, n'ont pas compris aujuste moment, j'ajoute-
pour qui examine froidement la question, rai que ce qu'il y avait de plus admirable dans
que ceux qui veulent ébranler réellement la citation que j'évoque maintenant tenait
une société établie doivent formuler une dans la terrible vérité de ce mot: «le centre
théorie qui explique fondamentalement cette même du monde existant».
société; ou du moins qui ait tout l'air d'en
donner une explication satisfaisante. (...) C'est cette réussite qui explique l'émotion,
Sans doute, une théorie générale calculée excessiveparfois, qui aura si longtemps accom-
pour cette fin doit-elle d'abord éviter d'appa- pagné La Société du spectacle. Un livre capable
raître comme une théorie visiblement fausse; de répondre simultanément «à ces deux exi-
et donc ne doit pas s'exposer au risque d'être gences» m'a semblé, pour l'essentiel, sans
contredite par la suite des faits. Mais il faut défaut. Ceux qui n'auront pas admis ce livre se
aussi qu'elle soit une théorie parfaitement seront donc trompés. Etje ne vois pas en quoi
inadmissible. Il faut donc qu'elle puisse décla- d'autre j'aurais jamais pu faire la preuve de
rer mauvais, à la stupéfaction indignée de capacités meilleures, étant comme j'étais.
Aux Éditions Gallimard
LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE (Folio, n° 2788).
COMMENTAIRES SUR LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE,
suivi de PRÉFACE À LA QUATRIÈME ÉDITION
ITALIENNE DE «LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE"
(Folio, n02905).
CONSIDÉRATIONS SUR L'ASSASSINAT DE GÉRARD
LEBOVICI.
PANÉGYRIQUE. Tomepremier.
"CETTE MAUVAISE RÉPUTATION ... "
ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES COMPLÈTES.
«POTLATCH" 1954-1957. Présenté par Guy Debord (Folio,
n02906).

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