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Référence de publication :
Gobin, Emma. « La fabrique rituelle du prestige : le secret initiatique comme opérateur de la
différenciation socioreligieuse (Ifá, Cuba) », in Fr. Hurlet, I. Rivoal & I. Sidéra, Le prestige :
autour des formes de la différenciation sociale, Paris, Éditions de Boccard, 2014, p. 91-105.

LA FABRIQUE RITUELLE DU PRESTIGE :


LE SECRET INITIATIQUE COMME OPÉRATEUR DE LA DIFFÉRENCIATION
SOCIORELIGIEUSE (IFÁ, CUBA)

Emma GOBIN*

Résumé
Dans l’univers des religions afro-cubaines, la prêtrise de babalao ou de prêtre-devin du
culte d’Ifá jouit d’un prestige lié à différents facteurs historiques et sociaux mais aussi à
des dynamiques rituelles significatives. L’initiation d’un babalao et les procédés
préalables de sélection qu’elle implique engagent de puissants mécanismes de
distinction qui contribuent à la (re)production continue du capital symbolique associé à
cette fonction religieuse. En se fondant sur une approche pragmatique et générative de
cette initiation, cet article se propose d’envisager la dimension proprement rituelle de
cette fabrique du prestige dans le culte d’Ifá. À partir de données ethnographiques, il
révèle plus particulièrement que c’est par une logique exacerbée de construction et
d’exhibition du secret initiatique que l’on produit et entérine, dans ce cas, la
différenciation socioreligieuse au fondement de l’échelle locale du prestige.

Mots-clés : Religions afro-cubaines, culte d’Ifá, prestige, rituel, secret.

Abstract
In contemporary Afro-Cuban religious field, babalaos or Ifá diviners have a great level
of prestige. This situation partially stems from historical and social dynamic but also
involves important ritual rationale. The initiation of a babalao and the previous
processes of selection it implies actually enact powerful mechanisms of distinction that
contribute to the continuous production of the symbolic capital related to this religious
charge. Rooted in a pragmatic and generative approach of babalaos’ initiation, the
paper focuses on this ritual production of prestige. Through ethnographical data, it
highlights that the socioreligious differentiation which grounds the local scale of
prestige is mostly produced and acknowledged through an exacerbated logic of secrecy
which relies on a deep process of construction and exhibition of initiatory secrets.

Keywords: Afro-Cuban religions, Ifá divination, prestige, ritual, secrecy.

***

Dans la Cuba contemporaine, les pratiques religieuses afro-cubaines sont


traversées par d’importantes dynamiques de pouvoir et de prestige. Perceptibles dans les
discours et les stratégies des acteurs, celles-ci découlent notamment des enjeux de
l’engagement religieux et sacerdotal. Les adeptes recourent à ces pratiques afin de

91
remédier à diverses infortunes et d’agir sur leur vie quotidienne et sur leur destinée
personnelle. Ce faisant, ils s’y impliquent à des fins d’« empowerment » individuel plutôt
que dans le but de rendre un culte laudatif et collectif à des divinités1. Dans un contexte
religieux caractérisé par sa pluralité et par une organisation non centralisée, ceux d’entre
eux qui s’engagent dans une spécialisation rituelle acquièrent une position de pouvoir et
d’autorité auprès des adeptes et des clients qu’ils parviennent à fédérer. Cela leur confère
une réputation et une certaine reconnaissance sociale. Ils négocient aussi âprement leur
position et leur statut, selon des logiques d’opposition caractéristiques du champ religieux
afro-cubain. Ces dernières se jouent dans les rapports entre les multiples spécialisations
en présence 2 . Dans ce cadre, quelques prêtrises sont d’emblée plus valorisées que
d’autres, telle celle de babalao ou littéralement de « père des secrets », soit de prêtre-
devin d’Ifá. Cette charge masculine est aujourd’hui auréolée d’un prestige sans égal,
largement cultivé et mis en scène par ceux qui en sont les détenteurs et relayé au-delà du
microcosme religieux. Si certains facteurs historiques et sociaux rendent compte de la
reconnaissance spécifique de cette figure dans l’univers thérapeutico-religieux local et
dans la société cubaine actuelle3, la considération de logiques rituelles révèle que les
principes et le dispositif cérémoniel qui régissent l’accès à cette prêtrise sous-tendent
aussi la construction de son capital symbolique. L’initiation d’Ifá et les procédés
préalables de sélection qu’elle implique mobilisent de puissants mécanismes de
distinction, qui garantissent l’émergence et la reproduction continue du prestige des
babalaos. Ils conditionnent également certaines formes de sa mise en scène et de sa
négociation hors du rituel.
Dans cet article, je me propose d’analyser la fabrique rituelle du prestige telle qu’elle se
déploie dans le culte d’Ifá. J’adopterai, pour ce faire, une approche pragmatique centrée
sur la dimension générative de l’initiation à cette prêtrise, c’est-à-dire sur la capacité du
rituel à forger une expérience de soi singulière et à façonner, dans des dynamiques
interactionnelles, une identité individuelle et collective distinctive. Dans un premier
temps, j’évoquerai ainsi les spécificités de la prêtrise de babalao qui concourent à sa
valorisation. Puis, je montrerai que la différenciation socioreligieuse au fondement de
l’échelle locale du prestige est rituellement produite et entérinée par une logique de
construction et d’exhibition du secret qui engage des jeux exacerbés d’exclusion et
d’inclusion des acteurs4. Comme cette construction n’acquiert pleinement sa portée
qu’au regard des autres spécialisations et dispositifs religieux afro-cubains, elle sera
aussi ponctuellement mise en perspective en lien à ces derniers.

1
Ils soulignent par exemple que les rituels divinatoires et initiatiques auxquels ils se soumettent leur
« donnent de la puissance » et le verbe espagnol dont ils usent – potenciar – correspond strictement à
celui d’empower. Sur l’usage de ce dernier terme dans ce contexte, cf. DREWAL et MASON 1997.
2
D’importantes dynamiques de concurrence et de clientélisme animent le champ thérapeutico-religieux
cubain et impliquent d’abondantes négociations de pouvoir (cf. par exemple BROWN 2003 ; WIRTZ 2007).
3
Cf. notamment ARGYRIADIS 2000, HOLBRAAD 2004, GOBIN 2009 pour des détails.
4
On aura l’occasion de revenir sur le travail d’András Zempléni qui informe en partie la perspective
adoptée sur le secret dans ce texte (ZEMPLÉNI 1976 et 1996). Sur l’étude du rituel comme une catégorie
de l’action mobilisant des logiques opératoires et relationnelles propres, cf. HUMPHREY et
LAIDLAW 1994 ; HOUSEMAN et SEVERI [1994] 2011 ; BONHOMME, 2005. Signalons que l’approche
adoptée ici, centrée sur la construction rituelle et pragmatique de la différenciation et de l’échelle du
prestige religieux afro-cubain, vient compléter une série d’études ethnohistoriques et sociologiques
portant sur les stratégies par lesquelles les différents acteurs manipulent cette échelle et y négocient leur
place (cf. en particulier ARGYRIADIS 1999 ; BRANDON 2002 ; BROWN 2003 ; WIRTZ 2007 ; GOBIN 2013).
Les données présentées sont issues d’enquêtes ethnographiques que j’ai principalement conduites dans la
région de La Havane depuis 2002 et, ponctuellement, dans des provinces centrales et orientales de Cuba.

92
LES CONDITIONS D’ACCÈS AUX SAVOIRS D’IFÁ OU COMMENT L’ON DEVIENT BABALAO

De nos jours, de très nombreux Cubains sont adeptes d’une ou de plusieurs


pratiques thérapeutico-religieuses couramment qualifiées d’afro-cubaines5. Comme ces
dernières activent un univers de représentations homogène6, un individu peut recourir
de façon complémentaire aux différents services divinatoires et initiatiques qu’elles
proposent et accéder, par la suite, à certaines de leurs spécialisations. Celles-ci sont
ancrées dans la pratique de multiples formes de spiritisme, dans celle d’un culte local
appelé palo monte, ainsi que dans celle de la très populaire santería (ocha), corollaire
rituel direct du culte d’Ifá, qui compte de nombreux adeptes7. Si les parcours individuels
sont fréquemment pluri-religieux, ces pratiques et leurs spécialisations respectives
impliquent aussi des jeux d’opposition et de différenciation qui se fondent sur les
conditions d’accès à telle ou telle d’entre elles et sur le type de compétences sur
lesquelles elles débouchent. C’est dans ces aspects que s’enracinent les spécificités et la
valorisation singulière de la prêtrise d’Ifá. Comme la fonction de spirite, les charges de
prêtre du palo monte et de la santería, qui découlent d’initiations à but principalement
thérapeutique8, sont ouvertes à tous. L’accès à celle de babalao, au contraire, est
subordonné à plusieurs conditions, qui méritent, chacune, d’être détaillées.
Tout d’abord, comme l’indique l’étymologie du terme d’origine yoruba
babala(w)o que l’on traduit par l’expression de « père du (ou des) secret(s) », la prêtrise
d’Ifá est soumise à une condition de genre : seuls des hommes, définis comme tels par
leur sexe biologique et social, peuvent prétendre à cette fonction. Alors que les femmes
et les hommes homosexuels, assimilés à la gente féminine, peuvent embrasser une
prêtrise dans les autres pratiques mentionnées, ils sont exclus de celle d’Ifá au nom de
leur incapacité, mythologiquement fondée9, à garder des secrets. Cette interdiction, qui
met l’accent sur l’importance du secret dans l’univers d’Ifá, s’avère essentielle à
différents égards. Outre qu’elle « ferme » d’emblée la prêtrise dans ce culte, elle garantit
aussi une position d’autorité spécifique aux babalaos. Lesdits secrets et savoirs d’Ifá
renvoient à des « mystères » (misterios) cosmogoniques et cosmologiques contenus
dans le corpus divinatoire mais aussi à la « norme » d’opérations rituelles liées à la
santería. Puisque seuls les hommes faits babalaos sont à même de les connaître, cela
leur octroie un ascendant sur les prêtres de la santería avec lesquels ils collaborent de
façon privilégiée pour divers rituels. Cette autorité est

5
Ces pratiques constituant une institution significative de la société nationale depuis l’époque coloniale et
esclavagiste, leurs adeptes se recrutent dans tous les secteurs de la population et le terme « afro-cubain »
ne revêt pas de connotation ethnique.
6
Cf. ARGYRIADIS 1999 ; PALMIÉ 2002.
7
La santería et Ifá forment un vaste complexe rituel couramment considéré comme étant d’origine
yoruba. Il implique un panthéon commun de divinités appelées orichas et suppose la coopération rituelle
des spécialistes de la santería (les santeros) et des babalaos. Le palo monte est quant à lui fondé sur un
univers cultuel et initiatique dit d’origine bantoue et repose sur le culte à un ou des « morts » matérialisés.
Fondée sur la communication médiumnique avec des esprits, le spiritisme, initialement d’origine
européenne, intègre dans ses variantes cubaines certains éléments des autres ensembles rituels (et vice-
versa).
8
Cf. KERESTETZI 2011 pour le cas du palo ; GOBIN 2012 pour celui de la santería. Le spiritisme ne
mobilise pas de rituels d’initiation stricto sensu.
9
Cf. notamment TESTA 2004 ; DIANTEILL 2007.

93
particulièrement visible par rapport aux femmes santeras dont les babalaos considèrent
le rôle comme complémentaire et subordonné au leur10.
Deuxième condition d’importance, à l’inverse des prêtres du spiritisme, de la
santería ou du palo, l’homme qui prétend accéder à l’initiation d’Ifá ne doit en aucun
cas être possédé par des divinités. Dans le culte d’Ifá, les formes de divination que l’on
peut qualifier d’ « inductive » et de « déductive »11 sont exclusives et les babalaos
s’enorgueillissent souvent du caractère technique et mathématique du système mantique
qu’ils manient. Codifiant « tous les secrets » de l’origine et de la destinée des êtres et du
monde, l’oracle d’Ifá est crédité d’un degré de vérité absolue. Sa supériorité vis-à-vis
des autres techniques divinatoires est ainsi assumée par nombre d’adeptes12. Ceux-ci
relèvent également sa complexité. La divination d’Ifá repose en effet sur
256 configurations graphiques ou « signes » (signos), auxquels correspond un vaste
corpus d’invocations et de récits mythologiques. Ces derniers sont conçus comme les
véhicules des secrets et des vérités d’Ifá et ils fournissent aux babalaos la trame de leurs
interprétations divinatoires. La textualisation partielle de ce corpus, d’une ampleur
considérable, est à la base d’une valorisation intellectuelle des savoirs et des
compétences des babalaos. Puisque ces derniers utilisent abondamment des sources
écrites dans leur apprentissage13, ils sont souvent considérés comme des érudits. Ils
sont, en outre, admirés pour la sophistication des techniques déductives grâce
auxquelles ils font advenir les « signes » divinatoires14.
Autre élément distinctif de la prêtrise d’Ifá, on considère que pour pouvoir
devenir babalao, un homme doit être « né pour cela ». Il doit avoir un « chemin »
(camino), soit une véritable destinée, de devin. Il en prendra connaissance en se
soumettant à un premier niveau d’initiation d’Ifá auquel tout un chacun a accès. Celui-ci
inclut une divination d’importance, à même de révéler ou de ratifier cette
prédestination. Contrairement aux autres initiations existantes, la prêtrise d’Ifá engage
une élection rituelle qui fait écho aux éléments précédents : tout homme ne peut être fait
dépositaire des savoirs d’Ifá et des secrets afférents, ni ne peut développer les
compétences complexes qui y correspondent. Si d’aventure un individu est initié, qui ne
satisfait pas tout à fait à ce critère de prédestination – ce que les babalaos évitent
puisque cela galvaude le prestige de leur fonction

10
On verra plus loin que les santeras assument ainsi un rôle essentiel dans la construction et la
reconnaissance du prestige des babalaos lors des rituels d’initiation. L’une d’entre elles doit aussi assister
un babalao dans certaines opérations rituelles courantes.
11
Cf. BOTTÉRO 1974. Rappelons que la divination « déductive » ou « rationnelle » repose sur une
manipulation d’instruments divinatoires répondant à des règles formelles préétablies alors que la
divination « inductive » ou « inspirée » se passe de ces instruments, la possession en étant la forme la plus
emblématique.
12
Cf. aussi HOLBRAAD 2012 sur ce point.
13
Sur la constitution de ces sources écrites par les babalaos, cf. DIANTEILL 2000 et BROWN 2003. Sur leur
rôle dans la mise en valeur de la figure des prêtres d’Ifá dans les travaux d’ethnographes ainsi que dans la
société cubaine, cf. aussi ARGYRIADIS 2000.
14
Lors des consultations divinatoires quotidiennes, un babalao manipule une chaîne composée de huit
éléments mobiles (généralement des morceaux de coquille de noix de coco). Lorsqu’il la lance au sol,
chacun des huit éléments peut tomber sur sa face concave ou convexe et les combinaisons ou « signes »
qu’il est ainsi possible de figurer se chiffrent à 256 (8 x 22), soit le nombre des configurations divinatoires
d’Ifá. Pour les divinations d’importance, les babalaos, au nombre minimal de trois, usent de noix de
palme consacrées et d’un plateau divinatoire. Cette technique plus complexe requerrait une description
trop longue pour que je puisse l’aborder ici. On en trouvera une dans l’ouvrage d’Alain Konen (KONEN
2009). Par constraste, signalons que les spirites, les prêtres du palo et les santeros, tout en usant de
certaines méthodes de divination rationnelle, privilégient plutôt des savoir-faire élaborés en contexte, à
travers les liens personnalisés qu’ils entretiennent avec différentes catégories de divinités. Cf. ESPIRITO
SANTO 2008 ; KERESTETZI 2011 ; GOBIN 2012.

94
et les expose à de nombreuses critiques –, cela se fait, dit-on, aux dépends de ce futur
prêtre. Car cette condition est bien la seule censée garantir à un homme qu’il sera doté
des capacités nécessaires à l’apprentissage post-initiatique et qu’il pourra ainsi assumer
pleinement son office.
Dernier élément, et bien qu’il s’agisse là d’un principe moins explicite, un
candidat potentiel à la prêtrise devra remplir une ultime condition. L’argent est en effet
une composante fondamentale d’Ifá et doit, selon différentes justifications
mythologiques, y circuler abondamment15. Dans ce contexte, et en lien à la nature
hautement valorisée de leurs savoirs et leurs compétences, les services rituels des
babalaos sont réputés plus chers que ceux des autres spécialistes. De fait, l’initiation
d’un prêtre d’Ifá est la plus onéreuse des initiations afro-cubaines. Une fois qu’il est
désigné par la divination, un homme doit rassembler une somme d’argent extrêmement
conséquente. Cela exigera de lui de la persévérance et des trésors d’ingéniosité dans le
cadre de la crise économique pérenne qui règne à Cuba. Pour ce faire, il pourra parfois
mobiliser un réseau de proches désireux de l’aider de différentes façons,
particulièrement si ces derniers sont eux-mêmes adeptes des religions afro-cubaines,
voire déjà babalaos, et qu’ils souhaitent le voir accéder à ce statut. Mais nombre
d’aspirants à la prêtrise s’avèrent impuissants à réunir la somme requise et doivent se
détourner de l’initiation d’Ifá16. Ce prérequis économique contribue donc à restreindre
un peu plus encore l’accès à la prêtrise.
L’homme qui satisfait à ces exigences cumulatives et parvient à l’initiation d’Ifá
se distingue donc d’emblée des autres spécialistes religieux du spiritisme, du palo monte
et de la santería, par ces conditions d’accès. Il apparaît, avant même que son initiation
ait lieu, comme une sorte d’ « élu » jugé digne qu’on le fasse dépositaire des profonds
mystères d’Ifá et qu’on l’autorise à interpréter légitimement l’oracle17. Autrement dit,
l’initiation vise à fabriquer un prêtre doté d’une charge rituelle dont le prestige est lié à
son caractère d’exception.
En mettant en œuvre une logique performative du secret, l’initiation érige
précisément cette distinction au cœur de l’expérience ritualisée de soi que fait le novice.
Elle organise aussi, dans une dynamique éminemment relationnelle, la reconnaissance
de sa spécificité. Condition de sa transformation en « père des secrets », cette initiation
permet ainsi à un babalao de construire pleinement son prestige.

FABRIQUER UN « PÈRE DES SECRETS »

Dans la vie d’un homme, quel que soit son âge, l’initiation d’Ifá revêt une
importance cruciale en ce qu’elle l’engage dans un parcours d’apprentissage et dans une
carrière religieuse qui impliquent une réorganisation significative de son quotidien.
Essentiellement conduite à huis-clos et grâce au concours d’une dizaine d’officiants
babalaos au moins, les cérémonies se déroulent sur sept jours et prennent généralement
place au domicile du babalao que le novice, ou futur prêtre d’Ifá, s’est choisi pour
15
Sur cette question, cf. en particulier HOLBRAAD 2005.
16
Certains travaux soulignent – et certains initiés le disent aussi – que les hommes devenant finalement
babalao sont donc souvent ceux qui jouissent d’emblée d’une meilleure insertion sociale que les autres,
cf. par exemple BROWN 2003. Signalons que cet investissement financier est, à terme, compensé par les
potentiels revenus procurés par l’exercice de la prêtrise, ce que la plupart des candidats à l’initiation ne
perdent pas de vue, mais encore faut-il pouvoir d’abord réunir cette somme.
17
Dans des dynamiques discursives d’auto-valorisation, les prêtres d’Ifá revendiquent d’ailleurs
explicitement ce statut d’élu et bon gré, mal gré, les autres spécialistes la leur concèdent.

95
Fig. 1. Colliers et sceptres initiatiques d’un babalao surmontant le coffret rituel
qui contient les instruments divinatoires d’Ifá, La Havane, 2004 (©E.Gobin)

96
initiateur principal. Les détails de ces cérémonies font partie des secrets les plus
jalousement gardés par les babalaos, et pour cause : durant l’initiation, et devant ses
futurs pairs, un novice prête serment solennel de fidélité aux secrets initiatiques. Dans
leurs grandes lignes, ces derniers renvoient, d’une part, à des connaissances ésotériques
et des « mystères » liés à la cosmogénèse narrée dans le corpus d’Ifá et, d’autre part, à
des secrets tenant à l’existence personnelle du novice. Durant l’initiation, celui-ci est
ainsi rituellement mis à mort. On le fait ensuite réémerger dans le monde originaire de
la vérité et des secrets d’Ifá par la transmission discursive de savoirs ésotériques et la
manipulation des graphèmes divinatoires d’Ifá, que l’on trace notamment sur son corps.
Puis, dans une séquence comparable à une cérémonie d’ordination, il reçoit ses attributs
de babalao, parmi lesquels un bracelet et d’imposants colliers initiatiques ainsi que ses
instruments mantiques. Comme le devin et « père des secrets » qu’il est en train de
devenir, il utilise aussi ces instruments pour la première fois et procède, avec l’aide des
officiants, à plusieurs divinations censées lui délivrer les mystères de sa propre
existence sous la forme codifiée des « signes » d’Ifá. Partant, c’est donc bien autour de
la révélation de secrets relatifs à la cosmogonie et aux destinées individuelles que tourne
l’initiation d’un babalao.

Jeux d’exclusion, jeux d’inclusion

Par-delà le contenu sémantique que les babalaos confèrent à une telle notion et son
importance dans l’expérience octroyée à un novice, le secret est également construit au
fil de l’initiation d’Ifá comme un opérateur de l’action rituelle capable d’engendrer de la
distinction et ce, en permettant avant tout de reconfigurer différents ordres de relations.
Relations à soi et aux autres initiés babalaos d’abord, puisque le novice est en train
d’être pris dans un collectif fondé par le partage exclusif de ce secret initiatique.
Relations à la masse des non-initiés aussi, dont ce même novice se voit séparé et vis-à-
vis desquels le statut qu’il est en train d’acquérir et les secrets dont il devient dépositaire
vont précisément prendre toute leur valeur différentielle18. Et l’on a bien là une logique
intrinsèque au secret en tant que fait social. Comme l’ont montré les travaux d’András
Zempléni menés à partir de l’étude du Poro sénoufo en Côte d’Ivoire19, la dynamique du
secret initiatique mobilise généralement une organisation triangulaire au sein de laquelle
on restructure des relations entre plusieurs catégories d’acteurs : des détenteurs, des
dépositaires et des destinataires. À ces derniers, n’est révélée que l’existence du secret,
pas son contenu. Dans l’initiation d’Ifá, ces figures apparaissent de façon saillante. Elles
s’incarnent dans la dizaine de babalaos réunis pour faire d’un novice l’un des nouveaux
dépositaires du secret ainsi qu’en la personne de non-initiés, représentés d’abord par des
femmes santeras qui gèrent l’intendance de l’initiation, puis par une large assistance
convoquée à cet effet. Tous ces profanes feront office de destinataires du secret
initiatique d’Ifá et leur concours, loin d’être secondaire, est plus essentiel qu’il n’y
paraît. Car, pour que le secret et la hiérarchie du prestige qu’il crée puissent exister en
valeur, il convient bien de l’exhiber auprès de ceux qui ne le partagent pas20 et peuvent
ainsi, plus que tout autre, le reconnaître.

18
Sur la question de la séparation, cf. aussi l’analyse de Pierre Bourdieu des rites d’institution (BOURDIEU
1982).
19
Cf. ZEMPLÉNI 1976 et 1996.
20
Dans les termes d’András Zempléni, le secret est, par là, « sécrété ».

97
Dans le contexte d’Ifá, des jeux d’exclusion et d’inclusion inhérents à ces
phénomènes de « sécrétion » se succèdent alors. Ils font écho aux conditions de
recrutement d’un futur babalao et permettent de distinguer un novice tout en érigeant,
plus largement, la spécificité des prêtres d’Ifá en tant que catégorie sacerdotale
singulière au sein de l’univers religieux afro-cubain. Prenons-en quelques exemples
significatifs.
La majeure partie de l’initiation d’Ifá a lieu dans une chambre où le novice
babalao est reclus. Bien que cette pièce demeure hermétique aux profanes pendant sept
jours, elle est souvent aménagée à l’intérieur d’un espace domestique, où les femmes
affectées à l’intendance et les éventuels autres habitants de la maison vaquent à leurs
occupations21. Plus encore, au lieu de fermer la porte de cette pièce, on suspend à
l’entrée, en guise de séparation, un long drap blanc au-dessus duquel on accroche,
comme une mise en garde adressée aux non-initiés destinataires du secret, un rideau
végétal appelé mariwó, terme yoruba traduit comme « n’épiez pas les secrets ! »… Par
cette disposition spatiale particulière, on fait d’emblée « suinter » le secret initiatique
aux yeux des profanes. Dans un autre registre, des processus répondant à une logique
similaire sont activés, lorsque l’on ordonne, par exemple, aux profanes de quitter la
maison pour une courte séquence cérémonielle qui ne peut être ni vue, ni entendue,
mais dont on affiche ainsi l’existence et l’importance. À un autre moment, au lieu de
chasser de nouveau les non-initiés de la maison, on fait au contraire brièvement sortir le
novice de la pièce initiatique en leur présence, mais en le couvrant d’une longue
serviette et en courant, comme pour le soustraire au regard des profanes alors même
qu’on l’y expose. Certaines paroles rappellent aussi explicitement que la distinction
rituelle en cours d’opération est fortement connotée en valeur. Si les santeras qui se
trouvent en cuisine s’avèrent par exemple trop bruyantes, les babalaos n’hésiteront pas
à leur crier en pesant leurs mots, depuis l’entrée même de la pièce initiatique : « ici, on a
besoin de calme ! on consacre un ba-ba-lá-wo ! un “père du secret” ! Respectez ! ».
Ces procédés rituels et discursifs, en réalité assez répétitifs à ce stade, vont de
pair avec un processus progressif d’inclusion du novice dans le groupe des babalaos,
qui s’élabore lui-même au long des sept jours de l’initiation. Dans un jeu alterné de
rapprochement et de mise à distance, le novice se voit tantôt agrégé au groupe des
babalaos, lors d’une consommation communielle de viandes sacrificielles dans la pièce
initiatique, tantôt tenu à l’écart, lors d’autres repas cérémoniels que les officiants
prennent dans une cour attenante. Ce faisant, l’impétrant est lui aussi rendu
singulièrement sensible à la spécificité des babalaos et au fait que, s’il est en voie de
devenir l’un des leurs, il ne partage pas encore leur société particulière. De tels procédés
rituels lui inculquent ainsi la conscience de sa singularité à venir et lui permettent de
mettre en perspective son éventuelle expérience d’autres initiations religieuses. Dans les
cérémonies du palo ou de la santería, de tels jeux d’inclusion et de distanciation sont en
effet absents22. Cela permet alors au novice d’Ifá de prendre la mesure de la particularité
des processus à l’œuvre ici.
Secret, dissimulation et exhibition, exclusion et inclusion, tels sont les maîtres-
mots de la dynamique initiatique d’Ifá et des procédés par lesquels elle engendre
progressivement de la différenciation. Durant les six premiers jours de l’initiation, cette

21
Il s’agit en général d’une chambre ou d’une pièce secondaire donnant sur un salon ou un couloir et que
l’on aménage pour l’occasion.
22
Précisons que l’initiation dans le palo se déroule sur quelques heures ou, tout au plus, sur une journée et
une nuit. Dans la santería, où l’initiation se déroule, comme dans Ifá, sur sept jours, le traitement du
novice répond à une logique fort différente, qui est dominée par la mise en relation de l’impétrant avec
différentes divinités.

98
dynamique demeure cantonnée à la sphère privée : les seuls profanes présents sont les
membres de la maisonnée et d’éventuels visiteurs impromptus. Elle s’expose en
revanche dans toute sa splendeur lors du septième et dernier jour de l’initiation. Elle
acquiert alors une puissance remarquable. De fait, ces cérémonies finales parachèvent
les processus de séparation et de distinction inscrits au principe de la transformation
d’un homme en un « père des secrets » et certaines d’entre elles, hautement efficientes
dans la construction concomitante du prestige, requièrent d’être décrites et analysées en
détails.

Consacrer la différence : l’iyoyé

Désignées par le terme d’iyoyé, soit « septième jour », les cérémonies qui
libèrent le novice de sa réclusion sont très largement orientées vers la construction et
l’affirmation du statut particulier que lui confère l’initiation d’Ifá. Les babalaos y
accordent une importance considérable. Ils sollicitent parfois des babalaos
supplémentaires pour y participer ou immortalisent souvent ce jour par une ou des
photos que le nouvel initié pourra ensuite montrer avec fierté à son entourage. De façon
fort révélatrice, les cérémonies de l’iyoyé présentent une alternance de séquences
ésotériques et exotériques, dont une partie se déroule dans la cour du lieu de l’initiation.
La présence de profanes est ici incontournable. Ils sont conviés en nombre pour
l’occasion : famille, amis du novice, collègues de travail, voisins de la maison, parents
des officiants, etc. Notons que parmi eux, se trouvent toujours des santeros et des
santeras mais aussi parfois des spécialistes du palo monte et du spiritisme. Et l’on a
bien sûr là un élément significatif du point de vue des répercussions et des
prolongements d’une telle construction rituelle du prestige au-delà de son contexte
d’exécution.
Fondée sur un principe de cumul et de répétition qui garantit son efficacité, cette
alternance de cérémonies privées et publiques mobilise les ressorts interactionnels
suivants : dans une première séquence, les babalaos donnent à percevoir aux profanes
les connaissances et les profonds secrets dont ils sont les détenteurs, en particulier par la
mobilisation d’un répertoire chanté lié au corpus d’Ifá et inconnu des non-inités. Ils
révèlent en même temps publiquement le fait que le novice peut désormais les partager.
La séquence engage la reconnaissance simultanée tantôt tacite, tantôt active et explicite
des profanes qui, se voyant exclus du secret initiatique, sont précisément les seuls à
même de valider la distinction du nouveau babalao en tant que membre de cette classe
sacerdotale. À nouveau, les babalaos signifient sur le mode de la dissimulation
l’existence des secrets dont ils sont les maîtres exclusifs et qui leur garantissent leur
position d’exception. Dans ce contexte, c’est donc bien la présence de non-initiés aptes
à consacrer la spécificité et le prestige des babalaos qui va ratifier et parfaire la
transformation initiatique orchestrée au cours des jours précédents en lui conférant toute
sa valeur symbolique.
Les cérémonies de l’iyoyé étant nombreuses, j’évoquerai seulement ici, et par
des descriptions relativement schématiques, les séquences publiques les plus éloquentes
dans l’édification du capital symbolique d’un nouveau babalao. Sous les yeux de
l’assemblée des profanes, qui s’agglutinent autour des officiants babalaos, le novice
d’Ifá passe d’abord par une cérémonie de type ordalique. Il est invité à sortir de la pièce
initiatique pour effectuer plusieurs allers-retours entre cet espace et celui de la cour où
se trouvent les participants et où il doit déposer différents éléments rituels. À chaque
sortie, il est rossé par ses initiateurs, qui ne cessent d’entonner des chants énigmatiques.
Épreuve d’hombría (ou de virilité) qui arrache le respect de l’assistance, cette séquence

99
démontre, par le fait que le novice l’endure avec bravoure et en silence, sa capacité à
retenir sa parole. La violence publique infligée au novice apparaît en effet ici comme
une forme de « corrélat sensible »23 du secret initiatique. D’un point de vue formel et
symbolique, cette épreuve indique ainsi que le novice saura taire les connaissances et
secrets initiatiques dont il est désormais l’un des dépositaires légitimes.
Après quelques cérémonies ayant à nouveau lieu dans la pièce initiatique, qui
placent les profanes en situation d’attente et d’exclusion, les babalaos ressortent en
scandant de nouveaux chants d’Ifá. Le novice les accompagne. Il est maintenant revêtu
de ses plus beaux atours et ostensiblement paré de plusieurs des insignes de devin qui
lui ont été préalablement remis : collier rituel, sceptre des ancêtres, balayette
divinatoire. Au milieu de la cour, une dizaine de femmes choisies parmi les santeras de
l’assistance – et qui, dans la logique relationnelle du secret, vont faire office de ses
destinataires privilégiées – devront alors danser autour du jeune initié. Pendant cette
danse, les autres babalaos psalmodient de nombreuses invocations et font des offrandes
monétaires aux danseuses, conformément au principe de la circulation ostensible de
l’argent propre à Ifá. Sous leurs directives, ces santeras seront ensuite amenées à
s’agenouiller en cercle aux pieds du nouvel initié, les mains au sol et la tête baissée –
certaines ne cachant d’ailleurs pas leur gêne relative de se trouver dans cette position de
soumission par laquelle on consacre la différenciation en même temps qu’une forme de
hiérarchie sacerdotale. Au centre du cercle, le nouveau babalao brandit fièrement ses
instruments divinatoires pendant que les officiants continuent de chanter. Lorsque leurs
chants se taisent, dans le silence attentif de l’assistance, l’un des babalaos prend la
parole. Il use d’une prosodie et de formules itératives consacrées. Insistant sur chacun
de ses mots, il annonce aux femmes agenouillées – et aux profanes qui les entourent –
qu’un « nouvel awó [terme signifiant « secret » et désignant aussi les devins], un ba-ba-
la-(w)o », « un père des secrets, consacré dans les mystères d’Ifá », est né. Tous doivent
dorénavant lui rendre moforibalé, le salut rituel de la santería et d’Ifá par lequel on
prosterne sa tête au sol. Avant de pouvoir se relever, ces femmes, qui donnent en cela
l’exemple à tous les présents, doivent alors saluer solennellement en chœur le nouvel
initié : « Olúo igború ! Olúo igboyá ! Olúo ibochiché ! » – olúo étant un terme
honorifique d’adresse aux babalaos qui signifie « celui qui a les secrets ».
Par un investissement particulier de l’espace, par les attitudes corporelles
qu’adoptent ses participants ainsi que par la parole rituelle, une telle séquence contribue
donc explicitement à asseoir la distinction. Elle se révèle singulièrement opérante dans
la reconnaissance publique et immédiate de cette différence mais aussi dans la
perception particulière de soi qu’elle engendre chez le jeune babalao qui en est le
centre.
Un peu plus tard, après que les officiants babalaos ont brièvement exclu
l’assistance de la cour en expliquant qu’ils doivent procéder à une cérémonie « à eux »,
à laquelle « ceux qui ne sont pas babalaos ne peuvent pas assister », se tient l’ultime
séquence de l’iyoyé. Selon le principe de répétition mentionné, celle-ci s’avère tout
aussi efficace dans la production de la différenciation socioreligieuse activée par
l’initiation. Au centre de la cour, où l’assemblée s’accommode çà et là sur des chaises
ou des bancs, une somptueuse table est préparée à l’attention du nouvel initié et des
autres babalaos. Comme le novice, ces derniers arborent souvent pour l’occasion leur
propre collier rituel en bandoulière ainsi que des couvre-chefs caractéristiques qui
symbolisent leur condition de prêtre. En prévision de cette séquence, beaucoup ont aussi
fait un effort vestimentaire. En prenant place à cette table rituelle, les babalaos vont en

23
Cf. HOUSEMAN 2008.

100
réalité se dresser devant les profanes
dans tout l’apparat et la spécificité de
leur statut.

Le service de la table est dévolu à


des femmes généralement santeras et
soumis à un code rituel strict. Les
babalaos procèdent à nouveau à de
nombreuses invocations. Les femmes
sont tenues de respecter certaines règles
qui leur seront rappelées si besoin et qui
témoignent de la condition somme toute
exceptionnelle des prêtres d’Ifá : elles ne
peuvent toucher ni à leurs couverts, ni à
leurs restes, qui seront rituellement et
publiquement jetés à part. De façon
générale, la formalité de ce repas est
d’autant plus extraordinaire qu’à Cuba,
on est peu coutumier des longs déjeuners
pris à table et en commun. De plus,
l’abondance, voire l’opulence, qui le
caractérise, contraste elle aussi avec les
habitudes alimentaires quotidiennes.
Fig. 2. Une santera servant des babalaos lors d’un
repas rituel, Ciego de Avila, 2006 (© E. Gobin)

Pour les profanes qui observent la scène, tout est organisé de façon à mettre en valeur la
dignité des convives qui prennent part à ce festin ainsi que le respect qu’ils méritent.
Pour reprendre une métaphore prégnante dans l’univers de la santería et d’Ifá, ce sont
de vrais « rois » qui sont attablés ici ; c’est ainsi que les babalaos se comportent et c’est
ainsi qu’on les traite. Sous les yeux des non-initiés auxquels on distribue
informellement une nourriture plus simple, les babalaos mangent, demandent à être
resservis. Peu d’échanges ont lieu entre les convives et le reste de l’assemblée, les
babalaos conversent entre eux dans la plus grande collégialité, confrontant notamment
récits et points de vue personnels sur Ifá et rivalisant dans leurs savoirs mythologiques.
Au fil du repas, l’assemblée se désintéresse du contenu de leurs conversations mais cela
participe précisément de la frontière que cette séquence, dans le prolongement des
précédentes, concourt à ériger de façon édifiante : disposition spatiale, mobilisation
d’un répertoire liturgique propre, distinction dans le service, modes de socialité ; tout
converge vers la production ritualisée d’une différence qui tire sa puissance et sa valeur
de la mise en scène.
Au terme du repas, les babalaos, toujours attablés, distribuent des sommes
d’argent parfois conséquentes aux femmes du service. Devant une assemblée redevenue
silencieuse et redoublant d’attention, ils entament finalement de longs chants ponctués
d’une onomatopée récurrente et significative. Par l’absence de parole, cette dernière
indique à nouveau l’existence des secrets indicibles dont ces prêtres sont détenteurs et
qui demeurent inaccessibles aux profanes qui les écoutent et les regardent. À tour de
rôle, les convives sont alors tenus de déclamer des versets ou invocations liturgiques
liés aux « signes » divinatoires de leur propre initiation. Pour y parvenir, le nouvel initié
aura dû en mémoriser lors de sa
101
réclusion. Sa tirade témoigne auprès des profanes des connaissances ésotériques qui lui
ont été délivrées durant l’initiation et confirme publiquement aux autres babalaos qu’il
est désormais l’un des leurs. Lorsqu’il termine de réciter ses versets, le nouvel initié est
acclamé par ses pairs : il est dorénavant un initié et un prêtre d’Ifá. Les babalaos
quittent la table et l’initiation prend fin. Spontanément, les profanes, parmi lesquels ses
proches et les autres catégories de spécialistes religieux, se succèdent pour saluer,
féliciter et admirer le nouveau babalao, à grands renforts des formules et titres
honorifiques d’usage, empreints de respect pour le statut qu’il vient d’acquérir.
Partie prenante des séquences publiques précédentes et aboutissement de tout le
cycle rituel, cet ultime repas parachève donc l’intégration d’un nouveau prêtre d’Ifá à la
société des babalaos. Il abolit la différence qui perdurait jusqu’ici entre lui et ses
initiateurs tout en établissant une frontière entre eux tous et les autres. Cette frontière
demeure infranchissable pour nombre de profanes : les femmes au premier chef, d’où
leur rôle essentiel dans ces rituels. La fabrication d’un nouveau « père des secrets » dans
tout son pouvoir et son prestige et, plus largement, la singularité et la distinction de la
fonction même de prêtre d’Ifá n’émergent ainsi pleinement que par la reconnaissance et
la validation des exclus. Dans ce dispositif cérémoniel fondé sur le secret, la perception
mutuelle des initiés et des non-initiés forge leur position respective dans des jeux
d’exclusion et d’inclusion qui atteignent leur apogée lors de l’iyoyé. En ultime instance,
ils confèrent, dans une construction interactionnelle, tout le prestige de son nouveau
statut à un babalao.

SECRET ET PRESTIGE AU QUOTIDIEN : ÉLÉMENTS CONCLUSIFS

Au terme de ces descriptions, il apparaît clairement que le rituel constitue un


instrument performatif remarquable dans la création du capital symbolique d’un
babalao et dans le fait qu’il soit reconnu conjointement par d’autres. La force et
l’efficacité d’une telle construction de l’exception et du prestige tiennent bien sûr au
contexte cérémoniel dans lequel celle-ci se déploie : par sa dissimulation et son
exhibition successive, le secret agit comme un opérateur pragmatique puissant,
permettant de façonner et d’entériner le prestige du statut sacerdotal d’un individu et,
au-delà, de tout un groupe. À un autre niveau, le secret s’avère également agissant,
puisqu’il conditionne la mise en scène du prestige et engendre des négociations de
pouvoir entre prêtres de différentes pratiques.
Au vu du rôle que joue une telle construction cérémonielle dans la production d’une
identité individuelle et collective distinctive, mais aussi de ses enjeux dans la vie d’un
individu, on ne peut s’étonner que les babalaos réaffirment leur spécificité au quotidien et
fassent ostentation de leur condition vis-à-vis des adeptes mais aussi des autres spécialistes
religieux. Depuis la libéralisation religieuse cubaine des années 1990, nombre de prêtres
d’Ifá arborent avec fierté leurs proéminents bracelets initiatiques. Ils font parfois étalage
d’une relative aisance économique qui découle de l’exercice de cette prêtrise ou adoptent
des attitudes volontairement doctes, en se référant en toutes circonstances à la mythologie
d’Ifá. Revêtant une dimension collective, cette mise en scène est également notable dans la
façon dont les babalaos cultivent des formes d’entre-soi singulières dès lors qu’ils se
retrouvent à deux ou plus. À la manière de ce qui se passe durant le repas de l’iyoyé, ils
émaillent leurs conversations quotidiennes de codes linguistiques et de termes liturgiques
qui leur sont propres. Ils se plaisent aussi à disserter des subtilités et des complexités des
savoirs d’Ifá dans des discussions qui forcent l’admiration de ceux qui les écoutent et
contribuent à entretenir leur réputation d’« intellectuels ».

102
Si ce type de posture peut leur valoir des critiques de la part des autres praticiens, et
notamment des santeros avec lesquels ils collaborent souvent – ces derniers les taxent
régulièrement d’autoritarisme et d’arrogance –, leur position est toutefois unanimement
reconnue et leur statut suscite le respect. D’autres catégories de spécialistes religieux
tentent même parfois de recueillir un peu de leur prestige en les fréquentant
assidûment 24 . Une déférence qui redouble les dispositifs rituels est généralement
observée envers eux par les adeptes et autres spécialistes : chez soi, on les reçoit avec
des marques d’attention caractéristiques ; dans la rue, on les interpelle par des termes
honorifiques reprenant ceux mobilisés lors des rituels ; en de nombreuses circonstances,
on s’incline pour poser sa main au sol devant eux, etc. Et c’est bien la marque même du
prestige que de faire l’objet de ces multiples formes de reconnaissance. Ifá es lo
máximo ! « Ifá est ce qu’il y a de mieux ! », « au-dessus de cela, il n’y a rien ! » entend-
on souvent parmi les adeptes des religions afro-cubaines et jusque dans des chansons
cubaines populaires.
Si l’on en revient, pour finir, à la place et à la portée de cette construction dans le
champ religieux afro-cubain, il apparaît finalement que le secret, en tant que notion-clef
du culte d’Ifá, mais surtout en tant que structure relationnelle au principe même de
l’initiation, garantit l’émergence et l’affirmation rituelle du prestige des babalaos. Alors
que l’on retrouve la notion de secret initiatique dans les discours des prêtres du palo
monte et de la santería, sa logique est menée à son paroxysme dans le cas d’Ifá. Dans
les dispositifs rituels du palo et de la santería, les cérémonies initiatiques sont
notamment entourées d’une intimité et d’un caractère privé qui contrastent avec la
logique d’Ifá ; surtout, elles n’engagent pas cette organisation triangulaire entre
détenteurs, dépositaires et destinataires du secret qui en fait une institution
socioreligieuse agissante25. Outre que les grandes lignes de ces initiations sont, de fait,
connues de bien des personnes qui ne s’y sont pas personnellement soumises et
qu’aucun savoir ésotérique à proprement parler n’y est transmis – éléments qui
affaiblissent l’idée même de secret initiatique –, la présence de profanes susceptibles de
reconnaître et de valider la création d’une distinction n’y est jamais requise et la logique
d’exhibition et de dissimulation du secret si exacerbée dans le cas d’Ifá n’y trouve
aucun équivalent. Cette logique est souvent mise en avant dans les discours
d’opposition entre prêtrises et dans les stratégies de pouvoir qui les sous-tendent. Aux
autres spécialistes religieux qui pourront leur reprocher frontalement leur impudence au
quotidien, les babalaos ne manqueront pas de rétorquer, dans un argument d’autorité
impossible à contrecarrer : « parce que vous savez vous ?... Vous les connaissez tous les
secrets que nous, nous avons là-bas à l’intérieur [de la pièce initiatique] ?... »
Ajoutons enfin que le statut acquis pendant l’initiation ne présume guère, bien sûr,
de la qualité des compétences qu’un babalao sera à même de développer en tant que
praticien et qui lui permettront d’établir sa renommée en tant qu’individu particulier. Si
les savoirs et savoir-faire d’Ifá sont intrinsèquement valorisés, un devin devra toujours
apprendre à en user de façon convaincante face à des adeptes et des clients qui , à terme,
sanctionneront ses compétences et contribueront à sa renommée. Mais il en va de même
avec les santeros, les prêtres du palo ou les spécialistes du spiritisme. En revanche, si ce

24
Tel un palero et un santero qui me disaient aimer inviter des babalaos chez eux : ils apprenaient ainsi
beaucoup mais le fait que ces derniers apprécient notoirement leur compagnie les dotaient eux-mêmes,
selon leurs termes, d’un certain « prestige » (prestigio) dans leur entourage.
25
Dans le palo, c’est ainsi moins l’idée de secret initiatique qui est importe que celle du secret dont on
entoure certaines opérations « magico-religieuses », ce qui a des implications en termes de construction
des savoirs, cf. par exemple KERESTETZI 2013.

103
n’est dans quelques cas où l’on considère qu’un initié usurpe sa charge rituelle, le
prestige de statut construit par l’initiation ne pourra être dénié à un babalao. Qui plus
est, dès le départ, ce surplus symbolique aura une efficacité immédiate en termes
d’insertion dans le champ thérapeutico-religieux, puisque le statut de prêtre d’Ifá lui
vaudra d’être sollicité par des santeros pour différents rituels, de même qu’il lui attirera
nombre de clients. Bien des adeptes préfèrent consulter un babalao, même
inexpérimenté, plus que tout autre spécialiste, au principe que cette prêtrise lui donne
accès à des connaissances hautement valorisées et à des vérités par définition
inaccessibles à d’autres. Dans les quelques localités de Cuba où il n’existe pas de
babalao, certains adeptes dédaigneront ainsi les spécialistes locaux et parcourront des
kilomètres pour consulter un prêtre d’Ifá quel qu’il soit, même s’il s’agit d’un jeune
initié. En ce sens, le processus de différenciation socioreligieuse et de distinction placé
au cœur même de l’initiation d’un babalao est validé à plusieurs niveaux en même
temps qu’il s’érige, in fine, comme constitutif du rapport développé à soi et aux autres
par tout individu jouissant d’un tel statut.

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