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2006/3 - N° 103
pages 81 à 99
ISSN 0244-7827
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Politique africaine n° 103 - octobre 2006
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L’un des avantages de la comparaison réside dans le fait qu’elle offre une
perspective sur le temps présent qui serait sans cela difficile à adopter. Le
présent a toujours été un sujet d’étude central, aussi bien pour les intellectuels
des générations passées que pour ceux qui exercent aujourd’hui. Établir sa
relation politique avec le passé et le futur a toujours constitué une difficulté,
à l’instar de la réflexion de Rodney. Si le passé et le futur sont eux aussi
continuellement questionnés, leur distance respective à l’égard du présent
les a souvent rendus plus aisément intelligibles et praticables. Rodney en
avait conscience en 1968, année qui avait vu se dérouler l’offensive du Têt au
Vietnam, l’assassinat de Martin Luther King aux États-Unis, et les manifestations
de mai à Paris. Si le présent s’avérait rempli d’incertitudes, le passé et le futur
offraient des espaces de stabilité pour la lutte et la gestation imaginaire des
possibles politiques. Selon Rodney, le passé et le futur peuvent donc être vus
comme des ères de référence pour comprendre et lutter pour le présent,
fût-ce de manière médiate.
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2. Je remercie Sean Jacobs, Lisa Lindsay, Phil Zachernuck, Barbara Harlow et l’équipe éditoriale
pour leurs commentaires sur une première version du présent essai.
3. M. Mamdani, Citizen and Subject : Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton,
Princeton University Press, 1996, p. 27 ; A. Mbembe, On the Postcolony, Berkeley, University of
California Press, 2001.
4. W. Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, Washington, Howard University Press, 1972.
5. A. Mbembe, On the Postcolony, op.cit., p. 36 et 76.
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« premièrement […] de déterminer ce qui reste du passé, et la manière dont nous nous
situons par rapport au passé comme à ses résidus […] et, deuxièmement, […] d’apprécier
notre relation avec ce qui n’est pas encore arrivé, l’univers des aspirations, les fictions dont
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Notre article partage ces aspirations. Il est dans le même temps structuré
autour d’une conception du « moment présent » entendue dans un sens encore
plus large, tel qu’a pu le formaliser Dipesh Chakrabarty. Depuis son point
d’observation, à la croisée des États-Unis et de l’Inde, l’auteur établit qu’il
existe un besoin de reconnecter la théorie sociale avec les nouvelles formations
politiques qui émergent au niveau mondial. Ce « moment présent » mondial
inclut les développements récents de politiques religieuses radicales aussi
bien que des conceptions concurrentes de la démocratie, et toutes doivent
être confrontées 7. On s’accordera également sur ce point. On conclura, enfin,
en avançant que la direction à donner à ces questionnements doit prendre
pour point de référence un lieu situé entre « la rue » et « le musée », adaptation
de la distinction de Rodney entre la politique et l’histoire. Reconnaître ces
référentiels et leur relation dialectique non seulement permet de saisir le
présent, mais renvoie également, par un programme commun, aux efforts
intellectuels plus anciens développés au sujet du continent, comparaison
qui sert à articuler les défis d’aujourd’hui et, idéalement, à autoriser leur
dépassement.
6. S. Nuttall, « City forms and writing the «now» in South Africa », Journal of Southern African Studies,
vol. 30, n° 4, 2004, p. 732.
7. D. Chakrabarty, « Where is the now ? », Critical Inquiry, vol. 30, n° 2, 2004, p. 461 et 462.
8. Ibid., p. 459.
9. A. Appadurai, « Grassroots globalization and the research imagination », Public Culture, vol. 12,
n° 1, 2000, p. 4.
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10. Voir par exemple B. Jewsiewicki et D. Newbury (eds), African Historiographies : What History for
which Africa ?, Beverly Hills, Sage, 1986 ; T. Falola (ed.), African Historiography : Essays in Honour of Jacob
Ade Ajayi, Essex, Longman, 1993 ; J. Vansina, Living with Africa, Madison, University of Wisconsin Press,
1994 ; R. Oliver, In the Realms of Gold : Pioneering in African History, Madison, University of Wisconsin
Press, 1997 ; B. A. Ogot, My Footprints in the Sands of Time : An Autobiography, Oxford, Trafford Publishing,
2003 ; Ph. D. Curtin, On the Fringes of History : A Memoir, Athens, Ohio University Press, 2005.
11. S. Feierman, « African histories and the dissolution of world history », in R. H. Bates, V. Y. Mudimbe
et J. O’Barr (eds), Africa and the Disciplines : The Contributions of Research in Africa to the Social Sciences
and Humanities, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 167-212 ; F. Cooper, Colonialism in Question :
Theory, Knowledge, History, Berkeley, University of California Press, 2005, ch. 1 et 2.
12. Parmi les travaux importants, K. O. Dike, Trade and Politics in the Niger Delta, 1830-1885, Oxford,
Clarendon Press, 1956 ; J. F. A. Ajayi, Christian Missions in Nigeria, 1841-1891 : The Making of a New Élite,
Londres, Longman, 1965 ; A. E. Afigbo, The Warrant Chiefs : Indirect Rule in Southern Nigeria, 1891-1929,
Londres, Longman, 1972 ; A. E. Afigbo, « The flame of history blazing at Ibadan », Journal of the
Historical Society of Nigeria, vol. 7, n° 4, 1975, p. 715-720.
13. P. E. Lovejoy, « The Ibadan school of historiography and its critics », in T. Falola (ed.), African
Historiography : Essays in Honour of Jacob Ade Ajayi, Essex, Longman, 1993, p. 195.
14. Ibid., p. 198.
15. T. O. Ranger, Revolt in Southern Rhodesia, 1896-1897 : A Study in African Resistance, Londres,
Heinemann, 1967. Pour d’autres travaux de cette période, voir T. O. Ranger (ed), Emerging Themes of
African History, Nairobi, East Africa Publishing House, 1968.
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« Lorsque j’étais étudiant en troisième cycle, il était évident que le centre de l’action
intellectuelle se trouvait en Afrique. Les historiens qui vivaient en Afrique étaient bien
organisés et conscients de leur rôle dans la création et l’écriture de l’histoire. Les conférences
tenues à Dakar en 1972 et à Yaoundé en 1976 entre autres, étaient des moments qui avaient
permis de lancer des programmes. Les universités de chaque pays créaient des départements
d’histoire ; les historiens dirigeaient des séminaires et fondaient des revues. Pour un étranger,
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16. I. N. Kimambo et A. J. Temu (eds), A History of Tanzania, Nairobi, East Africa Publishing House,
1969.
17. D. Denoon et A. Kuper, « Nationalist historians in search of a nation : the “new historiography”
in Dar es-Salaam », African Affairs, vol. 69, n° 277, 1970, p. 348.
18. T. O. Ranger, « The “new historiography” in Dar es-Salaam : an answer », African Affairs, vol. 70,
n° 278, 1971, p. 59.
19. A. Temu et B. Swai, Historians and Africanist History : A Critique, Londres, Zed Press, 1981.
20. V. Chaturvedi, « Introduction », in V. Chaturvedi (ed.), Mapping Subaltern Studies and the Post-
colonial, Londres, Verso, 2000, p. vii-xix.
21. F. Cooper, « Africa’s pasts and Africa’s historians », Canadian Journal of African Studies, vol. 34,
n° 2, 2000, p. 304.
22. Ibid.
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23. A. Drew, Discordant Comrades : Identities and Loyalties on the South African Left, Burlington, Ashgate,
2000.
24. R. Thornton, « The potential boundaries : steps toward a theory of the social edge », in R. Werbner
et T. O. Ranger (eds), Postcolonial Identities in Africa, Londres, Zed Books, 1996.
25. R. Wilson, The Politics of Truth and Reconciliation in South Africa : Legitimizing the Post-Apartheid State,
Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; D. Posel et G. Simpson (eds), Commissioning the Past :
Understanding South Africa’s Truth and Reconciliation Commission, Johannesburg, Witwatersrand
University Press, 2002 ; S. Nuttall et C. Coetzee (eds), Negotiating the Past : The Making of Memory in
South Africa, Le Cap, Oxford University Press, 1998.
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tous ont contribué à faire entrer l’histoire sociale dans les principales universités
sud-africaines telles que l’université du Witwatersrand (Wits), l’université de
Cape Town (UCT) et l’université du Western Cape (UWC), à la pointe de la
période de lutte anti-apartheid dans les années 1970 et 1980 29. Le séminaire
d’histoire (History Workshop) de Wits a joué un rôle central dans l’adoption
d’une histoire sociale marxiste comme méthodologie dominante dans les
universités sud-africaines.
Comme à Ibadan et Dar es-Salaam, quoique dans un environnement
politique très différent, sous l’influence de l’histoire sociale britannique et
son intérêt pour l’histoire « d’en bas », les opinions et les actions des Noirs sont
alors redevenues un sujet central. Les universitaires sud-africains n’écrivaient
pas pour une nation en tant que telle, mais pour un pays déchiré par un conflit
violent. Dans le contexte de l’apartheid, ces travaux étaient immédiatement
politisés et le rôle potentiel de l’histoire comme outil politique n’était pas
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perdu. Ce sens d’une utilité politique de l’histoire est une continuité majeure
avec le présent : tous les chercheurs ont une conscience très claire des usages
de l’histoire pour un changement politique orienté autour de l’État-nation.
Et pourtant, les universitaires sud-africains se trouvent aujourd’hui en train
de constituer l’État-nation et non en train de lutter contre lui – ou du moins
pas encore.
Les travaux récents de Carolyn Hamilton et de Leslie Witz reflètent cette
perspective, bien qu’ils aient adopté une approche méthodologique influen-
cée par la théorie poststructurale contemporaine plutôt que par l’économie
politique marxiste. Le livre d’Hamilton, Terrific Majesty : the Powers of Shaka
Zulu and the Limits of Historical Invention (1998), et celui de Witz, Apartheid’s
Festival : Contesting South Africa’s National Past (2003), remettent tous deux en
cause de manière productive les symboles historiques que sont Shaka, le
célèbre chef zoulou, et Jan van Riebeeck, le marin hollandais qui a fondé la ville
du Cap, en distinguant leurs histoires, construites de manière discursive, des
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effet, comme l’exemple des autres écoles historiques africaines le montre, ces
tensions sont courantes et, en fin de compte, productives – les interstices
entre la nation et les communautés locales, entre la nation et les processus
internationaux, entre la nation et l’« histoire » elle-même fournissent une série
d’espaces tiers qui permettent d’interroger les connaissances reçues et les
savoirs acquis. Plus encore, ces espaces tiers se sont matérialisés dans la culture
institutionnelle qui s’est construite depuis 1994 – autre point important de la
comparaison que cet article propose.
Les universités étaient des lieux importants de critique durant l’apartheid
et continuent de jouer un grand rôle dans le soutien et dans la critique de la
politique sociale et de l’État-nation sud-africain en général. Les instituts inter-
disciplinaires tels que le Wits Institute for Social and Economic Research
(Wiser), le Centre for Civil Society de l’université du KwaZulu-Natal et le
Human Sciences Research Council (HSRC) d’Afrique du Sud se sont avérés
importants à ce sujet, en organisant des conférences, en réalisant des études
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30. C. Hamilton, Terrific Majesty : The Powers of Shaka Zulu and the Limits of Historical Invention,
Cambridge, Harvard University Press, 1998 ; L. Witz, Apartheid’s Festival : Contesting South Africa’s
National Pasts, Bloomington, Indiana University Press, 2003.
31. S. Nuttall et C.-A. Michael, « Introduction : imagining the present », in S. Nuttall et C.-A. Michael (eds),
Senses of Culture : South African Culture Studies, Le Cap, Oxford University Press, 2000, p. 1 et 6-10.
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32. University of Cape Town, Employment Equity Plan, April 2004-April 2007, p. 11, 14.
33. University of the Witwatersrand, Annual Report for the year ended 31 December 2005, « Annex
A-Employment equity report », p. 3.
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reconnaître les acquis et les limites de ces deux types de sites, et il faut aussi
les articuler, comprendre leurs dimensions politiques internes et créer un
dialogue entre elles. Peut-être l’émergence d’un nationalisme dans ces espaces
ne reflète-t-il pas exactement la « profonde camaraderie horizontale » décrite
par Benedict Anderson, mais ces espaces ont beaucoup en commun avec les
efforts passés d’écriture – et de création des nations africaines –, aussi neuves,
diverses et contestées qu’elles puissent être 34.
34. B. Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres,
Verso, 1983, p. 16.
35. F. Fanon, « Sur la culture nationale », Les damnés de la terre, Paris, Présence africaine, 1963 ; A. Cabral,
« National liberation and culture », Unity and Struggle : Speeches and Writings, New York, Monthly Review
Press, 1981.
36. A. Mbembe, « African modes of self-writing », Public Culture, vol. 14, n° 1, 2002, p. 239-273.
37. A. Appadurai, « Grassroots globalization… », art.cit., p. 6, 15 et 18.