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ENTRE LA RUE ET LE MUSÉE: LE PROBLÈME DU « MOMENT

PRÉSENT » EN AFRIQUE DU SUD

Christopher Joon-Hai Lee et al.

Editions Karthala | Politique africaine

2006/3 - N° 103
pages 81 à 99

ISSN 0244-7827

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2006-3-page-81.htm
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Pour citer cet article :
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Lee Christopher Joon-Hai et al., « Entre la rue et le musée: le problème du « moment présent » en Afrique du Sud »,
Politique africaine, 2006/3 N° 103, p. 81-99. DOI : 10.3917/polaf.103.0081
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Politique africaine n° 103 - octobre 2006
81

Christopher Joon-Hai Lee

Entre la rue et le musée :


le problème du « moment
présent » en Afrique du Sud
Cet article explore le climat intellectuel qui règne en
Afrique du Sud actuellement à partir d’un ensemble
récent de publications académiques. Son ambition est
double. Les récentes transformations qui animent
les milieux intellectuels sud-africains sont d’abord
comparées à des mouvements plus anciens qui ont affecté
les écoles de pensée dans l’Afrique postcoloniale,
notamment au Nigeria et en Tanzanie. Une telle compa-
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raison met à jour les tensions mais aussi les opportu-
nités offertes par des mouvements qui inscrivent leur
réflexion dans le cadre de l’État-nation. L’article
explore ensuite les spécificités des dynamiques intel-
lectuelles de la période post-apartheid. Il démontre
notamment que la production des savoirs s’effectue
dans des lieux multiples, et que, ce faisant, les intellec-
tuels sud-africains doivent apprendre à naviguer entre
« la rue » et le « musée ».

E n octobre 1968, l’historien et activiste Walter Rodney prenait la parole au


cours d’une réunion du Congrès des écrivains noirs à Montréal pour traiter
de « L’histoire africaine au service de la révolution noire ». Il plaidait en faveur
du maniement « de la connaissance historique comme arme dans notre lutte »,
mais abordait également les dilemmes qu’induit une telle pratique, résidant
dans ce que les intellectuels noirs ont à « prouver [leur] humanité [au regard
de l’Occident] en faisant référence à des antécédents historiques 1 ». Il existait
donc une tension constitutive dans cette revalorisation de la sanction de
l’autorité blanche : les scientifiques africains devaient manifester l’existence
d’une histoire indépendante, mais l’« histoire » elle-même continuait d’être

1. W. Rodney, The Groundings with my Brothers, Londres, Villiers, 1969, p. 51.


LE DOSSIER
82 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

appréhendée à une aune définie par l’Occident. La réponse de Rodney était


double. En premier lieu, les efforts devaient être dirigés vers « l’affranchisse-
ment et la mobilisation des esprits noirs » sans viser à « impressionner les
Blancs. » Même si l’histoire africaine pouvait continuer d’être jugée d’après
des critères occidentaux, une nouvelle épistémologie devait être construite. En
second lieu, bien que l’histoire soit liée à la politique, elle devait revêtir un aspect
secondaire par rapport à la lutte. La révolution sociale devait être prioritaire.
Une fois seulement qu’elle aurait été accomplie, l’humanité des peuples
africains serait prouvée, sans qu’il soit besoin d’un consentement politique,
intellectuel ou culturel.
Le discours de Rodney peut sembler constituer un détour lointain pour
débuter un essai sur la pratique de l’histoire en Afrique du Sud durant la
première décennie du régime démocratique 2. Mais les observations qu’il déve-
loppe sur la relation entre l’histoire et la politique n’en éveillent pas moins
certains échos. Ses idées – emblématiques d’un temps où la recherche d’un
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« passé utilisable » servait de point de ralliement aux scientifiques à travers toute
l’Afrique, et même au-delà – permettent ici de montrer l’ancrage des agendas
et dilemmes actuels de l’Afrique du Sud dans un passé plus ancien. Notre
article, en effet, ne cherche pas à fournir un instantané isolé du milieu uni-
versitaire sud-africain actuel. L’intention est plutôt de situer le climat intellectuel
de l’Afrique du Sud dans un contexte géographique et historique plus large
– de remettre en cause, en somme, la conception tenace et problématique d’un
« exceptionnalisme » qui caractériserait l’Afrique du Sud et la distinguerait
du reste du continent. Il s’agira de suggérer, au contraire, que les défis intel-
lectuels contemporains auxquels se trouve confronté le pays présentent des simi-
larités avec les réflexions des écoles historiques africaines qui ont précédé la
période post-apartheid de plusieurs décennies. La question de l’« exception-
nalisme » (l’idée que l’Afrique du Sud est historiquement différente des autres
pays africains) a constitué, de façon large, un sujet central de la période post-
apartheid. Cette perception prédominante, qui trouve sa source dans un point
de vue blanc sur l’histoire sud-africaine, a été critiquée implicitement et expli-
citement dans des textes clés de la période post-apartheid par Mahmood
Mamdani et Achille Mbembe 3. Il s’agit donc d’un aspect essentiel du présent
essai : la comparaison est nécessaire non seulement pour saisir dans leurs
nuances les tendances intellectuelles actuelles que l’on observe en Afrique du
Sud, mais également pour contribuer à ce programme intellectuel et politique
fondamental, en cours, que constitue la réévaluation des liens entre l’Afrique
du Sud et le reste du continent. Même si cette approche ne représente pas le
seul mode de mesure intellectuelle et politique de ce phénomène, elle relève
d’un projet qui mérite d’être pleinement mené à terme.
Politique africaine
83 Entre la rue et le musée : le problème du « moment présent »…

L’un des avantages de la comparaison réside dans le fait qu’elle offre une
perspective sur le temps présent qui serait sans cela difficile à adopter. Le
présent a toujours été un sujet d’étude central, aussi bien pour les intellectuels
des générations passées que pour ceux qui exercent aujourd’hui. Établir sa
relation politique avec le passé et le futur a toujours constitué une difficulté,
à l’instar de la réflexion de Rodney. Si le passé et le futur sont eux aussi
continuellement questionnés, leur distance respective à l’égard du présent
les a souvent rendus plus aisément intelligibles et praticables. Rodney en
avait conscience en 1968, année qui avait vu se dérouler l’offensive du Têt au
Vietnam, l’assassinat de Martin Luther King aux États-Unis, et les manifestations
de mai à Paris. Si le présent s’avérait rempli d’incertitudes, le passé et le futur
offraient des espaces de stabilité pour la lutte et la gestation imaginaire des
possibles politiques. Selon Rodney, le passé et le futur peuvent donc être vus
comme des ères de référence pour comprendre et lutter pour le présent,
fût-ce de manière médiate.
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Cet intérêt pour une appréhension du présent depuis le point de vue du
passé et du futur se retrouve dans la recherche récente sur l’Afrique du Sud,
bien que la distinction effectuée par Rodney entre les usages de l’histoire et la
lutte politique n’y soit souvent pas aussi évidente. Une inclination patente à
l’engagement politique est perceptible dans de nombreux travaux provenant
du monde universitaire sud-africain ou de l’extérieur du pays, et il s’agit là en
effet d’un ton que Rodney a lui-même cultivé dans des travaux tels que How
Europe Underdeveloped Africa 4. Le point de distinction majeur entre sa réflexion,
telle que développée en 1968, et l’Afrique du Sud telle qu’elle se présente
aujourd’hui est qu’un avenir depuis longtemps imaginé pour le pays (la fin
de l’apartheid et l’établissement de la démocratie) s’est réalisé. Pour autant,
comme l’a fait remarquer Achille Mbembe, nous devons nous méfier des
expressions satisfaites qui ont accompagné les situations postcoloniales, telles
que « société civile » ou même « démocratie » 5. Une telle rhétorique peut cacher
la persistance de l’inégalité sous sa forme la plus banale (le racisme et la
pauvreté, dans le cas de l’Afrique du Sud), soulevant la question de savoir contre
qui ou quoi la lutte politique doit être dirigée aujourd’hui.

2. Je remercie Sean Jacobs, Lisa Lindsay, Phil Zachernuck, Barbara Harlow et l’équipe éditoriale
pour leurs commentaires sur une première version du présent essai.
3. M. Mamdani, Citizen and Subject : Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton,
Princeton University Press, 1996, p. 27 ; A. Mbembe, On the Postcolony, Berkeley, University of
California Press, 2001.
4. W. Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, Washington, Howard University Press, 1972.
5. A. Mbembe, On the Postcolony, op.cit., p. 36 et 76.
LE DOSSIER
84 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

La relation entre l’histoire et la politique a changé avec la fin de l’apartheid,


et ce changement a créé des opportunités et des défis pour la recherche actuelle.
La compréhension de cette complexité demande de porter attention au contexte
sud-africain – et particulièrement de mieux intégrer l’expérience du pays dans
l’histoire postcoloniale de l’Afrique – aussi bien qu’aux transformations qui
peuvent intervenir au sein de la communauté universitaire mondiale. La
notion de « moment présent » évoquée dans le titre fait référence non seule-
ment au présent sud-africain mais également au « moment présent » mondial
et à l’issue que l’Afrique du Sud pourrait y trouver. Dans quelle mesure les
expressions « post-apartheid » et « postcolonial » sont-elles équivalentes ? Sarah
Nuttall a récemment posé qu’il convenait, dans cette perspective :

« premièrement […] de déterminer ce qui reste du passé, et la manière dont nous nous
situons par rapport au passé comme à ses résidus […] et, deuxièmement, […] d’apprécier
notre relation avec ce qui n’est pas encore arrivé, l’univers des aspirations, les fictions dont
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on use pour remplir le futur 6. »

Notre article partage ces aspirations. Il est dans le même temps structuré
autour d’une conception du « moment présent » entendue dans un sens encore
plus large, tel qu’a pu le formaliser Dipesh Chakrabarty. Depuis son point
d’observation, à la croisée des États-Unis et de l’Inde, l’auteur établit qu’il
existe un besoin de reconnecter la théorie sociale avec les nouvelles formations
politiques qui émergent au niveau mondial. Ce « moment présent » mondial
inclut les développements récents de politiques religieuses radicales aussi
bien que des conceptions concurrentes de la démocratie, et toutes doivent
être confrontées 7. On s’accordera également sur ce point. On conclura, enfin,
en avançant que la direction à donner à ces questionnements doit prendre
pour point de référence un lieu situé entre « la rue » et « le musée », adaptation
de la distinction de Rodney entre la politique et l’histoire. Reconnaître ces
référentiels et leur relation dialectique non seulement permet de saisir le
présent, mais renvoie également, par un programme commun, aux efforts
intellectuels plus anciens développés au sujet du continent, comparaison
qui sert à articuler les défis d’aujourd’hui et, idéalement, à autoriser leur
dépassement.

L’histoire profonde du postcolonialisme : l’Afrique


du Sud mise en contexte

En 2003, un débat a été organisé par le Critical Enquiry, quotidien renommé,


pour discuter de l’avenir de la théorie sociale après le 11 septembre 2001,
l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les États-Unis, et la « guerre au
Politique africaine
85 L’après-État-nation en Éthiopie

terrorisme » déclarée par l’administration Bush. Dans sa contribution au


numéro spécial qui en a été tiré (essai intitulé « Où est le moment présent ? »),
D. Chakrabarty a insisté sur les implications de la pratique conjointe de
l’histoire et de l’engagement politique. « Le sens de la périodisation et le sens
politique sont fortement associés », écrit-il. « La manière dont nous périodisons
le présent est […] liée à la manière dont nous imaginons le politique. Le
contraire doit également être vrai, c’est-à-dire que toute figuration du politique
implique une certaine représentation du moment présent ». La conséquence
de cette situation pour le scientifique militant est donc d’ordre épistémologique.
Selon les termes de Chakrabarty :

« C’est pourquoi, quand le premier moment de l’analyse consiste à définir le moment


présent d’une manière particulière, on est en un sens déjà engagé dans certaines conceptions
du politique. Ces conceptions mêmes, cependant, mériteraient sûrement d’être interrogées
plus qu’assumées sans questionnement 8. »
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Une telle optique concernant la politique et l’histoire acquiert une résonance
particulière lorsqu’elle est confrontée à celle que développe Rodney. Il semble
pourtant que Chakrabarty soit plus circonspect, compte tenu des incertitudes
politiques actuelles ainsi que des signes indiquant que la théorie sociale
pourrait avoir atteint une limite politique – qui me semble à moi être bien
plus épistémologique que politique – ou, du moins, une impasse. Si la théorie
sociale devait être relancée suggère-t-il, elle devrait établir un lien fort avec la
politique extérieure à l’Occident, étant donné le contexte actuel de mondiali-
sation et le développement d’enjeux dépassant l’État-nation. Dans la même
lignée, Arjun Appadurai a posé l’existence d’« une disjonction croissante entre
la mondialisation de la connaissance et la connaissance de la mondialisa-
tion 9. » Elle a non seulement entraîné une déstabilisation de la théorie sociale,
mais également contribué à une distribution inégale de la connaissance, de telle
manière que la mondialisation continue de distancer l’engagement critique.
Appadurai comme Chakrabarty occupent une situation propice à de telles
positions. L’investissement de Chakrabarty dans les Subaltern Studies – exemple
fort loué d’un engagement à la croisée des idées occidentales et des conditions

6. S. Nuttall, « City forms and writing the «now» in South Africa », Journal of Southern African Studies,
vol. 30, n° 4, 2004, p. 732.
7. D. Chakrabarty, « Where is the now ? », Critical Inquiry, vol. 30, n° 2, 2004, p. 461 et 462.
8. Ibid., p. 459.
9. A. Appadurai, « Grassroots globalization and the research imagination », Public Culture, vol. 12,
n° 1, 2000, p. 4.
LE DOSSIER
86 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

empiriques à l’œuvre dans le reste du monde – révèle particulièrement la


manière dont ces propositions ont des racines antérieures. L’historiographie
postcoloniale précoce de l’Afrique est également très importante à ce regard
– lorsqu’elle n’est pas injustement négligée – dans la mesure où l’engagement
en matière de théorie sociale et la politique représentaient des aspects centraux
des « écoles » qui se sont développées sur le continent dans les années 1960.
Il serait problématique d’essentialiser les origines et résultats complexes
des diverses écoles historiques qui ont été établies au début de la période
postcoloniale en Afrique. Pour autant, on y trouve des éléments dignes de
discussion, d’autant plus qu’ils émergent en Afrique du Sud aujourd’hui.
Comme l’ont souligné diverses études, mélanges et mémoires critiques, la
pratique de l’histoire africaine depuis la Seconde Guerre mondiale a été une
entreprise complexe, faisant participer des scientifiques basés aussi bien sur
le continent qu’à l’extérieur, ainsi que de nombreuses disciplines, au rang
desquelles l’anthropologie, l’archéologie, l’histoire orale et la linguistique 10.
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L’organisation de cet ensemble en un point de vue disciplinaire cohérent
dépendait des universités, des départements d’histoire et, plus important,
d’individus engagés. Si ces éléments étaient importants en Amérique du Nord
et en Europe, ils étaient primordiaux pour la vie intellectuelle en Afrique 11.
L’un des résultats de cette dynamique de bouillonnement intellectuel et de
configuration institutionnelle a été l’accroissement du nombre des « écoles »
historiques postcoloniales, les plus importantes étant l’École d’Ibadan au
Nigeria et l’École de Dar es-Salaam en Tanzanie.
Fondée en 1948, l’université d’Ibadan était dans un premier temps une
extension de l’université de Londres, avant de devenir la première université
autogérée du Nigeria en 1952. Parmi les historiens associés à cette université
se trouvent Kenneth Dike, Jacob Ajayi et Adiele Afigbo, ainsi que des expatriés
tels que Michael Crowder, J. D. Omer-Cooper et J. B. Webster 12. Paul Lovejoy
a écrit que l’« École d’Ibadan » a de manière générale été « une étiquette com-
mode pour désigner des scientifiques nigérians qui n’ont pas nécessairement
été formés à Ibadan mais qui se sont intéressés à la gamme des sujets qu’on
associait avec l’université et ses ramifications 13.» Des années 1950 aux années 1970,
les membres de cette école ont exploré une variété de sujets incluant le
commerce, le développement politique, l’impact du christianisme et le rôle de
l’islam dans l’histoire du Nigeria. Ces thèmes se voyaient traiter au travers d’un
intérêt particulier pour les perspectives et l’initiative nigérianes vis-à-vis du
colonialisme, rompant ainsi avec l’historiographie impériale précédente. Le
développement de nouvelles méthodes de recherche était important
dans cette perspective. La collecte d’histoires orales comme méthodologie
postcoloniale devint capitale. Certaines facettes institutionnelles étaient
Politique africaine
87 Entre la rue et le musée : le problème du « moment présent »…

également fondamentales, bien qu’on l’ait quelque peu oublié aujourd’hui,


telles la formation de troisième cycle à Ibadan et dans les autres universités
nigérianes, à la base de la fondation de la Société historique du Nigeria, du
Journal of the Historical Society of Nigeria et les Ibadan History Series publiées
par Longman 14. Ces composantes ont servi la création d’une nouvelle école
d’histoire nationaliste (écrivant pour la nation) au début de la période
postcoloniale. La naissance de l’État-nation et celle de cette école ont été
étroitement liées.
L’historiographie postcoloniale développée autour de l’université de Dar
es-Salaam dans les années 1960 montre des caractéristiques similaires. À Dar
es-Salaam, sous la direction de Terence Ranger, les recherches historiques
ont également adopté une approche politique. Ranger, nommé en 1963 après
son expulsion de Rhodésie du Sud pour activisme contre le gouvernement
blanc, a cherché à organiser la clandestinité des racines du nationalisme africain
au Zimbabwe, en Tanzanie et, par extension, dans d’autres pays d’Afrique.
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Comme les chercheurs d’Ibadan, Ranger, Arnold Temu et Isaria Kimambo
ont ensemble cherché à accentuer des origines locales plutôt qu’extérieures.
L’ouvrage Revolt in Southern Rhodesia, 1896-7 : A Study in African Resistance, paru
en 1967, témoigne de cette orientation : il affirme que le nationalisme au
Zimbabwe remonte à l’époque du Chimurenga, la lutte contre l’installation des
Blancs à la fin du XIXe siècle 15. Kimambo et Temu ont publié en 1969 A History

10. Voir par exemple B. Jewsiewicki et D. Newbury (eds), African Historiographies : What History for
which Africa ?, Beverly Hills, Sage, 1986 ; T. Falola (ed.), African Historiography : Essays in Honour of Jacob
Ade Ajayi, Essex, Longman, 1993 ; J. Vansina, Living with Africa, Madison, University of Wisconsin Press,
1994 ; R. Oliver, In the Realms of Gold : Pioneering in African History, Madison, University of Wisconsin
Press, 1997 ; B. A. Ogot, My Footprints in the Sands of Time : An Autobiography, Oxford, Trafford Publishing,
2003 ; Ph. D. Curtin, On the Fringes of History : A Memoir, Athens, Ohio University Press, 2005.
11. S. Feierman, « African histories and the dissolution of world history », in R. H. Bates, V. Y. Mudimbe
et J. O’Barr (eds), Africa and the Disciplines : The Contributions of Research in Africa to the Social Sciences
and Humanities, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 167-212 ; F. Cooper, Colonialism in Question :
Theory, Knowledge, History, Berkeley, University of California Press, 2005, ch. 1 et 2.
12. Parmi les travaux importants, K. O. Dike, Trade and Politics in the Niger Delta, 1830-1885, Oxford,
Clarendon Press, 1956 ; J. F. A. Ajayi, Christian Missions in Nigeria, 1841-1891 : The Making of a New Élite,
Londres, Longman, 1965 ; A. E. Afigbo, The Warrant Chiefs : Indirect Rule in Southern Nigeria, 1891-1929,
Londres, Longman, 1972 ; A. E. Afigbo, « The flame of history blazing at Ibadan », Journal of the
Historical Society of Nigeria, vol. 7, n° 4, 1975, p. 715-720.
13. P. E. Lovejoy, « The Ibadan school of historiography and its critics », in T. Falola (ed.), African
Historiography : Essays in Honour of Jacob Ade Ajayi, Essex, Longman, 1993, p. 195.
14. Ibid., p. 198.
15. T. O. Ranger, Revolt in Southern Rhodesia, 1896-1897 : A Study in African Resistance, Londres,
Heinemann, 1967. Pour d’autres travaux de cette période, voir T. O. Ranger (ed), Emerging Themes of
African History, Nairobi, East Africa Publishing House, 1968.
LE DOSSIER
88 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

of Tanzania, un livre révolutionnaire qui recherchait également les origines du


nationalisme en Afrique de l’Est 16. D’autres ouvrages encore plus ambitieux
ont suivi, comme l’ouvrage de Rodney How Europe Underdeveloped Africa,
paru en 1972, qui montre bien la vigueur de l’école ainsi que son projet
politique – saisir au-delà d’un État-nation le continent entier.
Le texte de Rodney constitue un tournant et une critique décisifs des
prémisses initiales de l’école. Par l’ampleur de son propos, Rodney, qui a
enseigné plusieurs années à Dar es-Salaam entre 1966 et 1974, incitait l’école
à abandonner ses préoccupations « nationalistes bourgeoises » en faveur d’une
approche centrée sur l’économie politique panafricaine. La position natio-
naliste classique aboutissait simplement à une glorification du passé, et surtout
ne permettait pas d’aborder les difficultés politiques et économiques de plus
en plus pénibles des années 1970, et tout particulièrement les problèmes du
développement, du sous-développement et du néocolonialisme. Ces questions
ont suscité un débat important dans les pages de la revue African Affairs.
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Donald Denoon et Adam Kuper ont reproché à l’école de Dar es-Salaam de ne
prêter attention qu’à un ensemble choisi de thèmes et ont affirmé que « [son]
postulat concernant la continuité et l’impact des mouvements nationaux était
contestable et affirmé plutôt que démontré 17. » Pour Denoon et Kuper, cette
démarche ne pouvait aboutir qu’à une « histoire idéologique » aux limites
importantes. Ranger a répondu qu’il n’existait pas d’« école » et que les experts
de Dar es-Salaam menaient des recherches sur une grande variété de sujets,
dedans comme en dehors du cadre de l’État-nation. Pour lui, s’il y avait un point
commun, c’était l’idée que les Africains disposaient d’une capacité d’initiative,
d’autonomie (agency) – mais ce point même ne faisait pas l’unanimité : « l’étude
de l’“initiative” africaine n’est pas le point à partir duquel on peut définir
une “école”, mais le point de départ à partir duquel peuvent surgir des diffé-
rences d’opinion majeures 18. »
Ont également eu lieu des débats internes qui ont été déterminants pour le
futur de ces écoles. À Dar es-Salaam, Temu, comme Rodney, a cherché à aller
au-delà du nationalisme et à s’inspirer de certains courants de théorie sociale
pour traiter de la pauvreté et du pouvoir postcolonial. How Europe Under-
developed Africa témoigne de ces tendances, même si c’est probablement Historians
and African History : A Critique, publié en 1981 par Temu et Bonaventure Swai,
un chercheur de l’université Ahmadu Bello, au Nigeria, qui explicite le mieux
ces deux aspects (la pertinence politique et le recours à la théorie sociale dans
l’étude de l’histoire)19. Le contexte des années 1970, lorsque l’autocratisme
politique et le sous-développement ont remplacé l’exubérance de l’indépen-
dance, a joué un rôle clé dans ce tournant intellectuel. La Déclaration d’Arusha
de 1967 et la philosophie de l’ujamaa, le socialisme africain de Tanzanie, la
Politique africaine
89 Entre la rue et le musée : le problème du « moment présent »…

guerre du Biafra (1967-1970) et le débat autour de l’islam au Nigeria soulevaient


tous des questions fondamentales et complexes quant aux usages et aux
possibilités d’historiographies nationales dans ces deux pays. L’impact de
ces événements a mis un terme aux sensibilités politiques et historiques
initialement à l’œuvre dans ces universités. Mais ils n’ont pas fait suffoquer
la vie intellectuelle. Bien au contraire, comme pour les subaltern studies nées en
Asie du sud, ces tensions ont dynamisé le discours et la pratique historiques
dans de nombreuses universités d’Afrique subsaharienne durant les années
1970 20. Frederick Cooper évoque ainsi ce dynamisme :

« Lorsque j’étais étudiant en troisième cycle, il était évident que le centre de l’action
intellectuelle se trouvait en Afrique. Les historiens qui vivaient en Afrique étaient bien
organisés et conscients de leur rôle dans la création et l’écriture de l’histoire. Les conférences
tenues à Dakar en 1972 et à Yaoundé en 1976 entre autres, étaient des moments qui avaient
permis de lancer des programmes. Les universités de chaque pays créaient des départements
d’histoire ; les historiens dirigeaient des séminaires et fondaient des revues. Pour un étranger,
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passer du temps dans une université africaine était un privilège intellectuel 21. »

Ce sentiment de croissance et d’opportunités s’est usé non pas du fait de


l’échec des programmes universitaires mais du fait des contraintes matérielles.
Les réformes économiques, la stagnation et la répression politique se combi-
naient dans de nombreux pays pour étouffer la liberté d’expression ainsi que
les financements pour les bibliothèques, les bourses des étudiants et les salaires
des enseignants. D’après Cooper, « la reproduction de la vitalité intellectuelle
n’était pas une priorité pour le FMI ni pour les gouvernements africains ; pour
certains, elle représentait en fait une menace 22. » Cette expérience pourrait
bien être un avertissement pour l’exubérance intellectuelle qu’on trouve aujour-
d’hui en Afrique du Sud.
Dans l’ensemble, la transformation de l’enseignement supérieur sud-africain
dans l’Afrique du Sud post-apartheid doit être replacée dans le contexte de cette

16. I. N. Kimambo et A. J. Temu (eds), A History of Tanzania, Nairobi, East Africa Publishing House,
1969.
17. D. Denoon et A. Kuper, « Nationalist historians in search of a nation : the “new historiography”
in Dar es-Salaam », African Affairs, vol. 69, n° 277, 1970, p. 348.
18. T. O. Ranger, « The “new historiography” in Dar es-Salaam : an answer », African Affairs, vol. 70,
n° 278, 1971, p. 59.
19. A. Temu et B. Swai, Historians and Africanist History : A Critique, Londres, Zed Press, 1981.
20. V. Chaturvedi, « Introduction », in V. Chaturvedi (ed.), Mapping Subaltern Studies and the Post-
colonial, Londres, Verso, 2000, p. vii-xix.
21. F. Cooper, « Africa’s pasts and Africa’s historians », Canadian Journal of African Studies, vol. 34,
n° 2, 2000, p. 304.
22. Ibid.
LE DOSSIER
90 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

géographie plus large et de cette histoire profonde de la recherche postcoloniale


en Afrique. Certes, les conditions de l’Afrique du Sud sont différentes sur
bien des points, mais on peut tirer des leçons de cette histoire, en questionnant
l’État-nation et en se demandant si, et de quelle manière, les chercheurs
sud-africains doivent écrire pour la nation. S’il s’agit effectivement d’intégrer
l’Afrique du Sud au continent – en remettant en cause l’« exceptionnalisme »,
comme nous l’avons déjà dit –, ces questions d’épistémologie, cette réflexion
sur la proximité et sur la trajectoire commune de la recherche africaine peuvent
être utiles. La comparaison n’est à ce stade que provisoire. La prochaine section
aborde cependant la question de la continuité et de la disparité intellectuelles.

Au-delà de l’exceptionnalisme : l’écriture


de la nation dans l’Afrique du Sud post-apartheid

Le « post » de « post-apartheid » est-il le même que celui de « postcolonial » ?


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Cette question est importante, et l’absence de réponse définitive fait de l’Afrique
du Sud un site intéressant pour reconsidérer la théorie sociale et l’analyse
historique. Le problème remonte peut-être à la fin de la Première Guerre
mondiale, lorsque les marxistes discutaient de la question de savoir si l’Afrique
du Sud était une colonie, nécessitant ainsi une révolution nationaliste noire,
ou si c’était un État-nation à moitié industrialisé, nécessitant alors une révo-
lution prolétaire 23. Robert Thornton, anthropologue de l’université du
Witwatersrand, a plus récemment suggéré une distinction entre « post-
apartheid » et « postcolonial », expliquant que c’est en 1910, lorsque l’Union
de l’Afrique du Sud est devenue membre autonome du Commonwealth
britannique, que le pays est devenu à proprement parler un État-nation post-
colonial 24. Cette perspective est peut-être exacte géopolitiquement, mais elle
est aussi très racialisée en ce sens qu’elle suggère une chronologie centrée
sur la politique des Blancs plutôt que sur la libération des Noirs.
D’autres chercheurs ont en conséquence avancé que l’Afrique du Sud est
entrée dans sa phase postcoloniale en 1994. La publication et la réception
critique du livre de Mahmood Mamdani, Citizen and Subject : Contemporary
Africa and the Legacy of Late Colonialism (1996), et de l’ouvrage d’Achille Mbembe,
On the Postcolony (2001), sont représentatifs de l’esprit du temps : ces deux
livres placent l’Afrique du Sud dans un cadre postcolonial. L’argument prin-
cipal de Mamdani est que l’apartheid était une forme générique du gouver-
nement colonial et donc que l’ensemble du continent, y compris l’Afrique du
Sud, a fait la même expérience, a connu les mêmes structures étatiques. Les
intuitions de Mbembe sur la reproduction du pouvoir colonial dans des
contextes postcoloniaux résument les expériences de nombreux pays africains
Politique africaine
91 Entre la rue et le musée : le problème du « moment présent »…

postcoloniaux, tout en offrant une critique implicite de l’exubérance initiale du


moment post-apartheid. Son insistance sur les continuités entre les situations
coloniales et postcoloniales se fonde sur l’expérience commune du continent,
tout en lançant un avertissement subliminal aux Sud-Africains qui ont adopté
sans aucun discernement le « nationalisme arc-en-ciel ». Chacun à sa façon, les
deux ouvrages décrivent les difficultés de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui,
suggérant que ce présent permet de repenser les interprétations contemporaines
du postcolonialisme, mais surtout que les expériences postcoloniales d’autres
pays d’Afrique peuvent servir à mieux comprendre la situation sud-africaine.
Il n’est pas surprenant que les adeptes de cette chronologie et de cette vision
continentale ne soient pas blancs. Qu’ils viennent d’autres parties du continent
(respectivement l’Ouganda et le Cameroun) indique la nécessité de dialogues
critiques à travers le continent.
Si cette question est encore en débat, elle permet également de fournir un
cadre de référence qui nous incite à prendre en compte des analogies impor-
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tantes avec les écoles du Nigeria et de la Tanzanie mentionnées plus haut. En
effet, c’est bien cette ambivalence avec ses dimensions raciales qui a ouvert
un espace de comparaison et de réflexion. Il faudrait reconnaître le fait que
l’« histoire » même est devenue une catégorie instable de connaissance sociale
dans la période post-apartheid. Vu le cadre politique dans lequel le discours
public a été inhabituellement saturé par l’histoire – notamment avec la
Commission Vérité et la Réconciliation, créée en 1995 – beaucoup de débats
ont pris une dimension historique. L’étude de la mémoire a permis d’ouvrir
le passé aux anthropologues, aux spécialistes de la littérature et à tous ceux qui
réfléchissent aux questions bien actuelles du traumatisme, de la réconciliation
et de l’impact culturel des changements politiques rapides qu’a connus le
pays 25. Le passé s’est également avéré utile aux spécialistes des sciences
sociales et aux militants des mouvements sociaux qui ont cherché à faire
prendre conscience de la continuité entre les périodes de l’apartheid et
post-apartheid, en plus des nouveaux problèmes introduits par les politiques

23. A. Drew, Discordant Comrades : Identities and Loyalties on the South African Left, Burlington, Ashgate,
2000.
24. R. Thornton, « The potential boundaries : steps toward a theory of the social edge », in R. Werbner
et T. O. Ranger (eds), Postcolonial Identities in Africa, Londres, Zed Books, 1996.
25. R. Wilson, The Politics of Truth and Reconciliation in South Africa : Legitimizing the Post-Apartheid State,
Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; D. Posel et G. Simpson (eds), Commissioning the Past :
Understanding South Africa’s Truth and Reconciliation Commission, Johannesburg, Witwatersrand
University Press, 2002 ; S. Nuttall et C. Coetzee (eds), Negotiating the Past : The Making of Memory in
South Africa, Le Cap, Oxford University Press, 1998.
LE DOSSIER
92 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

néolibérales de l’ANC 26. Donner un aperçu de ces tendances et des carac-


téristiques institutionnelles qui se sont développées simultanément permet
d’offrir une base pour la comparaison avec les historiographies discutées
précédemment, mais suggère surtout la présence de variations, de défis ainsi
que de nouvelles opportunités.
Pour rendre compte de l’hétérogénéité des travaux en cours, on pourrait
commencer par se poser la question de savoir quel type de politique est apparu
dans le domaine du savoir depuis 1994. La réponse est qu’on repère un
sentiment nationaliste très similaire à celui des historiographies des écoles
d’Ibadan et de Dar es-Salaam. Cette orientation se distingue des incarnations
passées de ce paradigme en Afrique du Sud : le nationalisme est plus inclusif
d’un point de vue racial, et reflète le rejet par l’ANC de l’analyse en termes de
race et, plus largement, l’ethos de la « nation arc-en-ciel ». La prolifération
de manuels, de livres d’histoire générale, de mémoires populaires et de bio-
graphies de personnages tels que Nelson Mandela et F. W. De Klerk témoigne
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de cette tendance. Le retour aux drames nationaux jadis perçus comme trop
connus et populaires pour attirer l’intérêt des universitaires, comme la guerre
anglo-boer de 1899-1902, en est une autre indication 27. Les nouvelles différences
qualitatives qui apparaissent dans ces études – leur préoccupation transparente
pour l’inclusivité raciale, l’accent sur la cohabitation plutôt que le conflit et la
concentration sur une culture nationale – reflètent clairement le changement
politique de 1994, bien qu’elles doivent aussi quelque chose aux évolutions de
la théorie sociale. On détecte en effet le poids des évolutions d’un présent
académique mondialisé, où l’État-nation, en tant que catégorie d’exclusion, est
de plus en plus remis en cause. Le spectre de l’État-nation est pourtant encore
présent. Un nouveau paradigme nationaliste est né, mais qui inclut une critique
postmoderne de l’État-nation.
Pour mettre en relief ces distinctions actuelles, il est instructif de positionner
leurs origines dans l’historiographie sud-africaine. Il faudrait citer l’influence
des travaux d’historiens libéraux du début du XXe siècle comme William
McMillan, ainsi que les travaux ultérieurs d’activistes radicaux comme Hosea
Jaffe, Dora Taylor et Eddie Roux, publiés au début de l’apartheid 28. Ces deux
courants, qui ont précédé les écoles postcoloniales du reste de l’Afrique,
témoignent d’un intérêt de longue date pour l’action historique des Sud-
Africains noirs. Par la suite, les travaux et les enseignements de Shula Marks
et de Stanley Trapido au Royaume-Uni ont également joué un rôle clé à travers
la création du Journal of Southern African Studies en 1974, et ils ont encouragé
dans les années 1970 les travaux de certains historiens sociaux qui ont fait de
brillantes carrières, dont Colin Bundy, William Beinart, Philip Bonner et Charles
van Onselen. Avec des universitaires tels que Belinda Bozzoli et Helen Bradford,
Politique africaine
93 Entre la rue et le musée : le problème du « moment présent »…

tous ont contribué à faire entrer l’histoire sociale dans les principales universités
sud-africaines telles que l’université du Witwatersrand (Wits), l’université de
Cape Town (UCT) et l’université du Western Cape (UWC), à la pointe de la
période de lutte anti-apartheid dans les années 1970 et 1980 29. Le séminaire
d’histoire (History Workshop) de Wits a joué un rôle central dans l’adoption
d’une histoire sociale marxiste comme méthodologie dominante dans les
universités sud-africaines.
Comme à Ibadan et Dar es-Salaam, quoique dans un environnement
politique très différent, sous l’influence de l’histoire sociale britannique et
son intérêt pour l’histoire « d’en bas », les opinions et les actions des Noirs sont
alors redevenues un sujet central. Les universitaires sud-africains n’écrivaient
pas pour une nation en tant que telle, mais pour un pays déchiré par un conflit
violent. Dans le contexte de l’apartheid, ces travaux étaient immédiatement
politisés et le rôle potentiel de l’histoire comme outil politique n’était pas
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26. G. Kynoch, We Are Fighting the World : A History of the Marashea Gangs in South Africa, 1947-1999,
Athens, Ohio University Press, 2005 ; P. Bond, Elite Transition : From Apartheid to Neoliberalism in South
Africa, Londres, Pluto Press, 2000 ; A. Desai, We Are the Poors : Community Struggles in Post-Apartheid
South Africa, New York, Monthly Review Press, 2002 ; J. Comaroff et J. L. Comaroff, « Millennial
capitalism : first thoughts on a second coming », in J. Comaroff et J. L. Comaroff (eds), Millennial
Capitalism and the Culture of Neoliberalism, Durham, Duke University Press, 2001.
27. The Reader’s Digest Illustrated History of South Africa, Le Cap, Reader’s Digest Association, 1994 ;
W. Beinart, Twentieth-Century South Africa, Londres, Oxford University Press, 2001 ; L. Thompson,
A History of South Africa, New Haven, Yale University Press, 1995 ; R. Ross, A Concise History of South
Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; N. Worden, The Making of Modern South Africa :
Conquest, Segregation, and Apartheid, Oxford, Blackwell, 2000 ; J. D. Omer-Cooper, History of Southern
Africa, Portsmouth, NH, Heinemann, 1994 ; T. R. H. Davenport et C. Saunders, South Africa : A Modern
History, New York, St. Martin’s, 2000. Pour les mémoires, voir N. Mandela, Long Walk to Freedom, Boston,
Back Bay Books, 1995 ; A. Krog, Country of My Skull : Guilt, Sorrow, and the Limits of Forgiveness in the
New South Africa, New York, Three Rivers Press, 2000 ; F. W. de Klerk, The Last Trek. A New Beginning,
New York, St. Martin’s, 1999 ; E. Sisulu, Walter and Albertina Sisulu : In Our Lifetime, Londres, Time
Warner, 2003. Sur la guerre anglo-boer, voir B. Nasson, The South African War, 1899-1902, New York,
Oxford University Press, 1999.
28. W. Macmillan, The Cape Colour Question : A Historical Survey, Londres, Faber et Gwyer, 1927 ;
N. Majeke [D. Taylor], The Role of the Missionaries in Conques, Cumberwood, APDUSA, 1986 [1ère éd. 1952];
Mnguni [H. Jaffe], Three Hundred Years, Cumberwood, APDUSA, 1988 [1ère éd. 1952] ; E. Roux, Time
Longer Than Rope : A History of the Black Man’s Struggle for Freedom in South Africa, Londres, V. Gollancz,
1948.
29. C. Bundy, The Rise and Fall of the South African Peasantry, Berkeley, University of California Press,
1979 ; W. Beinart, The Political Economy of Pondoland, 1860-1930, Cambridge, Cambridge University
Press, 1982 ; P. Bonner, Kings, Commoners, and Concessionaires : The Evolution and Dissolution of the
Nineteenth-Century Swazi State, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; C. van Onselen,
Studies in the Social and Economic History of the Witwatersrand, 1886-1914, New York, Longman, 1982 ;
B. Bozzoli, « Marxism, feminism and South African studies », Journal of Southern African Studies,
vol. 9, n° 2, 1983, p. 139-171 ; H. Bradford, A Taste of Freedom : The I.C.U. in Rural South Africa, 1924-1930,
New Haven, Yale University Press, 1987.
LE DOSSIER
94 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

perdu. Ce sens d’une utilité politique de l’histoire est une continuité majeure
avec le présent : tous les chercheurs ont une conscience très claire des usages
de l’histoire pour un changement politique orienté autour de l’État-nation.
Et pourtant, les universitaires sud-africains se trouvent aujourd’hui en train
de constituer l’État-nation et non en train de lutter contre lui – ou du moins
pas encore.
Les travaux récents de Carolyn Hamilton et de Leslie Witz reflètent cette
perspective, bien qu’ils aient adopté une approche méthodologique influen-
cée par la théorie poststructurale contemporaine plutôt que par l’économie
politique marxiste. Le livre d’Hamilton, Terrific Majesty : the Powers of Shaka
Zulu and the Limits of Historical Invention (1998), et celui de Witz, Apartheid’s
Festival : Contesting South Africa’s National Past (2003), remettent tous deux en
cause de manière productive les symboles historiques que sont Shaka, le
célèbre chef zoulou, et Jan van Riebeeck, le marin hollandais qui a fondé la ville
du Cap, en distinguant leurs histoires, construites de manière discursive, des
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formes exclusivistes d’un nationalisme politique 30. Leurs travaux ont permis
de fournir des corrections très nécessaires, et ont mis en lumière la dialectique
entre pouvoir et savoir dans la construction de l’histoire sud-africaine, bien qu’ils
partagent également une tension : tout en critiquant les formes du nationalisme
ethnique, zoulou et blanc, ces ouvrages paraissent se satisfaire du nationalisme
sud-africain plus large, non exclusif, de la période post-apartheid. En consé-
quence, ces travaux ne semblent pas s’inquiéter des formes concurrentes
de nationalisme et de l’État-nation. On en trouve également une trace dans
l’important ouvrage collectif dirigé par Sarah Nuttall et Cheryl-Ann Michael
intitulé Senses of Culture : South African Culture Studies et paru en 2000. Nuttall
et Michael plaident contre « un discours de nationalisme arc-en-ciel simplifié
à outrance » et proposent de lui substituer un modèle de la créolisation qui
permet de réfléchir aux intimités intergroupes et aux liens culturels du passé
et du présent 31. La variété des contributions – qui portent sur la beauté, les
feuilletons ou sur la migration ouvrière – documente bien leur propos, même
si l’on peut soutenir que l’ouvrage reste marqué par une sensibilité nationale
du fait même de sa composition, même si cette sensibilité est plus nuancée que
celle du discours officiel de la « nation arc-en-ciel ». Ces études incitent à se
demander si l’État-nation offre encore le potentiel émancipateur qu’il semblait
renfermer autrefois et si la pratique de l’histoire est la meilleure manière
d’activer ce potentiel.
En indiquant ces tensions implicites et explicites dans le savoir historique
récent, il ne s’agit bien évidemment pas d’attaquer ces projets : le choix de
l’État-nation comme catégorie d’analyse ne saurait être exclusif. D’un point
de vue analytique aussi bien que politique, l’État-nation est là pour durer. En
Politique africaine
95 Entre la rue et le musée : le problème du « moment présent »…

effet, comme l’exemple des autres écoles historiques africaines le montre, ces
tensions sont courantes et, en fin de compte, productives – les interstices
entre la nation et les communautés locales, entre la nation et les processus
internationaux, entre la nation et l’« histoire » elle-même fournissent une série
d’espaces tiers qui permettent d’interroger les connaissances reçues et les
savoirs acquis. Plus encore, ces espaces tiers se sont matérialisés dans la culture
institutionnelle qui s’est construite depuis 1994 – autre point important de la
comparaison que cet article propose.
Les universités étaient des lieux importants de critique durant l’apartheid
et continuent de jouer un grand rôle dans le soutien et dans la critique de la
politique sociale et de l’État-nation sud-africain en général. Les instituts inter-
disciplinaires tels que le Wits Institute for Social and Economic Research
(Wiser), le Centre for Civil Society de l’université du KwaZulu-Natal et le
Human Sciences Research Council (HSRC) d’Afrique du Sud se sont avérés
importants à ce sujet, en organisant des conférences, en réalisant des études
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universitaires et des consultances ; ces efforts ont permis d’encourager l’en-
gagement et la croissance intellectuels à prendre de nouvelles directions.
Comme dans les universités africaines des années 1960 et 1970, des chercheurs
nationaux qui avaient reçu une formation internationale, tels Sarah Nuttall ou
Ashwin Desai, l’auteur du très populaire ouvrage We are the Poor, ont joué un
rôle central, à l’instar d’universitaires expatriés comme Achille Mbembe,
Mahmood Mamdani ou Patrick Bond. Cette diversité indique bien les origines
multiples – intellectuelles et géographiques – du paysage institutionnel actuel
de l’Afrique du Sud. En cela, l’Afrique du Sud ressemble bien aux autres
écoles postcoloniales africaines.
On trouve pourtant une différence fondamentale. Si les similarités intel-
lectuelles et institutionnelles avec les écoles d’Ibadan et de Dar es-Salaam
suggèrent l’existence d’un terrain postcolonial commun qui mériterait
d’être reconnu et exploré, il faut souligner la dimension raciale très prégnante
qui continue de caractériser le milieu universitaire sud-africain. En effet, la
plupart des chercheurs mentionnés jusqu’à maintenant sont blancs. Vu les
dynamiques raciales persistantes de la société sud-africaine dans son ensemble,

30. C. Hamilton, Terrific Majesty : The Powers of Shaka Zulu and the Limits of Historical Invention,
Cambridge, Harvard University Press, 1998 ; L. Witz, Apartheid’s Festival : Contesting South Africa’s
National Pasts, Bloomington, Indiana University Press, 2003.
31. S. Nuttall et C.-A. Michael, « Introduction : imagining the present », in S. Nuttall et C.-A. Michael (eds),
Senses of Culture : South African Culture Studies, Le Cap, Oxford University Press, 2000, p. 1 et 6-10.
LE DOSSIER
96 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

la responsabilisation des Noirs au sein des universités – en matière d’inscription


d’étudiants et d’embauche au sein des facultés – reste un problème. L’UCT note
ainsi dans un rapport de 2004 que son personnel scientifique et administratif
est encore composé de 78 % de Blancs. D’ici avril 2007, il est prévu que le
personnel scientifique noir n’augmente que de 20 % à 27 % 32. Les chiffres sont
similaires à l’université du Witwatersrand : de 2000 à 2005, le personnel scien-
tifique noir est passé de 15 % à 25 %, un progrès « décevant » 33. Le caractère
très graduel du changement au niveau des facultés et du personnel – dû au
renouvellement très lent du personnel, aux restrictions budgétaires et au
nombre limité des candidats noirs – est en partie équilibré par une augmen-
tation considérable des inscriptions d’étudiants noirs en premier, deuxième et
troisième cycles. En 2004, Wits rapportait avoir doublé le nombre d’étudiants
noirs inscrits par rapport à 1996, soit un total de 16 397, soit 66 % des étudiants.
Cependant, vu l’augmentation continue des opportunités dans le secteur
privé, on peut s’interroger sur le pourcentage de ces étudiants qui décidera de
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faire carrière dans l’enseignement et de contribuer à changer la culture insti-
tutionnelle. De plus, ces chiffres, bien qu’encourageants, ne reflètent toujours
pas la démographie du pays, qui comptait 80 % de Noirs en 2001. En outre,
d’autres universités – les institutions de langue afrikaans en particulier, comme
l’université de Stellenbosch – ont mis plus de temps à transformer leur culture
institutionnelle, en partie à cause de leurs liens profonds avec la politique
conservatrice d’apartheid.
Sur ces questions d’équité raciale, les politiques menées par l’ANC ont en
principe changé la distribution des connaissances en Afrique du Sud, aussi bien
d’un point de vue institutionnel que démographique, bien qu’il faudrait encore
voir le résultat exact de cette dynamique. En effet, s’il existe un débat central
au sein des universités sud-africaines, il n’est pas intellectuel mais politique,
centré sur le changement des héritages institutionnels du passé. Les Sud-
Africains noirs (tels que Sifiso Ndlovu, Bill Nasson, Mohamed Adhikari,
Shamil Jeppie, Maanda Mulaudzi, Ciraj Rassool et Premesh Lalu) restent
encore très peu nombreux. À quelques exceptions près – dont Uma Dhupelia-
Mesthrie, professeur titulaire à l’université du Western Cape – il n’existe
presque pas d’historiennes noires. On continue de faire venir le corps profes-
soral d’autres pays africains pour corriger ce déséquilibre, Mbembe en étant
un exemple. Il n’est donc pas surprenant de la facilité avec laquelle les
universitaires blancs ont adopté, parfois par intérêt personnel, les nouveaux
cadres racialement inclusifs de l’État-nation.
Ce changement graduel dans les universités a rencontré une action publique
plus dynamique, à laquelle les universitaires ont contribué. En plus de la
Commission Vérité et Réconciliation mentionnée précédemment, probablement
Politique africaine
97 Entre la rue et le musée : le problème du « moment présent »…

l’instance la plus remarquable de l’histoire comme processus politique, les


spécialistes des sciences sociales se sont engagés dans les problèmes contem-
porains auxquels l’Afrique du Sud est confrontée comme jamais auparavant.
Autour des musées et des autres sites historiques nationaux, l’histoire publique
a connu une croissance importante. Le musée de l’apartheid dans le Gauteng,
le musée du District Six au Cap, le musée de Robben Island ainsi que divers
musées provinciaux plus petits sont autant de nouveaux sites populaires de
dissémination des connaissances. Cette évolution n’est pas sans ambiguïté. Bien
qu’elle ne soit pas entièrement escapiste, la culture muséologique de la période
post-apartheid risque de simplifier le passé en tourisme : la résistance même
peut être romancée. Il n’est pas certain que l’engagement critique de spécia-
listes tels que Witz, Rassool et d’autres chercheurs de l’UWC dans ces projets
muséographiques et l’action de tous ceux qui œuvrent pour mettre les pro-
blèmes concrets de la criminalité, de la pauvreté et de la santé publique dans
leur cadre historique, soient productifs et permettent de transformer les
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manières de voir et les politiques publiques. La définition de l’État-nation
reste une problématique, et les universitaires ne sont que des intervenants
parmi d’autres.
En résumé, le milieu universitaire sud-africain contemporain reflète une
internalisation des leçons du passé – avec en particulier les débats complexes
sur l’État-nation, la pratique de l’histoire et le rôle de la théorie sociale –
exemplifiées à Ibadan et Dar es-Salaam, mais aussi un ensemble neuf de défis
sociaux et politiques propres à la période post-apartheid. L’engagement dans
le « moment présent » sud-africain réside entre les héritages d’un passé sud-
africain et les possibilités d’un futur africain. Dans son titre même, le présent
essai est une tentative de localisation des domaines qui ont formé les poli-
tiques de l’histoire en Afrique du Sud aujourd’hui. La « rue » et le « musée »
renvoient non seulement à des endroits différents et à des perspectives de
documentation et d’interprétation de l’histoire différentes, mais ils désignent
métaphoriquement la tension – qui est aussi coexistence – entre sites populaires
et sites institutionnels de production des connaissances sur le monde social.
Chacun de ces deux domaines offre des opportunités ainsi que des problèmes :
d’un côté, le caractère démocratique, mais ossifié, du musée ; de l’autre, la
fluidité politique et racialisée de la rue, qui reflète le présent et le futur. Il faut

32. University of Cape Town, Employment Equity Plan, April 2004-April 2007, p. 11, 14.
33. University of the Witwatersrand, Annual Report for the year ended 31 December 2005, « Annex
A-Employment equity report », p. 3.
LE DOSSIER
98 Afrique du Sud. Au-delà de l’arc-en-ciel

reconnaître les acquis et les limites de ces deux types de sites, et il faut aussi
les articuler, comprendre leurs dimensions politiques internes et créer un
dialogue entre elles. Peut-être l’émergence d’un nationalisme dans ces espaces
ne reflète-t-il pas exactement la « profonde camaraderie horizontale » décrite
par Benedict Anderson, mais ces espaces ont beaucoup en commun avec les
efforts passés d’écriture – et de création des nations africaines –, aussi neuves,
diverses et contestées qu’elles puissent être 34.

E n comparant avec les écoles historiques plus anciennes de la période


postcoloniale en Afrique le nouvel univers universitaire sud-africain, le présent
essai a cherché à éclairer son statut actuel et à l’intégrer plus globalement
dans l’histoire intellectuelle du continent. Cette approche part du problème
récurrent de l’« exceptionnalisme » sud-africain. La comparaison indique que
l’« histoire » en tant que catégorie de connaissance sociale est souvent instable
en postcolonie, et que des débats s’ouvrent sur son utilisation en tant qu’outil
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de construction d’une nation. En Afrique du Sud comme en Tanzanie et au
Nigeria, se pose la question de l’État-nation et de ses usages dans la recherche
universitaire, mais aussi le problème des questions sociales contemporaines.
Si les approches récentes sur le passé sud-africain n’ont pas adopté une
perspective ou une ligne politique uniques, elles ont permis de montrer que
l’écriture d’une nation pose des problèmes continus. Penser avec, à travers et
au-delà de la nation est une tâche complexe. Pour mesurer le succès d’un tel
effort, il ne faut pas faire le compte des inclus, mais remettre en cause les
pratiques mêmes de l’inclusion et de l’exclusion. En ce sens, le tournant
poststructural dont témoignent, entre autres, les travaux récents de Hamilton
et Witz, a été productif, indiquant des nouveaux sites d’histoire et de nouvelles
manières de penser le passé. Cependant, en dépit de ces avancées intellectuelles,
certains héritages sont toujours présents. Le milieu universitaire sud-africain
ne pourra être véritablement postcolonial tant que ses membres ne refléteront
pas la démographie du pays entier.
Ceci veut donc dire que les spécialistes doivent continuer à travailler rigou-
reusement sur les deux fronts intellectuel et politique, réexaminer leurs
hypothèses, s’engager dans des questionnements productifs, juxtaposer des
idées différentes et surtout s’interroger constamment sur la relation entre
l’histoire et la politique. Comme Frantz Fanon et Amílcar Cabral l’ont écrit, les
contours et le contenu de la culture nationale contiennent un potentiel éman-
cipateur ainsi que des limites politiques. Tout comme Rodney, Fanon et Cabral
ont avancé que le travail intellectuel seul ne garantissait pas des solutions
politiques 35. Si la pratique de l’histoire doit donc avoir une valeur continue,
elle doit être vigilante dans sa manière d’aborder cette situation difficile, afin
Politique africaine
99 Entre la rue et le musée : le problème du « moment présent »…

de récupérer le passé de l’Afrique du Sud et de renégocier les termes et les


critères à travers lesquels l’histoire est mesurée, et par qui. Achille Mbembe
l’a affirmé avec force, la manière dont l’« Afrique » a écrit sur elle-même doit
maintenant être reconsidérée, au-delà des thèmes de l’afro-radicalisme, du
panafricanisme et des vieilles utopies 36. Pour faire des progrès, l’Afrique du
Sud doit adopter une vision plus globale, qui inclut le reste du continent, mais
également les régions et les histoires au-delà de celui-ci. Comme Appadurai
l’a écrit, nous devons faire face au présent global, reconsidérer les protocoles
de la recherche et chercher « une nouvelle architecture pour la production et
le partage des connaissances », afin de créer une pédagogie permettant de
nouvelles formes de dialogue entre universitaires, intellectuels publics, activistes
et stratèges dans différentes sociétés 37. Ce travail revient aux générations
futures. Mais si une leçon doit être tirée de la comparaison, c’est bien que ce
nouvel horizon ne fera qu’enrichir nos opinions et notre compréhension
actuelle du passé, du présent et du futur de l’Afrique du Sud ■
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Christopher Joon-Hai Lee
Department of History,
University of North Carolina, Chapel Hill

Traduction de Laurent Chauvet,


avec Aurélia Wa Kabwe-Segatti et Aurélie Roger

34. B. Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres,
Verso, 1983, p. 16.
35. F. Fanon, « Sur la culture nationale », Les damnés de la terre, Paris, Présence africaine, 1963 ; A. Cabral,
« National liberation and culture », Unity and Struggle : Speeches and Writings, New York, Monthly Review
Press, 1981.
36. A. Mbembe, « African modes of self-writing », Public Culture, vol. 14, n° 1, 2002, p. 239-273.
37. A. Appadurai, « Grassroots globalization… », art.cit., p. 6, 15 et 18.

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