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Jacques Lévy
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Jacques Lévy
École polytechnique fédérale de Lausanne – jacques.levy@epfl.ch
L’espace semble être partout au cinéma. En fait, il est plutôt nulle part,
ou presque. Ce constat conduit à réfléchir aux manières de l’accueillir dans les
Dans L’espace au cinéma (1993), André Gardiès distingue quatre types d’espace
liés au cinéma :
– l’espace cinématographique : c’est celui de l’hétérotope « institutionnel »
(par exemple la salle de cinéma ou différents environnements domestiques
contenant des écrans ou encore des dispositifs de projection mobiles) dans
lequel se trouve immergé ou exposé le spectateur et qui lui permet de recevoir le
film ;
– l’espace diégétique : c’est celui que construit le film, comme réalité indé-
pendante du récit (et au sein duquel Gardiès fait des « lieux » une actualisation
d’un « espace » qui, sans eux, resterait virtuel) ;
– l’espace narratif : c’est la spatialité spécifique des personnages, qui contribue
à donner corps au récit qui les implique ;
– l’espace du spectateur : c’est la spatialité produite par les choix de communi-
cation que fait le film en direction du spectateur, par exemple entre « localisation »
et « monstration », selon les termes de Gardiès.
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simple liste, ils se situent entre eux dans une relation d’abord définie par un
système de relations fondé sur la distance.
En tout cas, l’inventaire foisonnant de Gardiès convainc : il y a bien tout
cela qui est spatial dans un film. Pourtant, dans l’ensemble, et c’est un paradoxe
apparent, l’espace est rare au cinéma.
Le cinéma est certes un ensemble de langages par définition spatiaux, puisque
constitués d’abord d’images. Cependant, on peut très bien produire des messages
s’adressant à notre appareil de visualisation qui se révèlent être des images
vulnérables. Vulnérables d’abord parce qu’elles sont fugaces : c’est une des
différences entre le cinéma (même quand il utilise des images fixes) et la
photographie. Vulnérables ensuite parce que, comme dans l’usage le plus courant
de la perception visuelle, les flux fournis par l’œil ne sont pas forcément traités
sous forme d’une succession d’images isolables et identifiables comme telles, mais
sont mis au service de la gestion de notre relation à l’environnement. Lorsque
nous marchons, par exemple, les informations que nous envoie notre œil sont
très fortement associées à notre mouvement, dont des études en neurosciences
montrent même qu’elles en sont une composante (Berthoz, 1997). La gestion du
mouvement impose des règles particulières d’extraction de l’information visuelle
en sorte d’en permettre une mobilisation immédiate pour l’action et qui s’écarte
beaucoup de ce qu’on voit quand on regarde, un paysage, par exemple. Dans ce
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1 La citation exacte dont s’est inspiré Jean-Luc Godard est de Michel Mourlet. Elle a été publiée dans un
article des Cahiers du cinéma, « Sur un art ignoré », n° 98, août 1959. Il s’agit de : « Le cinéma est un
regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs. »
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Pour parvenir à cette distanciation, Brecht utilise différents procédés qui jouent
sur la diction de l’acteur, la présence d’un narrateur extérieur, la présentation à la
salle de panneaux de textes qui commentent l’action ou encore des modifications
d’éclairages. Or, parmi ces dispositifs, la musique occupe une place importante :
pour éviter l’identification du spectateur au héros, Brecht a souvent inséré
des intermèdes musicaux, appelés songs, dans lesquels les acteurs chantent des
chansons qui reprennent, souvent avec ironie, l’épisode qui a eu lieu dans la scène
précédente. L’objectif est d’inciter le spectateur à effectuer un débriefing de ce
qui vient de se passer pour éviter d’en subir les significations implicites.
Cette utilisation de la musique est totalement inverse du rôle de la bande-
son dans les films commerciaux habituels. Dès l’époque du muet, lorsque des
musiciens interprétaient en direct des partitions interagissant avec les images,
le but était d’accroître les effets d’identification du spectateur avec ce qui se
passait sur l’écran afin que la différence entre l’hétérotope « cinéma » et le monde
habituel des sensations et des sentiments soit gommée. S’est alors mis en place
un système auto-renforcé qui a consisté à coder musicalement les différentes
situations narratives des films : action dramatique, épisode comique, angoisse,
romance, etc., dont la combinaison, elle-même normée, contribue fortement à
définir le genre d’un film. Ce codage a contribué à son tour à rigidifier ces
catégories et à contraindre les compositeurs de musique à se caler dans ces
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stylisé que cela laisse peu de place à l’approche d’un espace d’un espace un tant
soit peu complexe. Il y a cependant des exceptions, y compris, parfois, dans les
films bollywoodiens. Même dans les plus stéréotypés d’entre eux, qui sont légion,
on rencontre systématiquement des ruptures de l’unité de lieu et d’action qui
créent inévitablement une prise de distance chez le spectateur. C’est le cas quand
les héros se retrouvent soudain dans un tout autre cadre que celui, habituel,
d’une maison indienne : quand on les voit chanter et danser dans un décor
de montagnes suisses ou néo-zélandaises. Cette succession, très ritualisée, de
numéros tend à atténuer ou à suspendre le mécanisme d’identification subjective
du spectateur aux personnages et à ce qui leur arrive et à lui redonner une part
de réflexivité, à travers la maîtrise des règles du jeu et des « astuces » utilisées
par les réalisateurs. Il marche, mais il n’est pas dupe. Tel n’est pas le cas du film
ordinaire, dans lequel la musique cherche à ne pas se faire remarquer, précisément
pour obtenir le maximum de formatage des attentes du spectateur.
Un bon exemple du mariage entre comédie musicale et/ou espace est constitué
par le film de Jacques Demy Les demoiselles de Rochefort (1967). Beaucoup de
scènes ont été tournées dans la ville de Rochefort, toilettée pour l’occasion, et,
même lorsqu’elles sont chantées, la théâtralisation de l’espace public ne nuit pas à
un certain « réalisme théorique » : l’accent mis sur les métriques pédestres, l’usage
des lieux semi-privés comme les cafés, le rôle de micro-événements imprévus,
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de fiction, même s’il consacre des scènes entières à l’exposé d’une théorie à visée
scientifique. Je propose donc de nommer ce domaine « fiction documentée »2 .
On peut imaginer une relation alternative du film à visée cognitive-objective
avec les productions existantes (figure 2). Le cinéma scientifique deviendrait alors
un domaine né de la rencontre entre la démarche scientifique et les langages
audiovisuel. Cette rencontre ne peut profiter de l’ouverture d’une fenêtre de
dialogue avec l’univers de l’esthétique contemporaine. Ce qu’on peut voir à
propos de la musique (Lévy, 1999) se vérifie aussi avec le cinéma : lorsqu’ils
cherchent vraiment à remplir le contrat éthique qui les lie à la société à travers la
figure de la création, l’art (cognitif-subjectif) et la science (cognitif-objectif) ont
beaucoup à se dire.
Dans cette perspective, le film n’est d’ailleurs qu’un produit parmi d’autres
possibles des langages audiovisuels. On peut imaginer d’autres combinaisons
entre le son et l’image, celle-ci pouvant faire une place plus ou moins grande au
texte écrit. On peut aussi faire varier la part d’interaction entre l’objet audiovisuel
et le spectateur qui le reçoit. Du logiciel de presentation [exposé] (PowerPoint,
Keynote, Prezi...) au film stricto sensu, du « Web documentaire » à l’« installation »
dans une galerie d’art contemporain, c’est un large éventail d’objets, dont certains
restent à inventer, qui s’offre à l’imagination des chercheurs.
2.2 Monstration/démonstration
Par-delà la diversité de ces ressources, le cinéma scientifique pose la question de
la relation entre monstration et démonstration. L’image endosse-t-elle automa-
tiquement le statut de preuve empirique, comme peuvent le faire les exemples
développés, les statistiques, les cartes ou les entretiens, peuvent le faire dans un
article ? Pourquoi pas ? Mais ce n’est pas la seule solution. Le langage verbal peut
être utilisé pour de nombreux usages, y compris dans un film. Quant à l’image,
elle peut être mobilisée pour confronter des situations différentes, construire une
comparabilité, tester une hypothèse, vérifiée systématiquement sur tous les cas
possibles. Il est également possible de recourir à l’image figurative comme on le
2 Merci à Camille Bui pour m’avoir incité à proposer une classification plus claire sur ce sujet.
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fait pour un graphique (qui est une image non figurative) : comme l’expression
stylisée d’un énoncé.
Par ailleurs, la combinaison d’éléments multiples : image fixe/mobile, d’une
part, son verbal/non verbal, d’autre part, que permet le cinéma active des
ressources méthodologiques et épistémologiques très riches. La Jetée de Chris
Marker (1962), un film composé uniquement d’images fixes, se révèle tout à
fait capable de raconter une histoire, ce qui serait encore plus évident... s’il
n’y avait pas d’histoire et que l’on remplace le récit par des descriptions ou
des raisonnements. Grâce à différents procédés de Verfremdung (voir 1.2), ces
assemblages d’un nouveau type peuvent en effet aider à la réflexivité du spectateur
en multipliant les prises de recul et les prises de distance vis-à-vis de l’énoncé
proposé, ce que l’article scientifique habituel ne fait pas toujours, loin s’en faut.
C’est notamment le cas de la séquentialité : si, comme un texte, un film possède
une structure séquentielle, avec un début, un milieu et une fin, les deux familles
de langages peuvent intégrer des éléments synchroniques figuratifs, analogiques
ou symboliques (Lévy, 1996). Ces remarques permettent d’activer une distinction
entre films de tournage et films de montage, dont l’école soviétique du muet,
avec Vertov mais aussi Sergueï Eisenstein, a montré toute la richesse. Le montage,
c’est, sans équivoque, la composante la plus constructionniste du travail du
cinéaste, celle où il peut communiquer le mieux avec le spectateur sur autre chose
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de Lars von Trier (2003) pour comprendre que, quand on donne de l’espace au
cinéma, la géographie et la théorie du social ont tout à y gagner.
Enfin, comme la carte, le film géographique crée un nouvel espace, qui
s’ajoute, sur le même plan, à tous les espaces préexistants, y compris à ceux que
l’on cherche ainsi à montrer. Ici comme ailleurs, représenter le monde, c’est le
changer.
Un cinéma constructiviste-réaliste pour parler de l’espace habité par les
humains semble donc un horizon à la fois stimulant et raisonnable. Ce sont
ces principes que j’ai tenté de mettre en pratique dans la réalisation du film
Urbanité/s (Lévy, 2013). On en trouvera ci-dessous une version compacte.
Bibliographie
Filmographie
Allen, Woody, 1979. Manhattan.
Amelio, Gianni, 2000. La stella che non c’è (L’Étoile manquante ).
Altman, Robert, 2001. Gosford Park.
Angelopoulos, Theo, 1991. To Meteoro Vima tou Pelargou (Le Pas suspendu de la cigogne ).
Antionioni, Michelangelo, 1964. Il deserto rosso (Le Désert rouge ).
Antionioni, Michelangelo, 1966. Blow-Up.
Blier, Bertrand, 1979. Buffet froid.
Demy, Jacques, 1967. Les Demoiselles de Rochefort.
De Santis, Giuseppe, 1949. Riso amaro (Riz amer ).
De Sica, Vittorio, 1948. Ladri di biciclette (Le Voleur de bicyclette ).
De Sica, Vittorio, 1951. Miracolo a Milano (Miracle à Milan).
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