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Editions Esprit

Nietzsche: Mais où sont les yeux pour le voir?


Author(s): JEAN-LUC NANCY
Source: Esprit, Nouvelle série, No. 369 (3) (MARS 1968), pp. 482-503
Published by: Editions Esprit
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24258239
Accessed: 04-11-2016 00:16 UTC

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Nietzsche
Mais où sont les yeux pour le voire
PAR JEAN-LUC NANCY

loin du rapport à Nietzsche qui a régné si longtemps,


Pourquoi
et que Nietzsche ? Nous
lui-même décrivait ainsivoici,
en 1888en quelques
: « On se tire années, bien
d'affaire (à mon sujet) en parlant d' « excentricité », de
« pathologie », de « psychiatrie » 1. En une brusque flambée,
livres et références prennent Nietzsche au sérieux — et plus
qu'au sérieux. Philosophia facit saltus.
Pourquoi ce réveil, et même cet éveil ? La question ne se
poserait guère s'il ne s'agissait que d'un « renouveau des études
nietzschéennes », comme il s'en produit pour tout auteur :
indifféremment, mais îégulièrement, Tertullien, Cabanis ou
George Sand reviennent à l'honneur, en raison de la piété
des antiquaires, elle-même fonction de l'usure des fonds de
librairie et des possibilités marchandes d'une curiosité publique
prête à tout « redécouvrir ». Viennent alors les Centenaires,
les Sommes critiques, les Editions philologiques, et des raisons
d'allonger le catalogue sans Raison des livres de poche.
Nietzsche paraît lui aussi dans ce tintamarre inévitable. Il
faudra se demander s'il n'y court pas le risque de l'insigni
fiance. Rares sont aujourd'hui ceux qui ne viennent pas à
lui, mais « les jeunes filles les plus timides se montrent à demi
nues, si la mode l'exige ; et même de vieilles femmes fanées
n'osent pas s'opposer aux édits de la mode, si bonnes et si
spirituelles qu'elles soient par ailleurs2. »
Mais on peut aussi soupçonner qu'il s'agit pour Nietzsche

X. Lettre du 12 février 1888.


2. Fragment posthume.

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d'autre chose que de la mode et de la grande récollecti


culturelle. Plus que, et bien que ressuscité par nos arbitres de
élégances, Nietzsche semble rencontré sur notre route. A l'im
proviste, mais comme une nécessité, aux détours de ces
chemins que la pensée — qu'elle se nomme « science »
« philosophie », ou ne se nomme pas — se fraye pour pens
l'épaisseur de notre monde.
Il ne s'agit pas ici d'étudier, même sur un point, la pens
de Nietzsche; assez d'ouvrages se recommandent aujourd'h
à l'attention, par leurs contenus ou leurs promesses3, pou
que l'incompétence ne s'en mêle pas. Mais d'esquisser une
question de biais, en quelque sorte, par rapport à ces travaux
une question suscitée par leur présence, et à laquelle i
apportent, implicitement, des réponses diverses, que l'on risqu
de mieux entendre si l'on explicite la question : pourquo
Nietzsche ? L'interrogation nietzschéenne « de l'utilité et d
inconvénients de Nietzsche pour la vie4 ». Nietzsche est
Mais nous est-il nécessaire ? Pourquoi, et pour quoi ?

Hélas ! qu'ites-vous devenues, une fois écrites


et peintes, ô mes pensées ?... Déjà vous avex
dépouillé votre nouveauté, et quelques-unes
d'entre vous sont prêtes, je le crains, à se
changer en vérités. (Par delà le bien et le mal,
§ 296.)

Retour à Nietzsche, invention d'un ancêtre, et d'une tra


dition ? A bien des égards, c'est ainsi que l'événement se
propose. Toutes nos traditions défaillent. « Ce qui est le plus
attaqué de nos jours, c'est l'instinct et la volonté de persister
dans la traditions. » Nietzsche nous avertirait-il d'avoir à
renouer avec la tradition ? A nous donner un sol, une origine,
dans notre vagabondage, et cette noblesse première, qui ne
doit rien à l'héroïsme ou au sens moral, mais tout au lieu et
au sang ? Peut-être. A ce compte, de qui sommes-nous issus,
nous, sans histoire ni Dieu, sans bien ni mal, ni vérité —
sinon de Nietzsche lui-même, du plus nihiliste des nihilistes ?

3. Bataille, dont l'actualité est récente, Heidegger, Fink, Granier,


Deleuze, Blanchôt, Derrida ; présence de Nietzsche chez Foucault,
Althusser ; édition critique en cours des œuvres de Nietzsche.
4. Deuxième Considération inactuelle : De l'utilité et des inconvé
nients de l'histoire pour la oie.
5. Fragment posthume.

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JEAN-LUC NANCY

Il y a sans doute, dans l'actualité de Nietzsche, quelque chose


de cette assurance et de cette délectation propres au retour
aux sources, fussent-elles amères. Qu'importe que le lieu de
ma naisance soit ruine et silence, si je puis dire : ici je suis
né. Qu'importe, si Platon ou Hegel nous échappent sans appel,
que notre origine soit la catastrophe même ? La tradition de
la catastrophe réconforte encore, quand l'absence de tradition
désole et affole.
Sans doute, Nietzsche n'est promu par personne comme
Père d'une tradition, puisque nous nous méfions des Pères.
Mais, de façon plus insistante, n'est-il pas là, à plusieurs titres,
comme celui qui authentifie notre propre nihilisme ? Celui
qui, l'ayant déjà dit, nous permet de nommer à nouveau ce
nihilisme, satisfaits de pouvoir au moins perpétuer la fidélité
du constat. Il nous invite à cette fidélité, puisque « l'événe
ment énorme », la mort de Dieu, ce que nous nommons, avec
l'affadissement de la tradition, la destitution de la métaphy
sique, « est encore en chemin 6 » pour parvenir à nos oreilles.
C'est cette tradition de la mort et de la dérision qui nous
occupe, chaque fois que le propos au sujet de Nietzsche est
du type « Nietzsche pour Nietzsche », le retour à l'intégrité
de l'œuvre, ou « Nietzsche le savait déjà » : propos latent
de plus d'un discours où Nietzsche, d'être simplement évoqué,
suffit à justifier notre pensée « errant comme par un désert
infini6 ». Initiateur de l'errance : il nous suffit de nous
trouver un maître.
Ce rôle, Nietzsche ne peut éviter de le jouer. Pourtant, il
s'y dérobe. Car il la dit aussi, déjà, la tradition que notre errance
cherche en lui. Mais il a dit pour la dépouiller de son autorité :
« On envisage la tradition comme une fatalité ; on l'étudié,
on la constate (sous forme d' « hérédité »), mais on ne la
veut pas 5. » Lui, qui est « une fatalité 7 », est notre tradition
comme hérédité. L'hérédité est la face froide de la tradition.
Le fatum du fait accompli. Mais « le fait est toujours absurde
et a toujours ressemblé à un veau plutôt qu'à un dieu 8 » :
c'est la gifle de Nietzsche aux « apologètes de l'histoire 8 »,
dont nous faisons toujours partie. Nietzsche ne peut, ne veut
pas constituer le fait accompli de notre décadence. Pas même
de cette décadence en tant qu'elle est aussi aurore, libération,
évasion des filets du passé et des dogmes, conquête de terres
nouvelles dans l'ivresse d'une lucidité où plus d'une fois se

6. Gai Savoir, § 125.


7. Ecce Homo.
8. Considérations inactuelles, II, § 8.

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reconnaît aujourd'hui la marque de Nietzsche le « psycho


logue », le symptomatologue, le clinicien. Il ne se réduit pas à
cette lucidité, car, écoutons-le : « Ne pas nous lier à notr
propre détachement, à cette volupté des lointains espaces, des
sphères nouvelles, qui est celle de l'oiseau, volant de plus e
plus haut pour voir au-dessous de lui s'élargir de plus en plus
l'étendue : c'est le danger d'avoir des ailes9. » La vérité plu
haute, à laquelle il faut revenir, mais qui ne se mesure pas en
altitude métaphysique est celle-ci : « nous sommes de terre 10.
Vérité qui n'a pas encore sa place dans notre nihilisme.
Aussi Nietzsche nous arrache-t-il sa propre tradition, la véné
ration qui nous permettrait de nous respecter nous-mêmes
« Je n'ai rien, en dépit de tout, d'un fondateur de religion
La religion, c'est l'hérédité. La tradition comme Nietzsche
l'entend, c'est la subversion permanente du religieux. C'est
un vouloir. L'aristocrate de Nietzsche ne l'est pas de nais
sance, mais de volonté. Nous le savons, cela nous sert à séparer
Nietzsche du racisme : encore un geste de piété. Mais il nou
faut l'apprendre pour nous-mêmes, pour que la tradition soit
ce que nous inaugurons nous-mêmes.
La tradition chez Nietzsche est le vouloir actif qui embrasse
le passé pour féconder l'avenir : cela précisément qui défaill
avec nos traditions. Le vouloir qui choisit son passé pour son
présent : ce que nous ne faisons pas lorsque nous rendons
justice, une fois les traditions mortes, à tout notre passé — et
aussi bien, dans ce passé, à Nietzsche et à son œuvre. Ce vouloi
qui serait celui de 1' « héritier de toute la noblesse de tou
l'esprit de tout le passé, et en héritier obligé, le plus noble
des vieilles noblesses et le premier d'une nouvelle 12 ». Nou
avons sûrement besoin d'une tradition, d'une fidélité. Pourquo
Nietzsche ? Parce que son événement chemine jusqu'à nous.
Mais pour quoi ? Pour que nous le suivions jusqu'au point où
il se dérobe à la reconnaissance de la tradition, en vue de
l'inauguration.
Jusqu'au point où il ne peut être exemplaire, car il est déjà
lui-même hors de la pensée, de la culture pour laquelle existent
l'exemple et son imitation, le couple modèle-reflet. Nietzsche
suscite le désir de tradition en bou:culant l'exemplarité tradi
tionnelle : la relation platonicienne, qu'elle ait lieu entre le
Bien et le soleil, le Roi et ses sujets, le Penseur et ses disciples.

9. Par-delà le bien et- le mal, § 41.


10. Gai Savoir, § 154.
11. Ecce Homo.
12. Gai Savoir, g 377.

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« Nous devrions nous empêcher de devenir l'idéal d'une autre


personne : car en le devenant, nous l'empêchons de se former,
par ses propres forces, son propre idéal13. » Nietzsche se dérobe
pour nous livrer à l'exigence qui fait vivre toute tradition :
que voulons-nous nous transmettre à nous-mêmes ? Jusqu'au
point où cette volonté voudra peut-être, devra peut-être rejeter
aussi l'hérédité de Nietzsche.

Nietzsche ne peut avoir d'héritiers, seulement des lecteurs.


Les héritiers sont engendrés par la vive parole du maître.
Or : « Nulle pensée ne m'est plus étrangère que celle de
faire des prosélytes 14. » Nietzsche n'a formé personne, car il
n'a pas parlé1S.
En Socrate, qui n'a jamais écrit, Heidegger voit le dernier
penseur se tenant debout « dans le vent », refusant le système,
et la glose — et la gnose. Celui qui annonce la fin des temps
socratiques ne parle pas, il est l'homme des livres, par un refus
pourtant tout proche de celui de son plus proche ennemi.
Nietzsche n'a jamais parlé : alors que les leçons de Hegel
retentissent encore à nos oreilles, la chaire du philologue de
Bâle n'est là que pour masquer l'absence d'une chaire de philo
sophe. Ni disciples, ni conférences, ni entretiens. Sophistes ou
philosophes, ce sont toujours les professeurs que visent les
attaques antinomiques de Socrate et de Nietzsche. Le profes
seur, c'est le parleur. Beau parleur, haut parleur : l'habile rhéto
rique (le contraire du « style » de Nietzsche) au service de la
retransmission des thèses et des antithèses. Ce n'est pas un
mauvais destin qui a mis le logos à l'Université — où il est
toujours. Le parleur enseigne, prêche, explique, répond, rai
sonne. Nietzsche ne raisonne pas, en ce sens que la raison n'a
plus chez lui seulement à faire à la raison. Mais à la question :
pourquoi la raison, pourquoi cette raison ?
Cette question n'est plus « critique » — affaire de parole —
mais coup de ce « marteau » dont Nietzsche fait l'outil philo
sophique par excellence. Et le marteau est le livre, l'autre de la
parole. La parole s'occupe de la vérité, elle est ministre de la

13. Frg. posthume.


14. Lettre du 13 mai 1878.
15. C'est bien l'effet d'une nécessité, non d'une complaisance :
« Car en fin de compte le besoin d'enseigner est fort en moi. »
Lettre du 26 août 1883.

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vérité, au bord de laquelle elle s'efface — en tant que vér


au sujet de (l'être, l'essence, l'idée, l'homme). Mais Nietzsche
« Qu'est-ce en nous qui veut trouver la « vérité » ?... No
nous sommes interrogés sur la valeur de ce vouloir16. »
pur office de la vérité pour la vérité, c'est la parole. Mais
monde est malade de cette pureté, qui le scinde de part
part : car la parole y défaille, et cette défaillance devient
dernier recours de la vérité. Naguère on disait « l'ineffable »
aujourd'hui c'est « l'action », et la statistique. Avec Nietzsche
c'est au sujet de la vérité, de sa production et de son usag
que vient la question, experimentum crucis de toute la tr
tion philosophique. Peu avant, Marx a rompu le cercle hé
lien. Plus profondément, Nietzsche brise le cercle de la parol
« sous les coups de marteau de la nécessité17 ». La nécessit
celle qui étreint la vérité elle-même, lorsqu'il est demand
pour quoi la vérité ? — et qui exige une affirmation.
Dans le bruissement de la parole se font entendre toute
les opinions, tous les avis, indéfiniment renouvelables, de
vérité au sujet de tous ses objets. La parole est le lieu de
« vision du monde », et, comme nulle vision n'impose so
avis, elle devient le lieu de l'interrogation sans cesse renouvelé
« Socrate, celui qui n'écrit pas. Il n'a rien à communiquer
ne sait qu'interroger1S. » L'interrogation ne s'écrit pas. (Nou
savons bien que nous ne faisons ici qu'interroger...) Press
d'interroger, elle est sans « style », ce style auquel Nietzsc
attache tant de prix. Le professeur incarne la philosophie san
style, celle qui n'affirme pas. Pour nous, dont l'interrogation
est devenue le lieu commun, et qui parons le « questionn
ment » de toutes les vertus, Nietzsche n'est-il pas là afin
nous débarrasser de la pensée qui se professe, et se profe
comme perpétuelle question ? Nous en délivrer, par le marte
l'affirmation, qui est le style, le livre.
La parole est vive, vivante. Elle est abondance, invention de
soi-même dans l'instant, et aussitôt oubli de soi, fantasme de
création. L'événement fugace du dire se donne pour accomplis
sement. Dans la parole, l'homme d'Occident croit entendre sa
propre vie, divine. Le livre refuse cette illusion d'immédiat.
Il ne se donne que pour ce qu'il est : clos sur lui-même,

16. Par-delà..., § 1.
17. Considérations..., II, § 4.
18. Socrate et la tragédie — Je m'aperçois que J. Derrida place
une partie de cette citation en exergue à sa Grammatologie. N'ayant
pas encore lu celle-ci, je ne prétends nullement m'y référer ici. Mais
le thème de Derrida est certainement inévitable pour l'avenir de
Nietzsche.

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séquence achevée, mais non accomplie, en marge du flux de


l'existence. Il est concentration de forces, en vue de la vie,
d'une vie qui n'est pas donnée, mais reste à définir et à inau
gurer. Comme Proust, qui détestait la conversation, Nietzsche
rassemble en silence ses forces et travaille ces blocs qui, jetés
au travers de la vie, en peuvent changer le cours, à condition
que la vie s'attaque à eux : les livres. Il ne fut pas, en son
temps, un penseur vivant. Lui-même se qualifie de « pos
thume ». Le livre est toujours posthume, car il nous interpelle
d'ailleurs, d'en-deçà de la vie. Mais nous qui avons transformé
l'entreprise de Proust en contorsions rhétoriques, en verbalisme
néo-romanesque, quel chemin devons-nous faire pour lire ces
livres ?
Pourquoi lire les livres de Nietzsche ? Si nous les lisons en
bons consommateurs d'histoire, ou avec toute la ferveur due
à l'intégrité et à l'intégralité de l'œuvre, bref pour faire revivre
Nietzsche lui-même, nous nous égarons. Voici l'édition com
plète, précise, scrupuleuse de son œuvre. Nul ne niera son
prix. Mais son danger ? L'édition parfaite dépèce autant que
le pillage éhonté. Elle dépèce en neutralisant, en livrant
l'œuvre à la curiosité philologique et souricière 19. Monuments
de respect, les éditions définitives sont aussi celles qui permet
tent d'entrer de plain-pied dans l'œuvre, de traiter l'auteur à
tu et à toi.
Or le livre de Nietzsche, parce que livre, n'est pas à partager.
Ni thèse, ni recueil d'opinions, lancé dans la circulation cul
turelle. « Je n'ai personne qui partage mon oui et mon non 20. »
Ce n'est pas seulement une plainte, mais une nécessité. Il y a
Nietzsche, qui dit oui et non. Il y a le livre, où pèsent ce oui
et ce non, scellés, irréductibles, étrangers à toute effusion de
Nietzsche (combien Descartes ou Kant s'épanchent plus que
lui 1). Le livre n'est pas à partager. Il est là, il pèse, il se clôt.
Nietzsche ne dit pas « j'ai écrit», mais « j'ai donné mes livres ».
Il estime assez les autres pour les laisser se heurter au bloc du
livre, à ce corps étranger, pour les laisser soupeser par leurs
propres forces le marteau. « Nous ne nous estimons plus assez
lorsque nous nous communiquons... Nous sommes déjà au-dessus
des choses que nous pouvons exprimer par des paroles. Dans
tout discours il y a un grain de mépris21. » Le livre n'est pas

19. On le voit bien par le bruit fait autour de cette édition, et sans
rapport avec ses qualités certaines. Car c'est le même bruit lorsqu'on
édité Fourier ou H. Ellis.
20. Lettre du 26 octobre 1886.
21. Crépuscule des Idoles, Flâneries inactuelles, § 26.

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là pour communiquer, mais pour frapper, et laisser faire l'év


nement. Bien loin de procéder du dialogue (cette figure actuell
où la parole questionneuse s'enivre), qui invite et s'avance,
s'impose et attend. « Mais enfin qui sait si je désire être l
aujourd'hui ? — Créer des choses sur quoi le temps essaie
vain ses dents, tendre par la forme et par la substance à u
petite immortalité — je n'ai jamais été assez modeste po
exiger moins de moi 22. »
Immortalité : présent perpétuel de ce livre qui n'est pas un
livre, mais une présence :
LE GAI SAVOIR

Ceci n'est pas un livre — Mais qu'est-ce que les livres,


Qu'est-ce que les cercueils et les linceuls!
Le passé est la proie des livres :
Ici vit l'éternel présent23 /
Dans sa présence insistante, muette en quelque sorte,
livre de Nietzsche ne c délivre » rien et ne s'offre pas2*. Il s
protège au contraire, il s'édifie lui-même contre les incursio
« Je veux mettre des clôtures autour de mes pensées
et aussi autour de mes paroles : pour que les cochons et les
exaltées n'envahissent pas mes jardins251 » Domaine muré,
bloc erratique (et pour cela en aphorismes : dans l'aphorisme
se totalise une totalité qui n'est pas l'ordre achevé du discours),
qui est à conquérir comme tout. La parole est généreuse, le
livre se conquiert.
Chaque livre, chaque fragment de Nietzsche est à construire,
après avoir été heurté. Construction qui ne devra rien à l'éru
dition ni à la dialectique, mais sera, comme le livre, décision
soudaine et totale. « Ne te creuse pas la tête au sujet des ori
gines d'un tel livre (Humain, trop humain), mais continue à
y puiser ici ou là. Peut-être l'heure viendra-t-elle alors où, dans
ta belle imagination constructive, tu considéreras le tout comme
un tout et où tu pourras prendre part au plus grand bonheur
dont j'aie joui jusque-là26. »
Aussi ne faut-il pas lire, mais rencontrer la masse du livre,
et s'en charger, au lieu de l'insérer et la neutraliser dans les

22. Ibid., § 51.


23. Poésie de 1882.
24. Sa meilleure défense : Nietzsche est si souvent décevant :
moins savant, moins poète, moins philosophe qu'on ne voudrait. Tou
jours autre...
25. Ainsi parlait Zarathoustra, Des trois maux.
26. Lettre à Erwin Rohde, juin 1878.

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mailles d'un discours. « Celui qui écrit en maximes avec du


sang ne veut pas être lu, mais appris par cœur27. » Aujourd'hui,
la lecture est notre rouet : l'université et la publicité nous
interdisent d'ignorer chaque jour plus de livres, car tout va
par références, commentaires, extraction des thèses et de leurs
critiques. Le livre n'est qu'un intermédiaire dans la repro
duction de l'espèce : discours. Et c'est encore ainsi que nous
nous référons à Nietzsche. A ce compte, mieux vaudrait le
contourner. Il ne faut pas le lire, mais l'éprouver, peser son
poids pour évaluer notre force — ce poids où chaque fragment
pèse l'ensemble. « Il n'est pas facile de comprendre du sang
étranger : je hais tous les paresseux qui lisent 27. »
Pour quoi lire Nietzsche ? Pour réapprendre le livre comme
l'autre. « L'écrivain s'absente mieux, c'est-à-dire s'exprime
mieux comme autre, et s'adresse mieux à l'autre que l'homme
de parole 28. » Ainsi la pensée de Nietzsche, bien loin d'être
de la philosophie en forme littéraire, comme le laissent jus
qu'ici plus ou moins entendre toutes nos lectures, est le livre,
le style comme pensée. Et cette pensée, quoique tissée dans la
trame de notre philosophie, rompt avec celle-ci en tant que
livre opposé au discours (et ne rompt peut-être que dans la
mesure où elle est livre, ce livre). C'est l'autre qui nous
affronte et nous renvoie à nos propres risques et périls, sans
caution fournie. L'autre de la lecture métaphysique, qui nous
laisse sans cette poignée de propositions que l'on peut tirer
et dévider, tisser et défaire sur le métier de Pénélope. Si nous
lisons Nietzsche, que ce soit pour désapprendre de lire, et pour
décider, dans notre histoire, d'un autre lieu, d'une autre
culture, où les livres soient bons à brûler.

Libre de quoi ? Qu'importe cela à Zarathous


tra ! Mais ton œil clair doit m'annoncer :
libre pour quoi ?
(Zarathoustra, Des voies du créateur.)

Nietzsche risque de passer pour le libre-échange des pensées


et des savoirs. N'est-il pas celui qui consacre, dans un éclat de
rire, l'inanité de tous les « monde-vérité 29 » ? Notre culture
n'est-elle pas, dans son fond et dans ses formes, le libre commerce

27. Zarathoustra, Lire et écrire.


28. J. Derrida : L'écriture et la différence, p. 151.
29. Crépuscule... Comment le < monde-vérité » devint une fable.

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de ces dépouilles ? Malgré tout le respect qui s'attache à


science (mais par là, vieux cartésiens, nous entendons pl
souvent la puissance de la science), nous n'avons plus de tâche
de culture. Quelques besognes de spécialistes30 — pour le rest
il s'agit de piquer çà et là, au gré de l'air du temps et de
places disponibles, les jolies fleurs de nos curiosités, multipli
par une démocratisation du savoir que Nietzsche connaiss
déjà : non que le savoir aille le moins du monde au peuple
mais il se fait lui-même peuple, populacier, foule aux têt
innombrables. D'Eros et de psychanalyse, d'inceste, de pho
logie ou de biochimie, on doit entrelacer tout ce qui se pe
manipuler. Et tout peut l'être, puisque, trop conscients de no
limites, nous savons que nous n'allons nulle part. Tout e
permis, dans notre Etat qui n'est fait pour rien, où le dro
de cité n'est que le droit d'être cité. « Thème favori de not
époque : les grands effets des choses infimes. La minutieu
recherche historique a, par exemple, de la grandeur : ell
ressemble à la végétation misérable qui finit par désagréger
Alpes81. »
Nietzsche est le maître de notre curiosité, de sa finesse insa
tiable, de sa « psychologie >. N'est-ce pas lui qui nous a
découvert l'art de trouver et de démonter les symptômes, l'art
de la méfiance, et l'art de mettre en perspectives ? Mais n'est
il là que pour exciter encore cette curiosité ? Nous avons
convaincu de mensonge ceux qui ont voulu faire servir
Nietzsche à un dessein, à une civilisation. Est-ce pour en faire,
à l'inverse, le gardien du « paradis de toute espèce de petite
végétation luxuriante32 » ? Nous n'avons après tout donné
au nazisme, à propos de Nietzsche, que la leçon de l'érudition.
Il le fallait. Mais nous savons qu'on le trahit, à n'être que ses
érudits. Il doit être là pour autre chose.
Si nous voulons apprendre de lui au sujet de nos savoirs,
ne nous jetons pas tout d'abord sur ce qu'il offre en abondance
comme dénigrement de la science. Scientia ancilla philosophiae :
ce modèle moderne de la théologie nous tente toujours, malgré
que nous en ayons, et Nietzsche pourrait bien être appelé,
insidieusement, à réoccuper le trône vacant33.

30. En science, l'innaccessible et vénérée « recherche », en poli


tique la perpétuelle réforme.
31. Frg. posthume.
32. Id.
83. Comme « métaphilosophe » (Granier) ou comme « penseur de
l'affirmation » (Deleuze) ; une interprétation de Nietzsche, aussi
convaincante soit-elle, n'est toujours pas une subversion du modèle
philosophique.

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Mais nul ne sait mieux que Nietzsche ce qu'est la science.


Il sait la science comme elle se produit, hors de tout empi
risme et de toute vision en Dieu (et dans une parenté, qui
reste à penser, avec le Marx de l'Introduction à la critique de
l'économie politique). Il la sait sans « théorie de la connais
sance », c'est-à-dire sans visée non-scientifique sur la science :
en cela le premier. Chez lui, c'est la pratique même de la
science qui se pense en quelques lignes, entre quelques lignes :
« Nous ne possédons de science qu'en tant que nous nous
sommes décidés à accepter le témoignage des sens, — qu'en
tant que nous armons et aiguisons nos sens, leur apprenant
à penser jusqu'au bout34. » Point de rupture plus nette avec
la science platonicienne. Aussi la lutte contre la fable du
« monde-vérité » est-elle une revendication de la science :
« nous autres, qui avons soif de la raison, nous demandons à
examiner les événements de notre vie, heure par heure, jour
par jour, aussi sévèrement que le processus d'une expérience
scientifique 35 ! » Ainsi parle le « sondeur de reins », celui qui
veut « une science de la conscience36 », le « psychologue »,
c'est-à-dire, en notre langage, l'historien et le linguiste, le biolo
giste et le psychanalyste, et l'ethnologue. La science est chez
Nietzsche prise au sérieux plus que nous le faisons souvent,
la science qui courbe et confine le savant dans l'étroit espace
de la spécialité, jusqu'à le rendre « bossu ». Mais ce bossu est
mille fois préférable au « littérateur », « garçon de magasin
de l'esprit et « représentant » de la culture 37 ».
De quoi la bosse du savant fait-elle l'éloge ? Ni de la capita
lisation du savoir, ni de la vérité positive qu'il inaugurerait.
Mais de la probité du savant. Le paradoxe, ou plutôt l'in
ouï de Nietzsche est ici : que le nom de ce qu'il voit soit :
Dionysos, et que son mot pour voir, son maître-mot, soit :
probité (Redlichkeit). La science est le plus récent et le plus
pur produit de la loyauté morale, du goût pour la vérité —
qui va ruiner morale et vérité, pour faire danser Dionysos.
Elle est le vrai fruit qu'il faut recueillir de cette racine pourrie
du platonisme-christianisme. Car la probité du savant n'est
certes pas soumission loyale à quelque « nature », et mise au
jour d'une « vérité » en soi « objective ». Mais elle est probité
envers soi-même. « Il est bien suffisant de considérer la science
comme une humanisation des choses aussi fidèle que possible ;

34. Crépuscule... La « raison » dans la philosophie, § 3.


35. Gai Savoir, § 319.
36. Ibid., § 308.
37. Ibid., § 366.

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nous apprenons à nous décrire nous-mêmes de plus en plu


exactement en décrivant les choses et leur succession 3S. » La
science nous rend justice autant et plus qu'à l'objet ; mieux,
le mode scientifique de « l'objet » fait justice des pôles absolus
du sujet et de l'objet, qui commandent le « monde-vérité »
(c'est bien auprès de Nietzsche que notre épistémologie a appris
cela). La science fait justice de nos prétentions et rend ju"tice
à nos pouvoirs. Elle ne manifeste pas la nécessité, phénoménale
ou nouménale, d'un monde, mais notre propre nécessité. Une
première fois en interdisant l'achèvement du « monde-vérité »,
car elle-même se désigne comme « perspective ». Une seconde
fois en exigeant de nous, pour nous, d'être à notre tour ceux
qui donnent des lois. « Nous devons être des physiciens afin
de pouvoir créer en ce sens (= nous créer nous-mêmes)... Par
con équent : vive cette physique 1 Vive encore plus ce qui nous
l'impose : ...notre loyauté39 ! »
La science comme résultat, comme acquisition, n'est qu'un
de ces « petits hasards » qui permettent à « la force accumulée
et qui attend d'être employée » de se « décharger40 ». Mais
comme probité, elle est cette force même, la force de ceux
qui s'affirment en affirmant leur science. Il y a là, peut-être,
une distinction que nous avons besoin d'apprendre. « Science
bourgeoise » et « science prolétarienne », c'était la falsification
même. Mais n'avons-nous pas besoin, maintenant, de la science
pour autre chose qu'elle-même ?
Nietzsche nous apporte une attention et un scrupule tout
nouveaux envers la science : une science qui use de sa force.
C'est-à-dire non pas de la technique, force adventice, mais de
sa propre probité pour sortir d'une métaphysique de la science,
d'une « vision » scientifique du monde. La probité elle-même
peut se muer en stérilité ; les savants qui « couvrent leurs
doigts de gants de verre » sont radicalement « étrangers »
à Zarathoustra41. Notre miroir nous est tendu : « Profonde
baisse de la spontanéité : l'historien, le critique, l'analyste,
l'interprète, l'observateur, le collectionneur, le lecteur — rien
que des talents de réaction, — et toute la science !42 » Réac
tion : la force qui s'investit dans le résultat, le savoir et sa
puissance. Mégatonnes de T.N.T. et tableaux synoptiques sont
les formes réactives de nos savoirs.

38. Ibid., § 112.


39. Ibid., § 335.
40. Ibid., § 360.
41. Zarathoustra, De» savants.
42. Frg. posthume.

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« La plus vive lumière, la raison à tout prix, la vie claire,


froide, prudente, consciente, dépourvue d'instincts, en lutte
contre les instincts, ne fut elle-même qu'une maladie, une
nouvelle maladie 43. » Nietzsche nous est nécessaire pour penser
notre savoir hors de l'impérialisme du vrai, qui prend pour
nous la forme ultime de la science à tout prix, de l'histoire
de la science et de la curiosité. La probité de la science est
d'abord de savoir pour savoir, et selon ce qu'elle peut savoir :
rigueur du théorique. Mais à ce stade elle est encore, sous
le masque de la plus grande autonomie, inquiète, contractée,
et tentée par l'héritage de la philosophie : sa projection positi
viste ou pragmatiste, à moins qu'elle ne cède à un replâtrage
de « valeurs ». « Sa connaissance n'a pas encore appris à sourire
et à être sans jalousie 44. » La probité au sujet du savoir tient
dans le sourire qui libère le savoir de lui-même ; la probité est
alors de savoir pour quoi l'on sait, de savoir pour pouvoir
— c'est-à-dire de vouloir autre chose que le savoir. Formule
qui nous est encore obscure : c'est celle du sophiste et du
tyran son compère. Mais le tyran est devenu aujourd'hui
l'homme du savoir-pour-le-savoir : le savoir-peuple qui nous
opprime. L'homme libre sait que « le problème du savoir ne
peut être abordé sur le terrain du savoir45. »

La science réactive, réactionnaire, est celle qui érige sa


propre raison en Raison de toutes raisons : causes et motifs.
Or « la raison n'est qu'un instrument46 ». Le Logos est desti
tué par Nietzsche. Sans ouvrir pourtant les vannes de 1' « irra
tionnel ». Comment donc ? Ici encore il nous provoque et nous
est nécessaire.
Révélant le beau désordre de plus d'une raison, nous avons
depuis Nietzsche, et à sa suite, rendu leurs titres à bien
des déraisons. Il n'est pas sûr, néanmoins, que nous ayons pu
faire mieux que de normaliser l'irrationnel, quitte à l'ériger
lui-même en norme47. L'océan nous tente, mais nous ne

43. Crépuscule... Le problème de Socrate, § 11.


44. Zarathoustra, Des hommes sublimes.
45. Naissance de la tragédie, Essai d'autocritique, § 2.
46. Par-delà..., § 191.
47. S'il est vrai qu'une normalité, valant pour idéal, est l'âme
cachée de la philosophie comme culture occidentale. Notre < histoire
da la folie » reste une exégèse de la raison.

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passons pas nos colonnes d'Hercule : Hegel, et la folie mue


de Hölderlin. Sans doute ne passe-t-on jamais ce détroit, qui
d'ailleurs le lieu même de Nietzsche. Mais peut-être celui-
est-il là pour nous en détourner, au lieu de nous le faire
franchir, pour nous faire déplacer les questions où s'enferme
notre logos troublé, inquiet de soi.
Il est notre premier philologue, et bien mieux : le seul
philologue à s'être fait philosophe. (Chez nous les philosophes
deviennent seulement philologues.) Peut-être ne philosop
t-il jamais que comme philologue : tout est dans la Naissan
de la Tragédie, travail d'interprétation philologique, auqu
Nietzsche reprochera de n'être pas assez philologue 48. Lire le
textes comme des systèmes et des symptômes de ce qu'i
n'avouent pas, fonder leur vérité dans cette vérification de l
lecture, c'est Nietzsche qui nous l'a appris. Sa méfiance por
avant tout, sinon en tout sur le langage. « Le langage por
en soi de grands préjugés... « Je t'aime 1 » Non 1 II y a en m
un état amoureux et je crois que tu pourras l'apaiser. Toujour
ces accusatifs de l'objet !49 » Langue, instrument de la croyan
parce qu'elle se donne elle-même à croire. Le logos que l
philologue scrute et dénonce est la croyance en personne
est théologique, non parce qu'il parle, éventuellement, d
Dieu, mais parce qu'il fonctionne pour lui-même comme
Dieu, et tout d'abord dans 1' € être » dont il ne peut se
passer. « La € raison » dans le langage : ah 1 quelle vieill
femme trompeuse 1 Je crains bien que nous ne nous déb
rassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à l
grammaire...60 »
L'anti-logos du soupçon, le < style » de Nietzsche, est cel
qui, en fragments, occupe les vides de la construction dia
tique : ces vides que la grammaire permet de sauter, les yeux
fermés, pour que le logos fonctionne comme croyance à s
Dans ces vides, le plein de l'aphorisme interdit le saut e
brise la logique. Mais il la brise sans la ruiner (qui le pou
rait ?) : il la scande plutôt par la perpétuelle question
« L'origine du Logique » 51. La question transcendantale,
le logos travaillait à l'épuisante acrobatie de se fonder en
dépassant sans se dépasser, est devenue soupçon sur sa n
sance, ses € instincts », ses intérêts. Nietzsche a ainsi engen
notre logos étalé et contraint à la fois dans l'autarcie

48. Cf. Naissance... Essai d'autocritique, § 8.


49. Frg. posthume.
50. Crépuscule... La « raison » dans la philosophie, § 5.
51. Gai Savoir, § 111.

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modèle linguistique : ici, tout en ne renvoyant qu'à soi, il


perd la fonction et le prestige du fondement, l'illusion du
« sens » impérial.
Mais cet héritage de Nietzsche est pour nous le seul lieu
habitable. Le « métalangage » (méta-discours, méta-récit, voire
méta-silence) nous enferme à notre tour. N'avons-nous pas
alors seulement enrichi notre logos, et reculé sa subversion ?
« Bien fou celui qui croirait qu'il suffise de rappeler cette
origine et de montrer ce voile nébuleux de l'illusion pour
détruire le monde qui passe pour essentiel52. » Sortir du
discours sur le discours est notre nécessité.
Le philologue de Bâle nous y précède. Il ne se livre certes
à aucune « intuition », il n'invoque ni « valeur » ni * action »
qui l'arracherait au cercle du langage. On l'a vu, il se tient
par le style à l'opposé de la parole, à la fois jaillissante et
humble index des choses. Mais sa philologie n'a de sens que
si elle est aussi lutte contre la philologie. Il sait bien que la
critique du langage appartient au logos, se meut en lui et
peut lui donner une nouvelle illusion d'achèvement. Il connaît
bien le philologue qu'est l'homme moderne : « un éternel
affamé, un « critique » sans élan et sans force, un Alexandrin
essentiellement bibliothécaire, et correcteur d'épreuves qui,
dans la poussière des livres, s'use impitoyablement les yeux
aux fautes d'impression 53. » Lorsque Nietzsche veut désigner
le modèle qui peut « faire de l'homme une machine », il indi
que : « Le philologue : il apprend à bûcher 54. »
La défiance de Nietzche envers l'universel produit par le
langage ne va pas à s'enfermer dans son univers. L'âge du
soupçon, stade du philologue, n'est qu'un « âge de transition...
Dix ans plus tard, on comprend que tout cela, c'était encore
—de la jeunesse 551 » Vient alors l'âge de la maîtrise. Lorsqu'il
a extirpé la racine d'artifice du logos, le philologue la recon
naît pour sienne. Ce qui est exclu, c'est le logos qui se donne
pour autre chose. Ce qui est ouvert, c'est l'artifice même des
mots en vue de « l'art », c'est-à-dire de la réalité qui est à
faire. Il faut « essayer plutôt de l'artificiel, comme le font les
vrais artistes de la vie » 55. Le vrai philologue, amoureux du
langage, fouille son origine pour s'y placer lui-même, pour
s'y retrouver avec son vouloir. La logique est notre création ?
Là où nous répondons, avec Wittgenstein, qu'il convient donc

52. Ibid., § 58.


53. Naissance..., § 18.
54. Crépuscule... Flâneries inactuelles, § 29.
65. Par-delà..., § 31.

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de taire ce qui ne relève pas de la logique, Nietzsche répond


Nous pouvons donc créer au"si autre chose !
Voilà qui scandalise nos oreilles linguistes et philosophes
pourtant, n'est-ce pas la pénétration la plus rigoureuse au
cœur du logos, celle que nous cherchons ? Celle qui, sans le
redoubler en idéologie logique, l'avoue comme non-achevé par
lui-même et donc non-commencé par lui-même. Qui cependant
ne le réduit pas au statut d'instrument imparfait, mais en fai
le lieu de notre décision. Qui lui découvre une genèœ, et nous
le donne dans ce qui est à faire, comme ce qui est à faire
une histoire 56.
Le discours mis à nu dans sa structure, c'est la vérité racontée
comme fable, l'origine arrachée à son scellement — ou à sa
dérobade — dans le logos : logique, prophétie, poésie 57 sont
également destituées. A l'âge des philologues le dieu du logos
ne se hante plus lui-même. Mais, une fois l'inquiétude apaisée
sur ce qui est dit dans le dire, une fois reconnues les frontières
du langage qui vit et meurt de se dire, il faut commencer à
parler.
Nietzsche philologue, ayant dis"ous la croyance, demande
des mots nouveaux. Sans fantasme de création, cette fois. Des
mots pour nommer et, en nommant, opérer (notre savoir, notre
histoire, nos forces). Des mots parce que et pour que le
langage « seul... révèle, à la limite, le moment souverain où
il n'a plus cours5S. » « Il suffit de forger des noms nouveaux,
de nouvelles appréciations et de nouvelles probabilités pour
créer à la longue aussi des « choses » nouvelles59. » Le philo
logue, « homme de la parole » est celui qui * baptise60 ».
Langage initial, initiateur aussi : car il nous reste à entendre,
c Nous cherchons peut-être des oreilles autant que des mots61. »

La parole de Nietzsche est adressée. Ses livres sont « pour »


(pour « des esprits libres », « pour tous et pour personne »,
« pour le petit nombre »). L'invite ou la provocation n'y sont

56. L'histoire que nous subissons n'est peut-être qu'une certaine


logique de l'histoire, dont nous soupçonnons à peine la généalogie.
57. « Je suis fatigué des poètes... Hélas I j'ai jeté mon filet dans
leurs mers pour attraper de bons poissons, mais toujours j'ai retiré
la tête d'un dieu ancien. » Zarathoustra, Des poètes.
58. Bataille : L'érotisme.
59. Gai Savoir, § 58.
60. Naissance... Essai d'autocritique, § 5.
61. Gai Savoir, § 346.

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jamais effets de plume. Mais corps d'une pensée qui, tout


autant qu'elle pense, avant même peut-être de penser, se
présente, s'impose, dispose ou indispose physiquement. « Les
lois de la période ne sont qu'un art des gestes62. » Pensée
qui vient en marchant, dans « la fête des muscles62 », parole
qui est geste et qui, sans être le moins du monde philosophie
à l'estomac, se donne à lire aux muscles autant qu'à l'intel
ligence. « Moi-même je ne puis le faire sans qu'il m'en passe
la glace d'un frisson par tout le corps63. » Comment lire
Nietzsche si nous ne sommes pas déjà en posture de danseurs
— selon l'injonction répétée de Zarathoustra ?
Mais que signifie ce pathos? Tant de pièges nous y guettent
qu'il est sans doute trop tôt pour débrouiller ce que peut
être une lecture musculaire, ou ce que Nietzsche nomme une
rumination. Toute notre psychosomatique n'a pas évacué un
robuste dualisme. Quelque chose, néanmoins, se donne par là :
cette adresse qu'est le livre de Nietzsche, ce geste, ce discours
qui ne discourt pas pour lui-même, qui n'est pas à son propre
usage sans être pourtant recueil de recettes, excède le champ
de notre philosophie. Dans sa provocation, et plus encore dans
sa réserve il sort de lui-même. Il est éloge du « long point de
suspension64 ». Vers nul ineffable devant lequel il rendrait
les armes : aucun non-dit ne hante les marges du livre de
Nietzsche. Au contraire, tout est dit ; le dire retourne à son
tout, et tout peut commencer : troisième métamorphose de
l'esprit, « l'enfant », qui est « un premier mouvement65 ».
Ce qui bouge ainsi aux bords de ces textes, en excès sur le
discours, n'est-ce pas quelque chose comme un déplacement de
ce que nous nommons, selon Heidegger, métaphysique : notre
discours en proie à ses raisons, notre hantise du fondement et
de l'édifice, avec laquelle nous nous sommes bâtis une prison ?
Nietzsche toucherait alors à notre plus grande nécessité. Il serait
là pour ébranler, d'une façon déterminée bien qu'encore
obscure, la métaphysique.
(C'est aujourd'hui, on le sait, la banalité même. Avec laquelle
pourtant nous n'avons pas fini d'en découdre. Nous sommes
tenus à ce geste, comme en d'autres temps on a pu être tenu
au cogito ou à la médiation. Plusieurs recherches actuelles
esquissent ce geste, et toujours celles qui délivrent Nietzsche de
ses traditions. Nous ne prétendons ni les commenter ni les

62. Ecce Homo.


63. Lettre du 30 octobre 1888.
64. Gai Savoir, § 376.
65. Zarathoustra, Les trois métamorphoses.

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rejoindre : elles nous guident. Disons seulement que Nietzsche


gouverne ce geste, et pourquoi.)
Sans doute Nietzsche appartient-il aussi à la métaphysiqu
Mais à la fois comme un penseur appartient à une traditio
et comme un séisme, ses forces et ses lignes de rupture appa
tiennent à une région.
Il fallait le prendre au sérieux comme philosophe : n
mystique, ni littérateur, ni malade, ces catégories qui on
longtemps témoigné, par leur indigence ou leur ridicule,
trouble profond où Nietzsche nous a plongés. Nous disposo
aujourd'hui de plusieurs interprétations philosophiques. Le fi
rouge d'un discours unifié est suivi à travers l'enchevêtreme
de l'œuvre, une articulation latente est mise au jour, déjouan
les ruses du propos manifeste. Il nous fallait ces lectures thé
ciennes de Nietzsche. Lui-même appelait de ses vœux les « ph
sophes de l'avenir », « critiques jusqu'à la moelle des os »
avec « le goût de l'analyse » et qui « sauront manier le scal
avec assurance et précision 66 ». Il n'en reste pas moins qu'un
théorie de Nietzsche, aussi vraie qu'elle soit, est produite sou
le régime d'une pensée théoricienne que Nietzsche lui-mêm
met en péril. Toutes ces lectures sont possibles et nécessaires
parce que Nietzsche est (avec Spinoza) le moment où not
habitus philosophique devient la « lecture ». Elles ne sont
certaines ni suffisantes. Non pas comme l'entend le scepticis
de manuel pour qui toute théorie est éminemment « discu
ble ». On peut à coup sûr déterminer théoriquement le discou
de Nietzsche. Reste encore à savoir pourquoi ce discours s
donne dans son autre : l'aphorisme, l'image, le point de suspe
sion. A l'approche de la langue de Nietzsche, l'analyse sem
n'avoir de choix qu'entre deux... fuites : traduire en discours
ou s'enchanter par surcroît de la belle forme prêtée à la
pensée. Mais s'il s'agit d'une langue autant que d'un discou
peut-être faut-il, pour l'entendre, la parler — ce qui ne v
pas dire la pasticher. Nous commençons à nous en douter
Car Nietzsche, « théoricien » pour autant que nous le somm
à son égard (et ainsi inévitablement théoricien), est aussi
c péninsule démarrée » de notre continent théorique. Il e
le premier qu'il ne suffit pas de prendre au sérieux. « Je
sais d'autre méthode que le jeu pour s'occuper des grand
problèmes68. » Le joueur, c'est le philosophe ; le théoricie

66. Par-delà..., S 210


67. Cf. en particulier M. Blanchot : Nietzsche et récriture frag
mentaire, NRF, déc. 66-janv. 67.
68. Ecce Homo.

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n'est qu' « ouvrier de la philosophie », celui qui est « chargé


de liquider le passé69 ». L'ouvrier fabrique un bilan, et ce
bilan se nomme médiation, finitude, subjectivité, science ou
conscience, et même nihilisme. Il risque bientôt de se nommer,
d'un mot de Nietzsche, « jeu du monde » : le jeu risque de
rentrer dans la théorie, si nous n'en faisons que la partie
d'échecs de nos bilans, le happening philosophique de nos
êtres et de nos apparences. Mais le « vrai philosophe » est
joueur en ce qu'il « commande et légifère 70 ». Le jeu n'est
pas donné chez Nietzsche par opposition au sérieux de la
vie réelle, mais comme institution des règles — où celui qui
institue « se met sans cesse lui-même en jeu 72 ».
Le commandement est, pour nous, impliqué dans l'ordre
de l'absolu et de la hiérarchie. Mais celui que veut Nietzsche
est rupture avec le philosophe législateur dont l'image règne
de Platon à Kant. Il y a commandement parce qu'il n'y a ni
absolu normatif, ni vouloir pour imposer la norme : « Mon
expérience ignore complètement ce que c'est que « vouloir »
quelque chose...73 ». Commander selon Nietzsche, nous ne
savons pas encore ce que c'est : mais c'est au moins, négative
ment, refuser la séparation où s'épuise la penséee qui s'achève
dans l'idéal, c'est-à-dire qui s'achève tout court, qui pense se
suffire et suffire au monde comme « fondement ». Le commande
ment est le moment où le fondement manque à la pensée, où la
pensée se manque elle-même, loin de la belle adéquation
cartésienne ou hégélienne — et où elle se reconnaît elle-même
déjà mise en jeu. Vouée dès lors à l'interprétation et en même
temps à la décision : décision de jouer son propre jeu, l'inter
prétation, et décision du « premier mouvement » qui excède
le discours, le bilan : commandement du livre, de la danse
ou de la révolution (pourquoi pas ? Nietzsche révolutionnaire
nous reste à penser dans l'exacte mesure où la révolution reste
à penser, et à décider).
Par là, Nietzsche s'évade de l'espace théorique de la méta
physique. Et d'abord en jouant jusqu'au bout le jeu de cette
métaphysique. Toute la métaphysique est chez Nietzsche. Tous
les « ismes » et tous les auteurs répondent tour à tour aux
besoins des perspectives multipliées. La citation ici est vaine.
De Calliclès au Savoir Absolu en passant par la belle âme,

69. Par-delà..., § 211.


70. Chansons du prince Vogelfrei (Gai Savoir).
71. Par-delà..., § 211.
72. Ibid., § 205.
73. Ecce Homo.

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Nietzsche interprète tous les rôles. Sans trace, pourtant, d'un


éclectisme — qui n'est encore qu'un des rôles possibles. Il les
interprète tous, car ce qui se révèle chez lui est que tous
s'interprètent déjà les uns les autres, chacun reposant sur
l'interprétation même comme exigence d'une vérité, d'un sens
premier qui est à interpréter. Le nihilisme est l'aboutis-ement,
dans l'horreur ou la lassitude, de cette inter-interprétation où
les philosophies se découvrent comme discours auto-interpré
tatif de l'interprétation métaphysique. Et le nihilisme est lui
même, nécessairement, interprétation : « Le désespoir ne
serait-il pas simplement la suite d'une foi dans la divinité de la
vérité74 ? » Les conflits de systèmes, et le conflit (qui est encore
le nôtre) du nihilisme avec tous les systèmes, narsent du besoin
de donner à la métaphysique la vie qu'elle n'a pas d'elle-même,
elle qui demeure dans l'identité du « monde-vérité >. « Enlevez
donc les bornes de vos frontières et vous n'aurez plus de
voisins 1 Mais vous désirez la guerre, et c'est pourquoi vous
posez des bornes à vos frontières75. »
Le soupçon que Nietzsche fait porter sur cette circulation
de l'interprétation n'est donc pas ce qui nous en fait sortir.
Il peut fort bien appartenir au même marché. On peut « adorer
comme Dieu le point d'interrogation lui-même 76. » N'est-ce pas
ainsi que nous continuons à mener à terme le nihilisme, hermé
neutes, commentateurs, archéologues que nous sommes — nous
dont la philosophie « n'ose franchir son propre seuil et pousse
le scrupule jusqu'à s'en interdire l'accès 77 » ?
Assurément, Nietzsche nous avertit avec la dernière rigueur
qu'on ne « dépasse » pas la métaphysique, qu'on ne sort pas
de sa tradition. Heidegger maintient aujourd'hui cet avertis
sement. Mais Nietzsche est peut-être là aussi pour nous indiquer
une autre voie — faute de quoi son retour parmi nous ne
sera qu'un tour de plus dans le même cercle. Peut-être la
métaphysique, à force d'être chez Nietzsche étalée à l'infini de
son propre commentaire, de s'y révéler comme libre circulation
des interprétations (et donc aussi comme oppression par l'inter
prétation : c'est le fait du libre-échange et de la concurrence),
peut-être la métaphysique est-elle délivrée d'elle-même. Ni
supprimée, ni dépassée : délivrée. Libérée pour occuper sa
propre perspective métaphysique, mais aussi pour être mise en

74. Frg. posthume.


75. Id.
76. Généalogie de la morale, III, § 25.
77. Par-delà..., § 204.

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jeu contre elle-même. Délivrance qui est la face cachée, l'effet


secret du nihilisme.
Au lieu de la flèche tirée vers le soleil du Vrai, nous appre
nons le cercle qu'est notre « sens ». Anneau forgé sous le
marteau de la nécessité. Nous ne sommes ni la fleur ni la
racine du « sens », seulement quelques-uns de ses maillons.
Le cercle s'affolant lui-même, c'est le nihilisme et avec lui le
« tourbillon bariolé des sciences », dernier état de la méta
physique, et dont « le philosophe tragique ne peut se satis
faire 78 ». Mais le cercle peut aussi, échappant à l'esclavage du
commentaire, être ce que l'on pourrait appeler l'anneau de
la reconnaissance. Car, pour Nietzsche, tout savoir et toute
évaluation sont reconnaisance : perspective qui ramène l'in
connu au familier, et approbation de la perspective par elle
même, qui se reconnaît pour ce qu'elle est et ne prétend
plus à l'illusion de l'absolu. Reconnaissance est le concept
nietzschéen de la connaissance, où la probité et sa force rem
placent l'ascension infinie vers le ciel des Idées. La con
naissance se reconnaît, évalue ses forces, ses perspectives ; se
reconnaissant, elle s'affirme selon ce qu'elle est, ce qu'elle
peut, pour la vie. Pour une vie qui n'est ni départ pour la
connaissance dernière, ni objet de connaissance, mais reconnais
sance comme affirmation de soi. Reconnaissance : gratitude
envers mes propres forces, grandes ou petites ; décision de
les augmenter selon leur taille propre ; bénédiction de la
vie, sans quoi toute vie, tout savoir, toute force sont vains, et
projettent leur vanité en idéal métaphysique. « Je fus un
lutteur, afin d'avoir un jour les mains libres pour bénir79. »
La reconnaissance est l'instant du commandement, du geste.
Il peut être geste du savant, du politique ou de l'artiste, il
tombe en tous cas hors du commentaire métaphysique. Cet
instant est à nouveau interprétation, mais qui ne fait pas
nombre avec l'interprétation théoricienne (et donc ne l'abolit
pas non plus). « Celui qui a perdu le monde veut gagner son
propre monde » ; c'est « le jeu divin de la création80 ».
L'interprétation est ici la mise en scène, le jeu comme incar
nation. La représentation est arrachée à la guerre des masques
métaphysiques : « Avec le monde-vérité nous avons aussi aboli
le monde des apparences81 ! » Elle est la présentation de la
reconnaissance, son affirmation présente (« éternelle » dit

78. Frg. posthume.


79. Zarathoustra, Avant le lever du soleil.
80. Zarathoustra, Les trois métamorphoses.
81. Crépuscule... Comment le « monde-vérité » devint une fable.

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NIETZSCHE

Nietzsche), où s'inaugure la vie de l'interprétation. Jeu


d'acteur, création d'acteur. Sur fond d'artifice, certes. Mais
la vérité de l'artifice, toujours dédaigné par le discours, n'est
elle pas là ? La vérité de la création, de la vie est de faire
mentir le mensonge grâce auquel on a créé et vécu.
En Nietzsche, c'est l'homme de théâtre qui délivre le méta
physicien. Il nous invite aux « représentations qui rendent la
vie possible82 », à l'interprétation des interprétations. Sous
réserve de notre capacité à comprendre ce jeu autrement que
comme une illusion toujours rapportée à une réalité. Car
Nietzsche, au cœur de notre nécessité, nous avertit et nous
fixe la tâche : c II faut ici créer un concept : car le scepticisme
n'est pas le but du philosophe tragique83, »

Nietzsche est là pour ce dont nous avons le plus besoin :


délivrer notre métaphysique, notre savoir et notre histoire
d'eux-mêmes ; occuper notre scène, faire nôtres le monde et
ses énigmes. Cette délivrance chemine sans doute parmi nous,
se frayant des voies cachées. Mais pour ce qui nous est visible
et dicible, il est trop tôt encore, bien qu'il soit déjà tard à
l'heure du commentaire et de l'Occident.

O Zarathoustra, tes fruits sont mûrs, mais toi tu n'es pas


mûr encore pour tes fruits !
Il te faut donc retourner à la solitude, afin que ta dureté
s'amollisse davantage 84.

« Par là apparaît dans la pensée de Nietzsche quelque chose


que cette pensée elle-même ne peut plus penser. Qu'une pensée
reste en arrière de ce qu'elle pense caractérise ce qu'elle a de
créateur. Et là même où une pensée conduit la métaphysique
à son achèvement, elle indique, à la façon d'un cas privilégié,
quelque chose qu'elle ne pense pas et qui est à la fois clair
et confus. Mais où sont les yeux pour le voir85 ? »

Jean-Luc Nancy.

82. Naissance, § 7.
83. Frg. posthume.
84. Zarathoustra, L'heure la plus silencieuse.
85. Heidegoer : Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? (Essais et
Conférences).

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