40 COLLECTION DIRIGÉE PAR PAUL FRAISSE LE PSYCHOLOGUE 41

La sémantique
psychologique

JEAN-FRANÇOIS LE NY
Professeur à l’Université de Paris VIII

PUF 1979
42
CHAPITRE II
L’analyse prédicative
Il est fécond de considérer qu’existe chez chaque
individu une activité qui consiste à donner une existence
cognitive à une occurrence particulière d’un signifié: c’est, en
somme, l’activité de penser à quelque chose, qui est spécifié
ici par les seules caractéristiques de la classe à laquelle il
appartient: un homme, un pays, un accident, etc. Ce qui
donne à cette activité son importance dans le langage, c’est
qu’elle peut être suscitée chez tout individu par une
instruction verbale adéquate. Nous parlerons donc à ce
propos de l’opération de «poser» et de l’instruction verbale
correspondante; pour repérer l’opération cognitive il est assez
commode de rechercher comment s’exprime l’instruction qui
la commande dans le discours. On la trouve d’abord sous des
formes explicites, préparatoires à des développements
ultérieurs, telles que: «je vais vous parler de…, je vais vous
raconter l’histoire de…, etc.». Mais elle se rencontre aussi
sous des habillements plus particuliers dans des domaines
aussi éloignés que les contes traditionnels, les histoires drôles
et les développements mathématiques:
(1) «Il était une fois une princesse; elle…, etc.»;
(2) «Il y avait un type (ou un mec) qui…»;
(3) «Soit un triangle ABC; considérons…, etc.»
Ces trois formulations correspondant bien à des
instructions expresses invitant l’interlocuteur à poser un ou
des signifiés, et à s’apprêter à recevoir des précisions le
concernant.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 43
C’est seulement dans la mesure où un signifié a été
antérieurement posé qu’on peut en dire quelque chose; en
règle très générale il existe toujours une certaine continuité
dans tout usage de la parole, même lorsqu’il se manifeste sous
une forme que l’on qualifie de «décousue». Cette continuité
correspond précisément au fait que l’on dit plusieurs choses
différentes d’un signifié qui se retrouve, lui, dans plusieurs
phrases successives. Un discours décousu est celui dans lequel
la continuité est faible; mais elle n’est jamais nulle. On doit
donc considérer que l’opération de «poser» a pour effet
important de réserver une place en mémoire au signifié
concerné. Dans les phrases ultérieures, on pourra désormais en
parler: il constituera le thème de ces phrases, et ce qui en sera
dit sera le commentaire.
L’opposition thème/commentaire est parfois utilisée en
linguistique de façon un peu différente. Il existe en effet dans
un certain nombre de types de phrases des marques qui
permettent de distinguer le thème, du commentaire; en
français, l’une d’elles est la distinction entre l’actif et le passif.
Nous en verrons une seconde plus bas.
Mais il apparaît que l’analyse de phrases isolées permet
mal de tirer tout le profit possible de ces notions. Nous nous
en tiendrons ici à l’idée que le thème d’une phrase correspond
toujours à un signifié qui est normalement présent dans la
mémoire de l’auditeur – et du parleur – parce qu’il a été posé
avant cette phrase.
Un signifié qui a été posé peut séjourner en mémoire de
façon plus ou moins durable; le cas le plus simple est celui où
il y reste tant qu’on le réutilise dans l’épisode en cours. Mais
il peut y demeurer plus longtemps et être alors rappelé – aux
deux acceptions de ce terme – pour un nouvel usage. Par
exemple, longtemps après les histoires qui commencent par
les phrases (1) et (2), on pourra dire:
(4) «Tu te souviens de la princesse (ou du type) dont je t’ai
raconté l’histoire? eh bien, elle (ou il)…, etc.»
44 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
Les signifiés posés peuvent aussi n’avoir qu’une
existence en mémoire assez transitoire; ce sera pour
beaucoup de sujets le cas de(3); il est assez rare qu’on soit
amené à dire:
(5) «Tu te souviens du triangle dont il a été question le 5 février
dernier; considérons maintenant…, etc»
Toutefois, durable ou peu, il est bien clair qu’un
maintien en mémoire est nécessaire dans tous les cas;
l’opération de poser entraîne toujours une mémorisation.
Un dispositif plus concis de l’instruction de «poser»
est constitué par l’article indéfini: on en trouve de bons
exemples dans le langage quotidien et notamment dans les
énoncés de type informatif – dans l’acception banale de ce
terme. Par exemple, on pourra lire dans un journal:
(6) «Hier, une avalanche a entraîné une cordée d’alpinistes qui…»
Les débuts de récits ou de romans – dits incipit – sont
classiquement de cette forme1:
(7) «En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé
d’environ cinquante ans suivait à cheval un chemin
montagneux qui mène à un gros bourg situé près de la Grande-
Chartreuse» (H. de Balzac, 1829)
et encore récemment:
(8) « Dans une petite ville française, une rivière se meurt de chaud
au-dessus d’un boulevard, où, vers le soir, des hommes jouent
aux boules, et le cochonnet valse aux coups habiles d’un
conscrit…, etc. » (Aragon, 1936).
En littérature, les expositions sont une forme particulière
de position. Il faut observer que si l’article indéfini comporte à
peu près toujours une instruction de poser, l’inverse n’est pas
vrai. Beaucoup d’incipit de romans et d’autres œuvres
contemporaines feignent que le thème soit déjà inattendu du
1
Tous les mots soulignés le sont par nous.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 45
lecteur ou de l’auditeur; par convention, aujourd’hui
admise, on semble ainsi continuer le récit:
(9) «Le ruisseau soudain ne coulait plus» (J. Giraudoux, 1924)
(10) «La croisée ouverte lui livra le paysage d’un seul coup…,
etc.» (Mouloud Mammeri, 1948)
(11) «Rien en moi qui puisse la mettre sur ses gardes, éveiller tant
soit peu sa méfiance» (N. Sarraute, 1953)
Il est intéressant de noter que les phrases isolées dont
font usage les psychologues expérimentalistes utilisent
souvent spontanément cette fiction, ainsi:
(12) «Le coiffeur coupe le rôti (Ehrlich, 1976)
(13) «La cuisinière retrouva la casserole sous un fauteuil» (Cordier
et Le Ny, 1975).
Il ne semble pas nécessaire de considérer que de telles
phrases utilisent l’article défini de façon indue ou arbitraire.
L’expérience montre en fait que si l’on donne comme
consigne à des enfants ou à des adultes de faire librement
des phrases avec ou sans mots prédéterminés, leur tendance
spontanée, en l’absence de consigne explicite sur ce point,
est d’utiliser les articles définis avec une fréquence très
largement dominante; cela se vérifie dans différentes langues,
aussi bien en français que dans d’autres langues. C’est le signe
que la phrase typique est une phrase qui vient après quelque
chose, ou si l’on veut dans un contexte. Observons au passage
combien ce fait remet à sa place réelle l’objection suivante:
demander à des parleurs «naïfs» (enfants ou adultes) de
composer une phrase avec trois mots revient à les placer dans
une situation «artificielle», «non représentative», on dit même
parfois – par analogie tout à fait indue avec le comportement
d’un linguiste – dans une situation «métalinguistique». Mais
ce qui est mis en évidence est l’idée, très importante à nos
yeux, que nous avons déjà présentée plus haut: l’énoncé
typique est un n-ième énoncé; il convient de tenir compte en
permanence de ce fait. Nous le remarquerons dans ce qui suit
46 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
par l’introduction de points de suspension avant ou après les
énoncés cités.
Par conséquent, s’il est vrai que l’opposition qui existe
dans un certain nombre de langues entre article indéfini et
défini est hautement corrélée avec le marquage de
l’instruction de poser, celle-ci ne coïncide pas de façon
absolue avec la présence du premier. On peut en donner
encore une autre illustration: lorsque l’on introduit des
«descriptions définies», comme dans:
(14) «Le matin du 6 juin 1944 la place centrale de Sainte-Mère-
Eglise était déserte…»
c’est aussi l’article défini qui est utilisé2.
On observera aussi qu’un bon nombre de langues se
passent sans difficulté d’article.
L’OPÉRATION DE POSER ET LA DISTINCTION ENTRE
INFORMATION NOUVELLE ET INFORMATION ANCIENNE
LES JUGEMENTS D’EXISTENCE
On peut établir une relation entre l’opération de poser
et une opposition très générale, que nous introduirons
provisoirement sous une de ses formes: information
nouvelle/information ancienne. Nous verrons ultérieurement
à quoi correspond au juste cette dernière, et nous dirons
pourquoi il nous paraît que seule une caractérisation
psychologique de cette opposition peut se révéler adéquate.
Toutefois, W. Chafe (1971) en a donné une très intéressante
caractérisation linguistique.
Il est de fait, en tout cas, que l’instruction de poser
émise par le parleur est généralement contemporaine de
l’apport par lui d’informations nouvelle – ou si l’on veut
hautement corrélé avec cet apport.
2
On peut rapprocher de cela l’incipit temporel classique: «En ce temps-
là…» qui ne dit pas précisément de quel temps il s’agit, mais pose un
temps par convention bien déterminé.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 47
On peut revenir un instant sur l’idée de n-ième énoncé,
dans la mesure où les exemples que nous avons choisis
jusqu’ici portaient surtout sur la position initiale de certains
signifiés. Il est clair que dans la plupart des récits il est
nécessaire de poser en cours de route de façon progressive de
nouveaux signifiés, qui seront, en principe, liés à ce qui a été
dit précédemment. Ainsi, on peut ouvrir un roman au hasard et
lire:
(15) «… Le sage Bloom regardait une réclame sur la porte…» (J.
Joyce, 1923).
Nous reviendrons sur cette façon de poser en cours de
récit dans un paragraphe suivant. Elle est évidemment une
façon d’introduire une certaine sorte d’information nouvelle.
Une question du même ordre pourrait être soulevée par
rapport à un autre domaine: on peut en effet tenter de
rapprocher l’opération de poser d’un concept logique très
important, celui de jugement d’existence, généralement noté з,
qui correspond à «il existe»3. Il serait dans cette optique,
possible d’écrire la phrase (8) de la façon semi-formalisée
suivante:
(8).2 «Il existe un x1 tel que ce x1 est une ville et que x1 est en
France et il existe un y1 tel que ce y1 est une rivière et que y1
est (ou passe) dans x1, et…, etc.»
De même on pourrait, à propos de (15) écrire –
sachant que Bloom et la porte ont déjà été posés:
(15).2 «Il existait une réclame sur la porte et Bloom la regardait.»
Il convient toutefois d’être ici très attentif au fait que
poser n’est nullement l’équivalent d’affirmer l’existence
réelle de quelque chose. On peut poser, on l’a vu, des
personnages ou des objets imaginaires voire faux: la seule
3
En fait «il existe au moins un…». On doit généralement compléter
cette notion pour pouvoir exprimer: «Il existe un et un seul…» (ou «Il
existe exactement un…»). Nous négligerons ici cet aspect des choses
qui est pour nous moins important qu’en logique.
48 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
condition du discours, ou plus précisément du discours
cohérent, est que leur soit en quelque sorte «réservée une place
en mémoire», qui permettra d’en faire état, de s’y référer –
dans une acception seconde de ce terme – ultérieurement.
Il es toutefois indéniable que si n’a pas été établie
préalablement une convention bien déterminée entre le
parleur et le récepteur, le fait de poser des signifiés dont
l’existence réelle – ou à la rigueur pseudo-réelle – n’est pas
assurée, provoque de grandes difficultés psychologiques.
S’il n’y a aucun obstacle à la compréhension de:
(16) «Ulysse fut déposé sur le sol d’Ithaque dans un profond
sommeil»
— exemple donné par Frege (1898) – il en existe davantage à
traiter:
(17) «Le présent roi de France est chauve»
— exemple donné d’abord par Russell (1940).
Des phrases, telles que la dernière, ont soulevé, on le
sait, de sérieux problèmes pour les logiciens. Il est
caractéristique que les plus graves ait surgi surtout dans des
contextes dits «obliques», c’est-à-dire lorsqu’un parleur
rapporte des pensées ou plus généralement des contenus
sémantiques appartenant à une tierce personne (ceux où A dit
à B que C pense que…, etc.)4. Il apparaît bien qu’une prise en
considération plus psychologique des faits, comportant
notamment une distinction nette entre la réalité matérielle
décrite et cette autre réalité qu’est l’activité sémantique des
hommes est sans doute susceptible d’aider à y voir plus clair.
La logique traite aujourd’hui ces problèmes de façon
différente, au moyen de la théorie des «mondes possibles».
4
Par rapport à (17), ce serait: «Pierre dit que le présent roi de France
est chauve.»
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 49
Ainsi, si l’on considère «poser» comme une opération réalisée
par un sujet B, mais qui peut être éventuellement sus-citée par
une instruction du parleur A, explicite ou implicite – c’est-à-
dire fonctionnant «sauf raison contraire» - on peut comprendre
que demeurent ouvertes plusieurs possibilités psychologiques
pour le récepteur B; ne pas suivre cette instruction, ne pas
adhérer à son contenu, n’y adhérer qu’à certaines conditions
relatives à la personne du locuteur A, ou à la distance que
celui-ci prend à l’égard de ce qu’il dit – se donner des règles
de décision sur l’adhésion ou la non-adhésion – c’est l’esprit
critique –, etc. La sémantique psychologique débouche ici sur
le point de bifurcation où se séparent savoir et croyance. Nous
reviendrons brièvement sur ces questions à propos des
inférences, et notamment des présuppositions.
LA PRÉDICATION
L’opération de prédication est sans doute la plus
importante de toutes les activités sémantiques. Elle consiste
essentiellement à dire quelque chose de quelque chose. Dans
la conception adoptée ici elle ne s’identifie pas à associer – au
sens où l’on parle d’associationnisme –, mais plutôt à
compléter, c’est-à-dire à ajouter de l’information dans des
places faites pour la recevoir.
Tout énoncé comporte ainsi des signifiés qui ont une
fonction de prédicats, et d’autres qui ont une fonction de
supports de ces prédicats; on emploie généralement pour les
seconds le nom d’arguments. Les relations entre prédicats et
arguments peuvent se présenter sous diverses formes, dont on
peut illustrer les plus simples de la façon suivante:
(18) «La Bretagne est humide» (ou mieux «La Bretagne n’est
pas humide»); le prédicat se présente sous la forme d’un adjectif,
l’argument est un nom;
(19) «L’Angleterre est une île»; le prédicat est un nom
(commun), l’argument est un nom (propre);
(20) «La terre tourne»; le prédicat est un verbe intransitif,
l’argument est un nom.
 50 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
5
Dans ces trois cas, le prédicat ne prend qu’un argument .
(21) «Médor regarde l’Atlantique»; le prédicat est un verbe transitif;
celui-ci appelle deux arguments, qui désignent respectivement celui
qui regarde et ce (celui) qui est regardé;
(22) «9 est supérieur à 7»; le prédicat est une relation; elle comporte
également deux arguments, le terme supérieur et le terme inférieur;
(23) «Arthur donne un os à Médor»; le prédicat est un verbe qui requiert
trois arguments, celui qui donne, celui à qui l’on donne, ce que l’on
donne.
Dans les trois exemples qui précèdent, le prédicat prend plus
d’un argument: soit deux, soit trois. On peut même accepter de dire
que:
(24) «Jacques échange avec Claude un carambar contre un michoko», ou
(25) «M. Hersant a acheté Le Figaro à M. Prouvost pour 60 millions de
6
francs»
comportent des prédicats à quatre arguments; toutefois, d’autres
auteurs estiment qu’au-dessus de trois – voire de deux – arguments,
il vaut mieux décomposer autrement le prédicat; ce problème est à
nos yeux secondaire.
QUELQUES CARACTÉRISTIQUES IMPORTANTES DES
PRÉDICATS.
Ce qui caractérise un prédicat c’est, ainsi, d’abord qu’il
comporte, dans sa signification même, des places vides qui
attendent d’être remplies par des arguments convenables; on
peut donc identifier, dans les phrases (18) à (25) ci-dessus, les
prédicats suivants – que, adoptant une conventionfréquente,
nous écrirons en majuscules:
5
On peut l’appeler le sujet. Historiquement le couple sujet-prédicat est
antérieur à la structure prédicat-arguments, mais il est préférable
aujourd’hui de considérer le premier comme un cas particulier de la
seconde.
6 7
Nous n’avons le temps de parler ni de France-Soir, ni de L’Aurore, qui
sont pourtant d’intéressants dispositifs sémantiques.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 51
HUMIDE (—), ILE (—), TOURNER 1 (—)7, REGARDER
(—, —), SUPÉRIEUR A (—, —), DONNER (—, —, —),
ÉCHANGER (—, —, —, —), ACHETER (—, —, —, —). Sous
leur forme la plus abstraite, les prédicats ont donc tous la
structure: P (—), P (—, —), P (—, —, —) ou P (—, —, —, —);
depuis Frege (1892), les logiciens parlent aussi à leur propos
de fonction propositionnelle pour exprimer l’identité très
profonde entre le concept ainsi formé et celui de «fonction»
tel qu’il est aujourd’hui utilisé en mathématiques.
Les places laissées ouvertes pour les arguments ne
sont naturellement pas équivalentes; il y a une grande
différence entre:
(26) SUPÉRIEUR À (7, 5)
(27) SUPÉRIEUR À (5, 7)
ou entre
(28) AIMER (Andromaque, Pyrrhus) et
(29) AIMER (Pyrrhus, Andromaque).
Il n’est pas moins important de marquer que les places
ne peuvent être occupées indifféremment par n’importe quel
argument. Ainsi COULER (—), ou encore COULER (x),
exige en principe que la place de x soit occupée par un nom
désignant une réalité liquide; ACHETER (w, x, y, z) exige en
principe que les places de w, x soient occupées par des noms
de personnes, y par celui d’une marchandise, z par celui d’un
prix. Ces limitations définissent ce qu’on appelle le
«domaine» (ou le «parcours») des variations autorisées pour le
remplissage des places. Les lettres minuscules (telles que x, y
ou z) correspondent donc à des variables, qui peuvent prendre
un nombre plus ou moins déterminé de valeurs. Ainsi, pour
PLANÈTE (x), on sait que le régime de x est très limité
puisqu'il ne peut prendre que neuf valeurs. Les registres des
On distingue ici tourner 1 (—), («La terre tourne») de tourner 2 (—, —),
(«Le marmiton tourne la mayonnaise»).
52 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
variables de ACHETER (w, x, y, z) sont évidemment
beaucoup plus étendu; ils dépendent dans leur réalisation de
conditions socio-historiques.
Nous pouvons dès à présent observer que le registre
des arguments possibles d’un prédicat fait partie de sa
signification. Si nous ouvrons un dictionnaire, nous y
trouverons par exemple:
«Aboyer: donner de la voie en parlant du chien.» Cette
définition correspond à: ABOYER (x), la variable x ayant ici
un domaine défini par le signifié «chien». Si on modifie ce
prédicat, en se donnant une variable x’ dont le registre soit
défini par: «moutons ou chèvres», le prédicat devient
évidemment BÊLER (x); il sera MEUGLER (x), si x a pour
domaine les bovins.
Toutefois la détermination et les limitations du
domaine sont, en sémantique des langues naturelles,
beaucoup moins restrictives qu’elles ne le sont en logique
ou dans les sciences formalisées. On peut les violer de deux
façons: a) en courant le risque de commettre une «erreur»:
ce sera le cas si l’on écrit:
(30) «L’homme aboie»;
(31) «La Bretagne n’est pas pluvieuse»8 ;
b) en acceptant, tenant ou s’efforçant d’être métaphorique,
voire poétique:
(32) «Les paroles coulent de mes lèvres»;
(33) «Tu es mon soleil.»
La démarcation entre a) et b) n’est pas toujours
parfaitement tranchée: nous examinerons cette question de
façon plus approfondie au chapitre VI.
8
L’erreur réside évidemment en ce que PLUVIEUX (x) ne saurait accepter
de noms de lieux dans le domaine de x.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 53
LA NATURE DE L’OPPOSITION PRÉDICAT-ARGUMENT
Dans ce qui précède, on a pu observer, à partir des
exemples cités, que sont utilisés comme prédicats plusieurs
catégories bien déterminées de mots, ou parties de discours;
dans la logique traditionnelle c’étaient essentiellement les
adjectifs et les noms (communs). Dans ce schéma, qui était
celui du prédicat à une place, on faisait entrer avec plus ou
moins de bonheur les verbes intransitifs, par exemple, pour
(20), sous la forme:
(20).2 «La terre est tournante».
Les logiciens contemporains ont généralisé ce schéma
en y introduisant les relations – par exemple les comparatifs –
ainsi que toutes les sortes de verbes. Dans cette optique, on
qualifie parfois tous ces prédicats de «verbes» (en y incluant
les adjectifs).
La question pourrait, à partir de là, être soulevée de
savoir si la notion de prédicat recouvre exactement un
ensemble de catégories lexicales déterminées, par exemple,
les verbes, les adjectifs, les noms employés de façon
générique.
Il faut, en fait, appliquer ici le principe de la
correspondance dominante: bien que les membres des
catégories citées, et d’autres qui le seront plus bas, soient
utilisées souvent ou très souvent à titre de prédicat, cela
n’implique pas qu’il y ait coïncidence absolue. Ce fait est
facilement visible pour les noms; dans:
(34) «La tortue a devancé le lièvre»9 —>
(35) DEVANCER (tortue, lièvre).
«tortue» est un argument – on peut, si l’on veut, l’appeler
«sujet» –, «lièvre» en est un second, et le prédicat est
DEVANCER.
9
Nous noterons désormais —> l’opération théorique «peut être analysée
comme». Nous négligerons parfois de faire une analyse complète pour
nous en tenir aux aspects les plus importants.
 54 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
Mais, si un enfant possède une tortue qu’il a appelée
Dorothée, il dira:
(35) «Dorothée est une tortue» —> TORTUE (Dorothée).
où «tortue» est un prédicat.
Or si on y regarde d’un peu plus près, on verra que le
même phénomène se produit pour les verbes: ceux-ci ont des
prédicats naturels, qui sont les adverbes. Ainsi dira-t-on:
(36) «Roland combattit vaillamment les Sarrazins»
qui peut être provisoirement analysé ainsi:
(37).1 COMBATTRE (Roland, Sarrazins)
.2 VAILLAMMENT (combattre)
où l’on voit bien que la proposition (37).2 est équivalente à
«son combat fut vaillant».
De même on pourra faire jouer à des verbes ou des
adjectifs le rôle d’arguments, comme dans les énoncés
génériques:
(38) «Le vert est reposant.»
(39) «Echouer est instructif.»
Mais il convient de bien observer que dans ces
exemples, en dépit du fait que verbe ou adjectif sont eux-
mêmes prédiqués, c’est-à-dire qu’ils ont un prédicat, ils ne
perdent pas pour autant leur propre rôle de prédicat. Ainsi (38)
peut être paraphrasé en:
(38).2 «Le fait que quelque chose soit vert est reposant», soit
—> (40) «VERT (x) est reposant» ou
—> (41) REPOSANT (vert (x))10
10
On pourrait – mais il n’est pas sûr que (38) soit une assertion aussi
universelle – quantifier cette proposition en y ajoutant, par exemple,
qu’elle est vraie quel que soit x. cela vaut aussi pour (43).
Si on traite instructif comme un prédicat à deux places, à savoir
INSTRUCTIF pour (—, —), dérivé de INSTRUIRE (—, —) qui comporte
obligatoirement deux places, alors il faudra distinguer entre deux
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 55
De même (39) a pour équivalent (39).2: «Le fait que
quelqu’un échoue est instructif»:
—> (42) «ECHOUER (x) est instructif.»
—> (43) INSTRUCTIF (ÉCHOUER (x)).
Une première conclusion à tirer de ce qui précède est donc
bien qu’il faut considérer «prédicat» - et par voie de conséquence
«argument» – comme ne correspondant pas à un ensemble
déterminé de catégories lexicales. «Prédicat et argument»
désignent des fonctions – dans l’acception de ce dernier terme qui
est voisine de celle de «rôle» – à l’intérieur de l’énoncé. A cet
égard ces notions sont voisines de celle de «thème» et de
«commentaire» (ou «rhème»).
On observera toutefois qu’il existe une tendance naturelle
des parleurs, et même de la langue, à nominaliser un signifié –
c’est-à-dire à lui faire changer de catégorie grammaticale, sans en
modifier aucunement le contenu sémantique – lorsqu’il joue le
rôle d’argument. (38) est immédiatement exemplaire à cet égard.
Mais on pourrait aussi transformer (39) en:
(39).3 «L’échec est instructif.»
On sait que certaines langues ont des dispositifs généraux
de nominalisation des verbes; c’est notamment le cas de
l’allemand et, à un moindre degré, de l’anglais. Le français n’a
pas de tel dispositif général, et ce défaut se fait parfois sentir.
Certains jargons y suppléent. Il est d’autre part bien connu que
l’usage de la nominalisation a une composante sociale très
marquée.
interprétations de (39).
L’une:
.1 INSTRUCTIF (x, (2))
.2 ÉCHOUER (x)
correspond à: «que x échoue est instructif pour lui».
L’autre:
.1 INSTRUCTIF (y, (2))
.2 ÉCHOUER (x)
«que x échoue est instructif pour y».
En fait le sens le plus fortement suggéré est bien le premier.
 56 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
L’UTILISATION DE PROPOSITIONS EN QUALITÉ
D’ARGUMENTS
La seconde conclusion à laquelle conduit progressivement
l’analyse d’exemples tels que (36), (38), (39), c’est qu’un
prédicat peut aussi avoir pour argument(s) non simplement un
nom, comme cela était le cas dans les exemples (18) à (25), ni
même plus généralement un «mot» – ou plus précisément une
occurrence d’un mot – comme on vient de le voir, mais encore
une proposition. Les énoncés (36) à (39) en témoignent déjà.
Mais d’autres plus parlants peuvent être introduits. Ainsi:
(44) «Que Pierre soit revenu m’a réjoui», qui est d’ailleurs mieux,
mais non différemment, dit sous la forme:
(45) «Le retour de Pierre m’a réjoui»11,
—> 46).1 RÉJOUIR (moi, (.2))
.2 REVENIR (Pierre).
Une classe très vaste de tels énoncés est constituée par
ceux qui comportent une complétive enchâssée:
(47) «Agnès dit que le petit chat est mort»
—> (48).1 DIRE (Agnès, (.2))
.2 MOURIR (chat) ou Mort (chat)
.3 PETIT (chat)
(49) «Hitler pensait pouvoir gagner la guerre», soit
—> (50).1 PENSER (Hitler, (.2))
.2 POUVOIR (Hitler, (.3))
.3 GAGNER (Hitler, guerre).
Nous laissons pour le moment non analysés «à» et «cinq heures».
Ce type d’analyse est à peu près équivalent à d’autres
façons de traiter les enchâssements de propositions – notamment
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 57
11
D’une manière générale, dans toutes les analyses présentes nous
négligerons le temps des verbes; nous le réintroduirons dans une autre
sorte d’analyse, dont nous parlerons ultérieurement.
celle utilisée par la grammaire générative. Toutefois elle met
plus fortement en relief les caractéristiques sémantiques des
constituants de la phrase, et l’identité des arguments noms et
des arguments propositions. D’autre part, elle permet de bien
marquer que le second argument de «dire» est une déclaration,
et celui de «penser» une «pensée» qui ont une réalité
sémantique tout à fait indépendante de leur valeur de vérité.
Considérer les propositions comme susceptibles
d’occuper les places d’arguments permet de résoudre de
façon commode, semble-t-il, le problème des compléments
circonstanciels.
Examinons-le d’abord en partant d’une analyse des
prépositions: il n’y aucune difficulté à considérer la plupart
de celles-ci comme des prédicats à deux places lorsqu’elles
sont employées avec des verbes d’état:
(51) «La casserole est sous le fauteuil»
—> 52 SOUS (casserole, fauteuil)
(53) «La pâtisserie est située en face de l’église»
—> 54 EN FACE de (pâtisserie, église).
La suppression de la copule est ici semblable à ce que
l’on a fait en (18) ou (19).
On peut dès lors appliquer cette analyse aux phrases
dans lesquelles existe un prédicat principal, par exemple, un
verbe désignant un événement ou une action.
(55) «La marquise sortit à 5 heures».
—> 56.1 SORTIR (marquise)
.2 A ((.1), 5 heures).
(57) «La marquise se promena longuement en dépit de la pluie.»
(58) «A 11 heures, j’entrai chez Mme de Rosemonde…»
—> 59.1 ENTRER (je)
.2 A ((.1), 11 heures)
 58 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
.3 CHEZ ((.1), Mme de Rosemonde)
Une autre solution qui a été développée pour traiter des
compléments circonstanciels repose sur l’utilisation de la
grammaire des cas (Fillmore, 1968).
Elle consiste en bref à définir un certain nombre de classes de
fonctions associées au verbe: Agent ou Actant, Objet, Bénéficiaire,
Instrument, Source, But, etc. Kintsch (1974) a introduit ce genre de
conceptualisation dans l’analyse en propositions qu’il applique aux
textes. Dans l’exemple (58) cela reviendrait à considérer qu’il
convient de donner l’analyse partielle:
—> (60).1 entrer (actant: je; but: chez Mme de Rosemonde).
Cette solution ne nous semble pas la meilleur pour les raisons
suivantes:
1° La structure des énoncés d’un bon nombre de langues
permet certes de considérer la notion syntaxique de «cas» comme
ayant un fondement réel, mais la nature de cette notion peut être
discutée. On ne peut guère échapper à l’idée que les «cas profonds»
représentent essentiellement une classe de catégories sémantiques;
il est pour nous d’assez peu d’importance de savoir comment ces
signifiés généraux s’expriment dans la langue.
2° Il n’existe pas jusqu’ici de liste stable de cas, ni de
définition invariable de leur contenu.
3° L’introduction d’un trop grand nombre de cas dans la
structure des verbes, solution adoptée par certains auteurs (voir par
exemple Kintsch, 1974), risque d’en encombrer la signification: si
on cherche à la limiter, on se trouve confronté au problème de la
distinction, pour chaque lexème, entre cas obligatoires et cas
facultatifs. Doit-on, pour nous en tenir à un seul exemple,
considérer que le verbe «frapper» comporte nécessairement une
place vide pour l’instrument; ce verbe serait alors considéré comme
correctement décrit par FRAPPER (x, y, au moyen de z). Mais il
faudrait alors se demander si une partie du corps peut-être
13
premier.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 57
peut être traitée comme un instrument; et aussi pourquoi ne
serait pas ouverte la mention de lieu, du temps exact et, de
proche en proche, de la cause, de la conséquence, etc.
Certes, ce dernier problème subsiste, au moins
partiellement, si l’on renonce à faire une analyse casuelle
systématique. Nous l’avons rencontré plus haut sous une autre
forme: combien de places (ou d’arguments), et jusqu’à quel
maximum, doit-on affecter aux différents verbes? Il est sans
doute plus expédient de transférer ces problèmes au niveau de
l’analyse lexicale.
Autrement exprimée, la solution adoptée, ici, revient
ainsi à dire: il n’y a pas de raison sémantique majeure de
traiter les cas autrement que les autres signifiés, ou tout au
moins que les plus généraux d’entre eux.
Que dans une langue comme le français la plupart des
relations casuelles soient exprimées par des prépositions
simplifie relativement les choses à cet égard12.
LE PROBLÈME DES CONJONCTIONS
A partir de ce qui précède, on voit bien que l’on peut
traiter à leur tour les conjonctions communes comme des
prédicats à deux arguments, dont les domaines sont
normalement des propositions. Ainsi:
(61) «Avant d’entrer, Bernard a sonné»
—> (62) .1 AVANT ((.3), (.2))13
. 2 ENTRER (Bernard)
. 3 SONNER (Bernard)
12
On pourrait émettre à ce sujet la conjecture suivante : l’évolution d’un
certain nombre de langues et notamment des langues romanes à partir du
latin, qui les a conduites à exprimer les cas par des prépositions plutôt que
par des flexions, est l’indice d’une discrimination plus efficace de ces
signifiés de base que sont le bénéficiaire, l’instrument, le lieu, la cause, le
moyen, etc. Cette remarque toutefois ne s’applique pas à l’agent ni à
l’objet.
Où, par convention, on place dans la parenthèse l’évènement qui a lieu le
 60 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
Cette analyse n’est évidemment pas sémantiquement
différente de celle qui peut être donnée d’une préposition:
(63) «Avant l’arrivée de Paul, Jacques lisait»
—> (64) .1 AVANT ((2.), arrivée)
.2 LIRE (Jacques)
.3 DE (arrivée, Paul).
Il est suffisamment évident, avant même que nous abordions ce
point, que (64).3 devra ultérieurement être résolu en arriver (Paul),
ce qui rend compte du faut que (63) est strictement synonyme de (65):
(65) «Avant que Paul arrive, Jacques lisait»
—> (66) .1 AVANT QUE ((.2), (.3))
.2 LIRE (Jacques)
.3 ARRIVER (Paul)
Une analyse un peu plus approfondie – qui n’est pas nécessaire ici –
permettrait de justifier le choix suivant: il n’y a pas de raison
majeure de distinguer à ce niveau une utilisation de «avant» dans
laquelle celui-ci met en relation deux propositions – comme c’est le
cas en (62).1 ou en (66).1, d’une autre utilisation dans laquelle l’un
des arguments désignerait un moment «absolu» du temps. Cela est
illustré en (67), qui transmet évidemment toute l’information
contenue dans (63) ou (65) plus un léger supplément.
(67) «Paul est arrivé à 14 heures. Avant 14 heures Jacques lisait»
—> (68).1 ARRIVER (Paul)
.2 A ((.1), 14 heures)
.3 LIRE (Jacques)
.4 AVANT ((.3), 14 heures).
Ce type d’analyse peut être sans inconvénient étendu à toutes les
conjonctions. Ainsi, pourra-t-on résoudre suivant le même schéma:
(69) «S’il est minoritaire, le roi doit se soumettre ou se démettre.»
—> (70).1 SI ((2.), (3.))
14
Il s’agit de Le souffle de la guerre de Herman Wouk (1973), chap. 61.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 61
.2 MINORITAIRE (roi).
.3 DEVOIR (roi, (.6))
.4 SE SOUMETTRE (roi, —)
.5 SE DÉMETTRE (roi)
.6 OU (.4), (.5).
Ce qui caractérise les conjonctions «SI» et «OU» –
comme d’autre part «ET» et la négation – c’est on le sait,
qu’une part (qui peut être très précisément définie) de leur
signification est mise en œuvre, à partir de règles formelles
strictes, dans le raisonnement ou le calcul logique: ces
termes représentent alors des connecteurs spécialisés.
Mais on peut d’autre part considérer, à partir de la
conception générale adoptée par nous des rapports entre logique
et sémantique, que ces utilisations réglementées de «si», «ou»,
«non» sont un cas limite de l’usage général qui est fait de ces
mêmes lexèmes en tant que générateurs de significations
psychologiques. Celles-ci débordent assez largement le sens des
connecteurs logiques qui leur correspondent partiellement. Nous
ne distinguerons donc pas pour l’instant entre les conjonctions en
fonction de leur statut logique.
UN EXEMPLE D’ANALYSE
Avant de revenir sur le problème général de la
prédication, vue sous l’éclairage que peut lui donner la
sémantique psychologique, nous voudrions illustrer ce qui
précède par un exemple assez détaillé d’analyse
propositionnelle d’un texte. Il est destiné à concrétiser l’idée
que ce type d’analyse propositionnelle, qui constitue par l’une
de ses faces l’objet d’une recherche théorique et
expérimentale visant à expliquer ce qu’est un contenu
sémantique, doit aussi, par son autre côté, fournir une méthode
qui permette de progresser dans la recherche empirique.Le
texte qui va être présenté et analysé est l’adaptation d’un
extrait de roman14, que nous avons utilisée d’autre part dans
62 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE L’ANALYSE PRÉDICATIVE 63

plusieurs expériences (par exemple Le Ny et le Taillanter, les chapitres ultérieurs reprendront cette analyse et l’affineront; on
1977). Le texte expérimental complet est composé de deux remarquera en outre que les unités lexicales sont, à chaque fois,
parties principales: l’une est un récit qui conte une fraction des redonnées de façon explicite et répétitive; ce point sera également
aventures d’un personnage nommé Henri. L’autre décrit les envisagé à nouveau plus bas.
circonstances historiques dans lesquelles se déroulent ces
Nous présenterons maintenant le texte «Clark Field»15. L’analyse
aventures. Elles ont été choisies de manière à répondre
porte dans son ensemble le n° (71), éventuellement suivi du numéro
notamment à plusieurs critères dont les principaux sont les
de la phrase, et, à l’intérieur de celle-ci, du numéro de la proposition.
suivants: (i) être historiquement vraies; (ii) produire chez les
lecteurs une implication affective qui ne soit ni trop faible, ni Analyse Texte
trop forte, et qui, sur un groupe, ne soit pas exagérément I. I.
dispersée. (1) ATTAQUER (aviation, flotte) En 1941, le 7 décembre,
l’aviation japonaise attaqua
Le texte présenté ici concerne seulement le passage de (2) JAPONAISE (aviation)
violemment la flotte
caractère historique. Il comportait 16 phrases qui ont été (3) AMÉRICAINE (flotte) américaine mouillée dans le
approximativement égalisées en nombre de mots port de Pearl Harbor à
(4) VIOLEMMENT (1)
(morphèmes): celui-ci variait de 28 à 30. Une fraction de ce Hawaï et lui infligea des
texte est reproduite dans la colonne de droite. (5) EN ((1), 1941) pertes irréparables.

La colonne de gauche en propose une analyse conforme (6) DE (décembre, 1941)

aux principes qui ont été exposés plus haut. Dans un certain (7) LE (7, décembre)
nombre de cas des options ont dû être prises pour rendre (8) MOUILLÉ (flotte)
l’analyse pleinement opérationnelle; des «remarques» attirent
l’attention sur un certain nombre de ces choix. Il convient de (9) DANS ((8), port)
faire à ce propos les observations additionnelles suivantes: (10) DE (Pearl Harbor, port)

1° On ne peut prétendre que les options prises soient
dans tous les cas les meilleurs possibles, ni les seules
compatibles avec le modèle d’analyse proposé; parfois elles
sont de pure commodité.
2° Ce à quoi l’on aboutit ainsi est à nos yeux un premier
niveau d’analyse; il vise à décomposer le texte en ces unités
essentielles que sont les propositions; mais un autre niveau au
moins sera ultérieurement tout à fait nécessaire: il devra
correspondre à la décomposition des unités lexicales que l’on
a ici assignées aux diverses propositions; dans cette
perspective on a eu le souci, pour l’analyse propositionnelle,
de demeurer aussi proche qu’il est possible du texte primitif;
c’est seulement dans quelques cas, signalés dans les
«remarques» qu'on a pris quelques libertés mineures à ce sujet;
(11) À (Hawaï, Pearl Harbor)
(12) ET ((1), (13))
(13) INFLIGER (japonais, américains, pertes)
(14) IRRÉPARABLES (pertes)
Remarques: (1) (2), (3): on pourrait considérer comme préférable de donner
d’emblée «américains» et «japonais» comme arguments de ATTAQUER. «Flotte» (= «en
bateaux») et «aviation» (= «en avions») seraient alors pour eux des prédicats. Nous
considérons que dans la suite du texte, par une inférence simple, les sujets interprètent les
choses de cette façon. Voir, par exemple, (13) et phrases suivantes.
(5), (7) : EN et LE sont retenus ici comme servant de marques du temps ; toute
autre solution technique serait également acceptable. Nous évitons d’écrire « temps »
pour le réserver à l’analyse ultérieure.
15
Nous remercions M. Y. Carfantan, J. Farge et D. Le Taillanter qui ont
élaboré des analyses parallèles suivant les mêmes règles, et contribué
ainsi à éprouver la fidélité de la procédure.
 64 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE L’ANALYSE PRÉDICATIVE 65
Remarques: (7), (8), (9): on regroupe ici ‘îles et archipels», mais on
Analyse Texte
pourrait, par répétition, les traiter séparément; (12): comme il a été dit
2. 2. plus haut, on considère que c’est ici «japonais» (information ancienne)
(1) NOM DE (Clark Field, défaite) Mais pour tous les qui est déterminé (prédiqué) par «conquérants»; bien entendu le
spécialistes militaires Clark déterminé ultime (l’argument «profond») est «homme».
(2) AMÉRICAINE (défaite)
Field est le nom d’une
(3) GRAVE (défaite) défaite américaine aussi
grave que Pearl Harbor, car
(4) AUSSI (GRAVE) (Clark Field, Pearl les Philippines y perdirent
Harbor) toute leur couverture
(5) POUR ((4), spécialistes) aérienne.
(6) MILITARIES (spécialistes)
(7) TOUS (spécialistes militaries)
(8) car ((4), spécialistes)
(9) PERDRE (Philippines, couverture)
(10) AÉRIENNE (couverture)
(11) TOUT (couverture aérienne)

3.
(1) devoir (flotte américaine, (3)) 3.
(2) d’ (flotte américaine, Asie) La flotte américaine d’Asie
dut fuit hâtivement vers le
(3) fuir (flotte américaine) Sud et les riches îles et
(4) hativement ((3)) archipels du Pacifique furent
exposés aux puissants assauts
(5) vers ((3), Sud) du conquérant japonais.
(6) et ((3), (7))
(7) être exposés (îles et archipels, assauts)
(8) riches (îles et archipels)
(9) du (îles et archipels, Pacifique)
(10) puissants (assauts)
(11) des (assauts, japonais)
(12) conquérants (japonais)
Analyse Texte 6. 6.
4. 4. (1) RENONCER (Japonais, (2)) Les japonais avaient renoncé
à surprendre les Philippines
(1) DONNER (on1, explication) On n’a jamais donné (2) SURPRENDRE (Japonais, Philippines)
car le soleil met cinq heures à
d’explication rationnelle de
(2) RATIONNELLE (explication) (3) CAR ((1), (4)) traverser l’étendue d’océan
ce qui s’était passé là-bas ; le
(3) NE JAMAIS ((1)) Congrès ne fit aucune enquête
et personne ne fut relevé de
(4) DE (explication, cela) son commandement.
(5) SE PASSER (cela)
(6) LÀ-BAS ((5))
(7) FAIRE (Congrès, enquête)
(8) AUCUNE (enquête)
(9) ET ((7), (10))
(10) RELEVER DE (on², personne,
commandement) 5.
5. L’histoire a oublié Clark
(1) OUBLIER (histoire, Clark Field) Field et se souvient seulement
de Pearl Harbor ; deux grands
(2) ET ((1), (3)) désastres à 8 000 km de
(3) SE SOUVENIR DE (histoire, Pearl distance dans la même
Harbor) journée.
(4) SEULE(MENT) (Pearl Harbor)
(5) TROP (BEAUCOUP) (désastres)
(6) POUR (histoire, (5))
(7) DEUX (désastres)
(8) GRANDS (désastres)
(9) A DISTANCE (kilomètres,
désastre1, désastre²)
(10) 8 000 (kilomètres)
(11) DANS (désastres, journée)
(12) MÊME (journée)
Remarques : 4.(1), (10) : nous utilisons ici des « on » numérotés pour désigner
des personnages ou ensembles de personnages non déterminés, mais différents.
 66 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE L’ANALYSE PRÉDICATIVE 67

(4) METTRE (soleil, heures, (6)) qui sépare celle-ci adoptons dès lors l’artifice de lier «bombardiers» et «japonais» par «en»;
de Hawaï, donc de (4): «pour» est ici visiblement l’équivalent de «avant de», et est analysé de
(5) CINQ (heures)
Pearl Harbor. façon semblable; (9): le «de» que nous trouvons ici pourrait être explicité
(6) TRAVERSER (soleil, étendue) de la façon suivante: NOM DE (île, Luçon).
(7) DE (étendue, océan)
Analyse Texte
(8) SEPARER (étendue, Philippines, Hawaï)
8. 8.
(9) DONC ((8), (10))
(1) REPÉRER (américains, attaquants) Les observateurs
(10) SEPARER (étendue, Philippines, Pearl Harbor) américains aux
(2) OBSERVATEURS (américains)
Philippines, en
Remarques: On observera que (4) est, aux synonymies lexicales près, équivalent à: (3) AUX = dans (observateurs américains, Philippines alerte depuis les
EN (heures, (6)), c’est-à-dire «le soleil traverse l’étendue…, etc., en cinq heures». De nouvelles reçues
la même manière, 6.(8) est sémantiquement équivalent à 5.(9). (4) EN ALERTE (observateurs américains) de Pearl Harbor,
Analyse Texte (5) DEPUIS ((4), (6)) repèrent les
attaquants depuis
7. 7. (6) RECEVOIR (observateurs américains, nouvelles) le large et
(1) ATTENDRE (japonais, temps) Les bombardiers (7) DE ((6), Pearl Harbor) envoyèrent un flot
japonais attendirent de rapports au
(2) EN (bombardiers, japonais) (8) DEPUIS ((1), large) commandement
le beau temps pour
(3) BEAU (temps) décoller et ils (9) ET ((1), (10)) central.
survolent la grande
(4) POUR ((1), (5)) (10) ENVOYER (observateurs américains, rapports,
île de Luçon juste
commandement)
(5) DÉCOLLER (bombardiers japonais) avant midi,
s’attendant à se (11) FLOT DE (rapports)
(6) ET ((1), (7)) heurter à une
violente opposition (12) CENTRAL (commandement)
(7) SURVOLER (bombardiers japonais, (3))
(8) GRANDE (île) Remarques: (1) et (2): même principe que plus haut, ce qui revient à noter
en (2): «ceux des Américains qui étaient observateurs», l’argument
(9) DE (île, Luçon) commun aux deux prédicats étant toujours «hommes»; (4): on considère
(10) AVANT ((7), midi) ici «en alerte» comme un prédicat simple, équivalent de «alertés»; (11):
on analyse d’une manière générale les termes de quantification comme
(11) JUSTE (avant) des prédicats de ce qu’ils quantifient plutôt que l’inverse.
(12) S’ATTENDRE (bombardiers japonais, (13))
(13) SE HEURTER (bombardiers japonais, opposition) Analyse Texte

(14) VIOLENTE (opposition) 9. 9.

(1) POURTANT ((8.(1) et 8.(10), (2)) Les Japonais arrivèrent pourtant
Remarques: (1): comme précédemment, nous considérons «japonais» là-bas sans rencontrer la
(information ancienne) comme l’argument réel; cela est en outre justifié par le (2) ARRIVER (Japonais, là-bas)
moindre opposition et, tout
fait que le verbe «attendre» a normalement pour premier argument des (3) sans ((2), (4)) étonnés, trouvèrent les chasseurs
individus animés (les objets inanimés sont hors de son domaine); en (2) nous et les
(4) RENCONTRER (Japonais, opposition)
 68 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE L’ANALYSE PRÉDICATIVE 69

(5) PAS LA MOINDRE = AUCUNE (opposition) Bombardiers de l’Air

Force d’Extrême-Orient Une analyse comme celle-ci vient d’être présentée à
(6) ET ((2), (9)) titre de première illustration semble avoir comme
garés au sol.
(7) ÉTONNÉS (Japonais) inconvénient majeur de détruire la structure syntaxique des
(8) TOUT (étonnés) phrases en mettant « à plat » leurs constituants
(9) TROUVER (Japonais, chasseurs et propositionnels et les juxtaposant simplement ; elle procède
bombardiers) à cet égard, pour nous en tenir à la métaphore suggérée plus
(10) DE (chasseurs et bombardiers, Air
haut, à la manière d’un mécanicien qui démonte les pièces
Force) d’un moteur et les présente séparément, en supprimant
provisoirement leurs relations. Celles-ci, toutefois, sont en
(11) DE (Air Force, Extrême-Orient)
fait retenues sous une forme particulière, celle qui
(12) GARÉS (chasseurs et bombardiers) correspond à la reprise des arguments dans plusieurs
(13) AU ((12), sol) propositions adjacentes : on reconnaîtra à une illustration de
Remarques : (1) « pourtant » lie des propositions appartenant à des a conception générale de l’analyse que nous avons défendue
phrases différentes ; (5) : l’analyse de « sans la moindre » pose des initialement ;
problèmes assez complexes ; nous la simplifions ici en utilisant un quasi-
synonyme ; Il n’est pas niable toutefois qu’une série de problèmes
demeurent posés par ce type d’analyse, dès que l’on sort du
Analyse Texte
cadre de phrases simples ; ils concernent le degré de finesse
10. 10. de l’analyse syntaxique qu’il convient de lui associer. Cette
(1) IL Y A (armada) Il y avait là une formidable armada question est également présente dans les tentatives
(2) LA ((1))
aérienne, qui y avait été concentrée d’élaboration d’une compréhension de textes par ordinateur.
au cours des semaines précédentes Nous reviendrons plus bas sur certains aspects des
(3) AÉRIENNE (armada) pour former le noyau de la
résistance contre le Japon. interrogations ainsi soulevées.
(4) FORMIDABLE (armada)
LA NATURE DE LA PRÉDICATION
(5) CONCENTRER (on, armada)
(6) Y [= la] ((5)) Nous devons maintenant revenir sur l’interprétation
(7) AU COURS DE ((5), semaines) psychologique qu’on doit donner de l’activité de
prédication. Cette dernière consiste, nous l’avons indiqué, à
(8) PRÉCÉDENT (semaines)
« dire quelque chose de quelque chose ». En d’autres
(9) POUR ((5), (10)) termes, elle revient à ajouter d’une certaine façon de
(10) FORMER (armada, noyau) l’information sémantique, ou, pour reprendre une métaphore
(11) DE (noyau, résistance) souvent mise à contribution par ailleurs, à construire de la
signification conformément à une série de schémas
(12) CONTRE (résistance, Japon).
préalables.
 70 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
Le plus abstrait est précisément le schéma
propositionnel P(x) ou P(x, y).
Si on y regarde d’un peu près, on voit alors que
prédiquer n’est pas, sous l’angle psychologique,
fondamentalement différent de poser. On peut le voir à
partir de l’exemple suivant: supposons que l’on ait déjà posé
un signifié, dans le cas présent la flotte américaine du récit
précédent. Il revient au même de dire:
(71).3.(4) FUIR (flotte)
qui constitue une proposition ayant la forme d’une
prédication, que:
(72) «Il y eut une fois une fuite (et cette fuite concerna la flotte
américaine du Pacifique en l’année 1941, etc.)»
Sous cette dernière forme, qui ressemble beaucoup à (1), (2) ou (3),
ce qu’on pose au moyen du nom «fuite» est un événement et non un
objet ou une personne; mais le fait même que l’on puisse souvent16,
en français, transformer un verbe en nom, témoigne de la parenté
des deux opérations psychologiques «poser» et «prédiquer».
La différence essentielle, toutefois, est qu’un certain nombre de
signifiés – essentiellement des noms – peuvent être posés de façon
indépendante. Les prédicats, au contraire, ne peuvent être posés
sans que le soient, préalablement ou simultanément à eux, leurs
arguments. C’est pour cette raison que toute une série de signifiés,
dont le contenu est constitué par une relation, ne peut avoir d’usage
indépendant; le meilleur exemple en est fourni par les prépositions.
Mais d’autres classes de signifiés - essentiellement les verbes et les
adjectifs – sont employées de la façon la plus fréquente comme
prédicats.
16
Comme on l’a rappelé, dans un bon nombre de langues la
nominalisation du verbe est toujours possible.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 71
On peut illustrer la parenté entre prédiquer et poser
d’une autre façon. Comme on peut le voir en regardant de près
l’analyse du texte concernant Clark Field, un grand nombre de
propositions introduisent à la fois un prédicat et un de ses
arguments. Il en est ainsi, par exemple de 7.(1), où l’on dit
simultanément que les bombardiers japonais (déjà posés
précédemment dans le texte) attendirent quelque chose, et que
ce quelque chose était le beau temps ; dans ce cas, le prédicat
verbal est un prédicat à deux places : ATTENDRE (x, y). Le
contenu de x a déjà été posé ; il s’agit précisément des
bombardiers japonais ; il est nécessaire, pour que la phrase ait
une signification complète, que le contenu de y le soit aussi ;
le parleur est donc conduit à poser le complément direct, ici
« le beau temps », en même temps que le prédicat qui
l’appelle17.
On peut prendre un exemple complémentaire, celui de
la proposition (71).5.(1) dans laquelle il est dit que
« l’Histoire a oublié Clark Field ».
Dans ce cas également on introduit un prédicat à deux
places : OUBLIER (x, y). Mais cette fois c’est l’objet
interprétant y qui a déjà été posé – et précédemment
prédiqué plusieurs fois – puisqu’il s’agit de Clark Field. La
proposition .5.(1) doit donc poser le sujet correspondant à x
(« L’Histoire ») en même temps que le prédicat qui met en
relation x et y.
On peut s’arrêter un instant sur cet exemple. Il indique que
l’introduction du prédicat entraîne en général que l’on pose
simultanément celui (ou ceux) des arguments qui n’a pas déjà été
posé. Dans l’exemple .5.(1), cet argument nouveau se présente dans
la fonction du sujet grammatical. Mais il est clair que la même
signification essentielle aurait pu être apportée par l’énoncé:
(73) « Clarck Field a été oublié par l’Histoire »
17
Beaucoup de logiciens diraient d’ailleurs que c’est « attendre le beau
temps », en son entier, qui est le prédicat, ce qui est un type d’analyse
souvent bien adapté aux besoins de la logique, mais moins bien aux nôtres.
 72 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
Nous reviendrons dans un moment sur cet aspect des choses.
Il peut arriver, bien entendu, que l’argument
complémentaire ne soit pas énoncé explicitement; il en
serait ainsi dans une phrase telle que:
(74) «Clarck Field a été oublié»
Dans ce cas, le retour à la voix active:
(75) «On a oublié Clark Field»,
montre bien que l’argument correspondant à x est
néanmoins présent dans la représentation sémantique du
parleur, mais sous une forme non spécifiée18.
On rencontre le même phénomène dans des phrases telles que:
(76) «Les chevaux boivent»,
dans laquelle le parleur juge inutile de spécifier ce qu’ils boivent;
mais l’existence du signifié correspondant à ce quelque chose qui
est bu doit être considérée comme certaine dans la représentation
sémantique du lecteur.
LA STRUCTURE THÉMATIQUE DE LA PHRASE
La comparaison faite plus haut entre les énoncés:
(71).5.(1) «L’Histoire a oublié Clarck Field» et
(73) «Clarck Field a été oublié par l’Histoire»
nous conduit à revenir à la notion de thème19.
Nous avons montré plus haut l’importance de cette idée que parler
consiste toujours à ajouter de l’information. Il est assez rare que cette
adjonction consiste à poser successivement des signifiés qui ne soient
liés par aucune relation, comme dans les bric-à-brac verbaux de
Jacques Prévert.
18
Dans les analyses empiriques, on peut employer un signe conventionnel tel que
– pour noter ce signifié absent du texte ; on écrirait alors : (75)—>(77) OUBLIER
(—, Clarck Field).
19
Elle a fait ailleurs l’objet d’analyses linguistiques détaillées : voir notamment
Chafe, 1976 ; Halliday, 1973.
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 71
Le discours «suivi» consiste, lui, à dire des choses
successives à propos d’un petit nombre de signifiés, qui
restent constants durant un temps plus ou moins long; il en est
ainsi des diverses formes du récit, des exposés de type
didactique, des argumentations, des rapports, des discours
politiques, etc. Des règles explicites gouvernent souvent ces
types de discours: elles se concrétisent dans les obligations de
plan, de formes littéraires, comme le respect des «unités» dans
la tragédie classique, etc.; la notion de «macrostructure» du
texte, sur laquelle nous devrons passer rapidement, illustre
l’idée que, même en l’absence de règles explicites, tout
discours suivi obéit à des régularités plus ou moins strictes,
même lorsque celles-ci sont réduites à leur plus simple
expression, comme dans la conversation, ou dans cette forme
remarquable d’échanges verbaux qu’est une «assemblée
générale» de discussion. L’originalité de ces situations de
communication tient à ce qu’on pourrait appeler une dérive
thématique systématique; le schéma en est souvent d’une
grande stabilité; ce dont on parle dans la n-ième phrase a
certes un rapport assez lâche avec ce dont on a parlé dans la n
– 2e, et à fortiori avec la n – 10e. Mais, si on y regarde de près,
on peut souvent trouver un rapport entre ce dont on parle dans
la n-ième et la n – 1e.
C’est sur cette reprise de signifiés constants d’une
phrase à l’autre que l’on peut le mieux fonder la notion de
thème. Nous avons vu plus haut comment, en français et
dans un certain nombre de langues, elle s’exprime
notamment dans la distinction entre articles indéfini et
défini; d’autres dispositifs de la langue jouent un rôle
important en cette matière; mais le support en est toujours la
structure prédicative. La façon la plus fréquente de parler
est ainsi celle où un petit nombre de signifiés (et à la limite
un seul) demeurent pendant un certain temps au centre de ce
dont on parle. Le discours consiste alors à leur donner des
prédicats successifs, avec les arguments qu’ils entraînent –
ces derniers pouvant eux-mêmes recevoir leurs propres
prédicats.
 74 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
Dans des langues comme le français, l’anglais ou
l’allemand, une construction se trouve, à l’intérieur de ce
schéma de prédications successives, assez souvent privilégiée:
c’est celle où le signifié qui est ainsi repris de façon répétée, et
qui constitue le thème, se trouve en position de sujet
grammatical. Il existe dès lors une forte tendance, chez le
parleur et l’auditeur, à lui réserver cette fonction: c’est ainsi que,
dans les exemples que nous avons cités, un certain nombre de
lecteurs pourraient préférer l’énoncé (73) à (71).5.(1).
L’usage qui est fait spontanément des deux voix, active
et passive, correspond très généralement à des préoccupations
liées à la thématisation. Supposons en effet un parleur qui ait
commencé à parler de Jean. Il dira plus volontiers:
(78) «Jean a été retardé par un embouteillage», que
(79) «Un embouteillage a retardé Jean»;
cela vaut même si le second argument est lui-même une
personne, par exemple si «Pierre» se trouve à la place de «un
embouteillage».
Dans d’autres langues la thématisation peut être exprimée
différemment: dans des langues qui disposent de cas – comme le
russe ou le polonais – elle pourra l’être par l’ordre des mots; le
passif y est dès lors d’un emploi rare. Le japonais utilise un
enclitique spécialisé; le breton dispose de trois types de
conjugaison du verbe.
Il existe ainsi, avec des variations suivant les langues, une série de
procédés dont dispose le parleur pour focaliser l’attention de son
interlocuteur sur tel ou tel élément de la phrase; l’un des plus
efficaces, dans le discours parlé, est constitué par l’intonation, qui
accentue de façon préférentielle des mots ou des syntagmes
déterminés; nous lui accordons ici peu de place, dans la mesure où
nous nous intéressons plus directement à la langue écrite.
Un autre procédé est fourni, particulièrement en français, par une
construction telle que «c’est… qui», «c’est… que». Cette
construction «clivée» a en outre souvent une valeur contrastive:
«c’est x qui P» suggère alors la signification «ce n’est pas y – ou en
L’ANALYSE PRÉDICATIVE 75
général non-x – qui P». Des procédés différents tels que
l’intonation, des éléments lexicaux particuliers – tels to ou
v’ed en russe – l’ordre des mots peuvent aussi concourir à ce
dernier effet.
Aucune loi générale de caractère psychologique simple ne
semble régir la forme que revêtent ces phénomènes: l’élément
focalisé peut l’être par transport en début ou au contraire en
fin de phrase ou de proposition, ou par modification de l’ordre
des autres éléments, etc. Ainsi, lorsque l’on considère en
ensemble de langues, on est conduit à constater que l’ordre
des éléments d’une phrase fournit peu d’information sur
l’importance accordée à tel ou tel d’entre eux. Il en est
différemment si l’on s’en tient à une langue particulière.
Autrement dit, l’utilisation de l’ordre par les différentes
langues semble être pour l’essentiel «arbitraire», c’est-à-dire
fondé sur des habitudes linguistiques particulières à chacune,
plutôt que sur des phénomènes généraux bien connus des
psychologues, comme les effets d’initialité ou de récence.
La thématisation et la focalisation ont donné lieu à une
série de recherches psychologiques. Ce que nous voudrions
souligner ici, c’est que, comme nous l’avons vu, la manière
dont l’une et l’autre s’expriment peut être fort variable, et que
le parleur a parfois à sa disposition plusieurs procédés pour le
faire.
Ce qui nous parait fondamental en cette question est la
dialectique de l’ancienne et de la nouvelle information dont
elles procèdent. La notion de thème ne peut pas être mise en
œuvre de façon valide indépendamment du caractère qu’ont la
plupart des phrases d’être une n-ième phrase; l’utilisation
expérimentale de phrases isolées présente à cet égard bien des
inconvénients.
Thématisation et focalisation renvoient, pour les
raisons qu’on vient de dire, au jeu complexe des activités
mnésiques, support de l’information ancienne, et des
activités attentives, d’orientation sélective dans le flux de
l’information nouvelle. Ces problèmes mériteraient d’être
76 LA SÉMANTIQUE PSYCHOLOGIQUE
examinés en détail au cours d’une étude approfondie du
traitement de l’information sémantique, de sa
compréhension et de sa mémorisation.
Au niveau le plus fondamental, l’analyse de ces
phénomènes demeure toutefois en accord avec l’idée
défendue précédemment: le schéma prédicatif constitue une
description psychologiquement adéquate du cadre général
dans lequel s’effectuent les apports constructifs
d’information nouvelle dans le discours, chacun de ces
apports étant rendu possible par tel ou tel fragment
d’information ancienne déjà transmise précédemment.
20
CHAPITRE III
L’analyse lexicale
Tout énoncé est constitué de ce qu’on peut, en
première analyse, désigner comme des mots. La
signification d’un énoncé peut alors être regardée comme le
produit d’une certaine sorte de composition des sens qui
correspondent à ces mots. Ce sont ceux-ci que nous allons
maintenant étudier.
Pour cela, il est évidemment nécessaire d’utiliser un
certain nombre de concepts qui reflètent les réalités
sémantiques mieux que ne le fait le terme vague et à
multiples acceptions de «mot».
MOTS, OCCURRENCES, TYPES, LEXÈMES
Une première distinction doit être rappelée d’emblée
c’est celle que l’on établit communément entre « ype» et
«occurrence». Dans la phrase:
(1) «Le bombardement de Clark Field fut un désastre et pourtant
presque personne ne se rappelle Clark Field»
le nom propre «Clark Field» – que l’on considère ici
comme une seule unité sémantique bien que, d’autre part, il
puisse être compté pour deux mots20 – apparaît deux fois.
Ici et dans la suite nous utilisons ce terme, selon un usage maintenant
courant, comme désignant toute unité verbale qui apparaît dans le
discours écrit comme encadrée par deux blancs. Nous généraliserons au
discours oral en négligeant les problèmes ainsi posés.