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Cours conférences
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris Vie
/
TRACES ECRITES
Collection dirigée par
Thierry Marchaisse et Dominique Séglard
ISBN' 2-02-056337-1
www.seuil.com
SOMMAIRE
PRÉSE N RJ 5 C
L'INVENTION DANS LES TECHNIQUES
SELON GILBERT SIMONDON
Il LIES TEXTES
NFÉR Ne 5 D N
ET LE D EL E
UES (1968)
77 AVANT-PROPOS
2. Outil et instrument, 88
101 CONCLUSION
E. Conclusion, 113
Planches: figures l à 47
131 LUS
271 CONCLUSION
IMAGINATION ET INVENTIO
(1965-1966) - EXTR ITS
275 PRÉAMBULE
296 CONCLUSION
Récapitulation, 296
Portée de la conception proposée, 298
338 CONCLUSION
L'INVENTION DANS
LES TECHNIQUES
SELON GILBERT SIMONDON
LES TEXTES
l l
deux textes, que nous publions intégralement et qui forment
l'essentiel du présent recueil, relèvent de façon très domi-
nante du domaine de la technologie et de l'histoire des tech-
niques: L'Invention et le Développement des techniques
(1968) et L'Invention dans les techniques (1971). Nous
avons ajouté quelques extraits de trois autres cours, dont
nous avons tiré les passages qui concernent l'invention dans
le domaine de la technique 3; il s'agit de: Imagination et
Invention (1965), La Résolution des problèmes (1974)\
IInagination et Créativité (1976). Nous aurions souhaité pou-
voir publier l'ensemble intégralement mais cela aurait néces-
sité un très grand nombre de pages supplémentaires; et
surtout la multiplication et l'ampleuI' des problèmes qui
auraient été ajoutés seraient devenues considérables. Il reste
que ce n'est qu'une partie de la pensée de Gilbert Simondon
sur l'invention qui est présentée ici, mêIIle si c'est celle qui
lui a valu sa plus grande notoriété, et qu'il faut en tenir
compte quand on étudie la pensée d'un auteur qui se caracté-
rise par sa capacité à ne jamais reculer, précisément, devant
toute l'ampleur, la diversité, les nuances, les distinctions,
aussi bien que les continuités et les affinités de la réalité qu'il
affronte résolument.
Le titre sous lequel nous avons rassemblé tous ces textes,
L'Invention dans les techniques, est, d'abord, celui d'un
exposé qu'il fit à un colloque sur la mécanologie organisé par
le Centre culturel canadien, les 18, 19 et 20 mars 1971, et qui
fut publié pour la première fois dans le numéro 2 des Cahiers
de ce Centre. Ce texte a des liens étroits et génétiques avec le
célèbre cours sur L'Invention et le Développement des tech-
niques, qui a été donné en 1968-1969, à la demande de
Georges Oanguilhem, à la Sorbonne, à l'ENS de la rue d'Ulm et
à celle de Saint-Cloud, dans le cadre de la préparation du
thème de l'agrégation de philosophie, qui, cette année·-là, était
la science et la technique, et qui, publié aussitôt sous forrne de
polycopié, circula beaucoup parrni les étudiants et bientôt les
professeurs, voire parmi certains ingénieurs et technologues.
Le texte de 1971 est, d'un certain point de vue, la reprise de
la matière et de la thématique d'une grande partie du Cours
de 1968-1969, organisée et présentée d'un point de vue plus
délimité, dans une rédaction plus ramassée, destinée à une
cOInmunicatioIl plus brève. Mais le Cours de 1968-1969 nous
semble contenir des développements d'un très grand intérêt
philosophique, qui ne sont pas présents, au moins de façon
aussi explicite, dans l'exposé de 1971, ainsi que des analyses
des r'éalités techniques, parfois riches et plus détaillées, pré-
l 2
cieuses pour celui qui n'en est pas déjà spécialiste. C'est leur
complémentarité qui nous a conduit à publier le Cours de
1968-1969 5 et la Conférence de 1971 dans leur intégralité.
Ces cours sont écrits de façon extrêmement claire et tout ce
qu'ils contiennent est compréhensible sans explications autres
que celles-là mêmes qui y sont données avec précision et conci-
sion, y cOIIlpris, en général, en ce qui concerne les réalités
techniques. On doit cependant songer, si l'on veut se faire une
idée juste du statut de ces textes et les lil'e en tenant compte
des conditions diverses et de la destination de leur rédaction,
que ce sont des textes parfois rédigés à l'avance, mais pas tou-
jours, destinés à accompagner l'enseignement et à fixer ce qui
en avait le plus besoin (quelquefois ce sont surtout les idées
générales, les « thèmes» de ce qui sera développé en cours,
quelquefois surtout le contenu technique, et très souvent beau-
coup de schémas - cela varie); mais ces textes, même quand
ils étaient distribués aux étudiants avant la leçon effective,
n'étaient jamais le tout de l'enseignement, et l'exposé magis-
tral oral, bien sûr, pl'enait souvent des libertés iInportantes
par rapport au polycopié et apportait surtout quantité d'expli-
cations appelées par la situation. Aucun de ces textes ne
constituant, par pl'incipe, un traitement complet, nous avons
seulement essayé, dans notre présentation, de donner une
idée d'ensemble de la doctrine de l'invention, de la nature de
la réalité technique et de son l'apport à l'histoiI'e, que l'OIl
trouve principalement dans le Mode d'existence des objets
techniques (MEOT), en sorte de permettre de situer les divers
exposés, réalisés selon des points de vue différents et limités.
C'est une doctrine vaste, complexe, subtile, nuancée, qui a à
répondre à des problèmes divers et difficiles, et qui est liée à
des enjeux importants, que nous avons tenté d'éclairer.
l 3
réalité technique elle-même, dans son ensemble et dans cer-
tains de ses détails, une analyse des problèrnes que pose la
connaissance de cette réalité, une élaboration et un examen
critique de certains concepts et des points de vue d'analyse,
qui sont susceptibles d'être employés à cette fin. L'originalité
et la densité du propos concernant la représentation de la réa-
lité technique sont telles qu'elles tendent à faire passer au
second plan, parfois, la radicalité de la critique, de l'élabora-
tion ou de la ré-élaboration conceptuelles. L'œuvre de
Simondon témoigne d'une proportion rare, dans la période
contemporaine, entre le travail d'analyse des concepts et l'ef-
fort pour rendre compte à nouveaux frais du réel indépen-
damment de ce qui en est déjà représenté dans la philosophie.
L'invention, précisément, pour Simondon, n'est pas seule-
ment un concept objet de réflexion philosophique, c'est aussi
et en même temps un instrument conceptuel de son analyse de
la réalité technique. O'est même un instrument décisif, fonda-
mental, voire fondateur: non pas un moyen superficiel, tel
qu'on le trouve utilisé dans quantité d'histoires des sciences
et des techniques, pour présenter à la fois selon un ordre chro-
nologique et, parfois, avec un certain effet de dramatisation,
de suspens et d'émerveillement heureux, les diverses réalités
techniques (outils, machines, matières, méthodes, etc.), mais
un critère de caractérisation de ce qui est proprement tech-
nique, ou, mieux encol'e, de ce en quoi la technique est un ordre
original de réalité. Au point que l'on peut dire, pour résumer
la philosophie de la technique de Simondon, que c'est une phi-
losophie de l'invention. Oependant, en même temps que
l'invention est ce qui permet l'identification d'un ordre de réa-
lité positive de première importance, son concept est l'objet
d'un examen critique d'une grande radicalité. En effet, la phi-
losophie de Simondon ne permet pas seulement de se deman-
der ce que c'est qu'inventer, mais comment le savoir, comment
faire pour en parler d'une façon justifiée, critique, fondée. Elle
cOlnprend, disséminée dans toute son œuvre et plus ou moins
développée selon les lieux, une réflexion sur le statut (métho-
dologique et épistémologique) d'une théorie positive de l'inven-
tion et sur sa possibilité de principe: quelle méthode, quelle
démarche pour s'assurer de la validité de ce que l'on dit de
l'invention?
l 4
vité, La Résolution des problèmes), histoire et développement
des techniques (par exemple, le Cours de 1968 et la Conférence
de 1971). Cette diversité conduit à se demander quelle peut
être la cohérence de ces études entr'e elles et quel est le point
de vue qui est susceptible de rendre compte radicalement de
la vérité de l'invention. Mais ce ne sont pas seulement des
questions que nous nous autorisons à poser à l'œuvre de
Simondon; elles correspondent, nous allons le voir" à ce qu'il
y a de plus caractéristique et de plus substantiel dans sa pen-
sée de la technique et de l'invention. Le problème, forrnulé dans
sa généralité, en termes de relations entre les disciplines, est
de savoir si l'invention relève fondamentalement d'une théo-
rie psyohologique de l'activité humaine (comment, sans
oublier qu'il s'agit d'une activité humaine qui exige des quali-
tés particulières, ne pas chercher la vérité de l'invention dans
une théorie de l'inventeur?); ou bien d'une tbéorie technolo-
gique de la réalité inventée (comment penser' que, s'agissant
d'un objet technique et non pas quelconque, une théorie de l'in-
vention puisse ne pas être r'églée au bout du cOIIlpte par les
caractères de son produit final?); ou bien d'une théorie his-
torique du développement des techniques (comment penser'
qu'une théorie de l'invention puisse, sans négliger l'objectivité
de la nouveauté qui advient avec elle, mettre entre parenthèses
la dimension de l'histoire ?). En tout état de cause, quelle unité
peut-on établir entre ces divers points de vue?
Nous examinerons, d'abord, les rapports du point de vue psy-
chologique et du point de vue technologique sur l'invention;
puis la manière dont leurs rapports, tels qu'ils sont envisagés
par Simondon, font apparaître ce qui rend fondamentalement
possible une véritable histoire des techniques. Nous allons
voir que Simondon conduit à se poser ces questions et à for-
muler' des réponses qui transforment profondément la concep-
tion que l'on se fait, en général, de l'invention, de la
psychologie, de la technologie, de l'histoire des techniques,
ainsi que de leurs relations.
l 5
des inventions: beaucoup d'histoires des techniques, devant la
rnasse de la matière et dans un souci d'aller sans détour au
plus intéressant et au plus objectif, en évitant des considéra-
tions que l'on pourrait estimer subjectives, invérifiables, affa-
bulées parfois, se présentent comme un catalogue et une suite
d'objets et de dispositifs inventés. Ce genre d'histoire a depuis
longtemps fait l'objet de critiques, fondées sur l'idée qu'une
connaissance objective ne peut ignorer les causes de ce dont
elle s'occupe et qu'une histoire des inventions ne peut ignorer
ce qu'il en est des inventeurs. Ce qui a lirrlité pendant long-
temps la portée de cette sorte de réflexion, c'est la représen-
tation simple, naïve, romantique, «idéaliste et héroïque 6 », de
l'idée qu'on se faisait souvent des inventeurs 7.
l 6
sant sur le sujet, présente cependant, dans son introduction
lapidaire, l'invention technique comme étant d'abord une
«activité mentale»: après avoir déclaré que «les réalisations
techniques apparaissent par invention 9», il est précisé
qu'« elles procèdent d'un être vivant doué d'intelligence et de
capacité d'anticipation, de simulation»; or «anticipation, simu-
lation, invention, sont des activités mentales» et la réalité
technique inventée est « le résultat d'une résolution de pro-
blème», au cours de laquelle la cohérence d'une pensée
(<< aspect mental de l'invention», est-il dit, comme en 1968) se
traduit dans l'auto-corrélation de l'objet technique 10, ce qui
en est, est-il précisé, « la propriété principale». Cela semble
bien correspondre à l'idée de l'importance de la connaissance
de l'inventeur pour celle de l'invention et même pour celle de
l'objet inventé: le fait de l'existence de la machine ne doit pas
faire méconnaître l'œuvre de l'inventeur, sous peine que son
mode d'existence ne soit pas adéquatement perçu.
Cependant, on trouve chez Simondon une critique radicale
de ce que peut être une démarche rigoureuse quand il s'agit
de faire la psychologie de l'invention. Dans le Cours de 1976,
il Y procède de façon elliptique mais précise, présentant
l'affaire comme un point de méthode, mais sans insister, sans
paraître ouvrir un débat important (au début du cours du
moins car, dans la conclusion, il reconnaît l'originalité de sa
démarche, « qui pourrait paraître discutable», dit-il sobrement
et avec une fausse modestie) 11. C'est au moyen d'une compa-
raison avec la notion de « créativité» que l'examen des condi-
tions de la possibilité et de la portée d'une psychologie de
l'invention est réalisé: alors que la «créativité» peut être
observée sans peine dans le sujet créatif (et même, on aurait
du mal à observer de façon pertinente autre chose que le
sujet en train d'être créatif, puisqu'il n'est pas requis, pour
être créatif, de créer effectivement quelque chose qui pour-
rait être caractérisé objectivement comme une «création»),
l'invention, en revanche, ne peut guère être étudiée au
moyen de «l'observation psychologique au sens habituel du
terme» (p. 332) dans le sujet inventeur, dans le sujet en
train d'inventer; il n'y a ici que l'objectivité de l'invention
réussie 12 , effectuée, achevée, de l'objet effectivernent inventé,
qui, après ooup et rétrospeoti vem en t, autorise à qualifier le
processus qui l'a pI'écédée comme celui d'une «invention ». Or,
c'est quelquefois la coopération de plusieurs personnes qui ne
se connaissent pas ou qu'à peine, qui peuvent être séparées
non seulenlent par l'espace mais pal' le temps, qui produit
une invention, qui ne peut être considérée comme telle que
1 7
lOI'sque tout est mené à terme 13. Ce n'est donc que sur ses
« traces 14» que l'invention peut être étudiée, et cette condition
de possibilité est si indépassable qu'elle s'impose à tous, y
compris au psychologue, du moins s'il est lucide: l'étude et la
connaissance du sujet inventeur ne peuvent qu'être une
reconstruction, voire une construction, à partir des traces
de l'invention et, au premier chef, de son résultat heureux,
l'objet inventé. Telle est, pour des raisons de droit, la psy-
chologie de l'invention: psychologie réflexive et intellectuelle
de la résolution de problèmes, ne pouvant guère, par prin-
cipe, avoir accès de façon distincte et séparée à tout ce qui
peut relever de l'irrationnel et de l'affectivité; psychologie
non pas d'observation, mais nécessairenlent réflexive et de
reconstruction à partir de traces; psychologie que Simondon
appelle dans le COUI'S de 1968 « réflexive au sommet». Il
s'agit de reconstruire réflexivement le processus d'une
réflexion, d'une imagination qui réfléchit et résout un pro-
blème. Psychologie sans sujet clairement observable « sur le
fait» (à la différence de ce qui concerne la créativité), seule-
ment susceptible d'être reconstruit, rétrospectivement et
réflexivement, dans ses aspects intellectuels; psychologie
d'un processus intellectuel sans sujet identifiable nécessaire-
ment à un individu ou à un groupe,mais à une coopération
parfois étalée dans le temps. Psychologie du transindividuel
et de la transductivité, dit Simondon en conclusion du Cours
de 1976 (voir la fin de la note 13).
Mais cette psychologie, réflexive et reconstructive (<< archéo-
logique »), risque donc aussi de se confondre avec une « objec-
tologie», puisque c'est en étudiant les objets inventés ou leurs
représentations pertinentes que l'on peut faire la seule psy-
chologie de l'invention possible. Cette psychologie semble
proche de se confondre avec une technologie, et, précisément,
une technologie de l'objet technique: « l'invention est l'aspect
mental, psychologique de ce mode propre d'existence», qui est
celui de l'objet technique (1968); elle est le corrélat subjectif
(a parte subjecti) de sa conCI'étisation, de sa genèse concréti-
sante. Et, de fait, le COUI'S de 1968 ou la Conférence de 1971,
après un rappel du fait que l'invention est une activité intel-
lectuelle de résolution de problème, prennent la forme d'une
enquête et d'un exposé technologiques et historiques portant
sur les objets techniques et leur genèse. Il en va de même dans
le Cours de 1976, d'autant plus significativenlent de ce point
de vue que la partie qui tient lieu de « psychologie» de l'inven-
tion reprend le mêlne exposé, avec les mêmes exenlples, de
genèses d'objets techniques, tandis que, de manière contras-
1 8
tée, la partie sur la créativité rend compte d'observations sur
les comporternents faites durant des séances de créativité.
Voici donc une psychologie qui, pour des raisons de méthode,
prend la forme d'une phénoménologie du mode d'existence des
objets techniques, d'une technologie des objets, d'une étude de
leur genèse, peut-être d'une histoire; en rnême temps que, par
son caractère réflexif revendiqué, elle semble bien proche
d'être philosophie, tout simplement 15. Ce serait une connais-
sance technologique de l'objet inventé qui rendrait possible
une connaissance adéquate de son invention. Le paradoxe et
l'audace théorique sont grands: s'agit-il d'une élimination de
la psychologie au profit de la technologie, de l'étude de l'acti-
vité de l'inventeur au profit de celle de la réalité de l'objet
technique? On ne peut pas le dire d'une façon univoque, dans
la mesure où l'idée de la technologie subit dans le MEO'P une
réélaboration aussi profonde que celle de la psychologie et qui
lui répond très précisément: le paradoxe et l'audace théOI'ique
ne s'arrêtent pas là, car l'effort de connaissance technologique
auquel on est conduit par cette psychologie, qui semble vou-
loir qu'on parte des objets, n'est pas moins pI'oblématique: il
renvoie lui-même, en retour, à la connaissance de sa genèse
et donc de son invention.
1 9
caractère essentiel de son être. C'est cela le sens de la mise
en garde initiale, de la part de cet esprit tout positif qu'est
Simondon, contre les dangeI's d'une pensée qui croit possible
d'identifier son objet en commençant par distinguer et classer
(MEOT, p. 20, note).
Or l'objet technique est « ce dont il y a genèse» (MEOT,
p. 20). En tant qu'il est seulement là, devant moi, simplernent
et librement contemplé, il n'est pas objet technique comme
tel; pas non plus quand il est seulement utilisé 17; ni rnême
quand il est objectivement considéré du point de vue de son
usage et de ses fonctions; mais pas davantage quand il est
considéré et connu selon ses structures physiques. Simondon
dépasse l'opposition des technologies fonctionnalistes et phy-
sicalistes dans une «technologie génétique» (qui les intègre);
c'est la connaissance du processus de concrétisation de l'objet
technique qui est seule adéquate: «L'unité de l'objet technique,
son individualité, sa spécificité, sont les caractères de consis-
tance et de convergence de sa genèse. La genèse de l'objet
technique fait partie de son être» (MEOT, p. 20). Donc, ne
sont connaissance adéquate de l'objet technique, ni sa simple
contemplation, ni son simple usage, ni sa connaissance «objec-
tive» - comme projet technique ou schéma de réalisation,
comme structure physique, comme fonctionnement, comme
fonctionnalité globale (ce sont là des points de vue statiques).
« L'objet technique individuel n'est pas telle ou telle chose, don-
née hic et nunc» mais ce par quoi cette chose est technique:
il est «ce dont il y a genèse». Cette chose n'est pas technique
non plus d'abord comme chose dont on se sert et à quoi on
trouve une utilité (<< un pur ustensile», p. 15), car de l'usage
et de l'utilité peuvent être trouvés à n'importe quelle chose
que l'on a sous la main et cela de façon très indéterminée:
cela ne permet pas de définir sa technicité (je peux me servir
pour frapper sur un clou de n'importe quoi d'autre que d'un
outil « fait pour cela», comme un marteau: caillou, branche,
sabot, tournevis, tenaille, etc.); la relation d'ustensilité n'est
pas susceptible de définir la technicité de l'objet. Ce qui fait,
en revanche, que telle chose est un objet technique, c'est
d'abord son insertion, comme un moment ou un stade, dans
l'évolution d'une lignée, un moment ou un stade d'unité, de
convergence et d'adaptation à soi, qui n'a de sens que par rap-
port à ce qui le précède et le suit. « Le moteur à essence n'est
pas tel ou tel moteur donné dans le temps et dans l'espace,
mais le fait qu'il y a une suite, une continuité qui va des pre-
miers moteurs à ceux que nous connaissons et qui sont encore
en évolution» (ibid.). Il n'y a pas vraiment moyen de définir
20
de façon précise l'objet technique qu'est «le moteur» (un
moteur, même si l'on se contente d'envisager le cas du moteur
à essence), d'un point de vue fonctionnel, par ce à quoi il sert,
car ce peut être infiniment varié. On ne peut non plus le défi-
nir par sa structure, car on ne peut limiter par avance ce
qu'est un moteur: il y a par principe une possibilité non pas
infinie mais très étendue de concevoir et de faire des moteurs
ayant quelque chose de différent et de nouveau (p. 19). Un
rnoteur est un moteur par son appartenance à quelque chose
qui est un peu comme une lignée génétique (<< phylogéné-
tique »), où chaque individu est en partie identique aux autres
dont il « descend» ou qui sont ses «descendants», et en partie
différent parce que nouveau à un moment donné. Un objet
technique est ce qu'il est pour l'être devenu au cours d'une
genèse concrétisante dans une lignée qui doit être pensée par
l>apport à une « essence technique» (p. 40-43), qui, elle-même,
en détermine «l'ol>igine absolue» (p. 41) et l'identité dans le
changement.
Or, la relation d'un moteur à ce qui fait que c'est un moteur,
c'est-à-dire à une essence et une lignée techniques 18, n'est pas
vraiment, bien sûr, celle d'une réalité à son espèce au sens
logique (car toutes les réalités, en tant qu'elles peuvent y être
rassemblées, ont des traits communs et sont, de ce point de
vue, identiques et différentes solo numero), ni d'un vivant à
sa lignée génétique, car le vivant engendre le vivant, la nou-
veauté du nouveau vivant est engendrée par un vivant, tan-
dis que la nouveauté de l'objet technique est inventée,
c'est-à-dire qu'elle a à être recherchée, voulue, visée, antici-
pée, conçue, pensée, etc., par celui qui en est l'agent. Chaque
nouveau moment de concrétisation, si l'on ne se contente pas
de la métaphore de la genèse biologique, est une invention;
c'est une solution au problème que constituait le {( résidu d'abs-
traction» (p. 23), c'est-à-dire de non-compatibilité effective
d'un certain nombre de ses fonctions et de ses structures
entre elles, de l'objet à son stade précédent. Seule la connais-
sance de sa genèse concrétisante, par où il devient effective-
ment ce qu'il est, est adéquate, mais cette genèse ne se connaît
adéquatement que comme le produit d'une invention, comme
solution d'un problème, activité intellectuelle (au moins en
son fond accessible) d'un sujet inventeur. Mais alors, voilà le
paradoxe ou le cercle refermés: l'invention comme activité
effective du sujet inventeur ne peut se connaître qu'à partir
de ces traces que constituent l'objet inventé et sa genèse;
mais, en même temps, l'objet technique n'est connu adéqua-
tement que lorsqu'il est considéré dans sa genèse concréti-
2 l
sante effective, et, à ce titre, comme le résultat de l'activité
d'un sujet inventant une solution à un problème 19.
22
que l'on puisse identifier comme telle, en l'isolant de sa
genèse (c'est l'enseignement du premier chapitre du MEOT),
mais pas non plus de son milieu (c'est l'enseignement du
deuxième chapitre). Or cette caractéristique ontologique de
l'objet est intimement liée au fait qu'il est inventé, et elle est
établie au moyen d'une argumentation dont la portée peut
être dite psychologique autant que technologique.
23
de sa concrétisation d'être bloqué. Ce conflit est dépassé, en
général (notamment pour les réalités techniques ayant un~
importance sociale et historique), par une adaptation non pas
seulement de la machine au milieu TIlais autant du milieu à la
TIlachine: ainsi un objet technique un peu perfectionné, c'est-
à-dire suffisamment concrétisé et auto-corrélé, ne peut fonc-
tionner que dans un milieu construit (inventé) pour lui, rnilieu
géographique et technique à la fois, que Simondon appelle son
«milieu associé 23». Inventer un milieu associé adapté au fonc-
tionnement de l'objet technique, c'est délivrer d'autant l'objet
technique d'avoir à s'adapter au milieu naturel, c'est libérer
d'autant l'évolution possible de l'objet du point de vue de sa
cohérence interne et de son fonctionnement propre, dans la
mesure où l'invention va alors porter pour partie sur ce qui
apparaît comme son milieu. En tout cas, l'idée d'« objet
inventé», isolé, individualisé par délimitation, semble simpli-
ficatrice et abstraite; mais à partir du moment où les relations
de l'objet avec son milieu associé, avec l'ensemble réticulé où
il se situe, commencent d'être aperçues, les limites de ce sur
quoi porte l'invention (son objet) deviennent beaucoup plus
difficiles à établir.
Si l'on ne se contente pas d'exemples particuliers, rudimen-
taires et grossièrement analysés, on ne peut négliger, quand
on envisage l'invention d'un objet technique, l'invention cor·'
rélative de son milieu associé. Il n'est pas facile de séparer ce
qui tiendrait à l'objet et ce qui tiendrait au milieu associé: le
train est-il un objet technique dont la nature soit indépendante
de la voie ferrée, celle-ci du ballast, ce dernier du tracé et du
profil retenus dans le paysage géographique? Qu'est-ce qui, en
tout cela, n'est pas « objet» technique et serait seulement
«milieu»? Parfois, leur liaison sera si étroite que l'individua-
tion de l'objet technique va même paraître se dissoudre, et
l'objet technique et le milieu formeront ce que Simondon
appelle précisément un «ensemble technique» (c'est un des
modes fondamentaux d'existence des objets techniques, selon
le MEOT'), qui peut également prendre la forme notamment du
«réseau». Il n'y a pas, pour Simondon, en tout cas, de face-à-
face entre l'objet et son milieu associé; l'objet est ce par quoi
son milieu associé advient en rendant compatibles le milieu
géographique et le milieu technique existant jusque-là, entre
eux et avec lui; il fait partie de ce milieu sitôt qu'il en a posé
l'existence en posant la sienne, ou qu'il s'est rendu possible en
le rendant possible 24 . Il est difficile de déterminer avec préci-
sion et de manière limitative ce sur quoi porte proprement
l'invention, à partir du moment où la possibilité de fonction·,
24
nement d'un objet dépend de conditions dans son milieu asso-
cié, qui doivent être également déterminées, réalisées, c'est-
à-dire avant tout inventées. L'invention, envisagée du côté de
l'objet, n'est pas pensée comme une intervention ponctuelle,
isolée, localement délimitée, arbitrairement déterminée, même
si elle a lieu à partir d'une entrée locale et déterminée, mais
comme une intervention à portée ontologique, «ontogéné-
tique », conséquente, au cours de laquelle se trouvent rema-
niées les structures du réel selon des exigences acceptables
par le réel.
La difficulté qu'il y a, du point de vue de l'invention, à sépa-
rer un objet de son milieu associé ne signifie pas une dissolu-
tion de la réalité et de l'importance de l'objet, mais elle est le
corollaire d'une technologie qui s'efforce d'éviter une consi-
dération abstraite des réalités techniques. Bien plus, le
recours à la notion de milieu associé pour penser l'objet tech-
nique permet de conférer à ce dernier une sorte d'autonomie
et de puissance remarquable, puisqu'il est dit qu'il se condi-
tionne lui-même précisément par sa relation à son milieu asso-
cié, qui est conditionné par lui en même temps qu'il le
conditionne: « L'objet technique est donc la condition de lui-
même comme condition d'existence de ce milieu mixte,
technique et géographique à la fois. Ce phénomène d'auto-
conditionnement définit le principe selon lequel le développe-
ment des objets techniques est rendu possible sans tendance
à l'hypertélie puis à la désadaptation ... » (MEOT, p. 55-56.) Le
milieu associé « est ce par quoi l'être technique se conditionne
dans son fonctionnement [... ] C'est ce milieu associé qui est la
condition d'existence de l'objet technique inventé» (p. 57). Le
recours à la notion de milieu permet d'aller jusqu'à placer
l'objet technique dans une situation qui a quelque chose d'ana-
logue à celle de l'inventeur par rapport à la vie: «l'unité du
milieu associé de l'objet technique a son analogue dans l'unité
du vivant» (MEOT, p. 58). Les relations de l'objet technique
avec son milieu associé sont ainsi décrites que, lorsqu'on rend
compte de la manière dont il est inventé, il selnble que ce soit,
pour ainsi dire, lui-même qui s'invente dans l'imagination
anticipatrice de l'inventeur.
Mais est-ce à dire que l'on a atteint ici la possibilité de
l'expression autonome du tout de l'invention en termes de
genèse objective de l'objet technique? Oui et non. Apparem-
rnent, on en est aussi proche que possible, mais pourvu que l'on
sache y retrouver le sens de l'activité inventive, ce qui rela-
tivise profondément l'alternative. Si l'on a atteint cette possi-
bilité (de décrire entièrement le processus de l'invention dans
25
les termes de la genèse de l'objet), c'est au moyen d'une ana-
lyse dont on peut aussi observer symétriquement qu'elle fait
apparaître la réalité de l'objet et de son milieu associé comme
un analogue de l'activité mentale d'invention et de ses condi-
tions de possibilité. On ne peut pas dire que le point de vue du
sujet et de la psychologie de l'invention soit dominé par celui
de la genèse de l'objet, puisque c'est à la nécessité de ({ l'em-
ploi d'une fonction inventive d'anticipation» que sont rappor-
tés ultimement l'existence, le fonctionnement et l'intelligibilité
de l'objet inventé. On peut même dire que toute cette théorie,
qui se trouve au cœur et au fondement d'un ouvrage sur ({ le
mode d'existence des objets techniques», est ({ psychologique»
en dernière instance, mais d'une psychologie profondément ori-
ginale. À vrai dire, le sens de l'analyse n'est pas de donner une
prévalence au sujet ou à l'objet, mais, une fois établis le carac-
tère génétique de l'objet et le caractère dynamique et d'antici-
pation de l'imagination inventive, de faire apparaître une
sorte d'équivalence entre les deux.
Que signifie donc, précisément, si notre compréhension est
juste, cette double insistance sur l'importance de cette condi-
tion psychologique et subjective de l'activité mentale de l'ima-
gination anticipatrice et de cette sorte d'autonomie génétique
(d'auto-conditionnement) de l'objet, dont il est cependant dit
qu'elle dépend de la première? C'est que Simondon doit s'oppo-
ser à deux sortes de représentations 25, qui font de l'inventeur
soit celui qui pourrait déoider de façon démiurgique de ce que
sera sa création (confusion de l'invention avec la créativité et
la création), soit celui qui pourrait tirer de l'état présent du réel
sa production, par la simple prise en compte des conditions
sociales (la demande, les orientations du marché, la connais-
sance de ce que l'on sait réaliser à un moment donné - la ({ boîte
à outils» des réalisations possibles) ou par la simple décou-
verte scientifique (fondement d'applications, de déductions, de
calculs). Les représentations de la première sorte oublient que
l'invention doit tenir compte de la réalité telle qu'elle corres-
pond, d'une part, à l'état actuel des connaissances techniques
et scientifiques (1' ({ arnbiance » de la Conférence de 1971) mais,
également, à ce qu'elle sera devenue lorsque l'objet anticipé sera
réalisé et fonctionnera (nécessité de lui associer un milieu amé-
nagé): l'invention est certes imagination, mais imagination
qui anticipe (c'est-à-dire qui vise un objet déterminé réali-
sable), et qui résout réellement un problème réel. Les repré-
sentations de la seconde sorte méconnaissent la dimension
ontologique, ontogénétique, de l'invention: c'est une nouveauté
réelle et strictement inédite qui advient grâce à elle, et elle ne
26
peut donc être d'abord qu'imaginée et non pas reçue, de
quelque manière que ce soit; l'invention est imagination qui
anticipe (c'est-à-dire qui vise un objet qui n'est pas encore
réel), et imagination qui certes résout un problème, cependant
pas un problème abstrait, mais un problème dont la solution est
« une œuvre de vie 26 », dont l'issue est « une surabondance
d'être 27». C'est bien de la condition « psychologique» du bon
régime de l'imagination que dépend l'équilibre, caractéristique
de l'invention, entre l'imagination d'une nouveauté sans réali-
sation effective et une réalisation sans nouveauté réelle, c'est-
à-dire, autrement exprimé, le caractère véritablement
ontogénétique de l'objet technique.
Cela posé, on peut alors noter que c'est, au bout du compte,
une sorte d'analogie, d'équivalence, de réversibilité, qui est
établie entre la pensée qui invente et l'objet inventé: « le dyna-
misme de la pensée est le même que celui des objets tech-
niques; les schèmes mentaux réagissent les uns sur les autres
pendant l'invention comme les divers dynamismes de l'objet
technique réagiront les uns sur les autres dans le fonctionne-
lllent matériel. L'unité du milieu associé a son analogue dans
l'unité du vivant; pendant l'invention, cette unité du vivant
est la cohérence des schèmes mentaux obtenue par le fait
qu'ils existent et se déploient dans le même être; ceux qui
sont contradictoires s'affrontent et se réduisent. C'est parce
que le vivant est un être individuel qui porte avec lui son
milieu associé que le vivant peut inventer; cette capacité de
se conditionner soi-même est au principe de la capacité de pro-
duire des objets qui se conditionnent eux-mêmes 28». Cette
équivalence est ce qui permet que l'étude de l'invention puisse
se faire aussi bien en partant des objets qu'en partant des
sujets, pourvu seulement que soient toujours considérés le
caractère génétique de l'objet et le dynamisme de la pensée qui
anticipe en situation de résolution de problèIne, et pourvu que
l'une ou l'autre des deux entrées ne fasse pas oublier que son
sens est dans sa relation à l'autre.
27
caractères essentiels de la notion d'invention, tels qu'on peut
les dégager par comparaison avec la créativité et la décou-
verte scientifique, selon les indications du Cours de 1976, qui,
en dépit de leur brièveté, complètent celles du Cours de
1968 29 : l'invention est une « fonction du nouveau», que l'on
confond souvent avec la créativité et la découverte. Ce qui
apparaît, par différence avec elles, c'est que l'idée d'invention
technique comprend celle d'un certain régime de relation entre
le pôle subjectif et le pÔle objectif, qui est, à la fois, fait d'une
exigence d'équilibre et généI'ateur de conflit entre eux.
Envisagée comme « fonction du nouveau chez l'homme», la
découverte se situe « entre» la créativité (qui tend à produire
une nouveauté d'autant plus grande qu'elle ne se donne qua-
siment aucun moyen d'en rien prévoir, ni de la reconnaître
vraiment, ni de la sélectionner, ni de la faire venir à l'être 30 )
et l'invention, qui fait advenir effectivement et jusqu'au bout
une nouveauté absolument inédite. L'invention est une réali-
sation effective et objective (à la différence de la créativité) et,
comme la découverte scientifique, elle part des conditions
objectives que constitue l'état des sciences et des techniques à
un moment donné 31; comme la découverte (et à la différence
de la créativité, qui vit de ne pas se représenter de façon
déterminée sa fin et de faire toujours une place à l'improvi-
sation), elle est anticipation de son résultat; mais différem-
ment, puisqu'on peut parler de découverte scientifique à
partir du moment où la nouveauté anticipée est en un sens
cependant suffisamment déterminable pour qu'on puisse faire
par avance l'hypothèse qu'elle «existe» déjà (c'est une nou-
veauté pour la connaissance mais non pas du point de vue de
la réalité); tandis qu'on peut parler d'invention tant que la
nouveauté de ce qui est anticipé correspond à ce qui n'existe
pas encore et qu'elle ne peut être déterminée autrement que
comme un problème de réalisation.
La découverte scientifique et l'invention technique sont,
proches, et surtout, dans la réalité, leurs interventions sont
entremêlées très souvent, selon Simondon; mais s'il est utile
de les distinguer, au Inoins dans le concept, c'est pour faire
apercevoir qu'il y a un équilibre de principe et une articula-
tion (peut-être davantage) qui sont le propre de l'invention,
entre ce qui tient au sujet et ce qui tient à l'objet; aloI's que,
dans la créativité, le nouveau advient (comille objet de réali-
sation) selon une modalité qui d'abord doit tout au sujet (c'est
ce qui en fait une belle matière pour la psychologie tradition-
nelle); et que, dans la découverte scientifique, le nouveau
advient (comme objet de connaissance) selon une modalité où
28
tout est méthodiquement fait pour que la subjectivité soit mise
entI'e parenthèses (et ne puisse pas être soumise à une inves-
tigation psychologique, du Inoins au IIlême sens) au profit de
l'objectivité. Dans l'invention technique, même si les exigences
d'objectivité ne sont pas moindres que dans la découverte
scientifique (ce sont les mêmes), leur fonction scientifique,
qui est de faire reconnaître les contraintes du réel, n'est pas
le tout, puisqu'il s'agit par principe de faire advenir ce réel.
En somme, l'antinomie concernant l'invention tient au fait
que son idée semble comprendre des exigences conflictuelles
concernant le sujet et l'objet: pour qu'il y ait invention, il faut
que la nouveauté qu'elle fait advenir soit réelle et non pas
seulement nouvelle pour une subjectivité (que cette subjecti-
vité soit créative ou scientifique); mais, en même temps, pour
que la nouveauté puisse être dite inventée, il faut qu'elle
advienne du fait d'un agent qui l'invente et donc, d'abord, en
a l'intention et se la représente par anticipation et « simula-
tion 32» (et non du fait d'une cause mécanique). Si quelque
chose pouvait être anticipé adéquatement et entièrement, ce
ne serait pas une invention (il lui manquerait la nouveauté
ontologique radicale) 33; mais si quelque chose n'a pu être anti-
cipé adéquatement à aucun moment (au moins et notamment
sur le mode du problème se déterminant progressivelnent),
alors, quand cela advient, ce n'est pas sur le mode d'une
invention (mais de la rencontre, de la trouvaille de hasard,
etc.). On comprend qu'il faille regarder, pour ainsi dire, du
côté du sujet et du côté de l'objet pour s'assurer de la connais-
sance adéquate d'une invention. Nous voyons apparaître, ici,
dans la notion, un principe de tension entre pôle subjectif et
pôle objectif, que nous avons vu se manifester dans l'étude des
inventions par le renvoi de l'un à l'autre et la double néces-
sité du point de vue psychologique et du point de vue techno-
logique. Cette tension est ce qui correspond à la forme du
problème comme caractéristique de la situation d'invention,
mais d'un problème au sens fort d'une difficulté réelle, d'un
obstacle dont on ne sait par avance s'il pourra être levé.
L'invention technique doit pouvoir être représentée comme la
résolution d'un problème par une intelligence 34, c'est-à-dire
comlne quelque chose dont la venue est intelligible et a dû pou-
voir être représentée comme telle, et, cependant, COInme
quelque chose, tant qu'il n'est pas là, d'iInprobable et d'inan-
ticipable. C'est ce qui fait qu'on peut dire que « l'invention est
un processus rare et souvent aléatoire» (1976, p. 332); il n'y
a pas d'ars inveniendi, d'art ou de méthode pour inventer
(1968, 3 e partie, conclusion, p. 151).
29
Mais si la réalité de l'invention est rare et a quelque chose
d'aléatoire et d'inanticipable, sa connaissance risque toujours
de subir' un effet de la situation d'après-coup qui la caractérise,
qui en voile la natuI'e et risque d'estomper son caractère sin-
gulier sous la généralisation. S'il n'y a pas de méthode géné-
rale pour inventer, il y a une difficulté de principe à connaîtI'e
l'invention sur le mode scientifique d'une connaissance géné-
rale. C'est une connaissance de sa singularité qui convient, si
l'on veut connaître l'invention pour ce qu'elle est. On aperçoit
comment la connaissance de la réalité objective technique sus-
ceptible d'introduire à la compréhension de « l'invention
constituante» n'est pas tant une connaissance technologique en
général qu'une connaissance historique des inventions et de la
genèse des objets techniques. Le vrai sens de la pensée de
Simondon n'est pas de détourner de la psychologie au profit
de la technologie, mais de faire préférer aux généralités de la
psychologie de l'invention et de la technologie des machines une
étude de la singularité des cas 35 (si possibles exemplaires), où
les deux points de vue peuvent être pris en compte en tant que
de besoin, et qui est conduite nécessairement à prendre la
forme d'une étude historique (qui correspond ainsi à une
approche qu'on qualifiera de « clinique», du point de vue de la
psychologie 36 : l'histoire permet la « clinique» de l'invention).
De fait, tous les textes que nous publions ici, quelS que soient
leur titre, leur objet, leur destination, sont, par leur matière,
à des degrés divers, des textes portant sur l'histoire des tech-
30
niques; quel est donc le statut de l'histoire en eux? Nous
venons d'apporter un début de réponse: c'est le milieu dans
lequel il faut aller étudier les faits d'invention, comme des faits
d'abord singuliers et à propos desquels la généralisation pose
des problèmes de principe; car les considérer en dehors de ce
«milieu», c'est les considérer d'une manière abstraite, leur reti-
rer ce caractère de «concrétisation» qui leur est essentiel.
Mais qu'entend-on alors par «histoire »? Ce n'est pas un
rnilieu inerte et donné, il est toujours à constituer par qui veut
en acquérir une connaissance. Aller chercher les inventions
dans l'histoire, cela veut-il dire s'en remettre aux historiens
généralistes, qui découpent, étudient, expliquent, dans la réa-
lité historique, des époques selon des critèr'es de l'histoire
«générale», c'est-à-dire, en fait, politique, sociale, économique,
avant tout? Oette histoire ne peut, comme telle, apporter ou
préserver le caractère singulier de l'invention technique.
Mais, symétriquement, si chaque invention technique est étu-
diée isolément, on sernble alors négliger, par principe, son
caractère génétique, évolutif, historique, qui devrait la rnettre
en relation avec d'autres. Or, c'est chaque invention qui
devrait Illanifester sa puissance à produire de la genèse, du
développement, de l'histoire, si l'on comprend de façon consé-
quente les analyses que nous avons suivies.
La question est de savoir si l'on peut faire une histoire de
la technique qui ne se soucie pas de l'invention comme de cet
élélnent dont il faut partir: on peut se demander si ce serait
alors une véritable histoire des techniques, c'est-à-dire qui
rende compte du caractère historique de la réalité des tech-
niques. Mais si on essaie de rendre compte du développement
des techniques à partir de l'invention, on peut craindre de s'y
trouver enfermé et de ne pouvoir rendre compte de l'ensemble
des aspects humains qu'une véritable histoire prend en
charge, c'est-à-dire des aspects humains collectifs, politiques,
sociaux, économiques 37.
Or, les deux textes principaux que nous publions ici se pré-
sentent avant tout comme portant sur le «développement»
des techniques; celui de 1 9 71 ne le dit pas expressément
dans son titre, comme celui de 1968, ruais il est organisé
dans ses trois parties comme la démonstration d'une évolu-
tion historique des techniques existant entre les époques que
chacune étudie. La thèse est que l'invention joue un rôle
moteur dans l'histoire des techniques; c'est bien la portée de
la première phrase de la Conférence de 1971, au-delà de son
apparence anodine: «Les réalisations techniques apparais-
sent par invention. » Or cette thèse de la causalité de l'inven-
3 l
tion à l'égard de l'histoire des techniques est contestée par
certains historiens (qui n'ont pas, évidemment, de ce qu'est
une « invention», la même conception que Simondon). Le
repI'oche ici serait de « psychologiser » non plus la technologie
mais l'histoire. Il se trouve que ce sont souvent les mêmes
que ceux qui pensent qu'il ne faut pas trop « technologiser»
l'histoire des techniques, car son intelligibilité nécessiterait
que l'on en rende compte par autre chose que la techniquè:
«la structure sociale, économique, institutionnelle, politique,
sans laquelle il est quasiment impossible de comprendre» l'in-
vention 38. La plupart du temps, les spécialistes de ces disci-
plines pensent, même si c'est parfois à regret, que les
considérations sur la nature des réalités techniques, celles
sur leur invention et celles sur leur histoire, l'elèvent de trois
pOints de vue distincts (technologie, psychologie, histoiI'e),
qu'on ne peut unifier réellement, mais, au mieux, juxtapo-
ser 39 • Or, c'est précisément ce qui rend si difficile de conce-
voir la possibilité même d'une véritable histoire des
techniques, dont la portée soit, à la fois, authentiquement
historique et authentiquement technique.
Le premier à avoir posé avec une netteté et une lucidité théo-
riques admirables la difficulté radicale d'un projet d'histoire
des techniques, qui soit véritablement technique et historique,
est certainement le grand historien Lucien Febvre, dans un
article de la revue qu'il avait fondée avec Marc Bloch en 1929,
les Annales d'histoire éoonomique et sooiale, n° 36, du
30 novembre 1935 (p. 531-535): «Réflexions sur l'histoire
des techniques. » La plupart des historiens ou des théoriciens
de l'histoire des techniques 40 s'y réfèrent depuis, en raison de
la qualité des vues qui y sont présentées, mêIIle si c'est sou-
vent de façon superficielle et pour s'excuser de ne pouvoir se
maintenir à la hauteur dans l'exécution de la tâche indiquée.
Mais si cet article n'indique pas la solution pratique, c'est-à-
dire comment rendre possible effectivement la réalisation
d'une véritable histoire des techniques qui corresponde aux
exigences apparemment antinomiques qu'il formule, les
termes de la formulation seIIlblent bien correspondre à la réa-
lité du problème.
Dans cet article incisif, Lucien FebvI'e, après avoir remarqué
que l'histoire des techniques est une «discipline tout entière à
créer», reconnaît que savoir ce que c'est que «faire de l'his-
toire des techniques» est un vrai problème et IIlême « un
ensemble de problèmes, que l'histoire néglige avec beaucoup
trop de sérénité». Pour lui, il y a, à cette fin, trois sortes
d'études à mener, corI'espondant à trois points de vue diffé-
32
rents mais liés sur les réalités techniques: 1) ce qu'il appelle
une «histoire technique de la technique», qui est, à vrai dire,
l'étude technique des procédés, des outillages, des activités
techniques des divers lieux et époques 41; 2) une étude de ces
ensembles de procédés, d'outillages, d'activités fabricatrices,
en tant qu'ils sont affectés par une histoire qu'il nOIIlme «évo-
lutive 42 », et où le progrès pose des problèmes relatifs à leur
réalisation, qu'il caractérise comme problèmes de relation
entre théorie et pratique», entre « science et invention tech-
«
33
techniques d'un point de vue seulernent technique, cela signi-
fie que leur réalité n'a rien d'historique en elle-même. Les réa..,
lités techniques seraient alors dans l'histoire cornme toute
autre réalité humaine, mais elles ne seraient pas historiques
en elles-mêmes, elles n'auraient pas d'histoire en elles-mêmes
(pas plus que les atomes, les l'éalités naturelles et leurs lois:
on ne pourrait parler d'une « histoire technique des tech-
niques» qu'au sens où on parle d'une « histoire naturelle», en
entendant « histoire» au vieux sens d'origine grecque d'une
« enquête», sans rien y cOInprendre d'historique). Oe serait
par métaphore et métonymie qu'on dirait qu'elles ont une his-
toire. De quoi, alors, l'histoire des techniques serait-elle l'his-
toire? Oe serait une histoire des homrnes en général et de
leurs décisions concernant les conditions de leur production,
de leur commerce, de leur utilisation, etc. On voit que cela
implique une représentation de la technique comme un ordre
de réalité dépendant de façon directe, exclusive, arbitraire, de
la décision des hommes en général (conception « hUInaniste»,
« anthropologique» de la technique, dont les limites sont bien
connues). Les réalités techniques n'adviendraient et n'évo-
lueraient que pour des raisons qui leur seraient extrinsèques.
En tout état de cause, elles n'auraient pas d'histoire propre.
Les causes de leur « histoire» n'auraient rien de technique,
elles ne vaudraient pas particulièrement pour le devenir tech-
nique, mais seraient toutes politiques, économiques, sociales,
en un sens général et vague. Sous le nOIn d'histoire des tech-
niques, ce serait en fait une étude de la dimension technique
de l'histoire politique, éconOIIlique, sociale, qui serait réalisée.
Il serait étrange, dans ces conditions, de composer des
ouvrages qui présentent spécialement une « histoire des
techniques )), et surtout, comme l'on fait en général, en se
réglant sur les réalités techniques et leur ordre d'apparition.
0' est une idée rudimentaire de ce que l'on peut entendre par
« histoire )), dont on soupçonne qu'elle est à l'œuvre ici: sim-
plement l'idée d'une évolution, d'une variation, d'une incons-
tance; en ce sens, on peut fail'e une « histoire)) de n'irnporte
quelle futilité; on fait « l'histoire)) de ce qui n'a pas d' histori-
cité propre. Il paraît bien étrange de reconnaître suffisanl-
nlent d'évolutivité à un ordre de réalité et d'importance à son
évolution pour s'occuper d'en faire une histoire et de lui nier,
en même temps, toute historicité propre, d'en faire une varia-
tion sans causes autres qu'extrinsèques.
Pendant longtemps, les « histoires)) de la technique ont
consisté en un exposé des inventions selon leur ordre d'appa-
rition (on pouvait parler d'une « histoire technique)) au sens où
34
l'on parlait d'une «histoire naturelle »). Puis un certain
nombre de critiques sont survenues contre cette histoire trop
platement« événementielle», où la seule cause était l'inventeur'
(cause par l'individuel, l'arbitraire, l'aléatoire, le sentiment et
le génie): la vraie causalité du changement dans les tech-
niques est celle que «les hommes», pris collectivement, consti-
tuent, telle que l'histoire générale l'étudie; et l'on a considéré
COInme un progrès de substituer à un ordre chronologique
linéaire, avec une périodisation vague pour faire des chapitres
(paléontologie, Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, XVIe siècle,
etc.), des divisions périodiques fondées sur l'histoire politique
générale 45, ou bien socio-économique (par exemple Gille). La
conjonction de l'autorité intellectuelle dominante du marxisme
et du développement de l'économisme en sciences sociales et
dans les représentations communes, au xxe siècle et notamment
durant sa seconde moitié, a favorisé le sentiment qu'on avait
atteint là une conception «scientifique», dans son principe au
moins, de l'histoire des techniques. Pour beaucoup de techni-
ciens cette représentation est commode: la réalité technique
serait déterminée, fixée dans ce qu'elle est par des causes pro-
prement techniques, pas plus évolutives que les lois de la
rnatière en général, et ce sont les conditions humaines géné-
rales (psychologiques, sociologiques, économiques, comman-
dant la demande, la production, le marché, etc.) qui seraient
la cause de l'évolution de la réalité technique.
Cependant, la considération de l'ensemble de l'évolution des
techniques, sur toute la période où nous avons des connais-
sances historiques et même paléontologiques, conduit à l'idée
que son évolutivité continue, dont le rythrne donne l'impres-
sion d'une accélération grandissante, est un trait qui ne peut
que paraître éclatant et qu'il est impossible de ne pas prendre
au sérieux: l'évolution des réalités techniques n'est pas une
qualité accidentelle et surajoutée, rnais c'est une de leurs
caractéristiques les plus fortes. C'est l'idée que développe
l'auteur de la illOnumentale histoire des techniques des PUF,
Maurice Daumas, notaillmerlt dans un de ses derniers
textes 46 . On peut, bien sûr, avoir le soupçon que cela ne cor-
respond qu'à une illusion et croire que, quand on possède la
science, on connaît la vraie cause de ce flux incessant des
objets: la nature des conditions historiques, sociales, écono-
miques de notre existence (voire de leur provenance méta-
physique); en somille, la cause de l'évolution technique ne
serait rien de technique. Mais, pour démontrer cela, il fau-
drait s'assurer précisément qu'il n'y a pas dans la causalité
proprement technique une cause sui generis d'évolution,
35
indépendamment de toute intervention des diverses espèces de
la causalité socio-économique. En revanche, si l'on peut mon-
trer que, dans ce qui fait qu'une réalité technique est ce
qu'elle est tecllniquement, il y a des causes qui sont intrinsè-
quement constitutives d'une évolution pour elle, alors les
causes et conditions économiques, sociales, politiques auront
une influence non pas secondaire mais seconde sur elle: elle
aura en revanche une historicité propre.
36
Il faut éviter d'avoir à plaquer par après, sur la réalité tech-
nique préalablement définie, une évolution et une histoire qui
lui resteraient, sinon, nécessairement et définitivement étran-
gères. Sirnondon cherche résoluIIlent et par principe à rendre
compte du mode d'existence propre des réalités techniques
(comme l'indique le titre de son plus célèbre ouvrage) en
même temps que de leur mode de telnporalité. Les deux ne
peuvent être séparés. Leur mode d'existence se caractérise
d'abord comme un nlode de temporalité. «Il est possible de cher-
cher à définir l'objet technique en lui-même par le processus
de concrétisation et de surdétermination fonctionnelle qui lui
donne sa consistance au terme d'une évolution, prouvant qu'il
ne saurait être considéré connIle un pur ustensile» (p. 15). Le
premier chapitre de l'ouvrage traite, selon son titre, de la
«genèse de l'objet technique», le second de 1'« évolution de la
réalité technique». Ce qui caractérise l'objet technique de
façon première est qu'il est « oe dont il y a genèse» (p. 20).
Indépendamment de la compréhension exacte et de la justifi-
cation de cette idée, qui peut paraîtI'e énigmatique et faire l'ob-
jet de contresens, il faut noter la netteté de l'affirmation du
caractère tempoI'el de l'objet technique dans son essence
même, qui apparaît jusque dans la considération de son unité
et de son individualité: «L'unité de l'objet technique, son indi-
vidualité, sa spécifiCité, sont les caractères de consistance et
de convergence de sa genèse. La genèse de l'objet technique fait
partie de son être. L'objet technique est ce qui n'est pas anté-
rieur à son devenir, mais présent à chaque étape de ce deve-
nir'; l'objet technique un est unité de devenir» (ibid.).
37
matière pour ainsi dire inerte en elle-même et que l'on pour-
rait se représenter, dans une étude à prétention objective,
comme soumise à une structure de déterminations historiques
qui lui soient toutes étrangères. Dans ces conditions, la pos-
sibilité de la liaison des deux premiers points de vue de l'étude
des réalités techniques de Febvre est fondée et, même, on ne
saurait les séparer sans artifice et sans préjudice pour la
connaissance adéquate des techniques: ({ l'histoire technique
des réalités techniques» ne saurait se contenter d'être une
investigation de la réalité IIlatéI'ielle et de son fonctionnement
tels qu'ils sont en quelque sorte obseI'vables de façon empi-
rique, factuelle, statique; même en partant de ce simple point
de vue, elle ne devient effective et accomplie que si elle prend
la forme de la cOInpréhension génétique de ce qui a amené
cette réalité à êtI'e ce qu'elle est, c'est-à-diI'e de l'ensemble des
pI'oblèInes effectivement rencontI'és, tels qu'ils se sont posés
et tels qu'ils ont été résolus. Ainsi, l'objet cOlnplexe d'investi-
gation que Febvre avait décrit, mais d'une façon qui pouvait
sembler un peu hétéroclite et sans en faire apparaître claire-
ment l'unité, comme celui de son second chapitre (rapports
entre science et technique, théorie et pI'atique, évolution,
invention), trouve, dans la peI'spective de SiInondon, son unité
interne et ne peut être séparé d'une étude technique adé-
quate 47. Si la réalité technique est essentiellement ({ ce dont il
y a genèse», c'est qu'elle est essentiellement inventée (ni sim-
plement fabriquée et produite ni engendrée comme un
vivant); si elle est inventée, c'est qu'elle est essentielleIIlent
génétique, au sens où son mode d'existence et d'évolution cor-
respond à une position et à une résolution de problème.
38
sifs à l'intérieur d'une même lignée) 48. On l'econnaîtra ici que
cette philosophie de l'invention perrnet de penser avec préci-
sion et cohérence ce dont on doit pouvoir rendre cOlnpte dans
une histoire des techniques, c'est-à-dire des variations non
seulement dans le degré mais dans la nature de l'innovation:
parfois, des changements qui sont des perfectionnements
presque insensibles; parfois, en revanche, des nouveautés
telles qu'elles semblent introduire une véritable rupture dans
l'évolution - on parlerait alors volontiers de « révolution»,
mais, outre que cela n'expliquerait rien mais baptiserait la
difficulté, il faudrait encore pouvoir penser la manière dont
l'innovation absolue sur un point déterminé peut acquérir une
dimension sociale et historique, qu'on lie traditionnellement à
l'idée de révolution; c'est ce dont la suite donnera peut-être
une idée.
39
peut alors aborder directement, dans les quatrièlne et cin-
quième, la question de l'évolution des techniques.
L'affirmation de la genèse des réalités techniques n'est pas
destinée à interdire celle de leur historicité pour penser l'évo-
lution, mais, en revanche, à constituer un fondement ontolo-
gique à leur histoire. Il s'agit d'examiner la causalité
proprement technique des objets à l'égard de l'évolution tech-
nique considérée dans sa plus grande généralité. À cette fin,
si l'on observe la puissance causale des réalités techniques
les unes à l'égard des autres en tenant compte de la distinc-
tion des divers modes d'existence, « on assiste à un passage de
causalité» (p. 66) qui, cycliquement, va des ensembles aux
éléments en passant par les individus où ils sont introduits,
avant de remonter vers d'autres ensembles nouveaux, à par-
tir desquels le cycle va recommencer vers les élérnents 49. Oet
examen conduit à reconnaître à cette évolution des réalités
techniques une portée et une ampleur histor>iques: il y a une
« solidarité historique qui existe entre les réalités techniques )}
et qui « passe par l'intermédiaire de la fabrication d'éléments».
01', l'historicité n'est pas un caractère second des réalités
techniques, mais essentiel, comme leur caractère génétique:
« la solidarité des êtres techniques les uns par l'apport aux
autres dans le présent masque en général cette autre solida-
rité beaucoup plus essentielle, qui exige une dimension tem-
por>elle d'évolution» (p. 66). Si bien que l'on doit reconnaître
que « le Inonde technique possède ainsi une dimension histo-
rique en plus de sa dimension spatiale» (p. 67). En somme, il
y a une histoire des techniques qui repose d'abord sur la
nature des objets techniques et leur causalité propre.
40
monographies, conservent l'ambition de rendre compte d'une
évolution des techniques d'une ampleur véritablement géné-
rale se contentent d'idées extrêmement simples sur ce qui fait
la nature et le moteur du rnouvement de l'histoire des tech-
niques (la nature et le régirne de sa causalité), parce que
toute généralisation dans ce dornaine semble rencontrer des
contre-exemples ou demeurer d'un vague et d'une platitude
extrêmes. Est-ce parce qu'il n'y a pas d'ordre, de causalité, de
lois, dans ce domaine, que l'on n'ar'rive pas à en dégager qui
soient satisfaisants? Ou bien est-ce parce que l'on ne découpe
pas l'objet (on cherche des vérités absolument générales), ou
bien pas de la bonne façon (mais sur des critères qui lui sont
étrangers) 50? Simondon, quant à lui, ne renonce pas à tenir
un discours de portée générale, seule manière de faire de l'his-
toire véritable, aussi bien que de la philosophie véritable, à
propos des techniques, mais en tenant compte de la leçon des
analyses de la genèse et de l'invention des objets techniques
(facteur radical de singularisation) et de la diversité des
modes d'existence des objets techniques. Or, la considération
de cette diversité fait aperoevoir (<< on assiste ... ») qu'il y a bien
un «passage de la oausalité» entre les objets, mais qui, du fait
de leur statut ontologique profondérnent différent, suit «une
ligne de causalité qui n'est pas rectiligne rnais en dents de
scie» (p. 66), et qui, cependant, apparaît oomme un ordre
régulier, dès qu'en le rapportant aux relations circulaires (et
pas seulement hiérarchiques et d'emboîtement) qui unissent
les réalités des trois modes d'existence on en découvre la
forme oyolique nécessaire; ce qui fait que cet ordr'e peut être
représenté comme une loi, que Simondon appelle «loi de
relaxation 51 ».
4 l
ments, individus techniques et ensernbles, puisque aucun objet
technique n'existe sans avoir l'un de ces trois modes d'exis-
tence, et que cela même définit des relations étiologiques et
génétiques avec les autres.
Ce n'est pas le lieu de développer ces analyses au-delà de ce
qui est nécessaire pour montrer la nature réelle du problème
que Simondon affronte et la consistance de la réponse qu'il
donne. Un mot encore, cependant, pour confirmer que cette
causalité a un pouvoir communicatif et une portée historiques
et ne rend pas seulement compte de la fabrique des objets;
puis un autre, pour vérifier que cette construètion de l'histo-
ricité des objets techniques à partir de leur technicité n'exclut
nullement la pr'ise en compte, mais à leur juste place, de
toutes les causes que l'histoire générale, socio-économique,
nous a appris à considérer.
42
y a en somme un effet de compatibilité et d'incompatibilité,
d'attraction et de rejet, qui, tendant à donner une certaine
cohérence technologique, constitue un facteur important de
l'évolution technique. Autant de suggestions pour la recherche
de relations de causalité entre réalités techniques qui ne
relèvent pas de la filiation génétique directe, mais de rela-
tions qui s'apparentent à des effets de structure 53. On voit
comment le rythrrle de relaxation de l'évolution des techniques
et son pouvoir de synchronisation d'autres aspects techniques
ou écologiques peuvent conférer à toute invention particulière
une arnplification technique et sociale imprévue.
43
lement l'instance générale (qui tend à devenir exclusive) de la
demande et de la commande à l'ingénierie, mais, si ce qu'elle
cornmande est réalisable tecllniquement ou non, cela dépend
d'un ordre de conditions qui sont proprement techniques.
Au demeurant, ce pouvoir de filtrer et de rejeter l'invention,
qu'il ne faut pas mettre sur le même plan que celui de la faire
advenir, peut être rapporté quelquefois non pas à l'instance
économique mais à une causalité sociale et culturelle très
générale et diffuse: Simondon l'évoque, dans le Cours de 1974
sur La Résolution des problèmes (p. 311-316), dans le cadre
de l'exaIIlen des conditions sociales de l'invention: «une inven-
tion intervient quand le filtre social la laisse passer» (p. 312).
Il cite plusieurs exelnples de résistance à l'invention. On
insiste, en général, sur ce pouvoir de rejet d'une invention exis-
tante ou qui aurait pu exister, qui est le fait de l'instance éco-
nomique et sociale, parce que c'est ce en quoi cette dernière
est déterminante et décisive pour l'objet technique, bien que
négativement. Mais Simondon décrit en plusieurs lieux
l'importance positive des conditions sociales, économiques et
culturelles de l'invention. «La condition de possibilité d'une
invention nouvelle n'est pas seulement la main et le cerveau,
mais la condition de possibilité de la réalisation, c'est-à-dire la
conservation de tout ce qui a servi à une production antérieure
tant dans sa matérialité que par la culture enfermant les
représentations relatives à la production, et le savoir-faire
nécessaire» (1974, p. 311). C'est «cette conservation ampli-
fiante des modes de production et des cultures» qui permet de
distinguer le plus haut niveau de résolution de problèmes tech-
niques selon le mode animal de la résolution de problèmes
techniques chez l'homme. Le Cours de 1965, dans la même
perspective, fait, de la tranSIIlission des inventions successives,
le fondement du progrès, «qui est un tissu d'inventions prenant
appui les unes sur les autres» (p. 281); le COUI'S de 1974 fait
de la culture comme conservation et accumulation une condi-
tion fondamentale de l'invention. Cela correspond à la notion
d'ambiance, dans la Conférence de 1971, qui traduit l'état des
techniques et des sciences: c'est ce par rapport à quoi a lieu
l'invention, elle lui sert de «base». Non seulement l'invention
est donc un facteur décisif de la genèse des objets techniques
et de leur évolution historique, mais il y a des conditions his-
toriques de l'invention: l'invention est une cause elle-mêIne llis-
torique de l'histoire (bien loin d'être un principe explicatif
abstrait et anhistorique). La forme et la nature de l'invention
varient selon les situations historiques où elle a lieu, on le
retrouve dans tous les textes 56, et c'est l'objet de la démons-
44
tration d'ensemble de la Conférence de 1971. L'invention
s'inscrit dans l' histoire et le devenir irréversible et qu'on vou-
drait inoubliable de la culture humaine (1974). Il Y a des
conditions sociales, culturelles, historiques de l'invention.
Loin d'établir une séparation et une indépendance complètes
de la genèse de la réalité technique par rapport à l'ensemble
des conditions non techniques, la théorie de l'invention COlllme
résolution de problème perm.et de n'exclure, par principe,
aucune dimension ni aucun déterminant participant à l'avè-
nement de la nouveauté technique (économique, cornmercial,
culturel, etc.); mais elle ne permet de faire d'aucun d'entre
eux ce qui pourrait prétendre en rendre compte à soi seul. Elle
n'autorise pas non plus à former une représentation théorique
générale des relations entre eux. Elle rend possible, en
revanche, de concevoir la difficulté théorique générale que
l'on a à rendre compte des relations entre eux, COInllle cor-
respondant d'abord à des problèmes particuliers divers, qui
ont dû être, lors de chaque invention, effectivement et singu-
lièrement résolus après avoir été posés. Le problème tech-
nique singulier est posé dans une «ambiance» (1971), qui est
d'abord technique (c'est un moment de l'histoire des tech-
niques disponibles - première inscription de son historicité -
et disponibles quelquefois en fonction de facteurs économiques
- prernière influence de l'économie), mais aussi scientifique,
culturelle, psychologique, etc. Ces conditions, «extrinsèques»
à des degrés variables, ne déterminent pas directement (sur
le modèle de la production) la venue d'une nouveauté tech-
nique; mais elles ne jouent pas seulement sur le mode du veto
et du rejet évoqués précédemment: elles peuvent faire partie
de façon plus ou moins explicite voire pesante de la forlllula-
tion de la demande; mais c'est de la formulation puis de la.,
résolution du problème que dépendent de façon décisive,
comme une condition sine qua non, l'invention et l'existence
de la réalité technique. Elle peut être refusée par les instances
économiques; elle peut être souhaitée par elles; elle ne peut
être inventée par elles, ni produite sans invention.
45
l'ensemble de sa pensée, on aperçoit vite que la doctrine de la
genèse et de l'invention est destinée à permettre de penser
l'évolution de la réalité technique dans sa dimension authenti-
quement historique. Il y a un mode d'existence de la réalité
technique comme réalité sociale et économique qui ne se
confond pas avec son mode d'existence technique. Mais l'ana-
lyse de la réalité technique conduite ici montre comment tous
les ordres de causes peuvent et doivent lui être articulés.
Simondon semble bien avoir traité et résolu le problème de
Febvre et rendre pensable la possibilité d'une histoire des tech-
niques, véritablement technique et véritablement historique.
Le problème qui demeure, et qui est sans doute le plus dif-
ficile et le plus délicat, est celui de savoir comment organiser
et éorire une histoire qui prenne en charge l'ensernble, c'est-
à-dire qui articule le point de vue génétique, tel que nous
l'avons défini, et celui d'une histoire générale, sans l'emettre
en question le cadre général qui est communément accepté
- c'est bien le problème de Febvre, de Daumas, de Gille, aussi
bien que de Leroi-Gourhan, qui est celui de la rédaotion d'une
histoire générale des techniques.
La position de Simondon, qui n'est pas thématisée comme
telle, mais que l'on voit à l'œuvre dans les divers textes qu'il
a écrits et qui semble correspondre à sa conception de la
nature des réalités techniques, est que la généralité est à fuir
en histoire aussi bien, nous l'avons vu, qu'en psychologie et
en technologie. Si nous ne nous trompons pas, la valeur de
l'histoire, pour la psychologie et la technologie, c'est de per-
mettre de se confronter avec la singularité essentielle de
l'invention et de la genèse; il serait paradoxal de la laisser se
perdre sous des généralités reçues d'ailleurs. La solution se
trouve dans le traitement de problèmes déterminés, auxquels
se trouvent rapportés et relativisés (au lieu que ce soit
l'inverse) les éléments historiques évoqués, y compris les
grandes périodisations 57, que ce soient ceux qui sont reçus
des travaux de l'histoire générale ou bien ceux qui sont éla-
borés dans ce cadre, de ce point de vue, à cette occasion. Il
s'agit alors d'une histoire plurielle, non linéaire ni simple-
ment chronologique, une histoire qui procède à partir de
points de vue ou problèmes déterminés, dont on ne peut, au
mieux, que croiser quelques-uns en même teIIlps dans le même
essai, sans prétention à la constitution d'une réalité historique
totale. On comprend, alors, pourquoi les ouvrages et cours de
Sirnondon paraissent à la fois reprendre une lllatière qui,
examinée rapidement, sernble toujours un peu la lllême, et qui
est en même temps toujours un peu différente, selon les pro-
46
blèmes envisagés 58 . C'est que l'histoire n'est pas considérée ici
comme une matière substantielle, au sens traditionnel, dont il
s'agirait de reproduire l'image et dont on pourrait établir défi-
nitivernent au moins un schéma général; les représentations
qu'on en donne ne peuvent que dépendre directement des
questions qu'on se pose. L'histoire des techniques a une réa-
lité ontologique, mais la philosophie de Simondon n'est pas
une ontologie de la substance, c'est une ontologie de la rela-
tion et de la genèse 59.
Ainsi la Conférence de 1971 s'intéresse principalernent à ce
qu'il en est de l'invention et de l'évolution des réalités tech-
niques du point de vue des rapports des sciences et des
techniques selon des époques caractérisées par l'inégal déve-
loppement de la science en elles. C'est, incidemment, l'occa-
sion d'ébranler une périodisation de l'histoire générale
socio-économique fondée sur des catégories illustres d'époque
et de révolution industrielles 60 : « l'époque industrielle n'a pas
cornmencé en tous domaines et en tous lieux à la même
époque» (renlarque où l'on peut soupçonner une pointe d'hu-
mour, en tout cas révélatrice de la difficulté de la généralité
historique dans certaines occasions), l'époque industrielle
n'est pas arrivée d'elle-mêrne et d'un seul coup, « elle a été
préfacée par des formes de travail qui avaient déjà un mode
d'existence industriel, même si elles conservaient faute de
mieux, pour certaines opérations, des nlOyens artisanaux, ou,
plus généralement pré-industr'iels». On utilise, dans l'analyse
et la déternlination des idées, les catégories de l'histoire géné-
rale communément reçues, sans que cela constitue un cadre
imposé, encore moins une thèse implicite qu'il faudrait illus-
trer. Mais l'objet de la conférence est surtout d'examiner l'idée
dorninante concernant le rapport de la science et des tech-
niques: «L'idée selon laquelle la science féconde les techniques
n'est pas historiquernent inexacte, mais elle est trop globale. »
Le rôle de la science n'est pas le même selon l'état de déve-
loppenlent de la technique et de la science: apparemnlent, « la
science féconde les techniques qui se sont déjà développées
par un long cheminernent d'adaptations, et qui manquaient
précisément d'auto-corrélation». L'objet de l'examen et de la
démonstration relève de l'histoire et permet mêrne d'organi-
ser une périodisation de très grande arnpleur dans l'histoire
hunlaine, mais qui est fondée sur un point de vue bien déter-
miné et qui ne vaut que par rapport à ce point de vue et au
problèrne qu'il implique. Mais, d'autre part, cela permet
de faire apparaître que, si dans bien des cas on a l'impres-
sion que la science est source d'inventions (modèle de 1'« appli-
47
cation »), ce ne sont que des cas particuliers de progrès de
l'auto-corrélation, ce qui permet que même dans les périodes
les plus récentes, où la science règne, on ne soit pas tenu d'y
assimiler la technique, puisque c'est par progrès de l'auto-
corrélation que les progrès ont pu avoir lieu dans des périodes
pré-scientifiques et pré-industrielles 61.
Dans le Cours de on peut donner divers exernples de
ces problèmes et pOints de vue d'examen. Celui qui commande
la deuxième partie du cours, concernant l'exemple de la mine,
correspond en partie à ce que nous venons d'évoquer: il est
exposé ici pour lui-même, dans une démonstration d'histoire
synchronique (et prépare l'utilisation qui en sera faite en
1971 dans une perspective de comparaison à visée démons-
trative entre des périodes différentes) ; il s'agit de faire appa-
raître comment, à l'intérieur' d'une époque (d'une certaine
durée) déterminée par l'importance d'un certain fonctionne-
ment de la mine, et où les secours de la science ne sont pas
de saison, le «milieu technique» lui-même (le monde de la
mine) a le pouvoir de faire advenir et de concentrer diverses
sortes de techniques, qui progresseront et auront des retom-
bées dans des domaines voisins ou connexes (<< valeur généra-
tive »). «Quels sont les domaines qui possèdent une valeur
générative? Essentiellernent ceux où la présence du monde
structuré et texturé fait pression sur l'ensemble des conduites
et les amène à se reformer en réseau cohérent autrement que
pour la vie courante.» La problématique de cette étude est
celle du mode d'existence des ensembles réticulés.
La troisième et la quatrième partie du Cours de 1968 mon-
trent ce qu'est le type d'évolution d'objets relevant des deux
autres modes d'existence définis par le MEO'1': respectivement
les « éléments» ou «composants» (encore appelés «sous-
ensembles »), et les «individus», encore appelés «machines
complètes 62». Dans ces cas, l'étude porte sur de longues
périodes, parce que c'est la mesure historique qui convient à
des objets qui existent sur ce mode.
L'avant-propos (qui n'existait pas en 1968-1969 et qui fut
rédigé vraisemblablement une dizaine d'années au moins
après, au moment où Sirnondon songeait à donner à l'ensernble
la forme d'un livre) est un texte d'une extraordinaire densité
dans la rnesure où il fait apparaître les divers points de vue
que l'on peut prendre sur la matière présentée dans le Cours
et qui en justifient l'organisation. Cet avant .. propos présente
la problématique d'ensemble du Cours comme l'examen des
trois rnodalités fondamentales de l'invention dans les tech-
niques, que sont ce qu'il appelle, ici, l'analyse séparatI'ice, la
48
synthèse (introduisant un tertium qUid, un troisième terme,
comme facteur de concrétisation), l'interaction parallèle des
sciences et des techniques sur un mode transductif. Cette tri-
partition a une portée historique très grande, qui est confiI'-
mée par le fait qu'elle correspond précisément aussi à
plusieurs autres points de vue d'analyse, que Sirnondon
évoque rapidement: celui du rapport de l'invention au milieu
technique existant, celui du caractère individuel ou collectif de
l'inventeur (et du mode de collaboration dans le second cas),
celui des l'elations entre les hommes qui travaillent dans ce
cadre technique, celui du régime et de l'équilibre de l'énergie
et de l'information dans les dispositifs techniques inventés,
celui de la classification des machines de Lafitte (passives,
actives, réflexes), et d'autres encore. Simondon multiplie les
points de vue d'analyse, ce qui conforte la démonstration de
la consistance de sa tripartition d'un point de vue histoI'ique;
cependant il ne lui donne pas une valeur absolue: dans
d'autres cours, comme celui de 1974 ou celui de 1976, il
donne une tripartition ressemblante, ruais qui ne correspond
qu'en partie, pour rendre compte des phases de l'invention:
syncrétique, analytique, synthétique. C'est qu'il s'agit dans ce
cas d'examiner les phases de l'invention du point de vue « des
processus mentaux logiques» (1974, p. 317) en général, tan-
dis que dans le Cours de 1968 (comme dans la Conférence de
1971), il s'agit d'étudier l'invention technique du point de vue
de son rapport à la science, voire à l'industrie: or {{ les pro-
cessus mentaux logiques ne sont sans doute pas les Inèmes
lorsqu'il s'agit de passer d'un état pré-industriel des tech-
niques à un état plus industriel, que lorsqu'il s'agit de syn-
thétiser en unité compacte des éléments antérieurement
séparés» (1974, p. 317). Quand la science intervient de façon
décisive, l'invention se réalise en général sur le mode soit de
la synthèse, soit de l'interaction et de la transduction; si 1968
et 1971 examinent la phase {{ analytique», c'est parce que c'est
celle qui peut donner le sentiment, à nous autres modernes,
qu'elle est l'œuvre de {( la science», et qu'il est utile précisé-
ment de faire apparaître que ce n'est pas le cas historique-
ment (elle est l'œuvre de la pecherche de l'auto-corrélation en
dehors d'une situation et d'un problènle scientifiquement
déterminés). En revanche, quand on étudie la diversité des
inventions, en général, du point de vue des opérations logiques
de l'esprit, la distinction qu'il est utile de faire apparaître, en
dehors de celle entre les inventions analytiques et celles qui
reposent sur des bases scientifiques, est entre les analytiques
et les syncrétiques (comme celle concernant « les chaudières
49
massives, d'un seul bloc », dont « le corps est enserré par les
gaz chauds et les flammes », de Papin ou Cugnot, 19 r(,6,
p. 330), car « les vraies inventions analytiques s'opèrent à un
stade des techniques qui n'est pas strictement primitif» (1974,
p. 317): il faut l'invention de Papin pour que Savery puis
Newcomen puissent intervenir dans le sens analytique (sépa-
ration de certaines parties fonctionnelles). Les périodisations
des divers exposés sont tout à fait cohérentes, mais elles cor-
respondent à la réponse à des pI'oblèmes différents.
50
la technique, est celui qui paraît correspondre de façon très
largement dominante aux représentations aussi bien popu-
laires que des philosophes; mais c'est égalernent un point de
vue qui sernble aller de soi et s'iInposer, au moins en pI'errlière
approche, chez les ethnologues « technologues 67», il est impor-
tant de le noter, comme la suite de l'introduction va le mon-
trer. Cependant, il n'est pas dit que le point de vue fonctionnel
soit le plus pertinent, ou du moins soit suffisant, si l'on s'en
tient à sa définition stricte: pour étudier le développement
des techniques, les notions de fonctionnalité, d'utilité, d'outil,
sont bien vagues et générales, et, à cette fin, peut-on se dis-
penser d'étudier la nature objective et technique des outils
dans leur diversité foisonnante et, plus généralement, des
objets techniques utilisés 68? C'est ce qui correspond précisé-
ment à l'objet de la deuxième sorte d'étude envisagée.
2. La deuxième sorte d'étude de la technique concerne la
nature des et, du
point de vue de leur invention, on dira que c'est une étude
ps.ycnollodgl~lUfS', nous avons vu ce que cette équivalence signi-
fie et pose cornme problèmes, et nous allons pouvoir en appré-
cier la portée plus complètement: il s'agit d'une psychologie
de la réflexion et de l'intelligence, qui considère la réalité tech-
nique comme une invention véritable, COII1IIle la résolution
d'un problème proprement technique. Ce point de vue corres-
pond aux analyses du MEOT. Il ne s'agit pas seulement de
donner une description plus ou moins détaillée des réalités
techniques considérées comme des solutions à des problèmes
de relation (fonctionnelle) de l'homme à son milieu, destinée
à permettre de les identifier et de les classer (ce qui est une
tâche qui s'impose en ethnographie et en IIluséographie 69 ),
mais de reconnaître que les objets techniques relèvent d'un
ordre de réalité propre, d'un type de problème et d'intelligi-
bilité au moins en partie spécifiques, en tout cas irréductibles
à rien d'autre.
L'intérêt et la portée théoriques considérables d'une telle
reconnaissance apparaissent dans le « parallèle», qui devient
vite franche opposition, que Simondon établit entre la tech-
nologie ainsi conçue et la linguistique: l'étude de l'objet tech-
nique dans sa réalité, sa complexité, sa spécificité propres,
serait susceptible de « fournir des modèles conceptuels autres
que ceux de la linguistique et indépendants de ces derniers»
(p. 2), et cela est utile pour s'opposer à l'impérialisme, sinon
à l'exclusivisme, du paradigme linguistique dans la compré-
hension des phénomènes sociologiques, ethnologiques, anthro-
pologiques, caractéristique d'un certain « structuralisrne», dont
5 l
« la vision systématique du monde humain» méconnaît l'exis-
tence, la nature, l'importance humaines irréductibles de la
réalité technique et de sa « logique» propre 70. Simondon, peut-
on dire, propose aux ethnologues de l'école de Leroi-Gourhan
une ceI'taine l'éforIne épistémologique de leur conception de la
réalité technique et de la technologie, mais c'est pour leur
apporter un appui dans leur défense d'une ethnologie qui
reconnaît l'importance irréductible de la teohnique par rap-
port au langage (du « geste» par rapport à la « parole »), contre
l'ethnologie et l'anthropologie structuralistes de l'école de
Lévi-Strauss, qui fait de la linguistique le paradigme de la com-
préhension de toute la réalité sociale et culturelle.
On peut reconnaître ioi un thèIIle fondamental du MEO']7
(1958) : le refus de la manière dont « la culture s'est consti-
tuée en système de défense contre les techniques» (p. 9) et
dont elle tend à refouler les objets qui n'ont pas une valeur
esthétique, « en particulier les objets techniques, dans le
Inonde sans structure de ce qui ne possède pas de significa-
tion, mais seulement un usage, une fonction utile» (p. 10).
Simondon critique le primat de la culture littéraire dans l'édu-
cation (p. 108). Une culture vraiment générale doit faire une
place, à côté du langage et du discours, à la réalité technique
comme telle.
Mais c'est égaleIIlent un thème fondamental de l'ethnologie
de Leroi-Gourhan que la reconnaissance de l'importance déci-
sive et irréductible de la technique. En 1943 (première édition
de L'Homme et la Matière), c'est avant tout en raison de la
supériorité de la discipline technologique pour nous rensei-
gner sur l'histoire et la préhistoire de l'homme, que la tech-
nique paraît importante pour l'ethnologue 71. En 1965, comme
l'indique le titre de son ouvrage Le Geste et la Parole, l'idée
directrice de sa pensée est le caractère irréductible d'une bidi-
mensionnalité, en l'homme, du faire et du dire, de la teoh-
nique et du langage (cf. le sous-titre du premier voluIIle) : les
deux se sont développés parallèlement, autonomes mais
liés au même développement cérébral qui les a accompagnés
et par leurs interactions 72. Cependant, si l'un des deux
dOIIlaines, dont la « complémentarité est dans une réelle oppo-
sition», devait être considéré comme prernier, ce ne serait pas
celui de la pensée et du langage, mais celui de la technique et
des réalisations matérielles.
C'est en 1955 que l'affronteInent ouvert entre les deux
célèbres écoles françaises d'ethnologie et d'anthropologie avait
eu lieu. A. G. Haudricourt et G. Granai 73, tout en reconnaissant
l'intérêt des travaux de C. Lévi-Strauss étudiant les réalités
52
sociales sur le modèle du «structuralisIIle» linguistique (issu
de F. de Saussure), avaient manifesté (parmi d'autres et avant
bien d'autres) la crainte que cela ne conduise à «inter'préter
la société dans son ensemble en fonction de la théorie de la
communioation» et à «réduire implicitement (et quelquefois
de façon avouée) la société ou la culture à la langue» 74. Lévi-
Strauss fit une réponse 75 assez dure dans la forme mais beau-
coup plus équivoque dans son contenu: il se défend d'opéI'er
une réduction totale de la société ou de la culture à la langue,
car il «n'exolut pas qu'il y ait d'autres aspects» qui puissent
intervenir, mais il affirme que leur «valeur explicative est
moins grande», la langue n'est pas le tout mais c'est tout de
même ce qui est «le plus profond» (p. 99); et au bout du
compte il considère que l'on peut entreprendre «dès aujour-
d'hui» de chercher à «interpréter la société, dans son
enseInble, en fonction d'une théorie de la communication», ce
qui constituerait une véritable révolution copernicienne
(p. 100). Ce qu'il reproche à Haudricourt, c'est de croire que
la société, dans un certain nombre de cas, par exemple dans
la technique 76, entretienne un rapport direct et nécessaire
avec la nature, que l'on pourrait opposer ainsi «de façon
rigide» et frontale à ce qui relève de la langue et donc de
l'arbitraire des règles qui en font l'essence (p. 108). Or «la
technique n'est pas si naturelle ni la langue aussi arbitraire
qu'il le dit» (p. 109). Il reproche à Haudricourt «une concep-
tion empiriste et naturaliste des rapports entre le milieu géo-
graphique et la société, alors que lui-même a tant fait pour
prouver le caractère artificiel qui les unit» (p. 114): il sup-
pose qu'Haudricourt, « en sa qualité d'ethnographe et de tech-
nologue» (p. 109), ne peut pas oublier l'extrême variété des
formes que prend tel ou tel objet technique, comme la charrue,
et que cela devrait le conduire à concevoir que leur morpho-
logie entretient une relation de détermination assez lâche avec
le milieu et les besoins pour que cela ne puisse en rien être un
argument contre l'influence, peut-être radicale, des structures
profondes, inconscientes et générales, de la pensée, que Lévi-
Strauss étudie. Ce dernier semble considérer que tout ce qui
est teohnique pourrait être ramené, non pas vraisernblable-
ment sans reste mais pour l'essentiel, à du signifiant ou à de
l'éohange, ou être analysé oomme tel de façon pertinente. Mais
on doit noter qu'il n'a jarnais étudié vrainlent les réalités teoh-
niques comme telles. Certes, il s'est intéressé à la magie, à
l'art, voire à l'aI't culinaire, qui ont sans doute des relations
avec la technique, mais qui se oaractérisent préciséInent par
le fait que la couche de signification et d'éohange humain qui
53
y est assoOlee est particulièrenlent irnportante et doit, par
principe, être en mesure de faire oublier le fond technique
objectif.
Il n'est pas dit que l'argument dialectique subtil de Lévi-
Strauss ne puisse être l'éfuté du point de vue d'Haudricourt,
mais il est sûr qu'il ne pourrait pas valoir contre la position
de Simondon: en effet, en refusant de réduire la détermina-
tion de la réalité de chaque objet technique à la solution du
problème de sa relation avec le milieu géographique et ses
contraintes (point de vue fonctionnel), mais en faisant de
celle-ci seulement un des éléments composant le problème
complexe dont la résolution corI'espond à l'invention d'un nou-
vel objet, et en faisant apparaître, de la sorte, un ordre sui
generis proprement technique de la résolution de problème en
quoi consiste cette invention, Simondon peut opposer au
modèle structuraliste inspiré de la linguistique un modèle
d'intelligibilité technologique ayant une portée générale. Le
processus par lequel un objet technique se rend possible et se
concrétise (par surdétermination pluri-fonctionnnelle, auto-
corrélant ses différents composants) est un processus objectif
(l'objet technique doit fonctionner 77 ) et autonome, au moins
d'abord, par rapport aux conditions relevant du langage ou de
la communication humaine: il y a bien «une logique particu-
lière de l'objet technique», et il «peut fournir des modèles
conceptuels autres que ceux de la linguistique et indépendants
de ces derniers». Le processus de concrétisation de la réalité
technique est radicalement d'un autre ordre que tout ce qui
est langage ou ce qui, bien sûr, sans l'être en un sens, peut
s'analyser comme un langage 78.
Le modèle technologique de connaissance et de compréhension
du réel ne vaut pas seulement pour la réalité technique, consi-
dérée comme un canton de la totalité; il a une portée à l'égard
du monde humain dans son ensemble (même si, bien sûr, il ne
rend pas compte de tout et n'élimine ni ne peut remplacer tout
ce qui relève du langage et du sens, il ne s'agit pas de pro-
mouvoir un impérialisme symétrique), pour autant qu'il soit
difficile de concevoir un seul domaine de la réalité humaine
effective qui échappe à toute perspective de technicité (y com-
pris l'art, la magie, voire la religion, et généralement tout
domaine où il s'agit d'agir et de chercher à réussir ce que l'on
a en vue) : «La vision systéIIlatique du IIlonde en serait vrai-
semblablement modifiée.» Sans que l'on envisage d'éliminer
l'effort de compréhension du réel entrepris selon le modèle du
structuralisme linguistique, il faut noter que le modèle tech-
nologique peut sernbler plus riche, plus englobant, plus perti-
54
nent, plus heuristique: d'une part, la technique a une portée
non seulement fabricatrice à l'égard du monde matériel mais
normative à l'égard des relations entre les hOIIlmes (c'est ce
qui correspond au quatrième point de vue, évoqué dans la
conclusion de la première partie); d'autre part, elle est sus-
ceptible de rendre compte de la relation de l'homme au monde
(point de vue fonctionnel sur le « couplage entre organisme et
milieu») en mêIIle temps qu'à son histoire (pour autant que
l'histoire des homIIles, sans s'y réduire, possède, on l'a vu, un
fondement matéI'iel incontestable - on dirait même, en un
sens, irrésistible - dans le « progrès» technique). En somme, en
même temps que le structuralisIne linguistique est présenté de
façon un peu dépI'éciative (c'est un « formalisIne», un « nomi-
nalisme», qui « généralise une pensée classificatrice et catégo-
rielle »), la technologie constitue un « paradigme», relevant
d'une « épistémologie réaliste», dans lequel est assuré un équi-
libre entre synchronie et diachronie 79. Or, si la considération
de l'objet technique permet ainsi de tenir ensemble de façon
organique la compréhension des relations entre l'homme et le
monde et celle entre l'homme et l'histoire, c'est dans la mesure
où elle n'est pas une considération nominaliste, formaliste,
figeant leurs relations dans un sens unique et conventionnel;
et cela est rapporté exemplairement à « la médiation l'éversible
outil et instrument», à travers laquelle se trouvent englobées
les relations sujet-objet. Cette notation finale, dont la signifi-
cation ne sera explicitée que dans les analyses Inenées du troi-
sième point de vue, peut paraître énigmatique pour celui dont
la lecture est rendue en ce point pour la première fois. Elle sug-
gère au moins que la dénomination d'outil, à laquelle on s'en
remet en général du point de vue fonctionnaliste pour désigner
et penser la réalité technique comme moyen de relation de
l'homme à son milieu, est souvent envisagée de façon trop
pauvre, abstraite et unilatérale, pour permettre de se repré-
senter de manière adéquate cette relation; et qu'elle mérite elle ..
même d'être réélaborée dans une réflexion sur la nature des
divers objets techniques.
3. Le troisième point de vue d'étude de la technique est
appelé « il. Il donne lieu à l'une des
études les plus belles et les plus instructives pour la philoso-
phie des techniques: il s'agit d'étudier la genèse des grandes
espèces de réalités techniques, correspondant aux grandes
catégories et aux principaux concepts de toute analyse tech-
nologique (méthode, outil, instrument, appareil, ustensile,
machine-outil, machine, réseau). Par principe, cette étude
s'affronte à toute l'étendue de l'histoire humaine connue;
55
cependant, elle ne relève pas d'un projet d'histoire générale des
techniques mais c'est d'un point de vue très déterminé qu'elle
étudie l'évolution sur un empan aussi étendu que possible de
l'histoire: il s'agit de croiser les deux prernières sortes
d'études signalées dans l'introduction et de sérier les réalités
techniques, à la fois du point de vue du type de relations fonc-
tionnelles qu'elles rendent possibles entre l'homme et le milieu
et de celui du type d'auto-corrélation interne de l'objet.
Oe point de vue est le plus propre à permettre de faire une
histoiI'e de la technique: sans des concepts, qui sont en
quelque sorte des catégories fondamentales de l'analyse de la
réalité technique en tout temps et en tout lieu, on ne pourrait
pas procéder aux comparaisons à travers les époques et les
régions, sans lesquelles il ne peut y avoir d'histoire. Oomment
rendre compte des formidables évolution et diversification des
techniques, si l'on ne dispose que du seul terme d'outil pour
les nommer? Bien d'autres termes sont de fait employés et il
faut définir précisément, au moins les uns par rapport aux
autres, ceux qui correspondent aux catégories fondamentales
du croisement du point de vue fonctionnel et du point de vue
mécanologique. L'évolution des techniques a fait apparaître
des réalités que l'on a du mal à appeler « outils» parce qu'elles
semblent trop compliquées pour cela: dans ce cas, seule une
science des machines (mécanologie) semble pouvoir appor-
ter leur caractérisation. Le projet de technologie comparée
consiste donc à ordonner les diverses réalités techniques en
tenant compte de ce qui semble aller de soi quand elles sont
simples techniquement (c'est-à-dire de leur caractèI'e fonc-
tionnel d'outil), même quand elles sont complexes, et, en
même temps et réciproquement, de leur organisation tech-
nique propre (mécanologique), même quand elles sont appa-
remment aussi simples que possible. De la sorte se trouvent
en droit réconciliés les deux points de vue sur les réalités tech-
niques, qui semblaient antagonistes. Aucun des deux ne se
trouve sacrifié ou secondarisé: l'analyse mécanologique de
la concrétisation et de l'auto-coI'rélation par lesquelles se
trouve défini l'objet technique, dans la perspective du MEOT,
s'applique à l'outille plus simple, formé de deux pièces voire
d'une seule (comme un bâton ou un piquet), et même à la réa-
lité technique qui n'a pas la fOI'me d'un outil et qui est appe-
lée ici « méthode» (la IIlodification du milieu lui-même en forme
de piège, d'enclos, de gîte, etc.), car l'un et l'autre « fonc-
tionnent». Inversement, les réalités techniques de plus en plus
compliquées, qui ont été inventées au cours de l'histoire,
l'elèvent encore de l'analyse de leur fonctionnalité, c'est-à-dire
56
de leur considération comme outil - ou, plutôt, comme outil et
instrument. Oette analyse rend compte de l'engendrement des
diverses espèces de réalités techniques comme d'une dialec-
tique des relations entre le milieu, les réalisations techniques
et l'homme, qui prend une forIne particulièrement instructive
avec l'analyse de la distinction entre l'outil et l'instrument.
Oette distinction a été effectuée dès le MEOT (2 e partie,
chap. II, § l, p. 114-115): l'outil est « l'objet technique qui per-
met de prolonger et d'arIner le corps pour accomplir un
geste)}, et l'instrument, «l'objet technique qui permet de pro-
longer et d'adapter le corps pour obtenir une meilleure per-
ception; l'instrurnent est outil de perception)} 80. Mais un outil
(et cela d'autant plus qu'il est rudimentaire et non hyperté-
lique) peut servir comme instr'ument, c'est-à-dire pour préle-
ver des informations sur la tâche qu'il permet d'exécuter (on
se sert en même temps de l'outil qu'est le marteau comme d'un
instrument, dans la rnesure où, en frappant sur le clou, on
s'inforrne de la force qui convient pour l'enfoncer sans le
tordre). La distinction, cependant, n'est pas radicale, ou plu-
tôt c'est une distinction, davantage qu'entre des sortes
d'objets, entre des fonctions d'un même objet, même si un objet
technique est, en général, plutôt prévu et configuré pour l'une
que pour l'autre (mais on sait que le point de vue de l'inten-
tion et de l'usage n'a rien de fondamental). Ces deux fonctions
symétriques correspondent aux deux aspects cornplémen-
taires de la fonction générale de mise en relation avec le
milieu, mais cette fonction relationnelle ne peut exister sans
une auto-corrélation suffisante (correspondant à l'objet du
second type d'étude), et c'est par son perfectionnement que les
progrès peuvent advenir (si le manche du marteau n'est pas
assez rigide ou si sa masse n'est pas liée au manche de façon
suffisamment ferme, la prise d'infor'mation en cours d'utili-
sation, perInettant de régler l'utilisation, rnanquera de préci-
sion). Ces fonctions fondamentales d'outil et d'instrument
sont celles que l'on retrouve aussi bien dans les machines et
les objets techniques les plus évolués (comme les ordinateurs
et toutes les machines électroniques et informatiques), qui corn-
portent des organes d'entrée et de sortie de l'information
(effecteurs et capteurs) et un organe de traitement de l'infor-
mation et de commande, qui assure l'auto-corrélation de
l'ensemble. Dans ces conditions, la catégorie d'outil, reliée à
celle d'instrument, garde toute sa pertinence pour rendre
compte des réalités techniques les plus simples comrne les
plus complexes et les plus évoluées; mais la détermination de
ce qui fait leur utilité et leur instrurnentalité ne se réalise que
57
par leur analyse mécano logique précise. On voit comment le
thème de l'outil court dans les trois paragraphes de l'intro-
duction: la notion peut paraître d'abord insuffisante et déva-
lorisée, mais, selon une rnanière fréquente chez Simondon, elle
est réélaborée et se trouve liée à la conception la plus évoluée,
la plus valorisante, la plus profonde de la technique.
Cette distinction notionnelle de l'outil et de l'instrument cor-
respond à une catégorie fondaIIlentale de l'analyse technolo-
gique: il y a une Illanière de considérer et d'étudier la
technique comme outil ou ensemble d'outils, c'est-à-dire de
dispositifs de mise en œuvre de forces réglées, de moyens de
puissance effectrice; il Y en a une autre, qui recherche toujours
également ce en quoi l'outil est aussi instrument, c'est-à-dire,
à proportion même de la déterrnination et du réglage de sa puis-
sance effectrice, est le premier moyen de s'instruire de ce qu'il
effectue, de considérer ce qu'il fait comme un monde (une
dinlension ou une paI'tie nouvelles du monde) qu'il donne aussi
à connaître - considération qui n'est pas négligeable à l'égard
des relations entre la science et la technique. La méconnais-
sance de cette distinction notionnelle et la tendance à l'usage
exclusif du terrne d'outil, comme c'est aujourd'hui fréquent,
pour désigner tout objet technique, risquent d'empOI'ter avec
soi incognito une idée de la technique et de ce qu'on est en droit
d'attendre d'elle, qui est gravement mutilée et déséquilibrée
(comme monde de la pure puissance effectrice).
De manière générale, la connaissance et la compréhension
de ces concepts, qui forment un réseau de catégories corres-
pondant aux principales réalités techniques, devraient être
considérées comme indispensables en philosophie de la tech-
nique et enseignées à tous comme les rudiments sans lesquels
tout essai pour connaître, penser, juger, évalueI', dans ce
domaine, risque de rnanquer gravement de pertinence et de
déterIIlination.
NOTES
69
techniques doit pouvoir être rapporté, à la fois, aux points de vue de la relation
fonctionnelle et de l'invention (ce qu'indique le titre de l'introduction); c'est cela
le sens même de ce troisième type d'étude.
9. Simondon parle ici de toute réalisation technique, bien que, dans tout objet réa-
lisé, toutes les innovations ne soient pas des inventions au sens fort et qu'elles ne
portent parfois que sur des propriétés techniques adaptatives, qui ne sont pas orga-
niques, voire des qualités à peine techniques, à valeur avant tout décorative et com-
merciale. Voir MEOT, Fe partie, chap. l et particulièrement le § 2, sur les
"conditions de l'évolution technique», qui distingue des" causes extrinsèques» et
une «nécessité interne» à l'objet (p. 23), ainsi que le § 3, sur «rythme et progrès
technique », qui distingue «perfectionnement continu et mineur» et «perfectionne-
ment discontinu et majeur ». Dans la Conférence de 1971, on distingue «l'exigence
de corrélation qui rend le procédé ou l'objet viable, non destructif par rapport à
lui-même» et «les adaptations terminales, qui lui permettent de s'insérer dans le
milieu et d'être dirigé par un opérateur ou par l'information qu'il reçoit ou pré-
lève »: les deux sont essentielles pour comprendre la nature propre de chaque inven-
tion nouvelle, mais c'est la première qui est dite «propriété principale », au sens
où ce n'est que par rapport à elle (condition sine qua non) que le problème d'adap-
tation (d'interfaçage) peut se poser secondairement. Dans le Cours de 1976, la dis-
tinction est faite entre deux «fonctions du nouveau», l'invention et la créativité,
la nouveauté n'advenant pas, dans la seconde, sur le mode d'une résolution de pro-
blème au sens fort (intellectuel), mais d'une spontanéité qui s'efforce de se gar-
der de l'effort intellectuel et doit beaucoup au hasard, aux essais et aux erreurs.
10. «De la méthode ou de l'objet », est-il précisé. Voir là-dessus le Cours de 1968
(première partie, § 1) qui fait de la «méthode » une réalité technique qui peut être
matérielle (ce n'est pas seulement un contenu de pensée, bien qu'elle y soit liée
comme son objectivation et sa concrétisation), antérieure à l'objet teohnique, pré-
instrumentale: c'est en quelque sorte le milieu lui-même à peine modifié (provi-
soirement ou définitivement) en relation avec une «technique» (comme une
«technique de chasse n, un procédé, une "méthode n, cette fois-ci au sens intellec-
tuel du terme). Par exemple, une piste que l'on fraye ou que l'on régularise, une
rivière que l'on détourne, une impasse, un goulet, dont on resserre l'issue, etc. La
précision est importante: il ne faut jamais oublier que Simondon, contrairement à
la démarche de beaucoup et à celle qu'on lui prête souvent, ne réduit jamais la tech-
nique aux objets techniques (la deuxième et la troisième partie du MEOTl'indiquent
clairement), ni les objets techniques à ceux qui sont individualisés (comme les outils
et les machines) : les ,( ensembles» (qui intègrent des objets individualisés) et les
«organes » (qui sont des éléments des objets individualisés) ont un mode d'existence
distinct; mais aussi, donc, les «méthodes » (au double sens mental et objectal). Voir,
par exemple, le Cours de 1965 (p. 295) : «il ne s'agit naturellement pas de réduire
toutes les techniques à des productions d'objets; de nombreuses techniques ont
consisté et consistent encore en découverte de procédés, c'est-à-dire en organisa-
tion d'une action efficace. » Sur la démonstration de l'idée que la considération de
l'objet technique ne peut constituer le dernier mot d'une connaissance adéquate de
la technique selon Simondon (contrairement aux analyses de ceux qui n'étudient
que la première des trois parties du MEOT), voir notre article «Technologie et onto-
logie dans la philosophie de Gilbert Simondon », in Cahiers pbilosopbiques (ONDP,
n° 43, juin 1990, p. 115 sq.), ainsi que «Technophobie et optimisme technologique
modernes et contemporains n, in Gilbert Simondon (actes d'un colloque du Collège
international de philosophie, Albin Michel, 1994).
En général, Simondon n'aimait pas les débats et, philosophiquement, se méfiait
de la « dialectique H, même s'il emploie parfois le terme.
12. Of. Cours de 1965 sur Imagination et Invention (conclusion, p. 296-297) : « Un
processus critique globalement désigné sous le nom d'invention quand ses résul-
tats sont positifs. » Quand elle n'est pas «manquée », "l'invention se distingue des
images qui la précèdent par le fait qu'elle opère un changement d'ordre de gran-
deur; elle ne reste pas dans l'être vivant, comme une part de l'équipement men-
tal, mais enjambe les limites spatio-temporelles du vivant pour se raccorder au
milieu qu'elle organise. La tendance à dépasser l'individu sujet qui s'actualise
dans l'invention est d'ailleurs virtuellement contenue dans les trois stades anté-
rieurs du cycle de l'image ». Une invention est une image qui a réussi; elle a réussi
à sortir du sujet, à franchir le pas du réel extérieur et concrétisé; elle est plus
aisée à connaître objectivement que sous la forme virtuelle qui était la sienne
dans la genèse imaginante d'où elle provient. Une invention qui crée un objet n'est
pas seulement l'organisation d'un donné, la résolution d'un problème abstrait,
mais c'est une « incorporation à l'univers des choses productibles d'une surabon-
dance d'être qui a lieu» (p. 291).
60
13. Selon l'avant-propos du Cours de 1968, pendant les périodes sans doute les
plus anciennes et concernant des «inventions pré-scientifiques », ayant lieu sur le
mode de l'analyse séparatrice dans le cadre d'une organisation technique en
réseau (comme la mine), c'est la foule des opérateurs, leurs groupes fonctionnels,
du fait d'une certaine promiscuité et de ,( l'embarras réciproque que se causent
mutuellement les nombreuses opérations concentrées en un étroit espace et devant
s'accomplir en un temps limité », qui fait évoluer les modalités du travail, essen-
tiellement coopératif. En revanche, l'inventeur du XIXe siècle, « opérateUI' mental
et conceptuel post-scientifique qui domine son travail », est «un homme isolé l>.
Enfin, quand «apparaît l'interaction parallèle des techniques et des sciences, carac-
téristique de l'époque actuelle", « il ne s'agit plus ici d'un travail de masse opposé
au savoir d'un seul; travail et savoir échangent leur efficacité et accomplissent
leur processus d'interaction dans le cadre d'une équipe restreinte, destinée à la
recherche et socialement définie par ce but dans le cadre d'un programme".
Cependant, ces considérations relèvent d'UIle sociologie et d'une psychologie de la
coopération synchronique et observable, qui ne distingue qu'à peine inventeur et
technicien en général; or, ce qui caractérise la coopération dans l'invention, c'est
que, note le Cours de 1976, « elle est le fait d'hommes qui peuvent ne pas se
connaître, mais sont au moins reliés par des objets, comme un monument ou une
machine" (( Introduction », p. 329); et en conclusion (p. 338): «ce qui est essen-
tiel à l'invention, c'est l'étalement dans le temps des phases de l'invention, avec
des périodes d'essai matériel ou de progrès dans les sciences, qui autorisent une
nouvelle phase de l'invention". C'est pourquoi « l'invention est discontinue et suc-
cessive; elle s'inscrit dans l'histoire, même quand il s'agit de l'invention non tech-
nique". Dans ces conditions, si l'on tente de les distinguer, « y aurait-il à chercher
un critère quantitatif dans le nombre de sujets ayant participé à une invention ou
à une création? Non, à notre avis, car certaines inventions complètes, comme par
exemple la locomotive à vapeur, totalisent dans leur organisation achevée les
inventions successives d'UIl nombre de chercheurs au moins égal à celui des per-
sonnes qui participent à un groupe de pensée créative. Pour la locomotive, il fau-
drait citer Seguin, Cugnot, Stephenson, Watt, Giffard, Papin, et bien d'autres qui,
tel Westinghouse pour les freins, n'ont pas seulement trouvé un principe, mais ont
découvert des perfectionnements majeurs faisant de la locomotive un engin à fia-
bilité élevée, lui ont conféré son pouvoir d'expansion et ont assuré une universa-
lité d'emploi". Une telle compréhension de la réalité, note Simondon, repose sur
« l'affirmation qu'il peut y avoir des processus psychiques transindividuels, pas-
sant d'un sujet à l'autre de génération en génération, transmis par des documents
écrits, des graphiques, ou par les objets eux-mêmes, sous forme de monuments,
de moteurs, de machines à information. La transmission peut se faire aussi par
les exemples vivants (de maître à disciple)". Mais « les processus de la pensée
transductive, qui passe de l'un à l'autre tout en laissant à chacun sa nature indi-
viduelle propre, restent à constituer" (p. 341). Sur le transindividuel», qui n'est
«
pas l'individu qui invente, c'est le sujet, plus vaste que l'individu, plus riche que
lui, et comportant, outre l'individualité de l'être individué, une certaine charge de
nature, d'être non individué» (MEOT, p. 248).
Cours de 1976, p. 332 et 340. Voir aussi Cours de 1968, 2 e partie, l'exemple
de la mine, qui commence par se référer à des « documents », ainsi que l'utilisation
de très nombreuses planches de dessins et de schémas. En ce sens, la psycholo-
gie est méthodologiquement dans la même situation à l'égard de son objet que
6 l
l'histoire, la paléontologie, l'archéologie: c'est, de ce point de vue, une «ichnolo-
gie» (recherche des pistes, des traces).
15. On aperçoit ici l'idée de l'unité des recherches et des travaux de Simondon et
qui est au fondement du titre de son laboratoire: «laboratoire de psychologie géné-
rale et technologie». TI ne correspond pas à un assemblage hétéroclite d'intérêts
personnels, contrairement à ce que certains ont pu croire. Mais on imagine com-
bien tout cela a pu étonner, à l'époque où ce fut écrit et enseigné, certains de ses
collègues de la faculté de psychologie qui cherchaient, en général, à fonder la
scientificité de cette discipline sur l'observation, l'expérimentation, la quantifica-
tion, conformément au modèle des sciences physiques classiques (Simondon sou-
ligne, au demeurant, en conclusion du Cours de 1976, qu'il a bien conscience que
«la méthode de ce cours peut être discutable », dans la mesure où, dit-il, «nous nous
sommes adressés aux traces laissées par l'invention» - cf. n. 14, ci-dessus).
16. Nous nous permettons, sur ce point, de renvoyer à notre article sur «Genèse
et concrétisation des objets techniques dans le MEOT» (in Dioti, revue du CRDP
Midi-pyrénées, n° 5, 1999, sur "Sciences et philosophie »).
17. Sur l'utilité, voir le Cow's de 1965 (p. 281-282): «La continuité du créé, avec
sa double dimension d'universalité spatiale et d'éternité temporelle, n'apparaît
nettement que si l'on fait abstraction de la destination d'utilité des objets tech-
niques; une définition pal' l'utilité, selon les catégories des besoins est inadéquate
et inessentielle, parce qu'elle attire l'attention sur ce par quoi de tels objets sont
des prothèses de l'organisme humain; or, c'est précisément sous ce rapport que
l'universalité et l'intemporalité sont le plus directement entravées, dans la mesure
où tout ce qui s'adapte à l'être humain court le risque de devenir un moyen de
manifestation et d'être recruté comme phanères supplémentaires.»
18. Voir, sur ce point, notre article déjà cité sur «Genèse et concrétisation des
objets techniques dans le MEOT il, notamment la comparaison que nous y présen-
tons avec les concepts de genèse, d'évolution et de tendance chez J. Lafitte et
A. Leroi-Gourhan (in Dioti, op. cit.).
19. Cf. Cours de 1968 (p. 85) : «L'étude de l'invention constituante introduit à une
compréhension de l'essence interne de l'objet technique comme réalité présentant
une homogénéité intrinsèque par auto-corrélation. »
Simondon prend souvent soin dans ses cours de souligner qu'il n'étudie son
objet, à chaque fois, que d'un seul point de vue, et de signaler l'existence des
autres (<< si l'on voulait être complet », comme il dit alors), d'en indiquer le rapport
avec celui qu'il a retenu et même parfois d'en proposer une esquisse.
L'introduction du Cours de 1968 en est un exemple: la caractérisation, dans son
troisième paragraphe, du point de vue correspondant à ce qui constitue sa pre-
mière partie (l'émergence des grandes espèces de réalités techniques objectales et
les concepts principaux qui y correspondent) se fait par différence avec ceux
exposés dans les deux premiers points. À ce propos, notons que le second point
de vue envisagé, et non l'etenu dans ce cours, est l'étude «portant sur les cas les
plus nets d'invention et les progrès dans les techniques humaines », assimilée
quelques mots plus loin à la ,( technologie», c'est-à-dire le point de vue même cor-
respondant au MEOT. Cet exemple rappelle comme une évidence que chaque cours
est partiel et qu'il faut se garder d'en tirer des leçons générales sans les confron-
ter avec les analyses du MEOT, qui, sans lui-même traiter de tout ce qui concerne
la technique, est cependant, dans l'œuvre de Simondon, l'exposé le plus complet
et le plus organisateur des divers points de vue sur elle.
Ce sont en partie les représentations traditionnelles de ce que sont un inven-
teur, un objet technique, son invention, un point de vue psychologique, un point
de vue technologique, qui peuvent nous faire paraître étranges les analyses de
Simondon, parce qu'il sait faire tout communiquer, sans cesser cependant de tenir
et de penser les différences.
À vrai dire, cela vaut aussi pour l'outil élémentaire, mais apparaît moins évi··
demment pour celui qui n'est pas habitué à l'idée de concrétisation de l'objet tech-
nique, ou à celle de Lafitte (Réflexions sur la science des machines, 1932, Vrin,
1972), par exemple, qui fait de tout objet technique une « machine ».
23. MEOT, p. 55. Exemples: les automobiles actuelles ne roulent aussi bien qu'elles
peuvent le faire que sur un réseau routier, et plus précisément, qui a la qualité
actuelle, et encore coordormé avec un réseau de stations-service, de garages, etc.;
de même les trains ont besoin du «chemin de fer» et d'un réseau d'alimentation
en énergie (stations de charbon et d'eau de refroidissement, autrefois, réseau
électrique aujourd'hui); les avions perfectionnés actuels ne peuvent atterrir que
sur des pistes telles qu'on les prépare aujourd'hui. À vrai dire, le «milieu associé li
n'est pas seulement le milieu technique (le deuxième milieu »), tel qu'il existe à
«
62
sième milieu» (MEOT, p. 56), techno-géographique, «milieu mixte, technique et géo-
graphique, à la fois» (p. 55). Si l'on ne s'exprime pas abstraitement et méta-
physiquement, on ne dira pas que l'objet est adapté au milieu technique qui
l'adapte au milieu géographique, mais que le milieu géographique et le milieu tech-
nique à un moment donné (non pas l'idée générale de milieu technique) sont «deux
mondes qui ne font pas partie du même système et ne sont pas nécessairement
compatibles de manière complète », et que «l'objet technique est déterminé d'une
certaine manière par le choix humain qui essaye de réaliser le mieux possible un
compromis entre les deux mondes»: «l'objet technique est au point de rencontre
de (ces) deux milieux, et il doit être intégré aux deux milieux» (MEOT, p. 52).
L'objet technique nouveau est ce qui doit rendre compatibles les deux milieux en
même temps qu'il crée un problème de compatibilité entre eux. Par exemple, le
choix de l'augmentation sensible de la motorisation d'une automobile nécessite
qu'on l'équilibre par des nouveautés qui concernent la direction, la suspension, le
profil et la nature de la bande de roulement des pneus, mais aussi peut-être le pro-
fil et le revêtement de la route. Il est difficile de distinguer de façon tranchée ce
qui doit êtI'e rattaché au milieu et ce qui doit l'être à l'objet: l'invention technique
fait advenir un nouveau milieu en adaptant réciproquement l'ancien milieu à un
nouvel objet (à partir d'une certaine vitesse, rendre possible que l'automobile ne
décolle pas ne peut être traité seulement par la conception des suspensions et des
pneus, mais nécessite que l'on atténue les dos-d'âne de la route). On ne peut sépa-
rer entièrement, du point de vue technique (mais seulement topologique), l'inven-
tion de l'objet et celle de son milieu.
24. Selon la logique et la méthode, caractéristiques de l'invention teclmique, qui
consiste à supposer le problème résolu, qui seule peut valoir quand il s'agit de faire
être ce qui n'existe pas encore et ne peut être assemblé partie par partie (comme
dans le cas où il s'agit seulement de perfectionner sur un détail ce qui existe et
«se tient» déjà). Idée décisive pour Simondon, qui y revient souvent et aime l'illus-
trer par un exemple ancien, simple et saisissant: la clef de voûte (Cours de 1968,
de 1974,1976, ou dans le MEOT, p. 56). «C'est ce milieu associé qui est la condi-
tion d'existence de l'objet technique inventé. Seuls sont à proprement parler inven-
tés les objets techniques qui nécessitent pour être viables un milieu associé; ils ne
peuvent en effet être formés partie par partie au cours des phases d'une évolu-
tion successive, car ils ne peuvent exister que tout entiers ou pas du tout. Les
objets teclmiques qui, par leur liaison au monde naturel, mettent en jeu de façon
essentielle une causalité récurrente ne peuvent qu'être inventés et non progres-
sivement constitués, parce que ces objets sont la cause de leur condition de fonc-
tionnement. Ces objets ne sont viables que si le problème est résolu, c'est-à-dire
s'ils existent avec leur milieu associé» (MEOT, p. 57).
25. Voir, sUI' la comparaison entre l'invention, la créativité et la découverte, le
Cours de 1976, et notre analyse au paragraphe suivant 0.4).
26. MEOT, p. 56: L'auto-conditionnement d'un schème par le résultat de son
«
63
«capacité de se conditionner soi-même », qui n'est pas l'imagination comme capa-
cité d'avoir des images, des formes représentatives, mais l'imagination comme puis-
sance, comme «fond» (par opposition à «forme », au sens de la Gestaltpsychologie),
mais «fond dynamique» qui anime des formes, «réservoir» non de formes mais de
«tendances de formes », non d'images mais de tendances qui deviennent des
images. Cette conception de l'imagination, comme puissance génétique qui fait adve-
nir des formes déterminées à partir d'un fond indéterminé de tendances, relève
d'une psychologie qui fait directement de la vie, en quelque sorte, sous la forme
de l'unité d'un vivant, ce fond à quoi elle assimile originairement l'imagination, et
qui, comme c'est manifeste dans ce passage, fait remonter à ce fond le plus
archaïque, précédant les images et les représentations claires, l'origine de la
genèse « mentale» de l'objet technique inventé. Une vitalité et une capacité d'auto-
organisation en ensembles ayant une relative autonomie existent ainsi toujours
dans les images et les schèmes mentaux, qui peuvent dans ces conditions «jouer"
entre eux (<< représenter »), comme un rôle au théâtre, le fonctionnement de l'objet
en train d'être inventé. On aperçoit ici la portée et la profondeur de la théorie de
la « simulation» (bien modestement rapportée, en 1971, à Monod) : selon une idée
qui vient de la philosophie la plus ancienne, connaître, c'est, en un sens, imiter,
simuler, devenir ce que l'on connaît; et, corrélativement, inventer une réalité, c'est
d'abord la simuler en soi-même, c'est-à-dire, plus précisément, faire de soi-même
un milieu où elle puisse se représenter, se jouer, dans un début de genèse concré-
tisante. C'est ainsi seulement un cas particulier et extrême, mais apportant une
lumière qui conduit à reconsidérer de façon éclairante les inventions antérieures,
qui apparaît avec « les machines à information proprement dites", dans la mesure
où leur caractère essentiel est la complète «coïncidence entre le processus mental
de représentation par formalisation et l'opération interne de ces machines»
(avant-propos du Cours de 1968). C'est là un point très important de la philoso-
phie de Simondon, qu'il faut relier à ce qu'il dit, de façon plus générale, des rap-
ports de la pensée et de la connaissance avec l'individuation, en général: '( seule
l'individuation de la pensée peut, en s'accomplissant, accompagner l'individuation
des êtres autres que la pensée [... ] L'individuation du réel extérieur au sujet est
saisie par le sujet grâce à l'individuation analogique de la connaissance dans le
sujet" CL 'Individuation psychique et collective, p. 30; cf. aussi p. 261 sq., sur «Indi-
viduation et invention »). Pour en revenir au MEOT, on notera que c'est une théo-
rie psychologique, originale et élaborée, qui permet de rendre compte du devenir
objet des schèmes mentaux de la pensée qui invente, et qui rend l'objet inventé
homogène par genèse (et pas seulement par analogie) à la pensée et aux images
d'où il est issu. Nous le notons, d'une part, parce que cette page du MEOT, qui peut
paraître difficile, dit le dernier mot de la pensée de Simondon sur la psychologie
de l'invention, d'autre part, parce que le Cours de 1965 (Imagination et Invention)
développe une théorie très proche: les divers aspects de l'image mentale «ne cor-
respondent pas à différentes espèces de réalités, mais à des étapes d'une activité
unique soumise à un processus de développement », d'où, dans certaines conditions,
«peut sortir l'invention ». Il y a un dynamisme génétique de l'image, et ce « cycle
de l'image" peut conduire à l'invention. Il s'agit de traiter l'image mentale « comme
un sous-ensemble ", «un élément sous-individuel, relativement indépendant à l'inté-
rieur de l'être vivant sujet", «un organisme ou un organe au sein d'un organisme
plus vaste », qui, tout en étant un système de couplage avec le milieu, s'organise
lui-même, se développe, se sature, sort de lui-même pour passer à l'étape suivante
du cycle et recrute un mode d'existence dans un autre ordre de dimension. Selon i(
tuel », p. 174-177), sur l'effort d'invention selon Ribot (<< créer imaginativement c'est
résoudre un problème", L'Imagination créatrice, 1900) et sur le cas de l'inven-i(
64
sommaires. Trois ordres de raisons sont à prendre en considération à cet égard.
D'abord, le polycopié est un exemple où le texte, qui semble avoir été écrit à
l'avance, comprend essentiellement des indications sur les éléments «techniques»
servant de matière au cours (que ce soit sur l'architecture antique, les moteurs
thermiques ou la philosophie grecque, toutes matières évidemment un peu étran-
gères au public moyen des étudiants de psychologie), ce qui concerne la théma-
tique d'ensemble étant réduit au minimum. Ensuite, les éléments structurants de
réflexion, outre le caractère elliptique de leur présentation, se trouvent dissémi-
nés entre l'introduction générale, celle de la seconde partie (sur la créativité) et
la conclusion. Un motif vraisemblable de cette discrétion en ce qui concerne les
idées générales, à notre avis, tient au sentiment très critique de Simondon, à titre
personnel, à l'égard de la créativité, thème à la mode socialement, dans ces
années-là, avant que d'être introduit à l'Université, qui est incontestablement
dévalorisé par rapport à celui de l'invention; cela conduit à un exposé sur un ton
apparemment sérieux et neutre (pince-sans-rire) des conceptions, analyses et
conseils, qui se veulent très utiles pratiquement, des théoriciens de la créativité
comme Osborn (par exemple, dans la situation où un «blocage» semble apparaître
dans un conflit entre un enfant et ses parents, la solution qui peut être trouvée
grâce à une bonne séance de créativité, selon la méthode Osborn, peut bien être
de changer les parents, idée en un sens, il est vrai, indépassable; il Y a aussi
quelques phrases savoureuses sur le fait que «pour le moment, on n'a pas eu
recours en philosophie à la créativité », ce que regrette H. Jaoui). Enfin, troisième
motif plus théorique, comme nous allons le voir, quand on saisit ce qui est essen-
tiellement lié dans l'idée d'invention (<< définition conceptuelle et verbale »), on com-
prend que sa véritable définition (<< réelle ») ne peut être réalisée qu'au moyen de
oas, que l'on espère exemplaires 0976, p. 330).
30. Dans la oréativité, la nouveauté est pensée comme survenant du fait de l'acti-
vité psychique d'un sujet (même si c'est un sujet collectif), puisque c'est l'idée d'une
capacité psychologique (à la différence, par exemple, de la «création », dont l'idée
comprend celle d'un objet effectivement produit); mais c'est une activité psychique
qui se caractérise par son effervescence capable de produire un peu de tout (<< c'est
la quantité, qui est demandée », et non pas la qualité, comme dans l'invention, c'est
ce qui fait que, même si le sujet est individuel, c'est grâce à la diversité qui est en
lui, comme s'il était collectif, que la créativité peut trouver à faire son œuvre); elle
se caractérise aussi par son absence de règle (si ce n'est celle de lever «ce frein
qu'est l'esprit critique »); elle ne peut donc déterminer par elle-même de façon déci-
sive la réalité finalement obtenue, celle-ci n'étant retenue que grâce à une phase
du travail qui n'est plus créative mais sélective: c'est donc du côté du sujet que se
trouve l'essentiel des déterminations de la créativité, tandis que, de son point de
vue, ce qui concerne l'objet garde, par principe, quelque chose d'indéfini.
À la créativité, on peut opposer la déoouverte scientifique, dans laquelle les déter-
minations psychologiques du sujet sont soumises de façon impérieuse aux déter-
minations objectives que constitue l'état du corpus de connaissances et de
méthodes à un moment donné: tout est fait ici (c'est cela le but de la recherche
de l'« objectivité ») POUI' que ce soit du côté de l'objet que se trouve ce qui détermine
la venue de la nouveauté, qui, dans cette mesure, est reconnue mais non produite;
mais comme cela est obtenu grâce à la soumission des chercheurs aux conditions
et contraintes du même corpus, la nouveauté qui est susceptible d'être découverte
scientifiquement est largement prédéterminée par ce comportement, ce qui cor-
respond au fait que «la même découverte peut être faite en plusieurs lieux prati-
quement au même moment»; l'objectivité de ce qui est découvert et des méthodes
pour le découvrir fait que le «sujet» de la découverte peut être individuel, collec-
tif, anonyme, sans que cela ait la moindre importance ni ne constitue le moindre
problème: ce qui est découvert scientifiquement aurait pu l'être, en droit, par
n'importe quel autre savant dans les mêmes conditions. il en va autrement de
l'invention, phénomène rare et qui a quelque chose d'aléatoire, sans être aléatoire
entièrement et dans son principe comme l'activité créative.
31. Conférence de 1971 (introduction): l'invention technique est une activité intel-
lectuelle, d'anticipation et de simulation, Mais ces activités «peuvent donner des
produits différents selon l'ambiance dans laquelle elles s'exercent, cette ambiance
étant essentiellement définie par l'état de la technique et de la science servant de
base à l'activité d'invention ».
32. Conférence de 1971. Simulation: (( ce mot étant pris au sens de Jacques
Monod ». Voir Le Hasard et la Néoessité (Éd. du Seuil, 1970), chap. VIII, p. 194-198.
La «simulation» est une fonction par laquelle le «cerveau» met en relation avec le
« monde sensible », bien qu'en dehors de sa présence, cependant SUI' le mode d'u..n.e
( expérience », capable d'en «anticiper les résultats et préparer l'action» (p. 194).
65
33. Cours de 1965 (p. 290) : {( La véritable invention dépasse son but; l'intention
initiale de résoudre un problème n'est qu'une amorce, une mise en mouvement;
le progrès est essentiel à l'invention constituant un objet créé parce que l'objet,
en possédant des propriétés nouvelles en plus de celles qui résolvent le pro-
blème, amène un dépassement des conditions qui étaient celles de la position du
problème. "
34. La résolution de problème n'est pas, pour Simondon, une activité spécifique-
ment humaine, et son étude sur ce sujet est réalisée d'un point de vue qu'il nomme
(Cours de 1974, sur La Résolution des problèmes) « psycho-biologique)). Cependant,
il reconnaît, à l'occasion de cas de psychologie animale où il peut y avoir débat,
qu'il faut distinguer {( ce qui revient à un apprentissage)) et {( ce qu'il faut attribuer
à une véritable résolution de problème impliquant la représentation)).
35. Cf. Cours de 1 976 (p. 330): {( Après une tentative de définition conceptuelle
et verbale, nous allons présenter une définition au moyen de cas exemplaires de
l'invention et de la créativité.)) La conclusion du cours insiste sur le fait que « rien,
dans les méthodes actuelles, ne peut permettre de mettre aujour en détailles pro-
cessus psychiques impliqués ... ». Sur l'invention, en dehors des cas techniques étu-
diés, les généralités psychologiques restent assez sommaires en dehors de l'idée
que le développement des inventions peut s'analyser, pour oe qui est des moteurs
thermiques, comme {( la succession de trois phases: syncrétisme, analyse par sépa-
ration des fonctions et des structures, synthèse par combinaison pluri-fonction-
nelle des structures)}. Outre que ces termes sont directement tirés de l'analyse
teclmologique, ils constituent un enseignement général psychologique relative-
ment sobre (surtout comparé aux descriptions pittoresques des situations de créa-
tivité). Dans le Cours de 1974, ce sont les mêmes termes qui sont cités comme
{( processus mentaux logiques» (p. 317), mais cette fois-ci il est précisé que ceux
qui sont à l'œuvre dans l'invention varient selon la situation historique, pré-
industrielle ou industrielle, où elle a lieu. {( L'étude psychologique de l'invention
reste assez largement à faire» (p. 323), conclut Simondon, insistant, comme dans
le Cours de 1976, sur l'importance, d'un point de vue proprement psychologique,
qu'il y aurait à étudier {( transfert» et {( transduction» (p. 322-324).
36. Cf. Cours de 1968 (3 e partie, conclusion, p. 157) où l'idée d'une « clinique» des
cas singuliers d'invention n'est pas évoquée, mais où la clinique est caractérisée
comme {( intermédiaire entre science et engagement existentiel)) (connaissance du
singulier, d'une singularité existentielle, opérée sur le mode de l'intuition, ce qui
implique un engagement existentiel du sujet cormaissant) et où elle est précisément
située, dans ces conditions, sur le même plan que la teclmique (envisagée du point
de vue de l'invention, du {( sujet inventeur », préCise le tableau) et que l'art: dans
{( une position médiane entre science et existence ». Or, ces {( positions médianes
sont celles où sujet et objet ont même degré de complexité, même envergure; ils
sont en situation d'équivalence et se font équilibre, forment couple".
37. Certains ont cru pouvoir reprocher à Simondon de proposer une conception
de l'objet technique abstraite et anhistorique (parce que, soutenant l'importance
décisive de la nécessité interne proprement technique de l'objet, elle ne pourrait
pas prendre en compte les conditions non teclmiques), en cherchant appui sur le
§ 2 du premier chapitre de la première partie du MEOT (par exemple: {( De ces
deux types de causes, économiques et proprement techniques, il semble que ce
soient les secondes qui prédominent dans l'évolution des techniques », p. 26).
38. Bertrand Gille (Histoire des techniques, in Encyclopédie de la Pléiade,
Gallimard, 1978, p. 9). On peut songer aussi à la position de Schumpeter.
39. Peut··on se fier aux intentions et aux considérations d'une subjectivité indivi-
duelle, qui serait celle de l'inventeur, pour rendre compte des qualités objectives,
du fonctionnement effectif, de l'efficacité observable et vérifiable des réalités tech-
niques? La psychologie de l'invention a paru à beaucoup être sans pertinence ni
utilité pour réaliser un projet de cormaissance teclmologique. Peut-on, symétri-
quement, croire que la considération des œuvres, des traces de l'activité intellec-
tuelle productrice, dans un domaine où c'est de leur objectivité, de la précision, de
l'exactitude de leur facture, que dépend la possibilité de leur fonctionnement,
puisse fournir une connaissance objective de cette activité et des processus psy-
chiques qui y furent liés (et ne pas servir seulement de support à un exercice
d'interprétation, quel que soit son intérêt par ailleurs)?
Peut-on se fier à la psychologie pour composer l'histoire? La défiance de la science
historique à l'égard de ce qui est individuel et de la conscience que les hommes ont
d'eux-mêmes détourne de le penser. C'est pourquoi l'invention, tenue pour une
entité psychologique individuelle, a été considérée par beaucoup comme à exclure
du champ théorique de l'histoire de la technique (de manières différentes, par
Marx, Schumpeter, Gille, par exemple).
66
D'autre part, l'étude de ce qui est objectif dans les réalités techniques, du point de
vue de leur nature et de leur fonctiolmement, ne semble pas relever d'une étude
historique, qui n'apporterait rien au technologue sur son objet propre; et, symé-
triquement, c'est une étude que serait bien incapable de mener à bien, comme tel,
un historien.
40. En France, du moins, bien sûr. Notamment les maîtres d'œuVI'e des deux
grandes histoires des techniques qui ont été écrites dans la seconde moitié du
siècle précédent, Maurice Daumas (Histoire générale des techniques, PUF, 5 vol.,
1962-1979, t. N, préface, p. VI-IX) et Bertrand Gille (Histoire des techniques, in
Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1978, p. 9-10): l'un et l'autre, malgré un
désaccord de principe sur la manière et même la possibilité d'honorer le projet de
Febvre, en reconnaissent la valeur, comme une référence et l'indication de ce qu'il
faudrait pouvoir réaliser, sinon comme le fondement d'une mise en œuvre possible
actuellement. Nous avons analysé le problème et la position de l'un et de l'autre
dans un article, dont nous reprenons quelques éléments ici et auquel nous nous
permettons de renvoyer: « Révolution et invention dans les teclmiques.
Contribution à l'étude de l'histoire de l'histoire des techniques », in L'Idée de révo-
lution, sous la direction d'Olivier Bloch (à paraître aux Publications de la
Sorbonne).
41. C'est donc à peine un point de vue « historique»: « histoire» est proche ici de
signifier seulement « investigation, enquête» (comme dans le sens ancien d'une
« histoire naturelle »). La dimension pI'oprement historique de ce point de vue tient
seulement à ce que l'histoire est présupposée et déjà constituée en périodes, puis-
qu'il correspond à l'étude de la manière dont on a procédé « aux diverses périodes ».
42. Febvre hésite sur l'emploi de ce terme d'évolution, dont il craint qu'il n'évoque
encore trop la biologie (DaI'Win) et « l'idée de filiation et même de perfectionnement
continu », souhaitant apparemment indiquer un ordre de caractères intermédiaires
entre ceux à peine historiques de « l'histoire teclmique » des techniques et ceux de
« l'histoire générale» ou « totalitaire» (nous dirions aujourd'hui « totale »); dans la
crainte qu'on ne le comprenne mal, il précise: toute forme d'évolution, y compris
les « mutations brusques » et les « révolutions » qui créent « des situations radicale-
ment nouvelles ». On voit comment ce second « chapitre» de caractères n'est pas
sans rapport avec ce que Simondon analyse comme la dimension évolutive, géné-
tique et inventée de la réalité teclmique.
43. Notions qui renvoient à la pratique plutôt qu'à la théorie, car l'appel à « col-
laborer », même avec un « zèle convergent », n'indique pas comment, avec quelle
organisation des relations, dans quelles proportions.
Nous avons cherché à montrer, dans notre article cité dans la note 40, que
l'étude comparée des deux grandes histoires des techniques de Daumas et de Gille
illustre la difficulté de lier les trois « chapitres » de Febvre, les trois points de vue
sur les techniques, dont seule, cependant, la liaison articulée pourrait former une
véritable histoire des techniques. Ainsi, Gille essaie de dresser le tableau de l'en-
semble des techniques des diverses époques à partir d'une description des condi-
tions socio-économiques générales qui s'appliquent à ces techniques, qu'il n'étudie
plus que secondairement (ne serait-ce, dit Daumas, que par manque de place). En
revanche, DaUInas s'efforce d'étudier les réalités techniques d'abord à partir de
leur nature propre, selon leur évolutivité propre, expliquant que, s'il peut trou-
ver un peu de place pour étudier les conditions socio-économiques générales de ces
réalités, ce ne pourrait être, en tout état de cause, qu'après avoir établi ce qu'elles
sont et comment elles évoluent. Daumas se trouve sans doute beaucoup plus près
de la réalisation de l'idéal indiqué.
45. Quelquefois, la périodisation ne changeait guère car elle informait déjà vague-
ment la table des matières des « lüstoires naturelles» de la technique. Voir André
Leroi-Gourhan (Milieux et Techniques, Albin Michel, 1973, chap. VIII, « Les pro-
blèmes d'origine et de diffusion », p. 304-306), qui montre que la logique de l'évo-
lution ne peut être représentée de façon satisfaisante par les constructions de
« l'histoire générale », qui est avant tout une histoire politique, « la seule d'ailleurs
qui justifie les méthode courantes» (p. 306). « Cela tient à la technique même de
l'Histoire, qui consiste à utiliser un faisceau composé d'éléments surtout politiques
et linguistiques, secondairement anthropologiques et techniques» (p. 305).
« L'Histoire, pour la technologie, est fondée non essentiellement sur les accidents
politiques mais sur le seul progrès sensible, le progrès matériel» (p. 304). Sur les
problèmes de méthode que posent à l'ethnologue l'étude des réalités techniques et
leur évolution, on lira avec intérêt le dernier chapitre de L'Homme et la Matière,
ajouté lors de la 3 e édition (971).
Voir Maurice Daumas, Le cheval de César, ou le Mythe des révolutions tech-
niques (EAC, 1991).
67
47. On peut noter, sur ce point, que, dans les milieux de techniciens et de l'ensei-
gnement de la technique, ce refus de la séparation des deux premiers chapitres
de Febvre s'est largement l'épandu effectivement, et en grande partie vraisem-
blablement sous l'influence des analyses de Simondon (on le voit en lisant par
exemple l'ouVI'age d'Yves Deforge, Génétique de l'objet industriel).
48. MEOT, 1re partie, chap. I, § 3 et 4, p. 37-49.
49. «Ainsi, dans l'évolution des objets techniques, on assiste à un passage de cau-
salité qui va des ensembles antérieurs aux éléments postérieurs; ces éléments,
introduits dans un individu dont ils modifient les caractéristiques, permettent à
la causalité teclmique de l'emonter du niveau des éléments au niveau des indivi-
dus, pUis à celui des ensembles; de là, dans un nouveau cycle, la causalité tech-
nique redescend par un processus de fabrication au niveau des éléments où elle
se réincarne dans de nouveaux individus, puis dans de nouveaux ensembles»
(p. 66). Chaque «élément» (ou encore «composant »), comme une vis, est produit
pal' une machine (<< individu» technique), qui est insérée dans un « ensemble» de
machines fonctionnant en parallèle ou en chaîne (atelier, usine ou zone ou région
industrielle); la nature et la qualité technique de l'élément produit dépendent de
celles des machines et de celles de l'organisation de l'ensemble. Mais cet ordre hié-
rarchique et d'emboîtement (qui est celui d'une causalité« descendante») n'est pas
séparable du fait (causalité «ascendante ») que chaque machine est formée de com-
posants (toute machine comporte des vis, mais aussi bien d'autres composants,
qui sont produits par d'autres machines dans d'autres ensembles), de même que
chaque ensemble doit sa qualité à la qualité des diverses machines qu'il réunit.
Indépendamment de ce qu'il produit comme éléments et de ce qu'il contribue à
faire être, à travers ces éléments, comme machines, chaque ensemble existe donc
de façon déterminée du fait de la causalité industrielle de toute une diversité orga-
nisée d'ensembles, de machines, d'éléments.
50. Nous ne visons pas ici l'Histoire de Daumas, qui s'efforce précisément de sur-
monter ces difficultés par l'examen de vastes périodes, variant selon la nature des
objets étudiés.
51. MEOT, p. 65, 67-70. «Relaxation», parce que c'est le terme qui caractérise les
processus cycliques, c'est-à-dire où la fin du cycle (l'état du système à la fin du
cycle) déclenche son recommencement de façon déterminée, comme dans les fon-
taines intermittentes à siphon (par opposition à «oscillation», où il y a une trans··
formation continue d'énergie, comme dans le pendule). C'est une «loi », dans la
mesure où le cycle est nécessaire, aucun des éléments, individus, ensembles ne
pouvant exister tel qu'il est, par construction, indépendamment de la causalité
des autres.
52. Par exemple, Il le développement de la thermodynamique est allé de pair avec
celui des transports non seulement de charbon mais de voyageurs par chemin de
fer ». Mais «le développement de l'électrotechnique est allé de pair avec le déve-
loppement des transports automobiles; l'automobile, bien que thermodynamique
en son principe, utilise comme auxiliaire essentiel l'énergie électrique, en particulier
pour l'allumage». Mais également les développements d'énergies qui sont concur-
rentes peuvent «se synchroniser mutuellement », comme celui de l'énergie photo-
électrique, très décentralisable, et l'énergie nucléaire très centralisée (en 1958).
53. Ce qui n'est pas la même chose que la réunion, dans un même chapitre, d'ob-
jets et de méthodes techniques du seul fait qu'ils sont contemporains (<< la technique
au XVIe siècle» ou «la technique à l'époque industrielle »), comme dans certaines his-
toires des techniques.
54. On risquerait de reconduire une coupure artificielle et trop marquée entre
invention et devenir de la chose inventée dans le processus économique, telle que
celle qu'on trouve chez Schumpeter (dans 'Théorie de l'évolution économique, voir
n. 7 ci-dessus) ou encore chez von Hayek (<< Tant qu'il s'agit de son problème, l'in-
génieur ne participe pas à un processus social dans lequel d'autres peuvent
prendre des décisions indépendantes, mais il vit dans un monde séparé qui lui est
propre ... Il n'a pas à chercher quelles sont les ressources disponibles ni à
connaître l'importance relative des divers besoins. Il a été formé au contact des
possibilités objectives, indépendantes des conditions particulières de temps et de
lieu; on lui a donné des connaissances sur les propriétés des choses qui ne chan-
gent nulle part ni à aucun moment, et qui sont indépendantes d'une situation
humaine particulière », Scientisme et Sciences sociales, trad. Plon, 1953, p. 114).
L'évolution historique générale a rendu de plus en plus intenable cette position,
comme Schumpeter lui-même a tendu à le reconnaître à partir du milieu du
xxe siècle, par exemple dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942).
55. Simondon a d'ailleurs réalisé des études SUI' la nature et l'utilisation à des fins
commerciales de ces caractères adventices ajoutés aux objets techniques. Voir,
68
par exemple: « L'effet de halo en matière technique: vers une stratégie de la publi-
cité» 0960, Cahiers philosophiques, n° 43, 1990).
56. Par exemple: « Les processus mentaux logiques ne sont sans doute pas les
mêmes lorsqu'il s'agit de passer d'un état pré-industriel des techniques à un état
plus industriel» (Cours de 19'('4, p. 31'('). Les généralités» psychologiques sur
«
l'invention (19'('1, 19'('6) ont en fait une portée qu'il faut rapporter à des condi-
tions historiques.
57. Dans ces conditions, on ne se trouve pas dans la situation de ces histoires géné-
rales des techniques qui sont écrites dans un cadre historique qu'elles ont reçu de
l'extérieur et qui n'est pas lié à l'étude de leur objet propre. Il est, bien sûr, tout
à fait possible et intéressant d'étudier la dimension technique d'une époque quel-
conque; cela correspond à un problème particulier, intéressant cette époque et ces
techniques; mais il n'y a pas de raison de considérer que ce soit la seule manière
de rendre compte de l'histoire des techniques, ni la plus générale.
58. Voir, par exemple, ci-dessous, l'analyse de l'avant-propos du Cours de 1968.
59. « Ontogenèse», dit-il, si on donne au mot « tout son sens », dans L'Individu et sa
genèse physico-biologique (PUF, 1964, p. 4). On peut « considérer toute relation
comme ayant rang d'être" (p. Il).
60. Depuis, la critique de l'idée et de la réalité d'une « époque" ou d'une « révolu-
tion industrielle" s'est largement répandue, chez les spécialistes, en histoire géné-
rale (voir Patrick Verley, La Révolution industrielle, Gallimard, coll. « Folio ", 1997:
« La notion même de révolution industrielle n'est plus une évidence pOUl' les his-
toriens ,,), aussi bien qu'en histoire des techniques (voir Maurice Daumas,
Le Clleval de César, ou le Mythe des révolutions techniques, EAC, 1990). Nous per-
mettons de renvoyer également à notre article sur « Révolution et invention dans
les techniques», cité en note 40, ci-dessus.
61. On notera l'originalité, la force et la précision conceptuelles que Simondon
apporte, de la sorte, au problème qui survient dès que l'on reconnaît, entre science
et technique, à la fois une proximité quasi indiscernable et une différence irré-
ductible (et que l'on exclut l'idée d'application ou de greffe), comme on le voit chez
H. Bergson ou G. Canguilhem (La COllilaissance de la vie, « Machine et organisme ",
p. 125).
62. En tenant compte paI'tiellement de la terminologie de Jacques Lafitte
(Réflexions sur la science des machines, 1932, Vrin, 19'('2), qui appelle tous les
objets techniques des « machines» (passives, actives ou réflexes).
63. Première partie qui est tout entière introductive: « Plan général pour l'étude
du problème des techniques ".
64. Plus, à vrai dire, un quatrième, qui sera développé dans la conclusion de cette
première partie: « Étude des problèmes humains des techniques ", entendus comme
la manière dont la nature et le régime des réalités techniques aux diverses étapes
de leur développement ont une valeur « normative» à l'égard des relations entre
les hommes. Il ne s'agit pas ici d'un examen « moral et politique" des effets de la
technique (même si cela peut y préparer), mais d'un examen, qui est encore tech-
nique, de la manière dont les diverses réalités techniques possèdent par elles-
mêmes, du fait de leur nature propre, une valeUl' normative à l'égard des hommes
engagés dans leur invention ou leur utilisation, et tendent, selon des modalités dif-
férentes, à normer, organiser, et d'abord supposer, les relations humaines.
L'examen n'est qu'indiqué, ici (de même que le premier et le second type d'étude),
comme « un projet complémentaire" (8imondon a réalisé ailleurs des études de
psycho-sociologie de la technicité, qu'on peut trouver dans le Bulletin de l'École
pratique de psychologie et de pédagogie de Lyon, 1960-1961). La nature exacte
et même la possibilité de ce quatrième point de vue ne pouvaient être indiquées
qu'après le développement des concepts fondamentaux correspondant au troi-
sième point de vue (teclmologie comparée), dans lesquels ils sont impliqués (ce
point de vue « humain" de l'analyse est encore véritablement « technologique »).
65. Jakob Johann von Uexküll, Umwelt und Innenwelt der Tiere (Monde envi-
ronnant et monde intérieur des animaux), 1909, Theoretische Biologie, 1928,
Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934, traduction fran-
çaise sous le titre: Mondes animaux et Monde humain, Denoël, 1965. Dans ce der-
nier ouvrage, von Uexküll dit qu'on pourrait comparer les divers organes des
vivants à des objets d'usage ou à des machines, qui sont, pour les uns, des « choses-
pour-agir ", et, pour les autres, des « choses-pour-percevoir»; et que, dans ces condi-
tions, d'un point de vue mécaniste, on pourrait caractériser l'animal comme un
assemblage d'outils ou d'instruments, qui sont leurs moyens d'action et leurs
moyens de percevoir, reliés ensemble par un système de guidage, ce qui en fait
une machine - conception, précise-t-il, qu'iljuge insuffisante dans la mesure où l'on
devrait alors supposer aussi un mécanicien dans la machine, pour tenir compte
69
du fait que l'animal se comporte comme un sujet dans l'utilisation de ces moyens
d'action et de perception (p. 13-14 de la traduction). L'origine de cette idée peut
être recherchée bien sûr chez Descartes, en ce qui concerne la machine, ainsi que
chez Platon et Aristote, en ce qui concerne la comparaison des organes avec des
outils. Nous avons évoqué précédemment (en 1.3) l'usage que Simondon fait dans
le MEOT, Fe partie, chap. Il, de manière tout à fait originale en l'appliquant à
l'objet technique, du concept de milieu propre, distinct du milieu géographique
environnant, selon une distinction héritée de Uexküll.
66. Andrée Tétry, Les Outils chez les êtres vivants, Gallimard (NRF), 1948, colL
{( L'avenir de la science", dirigée par Jean Rostand, préface de Lucien Cuénot. C'est
un des ouvrages cités dans la très courte bibliographie du MEOT (1958), de même
que L'Homme et la Matière et Milieu et Technique de Leroi-Gourhan, dans l'édi-
tion de 1945, bien sûr (la 3 e édition, revue et corrigée, date de 1971). Mais, au
moment du Cours de 1968, Leroi-Gourhan vient de publier depuis peu, Le Geste
et la Parole (1965), où, dans le second volume, La Mémoire et les Rythmes, il
exprime à son tour cette idée d'Uexküll et de Tétry, caractéristique de sa propre
science: {( La notion même d'outil exige d'être reprise à partir du monde animal
car l'action technique est présente aussi bien chez les invertébrés que chez
l'homme et on ne saurait la limiter aux seules productions artificielles dont nous
avons le privilège. Chez l'animal, l'outil et le geste se confondent en un seul organe
où la partie motrice et la partie agissante n'offrent entre elles aucune solution de
continuité» (p. 35).
67. A.G. Haudricourt juge que le point de vue fonctionnel est peut-être le plus
«
70
qui est analysable sur le modèle de la linguistique structurale); tandis que, si l'on
reconnaît qu'il y a des contraintes proprement techniques dont il faut faire son
affaire dans la solution que représente une réalité technique, alors, outre les struc-
tures générales de la pensée, qui sont homologues aux structures linguistiques Pl'O-
fondes, on doit bien reconnaître qu'existe une autre «logique "~, celle du mode de
penser technologique, qui est indépendante par rapport à elles"
71. « Parmi les disciplines ethnologiques, la technologie constitue une branche sin-
gulièrement importante car c'est la seule qui montre une totale continuité dans le
temps, la seule qui permette de saisir les premiers actes proprement humains et
de les suivre de millénaires en millénaires jusqu'à leur aboutissement au seuil des
temps actuels.» (L'Homme et la Matière, op. cit., p. 9.)
72. Du point de vue de l'évolution des vivants, c'est la division du champ antérieur
en « deux territoires complémentaires », la main et les organes faciaux rendant pos-
sible la parole, et leur développement indépendant mais lié, qui caractérise
l'homme (Technique et Langage, op. cit., p. 49 et 162). « Le langage est aussi
caractéristique de l'homme que l'outil» (p. 162); c'est que l'un et l'autre «ne sont
que l'expression de la même propriété de l'homme» (p. 163), liée à son équipe-
ment cérébral (dont le développement n'a pas été la cause antécédente de cette
évolution, mais l'a accompagnée, comme s'il était appelé par elle). Entre ce qui
relève de la technique et des réalisations matérielles et ce qui relève de la pensée
et du langage, le développement a été parallèle et a constitué deux domaines com-
plémentaires, mais irréductibles et se tenant « dans une réelle opposition» (p. 208).
La sociologie, l'ethnologie, l'anthropologie, jusque dans « l'école actuelle de Lévi-
Strauss» (bien que celle-ci s'efforce de la rénover « dans une perspective inspirée
par les sciences exactes »), ont tendance à négliger la face techno-économique de
l'existence humaine ou à n'y voir qu'un lieu d'influence des déterminations
sociales, alors qu'entre les deux il y a un courant à double sens, et même que « l'im-
pulsion profonde est celle du matériel» (p. 210). En somme, «l'humanisation com-
mence par les pieds» (p. 211).
73. A.G. Haudricourt et G. Granai, « Linguistique et sociologie », in Cahiers inter-
nationaux de sociologie, vol. 19, 1955. Haudricourt était à la fois ingénieur agro-
nome de formation, botaniste, technologue et linguiste.
74. Ibid., p. 114. Les auteurs reprochent à Lévi-Strauss de « nier la pluralité et
l'originalité des niveaux sociaux, dont la langue est partie, et finalement intel'-
préter la société dans son ensemble en fonction d'une théorie générale de la com-
munication» (ibid.).
75. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958, chap. v, p. 98 sq.
76. En fait, Haudricourt et Granai disent seulement (p. 208) « dans un certain
nombre de cas », et c'est Lévi-Strauss qui illustre cela par la référence à la tech-
nique, ce qui témoigne, nous semble-t-il, du sérieux et de la profondeur dans la dis-
cussion, en même temps que de la subtilité et de l'habileté, dont il fait preuve.
77. Ordre de contraintes d'une tout autre nature que celles du langage, du dis-
cours, de la signification, sous toutes leurs formes. « Le sens de l'objet technique
est son fonctionnement» (1968). Il n'en a pas d'autre, sauf à le gr'effer ultérieu-
rement sur lui (en cherchant à obtenir un « effet de halo », comme il le dit dans un
article de 1960 portant ce titre, republié dans les Cahiers philosophiques, n° 43
de juin 1990). Le fonctionnement de l'objet technique doit affronter toutes les
contraintes du réel, indépendamment de toute considération langagière, repré-
sentative ou interprétative, sous peine d'ineffectivité ou d'autodestruction. li s'agit
donc de tout autre chose que du « fonctionnement» d'une théorie ou d'une « pensée
sauvage », dont la fonction normale est d'organiser, de classer et, toujours, de don-
ner du sens.
78. L'échange des mots, celui des biens et celui des femmes, dont la combinaison
forme le fond de la société pour Lévi-Strauss, peuvent être analysés selon la même
méthode, c'est-à-dire en considérant ces trois sortes de réalité comme des « mes-
sages» (cL Anthropologie structurale, p. 76). Cf. Emmanuel Terray, « Langage,
société, histoire », in Critique, n° 620-621, janvier-février 1999, p. 94, numéro spé-
cial sur Claude Lévi-Strauss.
79. Alors que, durant les années où le structuralisme a occupé les esprits, le
reproche a été constant à son égard d'accorder Ull privilège de principe à la syn-
chronie (dans la tradition remontant à Saussure) et de supprimer l'histoire - mal-
gré les dénégations de certains structuralistes, comme Lévi-Strauss (voir, par
exemple, Anthropologie structurale, p. 106 sq.).
80. Cette distinction de l'outil et de l'instrument correspond très précisément à la
distinction de von Uexküll, que nous avons cité à la note 65, entre les moyens
d'agir et les moyens de percevoir. Leroi-Gourhan, dans L'Homme et la Matière,
tout en reconnaissant que « l'ethnologie s'est attachée à différentes reprises à la
7 1
recherche d'une définition de l'outil, de l'instrument, de la machine », précise que
« cette distinction n'intéresse qu'accessoirement (son) point de vue» (p. 111-112).
C'est que, de manière conséquente avec la perspective qui est la sienne, en tout
cas à l'époque, il cherche à classer non pas les objets techniques du point de vue
de leur nature technique propre, mais les outils du point de vue du croisement du
geste et de la matière à laquelle il s'applique. Andrée Tétry, en revanche, dans Les
Outils chez les êtres vivants, examine à plusiew's reprises la distinction entre outil
et instrument. Tétry cherche une distinction claire et générale entre ces termes,
mais elle peine à la trouver. Elle part de la définition du Littré: outil étant défini
par référence à instrument (<< outil: tout instrument de travail dont se servent les
artisans »), on peut conclure qu'il n'existe pas toujours de « différence tranchée»
entre les deux mais «de nombreux termes de passages» (p. 14); bien qu'ils ne
soient pas synonymes, on pourrait presque employer « instrument» dans tous les
cas (l'évolution récente de l'usage - pour des raisons qui ne sont sans doute pas
innocentes - conduit plutôt à soutenir que de nos jours c'est le terme outil» qui
«
tend à être employé, de manière confuse, dans tous les cas). Cependant, si l'on
veut distinguer les deux termes, on notera que, selon le Littré, « outil se dit de ce
qui sert aux arts mécaniques; instrument, de ce qui sert dans les opérations qui
ne sont pas exécutées par les artisans ». L'outil produit un travail manuel, phy-
sique, mécanique. il produit un effet déterminé et prévisible par application d'lme
force ou d'un procédé déterminés. Par contraste, on dira que « l'instrument effec-
tue une œuvre sur un autre plan parce qu'à l'effet brut se superpose la repré-
sentation intellectuelle» (p. 13) ce qui est commenté ainsi: l'instrument est
subordonné à une cause supérieure et donne un effet plus noble que lui-même;
c'est ce qui fait qu'on parle d'instruments scientifiques, de mesure, de musique,
ou même de chirurgie (p. 308). Mais, si l'on considèI'e la représentation ou
l'intellect comme extérieurs à l'instrument, on suppI'ime toute différence objective
entre outil et instrument: le même outil serait instrument du seul fait qu'il serait
employé à Wle tâche réputée noble, intelligente; la différence serait seulement
dans la subjectivité de l'utilisateur (cela correspond, de plus, à une représentation
naïve de l'utilisation de l'outil, qui suppose qu'il n'y a pas toujours besoin d'intel-
ligence, de représentation, de calcul, pour se servir d'un outil). Simondon suggère
seulement de faire passer cette part d'« intelligence» de la subjectivité de l'utilisa-
teur à la réalité de l'objet, et de concevoir que l'outil devient instrument lorsque
des fonctions intellectuelles ou simplement d'information sont intégrées, au moins
en partie, dans les fonctionnalité techniques de l'outil, c'est-à-dire lorsque, parmi
ses effets produits, il y a, au cours et du fait de l'action effectuée, recueil d'infor-
mation sur le milieu et sur l'action effectuée. L'année de la publication de l'ouvrage
d'A. Tétry (1948), Alexandre Koyré, dans un célèbre article (<<Du monde de l"'à
peu près" à l'univers de la précision », paru dans Critique, n° 28, et repris dans
Études d'histoire de la pensée philosophique, Gallimard, 1971), analyse lui aussi
la distinction entre l'outil et l'instrument, dans une perspective différente et dans
le cadre d'une problématique bien déterminée. Bien qu'il ne dise apparemment pas
tout à fait la même chose que 'rétry et que Simondon, il est cependant d'accord
avec cette idée directrice: l'instrument est « l'incarnation de l'esprit, la matériali-
sation de la pensée» (p. 352), et l'outil se caractérise par le caractère physique et
déterminé de son action (il prolonge et renforce l'action du corps). C'est dans la
mesure où il considère que les lunettes pour redresser la vue prolongent et ren-
forcent selon les mêmes lois le fonctionnement des yeux, qu'il dit que ce sont des
outils, tandis que le télescope ou le microscope sont des instruments d'optique.
L'instrument est, comme chez Simondon, ce qui instruit, mais (du fait d'une pro-
blématique générale et personnelle, qui le conduit à établir et à souligner une
« coupure» entre la perception et la théorie) il ne conçoit de véritable « instruction»
que théorique. C'est ce qui fait qu'il est porté à insister plutôt sur le fait que, si
l'instrument instruit, c'est qu'il est « incarnation de l'esprit », « matérialisation de
la pensée », « réalisation consciente d'une théorie» (p. 356), c'est-à-dire qu'il est
construit (instruere): s'il permet d'instruire sur le réel, de calculer, de mesurer
avec précision, c'est qu'il est construit de manière théorique, calculée, mesurée
avec précision, comme une théorie matérialisée. Cela correspond à l'idée, dans la
problématique de Simondon, que la qualité fonctionnelle et relationnelle de l'ins-
trument (la manière dont il instruit sur le réel) est directement dépendante de celle
de sa construction mécanologique (son auto-corrélation).
COURS, T
CON R NC S
e ilbert Simon on
L'INV N, ION
L V LOP M
STe NIQU S
( 1968- l 969)
AVANT-PROPOS
77
de descentes aléatoires selon les inégalités du terrain, le che-
min de bois puis le chemin de fer, matérialisation rigoureuse
et optimale de la tendance des trajets, sont l'analogue de la loi
que l'induction substitue en fin d'analyse à la population des
individus. Ce dégagement de lois, donnant aux opéI'ations
des supports fixes, précis et rigoureux, permet l'organisation
des réseaux par la légalisation du domaine spatio-temporel de
chaque groupe d'opérations.
2. Dans le cas précédent, les réalités techniques évoluent
avec les opérations dont elles sont l'enveloppe; les opérations
évoluent avec les opérateurs, c'est-à-dire avec des groupes
humains larges. De nornbreuses contraintes, la difficulté de
l'enseignement et du transfert d'un savoir concret, non for-
malisé, rendent partiellement compte de la lenteur d'un pro-
grès pré-scientifique, ralenti par une hystérésis culturelle, et
stimulé seulement par les nécessités vécues et éprouvées au
cours de l'accomplissement des opérations; au sein du travail,
l'information existe, mais à l'état engagé et implicite, non de
manière explicite et formulée sous forme de symboles; l'infor-
mation est distribuée au sein de l'action et incorporée aux
supports techniques de cette opération, constitués en majeure
partie par des « machines passives». Le progrès est freiné
parce qu'il demande une véritable reconstruction des supports
matériels de l'action dans les réseaux, qui dominent les
groupes, enveloppant eux-mêmes chacun des individus.
Au contraire, la métrologie et la science offrent à l'individu
isolé le puissant instrurnent d'une information explicite et for-
mulée qui est, pour la pensée, l'analogue de l'outil que chacun
porte avec soi et utilise au moyen de ses seules forces. Alors
devient possible la déduction anticipatrice, la prévision sur
modèles. L'inventeur est un opérateur mental et conceptuel
post-scientifique qui domine son travail. Son action, au lieu
d'être distribuée dans le temps et engagée dans les multiples
supports matériels d'un réseau qui domine l'homme par la
durée, l'étendue, et la complexité, s'exerce sur un modèle
manipulable, plus petit que l'opérateur, à la disposition de ses
moyens opératOires comlne de son outillage mental. L'inven-
tion porte en ce cas surtout sur des sous-ensembles ou des
composants, constitués d'un seul coup en dehors du monde du
travail par un homme isolé et à part, comme l'inventeur du
XIX e siècle. Une telle invention peut rester inutilisée, ou ne
pénétrer que plus tard dans le monde économico-social des
techniques réellement utilisées. Formellement, elle se carac-
térise surtout cornme une synthèse, une rencontre de données
extraites de chapitres antérieurement séparés des sciences
78
déjà formalisées. Techniquernent, elle fait généralement appa-
raître un tertium quid, un cOInposant qui n'est pas la simple
matérialisation d'une loi, mais l'intersection d'une pluralité
de lois, comme le montrent les exemples de la machine de
Gramme, du moteur thermique à combustion interne, du
moteur électrique asynchrone. Ces déductions convergentes,
libérées du frein de la fin collective, ont été rapides et nom-
breuses, de 1800 à 1870 ou 1880. Elles ont trouvé un
domaine d'élection dans les systèmes de transformation des
rnachines actives (moteurs).
3. Après l'étape pré-scientifique de l'analyse collective diver-
gente et l'étape post-scientifique de la synthèse individuelle,
après, donc, cette induction technique de masse et cette déduc-
tion constructive de l'homme seul, s'opposant comme le
continu lent et le discontinu rapide, apparaît l'interaction
parallèle des techniques et des sciences, caractéristique de
l'époque actuelle, et r'éunissant à nouveau travail et savoir;
mais il ne s'agit plus ici d'un travail de rnasse opposé au savoir
d'un seul; travail et savoir échangent leur efficacité et accom-
plissent leur processus d'interaction dans le cadre d'une
équipe restreinte, destinée à la recherche et socialement défi-
nie par ce but dans le cadre d'un programme. Le processus
mental n'est plus essentiellernent inductif ni déductif, analy-
sant ou synthétisant, mais avant tout transduatif, transportant
de domaine en domaine un schème, découvrant et instituant des
parallélismes au lieu d'amorcer des divergences dans les
réseaux ou d'apporter des convergences dans les composants.
Il produit des organisllles de plus en plus étroitement concré-
tisés, coordonnés synergiquement avec eux-mêmes; autre··
lllent dit, il fait naître, au sens propre du terme, des objets
techniques, complets et déplaçables, rigoureux comme une
axiomatique saturée, et constituant pour eux-mêmes, grâce à
la corrélation entre leur structure et leur fonctionnement, leur
condition d'existence complexe. Ces objets sont viables parce
que leurs propriétés découlent d'un problème supposé résolu:
ils sont auto-normatifs, auto-constituants et auto-limités. C'est
pourquoi, en eux, l'essentiel est le régime, la réveI'bération
interne, la relation entre l'entrée, la sortie, et l'alimentation,
comme pour un organisme vivant dans son milieu, avec l'en-
semble de ses fonctions de régulation et d'information.
La troisième étape a vu le développement des machines à
inforrIlation proprement dites, car le processus transductif de
pensée s'exerce à plein sur les fonctionnements dont les sché-
mas sont transposables parce que directement formalisables;
précisément, le caractère essentiel des machines à informa-
79
tion relève d'une telle formalisation, étant donné qu'il y a
coïncidence entre le processus mental de représentation par
formalisation et l'opération interne de ces machines.
Mais il importe de noter par ailleurs que l'étude technico-
scientifique des machines à information aboutit à reconsidé-
rer les trois étapes de l'évolution des techniques et de
l'invention à partir du système le plus complexe et le plus
parfait, qui est celui de l'ensemble presque fermé (rrlOdulateur
en état métastable, qui fournit la base active des machines à
information) .
De ce point de vue, les machines passives développées par
la première étape apparaissent comme des systèmes d'évite-
ment des incidences, tendant vers l'équilibre le plus stable,
dégradant en chaleur, par des oscillations progressivement
amorties, les singularités occurrentes; ceci est vrai d'une mai-
son, d'un pont, d'une voûte, mais aussi d'une voie ferrée, qui
minimise autant que possible les irrégularités du sol, allonge
les courbes, égalise les pentes, compense l'accélération cen-
trifuge: ce qui a été découvert à l'époque pré-industrielle et
pré-scientifique comme effet d'une induction matérialisant une
tendance centrale des parcours peut être repris et perfec-
tionné comme moyen de changement d'ordre de grandeur
alnortissant les incidences macrophysiques en énergie micro-
physique non orientée (chaleur, dégradation de l'énergie).
La logique du second type d'inventions est celle de la conser-
vation du même ordre de grandeur, dont l'idéal est l'équilibre
indifférent, caractérisant la condition du meilleur rendement
possible des systèmes de transformation dont l'entrée et la sor-
tie sont également macrophysiques ou également microphy-
siques; cette logique se caractérise par un idéal de réversibilité.
Enfin les machines à information réalisent à nouveau une
condition d'irréversibilité, mais en sens inverse de celle des
machines passives: elles accueillent comme signal, dans leur
entrée, des incidences quasi microphysiques, et, par une cas-
cade de relais asservissant une énergie d'alimentation d'un
ordre de grandeur macrophysique, donnent à la singularité
incidente une efficacité macrophysique: ce sont des systèmes
de désamortissement.
80
PLAN
PLAN GÉNÉRAL
POUR L'ÉTUDE DU PROBLÈME
DES TECHNIQUES
83
parlée, par opposition à la voix chantée et au cI'i). C'est dans
le prolongement de cette seconde formule, de souplesse et de
nécessité de résolution de problèmes (peu de pI'otection natu:
l'elle, mais mobilité et anticipation, acquisition du savoir par
expérience), dans cette option en faveur de l'opération libre
et amplifiante, que se situent les techniques et les objets
médiateurs entre l'organisrne et le milieu.
Cette opposition entre la rigidité des Arthropodes (chitinisés,
soumis à une succession de stades morphologiques se termi-
nant par le stade imaginaI sans croissance continue, ce qui
empêche l'apparition de l'expérience) et la souplesse des Ver-
tébrés, peu armés mais mobiles, rapides, et à croissance conti-
nue, a été notée par Bergson, disciple en ce sens de Darwin;
à l'instinct des Arthropodes (savoir et savoir-faire inné rllais
rigide) correspond fonctionnellement l'intelligence de l'Homo
faber, utilitaire et conceptualisante.
84
niers. La vision systématique du Inonde humain en seI'ait
vraisemblablement modifiée, car le formalisme structuraliste
généralise UIle pensée classificatrice et catégorielle qui n'est
qu'un des aspects des relations interhumaines; au contraire,
la technologie fait apparaître une fonction relationnelle du
couplage entre organisme et milieu, homme et monde, se déve-
loppant dialectiquement de niveau en niveau, et donnant donc
un sens à la norme (ou schème) du progrès, selon une épis-
témologie réaliste, différente du nominalisme structuraliste.
La technologie fournit la base d'une représentation compré-
hensive plus puissante que le formalisme, parce que englo-
bant les relations sujet-objet à travers la médiation réversible
(outil et instrument) que constitue la tierce réalité des objets
techniques, soudure entre l'homme et le monde, et paradigme
du rapport entre vivants et milieu.
85
tue ces médiations. Aux niveaux les plus élémentaires, les
activités techniques apparaissent essentiellement comme une
médiation fonctionnellement utile; aux niveaux supérieurs,
ce sont les critères internes d'auto-corrélation, donc de per-
fection intrinsèque, qui l'emportent. Mais l'évolution des
objets techniques n'est pas seulement linéaire; elle est dialec-
tique, en ce sens qu'après avoir pris appui sur l'organisme
porteur d'outil comme source d'énergie et d'information,
l'objet s'en affranchit progressivement; la machine-outil reçoit
encore son information de l'opérateur, mais est alimentée en
énergie prélevée dans le milieu; la machine complète est
affranchie de l'opérateur à la fois pour l'alimentation en éner-
gie et pour l'entrée d'information quand elle s'autornatise et
devient programmée. Enfin, dans son dernier stade, la tech-
nicité des réseaux retrouve concrètement le milieu en deve-
nant coextensive au monde, tandis que l'opérateur humain
est seulement en contact avec les terminaux, qui sont aussi
des initiaux. Le milieu est technicisé.
86
cultures, et se trouvant aussi chez les différentes espèces
anirnales.
Les méthodes s'orientent vers la production d'un objet
médiateur quand elles ont recours à une modification provi-
soire du milieu, comme une levée de terre, un plan incliné, un
échafaudage. Les anciens Égyptiens utilisaient des levées de
terre pour mettre en place - à niveau - les lourds blocs de
pierre des monuments; la terre était retirée après achève-
ment de l'édifice qui se construisait ainsi au ras du sol artifi-
ciel et provisoire. Il est pl'obable que la même méthode a été
employée pour construire les voûtes anciennes, avant l'emploi
du cintre en bois démontable, récupérable. La méthode
devance l'objet et implique prévision dans la succession des
phases de l'action et des modifications des matériaux. Le
temple de Ségeste, dont la construction a été interrompue en
409 avant Jésus-Christ par l'invasion des Carthaginois, porte
dans les parties inférieures les saillies de levage ayant permis
la mise en place des blocs. Ces saillies auraient été ultérieu-
rement enlevées au ciseau; la relative imperfection des
moyens de levage était compensée par une méthode de taille
en plusieurs temps; la première taille des blocs, sur le chan-
tier ou dans la carrière, prévoyait les saillies de levage; la
seconde taille, après mise en place, réduisait les saillies: la
transformation du matél'iau est fractionnée, et c'est grâce
à ce fractionnement que la méthode remplace l'outil ou
l'instrument.
La technique pré-instrumentale n'impose pas seulement un
fractionnement de l'opération et des phases d'élaboration du
matériau; elle implique aussi, en de nombreux cas et pour les
mêmes raisons, un fl'actionnement de la tâche et sa réparti-
tion synchronique entre un grand nombre d'opérateurs, aussi
bien chez l'homme (techniques primitives de construction,
charroi des matériaux) que chez les animaux (coordination
des activités individuelles chez les Abeilles, les Termites);
autrement dit, les techniques pré-instrumentales impliquent la
communication et la coordination au sein des équipes d'opé-
rateurs, ce qui amène en certains cas une structure hiérar-
chique très accentuée; ce sont là des traits caractéristiques du
travail artisanal par opposition au travail industriel: la tech-
nicité réside dans la diachronie et la synchronie des sous-
enselnbles de l'opération. Le travail technique primitif,
pré-instrumental, ne se déroule pas dans une atlnosphère de
libeI'té individuelle, mais au contraire dans un régime de
contrainte et de ritualisation par nécessité de précession des
phases et de synergie des actions. Même si l'avènement des
87
machines a été asservissant par son caractère concentration-
naire (lié surtout à la recheI'che de puissantes sources d'éner-
gie), le développement des médiations instrumentales doit être
considéré comme une première libération par rapport à la
nécessité du fractionnement diachronique et synchronique du
travail technique pré-instrumental. Dans le monde humain, le
premier et véritable esclavage est pré-industriel et même
pré-instrumental; la nécessité technique se traduit par la
contrainte sociale. L'espèce humaine est sociale en particulier
en tant que technicienne, et selon des modalités comparables
à celles des sociétés animales (sociétés closes, selon le terme
employé par Bergson).
2. et instrument
88
sert à prélever de l'information, tandis que l'outil sert à exer-
cer une action.
L'opposition de l'outil et de l'instrument n'est pas absolue ni
radicale dans les formes élémentaires: un bâton peut servir
à frapper ou creuser, mais aussi à tâter, sonder, explorer. Le
maçon peut employer son marteau, à petits coups, pour
contrôler l'adhérence d'un enduit ou déceler un conduit creux
dans l'épaisseur d'une muraille. Mais, en se perfectionnant,
outils et instruments se séparent en effecteurs purs et cap-
teurs purs. On ne peut employer UIl microscope comme outil
sans le détér'iorer.
Plus l'outil est complexe, plus la médiation qu'il exerce
éloigne l'opérateur du contact avec la matière ouvrée et affai-
blit la prise d'information s'effectuant par l'outil; avec UIle
vrille à main, chaque fibre est sensible. Un porte-foret à
engrenage ne donne plus une information aussi riche sur la
texture de la matière ouvrée.
Corl'élativement, outils et instruments se spécialisent, en
restreignant la gamme d'activités mais en développant leur
performance dans la bande étroite de leur spécialité. Un foret
à carbure de tungstène est impropre au travail du bois; par
contre, il convient au perçage de la brique et du béton; au
contraire, on peut, avec certaines précautions, utiliser une
mèche de chaisier pour découper une feuille de métal, parce
qu'il s'agit d'un outil beaucoup plus primitif et moins spécia-
lisé. Il en va de même pour les instruments, par exemple pour
les différentes espèces de microscopes (stéréomicroscope,
ultramicroscope ... ) .
89
époque, en passant par Simon le Magicien. Le masque de
théâtre antique et le pOI'te-voix rnoderne sont aussi des adap-
tateurs d'impédances, comme la raquette de trappeur et le ski.
Le dé à coudre permet de concentrer toute la force du doigt sur
la mince surface de l'extrémité de l'aiguille; une punaise
- pointe et plaquette - est aussi un système de transformation.
En d'autres cas, c'est la fonction d'isolement qui l'emporte
sur celle de transformation: le gantelet pour porter le faucon;
les mitaines de cuir pour arI'acher les orties, les pinces pour
prendre et maintenir le fer pendant qu'on le forge; si le fer
était travaillé à froid, on pourrait, à la rigueur, le tenir' d'une
main et le forger de l'autre.
Assez généralement, l'outil réalise à la fois un prolongement
des effecteurs (la pince à long bec ou la pince à dégoupiller
agissent comme des doigts longs, fins, l'obustes), une trans-
formation (bras de levier de la pince, rapport entre la surface
des poignées et celle des mors du bec) et un isolement ther-
mique, mécanique, chimique, ou électrique (pince de câblage
en électricité et électronique); transformation et isolement
peuvent être réalisés soit directement (le ciseau de sculpteur
poussé à la main), soit par mouvement et passage par une
phase d'énergie cinétique (le marteau, la masse, la pioche, la
hache, l'herminette). Voir Leroi-Gourhan, L'Homme et la
Matière et Milieux et Tecllniques, pour une classification com-
plète des outils et des modes opératoires, surtout dans les civi-
lisations pré-industrielles.
Les trois aspects fondamentaux de la médiation (prolonge-
ment, transformation, isolement) se retrouvent dans les ins-
truments; une sonde prolonge la main du marin, la lunette
augmente la portée utile de l'observation visuelle. Les instru-
ments qui transforment rendent perceptibles des phénomènes
qui ne le seraient pas (infrarouge et ultraviolet, ondes hert-
ziennes, ultrasons, divers rayonnements). La transformation
peut d'ailleurs ne pas être un changement de porteuse et
consister seulement en une adaptation d'impédances (stétho-
scope). Quant à l'isolement, il intervient pour ainsi dire
comme une conséquence directe et involontaire du prolonge-
ment et de la transformation: l'instruIIlent est sélectif, soit
par le fait qu'il capte seulement une bande étroite de phéno-
IIlènes (longueurs d'ondes lumineuses, fréquences sonores),
soit par le fait qu'il découpe une plage d'observation étroite-
ment limitée (lunette, microscope). La fonction d'isolement
peut consister en un affaiblissement gradué: les Anciens
observaient le soleil à travers un sténope, petit trou dans une
plaque, ou dans un miroir d'eau, pour éviter l'éblouissement;
90
les verres fumés actuels jouent le même rôle; les Esquimaux
emploient des lunettes de bois percées de minces fentes pour
protéger leurs yeux contre le froid et l'intense rayonnement
du soleil sur la neige. Dans les instruments complexes, les
grandeurs dites coefficient d'arnplification (ou « puissance») et
caractéristiques de transmission se retrouvent de manière
très générale. Ces fonctions sont en relation de continuité avec
celles des récepteurs sensoriels, qui présentent une sélectivité
propre (audition, vision, dans les différentes espèces), et des
adaptateurs (le tympan et la chaîne des osselets jouent un
rôle d'adaptateuI's d'impédances pour la transmission de
l'énergie vibratoire du milieu aérien au milieu liquide de
l'OI'eille interne); la cornée et le cristallin sont aussi des adap-
tateurs non seulement pour la mise au point en distance, mais
en ce sens qu'ils permettent à toute l'énergie lumineuse
recueillie par l'œil fixant une source ponctuelle lointaine de
tomber sur une très petite surface rétinienne, avec une forte
concentration. Les organes des sens ont aussi des dispositifs
d'isolement et des dispositifs modérateurs (tensor tympani,
iris, paupières). Les trois fonctions des instruments sont donc
en accord avec celles des OI'ganes des sens.
Mais, malgré son caractère essentiel et prépondérant pour
les outils et les instruments, la fonction l'elationnelle n'est pas
la seule: même au niveau le moins élevé, les objets techniques
ont une logique interne, une auto-corrélation sans laquelle ils
ne pourraient exister.
Dans un grand nombre d'outils, le problème crucial est celui
de l'emmanchement; la nature fournit une grande abondance
de manches solides, en bois ou en os; la métallurgie est
capable de produire, depuis des Inillénaires, des fers
robustes, des tranchants tenant l'affûtage. Pourtant, même
de nos jours, le point faible de beaucoup d'outils (faux, mar-
teaux, pioches) est le raccord entre le manche et le fer; les
trois modes principaux d'emmanchement, soie, collet, douille,
avec leurs variantes et certaines adj onctions COIIlme les liga-
tures, frettes ou coins, montrent qu'il y a un problème géné-
ral de l'auto-corrélation dans le fonctionnernent interne des
outils, qui existe même s'il est invisible et ne consiste qu'en
contraintes, flexions, ou torsions invisibles; l'outil « travaille»
à l'intérieur de lUi-rIlême, entre ses différentes parties qui
agissent les unes sur les autres; et il se perfectionne tantôt
par amélioration des termes extrêmes (une poignée qui tient
mieux en main, un « fer» mieux aCiéré), tantôt par progrès de
l'auto-corrélation (les arceaux à coin, pour l'emmanchernent
des faux, ont été remplacés par des arceaux à vis, moins
9 l
sensibles à l'humidité et permettant un réglage angulaire
plus préois).
Dans le domaine des instruments, l'auto-oorrélation se oarao-
térise par la dinlinution des artefaots, du bruit de fond looal;
en optique, par exemple, la multiplioation des lentilles dans les
objeotifs ou ooulaires aurait amené une diminution du
oontraste due à la lumière réfléohie; oet inconvénient a été
limité par le traitement des surfaoes au fluor; la multiplioation
des lentilles oomposant l'objeotif et l'ooulaire est oomparable
aux adaptations des termes extrêmes dans les outils; le trai-
tement antiréfléohissant des surfaoes est au oontraire oompa-
rable au progrès de l'auto-oorrélation. Dans un instrument
oomplexe oomme un réoepteur de radio, les termes extrêmes
(antenne, oirouit d'entrée et étage final agissant sur le haut-
par'leur), qui réalisent l'adaptation au signal physique et à
l'auditeur humain, sont beauooup moins développés que les oir-
ouits de transformation, séleotivité et amplifioation intermé-
diaire, pour lesquels se posent les problèmes d'auto-oorrélation
(isolements, déoouplages, auto-régulation du niveau, stabilité
de la fréquenoe looale) dont dépend le fonotionnement. Un des
plus anoiens systèmes de réoeption radiophonique, oelui de la
déteotrioe à réaotion, illustre l'importanoe oentrale, pour un ins-
trument, de l'auto-oorrélation; la réaotion positive dosée est en
effet l'essentiel de oe montage; elle oommande la séleotivité et
l'amplifioation.
92
l'instrument, on trouve une fonction relationnelle et une fonc-
tion d'auto-cOI'rélation dans les ustensiles techniques.
La lampe, par exemple, est une nlédiation stable entre une
flarIlme et une réserve de combustible, avec un isolement de
la réserve par rapport à la flarnme suffisant pour que le feu
ne se propage pas dans le combustible (sinon, la lanlpe « prend
feu »), mais aussi avec un couplage suffisant entre la flamme
et le combustible pour que le combustible continue à alimen-
ter la flamme (par capillarité ou par un autre moyen) et pour'
que la flamme vaporise assez de cornbustible pour réaliser son
auto-entretien; sinon, la flamme est noyée et la lampe s'éteint.
Ces deux fonctions opposées de couplage et d'isolement abou-
tissent à un fonctionnement stable quand la lampe est
construite de manière à comporter' une auto-régulation (par
information engagée). Le fait pour la lampe d'être réglable ne
se confond pas avec son auto-régulation, qui, dans ce cas,
représente l'auto-corrélation interne et lui confère un degré
plus ou moins élevé de technicité. Une lampe à graisse, une
lampe à huile sont réglables (par tirage de la mèChe) mais
non auto-régulatrices; une lampe à pétrole est auto-régula-
trice, parce que le tube en feuillard de laiton contenant la
mèche s'échauffe quand le tirage d'air est faible (flamme
faible) et au contraire se refroidit quand le tirage est intense
(flamme haute) ; de cette manière, le pétrole est vaporisé soit
par le tube, soit par la mèche, si bien que la hauteur de
flamme, au bout de quelques minutes de fonctionnement, reste
stable pendant plusieurs heures.
La torche de bois résineux est réglable (par inclinaison plus
ou moins accentuée, faisant varier le couplage positif entre la
flamme et la réserve, qui est le bois encore intact au point de
naissance de la flamme, et où la résine se vaporise), ruais elle
n'est pas auto-régulatrice, car il n'existe pas une réaction
négative s'opposant, à partir d'une hauteur définie de flarIlrIle,
à cette réaction positive d'auto-entretien de la combustion.
Le caractère auto-régulateur, provenant d'une auto-corréla-
tion entre une réaction positive (assurant l'auto-entretien du
fonctionnement) et une réaction négative dont le coefficient
augmente rapidement en fonction de l'élévation du régime,
demande, dans les appareils à combustion, un rapport défini
entre les deux types de réaction: la réaction positive doit
exister à bas niveau, sinon la mise en route, par absence
d'effet d'amplification, est impossible; par contre, la réaction
négative (modératrice, empêChant l'emballerIlent) doit avoir
un coefficient augmentant avec l'allure. Enfin, comme le
régime est le produit instantané de ces deux coefficients
93
d'amplification et de contre-réaction, le délai de transmission
de l'infornlation engagée (ou implicite) doit être court par
rapport aux variations du régime; sinon, il s'amorce des
auto-oscillations, COII1IDe dans les appareils employant une
réaction négative à information dégagée, explicite (chau-
dières thermostatées).
La technicité des ustensiles ou appareils en apparence très
primitifs provient d'un mode de construction et de fonction-
nement assurant une auto-corrélation précise des deux modes
opposés de réaction, c'est-à-dire non seulement un rapport
convenable des coefficients de chacune des réactions en fonc-
tion du régime, mais aussi un délai assez court du retour
d'information par rappOI't au phénomène de base constituant
le fonctionnement, par exemple la combustion.
L'analyse du contrôle et de la communication dans les êtres
vivants et les machines (nommée Cybernétique par Norbert
Wiener en 1948) a établi ses concepts à partir de la théorie
des asservissements et des régulations appliquée aux disposi-
tifs à information dégagée, explicite; mais la même analyse
peut s'appliquer aux ustensiles et appareils présentant une
auto-corrélation entre des fonctions d'information engagée,
généralement plus anciens, comme les lampes et appareils
à combustion. D'ailleurs, Maxwell, dans sa Theory of Gover-
nors, avait étudié de ce point de vue le moteur à vapeur équipé
du régulateur de Watt, qui marque la transition entre l'infor-
mation engagée et l'information dégagée.
Les amorces les plus puissantes de l'évolution technique
doivent être cherchées dans ce troisième type de dispositif qui
n'est ni outil ni instrument, mais ustensile ou appareil, pou-
vant fonotionner seul, sans être raccordé à l'organisme
humain qui prolonge en lui ses effecteurs ou ses organes des
sens. Dans l'usage de l'outil ou de l'instrument, l'objet tech-
nique est hétéronome; il joue, selon l'expression de Norbert
Wiener, un rôle prothétique: il s'ajoute à un organisme rece-
lant les fonctions de contrôle, de communication, et même sou-
vent la source d'énergie. L'ustensile ou l'appareil sont
autonomes, auto-suffisants. On peut d'ailleurs noter que cette
tierce réalité technique est le point de départ des sources
d'énergie qui ont servi plus tard à détacher les machines de
l'opérateur humain; une lanlpe, un foyer, un moulin à vent
sont alimentés en énergie indépendante de celle que peut four-
nir' le corps humain; leur indépendance en alimentation éner-
gétique, jointe à la possibilité d'automatisation, qui est
l'indépendance informationnelle par rapport à l'opérateur, est
la préface pré-industrielle du mode d'existence de la machine.
94
La lampe, le foyer, la marmite sont les ancêtres de la chau-
dière. L'éolypile antique, puis la marmite de Papin sont des
étapes vers l'invention du moteur thermique, rnachine par
excellence et base du développement industriel nommé
machinisme.
En allant plus loin, on peut considérer la rnachine parfaite
comme résultant de la réunion triadique d'un instrument
(source d'infoI'mation ou programme), d'un outil (l'effecteur
produisant un travail) et enfin d'un ustensile ou appareil pro-
duisant ou captant l'énergie. Cette énergie est modulée par
l'entrée d'information (instrument) dirigeant son usage dans
l'outil effecteur qui est la sortie de la machine. La machine est
essentiellement une triode comme un organisme; elle a une
entrée, une alimentation et une sortie.
L'outil et l'instrument, permettant l'action massée, accom-
plissent une prelnière révolution technique affranchissant
l'opérateur individuel du fractionnement diachronique et syn-
chronique des tâches, qui entraîne leur ritualisation et leur
collectivisation. La seconde révolution technique est le déta-
chement de l'objet technique d'avec l'organisme de l'opéra-
teur: l'instrument sert d'entrée à l'appareil; l'outil lui sert de
sortie; l'appareil est donc le point central, le médiateur de
cette coaptation entre un instrument et un outil à travers une
source d'énergie, qui fait la machine.
On pourrait donc dire que la machine se constitue par un
processus d'individuation dont le centre actif est l'ustensile,
puis l'appareil, nœud de la relation, foyer de l'auto-corréla-
tion, et amorce de l'indépendance par rapport à l'organisme
humain qui sert de porteur, et aussi d'ébauche, parce que les
instrulnents et outils élaborés pour l'organisme de l'opérateur
peuvent être transportés sur la machine, au prix de modifi-
cations adaptatives; de manière fractionnée, l'organisme sert
ainsi de modèle, d'archétype, aux principaux organes capteurs
et effecteurs de la machine; mais il faut une tierce réalité,
celle de l'ustensile et de l'appareil, pour opérer en dehors de
l'homme ce raccordement du capteur et de l'effecteur.
Il serait d'ailleurs peut-être excessif d'affirmer que l'usten-
sile ou l'appareil sont toujours des sources d'énergie; rIlais ils
sont toujours au moins des principes d'auto-corrélation. Tel est
le cas, en particulier, de la roue. Comme IIlédiateur entre le
fardeau et le plan de roulement, la roue véhiculaire apparaît
d'abord sous forme d'une série de rouleaux ou rondins.
Comme médiateur, ce système est parfait en principe (pas de
frottements, en raison de l'absence d'axe), mais il manque
l'auto-corrélation, car les rouleaux avancent à une vitesse qui
95
est la moitié de celle du fardeau, et il faut un opérateur pour
les recycler en les repoI'tant les uns après les autres devant
le fardeau. La roue avec axe et moyeu est au contraire par-
faiternent oorrélée avec le fardeau par l'intermédiaire du
véhicule qu'elle porte: elle est comme un rouleau qui serait
perpétuellement remis en place; rnais elle perd une partie de
la fonction de médiation du rouleau véritable, parce que le
système moyeu-axe produit des frottements (d'où échauffe-
ment, usure, nécessité d'employer de l'eau ou de la graisse,
l'axonge chez les Anciens). Enfin, la synthèse de ces deux
étapes de développement se fait dans la poue à roulements
(billes, rouleaux) qui transpose dans le moyeu le système des
rouleaux; disposés circulairement, les rouleaux se recyclent
d'eux-mêmes sans opérateur; l'auto-corrélation, appliquée
dans la seconde étape à la roue véhiculaire malgré les incon-
vénients qui en résultent, et excluant la parfaite médiation
caractéristique de la première étape, s'applique ensuite aussi
à la première étape, dont elle réincorpore le dispositif à l'inté-
rieur de la roue. Le progrès technique s'accomplit par relation
dialectique entre la médiation (adaptation aux teI'mes
extrêmes, plan et fardeau) et l'auto-corrélation, relation de
l'objet technique avec lui-même.
et
96
Il est important de noter que la roue, qui n'existe à peu près
pas chez les vivants, a joué et continue à jouer un rôle essen-
tiel en mécanique, parce qu'elle donne aux objets techniques
un principe simple d'auto-corr'élation cornparable à l'activité
du système nerveux faisant correspondre chez les animaux
les commandes motrices aux réceptions sensorielles et consti-
tuant des automatisrnes; comme la roue peut de plus véhicu-
ler de l'énergie et transformer des mouvements (engrenages,
courroies), elle a pu servir de principe de base à un grand
nombre de machines simples, de machines-outils et de
machines.
Les machines simples, dont la théorie a été faite par
Descartes, sont en fait plutôt des outils complexes (moufles,
palans, treuils ... ), car elles sont des systèmes de transforma-
tion du mouvement, comme le levier; leur commande se
confond avec leur alimentation en énergie, toutes deux venant
de l'opérateur par le même mode d'action (agir sur une mani-
velle, opérer une traction sur un câble). On peut cepen-
dant noter que les machines simples, en se perfectionnant,
reçoivent des commandes partiellement distinctes de l'entrée
d'énergie, par exemple des freins, des encliquetages de sécu-
rité, des dispositifs d'irréversibilité dans les instruments de
levage, ou des dispositifs de sécurité automatique par cap-
teurs internes et transmission d'information engagée (sou-
papes sur les presses hydrauliques).
Les machines-outils n'empruntent plus leur énergie à l'opé-
rateur, mais continuent à être commandées par l'opérateur,
même si elles comportent des capteurs internes commandant
des mécanismes de sécurité, comme le débrayage automatique
sur un tour ou une fraiseuse; elles sont donc semi-autonomes,
étant autonomes pour l'énergie et hétéronomes pour l'infor-
mation; ce sont des outils complexes et assistés. L'autonomie
énergétique permet une arnplification considérable des effets,
parce que la machine-outil est un modulateur: il suffit d'une
très faible énergie porteuse à l'entrée (commande) pour gou-
verner la transforrnation en travail (sur les effecteurs) de
l'énergie empruntée au milieu extérieur (animaux, courant
d'eau, vent, combustion). La structure triodique de la
rnachine-outil arnorce un changerIlent d'ordre de grandeur
dans l'activité technique, qui n'est plus limitée par la puis-
sance du moteur humain; c'est seulement le temps néces-
saire à la succession des différentes commandes qui impose
une UIIlite, car le temps humain, même pour un opérateur
déchargé d'efforts musculaires, ne peut être considérablernent
accéléré. Dans l'utilisation de l'outil, la limite imposée par
97
l'effort musculaire reléguait au second plan la condition de
rapidité de transmission d'information à l'objet technique par
l'opérateur; avec la machine-outil au contraire, la limite éner-
gétique disparaît, ce qui permet d'accélérer le fonctionnement
jusqu'à la limite supérieure de succession des actes de com-
mande pour l'opérateur; dans cette situation où la rnachine-
outil est ralentie par l'opérateur, la recherche du rendement
fait peser sur l'opérateur une demande de rapidité qui a été
un des aspects les plus négatifs du développement du Illachi-
nisme industriel venant remplacer l'artisanat ou le travail de
force (voir Friedmann, Problèmes humains du machinislne
industriel). Ce désaccord entre le rythme de la machine-outil
et celui de l'opérateur provient du fait que l'information doit
être fournie à la lllachine-outil en temps, pendant son fonc-
tionnement. La machine-outil est un complexe hétérogène,
parce que son alimentation en énergie vient du milieu alors
que son entrée d'information doit recevoir les signaux de
l'opérateur.
Au contraire, dans la véI'itable machine, l'information n'est
plus fournie en temps à l'objet technique: elle est massée sous
fOI'me de programme initialement constitué de manière com-
pIète et pouvant être utilisé à un régime aussi élevé que le per-
met le fonctionnement de la machine; la machine est
autonome à la fois pour l'alimentation et pour l'inforIIlation
pendant son fonctionnement, l'information étant fouI'nie de
manière massée avant le fonctionnement.
À la limite, une machine peut d'ailleurs avoir reçu une fois
pour toutes à la construction son programme de fonctionne-
ment, si ce fonctionnement est toujours le mêllle; l'infoI'ma-
tion est donnée par l'inventeur' et le constructeur; la machine
est alors autOInatique. La tâche de l'opérateur devient une
tâche de contrôle et de surveillance (détection des pannes,
({ maintenance »), qui peI'Inet de confier plusieurs machines à
une seule personne, grâce à la centI'alisation des voyants,
indicateurs et appareils de mesure en un seul poste de
contrôle; à ces télémesures correspondent des télécomrnandes
permettant d'exerceI' rapidement sur une des rIlachines
l'action nécessitée par un incident (commande à distance d'un
extincteur, enclenchement ou déclenchement d'un disjoncteur
rattachant une génératrice au réseau dans une usine élec-
trique). Le travail devient ainsi, pendant le fonctionnement,
une activité de vigilance et de détection, plutôt qu'une émis-
sion d'information rythmée par le fonctionnement. Il s'opère
un renverselnent dans le rapport entre l'opérateur et l'objet
technique: ce n'est plus le fonctionnement en cours qui
98
demande un travail (cornme dans le cas de la machine-outil),
mais les incidents du fonctionnement, sa mise en route, son
arrêt, ses modifications d'allure.
Pour que l'autonornie informationnelle de la machine soit
possible, il ne suffit d'ailleurs pas qu'elle reçoive un pro-
gramme avant d'être mise en route; il faut aussi qu'elle pré-
lève elle-nlême, en temps, les informations nécessaires à son
adaptation aux variations de charge, aux irrégularités du
rIlatériau, qui permettent l'auto-régulation de l'activité sans
intervention de l'opérateur comme observateur. Une machine
complète possède donc une double autonomie informationnelle,
celle du programme, stockée avant l'opération, et celle des
mesures et contrôles adaptatifs au cours de l'opération; le
pI'emier type d'infoI'mation fait de la machine un automate au
sens ancien du terme: elle possède en elle la formule com-
plète de son activité; le second type fait de la machine un
automate cybernétique, un système auto-adaptatif; ces deux
automatismes sont d'ailleurs corrélés, cal' le programme peut
gouverner et prédéterminer la manière dont la machine
répondra aux informations prélevées par ses capteurs au
cours du fonctionnement: la plongée d'un sous-marin est pro-
grammée, en ce sens que le niveau à atteindre et la vitesse de
plongée constituent le programme; mais les capteurs du sous-
marin, fournissant des d.onnées sur le milieu et sur le dérou-
lement de la plongée, permettent la prévision automatique des
actions à exercer pour atteindre un niveau défini sans le
dépasseI', en fonction des conditions.
99
agit sur l'autocommutateur central et déclenche un appel sur
un autre poste; en sens inverse, cet appareil peut recevoir un
appel provenant d'un autre poste, après fonctionnement de
l'autocommutateur. La caractéristique de base du réseau est la
présence virtuelle de toutes les possibilités de l'organisme cen-
tral en chacun des terminaux, à l'émission comme à la récep-
tion. Le fonctionnement du réseau est rendu possible par
l'usage des relais amplificateurs (système triodique) et des
deux types d'automatisme caractérisant la machine. Dans la
mesure où les centraux se complexifient et s'automatisent,
les terminaux se simplifient et se standardisent, comme on le
voit en téléphonie, où le central fournit IIlême le courant
continu d'alilnentation.
La structure du réseau technique ne caractérise pas seule""
ment les moyens d'échange et de traitement de l'information;
elle existe aussi pour la distribution de l'énergie et pour les
moyens de communication, sur lesquels se greffent les
réseaux de distribution, d'approvisionnement et d'entretien
des produits de la civilisation industrielle. Un objet technique
reste rattaché à un réseau dans la mesure où, par dichotomie
entre une base stable et des pièces de rechange, la continuité
entre le centre de production et les points d'utilisation se
maintient à travers l'espace et à travers le tenlps, comme si
l'objet était à tout instant un terminal pouvant être remis en
communication avec le centre de production, virtuellement
présent aux points d'utilisation; l'objet, simplifié dans son
montage et standardisé dans ses composants, continue à par-
ticiper à l'activité du centre de production, diffusée en une
multitude de stations sous forme de pièces de rechange, de
machines, d'appareils de mesure.
Le progrès des réseaux, par le progrès des échanges, peut
éventuellement permettre au centre de production de se plu-
raliser, comme c'est le cas pour certaines usines de construc-
tion automobile. Mais la démarche essentielle est la dichotomie
entre la fonction de centre et la fonction de terminal, qui a
pour corrélatif une dichotomie de l'objet lui permettant d'être
toujours virtuellement en état de production continuée, par
rechange des pièces soumises à usure ou vieillissement, et de
trouver partout une alimentation en énergie correspondant à
ses caractéristiques; les stations constituant un réseau sont
normalenlent les terminaux de plusieurs centres hétérogènes
et synergiques; par exemple, les stations routières pour les
véhicules routiers sont des terminaux en tant que conces-
sionnaires de telle firme, mais offrent aussi différents carbu-
rants, différents lubrifiants, des batteI'ies, des lampes, des
100
pneumatiques pI'ovenant d'une pluralité de centres de pro-
duction; ces terminaux complexes, groupant des produits
hétérogènes, sont spécialisés par orientation vers un type
défini de véhioules: automobiles de tourisme, traoteurs,
camions à moteur' Diesel. Chaque firme productrice peut s'ef-
forcer d'orienter le choix des produits et des aooessoires (telle
huile, tels pneumatiques), mais les stations tendent en une
certaine mesure vers l'indépendanoe et la pluralité, car la
demande des utilisateurs agit sur les stations COlllme un ordre
envoyé par un terminal à un central: les terminaux inter-
rogent le central; ils ne se bornent pas à recevoir de l'infor-
mation et des produits.
En prenant la dimension des réseaux, la réalité technique
retourne en fin d'évolution vers le milieu qu'elle modifie et
structure (ou plutôt texture) en tenant oompte de ses lignes
générales; la réalité technique adhère à nouveau au monde,
comme au point de départ, avant l'outil et l'instrument. Mais
c'est seulement une des deux moitiés de la réalité technique
qui retourne vers le milieu et se modèle sur ses lignes: les ter-
minaux. Les centres restent séparés et fermés; ils sont com-
parables à un grossissement de la machine, qui représente
pour la première fois la technicité à l'état pur, affranchie non
pas seulement des contraintes du milieu, mais de la dépen-
dance constante par rapport à l'opérateur.
Le développement des techniques donne un sens dialectique
à la notion de progrès; après l'affranchissement, l'isolement,
l'autonomie de la technicité dans la machine, se produit un
retour vers le milieu, non par effacement de la machine, mais
par son dédoublement en central et terminaux.
CONCLUSION
101
cornpensée par un surcroît d'organisation et de cohérence
entre les différentes parties de l'objet technique; le progrès
technique se fait par oscillations entre les progrès de la
médiation et ceux de l'auto-corrélation. Par exemple, une
étude plus exhaustive de la roue véhiculaire ne pourrait être
faite sans tenir compte des étapes de l'adaptation aux termes
extrêmes, le plan de roulelnent (appartenant au milieu) et le
véhicule (portant l'organisme et conduit par lUi); la roue
s'adapte au plan de roulement en se différenciant (roue de
chemin de fer, roue d'automobile, l'oue avant et roue arrière
de tracteur) très particulièrement au niveau du contact avec
le plan de roulement (pneumatiques pour la neige, tout-
terrain ... ); elle s'adapte au véhicule par la suspension, les
amortisseurs, les boggies. Oes progrès relationnels aIIlènent
la nécessité d'une auto-corrélation plus serrée, en particulier
pour les virages (différentiel, système de la barre de cou-
plage des roues directrices avec fusées entraînées par des
leviers dont les prolongements géométriques se coupent au
milieu du pont arrière); dans le cas des chemins de fer,
l'auto-corrélation dans les virages est obtenue par inclinaison
de la voie, conicité des roues et prescription d'une vitesse
définie pour chaque courbe.
De manière assez générale, les progrès relationnels sont des
perfectionnements progressifs, continus, se faisant par essais
et erreurs au cours de l'usage; ils résultent de l'expérience et
s'additionnent: ils conservent l'allure temporelle de la rela-
tion entre organisme et milieu. Par contre, les progrès de
l'auto-corrélation demandent une résolution de problème, une
invention qui pose un système synergique de compatibilité.
Oette invention peut être amenée par le besoin des progrès
relationnels, mais elle ré-engendre la logique interne du sys-
tèlne, qui est auto-normatif, et confère à ses sous-ensembles
des propriétés provenant du fonctionnement et le rendant pos-
sible. O'est ainsi que l'adjonction de la grille-écran dans la
triode électronique a d'abord été envisagée comme un moyen
de progrès relationnel: il s'agissait d'isoler électrostatique-
ment l'entrée de la sortie, la grille de comIIlande de l'anode.
Mais l'introduction de l'écran électrostatique n'a été possible
qu'en définissant sa position géométrique et en fixant sa ten-
sion par rapport à celles de la cathode et de l'anode; il est
devenu non pas seulement un écran électrostatique (pour la
fonction relationnelle) mais une grille accélératrice qui permet
une nouvelle auto-corrélation interne, le flux des électrons en
transit étant convoyé de façon constante sur l'anode par la
différence de potentiel entre cathode et écran, malgré les
102
variations de potentiel de l'anode au cours du fonctionnement:
la tétrode et la pentode sont des modulateurs plus parfaits
que la triode, surtout dans un rnontage amplificateur de ten-
sion à résistances; l'exigence de progrès adaptatif a amené
une invention donnant à l'ensemble de nouvelles caractéris-
tiques plus parfaites dans le sens de l'auto-corrélation (ici
l'irréversibilité du mOdulateur), parce que l'introduction d'un
élément supplémentaire à l'intérieur de l'objet technique ne se
fait pas par simple addition (comme les progrès de l'adapta-
tion); à l'intérieur de l'objet, le fonctionnement n'est pas une
somme, mais un produit.
On pourrait citer également le cas de la turbine de basse
chute et du groupe-bulbe pour les usines marémotrices, avec
alternateur enfermé dans un carter contenu dans la canali-
sation (turbine Guimbal); ce système n'est viable que par
l'enchaînement des échanges thermiques qui se produisent au
cours du fonctionnement par l'interrnédiaire de l'huile, du car-
ter et de l'eau; dans cette invention, le facteur principal de
l'auto-corrélation (ou concrétisation, caractère pluri-fonction-
nel, saturation) est l'usage de l'huile sous pression dans le
carter de l'alternateur: cette huile est un isolant, un agent
d'évacuation de la chaleuI" un lubrifiant, et enfin un facteur
d'étanchéité remarquable, car sa pression est plus élevée que
celle de l'eau dans la canalisation, ce qui fait qu'il peut se pro-
duire une fuite d'huile mais non une entrée d'eau, tant que le
niveau se maintient dans le réservoir d'huile.
Une invention est donc avant tout la découverte d'une auto-
corrélation rendant viable un système; pour cette raison, le
progrès technique interne ne peut guère être continu; il se
fait par sauts, par étapes discontinues (VOir par exemple
l'évolution des moteurs thermiques, qui a d'abord analysé et
perfectionné les termes extrêmes, foyer, chaudière, détente
dans un cylindre à simple effet, puis a condensé les diffé-
rentes fonctions dans un même espace, avec les moteurs à
combustion interne, en supprimant même finalement l'allu-
mage, comrne dans le Diesel).
-------------
103
1. Aux techniques antérieures à l'usage de l'outil et de l'ins-
trument, fragmentées diachroniquement et collectivisées syn-
chroniquernent, correspondent les interdits de la ritualisation
des actes (enchaînant leur succession) et les formes d'obliga-
tion et de respect hiérarchique de la synchronie: société ini-
tiatique fermée.
2. L'usage de l'outil, de l'instrument, de l'ustensile, indivi-
dualise la relation de l'objet technique à l'opérateur ou à l'uti-
lisateur (ce qui est la première forrne de la consommation:
larupes, foyers); l'outil, l'instrument, l'ustensile deviennent
les symboles de la vie, et des appartenances; la lampe sym-
bolise la vie, le foyer la continuité familiale ou la permanence
du groupe (les vestales). Une éthique plus intérieure r'em-
place l'éthique extérieure et fractionnante de l'époque des
méthodes: l'objet adhère à l'individu, et lui permet de se libé-
rer en une certaine mesure, car l'ensemble constitué par
l'objet et son opérateur ou utilisateur est autonome, forme
une unité.
3. Au niveau de la machine-outil et de la machine, la concen-
tration industrielle et le rôle de premier plan de l'ingénieur
amènent l'opposition entre le statut de l'opérateur (tâches
répétitives, surmenage par le rythme, apprentissage relati-
vement rigide et sans compréhension de la totalité de la tâche,
d'où les problèmes de l'ennui et de la fatigue, surtout avec la
taylorisation) et celui de l'ingénieur; l'ingénieur est celui qui
sait ce qu'est la machine; il est le pasteur du troupeau des
machines, les opérateurs étant seulement des valets de ferme.
Ce n'est pas, ou pas seulement, le patron et le capital qui sont
aliénants, mais le fait que les détenteurs de l'information,
les pères de la machine (qui n'en sont pas propriétaires)
dominent les ouvriers: les ingénieurs participent à la techni-
cité; les ouvriers la servent; les ingénieurs sont irrempla-
çables pour l'industriel comme les devins antiques pour les
généraux romains.
Qu'apporte la réticulation? Dans un terminal, qui est près
et loin du centre, l'opérateur est en contact avec la réalité
technique; il est initié, ou devrait l'être; la technicité n'est
plus concentrationnaire, elle se coule et se culturalise jusque
dans l'usage et le rnénagernent du plus petit des objets tech-
niques, de la plus humble des pièces de rechange: relation de
participation.
L'hystérésis culturelle irupose à chaque étape une traînée
de la précédente.
Deuxième partie
ETUDE DE QUELQUES
TECHNIQUES
PRISES EN EXTENSION
10 INTRODUCTION
105
a été particulièrement marquée dans la résolution des pro-
blèmes de pompage des eaux et dans celle des problèmes de
transports; le pompage a conduit à la découverte de la « pompe
à feu», ancêtre de la machine à vapeur; le transport a amené
le wagonnet et la brouette roulant SUI' deux lignes de solives
ou sur une ligne de planches (nommées menèches), puis les
voitures roulant sur des chemins de bois et munies de roues
à rebords: c'est l'origine du chemin de fer à tramway et à rail-
way. Les plaques tournantes elles-mêmes existaient déjà au
XVIIIe siècle sur les chemins de bois des mines.
106
étroite, mais double; c'est l'intervalle entre les deux solives
qui est directeur; les solives sont porteuses, elles jouent le
rôle de chemin de roulement. Une faible partie du poids repose
sur le train des roues avant. Le wagonnet est donc facilement
dirigé; par contre, le faible écarternent des roues porteuses ne
permet qu'une stabilité latérale précaire; on peut supposer
que l'opérateur maintenait l'équilibre du wagonnet chargé,
dans les courbes.
À l'extérieur, entre le bure (puits de mine) et le magasin, le
transport se fait par brouette roulant SUI' des menèches
[fig. 3]. Ce mode de transport correspond à la possibilité de se
tenir debout, et à des courbes atténuées; il permet l'emploi de
divers types de brouettes; celle qui correspond aux IIlatél'iaux
en gros blocs [fig. 3a] abaisse au maximum le centre de gra-
vité du fardeau et d'autre part fait portel' à la roue la majeure
partie du fardeau; par ailleurs, cette brouette est faite de
clayonnages ou ridelles, et non de panneaux pleins, ce qui
l'allège; seule la brouette pour matériaux en petits grains
[fig. 3b] est faite de panneaux pleins, comme une benne; le
centre de gravité de la charge est plus éloigné de la roue que
dans la brouette pour les gros blocs; la brouette pour les maté-
riaux en petits grains représente donc un compromis entre la
nécessité de maintenir les matériaux et le schéma technique
de la brouette, consistant à faire porter le maximum de charge
par la roue, en laissant peser sur les bras juste assez de
charge pour qu'il soit facile de maintenir l'équilibre et de diri-
ger le véhicule sans exercer une force verticale descendante.
La diversification de l'équipement par dichotomie des opé-
rations perrnet le classement des fonctions de travail en « tra-
vail de fond», le plus pénible et le plus noble, et travail de
surface. Sur les gravures de l'ouvrage De re metallica, les tra-
vaux de fond apparaissent comme confiés principalement à
des hommes; des femmes apparaissent dans les travaux de
surface (criblage). Morand, dans L'Art d'exploiter les mines
(1768) montre des berwettresses poussant des brouettes
entre le puits et le magasin [fig. 3]. Cette distinction des sexes
ne fut pas toujours maintenue, particulièrement dans les chaI'-
bonnages d'Angleterl'e, où des femmes et des enfants furent
employés à des travaux de fond. Mais la dualité entre le tra-
vail de fond et le travail de surface s'est maintenue jusqu'à
nos jours; elle fait songer à la distinction entre les « volants»
et les « rampants» dans le personnel de navigation aérienne.
C'est la nature de réseau de l'installation minière qui
arrlOrce les dichotomies de base à partir desquelles se déve-
loppent des équipements spécialisés, étroitement adaptés à
107
une fonction bien définie qui est comme un rnaillon dans une
chaîne opératoire complexe faite d'éléments simples: la hotte
portée à dos sur des échelles ou des plans inclinés est rem-
placée par un déplacement vertical (treuil et bennes) compris
entre deux déplacements horizontaux, l'un de fond, l'autre de
surface; le puits vertical est facteur essentiel de progrès,
parce qu'il concentre la phase demandant un travail moteup
important, et correspondant à un changernent de niveau du
fardeau; avant et après ce tpavail subsistent seulement des
déplacements horizontaux, qui trouvent leup perfectionne-
ment propre dans la diminution des frotteruents, obtenue par
l'emploi de voies d'abord en bois, ensuite en fer.
Le principe de la voie porteuse et dipectrice ne s'applique pas
seulement aux wagonnets et aux bpouettes: l'ouvrage
d'Agricola [fig. 6] montre une voiture tipée par un cheval et
roulant sur deux lignes de solives. Jars, dans les Voyages
métallurgiques de 1774, montre une voiture à cheval munie
de roues à boudin pour suivpe les solives, et équipée d'un frein
à levier agissant par frottement sur les roues arrière [fig. 7].
Morand montre une voiture à cheval roulant également sur
des solives et munie d'un frein; la voie allant du puits au
magasin est en pente légère, ce qui fait que tout le travail
moteur provient du treuil du puits; le cheval suit seulement
la voiture chargée, et la ramène vide au puits [fig. 8]. On voit
se dessiner ici le début d'une automatisation, grâce à la
concentration de l'effort moteur sur le puits et sa machinerie
de levage; le perfectionnement des voies consiste à automati-
ser le guidage et à rendre aussi faible que possible la résis-
tance au roulement; dans ces conditions, une pente légère et
uniforme peut être une source d'énergie suffisante; cette
source d'énergie est propoptionnelle à la charge du véhicule;
elle existe pour chacun des véhicules, si bien qu'il est possible
de constituer un train composé d'un nombre quelconque de
voitures chargées. Le principe du tpain de voitures attelées
bout à bout se dégage de ces conditions d'exploitation, comme
celui du chemin de fer remplaçant le chemin de bois.
C'est dans les mines que furent utilisées les premièI'es loco-
motives; c'est sur le chemin à rails de la houillère de
Killingworth que George Stephenson, ouvrier mécanicien de
la houillère, fit l'essai de sa ppemière locomotive en 1814.
Pour le tr'ansport dans les mines, le facteup essentiel de
progrès a été le dédoublement en transport veptical et trans-
port hOPizontal: ce dédoublement est asymétrique, car le
transport vertical concentre sur lui l'essentiel du travail, et il
devient un centre entre deux catégopies de tpansports hori-
108
zontaux, dans la mine et entre le puits et le magasin. Le lieu
et l'instrument du transport vertical, le puits, devient un cen-
tral par rapport aux terrnes extrêmes de l'extraction (abat-
tage) et de la livraison au magasin. Ce central se spécialise
dans la fonction de puissance, oe qui, d'une part, permet au
transport hor'izontal de se perfectionner, et, d'autre part, fait
du puits le lieu de concentration des oomrnunioations entre le
haut et le bas, l'extérieur et l'intérieur. Le puits tend à deve-
nir un central pour plusieurs réseaux, qui spéoialisent leurs
voies, comme le réseau de transport a spécialisé les siennes
jusqu'à la production des caractéristiques de base du chemin
de fer et du train.
109
l'usage de ventilateurs centrifuges à palettes de bois ou de
plumes [fig. 15 et 16].
3. Il s'opère alors un retour aux forces de la nature pour
actionner le ventilateur centrifuge, soit au moyen d'un dispo-
sitif analogue aux ailes des moulins à vent [fig. l 7], soit par
une roue à aubes mue par l'eau et agissant sur le ventilateur
par des engrenages multiplicateurs [fig. 18].
On doit noter, dans cette évolution, que l'aépage, confié
d'abord à la seule force directe du vent, qui se prolonge à
l'intérieur de la mine, s'est affranchi de cette dépendance au
moyen des soufflets et ventilateurs indépendants des forces de
la nature, et concentrés à l'orifice du puits. Enfin seulement,
après cette seconde phase de centralisation et d'indépendance
qui opère la disjonction entre l'énergie motrice et la matière
à mouvoir (l'aip), un retour est possible aux énergies natu-
relles indépendantes de l'air à mouvoir (vent, eau, et plus
tard énergie thermique ou électrique). Le nœud cI'éateur, dans
cette évolution, est la centralisation du pouvoir moteur sur le
puits, permettant la dichotomie entpe l'air inerte à mouvoir et
l'énergie qui le meut, entre la source de matière et la source
d'énergie: le puits intervient comme organisme central; c'est
de part et d'autre, par rapport à ce centre, que s'opère la
dichotomie.
l l 0
une seule pompe suffit; elle est placée au point le plus bas et
peut être actionnée par différents types d'énergie, comme le
ventilateur centrifuge. Cette centralisation complète, permet-
t8Jnt l'application de l'énergie à la matière en un point unique,
a été précédée par une centralisation incomplète de type addi-
tif: dans le système des pompes aspirantes superposées,
l'énergie est appliquée à la matière de manière fractionnée au
cours de son élévation par paliers successifs, ce qui impose la
distribution de l'énergie par un systèIne de tringles parallèles
pouvant atteindre une grande longueur [fig. 32], ou par des
leviers renvoyant le mouvement d'un étage à l'autre [fig. 31],
ce qui amène du jeu dans les transmissions et impose un gros
effort aux étages supérieurs.
On doit noter que la centralisation complète n'a pas été
retardée par le défaut d'invention (la pompe de Ctésibius date
du ne siècle avant Jésus-Christ), mais par la difficulté de l'éa-
liser pratiquement des tuyaux pouvant résister à de hautes
pressions, et par la difficulté encore plus grande d'usiner des
corps de pompe et des pistons assez pI'écis pour travailler effi-
cacement aux hautes pressions; dans la pompe aspirante,
tuyau et corps de pompe, à peine distincts l'un de l'autre par
le diamètre extérieur, et primitivement creusés dans un tronc
d'arbre, subissent essentiellement un effet de dépression inté-
rieure, qui fait jouer à la pression atmosphérique un l'ôle de
frette évitant les fissures. Dans la pompe refoulante, la sur-
pression intéI'ieure tend au contraire à provoquer la rupture
du corps de pompe et du tuyau. Corrélativement, les pre-
mières pompes à feu, du type de celle de Newcomen [fig. 36]
(améliorée par Watt, qui sépare le condenseur du cylindre,
fig. 37), étaient des machines qui utilisaient une faible pres-
sion de vapeur: dans la machine de Newcomen, la phase
motrice était celle de la dépression causée par la condensation
de la vapeur dans le cylindre sous l'effet d'une injection d'eau
froide en pluie, par le fond; les machines à haute pression
sans condenseur furent construites plus tard par Trevithick,
en Angleterre, et Oliver Evans, aux États-Unis. Le remplace-
ment des pompes aspirantes par la pompe refoulante dans les
mines est à peu près contemporain de l'apparition des
machines à vapeur n'utilisant pas la dépression dans le
cylindre ou le condenseur. Pourtant, en ce domaine aussi, les
schérnas techniques pour des rnachines à haute pression exis-
taient; la pompe de Savery (fin du XVIIe SièCle) [fig. 351, pré-
vue pour les mines, était une machine à haute pI'ession,
développant les dispositifs de Giambattista della Porta [fig. 34]
et de Salomon de Caus [fig. 34] (XVIe siècle) ainsi que de Denis
III
Papin [fig. 33]; cette pompe n'a pu se généraliser dans les
mines en raison de l'impossibilité de construire à cette époque
des dispositifs à haute pression. Elle a été utilisée en certains
cas dans les Inines, mais plus généralement, en raison de sa
sirnplicité, pour élever l'eau dans les bâtiments; en 1870, le
schéma de la pompe de Savery a été repris en Allemagne sous
le nom de pulsomètre pour pomper l'eau contenant des corps
solides (voir l'article de Ferguson intitulé « The origins of the
Steam Engins» dans Scientific American de janvier 1964).
Dans le domaine du pompage, la centralisation complète est
subordonnée à la possibilité de construire des machines à
haute pression, relevant d'une technique industrielle et non
d'une construction artisanale. C'est cette même condition
industrielle de construction qui, en permettant de construire
des machines à vapeur à haute pression sans condenseur,
donc plus légères que celle de Watt et indépendantes de l'eau
de refroidissement, a permis de produire des locomotives au
lieu des installations fixes.
De ouvriers et matériaux
En dernier lieu, le puits de mine comme instrument de des-
cente et de remontée des ouvriers et d'extraction des maté-
riaux résume les lignes principales de l'évolution technique
déjà rencontrée avec le transport des matériaux, l'aérage et
l'épuisement des eaux.
1. Selon le degré d'inclinaison du puits, les systèmes primi-
tifs de descente furent l'échelle, les gradins, le glissement sur
une plaque de cuir, l'usage de la corde [fig. 39].
L'extraction des matériaux, d'abord réalisée par portage,
a ensuite fait appel au treuil, demandant un puits vertical. Les
premiers treuils sont des cylindres disposés au-dessus de l'ori-
fice du puits [fig. 41] ; ils portent une manivelle à chaque bout,
et éventuellement un volant pour régulariser le mouvement
[fig. 42]. Ils peuvent aussi être équipés d'un frein. Une modi-
fication importante du treuil primitif est son dédoublement en
poulie et cylindre: la poulie reste seule au-dessus du puits; le
treuil moteur, ne jouant plus le rôle de poulie, Inais seulement
celui de cylindre d'enroulement, est à côté du puits [fig. 43].
De cette manière, l'orifice du puits est dégagé; le câble, au
lieu de se déplacer au cours de son enroulement sur le
cylindre-poulie primitif, reste centré, grâce à l'emplacement
fixe de la poulie; suspendue à la poulie élevée sur chevale-
ment, la charge peut être déplacée à sa sortie du puits et posée
facilement sur un plan, alors que le treuil primitif, cumulant
la fonction motrice et celle de la poulie (et les mélangeant,
l l 2
par déplacement du point d'enroulement), présente l'inconvé-
nient essentiel d'être trop bas et de bloquer la benne dont
l'anse, en fin d'enroulement, touche au treuil.
3. De plus, et essentiellement, la séparation de la fonction de
poulie et de la fonction motI'ice, permettant de déplacer l'ins-
tallation motrice, lui donne la place nécessaire pour se déve-
lopper; des charges plus considérables peuvent être élevées au
moyen du treuil à engrenages [fig. 44]; les opérateurs peuvent
travailler non plus avec les bras, mais avec les jambes, grâce
à un dispositif cornparable à celui du cabestan. Le même genre
de treuil, agrandi, peut être actionné par des chevaux tra-
vaillant dans un nlanège d'extraction, ce qui fut le dispositif
le plus courant jusqu'à la fin du XVIIIe siècle [fig. 45].
Enfin, comme pour l'aérage et le pompage, une source
d'énergie natuI'elle ou artificielle (roues hydrauliques [fig. 47],
machines tournantes à vapeur, autres moteurs) peut être
employée pour l'élévation. La disjonction de la poulie et du
treuil proprement dit permet de réaliser un jeu d'équilibre
entre une benne descendante et une benne montante, au
moyen de deux treuils couplés et de deux poulies indépen-
dantes, ou bien au nlOyen d'un câble unique montant d'un
côté, descendant de l'autre, et ne faisant que quelques tours
sur un tambour moteur. Corrélativement, le puits est construit
de manière à recevoir un système de guidage séparé des
bennes. Ce guidage précis permet le montage d'un système de
sécurité; en cas de rupture du câble, des freins, retenus, en
seI'vice normal, par la tension du câble, se libèrent et bloquent
la benne contre les glissières du système de guidage (para-
chute Fontaine et paraChute à excentriques). On assiste donc
à la spécialisation de la fonction de déplacement vertical, dans
le puits, par son guidage, et à son automatisation, par l'équi-
librage des bennes conjuguées et l'usage d'un dispositif de
sécurité autornatique; la benne n'est pas libre dans le puits;
elle est conjuguée avec une autre benne qui l'équilibre par-
tiellement, et elle peut, en cas de rupture du câble, prendre
appui à l'endroit où elle se trouve. Le déplacement vertical est
donc équipé d'une manière comparable au déplacement hori-
zontal (train, guidage par une voie, freinage automatique en
cas de rupture d'un attelage, au moyen du frein à air com-
primé de Westinghouse, inventé en 1872).
l l 3
difficulté d'atteindre de grandes quantités de minerai, puis de
charbon, était en une certaine mesure la clef du développe-
ment des techniques: l'obtention du métal et de la houille était
la condition sine qua non du développement pré-industriel et
industriel. En d'autres ternps, les techniques de la construc-
tion des bâtiments, de la guerre, de la construction des
navires, ont pujouer, pour une époque et une société données,
le rôle capital, et devenir l'occasion de la création de réseaux
(camp, chantier, arsenal); il peut aussi exister, pour un
groupe humain défini, plusieurs techniques capitales: les
mines anglaises, soutenant l'industrie, ont largement contri-
bué à l'expansion maritime de ce pays au XIX siècle (<< rule
B
l l 4
domaine mInIer, elle remplace par le puits bien équipé une
pluralité de sapes et fouilles de faible profondeur et malaisées
à exploiter; dans celui de la métallurgie, elle fait apparaître
les batteries de hauts-fourneaux, de récupérateurs... qui
demandent d'irnportantes installations annexes (systèmes de
chargement, chemins de fer pour les transpOI'ts) amenant
même l'implantation de centrales produisant de l'énergie élec-
trique, des cokeries, etc. Le haut-fourneau est un point central
médian de part et d'autI'e duquel se déploient des installations
préparant ce qui va entrer dans le haut-fourneau (coke, air
sous pression, minerai préparé) et traitant ce qui en sort:
métal, mais aussi scories (production d'engrais, et d'une plu-
ralité d'autres produits). Plus une activité centrale (l'opéra-
tion du haut-fourneau) est puissante, plus s'allongent les
chaînes ordonnées, convergeant vers l'opération centI'ale et
divergeant à partir d'elle.
n se produit là un phénomène d'organisation en chaînes
rayonnant autour d'un centre, ou de plusieurs centres et
s'interconnectant, jusqu'à former un véritable système indus-
triel ou complexe industriel couvrant soit quelques kilomètres
carrés, soit une région entière, à partir d'un point de départ
tel que l'énergie (charbon, houille blanche) ou la matière pre-
mière (fer, industries du bois à notre époque). Ce que l'on
nomme « un centre» est en réalité fait d'une pluralité de
réseaux interconnectés.
Les opérateurs humains eux-mêmes peuvent être en rela-
tion de réseau avec les points d'élaboration; c'est le cas, par
exemple, des usines Berliet à Lyon: une grande partie de la
population ouvrière réside en dehors de la zone industrielle;
ce sont les services de l'entreprise qui acheminent les opéra-
teurs, matin et soir. Il s'agit là d'un état de fait aménagé.
Mais Le Corbusier, en cherchant à définir les conditions opti-
males d'une organisation de l'urbanisme, les a imaginées
selon le schème linéaire, rendant parallèles les zones de pro-
duction et les zones d'habitation, en les rapprochant sans
enfermer l'une dans l'autre (Paris enfermé dans sa ceinture
industrielle, ou une Inine entourée de corons). Intégrer la
population au réseau technique, c'est une seconde manière de
rattacher la technique au monde en la corrélant avec la géo-
graphie hUIIlaine.
1 l 5
3 - Al'\~ bbt. t\\\4N:
~ClU\ l.t V~ faf~t ÇwI ~
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m. EXEMPLE DE LA
127
le haut-fourneau, et demandent une intervention de l'opéra-
teur pour le passage des gueuses de la sole supplémentaire à
la sole de travail.
l 29
construction, transfert vers le haut de l'antitypie du certum
quid et inconcussum, et transfert inverse vers le bas des potds
des assises et, en plus, du pOids des éléments portés (les
combles). Aussi, la toiture s'efface dans le palais de l'époque
classique, parce qu'elle n'est plus qu'une charge: toute la
rationalité du double transfert en sens inverse réside dans la
muraille verticale construite par assises, bases pour de nou-
velles assises, et indéfiniment verticale si elle est parfaite-
ment équilibrée (exemple du collège des Jésuites de Poitiers,
devenu l'actuel lycée de garçons).
Troisième étape: la synthèse nouvelle du portant et du
porté, tout entière « artificielle» et sans eIIlprunt à un élément
préformé par la nature, comme le tronc de l'arbre. C'est le cas
des constructions métalliques (Eiffel: pont de Garabit, tour de
l'Exposition), puiS des constructions en béton armé. Le béton
simple, connu des Romains, ne serait que comme la pierre: il
pourrait travailler à la compression, non à l'extension. Le
béton armé, contenant des barres de métal, devient capable de
travailler à l'extension surtout lorsqu'il est précontraint; cela
signifie qu'il renferme des tringles ou câbles d'acier qui, avant
la prise du ciment, ont été tendus par des vérins et restent
ensuite en extension élastique dans la masse, quand la prise
est faite. Pour une poutre, ces éléments de compression élas-
tique permanente sont placés plus bas que le centre, afin de
disposer, sans amorce de fissure, d'un bras de levier efficace,
au moment où la charge intervient. Avec de tels matériaux, il
s'instaure une continuité nouvelle du portant et du porté, très
différente de celle de la voûte, parce qu'une voûte ne travaille
qu'à la compression, et se rompt à l'extension. Les formes
« nouvelles» qui peuvent ainsi être obtenues sont remar-
quables en ce qu'elles peuvent se rapprocher des réalités
naturelles, d'une part, et être aptes à texturer la nature,
d'autre part. Elles se rapprochent du schème des réalités
naturelles, parce que les végétaux en particulier travaillent à
l'extension (une branche est comme une poutre armée et pré ..
contrainte: les fibres), ce qui leur donne leur élasticité
(branches des arbres), et aussi parce que de telles construc-
tions peuvent s'ancrer en de minces espaces, sur un sol rabo-
teux et inégal qui n'est presque pas modifié. Un pylône de
ligne électrique à haute tension, malgré la charge qu'il porte
et la poussée du vent qu'il subit (voir le déplaceIIlent des
câbles au-dessus de la vallée) n'empêche pas les chèvres de
brouter: il touche au sol par quelques dizaines de centimètres
carrés, sur les dés en ciment. On ne CI'ée pas pour lui une
plate-forme, une espèce de forum pour une construction plé-
130
nière: des jambages inégaux compensent l'irrégularité du sol.
Le troisième genre d'architecture, où fusionnent le portant
et le porté, transfère au rrlilieu cette fusion et cette synergie;
il a rapport avec la nature oomme avec un ensemble de points
d'ancrage, et non comme aveo un soubassement reoouvert et
étouffé.
v. EXEMPLE ET CONCLUSION
131
recours aux courants marins et aux vents pour la navigation,
qui en restait dépendante.
2. En une seconde étape, la construction produit des quali-
tés artificielles, engendrées par la construction, et emploie
des énergies autonomes. Cette étape va de l'équivalent de
l'outil jusqu'à celui de la véritable machine. Les barques
anciennes et les drakkars pouvaient être faits de chêne plus
dense que l'eau, car c'est la forrne et la position de la barque
qui lui permettent de flotter; pour la rendre artificiellement
insubmersible, il faut ajouter des caissons fermés; encore ne
sont-ils efficaces que si l'ernbarcation se retourne sans se dis-
loquer. Le naufrage, au sens propre du terme, c'est la rup-
ture du vaisseau, qui le fait couler. Quant à l'énergie, elle ne
fut, dans l'Antiquité, autonome que pour les cas extr'êmes,
tout au moins en ce qui concerne les navires de tonnage
important: après la barque à r'ames, pour laquelle les rames
interviennent en cas de calme plat et pour manœuvrer (et
qui est surtout un instrument de pêche), on voit naître la
galère, qui est essentiellement un navire de guerre, conser-
vant son autonomie quelles que soient les conditions atmo-
sphériques. Enfin, le navire à vapeur et à moteur correspond
à la véritable machine: il possède une autonomie considé-
rable, plus grande encore dans le cas du navire ou sous-
marin atomique, très propre aux usages rnilitaires en raison
même de cette autonomie; l'autonomie ne réside pas seule-
ment en effet dans la capacité d'empoI'ter du combustible,
mais aussi dans le fait de pouvoir l'utiliser dans n'importe
quelles conditions, y compris sous l'eau, sous une calotte
glaciaire qui rend impossibles une aspiration d'air et le refou-
lement des gaz de combustion. Pour cette raison, un sous-
marin classique possède un double équipement moteur, un
pour la surface (moteur Diesel) et un autre pour la plongée
(puissantes batteries et moteur électrique à courant continu;
les batteries sont rechargées quand le sous-marin fait sur-
face, ce qui implique une durée relativement courte de la
plongée avec déplacement). Les premiers sous-marins, comme
les galères antiques, étaient équipés de manivelles faisant
tourner une hélice; ils étaient donc II1US à bras.
3. Déjà s'arnorce, à travers la seconde étape, une évolution
qui se dégage dans la troisième: le retour aux lignes du monde
naturel. Les chemins de fer n'ont pu se développer que par la
constitution de voies ayant une faible pente; aussi, on voit les
chernins de fer abandonner les anciens tracés directs des
routes pour suivre les vallées, et éviter le plus possible les
régions de montagne, coûteuses en ouvrages d'art (ponts et tun-
132
nels ou tranohées) qui perrnettent de maintenir artifioiellement
la pente au-dessous du pouroentage oritique. Pour les autres
rnoyens de transpoI't, oette évolution n'est pas enoore oomplè-
tement oonstituée, mais o'est bien en tenant OOITlpte des foroes
de la nature que les nouveaux modes de looomotion se déve-
loppent: oe qu'est la voie horizontale pour un train (dépla-
oement avec une énergie réduite aux frottements et aux
aooélérations), la révolution orbitale l'est pour un satellite, ou
plutôt pour un vaisseau spatial en régime de satellite; oet état
est pour lui un état stationnaire, qu'il peut faire durer sans
oonsommer d'énergie. Aussi, un des aspeots essentiels de
l'usage des vaisseaux spatiaux est-il la dichotomie des phases
de ohangement d'altitude à l'intérieur d'un ohamp de pesanteur
et des phases de vol orbital; seules les premières oonsomment
de l'énergie et sont oritiques; les phases de vol orbital au
oontrair'e peuvent être oompal'ées à l'état d'un navire qui se
laisse porter par un oourant, et qui est donc en état d'équilibre
énergétique par rapport à son entourage. Au oours d'un
voyage Terre-Lune, oomme oelui qui a marqué la fin de l'année
1968, les phases impliquant un travail (ohangement de sur-
faoes équipotentielles dans l'un des ohamps de pesanteur') sont
nettement distinotes de la situation ol'bitale autour de la Terre
et autour de la Lune. L'aooord avec la nature réside ioi dans
le régime du déplaoernent par rapport aux ohamps de pesan-
teur. Mutatis mutandis, le vaisseau spatial est oomme le
na vire ancien qui utilise les oourants, employant les rames ou
la voile seulement pour aller, quand il est néoessaire, à oontre-
oourant, ou pour l'alentir sa marohe dans un oourant, au
moment de touoher terre: des rétrofusées ont été prévues
pour un alunissage, en raison de l'absenoe d'atlllOsphère
lunaire, suppI'irnant le freinage par frottement et l'usage d'un
paraohute. Si un vaisseau spatial peut aller aussi loin et peve-
nir en si peu de temps, c'est paroe qu'il n'utilise ses péserves
d'énergie qu'au lllOment critique, et lllet à profit, le reste du
temps, une situation à travail nul (vol orbital), oorrespondant
énergétiquement à un état stationnaire. De la Terpe à la Lune,
le tpavail à fournir n'est pas extrêmement oonsidérable, en rai-
son de l'absenoe de frottement et de la déoroissanoe progres-
sive de la foroe due à l'attraotion (en raison inverse du carré
des distanoes). Le vaisseau spatial contemporain se meut en
acoord avec les ohamps d'attl'aotion, oomme le navire anoien
se déplaçait en tenant oompte des oourants marins et des
vents; l'autonomie brève des phases oritiques s' aptioule har-
monieusement avec l'hétéronomie volontairernent utilisée des
phases orbitales, qui sont «en aooord avec la nature».
1 3 3
En conclusion, on pourrait dire que toutes les techniques ne
s'écartent de la nature que pour se constituer en phase
d'autarcie et d'autonomie, et pour revenir finalement à
l'accord avec la nature, en conservant la ressource de
moments d'autonornie et d'autarcie: ce sont des techniques
adaptées mais non dépendantes: leur organisation interne,
conquise dans la seconde phase, qui est celle de l'autonomie,
pernlet, au lieu de l'engagement primitif déterminant, une
adhésion rationnelle; en domaine technique, on ne domine la
nature qu'en lui obéissant; d'ailleurs, l'essentiel n'est pas de
dominer, car le dominant se sépare trop du dominé: la tech-
nique a réussi son long détour quand dominant et dorniné font
partie de la nlême organisation synergique. Les techniques sont
alors mariées avec la nature.
Troisième
DU
135
Enfin, la séparation du primaire et du secondaire est un
aspect essentiel des transformateurs accordés, où l'on ménage
une place importante aux effets de résonance, et où chaque
enroulement, avec la capacité qui l'accorde, constitue presque
un oscillateur (ou plutôt un circuit oscillant) indépendant de
l'autre; le couplage entre les deux circuits oscillants est très
faible en dehors de la résonance. Le primaire et le secondaire
du dispositif de Faraday n'étaient pas des enroulements accor-
dés; cependant, ils étaient presque de même longueur, et, s'ils
avaient été bobinés sur un anneau en poudre magnétique, ils
auraient pu constituer, avec leurs capacités réparties, un
transformateur accordé de haute fréquence.
Dans le transformateur industriel, la préoccupation domi-
nante est celle du rendement et de l'évacuation de la chaleur;
comrne les caractéristiques d'hystérésis des premières tôles de
transformateur étaient moins bonnes que celles des transfor-
rnateurs actuels, c'est le circuit magnétique qui s'échauffait le
plus, d'où la disposition [fig. 49b, 50, 51] rnettant le cuivre à
l'intérieur et le fer à l'extérieur, ou ménageant des inter-
valles de refroidissement par circulation d'air dans le circuit
magnétique [fig. 52 et 53]. Corrélativement, avec des tôles
meilleures, une découpe en carré du circuit magnétique
[fig. 55] permet un montage compact, rendu plus facile avec le
système des tôles en E et des tôles en l [fig. 57]. Ce système
pratique d'assemblage convient aussi bien aux courants de
basse fréquence (avec les tôles croisées) qu'aux courants com-
pris entre 50 et 20 000 Hz [fig. 59]; dans ce cas, tous les E
sont d'un côté, tous les l de l'autre, et un papier isolant
ménage un mince entrefer entre les E et les I. Il Y a donc ten-
dance vers un systèrne général de montage des transformateurs
pour les courants de basse fréquence; les dispositifs spéciaux
(refroidissement par circulation d'huile) ne concernent que les
grandes puissances.
Dans la bobine d'induction, c'est la rupture rapide qui a été
recherchée, depuis le simple trembleur jusqu'à l'interrupteur
de Wehnelt fonctionnant à la fréquence de l 700 Hz (fil de pla-
tine dans l'acide sulfurique), en passant par le phono-trern-
bleur de Radiguet et l'interrupteur de Foucault. L'usage du
condensateur aux bornes du rupteur est également une amé-
lioration qui a été conservée sur les systèrnes d'allurnage des
automobiles, généralement isolées par de l'huile ou du brai.
Les bobines de self-inductance utilisées dans l'émission hert-
zienne par impulsions (le rupteur est un tube à vide ou un
transistor) peuvent être rangées dans la même catégorie que
les bobines d'induction.
136
o
Le transformateur accordé s'est perfectionné par diminu-
tion du couplage entre primaire et secondaire (bobinages plus
écartés, compaI'er fig. 67 à 66) et par augmentation du coef-
ficient de surtension de chaque bobinage (usage du nid-
d'abeilles, du fil divisé émaillé, enfin du pot fermé en poudre
magnétique, dans le modèle représenté en fig. 69).
141
(Nollet). La machine de De Meritens [fig. 73 et 74] représente
une des meilleures dispositions possibles pour les machines à
aimants; elle est égalernent destinée à l'éclairage des phares.
La multiplication des aimants ainsi que les améliorations
mécaniques et géométriques permettent d'atteindre quelques
kilovolts-ampères, ce qui convient à des usages locaux, mais
ne permet pas de passer aux puissances industrielles corres-
pondant à la distribution d'énergie sur un réseau.
142
sition de 1867, un interrupteur fonctionnant périodiquement
lançait le courant dans un circuit extérieur. Ce qui manque
encore à cette machine est la capacité de débiter de manière
continue dans un circuit extérieur sans perdre son auto-
excitation. Aussi, la machine de Siemens était-elle plus parti-
culièrement destinée à des usages tels que l'inflammation à
distance des mines, mais non à des applications industrielles.
Par contre, la machine de Ladd (1867), fondée sur le mêTIle
principe que celle de Siemens, possède deux bobines; l'une de
ces bobines [fig. 86] est en rapport avec le circuit extérieur
d'utilisation, tandis que l'autre est employée à exciter l'élec-
tro-aimant commun. En 1869, selon le Traité élémentaire de
pllysique de Privat-Deschanel, on construisait des machines
dynamo-électriques comparables pour le principe à celles de
Ladd, mais dont les deux bobines étaient placées SUI' le même
axe, et d'autres possédant une bobine unique sur laquelle
s'enroulaient deux fils de longueurs différentes, dont l'un ser-
vait à exciter l'électro-aimant et l'autre à alimenter le circuit
extérieur. Ces machines annoncent celle de Gramme, mais
sans le perfectionnement important ayant valeur d'invention,
que constituent l'anneau de Gramme et son collecteur: la
machine de Gramme marque en effet la séparation nette du
courant continu par l'apport à l'alternatif, tandis que les
machines précédentes peuvent toutes plus ou moins faci-
lement délivrer à leurs bornes de sortie soit du courant
alternatif (imparfaitement Sinusoïdal), soit un courant
approximativement continu, provenant du redressement de
ce courant alternatif au moyen d'un commutateur: il s'agit en
fait d'un courant toujours de même sens, mais qui présente
des fluctuations de tension et d'intensité au cours de chaque
demi-révolution de la machine. La machine de Gramme, au
contl'aire, adopte un schème continu: elle peut être considérée
comme provenant du fractionnement indéfini de la bobine de
Siemens; en fait, dans son schème abstrait, elle tend vers le
continu par sa structure (bobinage bouclé sur lui-même) aussi
bien que par son fonctionnement, car en multipliant les lames
du collecteur, on peut réduire de manière théoriquement indé-
finie la tension résiduelle d'ondulation. La machine de Siemens
a apporté la concentration du phénomène d'induction dans
un entrefer unique, avec la possibilité corrélative d'auto-
excitation; la TIlachine de Gramme a réellement transformé
l'alternateur de Siemens Cà courant redressable) par un dis-
positif qui donne directement une tension continue entre deux
points. Aussi, c'est à partir de la machine de Gramme que les
alternateurs se séparent de manière décisive des machines à
143
courant continu; Gramme inventa le collecteur en 1869 et
construisit en 1872 la première dynamo industrielle à cou-
rant continu.
La machine de Gramme apporta aux alternateurs une pos-
sibilité sans limite d'auto-excitation, ou plus exactement
d'excitation par une machine auxiliaire installée générale-
ment en bout d'arbre; dès lors, les alter'nateurs de puissance
adoptèrent les électro-aimants, et purent atteindre les puis-
sances industrielles tout en conservant des dirnensions assez
réduites, avec d'abord un schéma comparable à celui des
alternateurs à aimants (grand diamètre), tournant assez len-
tement, puis en réduisant le diamètre et en augmentant la
vitesse de rotation, et enfin en allongeant la longueur de
l'axe. Pratiquement, les alternateurs de grand diamètre Gus-
qu'à 6 mètres) de la fin du XIX siècle correspondent à un
8
144
l'aimantation de ces masses, produisant des couplages tempo-
raires entre inducteur et induit fixes; le rotor, grâce à cette
dichotOIIlie, joue seulement un rôle de couplage magnétique; il
ne comporte pas de tensions électriques et ne nécessite pas
d'isolements; les fonctions électriques - donc les isolements -
sont concentrées sur le stator, qui est ainsi spécialisé.
(.~:i>lfI'iU~rll'llt~.Ui!' ou moteur
On peut noter que la machine de Gramme a ouvert de plus
l'ère de la réversibilité pratique entre machine génératrice et
machine réceptrice; c'est, pour la première fois, de manière
fortuite, qu'une machine de Gramme montée en prévision
d'une panne possible, à l'exposition d'électricité de Vienne en
1873, se luit à tourner d'elle-même parce qu'elle avait été
couplée aux conducteurs alimentés par la machine principale;
l'anneau de Gramme primitif fit place à des induits en tam-
bour denté, plus robustes, et allongés dans la direction de
145
l'axe, ce qui permet des vitesses de rotation élevées. Ensuite,
Nicolas Tesla découvrit les rnoteurs polyphasés à champ tour-
nant, établissant la réversibilité pratique avec les alternateurs
industriels polyphasés. Mais il faut noter que la machine de
Gramme, construite, aussi bien pour l'inducteur que pour
l'induit, en tôles feuilletées à faible hystérésis, peut également
être alimentée par un alternateur'; elle constitue le moteur
universel, pouvant être alimenté en courant continu comme en
courant alternatif, démarrant d'elle-même avec un fort couple
à bas régime, et prenant une vitesse de rotation qui dépend de
la charge et de la tension aux bornes. Elle est de plus partiel-
lement auto-régulatrice, car son impédance augmente avec le
régime, ce qui accroît l'intensité du courant, sous tension
constante, quand l'augmentation de la charge produit un
ralentissement.
146
plus robuste et plus facile à construire (le rotor ne comporte
pas de pièces sous tension); le problème de l'entrefer
demeure. Aussi, pour obtenir une rotation sans à-coups et une
puissance plus élevée, il est nécessaire de monter sur le rnême
axe plusieurs roues à palettes décalées. Froment construit un
tel moteur, mesurant 2 mètres de haut, pour une puissance de
1 cheval, à partir du principe indiqué figure 91. Il faut ajou-
ter que les effets de la self-inductance produisaient une usure
rapide des contacts du distributeur, dès que la puissance deve-
nait élevée.
Pour de petites puissances, le moteur à cliquet de Gaiffe
[fig. 94] représente une solution acceptable, qui a subsisté jus-
qu'à nos jours comme moteur de jouets. Bourbouze arrive à
résoudre paI'tielleIIlent le problème de l'entrefer [fig. 92] en
employant des noyaux plongeurs fonctionnant comme des pis-
tons; la moitié inférieure du cylindre autour duquel sont bobi-
nés les électro-aimants est occupée par un noyau en fer doux.
Un excentrique actionne le distributeur. Dans toutes ces
Illachines, l'inconvénient principal est celui de l'entrefer: il
faut interrompre le courant précisément au moment où
l'entrefer devient minimum, ce qui amène un assez faible ren-
dement et un grand encombrement.
Oes moteurs primitifs, particulièrement celui de Jacobi,
contiennent cependant le schème du moteur synchrone de
faible puissance (type du moteur d'hoI'loge), car ils sont la
réciproque des alternateurs magnétiques, si l'on supprime le
commutateur.
147
pression du système de refroidissement, comme pour la plu-
part des rIloteurs de télécommande. La machine de Grarnme
est donc spécialisée dans les régirnes transitoires et variables,
provenant de l'indépendance de son fonctionnement par rap-
port à la fréquence (qui peut être nulle) du courant qui l'ali-
mente, et du fait que le couple :rnaximum est obtenu à vitesse
nulle. La machine de Gramme est parfaitement adaptée aux
régimes et aux charges var'iables, ce qui fait d'elle, en parti-
culier, un démarreur parfait, et plus généralement un bon
moteur à usage intermittent lorsqu'il s'agit de démarrer à
pleine charge.
148
E. Le moteur Enfin, un mixte possédant cer-
,"cvn,<I'lI'!Ill"ftnol:>
149
ces moteurs sont très répandus pour des puissances de l'ordre
de 1/2 cheval à l cheval; ils constituent une solution pratique
tI'ès acceptable, malgré leur prix de revient et leur complexité
supérieurs à ceux des moteurs polyphasés.
Les indications précédentes restent schématiques et n'épui-
sent pas la description de tous les types de moteurs; on doit
noter, en particulier, que certains moteurs synchrones poly-
phasés peuvent démarI'er par leurs propres moyens, et que,
d'autre part, il existe des moteurs asynchrones à double cage
d'écureuil ou à triple cage d'écureuil, ce qui donne un couple
de démarrage supérieur; il existe également des moteurs
triphasés à collecteur permettant d'obtenir des vitesses
variables, par déplacement des couronnes porte-balais du
collecteur, et des moteurs asynchrones synchronisés, qui
démarrent en asynchrones et fonctionnent ensuite en moteurs
synchrones par l'addition d'un courant d'excitation supplé-
mentaire, fourni par une excitatrice placée en bout d'arbre.
Cependant, on observe bien, en gros, une opposition entre la
machine de Gramme et le moteur synchrone, tant pour le
schème de base que pour les usages principaux; entre ces
deux espèces ({ pures» se développent les différentes variétés de
moteurs asynchrones, ou moteurs à induction, qui reposent sur
un schéma plus complexe, puisqu'il fait intervenir celui du
transformateur, et qui présentent des caractéristiques d'utili-
sation également intermédiaires. C'est par rapport au discon··
tinu et au continu que s'ordonnent les trois groupes de
moteurs, la machine de Gramme étant parfaitement adaptée à
la discontinuité, tandis que le moteur synchrone est parfaite-
ment adapté à la continuité; entre ces deux types extrêmes, le
moteur à induction (asynchrone) offre des caractères d'usage
intermédiaires. Son schème est également intermédiaire:
l'absence de collecteur le rapproche de l'alternateur, donc du
moteur synchrone; mais le rotor est comparable à celui d'une
machine de Gramme dont les spires seraient court-circuitées,
ce qui fait que le courant qui prend naissance dans ces spires
est utilisé sur place, et non prélevé par un collecteur pour être
envoyé dans un circuit extérieur d'utilisation; autrement dit,
la structure du rotor du moteur à induction se rapproche de
celle de l'anneau d'une machine de Gramme utilisée cornme
génératrice; la différence réside dans le fait que le courant
engendré dans les spires ou les barreaux du rotor du moteur
à induction ne provient pas de la rotation de ces spires dans
l'entrefer d'un électro-aimant ou d'un aimant, mais de l'induc-
tion exercée par le stator alimenté en courant alternatif, et
jouant ainsi le rôle d'un primaire de transformateur.
l 50
Mixte du point de vue de l'utilisation, le Inoteur à induction
constitue bien une invention véritable, car la relation entre
rotor et stator comme primaire et secondaire d'un transfor-
mateur n'existe ni dans l'alternateur ni dans la machine de
GramIlle; le moteur à induction, si l'on considère seulement
son schème de base, n'est pas une synthèse de la machine de
Gramme et de l'alternateur, mais plutôt du schème général
des moteurs électriques (des deux types) et du transforma-
teur statique. Il est en quelque manière un transformateur
dont le secondaire, en court-circuit, est rendu mécaniquement
indépendant du primaiI'e, alors qu'il reste magnétiquement
couplé. Le rotor est ainsi alimenté en énergie électrique par
le stator, grâce au couplage inductif. Cette apparition de bobi-
nages secondaires dans le rotor constitue une troisième réa-
lité compaI'able, en tant que contenu d'invention, aux masses
de fer doux de l'alternateur à inducteur de Kingdon et de
Fynn [fig. 80 et 81]. Les masses de fer doux des alternateurs
de Kingdon et de Fynn ne prennent leur propriété fonction-
nelle qu'au moment où l'alteI'nateur est excité; de même, le
stator du moteur à induction n'est le siège d'un courant dans
ses spires en court-circuit que lorsque le stator est mis sous
tension. La propriété du « tertium quid », jouant un rôle
de médiation, de couplage, n'apparaît qu'au moment du
fonctionnement.
151
~ I·dt~~ d:&f1~1
(bile V~hl 75 KY.A.)
St'A~'I.
,. $,,~CIUt OliE. jqollfl"~
( €Jf.!'M,~/JL
(( think up or shut up ii). Osborn apprend surtout (productive
thinking) à rester libre, individuellement et collectivement, et
à balayer l'universalité des possibles, en faisant bon accueil
au hasard. Les méthodes stricterIlent formelles sont assez
creuses, car le formalisrIle itère.
Il y a des propédeutiques à l'invention, mais non une
méthode pour inventer. Si « ars» signifie méthode, chemin à
travers les difficultés et conduisant au but, il n'y a pas d'art
complet d'inventer; tout au plus, une éthique de l'invention et
une gymnastique de l'inventeur pour s'entretenir en activité.
La mère
Science et
156
mes possibilités d'appréhension; sa complexité dépasse infi-
niment celle du sujet, et ses rrlOyens; l'univers est source.
La technique est entre science et existence; elle n'est
d'ailleurs pas seule à occuper cette position médiane. Les posi-
tions médianes sont celles où sujet et objet ont même degré de
complexité, même envergure; ils sont en situation d'équiva-
lence et se font équilibre, forment couple. L'acte d'invention,
essentiel à la relation technique entre objet et sujet, est symé-
trique de l'acte d'intuition, essentiel à l'attitude (et à la rela-
tion) clinique, intermédiaire entre science et engagement
existentiel. Entre technique et clinique se situe l'art, qui peut
être près de la clinique (compréhension et expression, art
romantique) ou près de la technique (surréalisme, invention
d'objets); entre romantisme et surréalisme se situe l'art dit
classique. Dans la clinique, l'objet préexiste au sujet; dans la
technique, le sujet préexiste à l'objet, parce qu'il l'invente;
dans l'art, il s'agit d'une rencontre et d'un mutuel agI'ément
de correspondance.
CLINIQUE
l
L'objet-autrui préexiste
à l'appréhension:
intuition
SCIENCE RT lE ISTENC
Le degré d'organisation Sympathie, connivence, Le sujet est
du sujet dépasse celui correspondance enveloppé comme
de l'effet étudié, qui est avec un aspect limité un hic et nunc
mis en condition du réel. infime par le degré
d'objectivité et de positivité, très élevé
parce qu'isolé du reste d'organisation
du monde. Le sujet sait; et d'imprévisibilité
il enveloppe, mesure, des diachronies
domine. et des synchronies.
L.'univers domine
L TECH UE
INVENTION: le sujet inventeur
préexiste mais se régénère
l'homme.
157
sur science
158
des pôles d'aimants; la matière subtile rend compte de l'action
à distance en termes d'action par contact.
En fait, la philosophie sort du mécanislne quand elle ren-
contI'e et accepte l'irréversibilité, donc l'infini ou l'indéfini, le
non-retour, l'impossibilité de la réversibilité et de l'itération:
a) par la thermodynamique; selon la loi de dégradation,
impliquant que les possibilités d'auto-transformation d'un sys-
tème fermé siège de transformations tendent vers zéro, il faut
une intervention extérieure à ce système pour le réordonner
de manière macroscopique; c'est l'irréversibilité de l'augmen-
tation d'entropie, par dégradation des énergies potentielles et
passage de l'énergie d'une situation macroscopique à une
situation microscopique (ou « macrophysique» et « micro-
physique ») - hypothèse du démon de Maxwell;
b) par le développement de la théorie des champs, corI'éla-
tive d'un univers infini, donc sans retour de l'énergie émise à
son point de départ. À partir de la théorie des courants de
déplacement, on peut concevoir que de l'énergie émise sous
forme d'une radiation électromagnétique (Maxwell) s'éloigne
de sa source sans retour.
Seul un système fermé (donc sans radiations émises) et à
tI'ansformations réversibles (donc non thermodynamique) est
proprement mécanique.
Peut=on
159
lières de vent (afin d'éviter les phénomènes de résonance).
Descartes pense la construction d'un immeuble cornme celle
d'une machine simple, c'est-à-dire comme l'organisation d'un
système linéaire de transfert par étapes; le roc supportant les
fondations, le aertum quid et inoonoussum, est transféré
assise par assise jusqu'aux combles; la construction vaut ce
que vaut la plus faible de ses assises, comme une chaîne vaut
ce que vaut le plus faible de ses maillons; ce rnode segmen-
taire et additif de construction s'oppose au système des pare-
ments enserrant un blocage, qui peut donner naissance à des
composantes horizontales provoquant un détriplement de la
muraille (mur « soufflé»); autrement dit, un mur ne peut être
techniquement défini cornme un couple de forme et de matière
mise en forme: il se produit un travail des éléments les uns
par rapport aux autres.
Le cas de la construction par assises est d'ailleurs un cas
idéalement simple. Généralement, le fonctionnement interne
est plus cOlllplexe, car il existe aussi des liaisons entre les
murs (poutres, planchers), et entre les murs et la toiture; le
sol lui-même fonctionne en une certaine mesure et se tasse au
cours de la construction, un peu comme un navire que l'on
charge s'enfonce dans l'eau. C'est pourquoi les architectes
techniciens disent que le plus important d'une construction
est la partie qui ne se voit pas.
Aussi bien, l'invention est possible en matière de construc-
tion, et on pourrait étudier les inventions des machines sta-
tiques comme celles des machines actives; en fait, tous les
objets techniques sont actifs; ceux que Lafitte nomme
machines passives sont ceux en lesquels le fonctionnement
doit ne créer que de faibles déplacements, pratiquement négli-
geables pour l'usage, mais nullement négligeables pour la
conception du schème: ce sont des machines actives en état
permanent d'équilibre, et même en état d'équilibre volontai-
rement consolidé, avec des déplacements lirnités; dans cer-
taines constructions, il est tenu compte des déplacements
inévitables (ponts métalliques reposant sur des galets pour
permettre la dilatation, tour Eiffel reposant sur des vérins
permettant de conserver la verticalité malgré les tassements
du sol).
En matière de « machines passives», l'invention apparaît
aussi comme un dégagement fonctionnel et organique du ter-
tium quid qui permet une meilleure auto-corrélation des
termes antérieurernent dichotomisés, antithétiques l'un par
rapport à l'autre, comme l'inducteur et l'induit des alter-
nateurs avant l'invention de Kingdon. frel est le rôle des
160
organes de butée dans les constructions romanes puis
gothiques, par rapport à la dualité originaire du portant et du
porté; l'arc-boutant, extérieur aux murs ou colonnes (organe
portant), permet une complète auto-corrélation des parties
verticales, portantes, et de la toiture en voûte, portée.
Techniquement, il s'agit en quelque manière d'une continua-
tion de la voûte paI'-delà les murailles ou colonnes, jusqu'au
sol, mais seulement sous forme tI'ès discontinue (aI'cs), ce
qui dégage entièrement l'intérieur de l'édifice et permet de
remplacer d'épaisses murailles par de simples colonnes entre
lesquelles s'étendent des baies, ou pal' des piliers relative-
ment espacés; au lieu de rester un massif de maçonnerie
intervenant par sa masse, le mur se purifie en devenant seu-
lement un porteur veI'tical: cette fonction peut être remplie
par des piliers ou des colonnes.
Le béton armé précontraint est un matériau qui peut tra-
vailler à l'extension, comme le bois ou le métal, et non pas seu-
1ement à la compression, comme un assemblage de pierres; il
en résulte un nouveau fonctionnement possible en architecture,
engendrant des techniques différentes de celles du bâtiment en
pierre, et en particulier des porte-à-faux considérables ration-
nellement employés.
Un autre exemple de tertium quid utilisé en matière de
machines passives est la constI'uction d'immeubles en profilés
rnétalliques verticaux (exemple du gratte-ciel); les murs ne
sont plus porteurs (murs-rideaux); ils pourraient donc entrer
en auto-corrélation avec les éléments horizontaux (planchers
et plafonds) sans être astreints à la condition de verticalité,
jadis nécessitée par leur rôle mixte de porteurs et d'éléments
délimitateuI's de l'espace intérieur par rapport à l'espace exté-
rieur. Il serait ainsi possible de retrouver de manièI'e ration-
nelle et fonctionnelle l'organisation des constructions en bois
debout (anciennes églises de Norvège) ou des constructions à
colombages.
La division tripartite de Lafitte est très intéressante, car
elle a une valeur historique indéniable: elle montre les
grandes étapes des techniques successivement dominantes
(constructions, machines simples et moteurs, machines infor-
matiques). Toutefois, elle ne doit pas être prise de manière
radicale, car même les machines passives contiennent des
fonctionnements internes comparables à ceux des machines
actives, ainsi que des circuits réflexes impliquant une infor-
mation engagée.
Il ne faut pas non plus trop facilement accepter l'idée selon
laquelle les machines passives constituent une solution pares-
161
seuse à des problèmes qui auraient pu être résolus par des
machines actives: un aqueduc en pente douce remplace en
effet des conduites forcées ou des pompes; mais les Anciens
ne pouvaient pas construire des canalisations, et même des
corps de pompe, résistant à de hautes pr'essions et capables
d'assurer un débit constant et élevé; la solution de l'aqueduc
demande une importante construction, mais elle équivaut à
un systèrne automatique, puissant, et durable d'adduction
d'eau par des machines actives; l'aqueduc est parfaitement
relié aux conditions naturelles, et utilise l'énergie hydraulique
naturelle (gravité, pente uniforme) pour le transport de l'eau.
Une étude rationnelle, réellement technologique (ou rnéca-
nologique) des rIlachines passives, décelant l'importance des
caractères d'activité et de relation réflexe, pourrait en parti-
culier être conduite sur l'exemple de la voûte, à partir des
« fausses voûtes» primitives construites en encorbellement
sans taille des voussoirs (exemple: les bories de Gorde), puis
des voûtes en berceau [fig. 100], ensuite des voûtes d'arêtes
romaines et romanes [fig. 101]; la voûte d'arêtes, sans com-
porter d'arcs-boutants, répond déjà au besoin de décharger les
rIlurailles de la poussée horizontale qui tend à les écarter lors-
qu'elles supportent une voûte en berceau. Enfin, le système
des organes de butée extérieurs à la muraille achève cette
évolution et donne naissance à un système indéfiniment exten-
sible en longueur (alors que la voûte d'arêtes ne peut guère
s'écarter du carré). Ce mode de construction, en se complexi-
fiant sous forme d'arcs-boutants à double ou rIlultiple volée,
est également, au moins de manière théorique, illimité en hau-
teur; l'art gothique a utilisé cette possibilité pour l'accroisse-
ment des dimensions horizontales et verticales rendues
indépendantes de la largeur.
On peut noter que la coupole est issue d'une réduplication
indéfinie de voûtes s'intersectant, ce qui supprime angles et
arêtes.
Claudel a quelque raison d'écrir'e (L'Annonce faite à Marie)
que l'art « chrétien» de ces cathédrales est pensé à partir de
l'intérieur. Mais on peut noter toutefois que les coupoles sont
aussi, sinon pensées, tout au rIloins faites de l'intérieur; tout
au moins, les coupoles en béton des Romains, avec ou sans
caissons, qui furent employées dans les Thermes, avant que
Sainte-Sophie de ConstantiIlople ne réalise une prodigieuse
coupole; les RorIlains avaient diminué la difficulté de la pous-
sée de la coupole sur les murs ou colonnes la soutenant en la
rendant monolithique, ce qui permettait de la construire extrê-
mement mince (quelques centimètres), chose impossible avec
162
l'emploi des voussoirs; la technique du béton est aussi, à sa
manière, l'une des solutions apportées au problème de la pous-
sée latérale exercée par les voûtes sur leurs supports.
1. Intertitre de l'éditeur.
163
mettant la corrélation entre de multiples terminaux qui
peuvent se purifier par détermination étroite de leurs carac-
téristiques fonctionnelles optimales; c'est donc la division
entre central et terminaux, tendant vers l'unicité fonction-
nelle des terminaux, qui est à l'origine du développement
dans les ensembles plus grands que l'objet technique indivi-
dualisé. Au contraire, dans les composants (transformateur,
alternateur, moteur électrique), c'est la découverte ou plutôt
la position par construction d'un tertium quid qui permet le
progrès de l'organisation; l'invention ajoute un troisième
terme; elle n'est plus une analyse mais une synthèse réelle,
faisant apparaître un terme nouveau.
Quant aux objets techniques individualisés, ils progressent
essentiellement par concrétisation, ce qui n'est ni une ana-
lyse ni une synthèse, mais une saturation des différentes
caractéristiques dans l'organisation de leur réciprocité. Par
exemple, le moteur thermique, après s'être perfectionné
d'abord par analyse, comme un ensemble possédant un cen-
tral (améliorations séparées de la chaudière et du condenseur,
du cylindre, de la distribution et de l'admission par la coulisse
de Stephenson), puis par synthèse (carburateur, allumage
électrique), s'est enfin concrétisé dans son individualité (sys-
tèIIle de Diesel où l'injection temporisée de carburant dans
l'air pur chauffé par la compression remplace à la fois le car-
burateur et la magnéto d'allumage); la concrétisation réunit
et remplace la fonction de l'analyse (central et terminaux) et
celle de la synthèse (tertium quid) en élevant le niveau d'orga-
nisation; l'objet technique individualisé, où les composants
sont pluri-fonctionnels, réunit le mode d'organisation du
réseau et celui du sous-ensemble, ou composant. C'est pour-
quoi l'arc-boutant, tertium qUid, est seulement le second terme
du progrès technique en architecture; il reste à opérer en un
troisième temps la concrétisation de la construction considé-
rée comme réalité individuelle. Au cours de l'évolution, la
structure de l'objet change de catégorie.
164
amplifiante et diversificatrice), les aspects affectivo-émotifs
de la vie et les actes d'invention individuelle, qui apparaissent
comme l'aspect le plus éloigné, chez les êtres vivants, de
l'existence des machines. Ce qui est le plus éloigné de l'objet
technique, c'est la conscience et ce qu'elle recouvre.
(
&th'TfI,NTS J)~
Lt\ ~i~ J)\J xm~Slècl.~
8
i ...... ....,"" ... B ..... SEMESTRE 1968-1
Quatrième partie
L'OBJET TECHNIQUE
,
INDIVIDUALISE
,
ET LES RESEAUX
1. INTRODUCTION
169
lité le découpage stéréométrique des voussoirs, mais ont pro-
hibé pendant vingt siècles la forme primitive des voûtes
archaïques, très proche de la chaînette: la chaînette est une
courbe qui ne peut se construire aisément avec règle et com-
pas. Il a fallu attendre le début du XVIIIe siècle pour que la
courbe en chaînette soit à nouveau employée de façon cou-
rante pour le profil des voûtes; la technique a attendu le
sa voir pour opérer la concrétisation complète; en même
temps, elle l'a stimulé.
Pour cette étude, il est possible d'adopter la division tripar-
tite de Lafitte, en étudiant les objets techniques individualisés
passifs, puis les objets actifs, enfin ceux qui impliquent un
usage déterrninant de l'information explicite, soit pour tI'aiter
cette information, soit pour stabiliser le fonctionnement.
l 70
depuis plus d'un siècle, ce serait possible. Mais alors l'outil
rompu au point critique devrait être reforgé, brasé, soudé,
opérations longues et délicates, alors qu'un changement de
manche se fait en dix minutes sur le chantier. L'emmanche-
ment est, en une certaine rnesure, un système de sécurité pour
l'outil: il perTIlet la rupture du manche avant celle de l'outil,
sur les outils de travail dont la rupture ne met pas l'utilisa-
teur en danger (pioches, pics ... ). Par contre, cette possibilité
de rupture prévue au point critique n'existe plus nécessaire-
ment sur les outils conçus pour le TIlaximum d'allégement et
de fonctionnalité de toutes leurs formes (piolet); ils sont
conçus comme un tout non dissociable.
En dehors de la fonction de sécurité, qui intéresse la résis-
tance du manche dans toutes ses fibres à la fois, intervient
dans l'emmanchement un aspect plus microphysique, celui du
type de raccord entre fer et manche en fonction des caracté-
ristiques de l'outil (poids, travail par poussée ou par percus-
sion et effet de levier, comme dans l'outil dit pic-pioche de
terrassier), et aussi des caractéristiques du bois du manche.
Un bois tendre et à fibres peu liées entre elles, comme celui
de la plupart des arbres feuillus des régions septentr'ionales,
ou des conifères de ces régions, demande un raccordement
enveloppant et allongé, qui protège contre la dissociation des
fibres et amoindrit aussi les risques de rupture, en une cer-
taine mesure: tel est l'emmanchement de la pelle, et aussi
celui des « balais de bouleau», dans lesquels la douille est sim-
plement constituée par le rassemblement des branchettes
constituant la partie active du balai autour du manche, avec
des liens de serrage qui jouent partiellement le rôle de frette.
Cet emmanchement, pour primitif qu'il soit, est rationnel. De
rnanière générale, l'emmanchement à douille convient bien
pour les efforts exercés selon le sens de l'axe du manche, en
poussant l'outil: c'est celui d'une pelle, d'une bêche, d'une
fourche au moment où on les enfonce dans leur charge; pal'
contre, la douille dans son rapport avec le manche travaille
d'une TIlanière TIloins rationnelle quand on soulève la charge;
enfin, la douille est irrationnelle quand il s'agit d'outils à tirer
ou d'outils à percussion sournis à une force centrifuge notable.
L'emmanchement à douille, en ce cas, est corI'igé tant bien
que mal par l'emploi de pointes ou de vis rattachant la douille
au TIlanche.
L'inverse de la douille est la soie, extrémité pointue par
laquelle l'outil s'enfonce dans le manche. Une telle façon de
l'outil est possible au moyen de procédés pl'imitifs, par simple
forgeage; elle deTIlande peu de métal. Par contre, elle ne
171
convient qu'à la poussée selon l'axe du manche; un effort
créant un couple de torsion convient encore rnoins à la soie
qu'à la douille; il en va de mêrne pour un effort d'arrachement
(outils à tirer), complètement contraire au schéma de ce type
d'emmanchement. L'emmanchement par soie demande des
bois durs et noueux (donc naturellement frettés), comme une
souche de Houx. Les arbustes à croissance lente des contrées
chaudes et sèches conviennent à ce type d'emmanchement.
Réalisé avec un bois à longues fibres individuellement très
résistantes (Frêne, Érable), ruais faiblement liées entre elles,
un emmanchernent à soie doit généralement être complété par'
une frette, un anneau ou une petite douille cerclant l'extré-
mité du manche (limes, ciseaux à bois, bédanes). Si la pous-
sée est considérable (ciseaux à bois), il faut de plus que l'outil
présente à la base de la soie une plaque de butée perpendicu-
laire à l'axe de l'outil, qui est aussi celui du manche; sinon,
le manche peut éclater; la lime ne présente pas cette plaque,
mais elle ne travaille pas essentiellement par poussée, ou tout
au moins pas uniquement par poussée; elle travaille aussi par
pression contre la pièce, et surtout, elle est tenue par les deux
mains, donc à chaque bout, ce qui, en principe et sauf parfOiS
chez l'apprenti ou le profane, ou pour quelques usages de tr'ès
petites limes, élimine le couple de torsion dans le rapport
acier-bois.
Pour les outils à percussion et couple de torsion (pioche,
cognée, herminette), l'ernmanchement doit résister à la force
centrifuge et doit pouvoir transmettre du manche à l'outil des
efforts omnidirectionnels, y compris parfois des efforts rota-
toires, lorsqu'il s'agit de dégager un pic ou une hache profon-
dément engagés. Le collet, rond ou de préférence ovale,
correspond à ce fonctionnement relationnel; il permet l'em-
manchement conique, de loin supérieur à tout usage de vis,
pointes ou coins dans les douilles ou les collets cylindriques.
On peut se demander pourquoi les marteaux sont emmanchés
de manière aussi peu rationnelle; pour qu'un Inarteau soit
solide, il faut doter le manche de crochets et renforts en
formes d'attelles, cloués au manche et traversant l'œillet. Un
emrnanchement conique à collet résoudrait le problème.
Globalement et en général, il existe une rationalité (ou tech-
nicité vraie) des rappor'ts entre rnanche et outil, car il s'agit
d'une résolution de problème de fonctionnernent optirnal;
l'outil, dans son auto-corrélation, se comporte comme une
machine passive; de plus, le choix de telle ou telle solution
peut être influencé par l'état des techniques et la disponibilité
des matériaux: une métallurgie peu développée, se lirnitant au
1 72
--------------------- forgeage du fer pâteux, produit plus volontiers des outils à
soie; mais elle ne peut les généraliser que si le pays produit
des bois durs et noueux, ou s'il est possible de faire appel à
des matières animales compactes oomme le bois de renne. Une
métallurgie plus développée peut produire des douilles et
même des collets; mais il faut que la contrée produise, en ce
qui concerne le collet, des bois de feuillus à longues fibres
droites. Un déterrrlÏnisme venant de l'état des techniques et de
la disponibilité des matières premières interfère donc avec la
rationalité de la résolution du problème (technicité intrin-
sèque) dans le choix relationnel des formes de composants
d'outils, qui est le degré le plus élémentaire (historiquement
et logiquement) des machines passives.
B. moyen
1 73
a fait jadis la supériorité des aciers indiens, dits de Damas,
pour les armes; un mode analogue de fabrication fut employé
pour les aciers de Tolède.
Aux propriétés microphysiques de toutes les couches molé-
culaires et des cristaux s'ajoutent l'interaction entre ces pro-
priétés et le mode de déformation au rnoment où sont subies
les contraintes; cette interaction exige des forInes définies,
telles que le congé, comparable à une voûte. Couffignal a cité,
au Colloque de Royaumont sur le concept d'information dans
les sciences conternporaines, l'exemple d'un treuil qui s'est
rompu au point où le cylindre se réduit à la dimension de
l'axe, parce qu'aucun congé n'avait été ménagé au moment de
la fabrication (forme A); la forme correcte est la forme B,
permettant aux couches superficielles de travailler successi-
vement en compression et en extension, comme une voûte et
une suspension caténaire, lorsque le treuil est en rotation.
l li' 4
années, avec des contraintes l'elativement faibles. Une plaque
de veI're l'ayée, mise en porte-à-faux, peut se rompre par l'ef-
fet de son seul poids, au bout d'un jour ou deux.
l 75
matériau généralement cristallin, parfois anlOrphe ou
feuilleté. Aussi, le remplacement du bois par la pierre, dans
les édifices du type du temple grec, a conduit au rapproche-
ment des colonnes les unes par rapport aux autres (donc à la
multiplication des organes de soutien), et souvent au double-
ment des éléments horizontaux, ce qui accroît la sécurité. Le
« style» du temple grec n'est pas arbitraire; il résulte techni-
quement des contraintes imposées par l'usage de la pierre au
lieu du bois comme élément travaillant en flexion. La ratio-
nalité que l'on évoque souvent à propos de l'architecture
grecque est partiellement l'effet de la simplicité géométrique
des formes; elle est moins complète si l'on pénètre dans
l'étude du fonctionnement des composants les uns par rap-
port aux autres dans l'édifice complet. La stéréométrie
n'épuise pas toute la rationalité de la construction.
Moins géométriquement, mais aussi rationnellement que
dans le temple grec, la pierre a été utilisée comme élément hori-
zontal dans les dolmens et allées couvertes, de l'âge de la
pierre polie à l'âge du bronze, selon les régions [fig. 115a et bJ.
Ici, l'élément horizontal ne remplace pas une poutre de bois,
et ne l'imite pas non plus; c'est une vaste plaque de pierre
(comme l'indique le nom breton de « dolmen») reposant sur des
éléments porteurs également en pierre, verticaux ou légère-
ment inclinés vers l'intérieur de l'édifice. Le dolmen peut
comporter une seule plaque de couverture, ou plusieurs jux-
taposées (comme à Bagneux près de Saumur, dolmen dit « la
Roche aux fées »). Dans ce dernier dolmen, une des plaques de
couverture est fendue et se trouve soutenue par une pierre ver-
ticale jouant le rôle d'une colonne. Le tumulus de Newgrange,
près de Drogheda, en Irlande, est formé d'un dôme auquel
conduit une allée couverte de même type que celle de Bagneux.
Ces constructions sont stables dans la mesure où le sol résiste
au poids considérable de l'édifice et se trouve assez ferme pour
maintenir la verticalité des pierres constituant les montants
verticaux, enterrés à la base; les blocs étant généraleIIlent à
peu près bruts, on ne peut demander à la surface d'appui des
tables horizontales sur les montants verticaux de maintenir la
verticalité de ces montants, par la constance de l'angle entre
éléments porteurs et élément porté. Il n'est pas absolument
déraisonnable de supposer que les dolmens ont été prinlitive-
ment couverts d'un tumulus de terre servant à les buter et à
combler les jours entre les pierres.
On peut signaler aussi, comme une utilisation des propriétés
syncrétiques de la pierre, la taille ou la disposition des roches
branlantes; une masse monolithique de l'ordre de 500 tonnes
176
peut rester en équilibre sur une table d'appui, située au-des-
sous de son centre de gravité, et assez petite pour qu'un seul
homme arrive à faire osciller légèI'ement la masse monoli-
thique [fig. 116 et I l 7].
Enfin, les assez nombreuses pierres percées (approxiInati-
vement en forme de meule) que l'on rencontre dans les gise-
ments préhistoriques (par exemple aux Eyzies) montrent une
utilisation syncrétique de la pierre; certains archéologues
considèrent ces pierres comme des moyens d'ancrage, le trou
permettant de fixer des lanières.
2. L'époque moyenne
l rI' 7
La pierre est un excellent matériau pour la construction sou-
terraine; travaillant en cornpression, elle peut résister à des
pressions considéI'ables; de plus, elle résiste à la putréfac-
tion, augmentée par l'humidité du sol. La voûte paraît bien
avoir été, à l'origine, un élérnent de construction souterraine,
soit sous forme de galerie, tunnel, égout, passage, soit sous
fOI'me de salle en coupole. Sous ter're, une voûte peut être
construite sommairement, par exemple sans aucune taille des
voussoirs et uniquement au moyen de pierres disposées en
encorbellement. La terre, pressant la voûte de toutes parts,
constitue une infinité d'organes de butée qui la stabilisent; il
Y a réciprocité d'action entI'e la voûte et la terre qui l'entoure;
la voûte retient la terI'e, mais la terre maintient la voûte. Les
tombeaux étrusques, de forme conique ou construits au flanc
d'une montagne et n'ayant qu'une entrée souterraine [fig. 118
à 122], montrent cet usage de la voûte souterraine maintenue
par la terre qui la surmonte; on peut rapprocher la technique
de ces constructions de celle des galeries de Tirynthe, et aussi,
en une certaine mesure, de celle du trésor des Atrides
[fig. 123 à 126]. Les Étrusques, par ailleuI's, savaient
construire des égouts et des canaux de drainage; c'est grâce
à cet art du travail souterrain pour le passage des eaux que
l'Étrurie de l'Antiquité était une contrée fertile.
Les Grecs savaient construire des voûtes, mais ils ne les
employaient guère comme élément architectural visible, au-
dessus du niveau du sol. Ce qui est caractéristique du travail
architectural des Romains, c'est l'usage de la voûte entière-
ment dégagée du sol, portée au besoin sur des piliers CAqua
Olaudia); plusieurs étages de voûtes peuvent être construits
les uns sur les autres (deux pour l'aqueduc de Ségovie, trois
pour le pont du Gard). Le Colisée de Rome est également
constitué de plusieurs étages de voûtes. En principe, la super-
position de plusieurs étages de voûtes n'offre pas de difficulté
majeure. Le vrai problème de la voûte aérienne (par OPPosi-
tion à la voûte souterraine), c'est celui de la butée, des culées
terminales. Quand les voûtes constituent une série rectiligne,
comme un aqueduc, chaque voûte est épaulée par la suivante.
Mais il faut bien une fin; si la fin et le commencement de
l'aqueduc sont constitués par des rocs robustes, l'aqueduc est
en équilibre tant que ses voûtes sont intactes; il fonctionne
comme un système de transfert de forces entre ses deux
extrémités. Pour les voûtes des ponts et les murs de barrages-
voûtes, le problème des butées terminales (culées) est cri-
tique. C'est essentiellement de la stabilité des extrémités que
vient la stabilité de l'ensemble du pont, qui peut d'ailleurs
178
affecter la forme générale d'une longue voûte en arc surbaissé
(pont en dos-d'âne) soutenue par des arcades reposant sur
les piles du pont; dans ce cas, rnême si l'une des arcades repo-
sant sur les piles était détruite, le tablier pourrait rester
intact, car il constitue par lui-même une voûte.
Les puits bâtis, les citernes bâties, peuvent êtr>e considérés
comme des voûtes; un puits circulaire peut être considéré
comme deux voûtes en plein cintre opposées et se faisant équi-
libre. Une disposition compar>able à celle du puits est généra-
lement conservée, avec des variantes, pour les ouvrages
souterrains soumis à de fortes pressions de la part des ter-
rains environnants (égouts, certains tunnels).
Dans l'architecture, la voûte a pu devenir unique, se déga-
ger de l'enchaînement caractéristique d'un aqueduc, soit en évo-
luant vers la coupole par l'intermédiaire de la voûte d'arêtes,
soit en évoluant vers le système gothique à nef centrale et mul-
tiples organes de butée. C'est l'origine de deux styles.
l 79
lit d'argile, une cathédrale gothique s'effondrerait, si elle ne
comportait pas dans ses fondations des matériaux travaillant
en extension.
180
La construction s'est d'ailleurs diversifiée, et c'est dans les
réalisations déliées d'entraves culturelles (secteur industriel)
que les meilleures synergies se manifestent. Les pylônes en
béton armé précontraint pour les lignes d'énergie électrique
sont d'un usage courant. Cette même fonction, pour les
grandes lignes à haute tension (où il y a avantage à ne pas
rnultiplier les isolateurs), est généralement accomplie par des
pylônes entièrement métalliques en cornière d'acier réalisant
une remarquable correspondance de la géométrie du matériau
et de la mécanique de la fonction.
Les pylônes très élevés, utilisés cornme supports d'antennes,
pourraient être construits à la manière de la tour Eiffel, qui
ernploie le système de la voûte, non strictement nécessaire en
construction métallique; la tour Eiffel marque, à la partie infé-
rieure, une prédominance de la construction en voûte métal-
lique, tant par la courbure des piliers que par l'existence de
véritables arches faisant la jonction entre les piliers. Mais la
tour Eiffel est un monument, construit comme manifestation
de la puissance de l'architecture métallique. C'est à la partie
supérieure seulement qu'elle tend vers la structure propre-
ment dite du pylône, les cornières d'angle devenant presque
rectilignes. De cette manière, elle comporte relativement peu
d'éléments travaillant de façon constante en extension. Au
contraire, dans la construction purement technique des
pylônes (comme support d'antennes ou comme antennes), il
est généralement fait appel à une dichotomie des fonctions: le
pylône est composé d'éléments rectilignes minces, travaillant
en compression, comme une haute poutre verticale; autour
du pylône, plusieurs étages de haubans munis de tendeurs
viennent s'ancrer dans le sol, comme les câbles des ponts
suspendus. De cette manière, le pylône peut, si besoin est,
reposer sur un isolateur unique travaillant uniquement en
compression; ce sont les haubans, travaillant en extension,
qui assurent l'équilibre. Ces haubans peuvent être électrique-
ment interrompus par des isolateurs placés aux distances qui
conviennent pour éviter les résonances électriques, en fonc-
tion de la fréquence d'émission. Ce principe de construction
existait déjà dans la marine, pour renforcer les grands mâts
par l'usage de haubans.
Ce principe de synergie a-t-il réellement pénétré dans les
techniques de construction courante? Il Y a effectivement
pénétré de manière partielle, avec le béton armé et les sys-
tèmes de précontrainte. Généralenlent, toutefois, et sauf en
quelques réalisations comme Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp
(par Le Corbusier) ou le dôme du CNI'!\ la synergie existe seu-
181
lement pour quelques-uns des éléments constituants, par
exemple pour des poutres servant d'éléments porteurs, ou
pour une structure de profilés porteurs. Mais elle n'existe pas
généralement pour l'ensernble des élérIlents de l'édifice: une
structure en béton armé ou en métal soutient les murs-
rideaux, les cloisons, les plafonds et planchers qui, eux, sont
seulement portés et n'interviennent pas dans le fonctionne-
ment positif de l'édifice; ils le chargent seulement. Dans ces
conditions, il est malaisé de déclarer sans réserve que les
constructions sont des «machines passives»; elles ne sont pas
toutes au même degré des objets techniques individualisés.
Peut-être serait-il possible, pour savoir en quelle mesure une
construction est une «machine passive» plus ou moins par-
faite, de faire intervenir, en plus du critère de fonctionnalité
et de synergie des différents éléments, celui de la réversibilité
temporelle du montage et du démontage. Certains édifices
contemporains sont conçus pour pouvoir être agrandis, pro-
longés sans discontinuité (couvent dominicain construit près
de L'Arbresle par Le Corbusier); mais très rares sont les édi-
fices qui pourraient être démontés sans destruction; en ce
sens, la machine passive est surtout une machine irréversi-
blement constituée d'éléments qui «font prise» et adhèrent les
uns aux autres; le caractère immobilier de l'immeuble réside
surtout dans l'irréversibilité de sa genèse; si les constructions
devenaient déplaçables et démontables, elles auraient les prin-
cipaux caractères des machines actives, qui sont ouvertes,
admettent des réparations, des échanges de pièces. Le princi-
pal postulat de l'architecture est l'immobilité de ses produits,
impliquant l'irréversibilité de la genèse, donc aussi l'irréver-
sibilité de la dégradation dans le temps, l'impossibilité d'une
récupération totale et d'un transfert. Mais, en ce sens, l'archi-
tecture intègre et propage une barrière culturelle (distinction
du foncier et du mobilier) qu'un approfondissement technolo-
gique peut amener à révoquer. La machine passive, en se
développant, tend vers la machine active, et la machine active
vers la machine réflexe.
Pour approfondir' l'étude technologique de la construction, il
serait nécessaire d'établir une distinction entr'e la méthode de
construction et la rationalité, ou auto-corrélation complète, de
l'édifice pensé comme un système. Les voûtes priInitives
(Tirynthe, Mycènes, tombeaux étrusques) sont en général plus
grossièrement assemblées que les voûtes romaines; la
llléthode de construction, en particulier la taille des voussoirs,
était plus primitive, et, au lieu d'un assemblage de voussoirs
bien taillés, parfaitement géométriques, on rencontre souvent
182
une construction en encorbellement (dite injustement fausse
voûte) ou un assemblage de gros blocs constituant des vous-
soirs imparfaits; cependant, la forme de ces voûtes se rap-
proche plus de la chaînette que le plein cintre ou l'anse de
panier; l'édifice complet, en tant qu'unité, est donc assez par-
fait, malgI'é l'imperfection des méthodes de taille de la pierre;
les Romains ont perfectionné avant tout les méthodes de
construction (taille des pierres et emploi du béton).
183
depuis l'époque romaine jusqu'au XVIIIe siècle; peut-être faut-
il voir là l'effet d'une préférence pour les courbes dont la for-
mule était géométriquement connue, et un refus de la seule
courbe techniquement parfaite, rnais ne pouvant être obtenue,
avant Bernoulli, que par un procédé mécanique (tension équi-
librée d'une chaînette), donc partiellement empirique. Peut-
êtl'e faut-il tenir compte aussi du fait que la chaînette ne peut
se l'accorder aux pieds-droits qui la supportent par une tI'an-
sition continue. L'effet perceptif de discontinuité n'est pas
désagréable quand la voûte repose directement sur le sol;
lorsque la voûte est supportée par des pieds-droits, le besoin
architectural (esthétique mais non technique) d'une transi-
tion continue entre la courbe de la voûte et les éléments rec-
tilignes qui la soutiennent a poussé à remplacer la voûte en
chaînette par des voûtes techniquement moins parfaites
(ellipse, plein cintre, anse de panier) mais dont les retornbées
se raccordent de manière continue aux pieds-droits.
La voûte aérienne en chaînette semble avoir été employée par
les Égyptiens, en particulier pour la construction des greniers
à blé [fig. 122 bis]. Si ce tracé ne s'est pas généralisé, c'est donc
pour des raisons architecturales et culturelles (géométrisation
simple des formes) plutôt que pour des raisons techniques, sauf
dans le cas des voûtes à charge non uniforme.
Une étude archéologique des constructions voûtées est déli-
cate. On doit cependant se demander s'il n'y aurait pas une
double oI'igine de la voûte, l'une pour les constructions sou-
terraines, l'autre pour les constructions aériennes légères,
à laquelle se rattacheraient les greniers à blé de l'Égypte
ancienne. Une poterie ancienne conservée au British Museum
reproduit une hutte arrondie de l'Italie primitive (habitation
dite pélasgique); cette hutte est couverte d'un toit en cou-
pole, vraisemblablement fait de matériaux légers (chaume,
feuillages) maintenus par des branchages qui le coiffent; la
tente de chevrier représentée sur une miniature du Virgile du
Vatican, probablement faite de cuir maintenu par un faisceau
de bâtons, est d'une technique analogue. Enfin et surtout, les
tentes assyriennes anciennes étaient de véritables construc-
tions légères, employant une armature interne en bois lnain-
tenue par des barres fourchues, ce qui donne à l'ensemble la
forme d'un arc ogival trilobe. Ces tentes pouvaient être por-
tatives (usage militaire), mais elles pouvaient aussi être dres-
sées sur les terrasses. De rnanière plus primitive encore, le
mode de construction en cône a permis aux habitants de la
grande plaine qu'arrosent le Tigre et l'Euphrate d'utiliser les
matériaux locaux; selon Strabon, « à cause de la l'areté du bois
188
de charpente, on construit avec des poutres et des piliers de
palmier. On entrelace ces piliers avec des cordelettes de jonc
et on y applique des couleurs. On enduit les portes d'asphalte.
Celles-ci sont hautes, et toutes les maisons ont le mêrne sorn-
met en cône, vu l'absence de bois de construction, car la
contrée est nue; il n'y a en grande partie que des arbustes,
abstraction faite du palmier. Ce dernier est très abondant dans
la Babylonie». Selon Ménard et Sauvageot (Vie privée des
Anciens -l'habitation, p. 35), les plantes du marais servaient
à faire des faisceaux courbés et liés ensemble au sommet, en
manière d'arche; le bitume permettait de faire un ciment mêlé
de chaux, et dont on alternait les couches avec des lits de jonc
ou de feuilles de palmier. « Que ce soit pour cette raison (le
manque de pierres de carrière et de bois de charpente) ou
pour une autre, les Assyriens passent pour' être le peuple qui
a le plus anciennement employé la voûte, et la coupole paraît
avoir été adoptée dans les vastes palais des rois d'Assyrie. »
Pour une voûte aérienne homogène qui a seulement à se sou-
tenir elle-même, la forme la plus parfaite est celle de la chaî-
nette; or, cette forme ne diffère pas beaucoup de celle qu'on
obtient en courbant en arche des tiges de bois souples, IIlain-
tenues de l'intérieur par un montant vertical et deux appuis
presque horizontaux, comme dans la tente assyrienne. Cette
armature constitue une triangulation à deux degrés (les extré-
mités du montant et des appuis sont fourchues, ce qui accroît
la rigidité). Si la construction devient circulaire, le montant et
les appuis ne sont plus nécessaires après séchage de la couche
de revêtement ; on arrive ainsi à la coupole ogivale, proche de
la forme de la chaînette, par la prolongation d'une technique
fondée sur un emploi synergique de matériaux qui, chacun par
lui-même (boiS souple, bitume, feuilles de palmier, joncs,
argile), seraient insuffisants pour réaliser cette forme.
C'est encore la même forme de chaînette qui convient à une
voûte souterraine unifornlément chargée en tous ses points
par des forces verticales toutes égales, comme celles qu'exerce
la terre sur un tumulus.
Par contre, si les forces verticales supportées par les diffé-
rents points de la voûte ne sont plus toutes égales, la courbe
en chaînette n'est plus la forIne idéale d'équilibre; ainsi
s'explique peut-être l'emploi, pour les ponts ou les arcades
des aqueducs, de forInes qui s'éloignent de celle de la chaî-
nette, parfaite pour le grenier à blé, la coupole ou le tumulus.
Cette remarque technique corrige ce qui a été dit au sujet du
géométrisme des constructions rornaines, qui a produit des
formes plus surbaissées que celle de la chaînette.
l 89
5. Formes techniques et formes naturelles
191
soit à la relative individualisation d'un nouvel être vivant (sac
amniotique dans la gestation chez les Mammifères; graines;
bourgeonnement) à partir de l'être-parent, soit à sa protection
(œufs des Oiseaux), et généraleIIlent aux deux aspects fonc~
tionnels pris ensemble.
Enfin, à un troisième niveau, la forme est un principe fonc~
tionnel et structural à la fois; une certaine forme permet un
type défini de genèse et de développement, soit d'un organe,
soit de tout l'être vivant, et définit ses modalités relation~
nelles. Le mode de construction, la Bildung des Vertébrés est
distincte de celle des Arthropodes; les Arthropodes sont pro-
tégés par un exosquelette, tandis que les Vertébrés sont
construits autour d'un endosquelette; les muscles main-
tiennent les segments osseux selon ceI'tains schèmes (tonus,
posture); ces deux modes d'organisation impliquent des rap-
ports définis avec le milieu, et également des Inodes définis de
croissance (continue ou avec mues et refonte de l'organisa-
tion). On doit noter cependant que quelque chose du mode
d'organisation des animaux à exosquelette se retrouve dans la
structure du système osseux des vertébrés, particulièrement
avec le développement du système nerveux central, protégé
par les vertèbres et par la voûte crânienne. Corrélativement,
les éléments constituants du système nerveux central sont
mis en place très tôt au cours du développement de l'individu.
En ce sens, les êtres vivants produisent des machines pas-
sives, ayant surtout un rôle de protection et d'appui (nid,
repaire), et constituant un entourage étroit de l'organisme au
sein d'un milieu plus vaste. Ils comportent aussi dans leur
structure et leur développement, en vertu de leur fonnule
héréditaire, spécifique, ceI'taines fonctions comparables à celle
d'une construction. Cela ne signifie pas que les êtres vivants
soient des machines passives; mais les fonctions de protection
(œuf, graine, exosquelette) constituent une forIne de résis-
tance et d'isolement par rapport au milieu particulièrernent
nécessaire dans la première étape de la vie (enveloppe,
graine, nid, œuf) et qui peut être conservée comme plan
d'organisation (exosquelette, membranes chitineuses) pour
tout l'être vivant (Arthropodes) ou pour une partie de celui~
ci (système nerveux central des Vertébrés). Le nid, pour
l'ensemble, et l'œuf, pour chacun des individus, sont deux
structures, l'une construite par l'être vivant, l'autre produite
par lui, qui sont analogues et se complètent.
1 9 2
stabilité qui l'emporte sur les autres types de fonctionnement
interne. L'étude des machines passives se résume dans l'exa-
rnen de ce qui fait leur solidité et dans les critères de leur
stabilité. Pour les machines passives produites par les tech-
niques, et en particulier' pour les constructions, le progrès ne
consiste pas seulernent à augIIlenter la solidité globale et ini-
tiale, mais à passer d'un équilibre ID.étastable à un équilibre
stable. Aussi parfaite que soit la courbe d'une voûte, elle reste
un système métastable tant qu'elle travaille en compression,
c'est-à-dire tant qu'elle a sa convexité tournée vers le haut;
dès que cet équilibre, parfait mais métastable, est rompu par'
une déformation assez accentuée, l'ensemble s'effondre, parce
qu'il représente dans sa forme initiale le plus haut niveau
d'énergie du systèrIle. Au contraire, pour une voûte suspen-
due, inversée, comme celle que constituent les câbles d'un
pont suspendu, le plus bas niveau d'énergie potentielle du sys-
tème est celui qui réalise la forme initiale parfaite; si une
cause quelconque (inégalité de la charge au passage d'un véhi-
cule, vent) rnodifie accidentellement cette forme, cette modi-
fication apporte un plus haut niveau d'éner'gie que celui de
l'équilibre initial; aussi, le système tend de lui-même à se
rééquilibrer, après cessation de la perturbation, par des oscil-
lations progressivenlent amorties tendant vers le plus bas
niveau d'énergie potentielle, selon la loi générale de dégrada-
tion de l'énergie; cela explique qu'un pont suspendu puisse
être considérablement allégé par rapport à un pont à arche
inférieure, et aussi pal' rapport à un pont à arche supérieure
rigide; il n'est plus nécessaire de produire par l'épaisseur du
tablier un systèlne rigide s'opposant à la rupture de la méta-
stabilité. Sur ce point et à partir de là, les constructions tech-
niques peuvent s'éloigner des structures naturelles, car,
généralement, les structures naturelles de protection ou de
soutien, soumises à des contraintes, constituent des systèmes
nlétastables dont la transformation, après rupture, est irré-
versible. La métastabilité, inlpliquant irréversibilité des trans-
forrnations, est un des aspects les plus fondamentaux de la
nature et surtout des êtres vivants. L'étude des machines pas-
sives repose en définitive sur celle de leurs transformations,
réversibles ou irréversibles, qu'il s'agisse de la formule
d'organisation des êtres vivants ou des structures que pro-
duisent ou construisent ces êtres viva,nts.
l 9 3
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m. OBJETS TECHNIQUES IN[~IVIDUAUSES ACTIFS
197
dans les campagnes, et est souvent pris comme une marque
de la pauvreté des ancêtres.
l 98
pagation de l'onde explosive naissante. Comme la toile métal-
lique gêne le passage de la lumière, la lanterne de Davy a été
améliorée par l'adjonction d'un verre au niveau de la flamme,
le grillage étant seulement conservé au-dessus et au-dessous
du verre; la structure générale se rapproche alors de celle
d'une lanterne telnpête dont l'échange d'air avec le milieu
extérieur se ferait à travers des toiles métalliques.
L'étude du rapport entre la lampe et le milieu ne se limite pas
à la fonction d'isolement par rapport au milieu extérieur, grâce
à un milieu intermédiaire protégeant et protégé, qui constitue
la lanterne. L'isolement peut se doubler d'une adaptation en
hauteur et nombre (candélabres l'églables, luminaires à plu-
sieurs branches, établissant la continuité entre l'ameublement
et la lampe), ou d'une disposition spéciale comme celle des
veilleuses antiques à huile, projetant leul' lumière vers le pla-
fond et protégeant la flamme contre les courants d'air. Mais
surtout, et essentiellement, l'adaptation entl'e la lampe et le
milieu à éclairer se fait par l'intermédiaire d'un tertium quid,
miroir ou dioptre. C'est le principe des lanternes à réverbère,
utilisées dans l'éclairage public, et aussi le principe des phares
marins [fig. 150], employant trois étages de dispositifs: au
niveau de la lampe, un dispositif dioptrique, généralement
dérivé de la lentille à échelons de Fresnel; au-dessus et au-des-
sous de cet étage dioptrique se situent des étages catoptriques;
l'ensernble constitue une lanterne catadioptrique, utilisant
presque toute l'énergie lumineuse émise par' la lampe, et per-
mettant de plus l'éclairage par intermittences codées, lorsque
l'ensemble est monté sur un axe. Un type très particulier de
rapport entre la lampe et le milieu est celui de la lanterne de
projection (avec lniroir et condensateur de lumière), et celui des
différentes catégories de projecteurs (éclairage sous-marin,
éclairage des véhicules, projecteurs de chantiers ou de défense
anti-aérienne); dans ce cas, la recherche technique porte
principalement sur la rnédiation; elle arrive à des résultats
d'autant meilleurs que la source est plus ponctuelle, d'où
l'abandon des lanlpes à combustion pour les lampes à arc ou à
incandescence avec filament court. Envisagé comme technique
complète, l'éclairagisme dernande encore cependant l'étude de
l'effet de la source de lumière sur l'utilisateur: à l'aménage-
ment de cet effet correspond l'utilisation des abat-jour, de
l'éclairage indirect et des différents diffuseurs. Pour' l'éclairage
routier, le prOblème de l'éblouissement simultané n'est pas
résolu par les différents codes.
Ces aspects relationnels complexes ont une grande impor-
tance parce qu'ils situent l'ustensile ou l'appareil précisément
199
au même niveau que l'opérateur ou l'utilisateur; l'objet tech-
nique individualisé est ce que rencontre l'homme, en tant que
partenaire fonctionnel, dans son travail et au cours de son
existence. C'est sans doute pour cette raison que les plus
sirnples des ustensiles se chargent d'une signification cultu-
relle considérable (lampe, horloge); ils sont les soeii de l'exis-
tence, les correspondants fonctionnels de l'activité de l'être
vivant et pensant. Les cadrans solaires sont rarement muets.
L'ustensile, support culturel, peut être le siège d'une véri-
table prolifération de formes et d'apparences, pendant des
siècles, sans modification technique importante. Ainsi, les
lampes à huile de l'Antiquité ont toutes le même schéma: une
mèche qui raIIlpe dans l'huile que contient le réservoir aplati,
et qui aboutit à un bec de combustion à peine surélevé par rap-
port au niveau de l'huile [fig. 132 à 135]; d'autre part et en
général, le réservoir porte à sa partie supérieure un orifice
par lequel l'huile peut être versée; selon les contrées et
les époques, le nombre des becs, le mode de suspension ou
d'appui, voire d'accrochage, sont variables; l'orifice de reIn-
plissage peut être prolongé par un entonnoir fixé à demeure
et faisant partie de l'ustensile (certaines lampes égyptiennes
de l'Antiquité, certains calels du Moyen Âge en Europe); il
peut au contraire être fermé par un bouchon. Pourvu que le
r'apport de différence de niveau entre le bec et le réservoir soit
respecté, le contour général est sans effet sur le fonctionne-
ment; cette indétermination a permis la naissance d'un très
grand nombre de formes, imitant des animaux, des sujets
humains, des organes.
Ce n'est guère qu'avec le travail des mines que la lampe à
huile se modifie par concrétisation du bec de combustion et de
l'orifice de remplissage [fig. 137J; le bec, très court, est porté
par une plaque ovale formant bouchon qu'une vis papillon
perrnet d'enlever ou de remettre à volonté. Une telle lampe
peut être transportée aisément sans que l'huile se répande;
elle est faite de deux coques de fer asseIIlblées par brasure, et
peut, soit être posée, soit être suspendue, soit être tenue à la
main. Le caractère amovible du bec est un perfectionnerIlent
important pour le réglage et le remplacement de la mèche, car
ces lampes ne sont pourvues d'aucun dispositif pernlettant de
faire monter ou descendre la mèche; un trait de scie pratiqué
dans le tube métallique contenant la mèche permet d'agir sur
la mèche avec une laIne de couteau.
Les deux lignes principales du peI'fectionnement des lampes
à huile se rapportent au mode de combustion et à la régula-
rité de l'alimentation.
200
Pour augmenter le rendement, il faut obtenir une flamme
ohaude et sans fumée; à oette préoooupation oorrespond le bec
annulaire d'Argand, ou bec à double oourant d'air, qui ventile
la flamme par l'intérieur aussi bien que par l'extérieur.
Quinquet est probablement l'inventeur' de la oheminée de
tirage en oristal qui aooroît l'effet du double oourant d'air du
bec d'Argand, mais peut aussi s'appliquer à une flamme plate.
La lampe Argand-Quinquet [fig. 138] donne une oombustion
aotive et sans fumée, a veo une flamme plus ohaude que oelle
de la lampe à huile primitive; la mèohe « brûle à blano», oe qui
signifie que, à la sortie du beo, la mèohe, SUI' 2 ou 3 milli-
Inètres, reste à une température assez basse; la vaporisation
de l'huile se fait seulement dans la flamme et non au oontaot
du métal; le bec de la lampe Argand-Quinquet est plus froid
que le bec des lampes anoiennes. Ce dispositif, à partir de
1860, a permis sans diffioulté l'usage du pétrole; une lampe
à huile anoienne, garnie de pétrole, risque au oontraire de
« prendre feu» si elle s'éohauffe assez pour vaporiser une
grande quantité de pétrole au oontaot du beo.
La lampe Argand-Quinquet est alimentée par un réservoir
situé au même niveau que le beo; oe dispositif est simple et
effioaoe, mais produit une zone d'ombre; un dispositif ana-
logue est oelui de la lampe astrale, à réservoir' annulaire
[fig. 143] ou de la lampe Sinombre de Philips [fig. 144]. Mais,
pour une parfaite stabilité de l'alimentation oombinée aveo
l'effaoement du réservoir (oe qui oonduit à le plaoer au-
dessous du bec afin qu'il ne fasse pas d'ombre), il est néoes-
saire de prévoir un dispositif d'élévation de l'huile.
rrrois dispositifs ont été inventés. Le premier est oelui de la
pompe mise en mal' ohe par un méoanisme d'horlogerie, logé
dans le pied de la lampe Caroel [fig. 145]. Ce dispositif donne
une autonomie de dix à douze heures et une grande régularité
de fonotionnement, mais il est ooûteux. Le seoond, relativement
plus simple, est oelui de la lampe hydrostatique [fig. l47J:
l'huile est poussée vers le haut par la pression qu'exeroe une
oolonne de sulfate de zino (rapport des densités: 1/1,5); oette
lampe a pour prinoipal défaut de donner lieu à un écoulement
oontinu d'huile, qu'il faut réoupérer dans un réservoir annu-
laire entourant la tige oylindrique de la lampe. Mais elle est
moins ooûteuse que la lampe Caroel, ustensile de la haute et
moyenne bourgeoisie. Enfin, la laIIlpe à modérateur ou régu-
lateur [fig. 149] est une version éoonomique de oes dispositifs
de montée de l'huile: un ressort pousse un piston, et l'huile
monte en s'éohappant par un très petit orifioe; quand la pres-
sion du ressort est forte, la fuite de l'huile à travers le petit
2 a1
orifice n'est guère plus rapide que lorsqu'en fin de course la
pression devient plus faible; l'effet régulateur du modérateur
vient des propriétés complexes de l'écoulement des fluides
visqueux à travers un petit orifice (trou capillaire). Dans
l'Antiquité, cet effet régulateur d'un modérateur capillaire
avait été utilisé pour la mesure du temps; un vase plein d'eau,
fuyant goutte à goutte à travers un très petit orifice, se vide
de manière presque proportionnelle au temps, malgré ·la
variation continue de hauteur de la colonne d'eau restant dans
l' horologion, ce qui veut dire aussi variation de pression, pro-
portionnelle à la hauteur. Cette lampe des pauvres fonctionne
comme la lampe impériale de Carcel, sauf si l'orifice capillaire
se bouche, par l'effet d'une impureté; mais on peut déboucher
un orifice au moyen d'un crin de cheval, tandis que, pour répa-
rer un ressort ou une roue à cliquet, il faut commander un
ouvrier horloger, et attendre, ou renvoyer la lampe au
constructeur, à Paris. La lampe Carcel est noble; elle a fourni
un étalon de photométrie (on dit un « carcel», dans les
ouvrages du XIX siècle); les autres ont disparu, lorsque
8
202
veilleuses flottantes à huile; chacune d'elles durait une nuit.
La veilleuse flottante est une solution élégante, mais de
faible puissance, au problème de la rnontée de l'huile par capil-
larité: ce n'est pas l'huile qui monte vers un bec fixe, c'est la
veilleuse qui descend, flottant toujours au ras de l'huile SUI' un
flotteur en liège recouvert de fer-blanc (dispositif anti-com-
bustion); le flotteur maintient aussi la verticalité approxima-
tive de la mèche, élargie en son centre par un disque scellé
non combustible et non fusible comparable à de la stéatite
grise. Le verre qui contient le tout protège la faible flamme
contre les courants d'air. En retournant la mèche, on peut
encore l'utiliser une fois.
L'éclairage au gaz (Murdock, Lebon, ensuite Louis XVIII et
la veuve Lebon) est avant tout un éclairage de ville parce qu'il
permet l'emploi d'un réseau, grâce à la distribution par
tuyaux. Le bec papillon ne dépasse pas la puissance de la
lampe à pétrole; il ne l'égale peut-être pas. Mais l'éclairage au
gaz prend une réelle supériorité avec le manchon à incandes-
cence ou fluorescence (thermofluorescence), donnant dans de
bonnes conditions une puissance égale à celle d'une lampe élec-
trique actuelle de 80 watts. Les lampes de camping actuelles
à manchon sphérique (Camping-gaz, Jet-gaz) appliquent le
même principe.
Pour la projection, une source quasi ponctuelle (Méliès) a été
réalisée au moyen d'un cône de chaux vive por'té au blanc
éclatant par le dard d'un chalumeau oxhydrique; en même
temps, la larnpe électrique à arc fournissait des SOUI'ces quasi
ponctuelles à faible surface, à haute puissance, de rendement
élevé. Plus taI'd vint l'incandescence (effet Joule) dans le vide,
puis l'incandescence dans un gaz inerte (azote ou gaz rares de
l'air, selon l'invention de Langmuir), enfin l'incandescence
avec les halogènes (en particulier l'iode), incorporés au fila-
ment et permettant d'élever la température norrnale de fonc-
tionnement sans volatilisatton appréciable du tungstène.
Dans l'histoire de l'éclairage des villes européennes, l'éclai-
rage au gaz a supplanté vers 1825 l'éclairage à l'huile, sur-
tout pour les réverbères des rues, facilement alimentés par
canalisations communes (parfois par deux canalisations, l'une
pour la veilleuse permanente, l'autre pour le plein éclairage
de nuit, ce qui réalisait une télécommande du régime de fonc-
tionnement et évitait le travail de l'allumeur de réverbères).
Pour l'éclairage domestique, moins centralisé et souvent rural,
l'éclairage au pétrole a remplacé progressivement l'éclairage
à huile, en utilisant (à partir de 1860) des lampes à peu près
analogues en ce qui concerne la structure du brûleur (bec
203
d'Argand muni d'une cheminée en verre de tirage); ces
lampes ont subsisté jusqu'à l'installation des réseaux d'élec-
tricité; elles subsistent encore. Les perfectionnements appor-
tés au brûleur sont relativement minimes (verre étranglé pour
concentrer le flux d'air, système Matador d'étalerIlent de la
flamme par insertion dans le bec à double courant d'air d'un
déflecteur formé d'un plateau horizontal). Par contre, l'usage
du pétrole, remplaçant l'huile, a supprimé radicalement la
nécessité des pompes (Carcel), du système hydrostatique, et
même du modér'ateur ou régulateur à diaphragme. Le pétrole,
plus fluide que l'huile, et à peu près insensible aux variations
de température, s'élève par capillarité simple dans la mèche,
même si la différence de niveau entre le point de combustion
et le fond du réservoir atteint 10 à 12 centimètres; le réser-
voir peut donc, sans aucun dispositif d'élévation mécanique ou
hydrostatique, être placé dans le pied de la lampe, pour les
lampes consoles, ou situé au-dessous du bec, pour les lampes
à suspension, généralement munies d'un abat-jour jouant
aussi le rôle de réflecteur-diffuseur" pour éviter la zone
d'ombre au-dessous du réservoir.
La distillation du pétrole brut (produisant du kérosène) a
donc apporté, en produisant le pétrole lampant, la solution
chimique au problème de l'élévation du combustible dans les
lampes à huile, que les inventeurs de la fin du XVIIIe siècle et
du début du XIXe siècle avaient tenté de résoudre par des
moyens physiques complexes (mécaniques, hydrostatiques, ou
de dynamique des fluides). La lampe à pétrole doit donc être
considérée comme l'aboutissement du processus de concréti-
sation, et comme le troisième terme d'une lignée évolutive
partie des lampes plates de l'Antiquité; le second ternle est
celui des lampes à huile pourvues d'un dispositif extrinsèque
d'élévation du combustible; avec la lampe à pétrole, l'éléva-
tion redevient intrinsèque, tout en restant capable de franchir
une différence de niveau assez importante pour que la struc-
ture verticale puisse être conservée. Le passage par l'étape
intermédiaire d'élévation extrinsèque, mécanique, hydrosta-
tique, ou mécanique et hydrodynamique, a été de courte
durée; il a cependant contribué au progrès, car il a per'mis
d'insérer dans l'usage le type vertical de disposition du brû-
leur et du réservoir qui a été retenu dans le modèle, final et
stable, de la lampe à huile minérale.
En marge de cette lignée dialectique, on peut évoquer les
petites lampes ou veilleuses à essence minérale (du type de la
lampe « Pigeon ») qui sont dépourvues de cheminée en verre ou
ne demandent à un verre en forme de globe qu'une protection
204
contre les courants d'air, et non une activation importante du
tirage. Ces larnpes se rapprochent des lampes à huile primi-
tives, par le fait qu'elles ne possèdent pas un bec à double
courant d'air; elles en diffèrent par le garnissage d'étoupe ou
d'éponge qui, à l'intérieur du réservoir, empêche une accu-
mulation importante de mélange d'air et de vapeurs d'essence,
pouvant exploser.
Également en marge de cette lignée, il convient de citer> les
lampes à gaz de pétrole, d'essence minérale ou d'alcool,
liquides vaporisés dans des tubes comparables à ceux d'une
chaudière, et venant ensuite échauffer un manchon incandes-
cent ou thermo-fluorescent; ces lampes se rapprochent des
lampes à gaz de ville ou à gaz butane ou propane activant un
manchon Auer (fibres de verre ou d'amiante recouvertes de
sels thermo-luminescents ou thermo-fluorescents). De tels dis-
positifs peuvent d'ailleurs alimenter des brûleurs ne servant
pas à l'éclairage, mais au chauffage (réchauds), et pour les-
quels le nom de lampe a été conservé plutôt par analogie ou
communauté d'origine qu'en raison de la fonction. La lampe à
souder, à essence ou à alcool, est de ce type. On doit noter que
ces ustensiles nécessitent en général une mise en route et une
mise en pression spéciales (échauffement de la chaudière par
l'inflammation de combustible versé dans une coupe annu-
laire, pompage à main), et sont ensuite capables de fonction-
ner de manière autonome jusqu'à épuisement de la réserve de
combustible, parce qu'une quantité définie de chaleur, produite
par le brûleur, sert à la vaporisation du combustible avant son
arri vée au brûleur. De tels ustensiles sont donc en une certaine
mesure des machines réflexes; certains possèdent des dispo-
sitifs de sécurité per'mettant de prévenir les effets d'un embal-
lement de la réaction positive nécessaire à l'entretien du
fonctionnement (soupapes des lampes à souder).
Enfin, il convient de noter que le principe du bec d'Argand
et de la cheminée en verre a permis de construire des lampes
à pétrole à forte puissance pour des usages spéciaux où le
rayonnement maximum doit être orienté, pour les applications
utilisant la lumière dirigée. Particulièrement, les lanternes de
projection possèdent une source lumineuse constituée par plu-
sieurs flammes plates (mèches plates ayant chacune leur com-
mande individuelle), orientées obliquement par rapport à l'axe
optique; les flammes étant transparentes, l'ensemble des
flammes constitue un bloc lumineux homogène, continu, de
lurninance élevée. Le tirage est assuré par une cheminée
métallique amovible; la lumière sort par deux plaques de
verre symétriques, perpendiculaires à l'axe optique; un
205
miroir sphérique récupère la lumière sortant par la plaque
arrière et la renvoie vers le condensateur de lumière, qu'eUe
atteint en traversant la flamme. L'ensemble se comporte donc
comme une source émettant son maximum de rayonnement
dans un angle solide correspondant au condensateur de
lumière; la source n'est évidemment pas ponctuelle, mais elle
présente une surface de quelques centirnètres carrés seule-
ment, ce qui permet l'emploi de la lumière dirigée; ce géné-
rateur de lumière «brûle à blanc», en raison de l'intensité du
tirage d'air, qui refroidit énergiquement le bec. Le réservoir,
très plat en raison de la nécessité de localisation sous le bec
à l'intérieur de la lanterne, pourrait permettre le remplace-
ment du pétrole par de l'huile végétale, en cas de nécessité. Le
bec d'Argand, annulaire et à double courant d'air, est parfai-
tement adapté à une émission uniforme de lumière dans
toutes les directions; le retour aux mèches plates, pour la lan-
terne de projection perfectionnée, n'est pas réellement un
abandon du système d'Argand, car dans ce cas chacune des
flammes est énergiquement ventilée sur ses deux faces, donc
par un double courant d'air; le remplacement d'une flamme
annulaire unique par plusieurs flammes juxtaposées, mode-
lées et serrées les unes contre les autres par le courant d'air
qu'orientent des déflecteurs, correspond à la nécessité d'avoir
une flamme aussi petite que possible, tout en conservant une
forte puissance. Ce type technologique de brûleur pour lumière
dirigée est aussi stable et aussi parfaitement défini que celui
de la lampe à pétrole classique pour la lumière non dirigée. Il
s'inspire des mêmes principes, mais présente une adaptation
fonctionnelle différente; en outre, le fait que la lumière est
dirigée autorise l'emploi d'un réservoir plat, éliminé de la
lampe à pétrole classique, et permet donc l'emploi de l'huile
végétale, en cas de nécessité.
206
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9 9 et 10 - cha.udière aqua-tubula1re
du bec en cOInbustible par la mèche, ce qui est une liaison
entre le combustible et la flamme; le produit de cette sépara-
tion et de cette liaison constitue un couplage irréversible; le
combustible vient vers la flamme, mais la flamme ne gagne
pas le combustible en réserve; tel est le nœud d'interaction
sur lequel repose le fonctionnement indépendant; dans un
second temps, à la fin du XVIIIe siècle, la combustion et l'ali-
mentation furent séparément améliorées par des rrlOyens
d'automatisme intrinsèque (le bec d'AI'gand et Quinquet crée
lui-même le courant d'air qui active la combustion) ou extrin-
sèque (dispositif de pompe à mécanisme d'horlogerie de
Carcel); enfin, en un troisième temps, l'usage du pétrole per-
mit de conserver la disposition verticale du réservoir et du
bec tout en remplaçant l'automatisme extrinsèque de l'ali-
mentation par l'automatisme intrinsèque d'une meilleure
ascension par capillarité, ce qui est le retour à un usage
exclusif de l'information engagée.
De même, le perfectionnement des horloges a consisté à
rendre le fonctionnement du dispositif constituant la base de
temps aussi indépendant que possible des vaI'iations de la
force motrice (ce qui a permis le remplacement des poids par
un ressort), de la disposition par rapport à la verticale (rem-
placement du pendule par le balancier à ressort spiral), enfin
des variations de température et des autres causes de trouble
(systèmes compensateurs); la clepsydre a été remplacée par
l'horloge fixe, et l'horloge par la pendule puis la montre, dont
les plus récents perfectionnements consistent en moyens
accrus d'indépendance par rapport aux conditions extérieures
(étanchéité, alimentation par piles, système antichoc, aiguilles
et cadrans lumineux, oscillateur à quartz). Il s'agit ici seule-
ment de l'évolution de l'horloge en tant qu'ustensile devenu
portatif et indépendant; l'horloge d'observatoire est devenue
au contraire un système complexe appartenant au groupe des
rnachines réflexes et à information.
Les machines actives de degré moyen restent au contraire
couplées à un opérateur pour leur fonctionnement; leur
concrétisation enveloppe la l'elation avec l'opérateuI', d'une
part, et avec le milieu dans lequel elles travaillent, d'autre
part, car elles sont des intermédiaires entre l'opérateur et le
milieu; le processus de concrétisation porte sur l'aménage-
ment de cette médiation.
Telles sont, en particulier, les machines simples, comme les
treuils, moufles, palans. Le treuil primitif de mine sert à la fois
de système de traction du câble, de tambour d'enroulement pour
ce câble, et enfin de poulie. Il n'est pas irréversible. Il se per-
2 l 0
fectionne par l'adjonction d'un frein et d'un mécanisme d'encli-
quetage à commandes distinctes de l'action sur les manivelles
ou le manège, ce qui améliore le couplage entre l'opérateur et
le treuil; la descente se fait presque sans travail, puisqu'il suf-
fit de modérer le mouvement au rnoyen du frein; l'encliquetage
de sécurité permet d'interrornpre la montée sans danger. Le
treuil se perfectionne, par ailleurs, par séparation des fonctions
de traction, d'enroulement du câble, et de localisation du point
de flexion du câble au moyen d'une poulie fixée sur un cheva-
lement; ce sont là des adaptations au milieu; libéré de la fonc-
tion d'enroulement du câble, le treuil peut aisément faire
mouvoir des bennes, par pail'es, sur plusieurs centaines de
mètres, sans qu'il se pose le problème de stockage de cette
grande longueur de câble; c'est toujours la même longueur de
câble - quelques tours seulement - qui reste en contact avec le
treuil, quelle que soit la longueuI' totale de la navette; il n'y a
ainsi plus de limite au travail dans les puits profonds; la fixité
du lieu des poulies sur le chevalement peI'met la juxtaposition
rigoureuse de plusieurs cages, complétée par le guidage des
bennes et le dispositif de sécurité automatique (parachute), plus
efficace que le seul encliquetage sur le treuil, puisqu'il agit non
seulement en cas de défaillance de la traction, mais aussi s'il
se produit une rupture du câble; le dispositif de sécurité se
trouve ainsi réparti tout au long du trajet des bennes dans leur
milieu, aménagé et précisé par les guides, offrant à la fois la
détermination précise du lieu de passage des bennes et un
appui pour le parachute; la concrétisation s'est opérée par une
double adaptation du treuil à l'opérateur et au milieu. Avec
l'usage d'un moteur, le treuil évolue vers la véritable machine,
où ne subsistent que le réglage initial et la commande de mise
en route pour la montée ou la descente.
Autrement dit, le peI'fectionnement des rnachines simples,
prolongement des effecteurs de l'organisme de l'opérateur, se
fait par une double adaptation à l'opérateur et au milieu
offrant la charge. Cette adaptation est rendue possible par
une individualisation de la machine simple qui, tout en main-
tenant le couplage avec l'opérateur et avec le milieu, s'éloigne
d'un syncrétisme initial (le tI'euillié au puits et au câble qui
s'enroule sur le tarnbouI') poUl' constituer un nœud aussi serré
que possible de fonctions pures et parfaites, grâce à une
nécessaire prise de distance par rapport à la charge et à l'opé-
rateur; la Inédiation qu'est la machine simple s'individualise
en tant que médiation, à égale distance de l'opérateur et du
milieu sur lequel porte l'opération; le treuil perfectionné est
situé entre la cabine de commande et les bennes montant et
2 l l
descendant dans le puits. Il n'est plus lié immédiatement et
spatialement au puits, non plus qu'à l'opérateur, et n'implique
plus de nécessaire proximité de l'opérateur par rapport au
puits. En revanche, et grâce à cette distance spatiale, la
machine simple devient un système de transformation aussi
parfait que possible; au lieu d'amortir et de dégrader les inci-
dences conlme la machine passive, elle les transmet avec aussi
peu d'atténuation que possible, comme une balance qui oscille
autour de son état d'équilibre; elle se perfectionne en insti-
tuant un état d'équilibre indifférent entre deux forces, et par
conséquent aussi, lorsqu'il y a déplacement, entre un travail
nloteur et un travail résistant l'un et l'autre efficaces et fonc-
tionnels. Pour un treuil perfectionné agissant sur deux
bennes, l'une montante et l'autre descendante, couplées en
navette, la concrétisation consiste en ce que le travail sup-
plémentaire du treuil, pour faire monter ou descendre l'une ou
l'autre benne, n'est plus qu'un travail additionnel, fraction du
travail total qu'il faudrait fournir si une seule benne était, à
chaque montée ou descente, actionnée par le treuil. La concré-
tisation réside dans la création du système d'un ensemble
auto-compensateur, la perfection étant celle de l'équilibre
d'indifférence qu'une très légère addition fait basculer dans
un sens ou dans l'autre. La concrétisation, comme pour les
machines passives, réside encore dans la découverte de la
condition d'équilibre; mais il ne s'agit plus d'un équilibre
stable, obtenu par la recherche de la forme donnant le plus
bas niveau d'énergie potentielle; il s'agit d'un équilibre indif-
férent, tel que toutes les positions possibles du système cor-
respondent à la même quantité totale d'énergie potentielle.
À la limite, l'énergie à fournir n'intervient plus que pour
vaincre des frottements et pour mettre le système en mouve-
ment ou l'arrêter. L'idéal est ici la conservation de l'énergie
dans un système possédant toujours le même ordre de gran-
deur, et non sa dégradation par passage des modifications
macrophysiques aux modifications microphysiques se résol-
vant en chaleur, comme dans les machines passives. Dans
les machines passives, les incidences sont néfastes; elles
sont pI'ogressivement atténuées par dégradation. Dans les
machines actives, elles sont aussi parfaitement que possible
prises en charge et conservées pour être transmises et réuti-
lisées, dans un système restant du nlême ordre de grandeur.
Enfin, les machines à information, au lieu de se borner à être,
comme les Inachines actives, des systèmes de transfert, de
conservation, d'équivalence, accomplissent une opération qui
est l'inverse de celle des Inachines passives; au lieu d'amor-
2 l 2
tir les inoidenoes, elles les reçoivent, si mininles soient-elles,
dans leur entrée, et les arnplifient en oonservant leurs oarao-
téristiques de forme et de distribution temporelle, de manière
à les rendre effioaoes, à la sortie, dans un ordre de réalité
dont la dimension est maorophysique par rapport à une entrée
quasi miorophysique; leur' première fonotion, qui est la oondi-
tion de toutes les autr'es, est d'être des amplifioateurs, des
ohangeurs d'ordre de grandeur allant du plus petit vers le
plus grand. Les maohines passives sont aussi des ohangeurs
d'ordre de grandeur, mais en sens inverse, du plus grand vers
le plus petit. À la fonotion d'amortissement s'oppose oelle de
l'amplifioation; à égale distanoe de oes deux fonotions oppo-
sées se manifeste oelle du transfert sans per'te au même
niveau, idéal des maohines aotives.
Cela ne signifie pas qu'une maohine passive ou une maohine
«réflexe}) n'opèrent pas de transferts; une oonstruotion opère
des transferts d'assise en assise, de pierre en pierre, d'arohe
en arohe; un amplifioateur opère des transferts d'un étage au
suivant; mais la stabilité de la oonstruotion ne provient pas
de oes transferts, elle résulte de l'amortissement des défor-
mations, tout au long de la ohaîne des transferts; et l'ampli-
fioation ne vient pas du transfert, dans une maohine à
information, mais de la struoture triodique de ohaoun des
étages; deux étages à fort ooeffioient d'amplifioation peuvent
donner le même résultat que trois à plus faible coeffioient; les
transferts, dans un oas oomme dans l'autre, ne sont employés
que lorsqu'il est impossible de faire avec un seul élément oe
qu'on arrive à faire avec plusieurs (plusieurs arohes de pont,
plusieurs étages d'amplifioation), ayant une portée ou un ooef-
fioient plus faibles.
Les maohines aotives simples se oonorétisent en perfeotion-
nant leur système de transfert. Des exemples simples, oomme
oelui du passage des moufles aux palans, vont dans le même
sens; un palan est l'équivalent d'un treuil suspendu, aotionné
par une ohaîne sans fin; la oharge est aotionnée par une autre
ohaîne; dans les moufles, système plus primitif, il n'y a pas
de distinction entre la ohaîne d'entrée et la ohaîne de sortie
(travail moteur et travail résistant); la même oorde, passant
dans les multiples poulies de deux ohapes opposées, joue oes
deux rôles; à l'une des extrémités, la oorde est purement
affeotée au travail moteur; à l'autre bout, au travail résis-
tant; avec le palan, le transfert se fait en un seul lieu, au
moyen des engrenages. Le progrès est ici un dégagement de la
médiation du transfert, la oonstitution d'organes définis de
transfert.
2 l 3
c.
2 l 4
limitant à l'exemple du sous-marin à accumulateurs élec-
triques, on constate que l'autonomie en plongée est obtenue
par l'organisation réversible d'un système de transferts éner-
gétiques; en surface, le moteuI' thermique actionne le sub-
mersible et charge les accumulateurs par l'intermédiaire
d'une génératrice; en plongée, l'énergie chimique des accu-
mulateurs est retransformée en énergie mécanique par l'inter-
médiaire d'un courant électrique actionnant un moteur à
courant continu, du type de la machine de Gramme; il s'opère
donc un enchaînement de conversions, partant de l'énergie
chimique fOUI' nie par le couple combustible-air' (moteur ther-
Inique), passant par un stade therIno-dynamique, puis méca-
nique, puis électrique (génératrice), puis à nouveau chimique
entre les accumulateurs, ensuite électrique (quand les accu-
mulateurs agissent sur le moteur électrique en se déchar-
geant), enfin mécanique, par l'action de ce moteur sur l'arbre
de l'hélice. Le nœud de ce fonctionnement est la l'éversibilité
de la charge et de la décharge de l'accumulateur, ainsi que la
réversibilité de la machine de Gramme.
Les véhicules terrestres se sont concrétisés par fixation de
la source d'énergie sur le véhicule lui-même, lorsque les
moteurs, thermiques ou électriques, ont remplacé la traction
par des animaux; un des plus simples des véhicules ter-
restres, la bicyclette, condense sur la même personne la fonc-
tion de production d'énergie et celle de la conduite du véhicule.
Ce mode de locomotion a joué un rôle important, par son faible
prix d'achat et d'emploi, avant la généralisation des trans-
ports en commun et des moteurs thermiques de petite puis-
sance employés sur les bicyclettes à moteur auxiliaire ou les
vélomoteurs (rôle de loisir et aussi de moyen de transport uti-
litaire pour se rendre de l'habitation au lieu de travail), par-
ticulièrement dans la population ouvrière des grands centres
urbains, par exemple en Angleterre, à la fin du xrxe siècle et
au début du xxe siècle. Il joue encore un rôle appréciable dans
certains pays (Inde, Vietnam, Chine). Or, le perfectionnement
de ce moyen de transport a essentiellement consisté dans le
remplacement de la transmission directe (pédales fixées pal'
l'intermédiaire de leurs Inanivelles sur la roue avant, néces-
sairement très grande) par une transmission indirecte par
chaîne, du pédalier à la roue arrière; le diamètre des roues est
ainsi devenu libre, non lié de manière nécessaire au dévelop-
pement. C'est encore la transmission indirecte qui a permis à
ce système de transfert de devenir adaptable au pI'ofil de la
route et à la charge (adoption de la transmission polymulti-
pliée, dont Paul de Vivie a été l'apôtre), tout en libérant la
2 l 5
roue avant qui a pu être spécialisée dans le rôle de direction
et de stabilisation par inclinaison et courbure de la fourche;
une courbure irnportante de la fourche serait incompatible
avec l'action directe des manivelles sur la roue avant, car
chaque coup de pédale ferait dévier la roue; la transmission
indirecte a permiS sans grande complication l'usage de 1'encli-
quetage dit «roue libre», et également le freinage par rétro-
pédalage. Autrement dit, c'est le progrès du système de
transfert qui a conditionné ceux de la bicyclette; le célérifère,
la draisienne, ne possédaient aucun système de transfert, et
obligeaient l'utilisateur à se propulser en prenant appui sur le
sol, du bout des pieds; le grand bicycle possédait un système
de transfert direct et rigide, par action des Inanivelles SUI'
l'axe de la roue avant; la construction de la bicyclette à roue
arrière motrice (1880) a été rendue possible par l'adoption de
la transmission indirecte, c'est-à-dire par la concrétisation de
la transmission en tant que transmission: l'essentiel a été le
système de transfert.
Dans les véhicules à moteur, le système de transfert reste
important (différentiel des automobiles, chenilles, pneuma-
tiques des tracteurs; différents types de transmission et de
boîtes de vitesses), comme simple organe ou groupe d'organes
mécaniques; mais les transferts par transformation d'énergie
qui s'accomplissent dans le moteur jouent un rôle prépondé-
rant. La locomotive à vapeur s'est imposée lorsque deux des
maillons les plus importants de cette chaîne ont été réalisés
avec une suffisante perfection; le premier est celui de la
transmission de l'énergie thermique produite par la combus-
tion à l'eau de la chaudière; le second, celui du rapport entre
la source chaude et la source froide. Pour les installations
fixes, le rendement du foyer pouvait être amélioré par
l'adjonction de bouilleurs, encombrants mais efficaces, dans
un bâti de briques isolant bien la masse de la chaudière de
l'air extérieur et évitant les pertes par rayonnement; pour
une locomotive, l'emploi de bouilleurs conduirait à une éléva-
tion excessive du centre de gravité, et gênerait les roues et les
essieux; il conduirait à des pertes de chaleur dans l'atmo-
sphère, par convexion et par rayonnement, le bâti de briques
ne pouvant être construit sur un véhicule. Les bouilleurs
furent remplacés par un système inverse, encore plus effi-
cace, à savoir par des tubes de fumée traversant le corps de
la chaudière; ces tubes, traversés par la flamme et les gaz
chauds, selon le système inventé par Marc Seguin, permettent
un transfert à couplage serré de l'énergie thermique produite
par le foyer à l'eau de la chaudière, dont l'inertie thermique
2 1 6
est diminuée d'autant, puisque la quantité d'eau totale est
moins considérable que dans une chaudière simple (une par-
tie du V01UlIle d'eau est l'emplacée par les tubes eux-mêmes);
la chaudière est égalelnent pl'olongée par une coque creuse
remplie d'eau qui enveloppe le plus largement possible les par-
ties latérales et la partie supérieure du foyer; en somme, les
parois extérieures de la chaudière de locomotive remplacent
le bâti de briques qui contenait la chaudière fixe; cette invep-
sion topologique (tubes creux au lieu des bouilleurs pleins;
flancs et voûte de la chaudière enveloppant le foyer et rem-
plaçant le bâti) l'éalise à la fois un allégement, une condensa-
tion spatiale et une augmentation de l'efficacité du transfert.
Le second point très important de l'amélioration du transfert
est celui du rapport entre SOUl'ce chaude et source froide; pour
les machines fixes, l'emploi du condenseur refI'oidi extérieu-
rement par de l'eau permettait d'avoir un rendement conve-
nable avec une chaudière à basse pression, donc avec une
température relativement peu élevée de la source chaude. Le
condenseur, ne pouvant être efficacement refroidi sur une
locomotive, est supprimé; c'est alors la température de la
source chaude qui est relevée (chaudières à haute pression),.
ce qui est compatible avec la chaudière tubulaire, très allon-
gée mais de diamètre réduit, forme qui la rend plus résistante
à la pression intérieure; les deux principales alnéliorations du
transfert sont synergiques, et c'est cette synergie qui a fixé,
presque depuis l'origine, le schéma de la locomotive à vapeur.
C'est cette même logique de la concrétisation, perfectionnant
les transferts, qui rend compte du sens de perfectionnements
comme l'admission variable, au moyen de la coulisse de Ste-
phenson; en marche normale, la vapeur n'est admise que pen-
dant le début de la course du piston; ensuite, l'admission est
fermée, et la vapeur continue à travailler dans le cylindre en
se détendant, ce qui revient à laisser la pression et la tempé-
rature de la vapeur s'abaisser jusqu'à l'échappement; si cet
abaissement va jusqu'à l atmosphère et 100°, le rendement
est le meilleur possible; en fin de course, la source froide est
déjà réalisée dans le cylindre; tout le cycle (entre source
chaude, à l'admission, et source froide, à l'échappement) se
réalise dans le cylindre; en fait, ces conditions idéales deman-
deraient l'emploi d'un très grand cylindre; mais, dans la pra-
tique, l'utilisation de vapeur à haute pression laisse place à une
détente importante dans le cylindre ou dans deux cylindres
successifs (machine Compound), donc à un rendernent ther-
lnodynamique élevé, sans diminuer exagérément la puissance.
En outre, le dispositif est réversible; un tel rnoteur peut servir
2 l 7
de frein s'il comprime de la vapeur ou de l'air, en produisant
de la chaleur. Le plus haut rendernent serait obtenu pour l'état
d'équilibre indifférent à partir duquel la rnachine pourrait
fonctionner soit comnle moteur, soit au contraire comme
pompe, pour une légère surcharge dans un sens ou dans
l'autre; autrement dit, le moteur thermique,bien qu'impli-
quant une variation des états microphysiques (chaleur, dila-
tation des gaz), établit un équilibre et un transfert entre un
système thermique formé de deux sources macrophysiques
(source chaude et source froide) et un système mécanique. La
chaudière établit un transfert entre un système chimique
(comburant-combustible) et le système thermique, considéI'é du
point de vue de la source chaude, tandis que l'autre bout de la
chaîne thermique (source froide) est en rapport avec le
milieu, soit par le condenseur, soit directement par échappe-
ment dans l'atmosphère; il s'agit donc là des termes extrêmes
du transfert de la chaîne thermodynamique.
Dans les machines à combustion externe, la source chaude
est à l'extérieur du moteur proprement dit, le moteur étant le
système de conversion theI'modynaIIlique. Ce moteur peut être
alternatif (cylindre et piston, bielle-manivelle); il peut aussi
êtI'e rotatif mais volumétrique (machine de Behren); il peut
enfin être rotatif et à fonctionnement complètement continu,
comme dans le cas de la turbine à vapeur, réciproque d'une
pompe centrifuge, pour la structure, mais en fait plus complexe
pour le fonctionnement; dans une turbine, en fait, la conver-
sion d'énergie thermique en énergie mécanique se fait sans
aucun organe mobile: il s'opère en effet une conversion de pres-
sion en vitesse, au sein de la vapeur admise (c'est la détente);
l'énergie thermique, ainsi transformée en éneI'gie mécanique
cinétique, est reçue par la partie tournante de la tUI'bine, et se
l'etrouve à la sortie du dispositif sous forme de rotation de
l'axe. Mais on doit remarquer que le véritable transfert ther-
modynamique se fait sans participation d'aucune pièce mobile,
dans les tuyères, d'une manière semblable à ce qui se produit
à la sortie d'un nlOteur à réaction de l'espèce des stato-
réacteurs. C'est pourquoi ce transfert, n'étant plus limité par
les conditions volumétriques (améliorables partielleIIlent par la
détente fractionnée dans deux ou plusieurs cylindres succes-
sifs), peut atteindre un rendement élevé. Les limites sont plu-
tôt ici les limites tenant au régime de la rotation; la turbine
convient bien à l'entraînenlent des machines à charge à peu
près constante et à vitesse constante, comme les. alternateurs
des centrales thermiques, ou encore les hélices d'un navire;
corrélativement, il est possible de fabriquer et d'employer uti-
2 l 8
lement des turbines de taille et de puissance réduites, aussi bien
que des turbines à grande puissance, parce que le transfert
thermodynamique y est aussi concret que possible: il s'accom-
plit de lui-mêrne dans les tuyères.
Cette voie d'évolution par concrétisation du transfert prin-
cipal ne s'arrête pas à la machine à combustion externe; elle
dirige aussi l'évolution des machines à combustion interne.
Avec des combustibles gazeux, il est en effet possible de pro-
voquer la combustion à l'intérieur même de la source chaude,
et de situer cette source chaude dans le moteur, par exemple
et en particulier dans le cylindre des machines alternatives.
C'est le principe du moteur à gaz, dont la plus importante amé-
lioration a été l'adoption de la compression avant l'allumage
(cycle à quatre temps, inventé par Beau de Rochas en 1862).
Le moteur à essence ne diffère pas essentiellement du moteur
à gaz; le carburateur, ou plus primitivement l'évaporateur,
étant un générateur de gaz d'essence ou d'un autre carburant
volatil; la compression a pour effet de permettre une élévation
de la puissance et du rendement, par élévation de la tempé-
rature et de la pression au début du cycle moteur (ce qui
revient à élever la température de la source chaude, comme
dans les chaudières à haute pression). Pour aller plus loin dans
cette voie de l'élévation de la température de la source chaude,
il n'est pas possible de conserver le principe de la carburation
extérieure, car le mélange fait d'air et de carburant, échauffé
par la compression, détonne avant le point mort haut, origine
du temps moteur, au lieu de déflagrer à partir de ce point mort
haut par propagation d'une onde explosive progressive à tra-
vers tout le volume destiné à réagir; il est possible d'élever
légèrement le taux de compression, en régime de carburation
extérieure, par addition d'antidétonants au carburant (super-
carburant), mais le progrès n'est pas considérable ... Pour éle-
ver de manière importante la tenlpérature de la source
chaude, en passant d'un rapport de compression de 7 ou 8 à
un rapport de l'ordre de 40, il faut avoir recours au système
inventé par Diesel. Ce système consiste à comprimer dans le
cylindre de l'air pur, puiS à injecter par un très petit orifice et
sous très forte pression (100 à 300 kilograrnmes par centi-
mètre carré) le carburant au sein de cet air échauffé par la
compression; c'est l'arrivée du carburant pulvérisé dans l'air
chaud qui provoque la combustion sans détonation, le carbu-
rant pénétrant dans l'air sous forme d'une onde progressive.
Le dispositif de Diesel réalise une concrétisation très rernar-
quable, et obtient un rendement thermodynamique élevé; il est
plus universel que celui de la carburation extérieure, car il peut
2 l 9
fonctionner avec divers types d'huile peu volatile (gas-oil, et
même des huiles végétales).
Pourtant, le système alternatif présente une limite venant
de la masse des pièces mises en mouvement et du frottement
entre ces pièces. Aussi, les machines à combustion interne,
pour certains usages spéciaux et en particulier pour l'aviation,
se sont-elles orientées vers des solutions rotatives sans pièces
alternatives (turbo-propulseurs ou turbo-réacteurs), et même
vers des solutions ne comportant aucune pièce rotative en
mouvement (stato-réacteur de Leduc). Pour le principe, ces
moteurs rotatifs (turbo-propulseurs ou turbo-réacteurs) se
rapprochent beaucoup de celui d'une turbine à vapeur dans
laquelle la chaudière serait intégrée aux tuyères, et fonction-
nerait de Inanière continue, grâce à un compresseur égale-
ment rotatif. Pratiquement, l'ensemble est linéaire, disposé
selon l'axe du moteur; à l'avant est placé le cOInpresseur;
plus loin, le carburant est injecté; la COIIlbustion a lieu; le
mélange carburant-air augmente de volume; comme dans les
tuyères d'une turbine, cette augmentation de volume (qui,
dans les turbines, est obtenue par détente) cause une aug-
mentation de vitesse du flux, donc une acquisition d'énergie
cinétique en échange de l'énergie thermique; la turbine à gaz
reçoit cette énergie cinétique et la transrnet à son axe.
Dans le turbo-propulseur, la sortie pr'incipale d'énergie
mécanique se fait par l'axe, qui actionne une hélice; dans le
turbo-réacteur, la sortie principale d'énergie mécanique ne se
fait pas pal' l'axe, mais par le flux de gaz rejeté à grande
vitesse vers l'arrière; les parois de la tuyère où s'effectue la
conversion de pression en vitesse reçoivent alors une pous-
sée, et c'est le déplacement vers l'avant de la machine, dans
la diI'ection et selon l'axe de cette poussée, qui constitue le
travail. L'axe sert alors essentiellement à tI'ansmettre une
fraction de l'énergie, cinétique puis mécanique, vers le COIn-
presseur d'air situé à l'avant.
L'utilisation d'un axe, d'une turbine, d'un compresseur, COI'-
l'espond donc seulelnent à un usage interne, poUl' le moteur
dont la sortie d'énergie se fait par l'effet de réaction. Quand
les sources de cOIIlburant et de combustible sont telles que la
compression initiale n'est pas nécessaire (cas des fusées), le
Inoteur devient entièrement statique et ne comporte plus d'axe
ni de pièces tournantes. Un tel moteur est absolu, car, s'il ne
demande au milieu extérieur ni comburant ni combustible, il
n'a pas non plus besoin de prendre appui sur le milieu pour
propulser la machine qu'il entraîne: l'effet de réaction se pro-
duit aussi bien dans le vide que dans l'air. Logiquement, c'est
220
le rnoteur de la fusée qui est le plus concret de tous, car il est
complètement affranchi du milieu, tant pour son entrée (com-
bustible et comburant) que pour sa sortie (effet de réaction).
Très près du moteur de fusée se situe le stato-réacteur de
Leduc, dépourvu de compresseuI' et de pièces tournantes, mais
faisant usage d'air comme comburant; c'est une tuyère inver-
sée, située à l'avant, qui fait office de compresseur, en conver-
tissant la vitesse du flux d'air en pression. Pour que ce
réacteur fonctionne, il faut qu'il soit entraîné dans l'air à
vitesse élevée, et c'est de là que provient sa difficulté d'adap-
tation; à vitesse nulle ou faible, il n'est pas auto-suffisant, et
le devient seulement quand le seuil de vitesse est franchi. Ce
Inoteur, remarquablement concrétisé, demanderait, pour deve-
nir utilisable, un aménagement du milieu, par exemple au
moyen de longues pistes inclinées permettant d'acquérir la
vitesse initiale nécessaire à l'auto-propulsion.
221
stituable, alors que la fourniture d'énergie est indifférente,
amOI'phe; elle ne conserve pas trace de son origine, n'est pas
marquée; l'information porte au contraire avec elle le compte
rendu de l'un des états de sa source; le signal représente un
hic et nunc qui s'oppose à l'indifférenoe spatio-temporelle de
l'énergie d'alimentation.
Les machines à information, au lieu de réaliser une dégra-
dation par passage d'une hétérogénéité macrophysique à un
état dégradé stable (ce qui est un transfert de l'échelon macro-
physique à l'échelon microphysique), accomplissent le pro-
cessus inverse, en élevant l'ordre de grandeur du signal du
quasi-microphysique au macrophysique.
AG Les
222
mates combinatoires dont le fonctionnement nécessite la dis-
continuité des états les uns par rapport aux autres.
Les progrès de ces machines s'effectuent dans le sens d'une
augrnentation du nombre des données pouvant être traitées
(éventuellement par mise en mémoire de ces données et frac-
tionnement de la tâche), d'une augmentation de la complexité
des opérations, enfin d'une augmentation de la rapidité de
fonctionnement; la fermeture ou l'ouverture de relais élec-
triques est plus rapide qu'un déplacement mécanique; le chan-
gement d'état de tubes électroniques ou de transistors peut se
faire en un cent-millième ou un millionième de seconde.
Be machines à
et régulateurs
223
non-proportionnalité des signaux de sortie aux signaux
d'entrée) et d'autre part dans le sens de l'abaissement du
bruit de fond, intéressant surtout le capteur et le premier
étage, dit étage d'entrée; le bruit de fond est la lirnite des
amplificateurs, car c'est le rapport entre signal et bruit de
fond qui limite la possibilité pour un amplificateur de recevoir
des signaux faibles; au-dessous d'un certain niveau, le signal
est noyé dans le bruit de fond, provenant généralement de
causes microphysiques (agitation thermique, discontinuité de
l'électricité, irrégularités de l'émission cathodique). La dirni-
nution du bruit de fond à l'entrée correspond à l'aménage-
ment des conditions microphysiques du milieu dans lequel
opèrent le premier étage et le capteur. Aussi, on réalise des
récepteurs de radiations dont le bruit de fond est diminué
autant que possible par l'abaissement de température (fonc-
tionnement au voisinage du zéro absolu) de l'étage d'entrée.
Une voie différente pour obtenir l'abaissement du bI'uit de
fond est celle qui consiste à augmenter la sélectivité de
l'entrée du récepteur, ou la sélectivité de ses transferts entre
étages (par exemple par l'emploi de filtres ou de circuits
accordés); la probabilité pour qu'une incidence microphysique
ou aléatoire (parasite extérieur) tombe dans la bande passante
conservée est diminuée. Cela revient à réduire l'incertitude du
signal, en éliminant d'emblée tous les signaux tombant en
dehors des caractéristiques prévues. Cette sélectivité peut être
une sélectivité en fréquence, lOI'Squ'il s'agit de signaux émis
par des oscillateurs; mais elle peut être aussi une sélectivité
fondée sur des critères d'amplitude, inférieure ou supérieure
à un seuil défini (suppression du bruit de fond à l'écoute pour
les récepteurs « standing by», en l'absence d'émission; écrase-
ment des parasites en réception des émissions à modulation de
fréquence). Très voisine de la sélectivité en fréquence est la
recherche des auto-corrélations dans la réception des signaux
faibles; mais c'est alors le signal lui-même qui apporte une
information sur ses caractéristiques temporelles. Notons enfin
que si rien n'est prévisible (ni la fréquence moyenne, ni l'am-
plitude, ni aucune des lois de variation temporelle), aucune pré-
sélection n'est possible, au début, pour diminuer le bruit de
fond pouvant noyer le signal; si quelque chose est connu du
signal, la caractéristique connue permet de prédéterminer
plus ou moins les modalités de la réception adaptée, et corré-
lativement de diminuer le bruit de fond.
Les régulateurs sont des amplificateurs dont le capteur est
à la sortie d'un moteur agissant sur une charge; la sortie de
l'amplificateur commande l'aliInentation du moteur, ce qui
224
régularise le régime rnalgré les variations de la charge. La
régulation peut s'appliquer non seulement aux moteurs, mais
à tout type de rnachine active (ustensile tel que lampe, hor-
loge; machine simple dont il faut prévenir l'emballeme:qt ou le
blocage). Le transfert d'information dans l'amplificateur va en
sens inverse du transfert d'énergie dans la machine active.
, ,
CONCLUSION GENERALE
Les techniques ne sont pas seulement humaines; elles sont
aussi un certain aspect de l'activité des animaux; l'activité
technique est une manière de constituer de l'organisation à
partir d'une activité orientée des êtres organisés.
Ce cas particulier d'expansion de l'or'ganisation peut être
rapproché de la genèse des êtres organisés (ontogenèse et
phylogenèse); aussi, le schème technique n'est pas de nature
essentiellement différente des autres schènles d'organisation
et de croissance que l'on rencontre dans les formes de résis-
tance, d'activité ou d'expansion des êtres vivants; les êtres
vivants comportent des lois de construction, des schèmes de
fonctionnement actif et différents usages de l'information.
225
L'analogie entre l'activité naturelle et celle des techniques
n'existe pas seulement au niveau des êtres individualisés. La
saisie des lois d'évolution est précieuse, parce qu'elle montre
comment, par l'invention, procède l'organisation. L'analyse,
ber'ceau d'invention dans les techniques pré-industrielles, a
son pendant dans les lois darwiniennes de différenciation,
amenant « le visage de la nature à éclater comme sous l'effet
d'un coin»; la synthèse, formant le tertium quid caractéris-
tique des inventions post-scientifiques, et s'appliquant aux
sous-ensernbles et composants, offre le processus inverse de
celui de la concurrence et du conflit; les êtres nouveaux s'y
forment par alliance et rencontre. Entre ces deux niveaux,
celui de l'existence qui enveloppe l'individu et celui de l'organe
qui se perfectionne dans l'individu, apparaît le niveau neutI'e
et directement fonctionnel des êtres individualisés, qui se
développent par concrétisation. C'est à ce niveau que la com-
paraison entre les êtres vivants et les objets techniques se
présente le plus directement à l'esprit de l'observateur,
retrouvant dans les deux cas les aspects de défense ou pro-
tection (amortissernent), d'activité (échanges, conversions,
motricité, métabolisme) et d'information (sensorialité, régu-
lations). Mais la comparaison ne serait pas raison si elle ne
couvrait pas aussi la relation entre les différents individus ou
espèces (réseau, territoire) et l'organologie interne de l'indi-
vidu, dans son auto-corrélation par rapport à lui-même.
229
deur très inférieur à celui qu'une commande humaine pourrait
fournir, à la fois en énergie et en durée. Le principe qui per~
met l'amplification et la combinaison des signaux est celui de
l'équilibre métastable. Ces machines renferment dans leur
schéma une relation, étroite entI'e les adaptations (entrée,
sortie) et l'auto-corrélation (amplification et combinaison
internes).
INTRODUCTION
230
ou un objet technique défini se perfectionnent par la rencontre
et l'interaction de la condition interne et de la condition d'arn-
biance; il est assez rare que les deux conditions soient présentes
à la fois et en un ITlême lieu; lorsque cette rencontre s'opère,
la floraison d'inventions est rapide; ce fut le cas pour le XVIIIe
et le xrxe siècle en Europe. Au contraire, les besoins d'adapta-
tion ont donné, dans les techniques pré-industrielles, un grand
nombre de perfectionnements singuliers qui ont attendu
l'époque scientifique et industrielle pour prendre leur essor; de
leur côté, les automates des ingénieurs d'Alexandrie n'ont
guère quitté la sphèr'e du savoir jusqu'à l'époque industrielle.
Les adaptations et les auto-corrélations constituent en quelque
sorte des moitiés d'invention en attente; l'invention complète
est le produit de leur rassemblement cohérent; chaque moitié
de l'invention appelle l'autre non seulement en créant un
acquis utilisable, mais en faisant naître un besoin.
231
trop hâtivement la conclusion du primat de la science en
matière d'invention technique; la science renouvelle très vite
une technique lorsqu'elle a seulement à cOInbler le hiatus cen-
tral de l'auto-corrélation; si les adaptations ne sont pas consti-
tuées avant l'étape scientifique, le progrès est moins rapide
(cas de la machine à vapeur, partiellerIlent pré-scientifique, et
des machines génératrices d'électricité).
Les inventions pré-scientifiques ont développé surtout des
adaptations, qu'il s'agisse d'outils, de véhicules, de construc-
tions, de routes; elles ont opéré une réOI'ganisation du rnilieu
permettant ces adaptations, et ont généralement fourni des
termes intermédiaires entre l'Homrne et le Monde; la logique
interne des objets qu'elles ont produits est l'indéformabilité,
par primat de l'équilibre stable.
Les inventions contemporaines des sciences ont développé
l'auto-corrélation active entre les termes extrêmes déjà adap-
tés au Monde et à l'HomIIle; elles sont fréquemment des sys-
tèmes de transformation d'une seule ou de plusieuI's formes
d'énergie, où l'auto-corrélation est fournie par la rigueur de
l'enchaînement et la conservation de l'énergie au cours des
transformations; leur idéal est la réversibilité des transfor-
mations qui est la condition de rendement maximum des
IIloteurs en état d'équilibre indifférent.
Après le grand développement des sciences qui a transformé
les inventions pré-scientifiques et en a fait naître d'autres, les
problèmes industriels de rendement énergétique se sont effa-
cés, pour une nouvelle catégorie d'inventions, devant la capa-
cité de traiter l'information, impliquant la sensibilité fidèle à
des signaux même s'ils sont d'une puissance et d'une durée très
inférieures à l'ordre de grandeur de la cornmande et de la capa-
cité de réception humaine; ces machines renferment dans leur
schéma une relation étroite entre les adaptations (entrée et
sortie) et l'auto-corrélation interne (amplification fidèle,
modulation, combinaisons et opérations); le principe permet-
tant l'amplification et la combinaison des signaux ainsi que le
rapport avec l'extérieur est l'équilibre métastable.
Selon cette perspective, il y aurait trois couches d'invention,
la première, marquée par le priIIlat des adaptations et de
l'équilibre stable, la seconde, par l'importance de l'auto-
corrélation et de l'équilibre indifférent, la troisième, par
l'usage de l'équilibre IIlétastable qui fournit un schéma uni-
versel pour les adaptations, et de l'auto-corrélation.
232
10 EXEMPLES D'INVENTIONS PRI;-llI\n}LI~TIR.IIEl,L.Ib'"
il"'K:II'YI\.jIJl.R DE
233
remplacée par le ciseau à bois, toujours en contact avec le bois
et le maillet qui agit sur le ciseau; des deux mains, l'une
assure l'adaptation à l'objet (celle qui tient le ciseau), l'autl'e,
l'adaptation au bras qui apporte l'énergie.
De tels dédoublements peuvent d:ailleurs permettre le tra-
vail simultané et synergique de plusieurs opérateurs; des
monuments figurés de l'Antiquité nous montrent un ouvrier
maintenant un bloc de métal sur l'enclume pendant que deux
autres frappent alternativement avec leurs marteaux.
Ce perfectionnement de l'outil, allant dans le sens du dédou-
blement pour améliorer l'adaptation à la chose et l'adaptation
à l'opérateur, se retrouve dans le vilebrequin remplaçant la
tarière: le vilebrequin peut recevoir des mèches de diamètres
différents, qui peuvent être affûtées plus aisément que si elles
l'estaient assujetties à l'ensemble du vilebrequin; la simple
disjonction du manche et du « fer» est déjà un progrès dans le
sens de la bonne adaptation à l'opérateur et à l'objet, impli-
quant le plus souvent des matériaux différents de texture et
de densité. Mais cette disjonction impose un minimum d'auto-
corrélation; l'emmanchement d'une faux est plus délicat que
celui d'un marteau; un ciseau à bois doit être fretté pour subir
sans dommage les coups répétés du maillet.
Les s'insèrent entre l'Homme et le milieu géogra-
phique en produisant un microclimat; à l'intérieur, ils sont
adaptés à l'Homme par la forme et la disposition des pièces,
les escaliers, la différenciation des lieux, la possibilité de
chauffage et d'éclairage, l'absence de pluie et de vent; à l'exté-
rieur, ils sont adaptés au milieu, dans le sens de la stabilité de
l'équilibre, par leul's fondations, la manière dont leurs maté-
riaux sont reliés entre eux; ils sont aussi adaptés au milieu
par leur toiture, dont l'espèce dépend du climat, afin de résis-
ter au vent et à la pluie ou à la neige, qui impose une forte
pente pour éviter les surcharges en favorisant le glissement.
Malgré cette double adaptation à l'intérieur et à l'extérieur, les
bâtiments ont une certaine auto-corrélation, car on ne peut
concilier n'importe quelle structure d'ensemble, visible de
l'extérieur, avec une distribution intérieure définie; ce mini-
mum d'auto-corrélation se traduit par le fait que la présenta-
tion extérieure révèle et parfois manifeste la destina,tion du
bâtiment, la classe sociale ou la profession de ceux qui l'occu ..
pent. Toutefois, cette corrélation n'est pas assez serrée pour
interdire reconversions et réemplois. Près de Roche-la-
Molière, un chevalement de nline datant du xrxe siècle a été
converti en habitations, les ressources de la mine étant épui-
sées, seule l'adaptation intérieure a été refaite.
234
Tous les bâtiments ne sont pas destinés à l'habitation, et ce
sont précisément les bâtiments non destinés à l'habitation qui
montrent le mieux la tension entre les deux termes extrêmes
de l'adaptation. Un doit, d'une part, maintenir aussi
constante que possible la pente du canal qu'il supporte, depuis
la source jusqu'au point d'utilisation; d'autre part, il doit tra-
verser les vallées, percer les collines, et passer parfois à
faible hauteur dans les plaines sans interrompre la circula-
tion; son adaptation à l'eau qu'il porte se fait par un chenal
généralement couvert de grandes dalles et partout de même
section, correspondant à un écoulement à vitesse constante,
obtenue par une pente également constante; son adaptation au
milieu se fait par l'usage des arches (parfois superposées:
Tolède, pont du Gard) qui transfèrent au sol tout le poids de
la construction, mais n'occupent qu'une faible surface, lais-
sant passer le vent, les cours d'eau, les voies de circulation,
au lieu de forrner une nluraille continue et un barrage; la dis-
position en longueur de l'aqueduc est favorable à cette tech-
nique, car les arches n'ont pas besoin d'être contrefortées:
elles s'épaulent les unes les autres dans la série quasi indéfi-
nie qu'elles fornlent. La grâce à cette condition d'exis-
tence particulièrement bonne, fournit à l'aqueduc le minüIlum
d'auto-cor'rélation qui le rend stable - bien qu'il repose seule-
rIlent sur des piles; dans ses formes conternporaines, le por-
tage à niveau constant (tuyau ou conduite, tablier de pont,
trolley des trains) se réalise aussi par voûte, mais par voûte
inversée en forme de chaînette, qui n'a besoin que de piles
verticales et d'ancrages solides des câbles au moyen de corps-
morts pour être stable: dans le cas des lignes à suspension
caténaire, l'ancrage des câbles est remplacé par un contre-
poids, ce qui pernlet de neutraliser les effets de la dilatation
et d'opérer un réglage fin de l'horizontalité de la ligne.
Jusqu'aux Romains de l'Antiquité, la voûte avait été essen-
tiellement souterraine (Tyrinthe, Étrurie) ou en couple
aérienne légère (silos à blé des Égyptiens, tentes et habitations
légères des Assyriens); la voûte aérienne monumentale des
Romains réalise, vers le haut, une adaptation à une surface
continue (tablier de pont, chaussée) et, vers le bas, une adap-
tation à des fondations discontinues laissant entre elles de
vastes passages (cours d'eau, portes des villes, nlOnuments
publics); la voûte, en berceau ou en coupole, réalise même la
continuité entre les élérIlents porteurs verticaux et les élé-
ments de couverture, auxquels elle confère l'incombustibilité
de la pierre ou du béton. Or, la voûte, souterraine ou prise
au sein d'un épais massif de grosses pierres (galeries de
235
Tyrinthe), est en équilibre stable par rapport au milieu, parce
qu'elle échange des poussées avec la terre ou les blocs qui
l'enveloppent; il en va autrement de la voûte des monuments
se déployant comme une superstructure; elle doit ou bien être
très légère et par conséquent très mince, pour que la compo-
sante horizontale sur les éléments porteurs soit faible, ou bien
être contrefortée, si elle est lourde et ne repose pas sur des
éléments porteurs massifs: cette adaptation externe délicate,
à la recherche d'un équilibre stable, pour la voûte constr'uite
à grande hauteur au-dessus du sol, a été un des éléments pri-
mordiaux de la recherche en architecture, au moment où les
formes romaines furent l'eprises à la faveur de la renaissance
carolingienne; la technique du contrefortage au rnoyen de
murs boutants ou d'arcs-boutants, parfois à plusieurs volées
et extérieurs à l'édifice, montre qu'il n'est pas toujOUI'S pos-
sible de faire avancer simultanément l'adaptation à l'Hornme
et l'adaptation au milieu. La voûte, souterI'aine unique ou
aérienne en série, l'éalisait une adaptation presque parfaite de
l'élément porté et de l'élément porteur, ainsi que de l'intéI'ieur
et de l'extérieur; la voûte aéI'ienne unique supportée par des
murailles minces ou des piliers réalise une très bonne adap-
tation par rapport à l'intérieur de l'édifice, car elle lui donne
une toiture de pierre d'une seule volée, sans aucun pilier à
l'intérieur (nef), mais elle ne réalise pas d'elle-mêrIle une
bonne adaptation au milieu; le manque d'éléments porteurs à
l'intérieur' doit être compensé par de multiples éléments de
butée à l'extérieur, qui doublent presque la surface au sol du
monument. Le principal avantage de ce mode de construction
est pour l'intérieur, particulièrement dans le cas des églises
dont la nef, entièrement dégagée, peut être éclairée de plus
par une rangée de vitraux disposés entre les arcs-boutants.
Mais l'auto-corrélation complète dans le dOlnaine de la
construction n'a pu être atteinte qu'après l'époque indus-
trielle, au moyen d'une alliance de matér'iaux travaillant l'un
à la compression, l'autre à l'extension (béton armé et parti-
culièrement béton précontraint).
ttfilr"~~rp.'nt.:M Y'ell:iCilJ.lE'S et sont eux
aussi des systèmes d'adaptation entre le milieu et la charge
mise en rnouvement par l'homme ou un animal. La nature du
milieu gouverne l'adaptation du moyen assurant le port du
fardeau pendant le déplacernent; la neige, l'argile humide, le
sable pulvérulent sont impI'opres à l'usage de la roue; ils
conviennent mieux aux tr'aîneaux montés sur patins; un sol
argileux sec peut convenir au transport de lourdes charges
sur traîneau pourvu que l'argile soit convenablement mouillée
236
en surface devant le traîneau, ce qui constitue une couche
lubrifiante facilitant le glissement et empêchant l'échauffe-
ment du traîneau; un bas-relief assyrien Illontre un colosse en
pierre transporté sur un traîneau tiré par des centaines
d'hommes; plusieurs ouvriers, montés sur l'avant du traî-
neau, versent de l'eau. Quand le sol était assez égal et résis-
tant, des rouleaux étaient placés à l'avant du traîneau, puis
repris à l'arrière et reportés à l'avant. Sur un bas-relief de la
Babylone antique, on voit un énorme bloc de pierre transporté
de cette manière; l 7 personnes ramènent les rouleaux de
l'arrière vers l'avant, pendant que six autres s'efforcent
d'agir sur l'arrière du traîneau au moyen d'un très long levier
(6 à 8 mètres de long); au Illoyen de quatre cordes, dont deux
doubles, de nombreux ouvriers tirent le traîneau; enfin, des
chariots à deux roues possédant huit rais et une jante épaisse
sont tirés chacun par deux hommes; ils sont chargés de cor-
dages et de leviers - cela montre que la roue n'était pas utili-
sée pour les grosses charges, probablement parce qu'elle
manquait de solidité et n'offrait pas une surface d'appui au sol
suffisante pour éviter l'enlisement dans un sol non aménagé.
Sur le même bas-relief, il est intéressant de noter l'adaptation
des chariots à la traction humaine; les deux hommes main-
tiennent le chariot en équilibre horizontal, le dirigent, et le
retiennent en descente par un brancard rigide; mais ils le
tirent au moyen de cordes passant sur les épaules.
la roue sont primitivement des adapta-
Jl.UII.&Jl.II;;"ClUJI..
237
frottement de l'axe contre le moyeu, mais l'auto-corrélation
est supérieure, car la roue suit le véhicule sans aide exté-
pieupe; le roulement à rouleaux ou à billes consiste à ména-
ger autour du moyeu un second système de roulement; les
rouleaux ou les billes, disposés en tambour, se recyclent d'eux-
mêmes et fonctionnent, théoriquement, sans frottement, c'est-
à-dire sans nécessité impérative de lubrification et sans
danger d'échauffement; le seul frottement (minime) qui sub-
siste est celui des rouleaux ou des billes contre la cage qui les
guide; on s'explique ainsi qu'une roue d'automobile puisse
fonctionner sur 100 000 kilomètres avec un seul gpaissage,
sans s'échauffer ni prendre un jeu appréciable, Inalgré la
vitesse élevée et les efforts transversaux causés par les
virages, alors qu'une roue de char demande, pour une chapge
du même ordre, un graissage à chaque saison.
En allant plus loin dans le sens de l'adaptation du véhicule
au milieu, on trouve des dérivés du roulement à rouleaux
avec les véhicules à chenilles, destinés aux terrains sablon-
neux ou irréguliers; la chenille est une sorte de tapis, arti-
culé ou souple, qui se recycle de lui-même et sur lequel roule
le véhicule, reposant sur le sol par une large surface. On
trouve aussi une intervention sur le milieu, destinée à per-
mettre l'utilisation des roues à jantes relativement étpoites,
avec le dallage, le pavage, et même le drainage et la constpuc-
tion du sous-sol en ppofondeur, doublée par l'évacuation des
eaux au moyen de fossés, comme dans le cas des voies
romaines; c'est ici la chaussée dans son ensemble qui
apporte la rigidité et la large surface nécessaipes au trans-
port des fardeaux; des principes analogues se retrouvent
dans l'usage du ballast et des traverses permettant de poser
les rails des chemins de fer; l'emploi des bandages élastiques
en caoutchouc vulcanisé, pleins, alvéolés, à pessorts ou pneu-
matiques à haute puis à basse pression a réalisé un autre
type d'adaptation au milieu par l'intermédiaire des chaussées
empierrées, macadamisées ou cimentées: la résistance au
glissement dans les vipages et au coups du freinage, ainsi que
le silence et l'absence de vibpations.
L'adaptation, du côté des hommes ou des animaux, a pris la
direction d'un approprié à chaque espèce: tr>ac-
tion par l'épaule pour l'homme, par le front et les cornes pour
les bœufs, par le collier (et non par le cou) pour le cheval.
Enfin, du côté de la charge et des passagers. c'est
per.u::,uu'.I!l. qui représente l'adaptation; sur un sol mou (terre,
238
branlant jusqu'aux immenses ressorts en C du carrosse de
Louis XVI, un grand progrès a été accompli; les trains et les
automobiles actuels ajoutent à la suspension des amortisseurs
d'oscillations qui ne sont pas uniquement orientés vers le
confort des passagers, mais aussi vers l'adaptation au milieu,
en évitant que les phénomènes de résonance n'amènent les
roues à être momentanérnent trop peu chargées pour pouvoir
assurer un freinage et un guidage efficaces.
En domaine maritime, il serait possible de retrouver ces
deux types d'adaptation, l'une par rappoI't au milieu (étan-
chéité, formes hydrodynamiques, stabilité, résistance aux
vagues), et l'autre par rapport au fret et aux passagers (dis--
positifs antitangage, antiroulis, aérage, dispositifs évitant que
la fumée ne retOIIlbe sur le pont, alnénagement de la lumière,
dispositifs de sauvetage).
Rernarque: le développeIIlent de l'époque industrielle a par-
tiellelnent fait perdI'e de vue le caractère symétrique des
adaptations pré-industrielles; ainsi, tandis que les dispositifs
de sauvetage d'un bateau sont très développés, même à notre
époque, ceux d'un avion sont misérables; si l'avion traverse
des zones maritimes, on trouve sous les sièges des gilets de
sauvetage et des sachets de poudre destinés à éloigner les
requins; par contre, dans les avions qui survolent les terres,
et qui sont voués à l'écrasement en cas de panne du moteur,
il y a bien des issues de secours, mais strictelnent aucun para-
chute ni aucune issue permettant de sauter sans risquer
d'être happé par l'appaI'eil; les exeI'cices d'alerte des bateaux
n'existent pas sur les avions de ligne; les avions nlilitaires ont
par contre conservé leurs dispositifs de sécurité pour les per-
sonnes. La nlême évolution se marque sur les trains auto-
moteuI's; 1'« outil» brise-vitres, ce Inarteau rouge enfermé
dans un coffre vitré, après avoir subi une nliniaturisation qui
le ramène à la taille d'un petit jouet, tend à disparaître; le
frein à vis, organe de secours, existe peut-être dans chaque
wagon, mais il est caché; le manomètre indiquant la pression
de la conduite générale des freins à air compriIné tend lui
aussi à disparaître: c'est le statut du voyageur qui change.
239
Il. EXEMPLES D'INVENTIONS INDUSTRIELLES
Iil"'KIIIIV1I.<!I:I\D DE
240
à l'intérieur d'un canal occupant une partie de la section du
puits) ne peuvent donner un régime continu ni un régime suf-
fisant pour les grandes profondeurs; le vent change de direc-
tion : il faut réorienter le volet; on peut remplacer ce dispositif
manuel par un système à quatre canaux dont l'un au moins
est toujours bien orienté; on peut employer une girouette;
mais le vent peut faiblir et faire défaut; en ce cas, il est néces-
saire d'employer le soufflet ou le ventilateur centrifuge
actionné par l'homme, par les animaux, ou par un courant
d'eau; la surpression est suffisante pour atteindre les grandes
profondeurs avec un canal mince ou avec des tuyaux de toile,
et l'on arrive ainsi aux installations industrielles où l'air, pro-
venant d'un ventilateur centrifuge à pression élevée, est
envoyé au fond par des canalisations dont l'encombrement est
à peu près 1/50 de la section du puits, et qui peuvent être voi-
sines des canalisations d'eau, de diverses commandes, des
tuyaux d'air comprimé à haute pression, ainsi que des lignes
de transmission de l'information.
L'aérage, en faisant appel à une méthode industrielle pou-
vant employer toutes les espèces d'énergie mécanique ou élec-
trique, a donc réduit de 1/4 à 1/50 de la section du puits
l'encombrement causé par cette fonction, et a, de plus, rendu
l'aérage indépendant des conditions atmosphériques exté-
rieures; la transition s'est opérée par l'intermédiaire d'un
procédé mécanique artificiel remplaçant le procédé naturel
(soufflets puis ventilateur centrifuge).
En sens inverse, des eaux a d'abord été réalisé
par une multitude d'étages de pompes aspirantes et foulantes;
ces pompes, à faible hauteur de refoulement, encombraient le
puits par la multitude de leviers qui les commandaient à par-
tir de la surface; c'est seulement après 1840 que l'usinage
précis des corps de pompe et des clapets a permis à une pompe
unique, située au fond, de refouler l'eau jusqu'à la surface
par un tuyau de faible section; là encore, la solution indus-
trielle peI'mettait de faire du puits un système de transit
intense et concentré, un système de transfert spécialisé dans
sa fonction de transfert.
De.nn:es va dans le même sens. Le
treuil primitif est un cylindre sur lequel s'enroule le câble; la
benne monte dans le puits sans guides; elle peut osciller; de
plus, l'enroulement de la corde sur le treuil l'oblige à se dépla-
cer longitudinalement; enfin, il faut prendre la benne par
l'anse au moment où elle touche le treuil, ce qui est une opé-
ration malaisée et dangereuse, accomplie généralement en
rabattant un volet qui sert de plancher provisoire sur une
241
partie de l'orifice du puits, et que l'on relève lorsque la benne
est décrochée et écartée. Ici, l'étape décisive du progrès
consiste à installer un chevalerIlent portant une ou deux pou-
lies au-dessus de l'orifice du puits; le câble portant la benne
ne subit plus de déplacement latéral, car l'emplacement de
l'axe de la poulie est invariable; après avoir passé sur la pou-
lie, le câble va s'enrouler sur le treuil, situé sous une toiture
à 10 ou 15 mètres du chevalement; dès lors, le treuil, qui
joue seulement un rôle énergétique et d'enrouleur de câble,
peut être développé en dimensions et en puissance; la lon-
gueur du cylindre peut sans inconvénient être accrue; son
diamètre peut être augmenté si l'on fait appel à une trans-
mission indir'ecte et à un rnanège mis en mouvement par des
chevaux, des homrnes, ou bien si on emploie un moteur à
vapeur ou encore une roue à aubes. Enfin, pour les puits pro-
fonds, la précision de l'emplacement de la poulie par rapport
au puits permet de juxtaposer et de coupler une benne mon-
tante et une benne descendante; des guides (glissières) erIlpê-
chent toute oscillation des bennes, si bien que l'encombrernent
du passage réservé aux bennes est réduit au minimum; de ce
progrès naît un autr'e progrès: les deux bennes couplées se
font équilibre, en tant que poids mort, et il n'est plus néces-
saire d'emmagasiner sur le treuil une grande longueur de
câble; quelques tours suffisent pour assurer une tr'action sans
glissement; la majeure partie du câble se trouve toujours en
extension rectiligne dans le puits, et il n'y a plus de limite pra-
tique à l'approfondissement du puits, étant donné que la lon-
gueur du câble enroulée autour du tr'euil ou allant des poulies
au treuil reste invariable quelle que soit la profondeur du
puits. Enfin, si cette solution impose l'usage de guides pour les
bennes, elle présente par là même un avantage considérable,
surtout lorsqu'il s'agit, au lieu de bennes chargées de maté-
riaux, de cages destinées aux ouvriers: l'existence des guides
autorise l'emploi des parachutes automatiques immobilisant
les bennes ou cages en cas de rupture du câble.
Le en raison de la haute densité des trans-
ferts et des opérations dont il est le lieu nécessaire, s'est tech-
nicisé en lui-rnême et par les annexes dont il a provoqué
l'apparition; ce goulot d'étrang1eIIlent de l'activité a exercé
une pression dans le sens des inventions, car il n'a pu conti-
nuer à jouer son rôle, dans les installations à grand débit et
profondes, que par une définition rigoureuse de l'emplacernent
de chaque passage (guides des bennes et des câbles, tubulures)
et par l'emploi de systèmes de transmission très condensés et
sans relais (pompes à haute pression de refoulement, air com-
242
primé dans des tuyaux métalliques); cet organe central s'est
condensé et purifié en tant que lieu de transit, en développant
autour de lui les stations nécessaires au rnaintien de sa
fonction précise de transfert; le moteur du progrès est ici la
nécessité d'organiser la cornpatibilité des fonctions qui empié-
teraient les unes sur les autres et se gêneraient mutuelle-
ment; le puits a réalisé une concentration organisée de
fonctions pures capables de se développer chacune pour e11e-
même; il a été un modèle pour l'organisation industrielle; cer-
taines inventions (comme la pompe à feu, plus tard moteur à
vapeur), nées des exigences de cette haute concentration opé-
ratoire, se sont plus tard répandues en dehors de la rnine,
lorsque l'époque industrielle a étendu le domaine des exi-
gences de la mécanisation.
Tel est, en particulier, le cas du chemin de l'er. Une galerie
de mine est un lieu dont le fond est tantôt boueux et argileux,
tantôt rocheux, mais presque toujours irrégulieI'. Après le
transport des matériaux par hottes ou paniers, le premier
véhicule adapté à ces hétérogénéités fut un traîneau à roues;
sur le sol ferme et résistant, les roues entraient en action,
malgré leur faible dépassement; sur sol boueux, elles s'en-
fonçaient sans faire obstacle, et le fond du traîneau glissait
sur la surface humide. Cette solution amphibie avait malgré
tout ses limites, dont la principale était la nécessité d'un
homme pour chaque traîneau, en raison de l'effort de poussée
et du caractère louvoyant du traîneau à roues, qu'il fallait
perpétuellement remettre dans la voie correcte.
Le premier perfectionnement fut l'adoption d'un train de
deux solives rapprochées; le véhicule correspondant était
« chien de mine », sorte de wagonnet dont les roues avant, très
rapprochées l'une de l'autre, remplissaient une fonction de
sustentation mais surtout de guidage; entre ces deux roues,
dans l'axe longitudinal du véhicule, un « d e »
vertical maintenait le train avant directeur dans une position
constante par rapport aux solives entre lesquelles s'insérait
le clou directeur. À l'arrière, deux roues plus grandes et plus
larges, également assez rapprochées pour reposer entièrement
sur les solives, portaient la plus grande partie de la charge.
Ce dispositif exigeait encore, en raison de l'étroitesse de la
voie de solives nécessitée par l'usage du clou directeur, un
ouvrier pour chaque «chien de mine}); il fallait maintenir
l'équilibre et éviter que les poues arrièpe porteuses ne sortent
de la voie, le clou directeur n'existant qu'à l'avant. Plus tard,
les roues avant et arrière furent munies d'un boudin ou
tonnet assurant la direction et permettant d'éloigner l'une de
243
l'autre les deux solives, ce qui assurait automatiquement
l'équilibre; chaque train de roues se trouvant ainsi dirigé,
chaque véhicule stabilisé, il n'était plus nécessaire d'employer
un ouvrier par véhicule: les wagonnets pouvaient être attelés
les uns aux autres en trains, avec une traction unique et un
frein unique, la traction pouvant être assurée par un animal,
puisque la préoccupation du rnaintien de l'équilibre était
superflue. Ce dispositif est transposable en toutes dimensions;
la locomotive put remplacer> le cheval pour les transports en
surface; le remplacement des solives par des rails métalliques
est un détail important, mais qui ne modifie pas le schéma du
chemin de fer, qui fut primitivement un chemin de bois fait de
solives à écartement constant, assemblées par des traverses
dont le rôle était double: maintenir la constance de l'écarte-
ment des rails et augmenter la surface portante, la fondation
sur le sol.
Le passage du traîneau amphibie au wagonnet, du wagonnet
isolé au train, a été rendu possible par la construction d'une
troisième réalité qui vient s'interposer entre le véhicule et le
sol. Cet intermédiaire, la étroite d'abord, à écartement
constant ensuite, crée la compatibilité entre le milieu et le
véhicule parce qu'elle est un résumé exhaustif des deux réa-
lités qu'elle fait communiquer; la voie, en effet, tient compte
des principaux virages, ainsi que du point d'arrivée et du
point de départ; mais elle ne tient pas compte des irrégulari-
tés singulières du parcours, ici une grosse pierre, plus loin
une flaque boueuse: elle intègre toutes ces singularités en
unité, et emprunte un tracé aussi régulier que possible entre
le point de départ et le point d'arrivée; pour l'établir, on rem-
blaie ou l'on creuse pour poser chacune des traverses; les
irrégularités du sol porteur subsistent sous la voie, mais ne
sont plus sensibles dans le résumé abstrait du parcours qu'elle
constitue; une pente trop raide peut être allongée, donc adou-
cie; la voie opère une traduction du milieu pour le véhicule,
mais il s'agit d'une adaptation, d'une équivalence, plutôt que
d'une traduction stricte: elle est le résumé exhaustif du
milieu, son enveloppe polie, plutôt que la transposition de
toutes ses singularités. Inversement, le véhicule ne commu-
nique avec la voie que sous la forme abstraite d'un écartement
constant, d'une pression définie, et de frottements des rnen-
tonnets dans les virages ; avec des roues coniques et une voie
inclinée dans les virages, ce frottement n'intervient plus que
de manière épisodique, à titre de condition de sécurité en cas
de déforrn.ation de la voie, d'arrêt dans une courbe, ou de fran-
chissement de la courbe à une vitesse différente de celle qui
244
avait été prévue au moment de son établissement, ou bien
encore de vent latéral, pour un train roulant à l'extérieur.
La voie assure la correspondance, l'adaptation mutuelle du
milieu et du train en marche norrnale; il est alors possible
d'utiliser tout l'espace disponible et de faire passer deux
trains à quelques décimètres l'un de l'autre, ce qui serait très
dangereux avec des véhicules autonomes, même parfaite-
ment dirigés.
245
de l'augmentation de rendement, de puissance, de rapidité, de
rnise sous pression qu'il réalise grâce au principe de la chau-
dière aquatubulaire a été déterminant: il a permis d'atteindre
des vitesses dépassant celles des chevaux et a donné à la loco-
motive une autonomie considérable; plus tard, le freinage par
air compriIné (Westinghouse) a réalisé un second progrès
notable pour les trains rapides franchissant de longues étapes
(surtout aux États-Unis); ces progrès annoncent déjà une
étape post-industrielle où la concentration a lieu dans la
machine elle-même et fait appel (dans le cas du frein Westin-
ghouse) à des systèmes à information: la dépression produi-
sant le freinage tout au long du train, en utilisant pour chaque
voiture l'énergie ernmagasinée dans le réservoir de chacune
des voitures, est une commande à moyenne distance par un
dispositif de relais.
Ce qui caractérise l'époque industrielle, c'est l'usage d'un
terIIle intermédiaire constituant le résumé exhaustif des deux
termes qu'il met en communication ordonnée et fonctionnelle.
Après la découverte de l'induction par Faraday (1831)
naquirent des alternateurs de démonstration qui étaient des
machines de laboratoire plutôt que des machines industrielles;
ces alternateurs étaient en effet constitués soit d'un induc-
teur (aimant) tournant devant un induit (bobinage) fixe, soit
d'un induit tournant devant un bobinage fixe; pour augmen-
ter la puissance, on ne pouvait accroître les dimensions de
l'un de ces deux appareils, car un tel aCCI'oissement aurait
porté aussi sur la dimension de l'entrefer, et diminué la varia-
tion de flux dans l'induit; pour augmenter la puissance, il fal-
lait multiplier les inducteurs et les induits; c'est cette TIléthode
qui a été employée pour la production de courant nécessaire
à l'arc électrique des phares marins; un axe unique peut
entraîner une multitude d'induits entourés par des couronnes
d'aimants fixes; cette formule de multiplication des éléments
actifs aboutit à des machines assez encombrantes pour une
puissance de quelques kilowatts; elle ne peut convenir à la
production de l'énergie électrique pour des usages industriels;
elle représente seulement l'application directe, par déduction,
de la science à la technique.
Un premier pas a été fait grâce aux
si les inducteurs sont des électro-aiInants, la
variation d'induction est plus importante que celle que pour-
raient causer des aimants et, bien qu'il faille fournir de
l'énergie à la génératrice auxiliaire de courant continu, on
peut obtenir des machines une puissance de plusieurs
dizaines de kilowatts.
246
Mais le progrès décisif a été obtenu par l'emploi d'un terme
intermédiaire entre l'inducteuI' et l'induit; les bobinages
inducteurs et les bobinages induits sont disposés selon un
ordre alterné à l'intérieur d'une jante fixe; une jante en maté-
riau non magnétique (cuivre, laiton) porte des masses de fer
doux de longueur telle qu'elles couplent un noyau de bobinage
inducteur avec un noyau de bobinage induit, et réalisent
ensuite le découplage en sens inverse; la jante portant les cou-
pleurs tourne à l'intérieur de celle qui pOI'te les bobinages
inducteurs et les bobinages induits; ne comportant aucun iso-
lement ni organe sous tension, la jante intérieure, portant les
coupleurs, peut être réalisée avec une grande précision d'usi-
nage, si bien que les entrefers peuvent être extrêmement
réduits; sa simplicité et sa construction entièrement métal-
lique la rendent très résistante à la fOI'ce centrifuge, ce qui
autorise la construction d'une machine à grande puissance.
Oe sont les alternateurs de ce type qui ont permis l'in.dus-
trialisation. à échelle de l'électricité; leur tension de
sortie assez élevée - 6 000 à la 000 volts - permet l'usage
d'un unique transformateur élévateur pour envoyer l'énergie
dans les lignes à haute tension de grande portée; leur puis-:-
sance correspond à celle d'une unité de transformation ther-
mique ou hydraulique (centrales thermiques et centrales
hydrauliques) de grande dimension. Le goulot d'étranglement,
pour l'industrialisation de l'électricité sous forme de réseau,
c'était la nécessité d'utiliser le courant sous la différence de
potentiel de la génératrice, avec le courant continu dont on ne
pouvait abaisser la tension pour l'utilisation; pour de nom-
breuses raisons, on ne peut guère, dans les maisons, accepter
de tensions supérieures à cent ou deux cents volts; or, les
contacts du collecteur des génératrices de courant continu
s'échauffent quand l'intensité (nombre d'ampères) augmente,
les conducteurs aussi s'échauffent, et pour alimenter à basse
tension un quartier d'une ville, il faut employer de véritables
barres de cuivre dans des souterrains dès que la distance aug-
mente entre le point de production et les points d'utilisation
industrielle (par exemple entre une chute d'eau et une usine,
entre les stations de production et les locomotives d'une voie
ferrée ou d'un réseau métropolitain, entre une centrale à
grande puissance et les dizaines de milliers de points d'utili-
sation dispersés à travers les villes et les villages); là encore,
une invention née en milieu industriel sort du milieu industriel
(comme ce fut le cas pour les trains) et se propage en réseau
à l'extérieur. L'époque industrielle comprend deux phases; au
cours de la première, la concentration industrielle opère la
247
genèse des machines utilisées dans le milieu industriel lui-
même; lorsque cette genèse est assez complète, c'est à l'exté~
rieur du milieu industriel que les techniques se propagent. On
peut noter qu'une expansion en réseau réalisée avec des tech-
niques incomplètement industrielles introduit une diversité
qui, ultérieurement, agit comme frein sur une organisation
complètement industrielle; ainsi les plus anciens quartiers des
grandes villes sont depuis longtemps alimentés en électricité;
mais on trouvait, il y a peu de temps encOI'e, des quartiers ali-
mentés en courant continu; actuellement, une partie impor-
tante de Paris ne dispose que de courant alternatif biphasé, et
non du secteur triphasé si utile pour un grand nombre
d'usages. Dans le même ordre de réalités, on peut se deman-
der si l'écartement des voies ferrées, suffisant pour la lar-
geur des locomotives et des wagons et pour des vitesses
modérées, ne risque pas de devenir un goulot d'étranglement
pour le développement des vitesses élevées.
L'évolution du mot"eurà est un des aspects majeurs par
lesquels l'industrie décentralisée a pu naître de la centralisa-
tion industrielle. La production et l'épuration du gaz sont
industrielles: elles exigent une installation comprenant des
fours, des cornues, des épurateurs, un ou plusieurs gazo-
mètres; c'est ensuite par un réseau ramifié de canalisations que
les lieux de consommation sont atteints; il faut aussi que
l'usine à gaz soit desservie par une voie ferrée, si le tonnage
du charbon traité est important. Sur un réseau de distribution
déjà en place pour l'éclairage est venu se brancher le Inoteur
à gaz, conçu comme machine fixe de faible ou moyenne puis-
sance, destinée à alimenter un atelier artisanal, parfois une
pompe à eau pour les usages domestiques. Ce rapport du grand
au petit, du centralisé au décentralisé, qui caractérise le rap-
port entre l'usine à gaz et le moteur à gaz, se retrouve entre
la raffinerie de pétrole et les moteurs routiers qui en utilisent
les produits; simplement, au lieu de rester sous forme gazeuse
malaisément transportable, le carburant, sous forme liquide,
peut être stocké dans un réservoir d'une cinquantaine de litres
assuI'ant une autonomie de 500 kilomètres à un véhicule rou-
tier; le moteur d'automobile demande une technique de carbu-
ration de l'air un peu plus compliquée que celle du moteur à gaz
(vaporisation par rencontre d'un flux d'air aspiré dans le bois-
seau et d'un mince jet liquide); en fait, c'est plutôt à l'état de
brouillard que l'essence mélangée à l'air est introduite dans la
chambre de combustion, pour les moteurs à carburant liquide;
mais la propagation de l'onde explosive se fait aussi bien dans
un mélange liquide-gaz sous forme de brouillard ou même
248
solide-gaz (coup de poussier, moteurs à combustible solide) que
dans le mélange de l'air au cornbustible en phase gazeuse.
Le moteur à gaz était un moteur fixe, reposant sur un bâti,
ayant un lourd volant d'entraînement, et pratiquant l'allulnage
par veilleuse et lumière démasquée par un tiroir cornparable
à celui des machines à vapeur; certains moteurs à gaz
(Inachine de LObereau) étaient aussi inlparfaits que les pre-
mières' machines à vapeur; mais, malgré leur faible rende-
ment, ils rendaient des services en raison de la possibilité
d'usage très décentralisée, au domicile de l'artisan; ils ratta-
chaient un modeste atelier au centre industriel de production
de l'énergie qui est une usine à gaz; la caractéristique indus-
trielle qui pénétrait ainsi dans les maisons était l'ubiquité de
l'usage possible de l'énergie, à n'importe quel moment et par
n'importe qui. Ce sont précisément ces caractères de diffusion
qui se sont amplifiés avec l'invention du cycle à quatre tenlps,
augmentant le rendement et diminuant le poids par rapport à
la puissance: d'Otto à Beau de Rochas s'accomplit une trans-
formation des caractéristiques qui fait d'une machine fixe un
moteur pouvant être monté sur un véhicule; l'allumage élec-
trique, dérivé de la machine de Siemens et du principe de
Ruhmkorff, délivre le moteur à explosion de la servitude de la
veilleuse, utilisable en installation fixe, mais peu compatible
avec les secousses que subit un moteur de traction, et encore
moins compatible avec la précompression du mélange d'air et
de vapeurs de carburant. Ce n'est plus seulement l'expansion
d'un réseau industriel, mais la science thermodynamique qui
se manifeste dans le dernier perfectionnement des moteurs à
explosion, l'allumage par injection du carburant dans l'air for-
tement comprimé (système de Diesel).
Le moteu.r cà eX.'PJ(,)slon s'est donc d'abord éloigné du centre
industriel de production de l'énergie en restant dans la même
zone géographique mais en évoluant vers les petites puis-
sances, si bien qu'une seule usine à gaz pouvait alimenter plus
de mille moteurs; ensuite, ce même moteur n'a plus été conçu
comme nécessairement fixe; l'allégement et la diminution de
volume nécessaires à ce changement d'utilisation ont été obte-
nus par l'élévation du régime et la multiplication du nombre
de cylindres, ainsi que par la précompression de l'air carburé;
l'usage sur véhicules a été rendu possible par l'alluIIlage élec-
trique, et par des systèmes de refroidissement adaptés aux
véhicules: radiateur à eau et thermosiphon, radiateur à eau
et pompes, ailettes pour les moteurs d'avion et de motocy-
clette ou même disposition à cylindres rotatifs (Gnome) assu-
rant dans l'air, pour les moteurs d'avion, un refroidisseIIlent
249
très énergique même avant que l'avion ait décollé. Tous ces
moteurs sont industriels par leur construction et la prépaI'a-
tion du carburant; ruais ils ne sont généralement pas indus-
triels de par les conditions de leur utilisation, si l'on prend
industrie au sens de «concentration du travail dans une aire
où se trouvent des ouvriers, des techniciens, des machines, de
la matière ouvrable et de l'énergie»; ils ne sont industriels
que par leur construction, parfois leur entretien, et de
manière générale par leur aliInentation en énergie; un trac-
teur' de labour n'est pas utilisé en zone industrielle.
La., puissanoe industrielle concentrée peut produire des objets
quittant l'aire industrielle quand elle provoque la naissance de
la., tieroe réa.,lité conférant à ces objets une puissance ou des
caractéristiques leur permettant d'être alimentés au loin en
énergie, et de se suffire à eux-mêmes de rnanière automatique.
Le courant triphasé des alternateurs permet la construction et
l'alimentation à grande distance d'un moteuI' ayant des carac-
téristiques industrielles comparables à celles d'un gros moteur
d'usine, bien qu'il fonctionne dans un atelier de charpentier de
village; à la différence d'un moteur de Gramme (machine uti-
lisée en réceptrice), un tel moteur peut fonctionner sans entre-
tien pendant des années, car il ne comporte aucune pièce
soumise au frottement, sauf les roulements à rouleaux ou à
billes qui maintiennent l'axe en position à l'intérieur du sta-
tOI'; un moteur à essence pourvu d'un allumage électrique est
du même type; ici, la tierce l'éalité est l'adjonction de l'allu-
mage électrique par bobine de RuhmkorfÎ et de rupteur
entraîné par le vilebrequin du moteur, ou par «magnéto»,
réunissant la génératrice de Siemens, la bobine de Ruhmkorff,
et le rupteur, ce qui évite l'emploi d'une batterie, nécessaire
dans le système dit «Delco»; cette tierce réalité joue le même
rôle, pour le moteur du véhicule auquel il confère l'autonomie,
que les rails pour le train - les rails ne font partie ni du milieu
ni du train; ils sont l'émanation du monde industI'iel bien au-
delà de la zone de concentration, le prolongement du centre de
production métallurgique; l'allumage électrique du moteur à
explosion adjoint à un système thermodynamique un procédé
appartenant à un autre dOlnaine de la science et de l'industrie.
Le monde industriel, ayant développé de manière séparée dif-
férents produits et différents dispositifs, autorise des syn-
thèses, à l'opposé des techniques pré-industrielles, qui opèrent
avant tout des dédoublements et des perfectionnenlents de
fonctions à partir d'un ensemble très dense.
Les perfectionnements nés de l'époque industrielle consis-
tent soit en une tieroe réalité, soit en une synthèse d'éléments
250
appartenant à des ordres distincts de phénomènes et pourtant
rassemblés en une mêIne unité fonctionnelle constituant un
microcosme technique, comme dans le cas du moteur ther..
mique et de l'allurnage électrique; le moteur li explosion se
distingue de la machine li vapeur, partiellement pré-indus-
trielle en ce que, dans la machine à vapeur, les maillons char-
gés d'effectuer les étapes successives de la transformation en
chaîne sont distincts les uns des autres; le foyer est toujours
allumé, la chaudière toujours sous pression, le moteur tou-
jours dévolu à la transformation thermodynamique par éta-
blissement d'une cornmunication entre source chaude et
source froide par l'intermédiaire du piston en déplacement.
Cette pluralité ordonnée tend à devenir moins étalée quand le
dispositif se perfectionne: pour la machine à vapeur, la chau-
dière aquatubulaire réalise l'incorporation de la rnajeure par-
tie du foyer à la chaudière; la chaudière enveloppe le foyer
proprement dit, et ce foyer se prolonge à travers la chaudière
par les tubes de fumée; l'échappement de la vapeur, après
passage dans les cylindres, vient activer la combustion en
entraînant activement les gaz brûlés, ce qui augmente le
tirage, permet l'usage de courtes cheminées, et constitue de
plus un dispositif auto-régulateur; plus il y a de vapeur
consommée par le moteur, plus la combustion est vive, si bien
que l'énergie produite dans le premier maillon de la chaîne
(le foyer) varie de manière proportionnelle à l'énergie absor-
bée par le dernier maillon (le moteur). Quand on passe du
moteur à vapeur au moteur à combustion interne, les diffé-
rentes parties de la transformation thermodynamique ne se
font plus en des lieux séparés, mais dans le même lieu soumis
à l'alternance des phases du cycle; la rapidité du cycle per-
met de revenir à des systèmes plus proches des machines à
vapeur primitives; le haut du cylindre d'un moteur à com-
bustion interne est tantôt une pompe qui évacue les produits
de la combustion, tantôt une pompe qui aspire de l'air pur
(Diesel) ou un mélange d'air et de carburant en brouillard,
tantôt un lieu où s'effectue la compression, tantôt enfin le
lieu où s'effectue l'ensemble de la transformation thermo-
dynamique (combustion en détente). Le régime est tellement
élevé que les échanges de température avec le piston et le
cylindre demeurent faibles au cours d'un cycle - le foyer ou
la chaudière peuvent sans inconvénient être dans le cylindre;
la régulation n'est pas perdue pour autant: l'aspiration, se
faisant à chaque cycle, augmente avec la fréquence (régime
de rotation); or, l'aspiration d'air commande la montée du
combustible et son expulsion du gicleur dans la colonne d'air
251
entrant dans le cylindre. La régulation externe existe aussi
(<< accélérateur »).
Pour certaines applications dernandant une faible masse et
une construction compacte et simple (moteurs de vélomoteur),
l'expansion industrielle n'a été possible que par un renonoe-
IDent partiel à. la disjonotion des opérations préparatoires; tel
est le moteur à deux supprimant les soupapes et rem-
IIJ...-JUI'&j!,J/;;:J,
252
type DC3 ou DC4, peut arriver à tenir l'air avec un seul nlOteur
et parfois même à se poser sur un terrain de fortune; sur une
piste trop courte, il peut fI'einer énergiquement dès qu'il a tou-
ché le sol au moyen des hélices à pas variable inversibles; ces
avantages sont très atténués SUI' les avions à réaction qui
nécessitent un réseau sans défaillance d'aérodromes parfaite-
ment équipés: ces productions restent industrielles dans leurs
conditions d'utilisation, mais les conditions sont l'igoureuses.
253
machines peuvent égalernent employer des systèmes de codage
et de décodage, selon le type d'énergie porteuse utilisée.
Le premier télégraphe électrique et le premier téléphone
étaient bien des machines à information, mais leur débit (pour
le télégraphe) et leur portée (pour le téléphone de Bell) étaient
limités par le fait que le transfert d'information ne s'accom-
pagnait pas d'une amplification; lors de l'établissement réussi
du premier câble trans-océanique, c'est au rnoyen d'un galva-
nomètre à miroir de Thomson que l'on contrôlera, dans l'ate-
lier de l'électricité du Great Eastern, le fonctionnement du
câble aboutissant à Valentia en Irlande, posé en 1865 et
rompu (1 er septembre 1866); l'absence de stations d'amplifi-
cation intermédiaires et l'énorme capacité du câble, qu'il fal-
lait charger et décharger d'un signe à l'autre, irnposaient une
cadence de transmission peu élevée. Le de Graham
Bell (10 mars 1876, Boston), dit téléphone magnétique, est
une petite machine industrielle; le microphone (plaque métal-
lique disposée devant un électro-aimant polarisé) transforme
l'énergie acoustique en énergie électrique; à l'autre bout de la
ligne, un appareil semblable opérait la transformation
inverse; chacun des appareils pouvait être utilisé comme
microphone ou comme écouteur, cette réversibilité montre
qu'il s'agit d'une simple transformation et non d'une modula-
tion par relais: l'appareil n'employait aucune autre source
d'énergie que la voix; sa portée n'excédait pas quelques kilo-
mètres; les téléphones magnétiques existent encore de nos
jours; ils peuvent servir à construire de bons interphones,
mais leur portée, même avec les meilleurs matériaux et des
cornets exponentiels terminés par une chambre de compres-
sion, n'a guère augmenté. Par contre, le de
.n.lI.I:JJ!.e~,.;, qui est un véritable relais, non réversible, alimenté
par une pile, permet une amplification: de grandes distances
peuvent être franchies; si la ligne est trop longue, on peut la
fractionner en terrIlinant chaque section par un écouteur dont
la IIlembrane agit sur un second micr'ophone; chaque station
d'amplification fournit de l'énergie continue à l'état potentiel
dans les piles. Grâce à ce procédé de relais amplificateurs en
cascade, il existait aux États-Unis des lignes à très longue dis-
tance n'employant aucun amplificateur à lampe triode (ren-
seignement fourni par Norbert Wiener au cours du Colloque
sur le concept d'information dans la science contemporaine,
Royaumont, en juillet 1962).
ra,w()téiléj!!réIPJrJie et raruocliffusion sont également des
inventions étroitement liées aux sciences; elles ne sont pas
liées à un besoin urgent, à l'existence d'un goulot d'étrangle-
254
ment dans un chantier ou dans une installation déjà existante.
Faraday, après la découverte de l'induction (1831), avait
admis l'existence d'ondes transmettant l'énergie électrique;
en 1845, il avait remarqué la polarisation rotatoire rnagné-
tique de la lurnière; en 1865, Maxwell avait trouvé les sym-
boles et le système d'équations permettant d'exprimer les
conceptions de Faraday grâce à un seul et même système
d'équations s'appliquant aux phénomènes lumineux et aux
phénomènes électromagnétiques; les ondes lumineuses sont
aussi des ondes électriques, considérées dans une bande de
fréquences bien déterminée. Plusieurs expérimentateurs conti-
nuèrent le travail de Faraday, Hughes et Looge en Angleterre,
Thomson et Dolbear aux États-Unis, Von Bezold et Hertz en
Allemagne, ce dernier étant l'élève de Helmholtz; en 1861,
Berend et Wilhelm Feddersen arrivèrent à produire des oscil-
lations électr'iques en utilisant comme source d'énergie une
bouteille de Leyde. En 1885, Hertz produisit des oscillations
électriques avec deux conducteurs rectilignes de longueur
égale terminés, près de la coupure, par deux boules entre les-
quelles éclatait une étincelle électrique; le condensateur
constitué par les deux boules était chargé par une bobine
Ruhmkorff; l'étincelle établissait un régime oscillant (charges
et décharges rapidement alternées); un courant alternatif à
très haute fréquence circulait dans les deux conducteurs; pour
augmenter ce courant, il était possible de placer des capacités
terminales aux extrémités du doublet. Dans ces conditions,
les ondes électromagnétiques émises (ondes amorties) étaient
assez puissantes pour qu'il soit pOSSible de les détecter' au
moyen d'un résonateur accordé (cerCle de laiton interrompu
par une très mince coupure où éclataient des étincelles).
Après l'invention du microphone de Hughes, Thémistocle
Calzecchi-Onesti utilisa de la limaille pour voir si les ondes
électromagnétiques de Hertz ne modifieraient pas la résis-
tance de la limaille; effectivement, la limaille soumise aux
ondes hertziennes était rendue plus conductrice; c'est le prin-
cipe du détecteur ou cohéreur de BI'anly. En 1895, Alexandre
Popov (qui avait travaillé sur les perturbations électriques
causées par les orages au moyen d'une antenne verticale) ali-
menta une antenne avec l'oscillateur de Hertz monté entre
une antenne verticale et la terre; il fut capable de tranSITlettre
en code télégraphique, et de détecter au rnoyen d'un cohéreur
à limaille servant de relais à un récepteur de télégraphe le
message suivant: « Heinrich Hertz. »
En 1896, la phase pratique de l'invention commence;
Guglielme Marconi, conseillé par Righi, monte un éITletteur à
255
éclateur de Hertz et un récepteur à antenne de Popov agissant
sur un appareil Morse: il transmet un rnessage à plusieurs
centaines de mètres, en rnai 1896, et prend un brevet le
2 juin; en juillet 1896, ses rnessages franchissent la Tamise,
et portent à 14 kilomètres en mai 1897; alors intervient la
({ Wireless Telegraph and Signal Company»; lord Kelvin trans-
met le premier radiogramme commercial. En 1900, Marconi
utilise le travail d'Olivier Lodge et fait br'eveter le principe de
l'accord entre la fréquence de résonance de l'antenne émet-
trice et de l'antenne réceptrice, qui fournit un couplage beau-
coup plus serré que celui qu'on obtient avec des antennes de
longueur quelconque, et évite les brouillages lorsque plusieurs
émetteurs fonctionnent à la fois, tout en augmentant, pour
une puissance donnée, la distance utile de r'éoeption: c'est le
principe de la syntonie.
On voit donc que, si la majeure partie de cette première
mise en place des télécommunications par ondes hertziennes
a suivi de près la science, elle n'a pas manqué d'inventions à,
peu près purement techniques, qui n'étaient pas déduites de
connaissances scientifiques. Ce qui a été apporté par la
science, c'est avant tout le principe de la propagation des
ondes électromagnétiques (théorie électromagnétique de la
lumière par Maxwell), qui épanouit en théorie générale la
découverte de Faraday; Her'tz était aussi homme de science;
il a soumis les ondes que produisait son éclateur-oscillateur
aux conditions de propagation auxquelles on soumettait la
lumière, et a retrouvé la réflexion, la réfraction; mais
c'étaient là des expériences de laboratoire, donnant une
faible portée; l'adjonction de l'antenne de Popov a permis
aux oscillations, ou plutôt aux ondes électromagnétiques, de
sortir du laboratoire pour se propager dans le milieu exté-
rieur; cela ne donnait, d'ailleurs, qu'un émetteur; pour une
transmission, il faut aussi un récepteur sensible; là, l'an-
tenne et un circuit accordé résonnant ne suffisaient pas; il
fallait détecter le courant à haute fréquence inaudible qui se
formait par induction dans l'antenne; ici intervient le travail
de Calzecchi-Onesti, plus technique que scientifique; si un
rnicrophone à limaille est un modulateur' que le son peut
actionner en faisant varier la résistance de la limaille, pour-
quoi le courant à haute fréquence ne pourrait-il pas, COTIlIne
les ondes sonores mécaniques, agir' sur ce modulateur? Une
telle analogie n'est pas à proprernent parler scientifique; en
sornme, c'est surtout l'émetteur qui est issu de la science. Le
principe du rayonnement des antennes (fils dans lesquels cir-
culent des charges électriques) étant connu, d'autres types
256
d'émetteurs ont été créés; le Danois W"aldemer Poulsen a mis
au point l'énletteur à ondes entretenues, utilisant un arc élec-
trique spécial pour l'entretien du circuit oscillant, et le
Canadien Reginald Fessenden a utilisé l'alternateur industriel
multipolaire pour produire des courants alternatifs à haute
fréquence prêts à être envoyés dans l'antenne; ce type
d'émetteur n'emploie donc plus, pour créer le courant alter-
natif à haute fréquence, les oscillations électriques d'un cir-
cuit comprenant un condensateur et une self-inductance. De
tels émetteurs existent encore de nos jours (seuls les émet-
teurs à ondes amorties sont interdits à cause de leur exces-
sive largeur de bande): un émetteur de type Fessenden a
longtemps subsisté, à cause de sa robustesse, comme émet-
teur de sécurité; un émetteur de type Poulsen a bien long-
temps équipé la station de Pointe-à-Pitre; ces émetteurs de
radiotélégraphie sont puissants et stables. En ce qui concerne
strictement la radiotélégraphie, les émetteurs à grande puis-
sance ont existé avant les récepteurs sensibles; peut-être
faut-il voir là l'effet de la préexistence d'une théorie scienti-
fique (les quatre équations de Maxwell, la résonance élec-
trique) qui a permis de progresser selon une direction
définie, en sachant d'avance que n'importe quel générateur
de courant alternatif à haute fréquence pourrait alimenter
une antenne dont la fréquence propre (fréquence de réso-
nance) était la même que celle du générateur; peut-être aussi
la préexistence des machines industrielles (alternateurs) a-
t-elle perInis une rapide adaptation de ces machines à la pro-
duction d'une fréquence élevée; c'est bien le montage de
Hertz qui a permis de déceler expérimentalement l'existence
des ondes électromagnétiques et d'effectuer, avec adjonction
d'antennes, les premières transmissions; mais ce montage à
ondes amorties interdit maintenant pour les usages courants,
et conservé seulement comme base de l'émetteur de sauve-
garde des navires de commerce, en raison de sa robustesse,
ne pouvait pas facilement dépasser une puissance de
quelques centaines de watts, malgré le perfectionnement
apporté par Marconi, employant des électrodes tournantes
au lieu de l'éclateur fixe de Hertz (l'ordre de grandeur de la
puissance des émetteurs de sauvegarde à étincelles pour les
navires est donné par le règlement, qui exige 120 watts au
moins). Les procédés de Poulsen et Fessenden permettent
d'atteindre sans difficulté 10 kilowatts; le procédé de Fessen-
den est lilnité vers les fréquences hautes par la difficulté de
construction de l'alternateur, mais il ne connaît pratiquelnent
pas de limites de puissance, si bien que les émetteurs à ondes
25'1'
longues de puissance élevée existent depuis longtemps; ils
présentent des caractéristiques scientifiques et industrielles.
258
audible avec les ondes entretenues pures de l'émetteur reçues
sous forme de trains à fréquence inaudible dans l'antenne; il
se produit donc, dans la détectrice à réaction positive, un
entrecroisement de fonctions qui obligent à ajuster avec pré-
cision les différents éléments du régime de fonctionnement:
potentiomètre de réglage <:le la température de la cathode, cou-
plage variable entre l'antenne et le circuit résonnant de grille
de cOIumande, éventuellement couplage variable entre le cir-
cuit résonnant de l'anode et le circuit d'entI'etien des oscilla-
tions qui peut être confondu avec le circuit résonnant
d'entrée. En passant du récepteur à réaction au super-
hétérodyne, le montage a évolué dans le sens de la séparation
des fonctions, réglables de Inanière indépendante; au lieu de
demander la sélectivité de la réception à l'effet de réaction
positive, HIa trouve dans la multiplication des circuits réson-
nants d'accord d'antenne et surtout de moyenne fréquence
(nommée aussi fréquence inteI'médiaire); pour produire un
son audible en ondes entretenues pures, il s'adresse à un oscil-
lateur séparé agissant sur la fréquence intermédiaire; enfin,
la réception à niveau quasi constant est obtenue par réaction
négative agissant sur les étages à fI'équence intermédiaire et
diminuant leur pente pour les émissions fortes par accroisse-
ment de la polarisation négative de grille. Un tel récepteur, où
toutes les fonctions sont séparées les unes des autres et auto-
matisées (ligne de polarisation agissant par polarisation néga-
tive sur les étages amplificateurs de fréquence intermédiaire
dite ligne « anti-fading »), est un réoepteur oommeroia1, destiné
à des utilisateurs souhaitant obtenir aisément une récep-
tion sans retouche ni réglages délicats; il a recours à une
commande unique pour l'accord d'antenne (syntonisation),
l'amplification, lOI'squ'elle existe, du courant d'antenne dans
l'étage dit de haute fréquence accordée, et la variation de fré-
quence de l'oscillateur local, qui permet de recevoir un seul
érnetteur: celui dont la fréquence, augmentée ou diminuée de
la valeur' de la fréquence de l'oscillateur local, est égale à la
fréquence fixe transmise par les étages de fréquence inter-
rnédiaire, assurant à la fois arnplification et sélectivité, avant
la détection et l'arnplification de basse fréquence dont la sor-
tie actionne le haut-parleur. Un tel récepteur est surabondant
en coefficient total d'amplification; il ne peut recevoir, à cause
des commandes groupées, que des bandes prédéterminées de
fréquences; il n'opère qu'iInparfaitement la réjection de la fré-
quence image, due à la production sirnultanée de la fréquence
somllle et de la fréquence différence par l'étage changeur
de fréquence, alors qu'une seule de ces deux fréquences est
259
destinée à passer par les circuits accordés de l'amplificateur
de fréquence intermédiaire, dite généralement «moyenne fré~
quence» en France. Or, malgré sa oomplexité, o'est oe type de
réoepteur qui s'est imposé, en raison de la simplicité de ses
organes de commande; l'amateur a cédé la place à l'utilisateur
profane, tandis que se créait, à côté du récepteur commercial,
le récepteur professionnel de trafic, également de type super-
hétérodyne, mais possédant des dispositifs de réglage fin,
comme le condensateur d'appoint d'antenne, la sélectivité
variable, et l'oscillateur local de battement, agissant SUI' l'un
des étages de fréquence intermédiaire pour l'écoute des ondes
entretenues pures.
260
haut-parleur peut encore occuper un emplacement différent.
Une station de radiodiffusion peut avoir son studio au cœur
d'une ville et son émetteur au-delà de la banlieue, à plus de
20 kilomètres, et parfois à 150 kilomètres (cas de France-
Inter). Les studios recherchent la concentration urbaine, tan-
dis que les émetteurs et les centres de réception recherchent
des lieux géographiques déterminés, en général loin des villes
et, pOUl' les centl'es de réception, des zones industrielles. Les
l'écepteurs et les émetteurs sont déjà en eux-mêmes des
l'éseaux: ils ne perdent rien à l'éloignement de leurs blocs
fonctionnels les uns par rapport aux autres; ils y gagnent
même l'absence de couplages intempestifs entre les différents
éléments: dans un récepteul', les vibrations mécaniques trans-
mises par le haut-parleur peuvent affecter les condensateurs
val'iables et produire l'effet Larsen; dans un émetteur, les
ondes hertziennes provenant de l'antenne sont captées par le
câble du microphone et peuvent causer, si les blindages ne
sont pas assez parfaits, des courants induits qui amorcent
une auto-oscillation de tout l'ensemble; les dispositifs de
redressement du courant d'alimentation peuvent eux aussi
être une source de perturbation. Dans la technique de radar
(radio detecting and ranging), il faut des dispositifs spéciaux
pour protéger le l'écepteur pendant les « toPS» d'émission, qui
atteignent une puissance instantanée très élevée, alors qu'il y
a avantage à utiliser la même antenne successivement pour
l'émission des tops et la réception des échos; ces remarques
s'appliquent encore plus directement aux montages à diodes
cristallines et à transistors, qu'une brève surtension peut
détruire plus facilement qu'un tube à vide; tout couplage entre
l'entrée et la sortie doit être prohibé.
Avec les objets techniques nés des découvertes scientifiques,
on assiste à l'invention d'ensembles qui sont déjà en eux-
mêmes de type composite, mettant en jeu des phénomènes
appartenant à des chapitres très différents du savoir; cette
hétérogénéité fondamentale, remplaçant la relative homogé-
néité des machines industrielles, fait que chaque objet est lui-
même en une cer'taine mesure un réseau; dès lors, il ne
possède pas une structure rigoureuserIlent déterrninée pour
l'ensemble; réseau en lui-rnême, il n'a aucune difficulté à
devenir un point nodal pour des réseaux plus vastes, ou à
être réparti en plusieurs sous-ensembles séparés les uns des
autres filais interconnectés; par exemple, pour les télécom-
Illunications lointaines par ondes hertziennes, le fading est
un phénornène très gênant; l'irrégularité rnouvante des
réflexions d'ondes courtes entre la surface conductl'ice (terre,
261
océans) et les couches de l'ionosphère fait qu'une antenne
réceptrice reçoit, d'une minute à l'autre, une quantité d'éner-
gie pouvant fluctuer entre l et 20, et mêrne tomber au-dessous
du niveau du bruit de fond; le seul remède connu à ce jour
consiste à transmettre simultanément sur plusieurs fré-
quences et, pour chaque fréquence, à recevoir en plusieurs
points assez distants les uns des autres pour que le fading ait
peu de chances de provoquer une extinction dans toutes les
bandes et en tous les points de réception (ce type de réception
en plusieurs lieux interconnectés se norIlme «réception diver-
sité »). Autrement dit, on constitue un réseau de réception qui
fonctionne tant qu'un seul des points d'un seul des canaux
reçoit convenabJement l'onde émise sur plusieurs fréquences.
262
cateurs accordés de l'entrée et l'étage changeur de fréquence,
interviennent des aiguillages successifs distribuant l'informa-
tion à des organes indépendants les uns des autres. La pre-
mière bifurcation intervient dans l'amplificateur de fréquence
intermédiaire; à partir d'un certain point, deux chaînes paral-
lèles, l'une à bande passante étroite, pour le son, l'autre à
bande large, pour la vision et la synchronisatioll, réglées sur
des fréquences différentes, acheminent séparément les
signaux; la chaîne de fréquence intermédiaire « son» se ter-
mine par une détection, puis par une pré amplification de
basse fréquence et une amplification de puissance, comrne
dans un récepteur de radiodiffusion. La chaîne de fréquence
intermédiaire image» se termine par un étage séparateur à
«
263
l'arrivée. La pluralité des fonctions au point d'émission est
donc condensée de manière à être transmise par un canal
unique; elle est ensuite, à l'arrivée, restituée dans sa plura-
lité grâce à un décodage répondant aux caractéristiques du
codage de l'émission; cet accord du codage et du décodage
constitue un standard; un récepteur ne peut fonctionner qu'en
recevant un émetteur du mêIIle standard (Illodulation positive
ou négative, durée et fréquence des signaux de synchronisa-
tion, écart de la porteuse son et de la porteuse ÏInage, type de
modulation, en amplitude ou en fréquence).
264
c'est la condition pour que les images soient miscibles par-
tiellement ou totalelnent; la structure d'un émetteur est donc
bien une structure en arbre, centripète pour l'information, se
dirigeant des branches vers le tronc, et centrifuge pour les
signaux de synchronisation, émanant d'un tronc unique et se
propageant dans toutes les branches.
265
sibles, tandis que les réseaux industriels sont rév'ersibles; un
chernin de fer peut être parcouru dans les deux sens (ce qui
permet l'installation des lignes à voie unique). Une ligne de
transport d'énergie électrique peut également être parcourue
dans les deux sens: les lignes à haute tension d'intercon-
nexion sont précisément employées pour égaliser la production
et la consommation dans les diverses régions au moyen de com-
pensations; il suffit qu'une nuée sombre passe au-dessus
d'une agglomération importante pour que la consommation
soit, d'une minute à l'autre, nettement supérieure à la nor-
male, lorsque le phénomène se produit de jour, c'est-à-dire pen-
dant les heures où les usines consomment le plus d'énergie;
le réseau des lignes d'interconnexion intervient aussi pour
compenser les fluctuations de la production; à la fonte des
neiges, les usines hydroélectriques de telle ou telle région
peuvent donner leur maximum de puissance. Les bennes ou
cages guidées dans un puits de mine peuvent alternativement
monter et descendre dans les mêmes guides. Certes, cet usage
réversible des réseaux industriels implique un minimum
d'inforrIlation transmise (téléphone et signaux pour la circu-
lation des trains « IIlOntants » et « descendants» sur une ligne à
voie unique, synchronisation du réseau électrique, messages
transmis par courants de haute fréquence sur les lignes à
haute tension), mais l'information ne joue, dans ces conditions,
qu'un rôle d'auxiliaire. La réversibilité, pour les réseaux
industriels, joue un rôle essentiel d'équilibre, et d'équilibre
actuel, dans le sens de la synchronie; c'est une des préoccu-
pations de tous les réseaux de transports d'assurer une bonne
rotation du matériel, c'est-à-dire de ne pas risquer un retour
à vide après un aller chargé de fret. Dans quelques cas parti-
culiers (téléphérique de Lyon), la préoccupation d'équilibre
indifférent et la nécessité de réversibilité ont été harmonieu-
sement conciliées; les voitures sont tractées par câble au
moyen d'un treuil et d'une machine motrice à la station supé-
rieure; les poids morts des deux voitures, l'une montante,
l'autre descendante, s'équilibrent. La précision du fonctionne-
rnent du treuil est suffisante pour que les voitures s'arrêtent
bien en face des quais, à la station intermédiaire.
Dans les réseaux adaptés au transport de l'information, la
réversibilité existe bien pour les organes passifs ou les canaux
de transmission; un circuit téléphonique fonctionne dans les
deux sens; un radar utilise la réversibilité en émettant un top
à très haute puissance pendant une faible partie du cycle, puis
en recevant les différents échos hertziens pendant tout le
reste du cycle, grâce à un rigoureux découpage temporel qui
266
bloque le récepteur pendant l'émission; les sondeurs iono-
sphériques agissent de même; mais, précisément, le radar,
grâce à un dispositif précis de commutation, est alternative-
ment élnetteur et récepteur sur chacun des canaux que
découpe la directivité de son antenne. En matière d'informa-
tion, la réversibilité implique une a1ternanoe de fonotions; elle
reste essentiellement asymétrique; c'est le passage de la
réversibilité à l'irréversibilité qui fait la différence essentielle
entre le téléphone de Bell et celui de Hughes; le téléphone de
Bell est une machine industrielle de petite taille; celui de
Hughes est un dispositif à relais amplificateur dans lequel le
microphone et l'écouteur sont complètement différents; dès
qu'un amplificateur est inséré dans une ligne, il la rend irré-
versible (à moins que l'on n'emploie des fréquences porteuses
différentes) et fait dépendre son fonctionnement d'une éner-
gie potentielle disponible au point d'amplification, le relais exi-
geant un équilibre de type métastable, ce qui est le principe de
l'irréversibilité: l'entrée commande le passage de l'énergie
vers la sortie, tandis que l'état de la sortie ne convoie pas
l'énergie vers l'entrée, tout au moins avec amplification.
L'emploi de l'électricité, surtout sous forme d'électrons
libres dans le vide ou en transit dans les semi-conducteurs,
permet de fabriquer des relais fonctionnant pratiquement
sans inertie (plusieurs millions de fois par seconde), ce qui
autorise un débit d'information très élevé, employé particu-
lièrement en télévision; toutefois, l'irréversibilité et la
construction de relais, pour un fonctionnement lent, n'exigent
pas l'usage de l'électricité; il existe des relais à fluides (air
comprimé, eau, vapeur) capables de commander avec une
rapidité suffisante des freins ou la mise en position correcte
d'un gouvernail de navire; un robinet, une valve sont des
relais; une de non a été
mise au point pour la marine: un jet d'eau sous pression tra-
verse en permanence un boisseau présentant deux issues;
normalement, quand il n'est pas dévié, le jet d'eau s'échappe
en totalité par l'une des deux issues: son énergie est perdue;
mais un ajutage perpendiculaire au jet d'eau principal permet
de la faire dévier au Inoyen d'un petit jet d'eau constituant
l'entrée d'information (ou commande); le jet d'eau porteur
d'énergie est alors plus ou moins fortement dévié vers la
seconde issue, qui est la sortie efficace, commandant un
moteur, un effecteur; la quantité d'eau sous pression s'échap-
pant par la sortie efficace est propoI'tionnelle à la force exer-
cée par le jet d'eau de commande; cette valve est donc un
amplificateur d'un type particulier puisqu'il ne fait pas appel
267
à une réserve d'énergie potentielle, mais seulement à une
veine liquide possédant une énergie cinétique constante qui
peut être, selon la commande, soit dissipée, soit utilisée dans
un effecteur: comme il ne possède aucun organe rnécanique,
il présente une inertie faible, et peut pourtant moduler une
énergie considérable avec un seul étage.
268
mettent des fonctionnements et propagations assez rapides
pour qu'on puisse les considérer comme pratiquernent en
temps, sans attente sensiblement plus grande que lorsque
deux interlocuteurs conversent par voie acoustique à quelques
rnètres l'un de l'autre. Cette caractéristique existe pour la
télévision aussi bien que pour' le téléphone; les réseaux irré-
ver'sibles sont aussi les réseaux simultanés, parce qu'ils
accomplissent des millions d'opérations en 1/ la de seconde;
si l'analyse complète d'une image de télévision et sa restitu-
tion sur le récepteur demandaient plus de 1/25 de seconde, la
continuité du mouvement cinématographique (effet strobosco-
pique) ne pourrait pas être convenablement rendue: le temps
technique serait trop long par rapport au temps humain.
Or, cette analyse demande entre 500 000 et 700 000 chan-
gements possibles de valeurs de la vidéofréquence ou des
transmissions des signaux de synchronisation; il faut donc
que le temps de fonctionnement de tous les circuits et relais
permette la transmission de fréquences au moins égales à
500 000 x 25 hertz, et d'une fréquence supérieure si l'on
désire que les impulsions à front raide soient correctement
transmises. Toutes les causes de réduction de cette bande pas-
sante rendent l'image moins détaillée dans sa définition hori-
zontale, par contre la synchronisation des lignes et des
images, relevant de signaux transmis à des fréquences
moindres, reste stable malgré d'importantes réductions de la
bande passante.
269
lateur centrifuge de Watt est parfaitement efficace, mais il
n'agit de manière bien adaptée que lorsque la modification de
la charge est lente; une modification brusque (courroie qui
tombe, scie qui se bloque), plus rapide que la descente ou l'élé-
vation des masses centrifuges du régulateur, provoque
l'ernballement ou l'arrêt du moteur à vapeur; l'augmentation
de son coefficient d'amplification avec conservation de l'iner-
tie peut provoquer des oscillations (critère de Nyquist); on
observe un semblable phénomène sur les régulateurs de ten-
sion des génératrices d'électricité par rnodification (contrôle)
de l'excitation; dans certaines conditions de chal'ge faible, au
lieu d'être stabilisée en tension, la génél'atrice oscille lente-
ment entre 100 et 200 volts de tension de sortie; la principale
l'aison de ces phénomènes est la lenteur de l'action efficace du
régulateur; si la voie de feed-back est au contraire pourvue
d'un capteur et d'un amplificateur très rapides, on n'observe
pas ces oscillations lentes entre le plein régime et le régime
réduit, lorsque le feed-back est négatif (contre-réaction); par
contre, en utilisant un déphasage convenable, on peut faire
auto-osciller à peu près toutes les machines qui ont une entl'ée
d'énergie variable (c'est le cas d'une génératrice de courant,
car l'énergie qu'elle reçoit de la courroie qui l'entraîne dépend
de son état excité ou non eXCité).
Cependant, l'usage principal des régulateurs à grande
vitesse de fonction n'est pas d'améliorer les machines indus-
trielles mais de permettre
viite~~se's élevées: les dispositifs auto-
matiques de correction du tir contre avions doivent, à partir
du moment où l'avion est repéré pal' un faisceau de radar ou
par un projecteur, prévoir l'endroit où il sera quand un obus
sera susceptible de l'atteindre. Cette pl'évision tient compte de
la vitesse de l'avion, de sa distance, de sa trajectoire, ainsi que
de la vitesse et de la trajectoire de l'obus; c'est donc un calcul
qu'il faut faire à paI'tir d'un certain nombre de données; la
durée de ce calcul, exécuté par un homme, serait tellement
longue que le résultat obtenu ne s'appliquerait plus aux don-
nées ayant servi à résoudre le problèlIle, parce que l'avion se
serait notablernent déplacé et aurait pu changer de cap; au
contraire, si le calcul est fait par un ensemble de relais, le
résultat pourra apparaître avant que les données du problème
ne soient périmées; le même travail de calcul, exécuté au
rnoyen d'organes mécaniques, arriverait lui aussi trop tard;
le principal avantage des m~icl1ilJ!es
est leur rapidité de fonctionnement, permettant d'obtenir un
résultat encore utilisable parce que les «rIlachines méca-
270
niques », même les plus rapides, se déplacent lentement et
changent de régime lentement (accélération, ralentissement,
changernent de cap) si on compare leur fonctionnement à celui
des machines électroniques. Les rnachines à calculer possè-
dent certes d'autres usages, ruais leur développement consi-
dérable vient surtout de la nécessité d'exécuter des calculs en
temps, sans retard appréciable par rapport à l'action qui se
déroule selon un temps dont l'ordre de grandeur reste méca-
nique, c'est-à-dire peu rapide par rapport aux fonctionne-
ments électriques et électroniques. Les machines à calculer
restent efficaces pour calculer les corrections de trajectoires
à apporter aux vaisseaux spatiaux, malgré la vitesse à
laquelle ils se déplacent, très élevée mais encore d'un ordre de
grandeur mécanique; leur efficacité est cornplétée par la rapi-
dité de transmission des données Cà la vitesse de la lumière)
entre un vaisseau spatial et la Terre; pour cet usage, on peut
dire que des machines travaillant en temps peuvent avoir, en
partie au moins, leur entrée sur la Lune, leurs organes de
calcul et leurs organes de rnémoir'e sur la Terre, et leur sor-
tie, leurs effecteurs, à nouveau sur la Lune, sans délai prohi-
bitif par le fait des transmissions, ou par la durée du
fonctionnement nécessaire du calcul.
Dans d'autres cas, un analyseur du rythme car'diaque des
rnalades hospitalisés a le temps de déclencher l'alarme en salle
de gaI'de assez tôt pour que le traiteIIlent intervienne avant
l'asphyxie du cerveau.
CONCLUSION"
IL Y UN SENS GEINlEI'lAL
DES TECHNIQUES
271
réversibles; ce fut alors la conquête de l'énergie fournie par
la nature, alors que jusque-là elle était fournie par l'homme
et les animaux.
Enfin, le troisième groupe d'inventions, délaissant l'inertie
des moteurs, s'occupe principalement de la transmission des
signaux et de leuI' amplification, ainsi que de leurs combinai-
sons en forme de calculs; de cette IIlanière, grâce à une rapi-
dité supérieure de prévision et de diffusion de l'information,
une nouvelle sorte d'adaptations surgit, les événements aléa-
toires et les variations du cours de la nature, au lieu d'être
seulement arrêtés par la stabilité des constructions humaines,
sont prévus et annoncés; ils ne sont plus tout à fait des évé-
nements; un cyclone décelé par les satellites, annoncé par
radio, peut être rendu moins meurtrier par la mise en œuvre
des moyens industriels.
IMAGINATION
INV N ION
( 1965-1966)
Ce cours présente une théorie; les aspects de l'image men-
tale, qui ont fourni matière aux discussions et aux études déjà
publiées, ne correspondent pas à différentes espèces de réali-
tés, mais à des étapes d'une activité unique soumise à un pro-
cessus de développement.
L'image mentale est comme un sous-ensemble relativement
indépendant à l'intérieur de l'être vivant sujet; à sa nais-
sance, l'image est un faisceau de tendances motrices, antici-
pation à long terme de l'expérience de l'objet; au cours de
l'interaction entre l'organisme et le milieu, elle devient sys-
tème d'accueil des signaux incidents et permet à l'activité per-
ceptivo-motrice de s'exercer selon un mode progressif. Enfin,
lorsque le sujet est à nouveau séparé de l'objet, l'image, enri-
chie des apports cognitifs et intégrant la résonance affectivo-
émotive de l'expérience, devient symbole. De l'univers de
symboles intérieurement organisé, tendant à la saturation,
peut surgir l'invention, qui est la mise en jeu d'un système
dimensionnel plus puissant, capable d'intégrer plus d'images
complètes selon le mode de la compatibilité synergique. Après
l'invention, quatrième phase du devenir des images, le cycle
recommence, par une nouvelle anticipation de la rencontre de
l'objet, qui peut être sa production.
Selon cette théorie du cycle de l'image, imagination repro-
ductrice et invention ne sont ni des réalités séparées ni des
termes opposés, mais des phases successives d'un unique pro-
cessus de genèse comparable en son déroulement aux autres
processus de genèse que le monde vivant nous présente (phy-
logenèse et ontogenèse).
[ ... ]
275
PARTIE: l'INVENTION
276
dans les conditions du problème se lnanifestent négativement
les lignes possibles d'une solution; l'accumulation de gens
aI'rêtés par le l'ocher les uns après les autres constitue pro-
gressivement une simultanéité des attentes et des besoins,
donc la tension vers une simultanéité des départs quand l'obs-
tacle sera levé; la simultanéité virtuelle des départs imaginés
régresse vers la simultanéité des efforts, en laquelle gît la
solution. L'anticipation et la prévision ne suffisent pas, car
chaque voyageur est parfaitement capable d'imaginer tout
seul comment il continuerait à marcher si le rocher était
déplacé; il faut encore que cette anticipation revienne vers le
présent en modifiant la structure et les conditions de l'opéra-
tion actuelle; dans le cas choisi, c'est l'anticipation collective
qui modifie chacune des actions individuelles en construisant
le système de la synergie.
Il s'effectue ainsi un retour structurant du contenu de l'anti-
cipation sur la formule de l'action présente; il s'agit là d'un
retour d'information, ou plutôt d'un retour d'organisation
dont la source est l'ordre de grandeur du résultat, le régime
de l'opération pensée comme achevée et complète. L'invention
établit un certain type d'action en retour, d'alimentation
récurrente (feed-baok) qui va du régime du résultat complet
à l'organisation des moyens et des sous-ensembles selon un
mode de compatibilité. Dans l'exemple du rocher, l'organisa-
tion de la compatibilité sous la forme de la synergie revient à
mettre en balance la force de chacun des voyageurs avec une
fraction du rocher à déplacer; comme le rocher n'est pas divi-
sible, cette mise en balance ne peut avoir lieu que si le tout du
rocher est poussé au même instant par tous les voyageurs. La
racine de la solution est la communication entre deux ordres
de grandeur, celui du résultat (le chemin ouvert pour tous) et
celui de l'événement-problème (un barrage sur le passage de
chacun), dont les données se trouvent modifiées: dans la nou-
velle perspective du résultat collectif (et non plus individuel),
l'opération devient le déplacement par chaque voyageur d'une
fraction du rocher; or, le résultat collectif est compatible avec
le résultat individuel, le chemin étant ouvert à chacun quand
il est ouvert au gl'oupe; de même, l'action individuelle de pous-
ser est compatible avec la somme des actions des autres indi-
vidus grâce à la simultanéité additive des poussées parallèles;
c'est cette compatibilité intrinsèque qui rend possible la com-
patibilité extrinsèque du rapport entre la force d'un homme et
le poids d'une fraction de l'ocher.
Dans un cas semblable, l'invention est facilitée par le fait
que les sujets sont en même temps des opérateurs virtuels;
277
l'interruption de l'action causée par l'événement-problème
amorce le passage à l'ordre de grandeur du résultat, qui est
celui de la compatibilité: les différentes interruptions des
voyages pI'irnitivement indépendants créent la collectivité des
voyageurs arrêtés, réalisant ainsi par un effet négatif le
champ dans lequel peut se déployer l'action compatible; l'asso-
ciation par communauté d'intentions au sein d'un groupe
homogène est un cas privilégié, car il ne demande pas de
médiation instrumentale ni de division du travail. Dès que le
problème ne peut trouver sa solution que dans un ordre de
grandeur très différent de celui de l'individu et du geste élé-
mentaire par la taille ou la complexité, le recours à des média-
tions hétérogènes est nécessaire, et la tâche d'invention,
portant sur ces médiations, est plus considérable; mais l'inven-
tion conserve sa place fonctionnelle de système de transfert
entre des ordres différents; les machines simples, comme ~e
levier, le treuil de carrier, ou même le plan incliné, le cabestan
manifestent dans leur structure la fonction de transfert esse -
tielle que ces dispositifs matérialisent. Avec un treuil
un palan, un opérateur unique, à chacun de ses gestes, arit
iu
comme s'il déplaçait une infime fraction de la charge, compa-
tible avec ses forces; en fait, il déplace toute la charge indIvi-
sible, mais SUI' un trajet infime. L'invention consiste en ce 1as,
tout en respectant le principe de la conservation du tra vai~, à
faire varier les deux facteurs, intensité de la force et dépla'ce-
ment, de manière à les adapter aux capacités de l'organisme
1 de l'opérateur. Le problème est résolu quand une communica-
tion est établie entre le système d'action du sujet pour qui se
pose le problème et le régime de réalité du résultat; le sujet fait
partie de l'ordre de réalité en lequel le problème est posé; il ne
fait pas partie de celui du résultat imaginé; l'invention est la
découverte de médiation entre ces deux ordres, médiation
grâce à laquelle le système d'action du sujet peut avoir prise
sur la production du résultat par une action ordonnée.
Pour les problèmes de déplacement des fardeaux (il y a pro-
blème quand le système d'action et les forces corporelles ne
sont pas directement efficaces), les inventions les plus élé-
mentaires consistent en l'usage d'un médiateur adaptatif qui
relie le régime du résultat aux aptitudes de l'opérateur; ainsi,
pour transporter un liquide, le corps humain est inefficace; il
faut un solide intermédiaire, outre ou tonneau qui est, par
rapport au liquide, comme une enveloppe, et, par rapport à
l'organisme humain, comme un solide manipulable; il en va de
même pour les corps pulvérulents ou les petits objets, qu'il
faut mettre dans un sac, ou mieux dans une besace, bien
278
appropriée au portage sur l'épaule. Quand c'est le volume du
fardeau qui crée le problème, l'objet médiateur est une barre,
un plateau, comme dans le portage des grandes pièces de
gibier. Enfin, quand le problème vient de la disproportion de
la force de l'opérateur et de la masse du fardeau, l'objet
médiateur entre dans la catégorie générale des adaptateurs
d'impédance, dont quelques cas concrets ont été cités plus
haut. Ces différentes médiations ont une essence commune
comme système d'adaptation; les molécules de liquide ou les
grains de poudre sont d'un ordre de grandeur qui ne les rend
pas efficacement manipulables par le corps humain sans un
objet qui les rassemble par milliards; les fardeaux solides,
s'ils ne peuvent être divisés, sont manipulés par l'intermé-
diaire de machines qui réalisent l'adaptation des forces; dans
les deux cas, l'organisme de l'opérateur, en agissant sur l'objet
intermédiaire, opère comme s'il s'adressait à un objet solide
d'un ordre de grandeur homogène au sien, et de caractéris-
tiques physico-chimiques compatibles avec la conservation de
l'organisme (température moyenne, prises non coupantes,
composition ni toxique ni corrosive ... ). Des objets inter-
médiaires sont nécessaires pour sauvegarder l'intégrité du
corps dès que l'objet est fortement hétérogène par rapport à
l'organisme selon l'une de ses caractéristiques (température
extrême, acidité, causticité, toxicité).
279
instruments étaient encore peu nombreux et rudimentaires.
Cette catégorie de l'être vivant modifié, conservant sa spon-
tanéité et son pouvoir d'auto-repI'oduction, est comparable à
un objet intermédiaire aux multiples propriétés; le dressage
est l'institution d'un détour de comportement, chez l'animal,
mais c'est l'homme qui est bénéficiaire de ce détour. [... ]
2. La médiation instrumentale
Bo sur
[ ... ]
créé
280
satrice qui manque aux sociétés animales que le pouvoir de
création d'objets, si l'on entend par création la constitution
d'une chose pouvant exister et avoir un sens de manière indé-
pendante de l'activité du vivant qui l'a faite. La création
d'objets permet le progrès, qui est un tissu d'inventions pre-
nant appui les unes sur les autres, les plus récentes englobant
les précédentes. L'organisation d'un nid ou d'un territoire
s'efface avec le couple ou le groupe qui l'a constitué; tout au
moins, c'est dans les formes les plus élémentaires que la
conservation de l'objet constitué ou sécrété par les généra-
tions précédentes est la plus efficace comme support organisé
des générations suivantes (coraux, humus des forêts); oes
effets de causalité cumulative ne réappaI'aissent guèI'e
ensuite, de manière nette et décisive, qu'aveo l'espèce
humaine et sous forme d'objets créés ayant un sens pour une
culture. Il n'y a pas de progrès assuré tant que la culture,
d'une part, et la production d'objets, d'autI'e paI't, restent
indépendantes l'une de l'autre; l'objet créé est précisément
un élément du réel organisé comme détachable parce qu'il a
été produit selon un code contenu dans une culture qui permet
de l'utiliser loin du lieu et du temps de sa création.
Le caractère d'universalité et d'intemporalité de l'objet créé
est susceptible de se manifester à des degrés plus ou moins
élevés, car les cultures se modifient avec les sociétés, chaque
objet et chaque œuvre ont à une époque donnée une aire de
diffusion limitée; cependant, il existe dans l'objet créé une
universalité et une éternité virtuelles, cOI'respondant au sen-
timent intérieur du sujet créateur qui pense produire un
il ktèma es aei », «chose acquise pour toujours», selon l'expres-
281
besoins, est inadéquate et inessentielle, parce qu'elle attire
l'attention sur ce par quoi de tels objets sont des prothèses de
l'organisme humain; or, c'est précisément sous ce rapport que
l'universalité et l'intemporalité sont le plus directement entra-
vées, dans la mesure où ce qui s'adapte à l'être hum~in court
le risque de devenir un moyen de rnanifestation/ et d'être
recI'uté comme phanères supplémentaires. Un gP(nd nombre
d'objets techniques sont habillés en objets de ~ifestation, ce
qui leur ajoute des significations locales et tr sitoires qui sur-
chargent le contenu technique, le dissim ent, et parfois lui
imposent une distorsion. En prenant mme exemple l'auto-
mobile dite «de tourisme)} (bien que ce mot n'ait plus grand
sens par rapport à la majorité des usages actuels), on trouve
différentes couches qui vont de l'objet de manifestation (à
l'extérieur) à l'objet technique à peu près purement créé (dans
les parties peu visibles ou inconnues de la majorité des utili-
sateurs, les engrenages, la transmission, la génératrice d'élec-
tricité); la couche intermédiaire de réalité, mi-technique et
mi-langage, est aussi celle des organes partiellement visibles
et descriptibles, comme le moteur, qui affiche sa cylindrée, son
taux de compression, le nombre de paliers, et les solutions
employées pour les circuits (filtre d'huile, etc.); il Y eut
l'époque des moteurs à grand nombre de cylindres en ligne,
puis les moteurs à cylindres en V, d'autres en « flat-twin »,
depuis peu le moteur incliné, sans parler de l'incorporation,
fréquente en Italie, de la mesure de la cylindrée à la dénomi-
nation du type ou de la série.
Les variations de la couche externe sont à la fois infinies en
nombre et assez limitées, parce qu'elles sont continues, sans
saut nécessairement imposé par la nature des choses; tous les
coloris, toutes les modifications de formes sont possibles,
comme dans le domaine du vêtement; toutefois, ces modifica-
tions sont limitées par la compatibilité avec l'ernploi, tout
COlllme celles du vêtement se trouvent limitées par la forme
du corps, la nécessité de ménager une relative liberté de mou-
vements et de conserver une suffisante utilité; s'il y a créa-
tion dans le domaine de la couche externe de manifestation,
c'est comme invention d'une compatibilité entre l'autolllObile
de tourisme et d'autres productions techniques (par exemple
la carrosserie unique pour voitures de type commercial et
pour «breaks» de type familial) ou entre l'automobile et
d'autres catégories d'objets, selon un style défini de lignes et
de volumes, qui n'est pas non plus sans influence sur le vête-
ment (angles vifs ou formes arrondies et amples, tendance
vers les grandes ou les petites dimensions); cette esthétique
282
des objets créés, qui les fait apparaître comme le produit d'une
époque et d'une civilisation, est plus une sérnantique qu'une
esthétique; elle se manifeste simultanément dans un très
grand nombre de catégories de la production, et est déjà plus
pr'ofonde que la simple manifestation externe; elle enregistre
et incorpore aux objets un certain rnode de cornrnunication
entre l'homme et les choses, en explorant à chaque moment
les possibilités les plus récentes, comme s'il fallait que
l'homme trouve en chaque objet une occasion d'explorer l'effet
des plus récentes découvertes, participant ainsi, dans la
mesure où il le peut, à toute l'activité contemporaine, selon
une norme d'actualité. Par là, on quitte la couche de mani-
festation externe de la réalité technique pour passer à la
couche inter'médiaire de la communication avec l'utilisateur,
discontinue, plus réservée, s'adressant partiellement au
connaisseur.
Cette sémantique de l'actualité du créé se traduisait, dans
l'automobile de 1925, par l'emploi visible d'alliages légers ou
d'aluminium ayant un sens fonctionnel dans la construction
aéronautique, au moment où la toile était remplacée par des
surfaces métalliques; au même moment, on trouve les
alliages légers dans les appareils médicaux, dans les agran-
disseurs photographiques, dans un très grand nombre
d'appareils ménagers, et jusque dans l'ameublement (boutons
de porte, poignées). L'utilité du choix de l'aluminium en
petites quantités, par exemple pour un tableau de bord d'au-
tomobile, est à peu près nulle, car l'ensemble est ainsi allégé
de manière infime; mais l'apparition de ce métal au point
clef qu'est le tableau de bord permet à l'automobile de parler,
dans la communication avec son conducteur, le langage de
l'avion; à ce moment, en raison du caractère «pilote» de
l'aviation progressant à pas de géant, l'aluminium était un
métal plus «technique» que les autres; après la Seconde
Guerre mondiale, on vit sur l'automobile de tourisme une
prolifération d'automatismes mineurs et d'asservissements
ayant une utilité dans la marine et l'aviation, où les masses
à mouvoir dépassent la force d'un homme, et où les instru-
ments de bord sont nécessaires. L'emploi d'un matériau
manifestant l'actualité ne reflète d'ailleurs pas seuleIIlent, au
sein d'une technique définie, le prestige d'une technique
triomphante en laquelle le matériau a UIle utilité fonction-
nelle; cet emploi correspond aussi à la transposition en tous
domaines d'une tendance qui s'est affirmée dans un secteur
si général qu'il institue des apprentissages durables et fait
rayonner des normes perceptives et opératoires; la rnaison à
283
vastes surfaces vitrées a imposé à l'automobile ses grandes
glaces presque planes, comparables à des baies, victorieuses
de l'aér'odynamisme des formes; comme le placard intégré
aux murailles, le coffr'e à bagages de l'automobile, jadis rap-
porté à la carrosseI'ie de l'extérieur, fait maintenant partie
de l'ensemble et reçoit un grand développement. Chaque objet
créé participe ainsi à l'activité contemporaine de création
selon des modalités générales unifiant les solutions et les ali-
gnant, soit sur les techniques de pointe, soit sur les réalisa-
tions dont l'usage constant irnpose des normes communes
à l'ensemble d'une population, par exemple l'habitation
moderne. Cette communication entre les couches moyennes
des objets créés fait qu'il existe à chaque moment non pas
seulement des collections parallèles des objets créés répar'tis
selon les catégories d'usage, mais un monde des objets créés,
une création.
Toutefois, dans la couche interne et la couche moyenne, il ne
s'agit encore que d'une organisation de compatibilité extrin-
sèque, comparable aux règles d'une langue tendant à devenir
une koinè. Au contraire, l'organisation de la couche interne et
proprement technique fait de l'objet créé le produit d'une véri-
table invention qui le formalise concrètement en lui donnant
les caractères d'un organisme, par la recherche des conditions
d'une compatibilité intrinsèque; il ne s'agit plus ici d'un acte
de manifestation ni d'une relation sémantique avec l'univers
des techniques en voie de progrès, mais d'une adéquation
directe et immédiate entre l'acte d'invention et l'objet créé;
l'objet créé est un réel institué par l'invention, en son essence;
cette essence est première et peut exister sans manifestation
ni expression.
La manifestation (couche externe) et l'expression (couche
moyenne) ne pourraient exister si elles n'étaient portées par
la couche interne, noyau de technicité productive et résis-
tante, sur laquelle les couches externe et moyenne se déve-
loppent en parasites, avec une importance variable selon les
circonstances sociales et psycho-sociales. Les situations de
danger, de difficulté extrême, de guerre, réalisent un déca-
page de l'inessentiel faisant apparaître l'objet inventé à l'état
fondamental; la veI'sion primitive d'une invention est aussi
plus «sauvage» que la production ultérieure à grande diffu-
sion; la réaction des couches externes sur l'objet inventé peut
en certains cas causer une régression, comlne cela s'est pro-
duit récemrnent dans le domaine de la photographie, où l'on
voit se généraliser l'usage d'appareils dont les caractéris-
tiques optiques sont très en dessous des possibilités actuelles
284
de production, mais qui possèdent en revanche quelques auto-
matismes assez limités, per'mettant d'éviter de grosses
erreurs sur les temps d'exposition, et ouvrant sans appren-
tissage l'usage de la photographie à un laI'ge public ignorant
tout de l'optique et de la photolllétrie. En s'éloignant du lieu
et du moment de l'invention, l'objet technique peut d'ailleurs
subir un clivage selon les différentes couches, qui prennent
une importance diffé~~elon les usages et les milieux
sociaux; ainsi, la PhotOgraPhiès-te~ord développée chez
les amateurs savants et les professionnels~ sachant non seu-
lement utiliser correctement un appareil de prises de vue,
mais aussi développer et tirer les éléments sensibles; un pre-
mier clivage s'est produit quand la grande majorité des ama-
teurs a abandonné à des artisans le soin de développer et
tirer les pellicules; à ce moment, l'appareil d'amateur est
devenu un appareil à pellicules roulées, faciles à transporter
et à expédier, alors que l'appareil professionnel conservait le
système de la plaque sensible sur support de verre ou en
planche-film. La troisième dichotomie s'est produite avec le
lancement industriel du développement et du tirage qui ne
permet plus le contrôle ni l'adaptation unitaire de chaque
tirage aux écarts du temps d'exposition, surtout pour les
vues en couleurs qui tolèrent peu d'erreurs; c'est à cette
industrialisation que correspondent les appareils de prise de
vue utilisant des chargeurs fermés, avec une optique très élé-
mentaire et un réglage automatique de l'ouverture du dia-
phragme, sans mise au point de distance. L'ancien appareil
d'amateur n'a pas disparu, mais il s'est spécialisé dans la
fonction de reportage en se perfectionnant. Ces deux dichoto-
mies successives ont donné une tripartition finale au terme
de laquelle on trouve, pour la couche purement technique, la
chambre photographique équipée de plan-filrn, dans les
emplois scientifiques, géographiques, et la prise de vue pro-
fessionnelle; la couche intermédiaire, correspondant à la pré-
dominance de l'expression, se concrétise par' les appareils de
reportage, pourvus de tous les réglages optiques et photomé-
triques; enfin, la couche externe de manifestation s'exprime
dans la grande diffusion des appareils simplifiés mais auto-
matisés et fermés. On peut noter que cette tripartition cor-
respond à des fonctions nettement sépaI'ées de l'usage de la
photographie par les différents opéI'ateurs; la chambre pho-
tographique est dans les mains d'un homme dont la fonction
essentielle, au moment où il opère, est de prendre une photo-
graphie; l'appareil de reportage appartient à un journaliste
qui prend des photographies à l'occasion d'une enquête ou
285
d'un voyage; la prise de vue a une valeur professionnelle,
mais de Illanière auxiliaire; enfin, les appareils à grande dif-
fusion correspondent à une fonction de loisir, dont ils sont
une manifestation, et à laquelle ils se trouvent négativement
adaptés par le fait que leurs automatismes n'ont pas d'éten-
due suffisante pour s'appliquer à des conditions éloignées de
celles d'un jour lumineux et de sujets situés à plusieur's
mètres de l'opérateur.
L'objet technique comme produit de l'invention se caracté-
rise de manière essentielle par son caractère organique, que
l'on pourrait nommer aussi une auto-corrélation structurale
et fonctionnelle, s'opposant à la divergence de l'évolution
adaptative qui spécialise le produit selon les catégories d'uti-
lisateurs. Particulièrement, dans l'exemple qui a été choisi, le
soubassement de la photographie comme invention ne doit
pas être cherché seulement dans l'appareil de prises de vue,
mais dans la compatibilité entre cette réduction de chambre
noire que sont un appareil et une surface chimique photo-
sensible; les chambres noires et les produits photo-chimiques
tels que le bitume de Judée étaient connus avant l'invention
de la photogr'aphie; l'invention a consisté à faire travailler
directement et automatiquement la lumière sur une matière
photo-sensible à l'intérieur d'une petite chambre noire for-
mant une image réelle des objets; les différents perfec-
tionnements successifs ont apporté les conditions d'une
compatibilité plus parfaite entre le phénomène photo-
chimique et le phénomène d'optique physique, surtout par la
découverte d'une préparation conservant longtemps sa sensi-
bilité après la fabrication, et conservant également sans alté-
ration l'effet de la lumière après exposition sous forme
d'image latente jusqu'au développement; la compatibilité
réside dans la mise en suspens de l'activité chimique du
matériau sensible entre la fabrication et le développement, ce
qui permet d'insérer la prise de vue dans cet intervalle tem-
porel. Et, en reprenant les spécialisations divergentes selon
différentes couches, on peut voir que l'usage donnant la pre-
mière place à la couche la plus essentielle est aussi celui qui
maintient le degré le plus élevé de compatibilité entre les pro-
cessus optiques et les processus chirrliques: avec un appareil
professionnel utilisant des plaques ou du plan-film, et même
avec les plus perfectionnés des appareils de reportage, il est
possible de passer au développement vue par vue. Le sys-
tème Polaroid Land, qui permet le développement et le tirage
quelques secondes ou dizaines de secondes après la prise de
vue, apporte une compatibilité temporelle et locale entre les
286
deux processus dont l'interaction constitue la photographie
comme invention; or, ce système met en œuvre un appareil
comparable à une charnbre photographique professionnelle,
au TIlOins en ce qui concerne le grand format employé et le
dispositif du soufflet. L'appareil Polaroid Land, au lieu de
continuer l'évolution divergente qui écarte l'aspect de mani-
festation et l'aspec~d'expression de la chambre photogra-
phique fondamentale~ assemble en unité ces faisceaux
divergents et couvre tout l'étendue des emplois possibles,
depuis l'usage professionnel ju u'à celui des loisirs, en pas-
sant par le reportage ou les emp bis",analogues, comme la
mise en place des personnages avant une prise de vue ciné-
matographique, avec rétroaction des photographies sur l'atti-
tude des acteurs. Cette nouvelle vague d'invention en matière
de photographie augrnente à ce point la compatibilité entre le
processus physique et le processus chimique qu'elle r'end pos-
sible la rétroaction à l'intérieur de la prise de vue, une pre-
mière photographie servant à améliorer le cadrage, la
disposition des sujets et le réglage optique de la photographie
suivante. Naturellement, l'invention du dispositif Polaroid
Land est un fruit de l'industrialisation très poussée; mais,
selon un effet courant en matière technologique, cette véri-
table invention, qui porte sur l'essentiel, et qui apporte un
progrès majeur, restitue certains des aspects de l'activité des
amateurs, en particulier la décentralisation extrême de l' ac-
tivité d'exécution, et l'indépendance opératoire complète par
rapport à un univers industriel concentrationnaire. Dans
cette même mesure, le franchissement d'un échelon de pro-
grès essentiel a le pouvoir de faire reconverger en unité de
base les différentes branches d'une technique primitivement
unique, que des progrès mineurs d'adaptation sociale ou éco-
nomique avaient superficiellement différenciée.
D'autres exemples pourraient être pris, s'il s'agissait d'étu-
dier en eux-mêmes les faits d'évolution des objets techniques;
mais il importe avant tout de noter pour la présente étude le
fait que l'invention ou un progrès majeur revenant sur un dis-
positif déjà inventé pour le perfectionner est un acte insti-
tuant une compatibilité entre des processus primitivement
incompatibles; pour la photographie, il s'agit du processus
physique de formation d'image réelle et du processus photo-
chimique, compatibilisés par le phénomène de l'image latente;
cette compatibilité appartient à la catégorie des états d'équi-
libre, autorisant la succession temporelle des phases par la
mise en suspens d'une activité. En d'autres cas, la compatibi-
lité est d'ordre topologique; telle est l'invention de Marc
287
Seguin qui a créé la chaudière tubulaire propre à la produc-
tion d'énergie thermique à poste mobile (locomotives, navires,
locomobiles). À poste fixe, pour augmenter le rendement du
rapport foyer/chaudière, la surface de chauffe avait été
aCCl'ue pal' l'adjonction de bouilleurs extérieurs au corps cylin-
drique de la chaudière; ce dispositif aurait naturellement pu
être généralisé, car on pourrait imaginer de faire proliférer
les bouilleurs autour' du corps de la chaudière; mais ce dispo-
sitif ne peut être appliqué, en particulier, à un véhicule ter-
restre, à cause de son grand poids et de son encornbrerIlent,
ainsi que de sa fragilité, et de la nécessité d'un bâti réfractaire
pour canaliser la flamme autour des bouilleurs. Marc Seguin
a rendu compatibles la chaudière simplement cylindrique et
une multitude de bouilleurs en inversant le schéma des
bouilleurs et en les mettant dans la chaudière, ce qui non seu-
lement accroît la surface de chauffe, mais aussi diminue la
masse d'eau à échauffer; l'inversion du schéma des bouilleul's
consiste en ce que ce n'est plus l'eau qui est dedans et les gaz
chauds au-dehors, mais les gaz dans des tubes traversant la
chaudière parallèlement à son axe et l'eau autour de ces
tubes. De cette manière, l'entourage réfractaire est supprimé,
le foyer envoyant directement la flamme et les gaz chauds
dans les tubes traversant la chaudière; ces tubes deviennent
ainsi pluri-fonctionnels, car ils acheminent l'air chaud, d'une
part, et servent d'autre part à l'échange thel'mique; il n'y a
rien d'autre que ces tubes entre le foyer et la boîte à fumée,
situés aux deux extrémités de la chaudière. De manière
presque paradoxale, l'enveloppe extérieure de la chaudière
peut être calorifugée, tout l'échange thermique étant condensé
à l'intérieur. Le caractère pluri-fonctionnel se complète par le
fait que le foyer, plus réduit, effectue seulement une part de
la combustion, qui se prolonge à l'intérieur des tubes, tout le
long de la chaudière, lorsqu'oIl emploie des charbons fournis-
sant beaucoup de gaz; ainsi, l'invention apporte UIle vague de
condensations, de concrétisations qui simplifient l'objet en
chargeant chaque structure d'une pluralité de fonctions; non
seulement les fonctions anciennes sont conservées et mieux
accomplies, mais la concrétisation apporte en plus des pro-
priétés nouvelles, des fonctions complémentaires qui n'avaient
pas été recherchées, et qu'on pourrait nomIner «fonctions sur-
abondantes», constituant la classe d'un véritable avènement
de possibilités venant s'ajouter aux propriétés attendues de
l'objet. Par cet aspect amplifiant, l'invention est occasion de
découverte en matière technique, car les propriétés de l'objet
dépassent l'attente; il serait partiellement faux de dire que
288
l'invention est faite pour atteindre un but, réaliser un effet
entièrement prévisible d'avance; l'invention est l'éalisée à
l'occasion d'un problème; ruais les effets d'une invention
dépassent la résolution du problème, grâce à la surabondance
d'efficacité de l'objet créé quand il est réellement inventé, et
ne constituent pas seulement une organisation limitée et
consciente de moyens en ~d'une fin parfaitement connue
avant réalisation. Il y a dans ,véritable invention un saut,
un pouvoir amplifiant qui dépass~t la simple finalité et la
recherche limitée d'une adaptation~s fonctions surabon-
dantes peuvent parfois être secondair~simplement utiles
comme adjuvantes; elles peuvent aussi devenir primordiales,
si bien que la découverte l'emporte SUI' l'intention initiale;
comme exemple de fonctio:q. seulement adjuvante, on peut
prendre, à l'occasion du cas déjà évoqué, le fait que la par'oi
externe d'une chaudière tubulaire peut remplacer un châssis,
en raison de sa grande rigidité et de sa forme géométrique
parfaitement rectiligne que ne surcharge plus aucune adjonc-
tion de bouilleur; cette aptitude a été utilisée dans les loco-
mobiles, ce qui apporte un allégement et un gain de place. Par
contre, lorsque Lee de Forest a introduit une grille de com-
mande entre cathode et anode dans la valve primitive à effet
thermoélectronique, il n'a pas seulement rendu réglable le
flux électronique, ce qui fournit un interrupteur à une infinité
d'états intermédiaires entre la fermeture totale et la pleine
ouverture: la triode à vide est devenue en quelques années la
pièce centrale de l'amplificateur pour courants téléphoniques,
dans la bande des fréquences musicales, puis elle a manifesté
ses très remarquables propriétés pour les fréquences corres-
pondant aux ondes hertziennes; non seulement dans les mon-
tages amplificateurs ou oscillateurs, mais dans les fonctions
modulatrices et détectrices. Une nouvelle vague de propriétés
du tube électronique s'est manifestée avec l'introduction Cà
des fins d'isolement électrostatique) d'une gI'ille-écran entre la
grille de commande et l'anode; la grille-écran, en accomplis-
sant sa fonction d'écran électrostatique, produit en plus un
effet accélérateur du flux d'électrons, augnlentant la résis-
tance interne du tube et rendant le flux à peu près indépen-
dant de la tension instantanée d'anode; l'introduction d'une
troisième grille, tout ppès de l'anode, comme suppresseur
d'émission secondaire, ne remplit pas seulenlent cette fonction
de barI'age à sens unique, mais apporte en outre une possibi-
lité de rnodulation par voie électponique; chaque invention, au
lieu de se borner à résoudre un problème, apporte le gain
d'une surabondance fonctionnelle (un exemple plus récent est
289
fourni par la turbine Guimbal, incluse avec l'alternateur dans
la conduite forcée).
Il n'est d'ailleurs pas du tout nécessaire, pour décrire les
caractères principaux de l'invention comme forrnalisation, de
prendre exclusivernent des exemples dans les objets tech-
niques du monde industriel; l'objet technique industriel fait
partie de la catégorie plus générale des objets artificiels qui
représentent en divers domaines les réussites d'une formali-
sation conduisant à la surabondance fonctionnelle. Si l'on
prend, par exemple, la voûte comme procédé de construction,
on s'aperçoit du caractère pluri-fonctionnel des divers élé-
ments, intervenant d'une part comme rnaillon d'un transfert
de forces de compression et d'autre part comme partie d'une
surface de couverture; chaque pierre est partiellement toi-
ture et muraille, et même la clef de voûte reçoit et transmet
les forces provenant des autres éléments; cette communica-
tion des forces fixe les uns contre les autres les éléments
par le seul fait de leur taille en tronc de pyramide, sans
nécessité de cheville ou de ciment; la pesanteur, qui crée la
difficulté et pose le problèrne de l'équilibre, est employée
COIIlme rnoyen de cohésion de l'édifice terminé; la pesanteur
est intégrée à la voûte, elle travaille dans l'édifice; une par-
tie de voûte serait, prise seule, en déséquilibre; toutes les
parties d'une voûte, prises ensemble, se font mutuellement
équilibre, si bien que non seulement l'ensemble est en équi-
libre, sans éléIIlent plan pouvant fléchir, comme les poutres,
mais que, de plus, les déséquilibres compensés apportent des
forces qui rapprochent les unes des autres les différentes
parties de l'édifice, principalement vers le haut: cette sur-
abondance fonctionnelle permet d'employer la voûte pour
porter une autre voûte au-dessus d'elle, avec superposition
de plusieurs étages, comme on le voit dans le pont du Gard.
Les forces développées dans l'ensemble formalisé et pluri-
fonctionnel qu'est la voûte dépassent son ordre de grandeur;
la résolution du problème par forIIlalisation crée un objet
artificiel possédant des propriétés qui dépassent le problème.
La véritable invention dépasse son but; l'intention initiale de
résoudre un problème n'est qu'une amorce, une mise en Inou-
vement; le progrès est essentiel à l'invention constituant un
objet créé parce que l'objet, en possédant des propriétés nou-
velles en plus de celles qui résolvent le problème, amène un
dépassement des conditions qui étaient celles de la position
du problème.
290
-~
Si l'invention était seulement l'orgàR~sation d'un donné,
sans création d'un objet, cette incorporaÙQn à l'univers des
choses productibles d'une surabondance d'être n'aurait pas
lieu, car l'organisation se limiterait à la résolution du pro-
blème; mais dès qu'apparaît un objet séparé, les contraintes
de cet objet impliquent un plus long détour, une mesure plus
large qui réalise une incorporation de réalité, à la manière
dont procède l'évolution vitale selon LarIlarck, incorporant
aux organismes des propriétés qui étaient laissées aux effets
aléatoires du milieu, et qui deviennent dans des organismes
plus complexes l'objet de fonctions régulières.
Cet enjambement amplifiant dépassant les conditions du
problèrne est nécessité, dans la création d'objets par' inven-
tion, par les obstacles que suscite une organisation limitée à
une finalité directe et stricte; ainsi, lorsqu'on a voulu rem-
placer la construction en pierres par du béton, on s'est
heurté à des effets négatifs qui empêchaient le remplacement
direct, non amplifiant (possibilité de fissures, jeu de la dila-
tation, mauvaise résistance des blocs aux efforts de trac-
tion); il a fallu armer le béton en lui adjoignant des barI'es
métalliques; ces éléments élastiques, travaillant en traction,
jouaient au mieux leur rôle s'ils restaient perpétuellement en
traction, d'où résulte la technique du béton non seulement
armé mais précontraint, réalisant l'enjambement amplifiant
caractéristique de l'objet inventé: le béton précontraint
perIIlet de réaliser non seulement ce que l'on aurait pu
construire en pierres, ruais aussi des poutres et des porte-à-
faux que seuls le bois ou le métal auraient permis de réaliser,
avec le gain de raccordements homogènes à l'ensemble de la
constI'uction, et avec le bénéfice de l'identité des coefficients
de dilatation; le bâtiment en béton précontraint dépasse celui
qui aurait été possible en pieI're, bois ou fer. Un effet secon-
daire nocif dont il faut bien tenir compte dans la recherche
de compatibilité exigée par la formalisation de l'objet créé
(auto-corrélation structurale et fonctionnelle), d'aboI'd limité
par des palliatifs, devient ensuite une partie positive du fonc-
tionnement d'ensemble. Ainsi, dans les tubes électroniques,
l'éruission secondaire d'électrons par l'anode a d'abord été
un inconvénient, limité par l'emploi de la troisième grille
(suppresseur) dans la structure penthode; ensuite, cet effet a
été positiveruent incorporé au fonctionnement d'ensemble
dans la cellule dite photo-multiplicateur, où l'effet d'émission
secondaire est systématiquement provoqué en cascade, de
dynode en dynode, pour pI'ovoquer l'amplification d'un faible
flux initial de photo-électrons. L'objet créé, pour être complè-
2 9 l
tement organisé, doit être plus complexe et plus riche que ne
le suppose le projet strict de résolution de problème; il pos-
sède alors des propriétés nouvelles qui permettent de
résoudre, par surabondance d'être, d'autres problèmes. Il
incorpore, involontairement, d'autres effets de l'univers, car
il n'existe généralement pas de solution parfaitement sur
mesure à un problème particulier.
L'incOI'poration dans un ensemble qui est logiquement mais
aussi réellement et matériellement formalisé, comme un orga-
nisme, d'effets non l'echeI'chés par l'intention finalisée de
résolution du problème par organisation conduit à un dépas-
sement des conditions du problème en puissance et en uni-
-----------i"'''' versalité d'application. Cet accroissement est comparable à
une plus-value fonctionnelle due au travail des réalités natu-
relles incorporées à l'objet créé pour qu'il soit entièrement
compatible avec lui-même; de cette manière, par la nécessité
du progrès des techniques, le groupe des objets CI'éés incor-
pore de plus en plus de réalité naturelle. Une vue superfi-
cielle, non dialectique, pourrait faire croire que la technique
capitalise une somme toujours plus grande de réalités natu-
relles, appauvrissant l'univers de ces réalités; mais, en fait,
le groupe des objets créés, incorporant toujours plus d'effets
({ sauvages», est de moins en moins arbitraire, de moins en
Inoins artificiel en chacun de ses éléments; la nature se recrée
comme formalisation nécessitante et concrétisation à l'inté-
rieur de l'univers des techniques. Plus les techniques se font
objet, plus elles tendent à faire passer la nature dans le créé;
l'évolution progressive des techniques, grâce à la plus-value
amplifiante de chaque invention constituant un objet, fait pas-
ser les effets naturels dans le monde des techniques, ce qui a
pour résultat le fait que les techniques, progressivement, se
naturalisent.
L'invention créatrice d'objets est ainsi la dernière phase
d'un processus dialectique qui passe par la perception; la per-
ception correspond à la phase en laquelle l'effet dépend du
milieu, se produit devant le sujet; par la plus-value de l'inven-
tion, l'effet entre dans le systèlne de l'objet créé; l'invention
tient COIn pte de la nature comme suppléIIlent nécessaire à la
simple finalité pratique et anthropocentrique, qui opérerait
seulement, selon la voie la plus courte, une organisation; ce
supplément, nécessaire pour que l'objet créé soit compatible
avec lui-même, opèI'e un recrutement imprévu dans le projet
de résolution du problème, et amène une solution plus grande
que le problème. Le progrès, au sens lllajeur du terlne, est la
conséquence des actes d'invention; il va au-delà des perfec-
292
~
~,
tionnements visés par l'inventeur, et cte"ses intentions, parce
que, selon l'expression de Teilhard de Chardin, « les pièces
sont plus grandes que la maison» que l'on voulait construire.
L'invention complète la perception non seulement parce
qu'elle réalise en objet ce que la perception saisit, mais aussi
parce qu'elle ajoute des effets aux conditions primitives au
lieu. de sélectionner des effets pour une prise d'information,
comme fait la perception, qui choisit parmi les possibles
offerts par la situation. Pour cette raison, les inventions créa-
trices d'objets, grâce à ce recrutement d'effets, apportent à la
découverte scientifique des données que l'observation percep-'
tive ne peut extraire du réel.
Par ailleurs, cet effet d'amplification par recrutement.
d'effets naturels dans l'invention technique a des consé-
quences pratiques et sociales parallèles aux conséquences
théoriques. Le mécanisme de la plus-value économique que
Marx a décrit dans Le Capital exprime dans le monde du tra-
vail humain une des conséquences de la mise en œuvre des
inventions techniques ayant permis la révolution industrielle;
cela signifie que le travail des opérateurs ouvriers était incor-
poré dans le schème des inventions, et était recruté comme un
effet naturel; mais l'effet d'amplification ne se limite pas au
domaine du travail des opérateurs; il est seulement visible de
rnanière privilégiée dans ce domaine qui est un cas particulier
touchant de près la société humaine. L'évolution dialectique
amplifiante n'est pas non plus seulement humaine, sociale et
politique; elle caractérise tout le domaine des objets créés par
invention, non seulement dans leur rapport avec la société
humaine, mais aussi dans leur rapport avec la nature; par
l'intermédiaire des objets créés, c'est le rapport de l'homme à
la nature qui est soumis à un processus d'évolution dialec-
tique amplifiante dont le fondement actif est dans l'invention,
exprimant efficacement le cycle de l'image, par l'expansion
hors de l'individu de la phase terminale d'invention créatrice.
La recherche complète des applications de cette conception
de l'objet technique créé pal' invention dépasserait une étude
de psychologie « générale», car non seulement les consé-
quences mais aussi les conditions de la genèse d'une inven-
tion impliquent des contenus collectifs et des aspects
historiques, avec la manière particulière dont le savoir et le
pouvoir se translllettent sous forme d'objets constitués ou de
procédés de production, et avec l'exigence des conditions
d'accueil, qui ne sont pas seulement économiques mais cultu-
relles (voir Du mode d'existence des objets teohniques,
Aubier, 1958). Leroi-Gourhan a étudié les phénomènes de dif-
293
fusion, de transmission, de transposition des techniques dans
le cadre de l'ethnologie, avec des phénomènes complexes
comme ceux qui se produisent lorsqu'une population est lnise
en présence d'objets manifestant un développement plus
avancé que le sien (outils de métal importés dans un pays qui
emploie des outils de pierre) dans les ouvrages intitulés
L'Homme et la Matière et Milieux et 'Pechniques. À ce point
de vue, nos sociétés voient se poser le problème du rapport
d'information récurrente entre le producteur et le consom-
mateur, qui est en fait un utilisateur-opérateur et non pas un
consommateur, lorsqu'il s'agit d'objets techniques; une étude
complète de marché, en ce domaine, doit cOInporter l'étude
des voies de diffusion d'une invention, car un objet technique
véhicule avec lui une information implicite et explicite sur
ses conditions d'emploi et sur le choix des modèles; inverse-
ment, la mise au point des caractéristiques d'un modèle par
le constructeur est une étude de compatibilité non seulement
intrinsèque mais aussi extrinsèque, puisqu'elle implique
l'adaptation de l'objet à un système d'usages virtuels qui ne
corr'espondent pas du tout à un concept univoque; ainsi, dans
le monde rural français de la petite propriété, de la poly-
culture, de l'élevage, la production efficace de machines agri-
coles s'est longtemps heurtée à un manque d'adaptation des
machines aux fonctions réelles pour le travail; ces rnachines,
et particulièrement les tracteurs, étaient conçues à partir
d'un emploi idéal en régions planes de monocultures sur de
grandes surfaces continues, parce que ces régions avaient
franchi les premières le seuil économique de l'accès au
machinisme industriel; le tracteur agricole a été réinventé
a.près 1950, en France, pour les régions de polyculture et de
petite ou moyenne propriété, et sa diffusion a été rapide, ce
qui montre qu'il ne s'agissait pas, pour l'essentiel, de préju-
gés à vaincre ou de conditions économiques à attendre; sous
sa nouvelle forme, le tracteur n'est plus seulement agricole
(fait pour remorquer une charrue), mais il devient à la fois
un générateur de force motrice à poste fixe, un tracteur rou-
tier monté sur pneumatiques et pouvant rouler vite, et un
porteur universel d'outils alimentés directement en énergie
mécanique par le moteur, ce qui crée une compatibilité étroite
de l'effet de remorquage et de l'effet de source d'énergie:
l'invention du mode intrinsèque de compatibilité entre ces
deux effets a rendu possible la cornpatibilité extrinsèque par
adaptation du tracteur multifonctionnel à une garIlme conti-
nue d'usages entre l'emploi comme tracteur et l'ernploi
comme moteur, en passant par l'emploi comme tracteur et
294
moteur. Une étude analogue pourrait être faite sur le marché
de l'automobile en France; l'échec de certains modèles
(Frégate de Renault) ne tient pas à des défauts techniques,
mais à un défaut de connaissance des compatibilités extrin-
sèques nécessaires, en particulier de la double destination
(transport des personnes et des choses); le succès du
modèle 4L répond au contraire à une bonne étude de la plu-
ralité des besoins. Plus généralement, le perfectionnement
d'un objet technique dans le sens de la concrétisation et de
l'élévation du niveau de la compatibilité interne produit une
adaptabilité externe que l'on désigne en Amérique par l'adjec-
tif « versatile» et que l'on peut comparer à la flexibilité, au
sens que prend ce terme en psychologie. Or, la plUI'i-fonction-
nalité d'usage correspond à l'une des fonctions essentielles de
l'invention comme créatrice de compatibilité; le fait que
l'invention soit créatrice d'objets joue ici un rôle essentiel,
car l'objet peut être une synthèse réelle, alors que les
concepts d'usage et de finalité, univoques et limités, restent
abstraits, et permettent d'organise!' la production d'une chose
en vue d'une fin préétablie, mais non de créer l'objet comme
matérialisation d'une image, spectre continu reliant des
termes extrêmes cornme le tracteur et le moteur, l'automobile
devant transporter des personnes et l'automobile devant
transporter des marchandises. L'objet peut totaliser et
condenser les prises d'information exprimant les besoins, les
désirs, les attentes; la circulation récurrente d'infor'mation
entre la produotion et l'utilisation virtuelle fait comlnuniquer
directement l'iInage et l'objet créé, permettant l'invention
compatibilisante, alors qu'une définition conceptuelle selon la
finalité réalise seulement une abstraction unifonotionnelle, et
élude l'invention. Pour la mênle raison, une étude purement
économique de la genèse et de l'emploi des objets techniques
est insuffisante, parce qu'elle ne tient pas compte de leur
mode d'existence, qui est de résulter d'une invention conden-
sant en un objet un faisceau d'informations contenues dans la
réalité d'une irnage parvenue au terme de son devenir.
Il ne s'agit pas natuI'ellement de réduire toutes les tech-
niques à des productions d'objets; de nombreuses techniques
ont consisté et consistent encore en découvertes de procédés,
c'est-à-dire en organisation d'une action efficace, selon le pos-
tulat de la praxéologie; toutefois, c'est quand la technique ren-
contre l'objet et le façonne qu'elle se constitue cornme réalité
spécifique et indépendante, pouvant dépasser les barrières
temporelles et culturelles. De l'immense Empire romain qui
fut un chef-d'œuvre d'organisation en de rnultiples dornaines,
295
ce qui est parvenu jusqu'à nous et agit encore, c'est ce qui a
été créé comme objet, aqueducs, voies, ponts, demeures. Si
tous les chemins mènent à Rome, c'est parce que les Romains
de l'Antiquité ont inventé la construction des routes cornrne
objets stables, concrétisant la technique des communications,
des voyages rapides, du commerce, des transports, et forrna-
lisant toute l'étendue de l'image d'un pouvoir dont le siège
était à Rome mais qui tirait sa subsistance des provinces, par
la circulation continue des choses et des êtres humains. Ce
réseau d'objets a survécu à l'Empire, parce qu'il dépassait par
l'invention la finalité particulière de chacun des actes, et
incorporait une nature.
[ ... ]
CONCLUSION
296
organisé incluant comme sous-ensemble l'être vivant par
lequel elle advient.
Formellement comparable à un changement de milieu (le
désir de changer de milieu est d'ailleurs l'un des substituts de
l'invention Inanquée), l'invention se distingue des images qui
la pI'écèdent par le fait qu'elle opère un changement d'ordI'e
de grandeur; elle ne reste pas dans l'être vivant, comme une
part de l'équipement mental, mais enjambe les limites spatio-
temporelles du vivant pour se raccorder au milieu qu'elle
organise. La tendance à dépasser l'individu sujet qui s'actua-
lise dans l'invention est d'ailleurs virtuellement contenue
dans les trois stades antérieurs du cycle de l'image; la pro-
jection amplifiante de la tendance motrice, avant l'expérience
de l'objet, est une hypothèse implicite de déploiement dans le
monde; les classes perceptives qui servent de système subjectif
d'accueil à l'information incidente postulent une application
universelle; enfin, le lieu symbolique des images-souvenirs, s'il
exprime, dans le sens centripète, l'attachement du sujet aux
situations ayant constitué son histoire, prépare aussi et sur-
tout l'usage de réversibilité qui le convertit en voie d'accès vers
les choses. À aucun des trois stades de sa genèse, l'iInage men-
tale n'est limitée par le sujet individuel qui la porte.
C'est cette relative extériorité qui se réalise dans l'invention
par la position d'objets créés servant d'organisateurs au
milieu. Un objet créé n'est pas une image matérialisée et posée
arbitrairement dans le monde comme un objet parmi des
objets, pour surcharger la nature d'un supplérnent d'artifice;
il est, par son origine, et reste, par sa fonction, un système
de couplage entre le vivant et son milieu, un point double en
lequel le monde subjectif et le monde objectif comIIluniquent.
Dans les espèces sociales, ce point est un point triple, car il
devient une voie de relations entre les individus, organisant
leups fonctions réciproques. En ce cas, le point triple est aussi
organisateur social.
Pour ces raisons, le système des objets créés, dans la double
perspective de la relation avec une nature tendant, par
l'œuvre de ce système, à devenir le sur-enselnble organisé des
territoires compatibles, et de la relation avec le social, sur-
ensemble de fonctions organisables en synergie, constitue
l'enveloppe de l'individu.
297
Portée la It'nnlt'lI=IlI"b'll'Hlf\n Df'Ofi:)OSee
298
la route, selon le relief et la composition des terrains, selon
même les possibilités d'avalanche, de glissements de ter,·
rain ... ; la route, en tant que chaussée, développe autour
d'elle, pour se l'aocorder au milieu sauvage, des médiations
supplémentaires telles que ponts, viaduos, tunnels, haies
d'al'bres, dispositifs contre les avalanches, plantations pré-
ventives, parfois à de grandes distanoes, comme des postes
avancés. La compatibilité interne qui fait de la route une
construction consistante apparaît ainsi comme un système de
transfel't dans les deux sens entre l'êtr'e vivant et le milieu;
quand elle est établie, elle permet à l'individu de se mouvoir
à travel'S le milieu d'une manière continue; mais, inverse-
lllent, elle permet aussi la conservation et l'amélioration des
défenses, des sécurités, des ouvrages d'art. Ce caractère auto-
constituant de l'objet créé est tellement fort que l'invention est
généralement une manière de supposer le problème résolu par
un biais non tautologique; si la route était déjà faite, il ne
serait pas difficile d'en construire une autre à quelques
mètres, grâce au transport aisé des machines, des hommes,
des matériaux; la solution consiste à faire équivalOir à ce
«problème résolu» une gradation d'opél'ations qui se rendent
possibles les unes les autres jusqu'à l'achèvement: nivelle-
ment, empierrement de base, etc., jusqu'à la dernière couche
de revêtement pour laquelle le travail du profileur demande
déjà une chaussée parfaitement nivelée. L'objet créé est cumu-
lativement organisé par des opérations liées de manière cohé-
rente, rapprochant l'ordre de grandeur du milieu « sauvage»
de celui de l'opérateur individuel. La catégorie du créé est donc
plus large que celle de l'invention, car elle commence à exis-
ter dès qu'il y a un effet cumulatif et cohérent d'organisation
de rapports entre l'individu et le milieu, faisant exister un
mode de médiation intermédiaire; mais elle peut aussi inté-
grer des inventions, à cause du caractère de cohél'ence
interne, de compatibilité multiple de l'objet créé, qui se déve-
loppe au mieux quand on peut utiliser la méthode du «pro-
blème résolu». Le progrès de l'objet créé consiste en un
développement de la compatibilité intrinsèque de l'objet qui
étend la portée du couplage entre le milieu et l'être vivant: tel
est, par exernple, le développement de tous les objets créés que
sont les moyens de communication d'origine humaine, déri-
vés des voies de passage natul'elles jadis employées, mais ten-
dant de plus en plus vers des rnodes intel'nes de compatibilité
qui permettent une pénétration plus étendue et plus univer-
selle du nlilieu naturel. Ce n'est pas chaque objet créé qu'il
faut considérer à part des autres, mais l'univers de médiation
299
qu'ils forment et en lequel chacun sert pal'tiellement de moyen
aux autres.
Si l'on considère l'objet créé comme un lnédiateur du rapport
entre les êtres vivants et le milieu, il est moins malaisé de
trouver le lien entre l'invention dans les espèces animales et
chez l'homme; en effet, l'usage d'instruments est assez rare
chez les animaux; mais rien n'oblige à considérer la construc-
tion et la fabrication des instruments comme l'occasion prin-
cipale de l'invention; l'instrument et l'outil ne sont qu'un
relais de la création d'objets, une médiation de plus entre
l'objet créé et l'être vivant qui le crée. Comme un très grand
nombre d'animaux sont pourvus soit d'organes spécialisés,
soit de modes opératoires eux-mêmes très spécialisés, en l'ap-
port avec l'usage de ces organes, la médiation instrumentale
n'est pas nécessaire, en raison de cette préadaptation. Il
existe un rapport diI'ect des modes opératoires et des organes
à l'activité créatrice d'objets, comme la construction d'un nid
ou le fouissage d'un terrier, et plus génél'alement la constitu-
tion d'un territoire. L'objet créé existe dès qu'une activité défi-
nie sur détermine le monde naturel et lui confère une topologie
qui exprime la présence des êtres vivants selon un mode sélec-
tif de conduites. Le simple marquage olfactif ou visuel consti-
tue déjà un bornage cohérent, lui-même en rapport avec les
emplacements fonctionnellement rattachés aux autres activi-
tés (repos, emmagasinage de la nourriture, retraite ... ). Du
même coup, le marquage a un sens pour les relations sociales
intra-spécifiques ou inter-spécifiques. Les objets créés plus
concrets et plus complets, comme les nids, les terriers, sont
également des nœuds de relations intra-spécifiques et inter-
spécifiques, ainsi que des médiateurs de relations entre les
êtres vivants et le milieu. En certains cas, l'objet créé est hau-
tement pluri-fonctionnel, comme la termitière qui, en plus de
toutes les fonctions du nid poussées à un degré élevé (ther-
morégulation), est une voie d'accès aux objets sur lesquels les
termites travaillent. L'objet créé est d'abord le monde comme
réalité organisée en territoire; il est aussi l'enveloppe des
existences concrètes individuelles, de manière si étroite que
pour certaines espèces il se confond presque avec l'organisme,
comme chez les coraux. Le cœnosarque est-il objet créé ou
organisme? On saisit ici la continuité entre les fonctions de
croissance et l'activité de création, genre dont l'invention est
une espèce; croissance et invention convergent dans la pro-
duction du réseau des objets créés.
On ne saurait nier pourtant qu'il existe une différence, au
moins de degré, entre les capacités actuelles de production
300
d'objets créés chez l'homme et chez les mieux doués des ani-
maux sous ce rapport. Une des raisons principales de cette
différence réside dans la multiplication des médiations qui
existent chez l'homrne entre l'objet créé et la nature, d'une
part, et entre l'objet créé et l'opérateur, d'autre part; le
réseau des moyens d'accès dans les deux sens, de la nature
vers l'homme et de l'homme vers la nature, est indéfiniment
anastomosé et comporte une multitude de relais; aussi les
ordres de grandeur mis ainsi en communication et en inter-
action sont-ils beaucoup plus irnportants que dans le règne
animal, même dans les rneilleurs cas (sociétés de termites),
où l'activité de l'opérateur ne peut disposer d'un enchaîne-
ment cOlllplexe de médiations. Le seul biais par lequel un
équivalent de la pluralité humaine de médiations se dép10ie
dans les espèces animales est la spécialisation anatomo-
physiologique des individus travaillant en coopération ou
l'enchaînement des spécialisations successives des individus
au cours de leur vie (Abeilles): par là se retrouvent la plu-
ralité des phases de développement, le caractère de cycle
organisé que l'on voit à l'œuvre dans le devenir de l'image
mentale tendant vers l'invention.
Selon cette perspective fournie par l'analyse de l'objet créé,
l'étude de l'image mentale pourrait devenir un cas particulier
de l'étude d'un ensemble plus vaste de phénolllènes; c'est par
la phase finale d'invention que le cycle de l'image mentale révé-
lerait son appartenance à la catégorie générale des processus
d'auto-organisation de l'activité, dont un des aspects majeurs
est dans la société humaine l'organisation du travail. On
comprendrait pourquoi, guidée à son origine par la ligne des
tendances motrices projetant la rencontre des objets, l'image
mentale se charge d'information extéroceptive puiS se forrna-
lise en symboles du réel avant de pouvoir servir de base à l'in-
vention organisatrice. En ce sens, à côté des cas exceptionnels
où une réorganisation spectaculaire et de grande envergure se
propage à travers une société et fait date, il existe un tissu
continu de réorganisations implicites, intriquées dans le tra-
vail, qui ne sont pas généralisées, ne se propagent pas en
dehors du champ d'application pour lequel elles ont été faites;
or, ces réorganisations mineures sont aussi des inventions, et
un effort d'inventions distribuées au cours d'une tâche, cha-
cune étant trop minime pour pouvoir se propager à l'extérieur
de la situation, peut être aussi important qu'un acte d'inven-
tion massé qui réorganise d'un coup une situation et toutes les
situations analogues. rrel est en particulier le cas de l'activité
animale de création d'objets, ajustant dans le détail et en cours
301
d'exécution les tâches à elles-mêmes et au milieu; tel est aussi
le cas de la production artisanale. Chaque tâche comporte un
certain nombre d'actes d'organisation; si la portée de chacun
de ces actes est inférieure à la dimension de la tâche, l'objet
créé reste essentiellement dépendant des conditions particu-
lières de son insertion dans le milieu, de sa destination, des
moyens concrets de sa réalisation; les inventions ne se mani-
festent pas en dehors de l'opérateur, qui peut les répéter à
l'occasion de tâches analogues, mais non les formaliser comme
un absolu; c'est le cas de l'activité animale ou de type artisa-
nal, en lesquelles l'invention est distribuée au long de l'exé-
cution. Si au contraire l'acte d'invention est massé, couvrant
plusieurs tâches, il se formalise en invention détachable des
conditions d'exécution, comme dans le travail industriel.
Enfin, un cas particulier remarquable est celui de l'adéquation
dimensionnelle entre une œuvre et une invention organisa-
trice: l'objet créé est tout entier OI'ganisé en un seul acte, sans
résidu ni zone floue, mais cet acte ne déborde pas en dehors
des limites de l'objet créé, qui reste ainsi particulier et unique:
c'est l'objet d'art, intermédiaire stable entre la facture arti-
sanale et l'opération industrielle comme objet complètement
organisé, et à ce titre absolu, mais pourtant singulier. Dans
l'objet artisanal, l'invention reste à l'intérieur des limites de
l'exécution, opérant des raccords partiels d'organisation;
dans l'objet industriel, l'invention déborde l'exécution; dans
l'objet d'art, invention et exécution sont contemporaines l'une
de l'autre et de même dimension.
L'étude de l'image mentale et de l'invention nous conduit
ainsi à la praxéo1ogie, «science des formes les plus uni-
verselles et des principes les plus élevés de l'action dans
l'ensemble des êtres vivants ii, selon la définition donnée en
1890 par Alfred Espinas dans l'article intitulé «Les origines
de la technologie», paru dans la Revue philosophique de la
France et de l'étranger. La praxéologie, avec les recherches de
Sloutsky, puis de Bogdanov (Tecto1ogie, Moscou, 1922), s'est
développée dans le sens de l'économie et de l'organisation de
l'activité humaine. Hostelet a également confirmé cette ten-
dance vers l'étude de l'activité humaine, ainsi que Thadée
Pszczolowski (Les Principes de l'action efficace, Varsovie,
1960, cité par Kotarbinski dans Les Origines de la praxéo1o-
gie, AcadérIlie polonaise des Sciences, centre scientifique de
Paris, 1965). Mais on est en droit de penser qu'après avoir
séparé l'Homme des animaux et l'action utile de l'action en
général, la praxéologie pourrait devenir une praxéologie géné-
rale, incorporant l'étude des formes les plus élérnentaires de
302
l'activité, ce qui serait d'ailleurs assez conforrne aux autres
recherches d'Espinas. À ce moment, le cycle de l'image men-
tale progressant vers l'invention apparaîtrait peut-être
comme un degré élevé de l'activité de l'être vivant considéré,
même dans les formes les plus prirnitives, comrlle un systèrne
auto-cinétique en interaction avec un milieu. Le caractère
auto-cinétique, qui se manifeste par l'initiative motrice dans
les formes les rnoins élevées, se traduit, chez les formes à
système nerveux complexe, par la spontanéité de fonctionne-
rllent qui amorce, avant la rencontre de l'objet, le cycle de
l'image, et qui s'achève dans l'invention.
(Fin du cours sur L'Imagination et l'Invention, 1965-1966)
,
R SOLUTION
"
S PROBL MES
( 1974)
INTRODUCTION
307
sans hésitation par les Singes; les Chiens et les Chats
échouent généralement devant ce problème.
Le problème de la ficelle diagonale a été compliqué par
Guillaurne et Meyerson au rnoyen d'une ficelle auxiliaire: il y
a ici deux intermédiaires entre l'être vivant et l'objet, et une
liaison indirecte entre l'objet et l'être vivant tenant la ficelle;
les Singes infér'ieurs (Macaque, Atèle, Capucin) échouent dans
l'utilisation de cette liaison indirecte tandis que le Chimpanzé
y réussit.
La même distinction entre singes inférieurs et singes supé-
rieurs existe dans l'utilisation d'un bâton; cependant, il arrive
que les Singes inférieurs résolvent le problème si le bâton est
près de l'appât; les Singes supérieurs n'ont pas besoin de cette
coexistence de l'appât et du bâton dans le champ de vision,
mais seulement d'une utilisation du bâton dans leur expé-
rience antérieure. Le mot « bâton» correspond d'ailleurs à une
catégorie d'instruments per'mettant de prolonger le bras
(planchette, bâton, tout objet rigide et allongé, etc.).
Le détour avec instrument est un problème qui présente
l'appât dans une boîte ouverte d'un seul côté, opposé à la
cage; seuls l'Orang-outang et le Chimpanzé arrivent à faire sor-
tir l'appât de la boîte en le repoussant, puis à le rapprocher.
Le problème de l'équerre, de Guillaume et Meyerson, pro-
pose un appât que l'on peut attirer au moyen d'une équerre
retenue par une ficelle.
Certains problèmes supposent la préparation d'instruments;
ils ne conviennent qu'aux Singes supérieurs (entasser des
caisses, enfiler des bambous plus ou moins gros les uns dans
les autres). La préparation d'instruments apparaît par contre
assez tôt chez l'espèce humaine, et bénéficie de la transmission
d'un individu à l'autre. W.N. et L.A. Kellog ont comparé un jeune
Chimpanzé à leur enfant en bas âge relativement à diverses
situations demandant l'usage d'un instrument (par exemple un
râteau pour attirer une pomme). Si la pomme était déjà à
l'intérieur du râteau, le problème était résolu d'emblée par les
deux sujets; si la pomme était en dehors de la surface balayée
par le râteau ramené, il fallait à peu près 300 essais à chacun
des sujets pour découvrir la valeur instrumentale du râteau.
Les il problem-boxes» ou il puzzle-boxes li de E.L. Thorndike
donnent des résultats semblables; quand le problème a été
résolu, l'apprentissage complet est presque complètement
acquis; sur la courbe d'apprentissage se manifeste une chute
brusque des tâtonnements.
Guillaume et Meyerson ont étudié la manipulation d'objets
sur des Chimpanzés de seize mois à deux ans; l'apprentis-
308
sage des multiples usages du bâton se fait de manière pro-
gressive; on remarque des usages tels que levier, cuiller, ins-
trument de pêche, intermédiaire pour éloigner les Lézards.
Les Singes inférieurs, généralement, n'utilisent le bâton qu'à
la manière d'un jouet, et non, spontanément, comme un outil
ou un instrument.
Harlow et Wayne estiment que la tendance à manipuler et à
examiner des objets et des instruments est chez les Singes une
motivation intrinsèque suffisante pour produire un appren-
tissage préalable à une résolution de problème. Romanes avait
déjà observé sur un Oapucin de l'Amérique du Sud « cet infa-
tigable esprit d'investigation».
Piéron rapporte, dans la Psychologie zoologique, une obser-
vation des Pecham sur une Guêpe qui utiliserait un petit
caillou rond pour damer une surface de sol, au-dessus de son
nid (Ammophila urnaria).
On cite de même Oecophylla smaragdina (Formicidés) qui
fabrique son nid au moyen de deux feuilles rapprochées; la
larve joue un rôle instrumental de navette pour coudre les
feuilles; en même temps, le fil sécrété par la larve reste en
place et maintient les feuilles de caféier bord à bord;
Oecophylla longinoda agit de même.
Oomme l'utilisation d'instruments est considérée comme
manifestant une activité intellectuelle, la recherche de ces
conduites chez les Insectes a été partiellement subordonnée à
l'idée suivante: les Insectes ont pour ainsi dire des instruments
et des outils dans la conformation même de leurs membres
(Arthropodes); ils possèdent un squelette extérieur prédéter-
minant leur système d'action dans les voies stéréotypées des
comportements héréditaires. Les Vertébrés au contraire ont un
squelette interne qui leur permet des conduites plus souples,
mais ne les protège pas; les Arthropodes étaient donc, au
xrx6 siècle, considérés comme régis par les lois fixes de 1'« ins-
tinct», tandis que les conduites intelligentes étaient réservées
aux Vertébrés. Actuellement, bien que la capacité de résoudre
des problèmes soit plus généralement rencontrée chez les Ver-
tébrés, rien ne permet d'exclure a priori des actes d'invention
chez les Arthropodes; leur cerveau est enveloppé, comme tous
les organes sauf certains organes des sens, dans l'armure de
chitine délimitant la tête. Mais cette disposition générale se
retrouve chez les Vertébrés; le squelette interne devient
externe pour l'encéphale. La différence résiderait plutôt dans
le fait que l'on trouve des sociétés très considérables chez les
Arthropodes, ce qui ajoute un déterminisme à la conduite, si
la découverte d'une médiation instrumentale - ou tout autre
309
acte d'invention - deInande des conditions individuelles de
genèse ou une déviance dans les espèces supéI'ieures. En
conclusion, on ne peut déclarer que les Arthropodes sont inca-
pables de résoudre des problèmes de médiation; on peut seu-
lement dire que leur équipement et leur système d'action se
prêtent moins bien, en principe, à l'activité d'invention.
La médiation instrumentale a été considérée par Andrée
Tétry comme pouvant être constituée par l'adaptation d'un
organe à sa fonction dans l'ouvrage intitulé Les Outils ohez les
êtres vivants (Paris, Gallimard). Cet ouvrage, très concret et
très érudit, cornporte des chapitres tels que « Les flotteups; les
opganes électriques; les organes lumineux.». Il ne s'occupe pas
directeInent de l'invention, mais montre comInent des Apthro-
podes peuvent effectuer des actions complexes; l'ouvrage sup-
pose que « c'est la Nature qui a effectué les choix»; voir de la
page 292 à la fin de l'ouvrage.
1. Les sous-titres entre parenthèses sont tirés du texte mais introduits par l'éditeur,
de même que l'utilisation de l'italique et du gras.
3 l 0
de perfection du résultat; il faut estimer aussi le temps consa-
cré à l'outil ou à l'arme, avant et après son usage. C'est
l'allongement de la chaîne d'actes préparateurs et d'actes
conservateurs ou réparateurs qui permet de mesurer complè-
tement la chaîne de la médiation instrumentale.
Dans les comportements humains, nous saisissons des
ohaînes de transformation et de oonservation; le travail du silex
ou de l'obsidienne demande la collecte des matériaux, puis
l'organisation d'un chantier où les postes de travail sont dis-
tincts. Pour l'outil ou l'arme de métal, la mine, puis la métal-
lurgie précèdent la fusion et le travail du métal avant
l'apparition, par moulage ou forgeage, de la forme définitive de
l'objet. Les outils ou les armes de fer ou d'acier doivent être
affûtés et graissés avant ou après usage pour leur conservation.
Enfin, la fabrication d'un outil ou d'une arme demande
l'entrée en jeu d'autres outils, qui ont la propriété décisive
d'être polyvalents.
Quand l'enclume et le marteau de forge, les pinces, le tran-
chet sont prêts, ils conviennent à la production d'un grand
nombre d'outils et d'armes. C'est à partir de là, quand une
technique entière d'élaboration est prête (comme la métallur-
gie du fer), que des inventions sont possibles.
Car le problème de la médiation complexe n'est pas seule-
ment celui de l'usage, mais aussi celui de la préparation; cette
préparation a un pouvoir amplificateur, car elle implique la
mise en jeu de chaînons opératoires dont les bases sont géné-
ralisantes, permettant de nombreuses variations des objets
fabriqués. La condition de possibilité d'une invention nouvelle
n'est pas seulement la main et le cerveau, mais la condition
de possibilité de la réalisation, c'est-à-dire la oonservation de
tout oe qui a servi à une produotion antérieure, tant dans la
matérialité que par la oulture enfermant les représentations
relatives à la production, et le savoir-faire nécessaire.
C'est au niveau de cette conservation anlpJrif-ifantte
prod:uc:rti,on et des cultures que se situe le vrai départ entre
la résolution des problèmes par médiation technique selon le
mode animal et selon le mode humain. Les techniques
humaines peuvent progresser parce que le médiateur, même
simple par sa forme et son fonctionnement, fait partie d'une
famille de possibles, au terme d'un processus de fabrication
dont les bases restent disponibles.
Mais il existe une seoonde oondition de la genèse amplifiante
des médiateurs de tous ordres dans l'espèce humaine: la
coexistence des modes de travail sur divers
par exemple le métal et le bois; le métal est employé
3 l l
au mieux pour l'outil ou l'arme, tandis que le bois opère en
transmettant les forces, généraleIIlent comme un levier; alors
apparaît le pI'oblème de l'emmanchement, qui peut se
résoudre de différentes manières: à jonc, à douille, à œil, et
renforcé ou non par des ligatures, selon les caractères du
métal et du bois, et aussi selon les possibilités de la fabrica-
tion et le degré de rareté du bois et du métal. On peut admettre
ici un effet de l'expérience, les ruptures en cours d'usage
dénotant les forces dominantes.
3 l 2
milieu lui offrant une dissimulation initiale, et évitant l'effet
de la résistance au changement; l'industrie du XIX siècle a
8
3 1 3
pompes aspirantes puis les pompes à feu ont fait leur appari-
tion; enfin la machine à vapeur fixe, reposant sur un bâti,
a actionné les pompes dans les mines jusqu'à la fin du
XIXe siècle.
La locomotive, s'il avait fallu avant les premiers essais
construire des voies à traver's le territoire, n'aurait peut-être
jamais pu s'imposer, en raison de la faible vitesse et du faible
rendement des premières qui furent construites. Mais, là
encore, la mine fut un milieu privilégié, surtout en Angleterre.
Pour une mine, une tonne de charbon en plus ou en moins
n'est rien, lorsqu'il s'agit de transporter un convoi de charbon
ou de déblais. La vitesse compte peu aussi, pourvu qu'elle soit
au moins égale à celle des chevaux. Sortis de la mine, la loco-
motive et le train acquièrent leur indépendance, par exemple
en abaissant le centre de gravité de la chaudière et en aug-
mentant le rendement de cette dernière au moyen du principe
dit « chaudière tubulaire», qui prend la place des chaudières à
bouilleurs employées sur les navires; la flamme et les gaz
chauds issus du foyer, au lieu de lécher extérieurement les dif-
férents organes de la chaudière, traversent l'eau par des
« tubes à fumée», ou bien, dans le système aquatubulaire,
entrent en contact avec des tuyaux multiples, remplis d'eau à
chauffer. Dans les deux cas, la surface de chauffe est consi-
dérablement augmentée par rappoI't aux premières chau-
dières en un seul bloc ou en trois blocs (systèmes « à
bouilleurs»). Pour une puissance définie, le générateur de
vapeur (chaudière) devient plus petit et plus léger, son centre
de gravité s'abaisse, le bâti disparaît; les conditions pour la
traction et le freinage rapides sont maintenant données; il ne
reste, pour aboutir aux trains contemporains, qu'à obtenir la
répartition quasi instantanée du freinage tout au long de la
rame de voitures; c'est ce que procure, avec l'usage de l'air
comprimé et de la valve à trois voies, le système dit Westing-
house, du nom de son inventeur (1872).
Cette affirmation relative aux conditions de naissance d'un
dispositif technique ne cherche pas à effacer l'énumération
des conditions collectives, sociales, éconolIliques de la résolu-
tion d'un problème.
Mais les conditions classiquement énumérées sont trop
larges; elles per'mettent qu'une invention, grâce à un même
degré de développement dans plusieurs pays, apparaisse
simultanément en plusieurs lieux; mais elles n'empêchent pas
réa.lité n.écessa.ire du comme la mine
pour le train; elles permettent seulement, lorsque le train, en
vertu de conditions économiques définies, peut se développer
3 l 4
en réseau, qu'il le fasse en plusieurs pays à la fois; la chau-
dière tubulaire est donnée, en France, comme une invention
de Marc Seguin. Mais on constate, en Angleterre, que la pre-
mière chaudière tubulaire ayant fonctionné est la Fusée de
Stephenson, en 1827. Peut-on parler de réinvention ou de
transmission d'information? Il faudrait des sources histo-
riques très précises et non nationales pour pouvoir répondre
à la question. En fait, il arrive souvent que les inventions se
fassent à peu près en mêrIle temps, et les applications aussi.
L'application correspondant à l'invention de Seguin date de
1832 en France.
Pour les inventions n'ayant pas eu de foyer les débuts furent
beaucoup plus délicats; l'adaptation de la rnachine à vapeur
(du type Watt) était parfaitement possible en matière de trac-
tion routière ou fluviale, voire maritime.
Ni Joseph Cugnot, ni William Murdock, ni Olivier Evans et
Trevithick ne purent faire accepter leurs fardiers ou autobus
à vapeur; le bateau à vapeur, avec Denis Papin, puis
d'Auxiron, puis Jouffroy, ne put franchir l'obstacle hurIlain;
la même invention connut également l' échec avec Stanhope
puis John Fitch; le premier inventeur qui réussit fut Fulton,
SUI' l'Hudson (10 octobre 1807), avec le navire à vapeur
Clermont; ensuite vient, dans le courant du XIXe siècle, une
longue lutte, pour la traversée de l'Atlantique, entre la voile
et la vapeur; cette lutte fut principalement économique, le
combustible demandant une place importante qui, sur les voi-
liers, était libre pour le fret. La lutte se déclara en faveur de
la vapeur à partir de 1870, grâce à l'hélice, moins encom-
brante et moins fragile que les roues à aubes, tout en donnant
en plus un meilleur rendement; cOI'rélativement, les moteurs
à cylindres et pistons étaient remplacés, dans les usages puis-
sants de la vapeur, par des turbines. Or, l'hélice était une
invention déjà ancienne (Charles Dallery, Amiens, 1803, puis
Souvage, de Boulogne-sur-Mer, 1832); ce fut seulement Johan
Ericsson qui, en 1837, réussit à faire naviguer un bateau à
vapeur muni d'une hélice. La turbine, de son côté, venant
comme les roues à aubes de l'exploitation des chutes d'eau,
évite l'emploi du mouvement alternatif des bielles et mani-
velles et reIIlplace ce dispositif par un organe compact qui réa-
lise, en cas de bonne adaptation, un rendement meilleur,
malgré la nécessité d'une démultiplication; elle « concrétise» le
moteur à vapeur.
On peut donc noter que, tout en restant liées aux conditions
économiques, les inventions sont favorisées par l'existence
d'un milieu d'origine où elles sont rentables et qui leur perrIlet
3 l 5
des essais riches en perfectionnements alors que les condi-
tions plus générales ne sont pas encore favorables. Ce mili~u
exerce un appel à l'invention, parce qu'il est semblable à, un
petit réseau.
Un autre exemple pouvant être présenté est celui du rnoteur
à combustion inter'ne de Diesel; ce moteur a ceci de particu-
lier qu'il comprime de l'air pur jusqu'à une pression élevée,
puis reçoit en haut de course, au moment où l'air est échauffé
par la compI'ession, une injection à très haute pression de com-
bustible, généralement du mazout purifié; l'onde de combus-
tion suit le piston dans sa course; il n'est pas nécessaire que
le combustible soit volatil à la température du stockage. De
plus, la pression initiale élevée de l'air donne à un tel moteur
un rendement supérieur à ceux qui compriment un mélange
déjà fait d'air et de vapeur d'essence: si la pression est élevée
en bout de course, on obtient une combustion à régime explo-
sif et non une déflagration progressive, ce qui détériore le
moteur et nuit au rendement, la détonation donnant une pres-
sion moins régulière, au long de la détente, que la déflagration.
Or, les moteurs Diesel n'auraient pu naître sans l'expérience
préalable du moteur à gaz, des moteurs à essence avec leurs
différents carburateurs, et en général de tous les moteurs
thermiques, avec les principes scientifiques de leur rende-
ment; le moteur de Diesel correspond sans doute à la plus
grande différence pratiquement utilisée entre source chaude
et source froide; il ne peut être concurrencé que par certaines
unités de chaudières à haute pression et de turbines, sur les
navires ou dans les centrales électriques.
La réussite du moteur de Diesel est une réussite terminale,
d'après les approximations successives; on peut la comparer
aux groupes-bulbes des usines de basse chute exploitant les
faibles différences de hauteur d'eau - la turbine Guimbal par
exemple. Ces inventions sont concrétisantes, elles créent des
synthèses compactes, où chaque partie fonctionnelle dépend
du tout et donc aussi de chacune des autres parties.
3 l 6
grâce à l'état créé par leur accomplissement siInultané; il
existe un état analytique de l'invention avant l'application,
puis un état synthétique de l'invention post-industrielle.
Les processus Inentaux logiques ne sont sans doute pas les
mêmes, lorsqu'il s'agit de passer d'un état pré-industriel des
techniques à un état plus industriel, que lorsqu'il s'agit de
synthétiser en unité compacte des éléments antérieurement
séparés; on réaliserait ainsi des inventions d'analyse et des
inventions de synthèse; or, la réalité des deux types d'inven-
tion existe.
3 l 7
Nous avons cité la mine comme grande source d'inventions
depuis deux siècles au moins; elle a d'abord donné des inven-:
tions par analyse, en spécialisant les voies de transport en
surface et au fond, les voies et les rnoyens de l'aérage, les
dispositifs de rernontée des matériaux et du personnel, la cir-
culation de l'air comprimé, de l'électricité, de la téléphonie et
des divers signaux. Puis une deuxième vague d'inventions par
analyse est venue avec le changement d'ordre de grandeur et
le transport de l'énergie à distance qui s'est produit après
1850; à ce moment, les diverses fonctions de la mine se sont
éloignées du puits et se sont développées comme de véritables
industries séparées, reliées les unes aux autres en réseau
d'hétérogénéité; ainsi, une grande exploitation a besoin d'une
sécurité absolue relativement à l'alimentation en énergie élec-
trique; elle doit pouvoir remplacer le réseau défaillant en un
temps très court: d'où l'emploi de groupes électrogènes pou-
vant être mis en route en très peu de temps, ou même d'une
véritable station centrale d'énergie électrique, séparée en plu-
sieurs unités de production permettant d'approprier consom-
mation et production, et permettant aussi entretien et
réparations sans arrêter l'entreprise.
Ce second type d'analyse permet d'avoir des systèmes de
transfert entre la dimension de la production et la dimension
des machines ou outils d'utilisation. L'air comprimé peut être
employé au moyen du système cylindre-piston, ou bien au
moyen de turbines; de même, l'électricité peut être employée
au moyen d'électro-aimants, ou bien de moteurs. Le système
de transfert, lorsqu'il est nécessaire, peut consister en un
simple détendeur ou en un transformateur d'isolement et
d'adaptation.
La capacité analytique des grandes installations a permis
aux inventions scientifiques de se développer en trouvant non
seulement un domaine d'application, mais un domaine ampli-
fiant. C'est le cas du transformateur, de l'alternateur, de la
dynamo, de la magnéto au XIXe siècle. Sans la dimension indus-
trielle, l'alternateur et la dynamo auraient pu rester des appa-
reils pour travaux pratiques de physique. Ce qui fait d'eux des
inventions, c'est le fait qu'ils ne sont pas seulement des appli-
cations, mais des êtres ayant un schéma défini, les rendant
compatibles avec eux-mêmes lorsqu'ils passent du statut de
petit objet aux éléments bien visibles, colorés de teintes diffé-
rentes selon la fonction, au rang d'objet industriel. De l'objet
industriel à l'objet d'usage courant, la redescente est possible
avec une bonne proportionnalité des dimensions. La résolution
du pr'oblème se fait plus facilement sur un analogue ou modèle
3 l 8
pour lequel le problème existe avec acuité; les alternateurs
d'automobile ne seraient certainement pas aussi compacts et
robustes s'ils étaient seulement des pièces d'autorIlobile; en
fait, les problèmes posés par la position mutuelle et l'isole-
ment des circuits des alternateurs industriels ont été résolus
à grande échelle il y a plus de cent ans: la résolution du pro-
blème a été une répartition correcte du rotor et du stator" en
mettant le moins possible en mouvement des pièces porteuses
de tension électrique.
La dichotomie précédente correspond à un classement ayant
valeur d'invention nouvelle et résolvant un problème: quand
on augmente la puissance d'un alternateur, on le rend fragile,
car on augmente les vibrations de pièces soumises à une ten-
sion élevée; il est donc très important d'élinliner les pièces
électriques en rotation; la dernière version est essentielle-
nlent une jante métallique portant des coupleurs magnétiques
en fer ouvrant et fermant des circuits entre des pièces fixes
comportant des élérnents du circuit électrique de débit exté-
rieur. Tout ce qui est électrique est fixe; seuls les éléments
magnétiques peuvent être Illobiles; or, ces derniers éléments
sont moins fragiles que les éléments électriques: ils ne corn-
portent pas d'isolement.
Cet exposé ne tend vers aucune théorie dognlatique; il pré-
tend seulement dire qu'un grand nombre de dichotomies opé-
rées nécessaiI'ement en milieu industriel afin d'éviter des
nuisances industrielles réciproques à cause des dimensions
ou des vitesses élevées à certains organes (exemple: dans
l'alternateur) constituent des inventions nouvelles et pouvant
être transposées à l'échelle inférieure. Une résolution de pro··
blème demandant un changement du schème de l'objet ou de
l'opération reste rarement enfermée dans un milieu où il a
pu faire ses preuves; il Y a quelque chose d'universel dans la
résolution des problèmes qui autorise la propagation du
schéma de base.
L'essentiel de l'invention technique est qu'elle est transpo-
sable (moyennant, éventuellement, des simplifications ou
adaptations) d'un ordre de grandeur à un autre; parfois
même, l'invention intervient pour que cette transposition
puisse s'opérer. Quand la répartition des organes d'une
rnachine a été faite de manière telle que le passage à l'ordre
de grandeur supérieur soit possible, le passage à l'ordre de
grandeur inférieur est également pOSSible (alternateur pour
éolienne ou pour jouet).
Dans un grand nombre de cas d'invention technique, on voi'G
la création rigoureuse d'une dichotornie servir de principe à
3 l 9
un Illouvement de pensée comparable au Il supposons le pro-
blème résolu» des mathématiciens.
Ainsi, les turbines Guirnbal supposent le problèrne résolu en
mettant la turbine et l'alternateur' dans la conduite. L'alter-
nateur serait, sous cette forme, rapidement détruit par l'eau;
aussi bien, l'alternateur est enfermé dans une coque emplie
d'huile sous pression, comportant des joints pour l'entrée
d'énergie mécanique provenant de la turbine, et pour les sor-
ties de conducteurs. La coque est reliée en outre à un tuyau
aboutissant à un réservoir situé au-dessus du mur du barrage:
tant qu'il y a de l'huile dans ce réservoir, l'eau ne peut entrer
dans l'alternateur. Les fuites lubrifient l'entI'ée d'énergie
mécanique. Or, le« supposons le problème résolu» s'applique à
ce cas; la réduction de dimensions imposée à l'alternateur est
possible, parce que le brassage de l'huile par les pièces
mobiles permet un refroidissement énergique de toutes les
pièces à l'intérieur de la coque de l'alternateur; en dernier lieu,
la chaleur est évacuée dans l'eau de la conduite forcée à tra-
vers la coque remplie d'huile renfermant l'alternateur. Une
invention du type de celle de Guimbal sépare d'abord radica-
lement « ce qui est dans l'huile» et « ce qui est dans l'eau». Après
cette dichotomie de base, les communications sont rétablies de
manière orientée: la coque de l'alternateur cède de la chaleur
à l'eau de la canalisation; le joint laisse fuir une faible quan-
tité d'huile dans l'eau de la conduite. C'est la puriÎication, la
déÎinition de fonction ou de faisceaux de fonctions de chacun
des constituants de l'objet technique qui donne une formule
pouvant être multipliée ou réduite selon les circonstances.
L'amplification ou la réduction ne sont d'ailleurs possibles
que jusqu'à un certain degré. Les groupes-bulbes des usines de
basse chute peuvent fonctionner pour 25 cm de hauteur de
chute, en modèles réduits. Par contre, les trains électriques en
réduction sont très rarement bâtis sur la mêrne formule que
les trains réels, parce qu'aucun personnage ne les habite pour
les conduire. Ils ne conservent leur formule que pour l'ingé-
nieur qui peut être tantôt voyageur, tantôt conducteur, tantôt
constructeur, dans le train véritable, et qui conserve plusieurs
de ces fonctions par rappor't au train réduit.
À proprement parler, l'amplification ou la réduction des
médiateurs techniques sont possibles quand leur formule com-
plète a été comprise.
L'industrialisation apporte un besoin de séparation des com-
posants à l'intérieur d'une même lllachine, parce qu'elle a
besoin de grandeurs élevées; les fonctions ne peuvent inter-
férer entre elles, sauf de manière réglée et précise.
320
(Synthèse) L'activité d'invention, si elle restait purement
analytique, refléterait non seulement des conditions indus-
trielles de production, mais encore des conditions industrielles
d'usage. Or, l'usage a ses exigences qui demandent, pour
atteindre un but défini, un objet fabriqué complet et en lequel
différents fonctionnements doivent être oompatibles et même
synergiques: chaque partie baigne dans un « milieu intérieur»
constitué par le fonctionnement lui-même; il n'y a pas de
manière nécessaire un seul organe par fonction ni une seule
fonction par organe. L'introduction d'un élément nouveau
réagit sur la manière d'être de la totalité, mais doit se conf01'-
mer aux nouvelles lois de la totalité résultante; l'invention
apparaît alors comme la création d'un groupe au sein duquel
peuvent s'opérer des réductions du nombre des composants,
grâce à un régime plus strict du fonctionnement, de la dimen-
sion et de l'emplacement des composants.
Par exemple, le moteur à essence peut être dépourvu du
refroidissement par eau, ce qui supprime le radiateur et la
pompe de circulation d'eau; mais il faut alors disposer les
cylindres pour qu'ils reçoivent un vif courant d'air froid; ces
cylindres à ailettes bénéficient d'un renfort mécanique per-
mettant de les alléger, pourvu qu'ils soient faits d'un métal
très conducteur; la culasse et même le carter sont en ce cas
pourvus eux-mêmes d'ailettes contribuant au refroidissement;
rnais le fonctionnement est plus strict, car le « volant ther-
mique» constitué par la réserve d'eau avec l'énergie néces-
saire à la vaporisation n'existe plus.
Un autre exemple est fourni en électronique par le passage
des tubes (ou « lampes ») triodes aux tétrodes ou penthodes. Un
défaut des tubes triodes est que rien ne s'interpose entre
l'électrode de commande (grille) et l'anode; un couplage existe
entre la grille et l'anode. Pour supprimer ce couplage électro-
statique, un écran a été introduit entre la grille de commande
et l'anode; cette électrode à potentiel fixe supprime le cou-
plage, mais réagit sur l'écoulement du flux d'électrons; si
l'écran est porté au potentiel de la grille de commande, il
empêche l'attraction des électrons par l'anode; s'il est porté
au potentiel de l'anode, il capte lui-même une part importante
du flux, et nuit au fonctionnement. La différence de potentiel
de l'écran par rapport aux autres électrodes doit être judi-
cieusement déterminée en fonction du gradient de potentiel
existant entre les autres électrodes; sauf pour des usages spé-
ciaux, l'introduction de l'écran n'est possible que si le poten-
tiel de l'écran est plus élevé que celui de la grille et moins
321
élevé que celui de l'anode. L'ensemble fonctionne alors comme
une triade sans couplage interne, avec un avantage supplé-
mentaire: l'écran accélère les électrons, ce qui augmente le
rapport d'amplification entre l'entrée et la sortie.
___________",' Plus généralement, presque toutes les rIlachines ou tous les
autres objets techniques possédant des régulateurs et un
retour d'information de l'entrée sur la sortie comportent un
schéma de synthèse; le régulateur, par son insertion, IIlodifie
le fonctionnement et doit être mentalement présent à l'inven-
teur; il en est de IIlême pour les asservissements. Les efforts
d'industrialisation ont donné un très grand nombre d'exemples
polyvalents qui peuvent donner par synthèse différents fonc-
tionnements; mais les synthèses qui les rapprochent sont
elles-rnêmes des inventions, parce que le rassemblement de
cornposants donne des propriétés nouvelles par rapport à
celles des composants non couplés.
Cette possibilité de a11anger d'ordre de grandeur tout en
conservant la formule complète des médiateurs techniques
permet d'inventer un grand nombre d'objets qui sont aussi bien
des jouets que des « objets scientifiques», et possèdent un
schéma pur; les dimensions n'ont rien à voir avec les fonctions
réelles; ainsi, l'usage des transistors permet des montages qui,
sous forme de jouets ou d'appareils de démonstration pour les
sciences, sont les mêmes que les appareils scientifiques et
techniques; ils sont seuleIIlent, en général, moins puissants ou
rnoins précis, selon la qualité des composants employés et
selon la taille ou le mode d'alimentation en énergie. Oette pos-
sibilité de construire des appareils ayant un sens technique
donne en particulier de vrais jouets, ce qui est relativement
nouveau. Les anciens jouets pouvaient être de très belles réa-
lisations, attachantes pour leurs utilisateurs mais fausses,
parce que le principe de l'objet réel n'était pas conservé; ainsi,
le train électrique est plus vrai que le train à vapeur, car il est
possible de munir le train électrique de vrais moteurs élec-
triques, tandis que le train à vapeur reçoit généralernent un
moteur à ressort, ce qui est une sorte de rnensonge pour l'uti-
lisateur; l'invention pOSSible s'est muée en régression vers un
autornate simulant un train.
322
par invention technique. Mais on ne peut conclure que des pro-
cessus mentaux, des aotivités intellectuelles analytiques et syn-
thétiques s'attachent à, chaque catégorie d'invention. L'étude
psychologique de l'invention reste assez largement à faire.
L'activité intellectuelle qui semble le plus largement impli-
quée dans l'invention est le transfert.
Quand il s'agit d'éloigner d'un point encombré (comme le
puits de mine) une fonction ou plusieurs, la condition à la fois
réelle et intellectuelle est la permanence de la fonction jointe
à un dispositif d'éloignernent. Dans le cas choisi, la perma-
nence de la fonction est liée à la continuité du câble, et non à
la proximité du treuil; le treuil peut même être divisé en une
partie assurant la traction et une autre mettant le câble en
réserve; le dispositif d'éloignement consiste en un système de
l'envoi dégageant le puits, le chevalement porteur d'une pou-
lie de renvoi. Il s'accomplit deux transferts en sens inverse,
celui du câble vers le treuil et celui du treuil vers le puits sans
encombrer l'orifice, donc en faisant un détour grâce à la pou-
lie de renvoi du chevalement. Ces deux transferts inverses et
complémentaires peuvent d'ailleurs être couplés, par l'adjonc-
tion d'une seconde cage, ce qui permet à la presque totalité du
câble de rester dans le puits, une petite longueur seulemerit
étant retenue par le treuil; en ce cas, le double transfert est
complet et l'invention a atteint son degré le plus élevé de per-
fection en logeant le câble dans le puits lui-même.
De semblables transferts ont lieu quand il s'agit de synthé-
tiser des fonctions et de rapprocher des organes chargés de
plusieurs fonctions. Ainsi, dans un moteur à essence, le
cylindre et le piston changent de fonction au cours du cycle;
après l'échappement, une nouvelle aspiration se fait dans la
perspective de la prochaine compression et de la détente; les
opérations sont les mêmes que dans l'ensemble chaudière-
moteur, mais pas dans les mêmes lieux; la succession des
fonctions, qui constitue un premier transfert, est rendue pos-
sible par un deuxième transfer't, mécanique et non thermo~
dynamique, celui des engrenages réducteurs, des carnes, des
poussoirs, des soupapes d'admission et d'échappernent. C'est
ce transfert mécanique de phase en phase qui rend possible le
transfert thermodynamique des quatre «temps» du moteur,
de type volurnétrique et chimique. À ces deux transferts est
adjoint celui de la magnéto ou de l'allumeur dit Delco, et de
plus celui de l'aspiration d'air et de l'admission d'essence, qui
sont des liens entre les deux transferts de base.
L'activité intellectuelle de l'inventeur (Beau de Rochas) a
donc tenu compte de manière compatible de ces quatre chaînes
323
opératoires, chaque moment de l'une tendant vers l'un des
moments de chacune des autres.
Par transfert, nous voudrions entendre un mode d'activité
qui fait appel simultanément à l'induction et à la déduction;
la présence de la déduction consiste en l'existence d'une néces-
sité logique et matérielle, d'un certain nombre de conditions
qui doivent être remplies pour que l'ensemble fonctionne;
cette déduction découle d'une axiomatique, partout présente
en chacune des chaînes. L'induction provient de toutes les réa-
lités déjà connues qui, dans l'objet inventé, se partagent une
même fonction: les fonctions traversent un ensemble de com-
posants sans que l'un d'eux soit premier.
Peut-être serait-il nécessaire de faire apparaître un mot
nouveau, « transduction», pour désigner cette activité qui
n'est ni une déduction ni une induction, mais un mixte simul-
tané des deux activités. Mais la perspective de cet exposé
n'étant pas une réforme de la logique, il est possible de
conserver le vocabulaire classique tout en rnontrant que la
« logique» de l'invention est, dans un grand nombre de cas
sinon toujours, un emploi simultané de déduction et d'induc-
tion. rroutefois, le mot de transfert suffit quand il s'agit de
faire comprendre une invention devenue complète et renfer-
rnant un état d'équilibre possible. Telles sont les machines
simples de Descartes où se font équilibre le travail moteur et
le travail résistant: dans la poulie, par exemple, un premier
enchaînement de transferts va du fardeau à la main ou au
treuil, en se conservant, malgré le renvoi d'angle de la pou-
lie; un second enchaînement, égal au premier et de sens
inverse, va de la main ou du treuil vers le fardeau; la
rnachine est considérée comme étant en état d'équilibre ou
effectuant des mouvements extrêmement lents. Le travail
moteur est égal au travail résistant quand on ne peut accor-
der de privilège au côté moteur et au côté résistant; les deux
chaînes de transfert coexistent et sont équivalentes. Les
schémas du treuil, du palan, des rnoufles, peuvent être ainsi
envisagés à l'état de réversibilité.
Or, toutes ces nlachines existaient avant la formulation de
la loi de conservation du travail; mais elles ne pouvaient être
accompagnées que de fornlules d'explication trop vagues (du
type «rien ne se perd, rien ne se crée») et non de la désigna-
tion précise de ce qui se conserve en se transformant: « c'est
la même chose de faire faire un pouce de chernin à cinq livres
d'eau que cinq pouces de chemin à une livre d'eau», selon la
formule de Pascal. Avec cette formule, l'ingénieur sait quel
rapport il doit prévoir entre les rayons des manivelles et celui
324
du tambour du treuil pour qu'une charge définie puisse être
élevée par deux hommes.
La pensée relative aux médiateurs techniques fruits de
l'invention a ceci de particulier qu'elle peut procéder de plu-
sieurs travaux successifs pour atteindre sa perfection, ou
bien être à peu près parfaite dès la première formulation;
ainsi le joint de cardan a été perfectionné par la mise en
série de deux joints et par leur renforcement, mais pas en
son principe lui-même.
[ ... ]
1 V /
TION /
IVIT
( 1976)
INTRODUCTION
329
techniques; la créativité sera étudiée d'abord comme activité
individuelle, ensuite comme activité de gI'oupe.
Après une tentative de définition conceptuelle et verbale,
nous allons présenter une définition au moyen de cas exem-
plaires de l'invention et de la créativité.
330
est resté des siècles sans véritable utilité, jusqu'au XIXe et au
xxe siècle où l'on a su réaliser l'adaptation entre la pression
de la vapeur et sa vitesse, nécessaire pour produire un bon
rendement. Actuellement, il existe une grande diversité de
turbines à vapeur, qui utilisent toutes l'un ou l'autre des deux
principes de base: l'action ou la réaction, et parfois les deux
principes partielleIIlent. La turbine est dite à action (Laval,
Curtis, Rateau, Zoelli) quand la vapeur agit uniquement par sa
force vive sur les aubes d'une roue mobile. La turbine est à
réaction (Parsons, Brown-Boweri) quand la vapeur agit par sa
pression dans les aubes de la roue et entraîne la partie mobile
tant par sa force vive que par la puissance de son expansion.
Si le chemin parcouru par la vapeur est parallèle à l'axe, la
turbine est axiale; s'il lui est perpendiculail'e, radiale.
Cette profusion de formes et d'adaptations de la turbine à
vapeur fait que l'on se trouve devant l'équivalent d'un foi-
sonnement pour ainsi dire sans limites, comme après une
séance de brainstorming; c'est en fonction de critères internes
(rendement) mais surtout, également, externes que l'utilisa-
teur doit faire son choix; les critères de choix peuvent être le
prix de la construction, la souplesse de mal'che, la puissance
de pointe, la puissance à bas régiIne, le bruit émis, la taille.
En matière de turbines à vapeur, il n'y a pas une unique
invention qui serait la conclusion de toutes les autres (phase
synthétique), mais une pluralité de systèmes tous viables, res-
tant à adapter au cas précis de l'utilisation, pal' un travail
relevant de la créativité.
Ce travail étudiera d'abord l'invention, ensuite la créativité.
L'invention elle-même sera envisagée d'abord dans les tech-
niques, ensuite dans une autre matière, dont l'étude sera
moins développée que celle des techniques.
331
So Les machines actives ou moteurs, de toutes catégories.
Bo Les machines c'est-à-dire les machines à infor-
mation, où la réalité importante n'est plus l'énergie, souvent
très faible, mais ce que nous nommons aujourd'hui informa-
tion, avec les qualités de fidélité et linéarité du fonctionne-
ment.
[ ... ]
de l'éditeur. Les développements contenus dans cette
première section (p. 1-26) correspondent d'assez près à ceux
que l'on peut trouver en d'autres lieux, notamment dans le
Cours de 1968-1969.]
[ ... ]
de l'éditeur. Cette seconde section (p. 26-34), dont
nous ne donnons ici que le titre, présente, dans la philosophie
grecque, les physiologues ioniens (Thalès, Anaximandre,
Anaximène) et l'école pythagoricienne, puis Socrate et Platon,
et enfin Aristote et les stoïciens, comme des moments pou-
vant correspondre aux trois phases d'invention (syncrétique,
analytique, synthétique) que l'on observe dans le développe-
ment des techniques.]
1. Intelligence et créativité
332
intelligence, permettant de faire jouer un rôle instrumental à
des objets ou matériaux inhabituels. Une Guêpe a été observée
en train de pilonner et damer la fermeture de son terrier au
moyen d'une petite pierre; si les pierres font défaut, une
écaille de pin peut être ernployée; mais le mécanisme de
l'action paraît bien être un schème héréditaire faisant partie
du patrimoine spécifique: l'utilisation d'une pierre n'est pas
davantage préformée que celle d'une écaille de pin, si bien
qu'on ne peut pas affirmer que l'usage de l'écaille rernplace
celui de la pierre. La Guêpe choisit ce que le rIlilieu rnet à sa
disposition et qui correspond au schème héréditaire; toutes les
Guêpes d'un même biotope agissent de manière semblable.
On a observé de rnême les procédés par lesquels des ani-
maux, et particulièrement des Singes supérieurs, arrivent à
atteindre un fruit hors de leur portée; ici, c'est généralement
le bâton qui entre en jeu pour tirer à pr'oximité de la cage
l'objet hors de portée; si le bâton est donné tout fait et assez
long, le problème de la médiation est résolu sans hésitation;
si, par contre, des segments trop courts en eux-mêmes sont
donnés, avec une douille creuse à l'un des bouts, le succès
dépend beaucoup des aptitudes du sujet et surtout de ses mani-
pulations antérieures à l'expérience. Par'ticulièrement, si le
sujet a déjà eu l'occasion, sans but, d'emmancher des bâtons
comme les scions d'une canne à pêche les uns dans les autres,
il cherche d'emblée, sous l'effet du besoin actuel, à fail'e tenir
les uns au bout des autres les segments qu'on lui donne. Il est
capable alors d'amincir en les rongeant les extrénlités non
pourvues de douilles, pour qu'elles pénètrent à force dans les
douilles et forment ainsi un bâton prolongé. Ce travail d'amin-
cissement montre bien une certaine créativité, car le sujet
peut n'avoir jamais eu l'occasion d'agir ainsi, et il faut qu'il
ait compris que le segment peut être adapté à la nécessité
d'être de dimension appropriée à l'introduction dans la douille
qui sert de raccord rigide. Toute créativité n'est donc pas
absente du comportement animal.
Un des problèmes les plus intéressants à ce sujet est celui du
détour. Un grillage rectiligne de dimension finie suffit à empê-
cher longtemps une Poule d'atteindre un appât placé de l'autre
côté. Elle effectue des va-et-vient sur peu d'étendue, comrne si
elle cherchait une issue dans le grillage, et tente d'introduire
sa tête entre les mailles. Puis il arrive qu'elle accomplisse le
détour après s'être désintéressée de l'appât qu'elle voyait et
qu'elle tentait vainernent d'atteindre par le plus court chemin.
Un Chien fait d'emblée le détour. Un Chat, placé à l'entrée
extérieure d'un labyrinthe transparent en spirale, où l'appât
333
est au centre, progI'esse régulièrement vers l'appât. Par
contre, si, avec le même labyrinthe, l'animal part du centre
pour aller vers un appât situé à l'extérieur, il est bloqué à
chaque tour de spire, à l'endroit où il est le plus près de l'objet
à atteindre, et ne peut continuer sa progression, parce qu'il
s'éloignerait de l'objet, de plus en plus à chaque tour. Comme
dans le cas de la Poule, le Chat est bloqué par la condition du
plus court chemin, qui n'existe pas lorsque la spirale est par-
courue de l'extérieur vers l'intérieur, l'animal se rapprochant
alors progressivement du but. Dans le détour, la créativité de
la conduite suppose une vue représentative de la situation au
lieu d'une vue segmentaire à chacun des instants de l'exécu-
tion. Le détour est une conduite indirecte remplaçant la
marche directe au but; cette conduite indirecte se rapproche
de la médiation instrumentale.
Il est malaisé de comparer l'aptitude des différentes espèces
à effectuer un détour. Un jaguar en captivité est fort peu doué
pour cette conduite, alors que, dans son milieu naturel, il est
capable d'effectuer de longs détours pour capturer sa proie
sans se laisser éventer et l'inciter à fuir par une approche
directe, sans précautions.
Un dispositif simple permettant de détecter le degré de créa-
tivité chez un animal ou un jeune enfant est celui de la ficelle
comme intermédiaire; un objet intéressant est à une distance
trop grande du sujet pour qu'il puisse le saisir, mais une ficelle
attachée à l'objet passe à portée du sujet. Un Singe supérieur
adulte est capable de résoudre immédiatement le problème en
saisissant la ficelle et en la tirant; un jeune enfant, soumis à
l'épreuve de Gesell, ne réussit pas, s'il est trop jeune ou
retardé dans son développement. L'épreuve consiste en ce que
l'enfant, placé dans une grande chaise qui lui laisse les bras
libres mais l'empêche de se déplacer, a devant lui un anneau
coloré suspendu à un fil passant près des mains de l'enfant;
si l'enfant a un âge suffisant et est assez développé, il saisit
le fil et le tire en ramenant l'anneau. Dans le cas contraire, il
tend ses mains vers l'anneau pour essayer de le saisir vaine-
ment, car l'anneau est hors de sa portée. Ce test est employé
parlni d'autres pour évaluer le degré de développernent des
jeunes enfants. Il est indépendant du degré de maîtrise de la
locomotion; le fil peut être saisi efficacerIlent même en pré-
hension palmaire. C'est bien une épreuve d'intelligence ou de
créativité, car il faut que le sujet saisisse la relation entre le
fil et l'anneau.
Ainsi, il est pOSSible d'apprécier à des degrés très élémen-
taires le niveau de créativité d'un sujet, si on accepte de ne
334
pas opérer, aux niveaux les moins élevés, de distinction entre
intelligence et créativité.
Chez l'adulte, la différence entre intelligence et créativité se
manifeste de manière plus nette. L'intelligence peut être pré-
sentée comme une aptitude générale à résoudre les problèmes,
tandis que l'intelligence créative se manifeste non pas en tous
les problèlnes, mais dans ceux où la solution est rendue pos-
sible par la sélection d'un cas particulier ou par celle d'une
médiation unique particulièrement rapide et efficace, parmi
plusieurs possibles.
Soit d'abord le problème suivant: tenir une corde, attachée
à un mur mais courte, et en même temps un pendule suspendu
au plafond de la salle, à une distance du mur portant la corde
telle qu'il soit impossible de prendre la corde d'une main et le
pendule de l'autre. La solution consiste, après un essai mon-
trant l'impossibilité d'une solution statique, à lancer le pen-
dule dans le plan passant par la corde et la verticale au point
d'attache du pendule; dès lors, si l'oscillation a une amplitude
suffisante, il est possible de prendre la corde d'une Inain et de
saisir au voIle pendule par la main restée libre. Le problème
a été résolu en faisant intervenir un ter'me médiateur, l'oscil-
lation, contenue dans les propriétés du pendule, mais absente
des données perceptives du matériel présenté. Il a donc fallu
que le sujet fasse appel à un cas particulier de l'activité ou des
propriétés non évidentes du matériel présenté. Cette adjonc-
tion manifeste une intelligence créative qui ne se borne pas à
un constat de la situation avec les propriétés données, mais
ajoute une médiation fournie par des propriétés latentes.
Lors de la dernière séance de cours, le professeur, voulant
couper la ficelle liant un paquet de textes polycopiés,
demanda un couteau aux étudiants proches de la chaire; per-
sonne n'en avait. Mais une étudiante proposa un briquet à
gaz qui, au bout de quelques secondes de chauffage, eut rai-
son de la ficelle. Cette étudiante a fait preuve de créativité,
car elle n'a pas limité les propriétés du briquet à l' alluIIlage
d'une cigarette; elle a vu dans la flamme du briquet une pro-
priété qui ne fait pas partie de l'usage général de cet instru-
ment de fumeur, et a dégagé une propriété nouvelle jouant un
rôle médiateur et instrumental dans la situation imprévue. Il
ne s'agit pas, au sens rigoureux du terme, d'une invention
nouvelle, car un tel elnploi de la flamme a eu lieu au cours
d'expériences de physique où il fallait libérer une masse sans
lui communiquer la moindre impulsion, par exemple pour
étudier la loi de la chute des corps. Mais il s'agit bien d'une
conduite créative.
335
Un autre cas est fourni par une expérience où le sujet doit
éteindre huit bougies allumées en soufflant seulement quatre
fois, au moyen d'un tube. Le sujet peut arriver au résultat
cherché en alignant l'axe du tube et deux des bougies; le
souffle, dirigé par le tube, éteint les deux bougies d'un seul
coup. L'idée d'alignement par deux des bougies n'est pas impli-
quée par la situation qui présente, sur une table, les bougies
en désordre; il faut que le sujet crée sa stratégie et opère
mentalement l'alignement sur lequel elle repose.
Un dernier cas un peu plus complexe est celui où l'on four-
nit au sujet une scie, des planches, des pointes, un marteau et
une boîte d'allumettes. La consigne est de fixer au mur la bou-
gie allumée. Il existe naturellement une solution directement
induite par le matériel donné: construire un support fait de
deux morceaux de planche assemblés perpendiculairement,
enfoncer une pointe verticale à travers la tablette horizon-
tale, fixer la bougie sur la pointe, après avoir cloué au mur la
planche verticale, et allumer la bougie. Toutefois, cette solu-
tion logique n'est pas considérée comme bonne par l'expéri-
mentateur; la solution créative consiste en ce cas à fixer au
mur la boîte d'allumettes, puis à allumer la bougie et à la ren-
verser pour faire couler sur la boîte quelques gouttes de bou-
gie fondue, et à faire adhérer la bougie à ces gouttes en la
maintenant jusqu'à solidification, conduite qui fait preuve de
créativité parce qu'elle exige que le sujet saisisse dans la boîte
d'allumettes un support possible, et dans la bougie une source
possible de matière adhésive.
En fait, on peut n'être pas d'accord avec une telle interpré-
tation. La construction d'un support en bois est à long terme
une solution plus sérieuse que celle de l'usage de la boîte
d'allumettes; quand la bougie sera usée, il y aura difficulté à
la décoller sans endommager un support aussi fragile, ce qui
n'est pas le cas du support en bois cloué. Par ailleurs, les pos··
sibilités de fixation sur la pointe du support en bois débordent
le cas de la bougie européenne en acide stéarique; une chan-
delle en cire ne peut être collée, car les gouttes en fusion
restent longtemps à l'état pâteux: le collage ne prend pas,
alors que la pointe tient toute espèce de cierge ou de chandelle.
Une telle expérience et l'attente de l'expérimentateur mon-
trent assez bien la différence entre créativité et invention. La
conduite créative se borne à extraire des objets donnés leurs
propriétés non explicites; elle remplace des usages habituels
par des fonctions virtuelles et inhabituelles. L'invention véri-
table demande la constI'uction d'un objet nouveau qui fait
défaut, et qui doit être imaginé avant d'exister de manière
336
fonctionnelle. ComIlle, dans le cas rapporté, la technique du
collage par fusion est généralement connue d'avance, tandis
que celle d'un support en bois ne l'est pas, et que les maté-
riaux ou les outils la suggèrent sans la définir, il faut être
prudent dans la conclusion relative aux aptitudes intellec-
tuelles du sujet. En fait, il existe des cas où la solution adop-
tée est un simple artifice de bricoleur faisant preuve
d'ingéniosité et de promptitude; il existe aussi des cas où le
sujet accepte de faire le détour par la construction d'un objet
nouveau demandant une activité d'invention. Si l'on veut véri-
tablement rendre compte de la situation, il faut dire que le
sujet créatif a été sensible au fait que l'étalage d'outils était
un piège, et que l'expérimentateur devait probablement
attendre une opération plus facile et plus rapide. Ce sujet
débrouillard a saisi les nuances du « set»; ses aptitudes intel-
lectuelles sont en partie faites de capacité de communication
implicite; il est mieux socialisé que l'inventeur.
337
CONCLUSION
338
séminaires ou les discussions entre élèves, particulièrement
dans les Grandes Écoles. Mais elles sont plus proprement un
exercice pédagogique, où chaque individu se sent le devoir de
tenir un rôle, qu'un exercice proprement dit de pensée créa-
tive; on peut dire que la créativité sert d'exercice à la tendance
à l'invention, mais qu'elle ne remplace pas l'invention pro-
prement dite. En domaine philosophique, même aux époques
où la pensée est peu inventive, aucune structure n'en peut
juger et ne possède de moyens pour stimuler cette pensée
inventive, sauf peut-être dans l'Université ou dans différentes
Académies. Dans les techniques, le besoin d'invention peut être
décelé; ainsi, nous savons depuis des décennies qu'il faudrait
un accumulateur électrique plus léger et plus petit que les
accumulateurs actuels, acides ou alcalins. Mais le problème de
l'accumulation d'énergie n'est pas résolu. Serait-il utile d'orga-
niser un brainstorming sur les accumulateurs? En fait, le
type d'urgence des techniques n'est pas le même que celui des
affaires; il n'est pas une question de vie ou de mort d'une ins-
titution. S'il faut une source d'énergie électrique pour un vais-
seau spatial, on installe des piles, aussi légères que possible,
et un accumulateur qu'une pile solaire recharge. On arrive
ainsi à remplacer par d'autres moyens un accumulateur léger
à grande capacité, qui n'existe pas. L'urgence en matière de
ventes et de relations avec le public est au contraire dépour-
vue de remplacement possible sans faire œuvre d'imagination
créatrice: si l'on ne peut plus faire vivre une firme en fabri-
quant tel produit, il faut en fabriquer un autre; l'imagination
créatrice est au premier plan parce que c'est le produit ven-
dable qui est l'inconnue, ou bien la manière de le présenter, plu-
tôt que la façon de le fabriquer. La capacité de fabriquer
existe; c'est à elle qu'il faut fournir des objets à produire;
ainsi, quand l'industrie automobile s'est mise à remplacer la
dynamo par l'alternateur, il a fallu remplacer la gamme de
fabrication de Ducellier par une gamme comportant les alter-
nateurs de divers types et de diverses puissances dont les
constructeurs ont besoin pour équiper leurs installations; le
problème à résoudre n'était pas celui du schème technique de
l'alternateur, existant depuis longtemps, mais celui de sa
forme et de ses dimensions, compatibles avec l'existence
proche d'un moteur' à combustion interne dont le régime varie
et qui émet de l'air chaud, alors que l'alternateur ne doit pas
s'échauffer au-delà d'une température définie; la régulation de
l'alternateup demande en outre des diodes à effet Zener et
des diodes de redressement dont un montage à dynamo est
exempt. C'est presque tout l'équipement générateur d'électri-
339
cité à bord du véhicule qui doit être repensé; ce travail peut
être fait par un bureau d'études employant éventuellement le
brainstorming, parce que les données (inventions de base)
sont déjà fournies par l'état des techniques, mais deIIlandent
une adaptation aux conditions particulières de l'automobile,
impliquant un nouveau « cahier des charges» de chacun des
contructeurs-clients. Un tel travail d'adaptation se décompose
en plusieurs sous-problèmes, dont certains peuvent bénéficier
d'inventions (encastrement des diodes dans le bâti de l'alter-
nateur servant de refroidisseur) et d'autres peuvent être
résolus par la pensée créative, surtout lorsqu'il s'agit d'adap-
tations en formes et dimensions.
Ce dernier genre de problèmes peut faire appel à l'invention,
mais cette dernière est généralement trop lente et ne peut faire
face à la rapide reconversion d'une industrie devant faire face
à l'accroissement d'une nouvelle demande; le problème posé
est souvent pratique ou pragmatique; il revient à rendre
l'entreprise capable de fabriquer, d'éprouver et de rendre
commercialisable en quelques mois un produit qui est nouveau,
non dans son principe, mais par son adoption brusque dans un
domaine où il ne jouait jusqu'à ce jour à peu près aucun rôle.
À côté de celui de l'alternateur, on pourrait prendre pour
exemple, toujours dans la branche de l'automobile, celui de
l'allumage électronique, qui est prêt en tant qu'invention,
mais nécessitera des adaptations si certains constructeurs
veulent l'employer en grande série.
340
à la méthodologie de la créativité plutôt qu'à un essai de défi-
nition psychologique de l'invention et de la CI'éation. Ainsi,
nous analysons le processus d'invention d'après les princi-
pales étapes du développement des doctr,ines philosophiques
dans l'Antiquité ou d'apI'ès les étapes les plus nettes de la
locomotion à vapeur. C'est que le second postulat de ce cours
est l'affirmation qu'il peut y avoir des processus psychiques
transindividuels, passant d'un sujet à un autre de génération
en génération, transmis par des documents éCI'its, des
graphiques, ou par les objets eux-mêmes, sous forme de monu-
ments, de moteurs, de machines à information. La transmis-
sion peut se faire aussi par les exemples vivants (de maître
à disciple). Ce que l'invention réalise par étapes dans le
temps, la créativité peut le réaliser par échanges dans l'ins-
tant. Rien, dans les méthodes actuelles, ne peut permettre de
mettre au jour en détail les processus psychiques impliqués,
car il existe une psychologie sociale et une psychologie de
l'individu, mais les processus de la pensée transductive, qui
passe de l'un à l'autre tout en laissant à chacun sa nature
individuelle propre, restent à constituer. On ne peut définir
l'invention par la simple fonction de l'individu, ni la créativité
comme un simple effet de groupe, car l'invention et la créati-
vité demandent généralement une succession reconnaissable
de phases et un ensemble énumérable de conduites des
membres d'un groupe en relation effective d'interaction.
C'est pourquoi nous avons voulu nous tenir avant tout au
plan de la description des phases, pour l'invention, et à celui
de la conduite des groupes, pour la créativité. Le travail reste
ainsi incomplet, principalement en ce qui concerne l'analyse
psychologique de la communication.
Mais mieux vaut peut-être laisser subsister une lacune, en
la désignant, que de la combler par une hypothèse à fonde-
ment incertain. C'est sans doute là qu'il faut chercher la rai-
son principale qui a incité l'Université à être prudente envers
un mode de pensée qui ne se laisse directelnent appréhender
par aucune méthode connue.
Pour être complète, cette étude ne doit pas seulement, pour
des raisons de commodité, envisager le rapport entre l'inven-
tion et la créativité; si nous avions bénéficié d'un cours com-
plet d'une année, nous aurions fait figurer de manière directe
la déoouverte parmi les fonctions du nouveau. La découverte
serait la fonction du nouveau dans les sciences. Souvent
proche de l'invention, comme ce fut le cas pour les relations
entre les inventions de la machine à vapeur et les découvertes
de la thermodynamique, elle peut en être très éloignée, comme
341
ce fut le cas pour les premières découvertes des mathéma-
tiques et les premiers pas de l'architecture: les architectes
avaient leur monde particulier de rapports et de correspon-
dances, ignorant pendant des siècles la seule courbe parfaite
pour construire une voûte, jusqu'à ce qu'un mathématicien,
Jacques Bernoulli, redécouvre sa véritable forme et ses pro-
priétés. Les découvertes sont encore plus éloignées de la créa-
tivité, car elles ont entre elles un enchaînement dans le temps
qui les rapproche du progrès des techniques, et qui suppose un
acquis préalable, alors que la créativité suppose des esprits
neufs par rapport au thème d'idéation qui leur est proposé.
Ce qui rapproche les découveI'tes contemporaines de la créa-
tivité, c'est qu'elles se produisent de plus en plus souvent au
sein d'équipes, qui peuvent se réunir' de temps à autre pour
des séances de brainstorming, mais qui sont continues dans le
temps et dont les membres se connaissent les uns les autres.
Cette communauté va si loin que plusieurs découvertes peu-
vent être faites en même temps par des équipes différentes.
Avant même qu'il se forme de véritables équipes scientifiques,
comme le « groupe Bourbaki» en mathématiques, il a existé
des échanges d'idées entre les savants d'une Inême époque,
comme le perIIlit l'abondante correspondance du père
Mersenne avec toute l'Europe scientifique au XVIIe siècle. Ce
qui est nouveau dans la découverte, c'est qu'elle est faite véri-
tablement en commun, par une équipe qui pOI'te un nOIn, un
signe parfois, pour conserver l'anonymat des individus.
Qu'est la découverte en elle-même? Si nous prenons le cas
de celle qu'on nomme la théorie électromagnétique de la
lumière, qui est l'œuvre de Maxwell, on trouve que Maxwell
a essayé d'écrire un système groupant les équations connues
sur la lumière et les autres formes d'action à distance en élec-
trostatique et électrodynamique; or, il fallait ajouter un terme
pour que le système soit complet; ce terme, provisoirement
appelé «courant de déplacement», correspondait aux ondes
électroIIlagnétiques plus tard effectivement produites par
Hertz. Dans le cas de Maxwell, la découverte amène à un
degré supérieur d'unité trois équations, la loi de l'induction de
Faraday, la formule de l'inexistence des pôles magnétiques
isolés, la loi des actions électrostatiques exprimée par le théo-
rème de Gauss, inchangées, en ajoutant le théorème d'Ampère
sur les relations entre les chaIIlps magnétiques et les cou-
rants, complété d'une façon essentielle par l'addition au cou-
rant de conduction du « courant de déplacement». Cette
découverte se situe dans le cadre de la science théorique, où
certaines réalités sont connues avant d'être produites. Il
342
existe, selon Louis de Broglie, un autre type de découvertes,
expérimentales, comme l'effet Raman, l'effet Compton. Il
existe aussi des découvertes qui sont à l~ fois des classifica-
tions de ce qui a déjà été découvert et une anticipation de ce
qu'on peut découvrir: telle est la classification périodique des
éléments de Mendeleïev. À sa parution, en 1879, la « loi pério-
dique» permettait déjà un beau classement des éléments
connus, mais elle avait une très grande valeur d'anticipation.
Un grand nombre de corps, dont les principales propriétés
étaient prévues d'après leur place dans la table de Mendeleïev,
ont été découverts par la suite.
345
humanités olassiques et oelles qui sont liées aux soienoes et
aux teohniques. En porte la marque son premier ouvrage
publié, Du mode d'existence des objets techniques (1958), qui
fut sa thèse oomplérnentaire de dootorat, soutenue la même
année. « Cette étude est animée par l'intention de susoiter une
prise de oonsoienoe du sens des objets teohniques. La oulture
s'est oonstituée en système de défense oontre les teohniques;
or oette défense se présente oomme une défense de l'homme,
supposant que les objets teohniques ne contiennent pas de réa-
lité humaine. Nous voudI'ions montrer que la culture ignore
dans la réalité technique une réalité humaine, et que, pour
jouer son l'ôle complet, la culture doit incorporer les êtres
techniques sous forme de connaissance et de sens des valeurs»
(p. 9). La publication de cet ouvrage intervient à une époque
où les problèmes du développement de la technique font,
depuis vingt à trente ans déjà, l'objet de recherches, de
réflexions, de polémiques, intenses (pour ne parler que
de quelques-unes des publications françaises: J. Lafitte,
L. Febvre, G. Lombroso, A. Siegfried, P.M. Schuhl, A. Koyré,
S. Weil, G. Bernanos, G. Marcel, A. Leroi-Gourhan, G. Fried-
mann, J. Fourastié, J. Ellul, etc.). Le livre suscita naturelle-
ment quelques réactions d'incompréhension ou d'hostilité,
mais il fut aussi salué comme ouvrant une voie nouvelle à la
philosophie par sa proposition de rééquilibrage de la culture
générale au moyen de la reconnaissance de la place et de la
dignité de l'objet technique en son sein (voir, par exemple,
l'article de Jean Lacroix dans Le Monde du 26 février 1959).
Il fut accueilli avec grand intérêt également dans les milieux
de l'enseignement technique: en 1966, Yves Deforge l'inter-
roge sur le sujet au nom de l'Institut pédagogique national
(Dix Entretiens sur la technologie) et rédige une thèse de troi-
sième cycle selon ses perspectives (Genèse des produits tech-
niques). En 1968, c'est Jean Le Moyne qui enregistre pour la
télévision oanadienne un long Entretien sur la mécano1ogie. La
même année, Jean-Louis Maunoury, dans un livre d'éconornie
politique, dont l'influence fut elle-même grande sur la com-
préhension de l'innovation industrielle (La Genèse des inno-
vations, PUF, préfacé par Raymond Bar're, professeur à
l'Institut des scienoes politiques), se réfèI'e à ses analyses
COTIlme incontournables. La même année encore , Jean
Baudrillard, brillant essayiste, dont la perspective est pour-
tant notablement différente, dans Le Système des objets, oite
Du mode d'existence des objets techIliques de façon révéren-
oieuse et, reproduisant pas moins de deux pages entières de
l'analyse du moteur à essence, juge à la fin: « Cette analyse est
346
essentielle» (p. 12). Toujours en cette année 1968, Georges
Canguilhem demande à Gilbert Simondon de faire, dans le
cadre de la préparation à l'agrégation de philosophie, le
célèbre cours SUI' L'In ven tian et le Développement des tech-
niques (qui sera donné à la Sorbonne et dans les ENS de la rue
d'Ulm et de Saint-Cloud). Depuis la publication de son ouvrage
de 1958, au moins autant chez les spécialistes de technologie
que chez les philosophes généralistes, et même chez ceux qui
ne partagent pas la totalité de ses positions théoriques,
Simondon est devenu incontournable.
347
pourtant rejoindre les grands problèmes classiques en les
transformant, en les renouvelant. Les nouveaux concepts éta-
blis par Gilbert Simondon nous sernblent d'une extrême impor-
tance; leur richesse et leur originalité frappent ou influencent
le lecteur. Et ce que Gilbert Simondon élabore, c'est toute une
ontologie [... ]».
Il est tout à fait frappant de noter que depuis une date cor-
respondant à la réédition de sa petite thèse et à l'édition de la
seconde partie de sa grande thèse, mais aussi malheureuse-
ment à sa propre disparition, l'intérêt très vif pour sa pensée
a commencé de se manifester de la part de lecteurs et de cher-
cheurs de plus en plus nombreux, souvent relativement
jeunes, aux orientations très différentes, se manifestant dans
des colloques, des articles, des ouvrages collectifs ou indivi-
duels, des travaux doctoraux.
TABLE
PRÉSE 1 N J N-YVES CH U
Il L'INVENTION DANS LES TECHNIQUES
SELON GILBERT SIMONDON
327 1 E TI N ET RÉ
(1976) - EXTR ITS
Roland BARTHES
Comment vivre ensemble
Cours et séminaires au Collège de France 1976-1977
2002
Le Neutre
Cours et séminaires au Collège de France 1977·· 1978
2002
La Préparation du roman l et II
Cours et séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980
2003
Jean BEAUFRET
Leçons de philosophie (1) et (2)
1998
Michel FOUCAULT
La Peinture de Manet
Suivi de Michel Foucault, un regard
2004
Hans-Georg GADAMER
Le Problème de la conscience historique
1996
Au commencement de la philosophie
2001
Jürgen HABERMAS
Droits et Morale
Tanner Lectures (1986)
1997
Maurice MERLEAU-PONrY
La Nature
Notes
Cours du Collège de France
1995
Causeries 1948
2002
Jacob TAUBES
La Théologie politique de Paul
Schmitt, Benjamin, Nietzsche, Freud
1999
Eric VOEGELIN
Hitler et les Allemands
2003