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Marié Michel, Vanoye Francis. Comment parler la bouche pleine ?. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp.
51-77;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1568
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1568
PREMIÈRE PARTIE
notamment
— le développement
; considérable de nouvelles technologies qui
engendrent de nouvelles pratiques : la substitution de l'enregistrement
magnétique à l'enregistrement optique au cours des années
cinquante.
L'improvisation ne concerne pas que les films non narratifs. Certes,
on trouve de multiples exemples de pratiques improvisées dès l'origine
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DEUXIÈME PARTIE
Trois repas, trois « scènes » en temps réel et, dans ces trois scènes, une
atmosphère plus ou moins directement conflictuelle (familiale pour les
deux premières, amicale pour la troisième). Cette relative homogénéité
du corpus (durée de projection, contenu diégétique, nombre de
personnages — quatre, quatre + deux, trois — , absence de musique) pour
réduire le nombre des variables et cerner au plus près les questions
afférentes au dialogue.
Notre propos, en effet, est le suivant : partant d'une étude
systématique des dialogues dans ces trois séquences, proposer quelques
suggestions méthodologiques, quelques directions de recherche. Si le primat du
dialogue, quant à son contenu, dans les pratiques descriptives,
analytiques, critiques n'est plus à démontrer (voir, à ce sujet « Description/
Analyse », de M. Marie, in Ça cinéma, 7/8e état, mai 1975), il nous
semble néanmoins pouvoir le considérer, quant à ses modalités d'énon-
ciation et à son fonctionnement par rapport aux autres composantes
filmiques, comme un parent pauvre de la théorie et de la recherche
cinématographiques. Or, les récents travaux sur l'oral (et l'oralité) et sur
les communications et interactions sociales, les approches «
pragmatiques » des faits langagiers devraient permettre de renouveler l'étude des
dialogues de films. C'est dans cette perspective que nous nous situons,
non de recherche mais d'ouverture méthodologique.
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Comment parler la bouche pleine ?
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CORRECTIONS Avant-Scène Le Schpountz
ET INFORMATIONS
COMPLÉMENTAIRES
Plan américain de l'oncle vu de face, attablé,
bonhomme, mais toutefois irrité.
L'Oncle (3). C'est toujours la même chose !... Et ça
sera toujours la même chose !... On ne saura ja-
mais,... on ne saura jamais qui c'est qui a laissé
la corbeille de croissants sous le robinet du bidon
de pétrole. Non, ça..., on ne le saura pas. Et
j'aurais beau faire une enquête policière, voilà une
affaire dont je ne saurai jamais rien.
Plan américain large face à Casimir, le neveu,
6" ainsi qu'à la Tante Clarisse, attablés.
Casimir. En tout cas, il y a une chose que je sais...
(encore plus 'niais.) C'est que/B^es^pas moi!
La Tante. Moi,... j'étais à la messe! Je sais que /eef
^s moi non plus.
Plan américain large (en contrechamp) sur l'Oncle
//a et, à ses côtés, Irénée, l'autre neveu.f^
L'Oncle (fronçant les sourcils). Alors, qui est-ce ?
L'Oncle regarde Irénée d'un air soupçonneux.
Irënée (innocent). C'est peut-être un client de
l'épicerie qui, en voulant prendre un croissant, a tiré
le panier sans faire attention, et, de telle façon,
que le panier de croissants est venu se placer
sous le robinet du bidon de pétrole?
L'Oncle. Tu en as pris, toi, des croissants ?
Irénée. /&»f, naturellement, j'en ai pris, ce matin, pour
mon petit déjeuneç? Pour me nourrir !...
L'Oncle. Ça, non.
Irénée. Pourquoi ça non ?
L'Oncle. Parce que tu manges, mais tu ne te nourris
pas. Celui qui te nourrit, c'est moi... Ton père,
qui était mon frère, ne l'aurait pas fait. C'était un
brave homme, oui, mais il n'aimait pas qu'on se
foute de lui.
Irénée. Tu me l'as déjà dit bien souvent.
L'Oncle. Et ça n'a jamais servi à rien.
Irénéb (souriant). jMonl à quoi ça. sert de me le
redire. '
L'Oncle. Oh! Je sais bien que j'ai tort. J'ai tort
d'espérer qu'un jour tu comprendras qu'il faut
travailler pour vivre, et que le métier d'épicier est
aussi honnête qu'un autre, et qu'un grand galevard
de vingt-cinq ans pourrait fort bien aider son
oncle..., oncle qui l'a recueilli, qui l'a nourri, et qui
continue à le nourrir, en s'esquintant le
tempérament.
Irëxée. Je vois clairement où tu veux en venii/ Tu
vas me dire que je suis un bon à rien.
L'Oncle. Oh que non ! Bon à rien,/ce serait encore
trop dire. Tu n'es pas bon à rien, tu es mauvais
à tout. Je ne sais pas si tu me saisis, mais moi,
je me comprends.
énée. Je te saisis, et je suis profondément blessé.
(// essuie une larme.)
L'Oncle. Voilà comme il est ! Il fait des grimaces
(prenant les autres, qui sont hors champ, à témoin)
...et tout ce qu'on peut lui dire, il s'en fout. Ton
frère, au moins, lui,... il est reconnaissant !
(insistant, en se penchant vers Irénée qui simule un
air plus désabusé que navré.) Lui, il travaille dans
le magasin, et il y met un point d'honneur,...
lui,... à se tenir au courant de nos difficultés... (à
voix basse.) Le baril d'anchois qui était moisi,...
c'est lui qui a réussi à le vendre à Monsieur Car-
bonnières, l'épicier des Accates... (il bombe le torse
de satisfaction et regarde Casimir resté toujours
hors champ.) Et pourtant, c'était difficile !... Les
H anchois /vaie»^ gonflé,... ils étaient pleins de petits
champignons verts. On les aurait pris pour des
maquereaux ! Eh bien,... il l'a vendu, ce baril !
Irénée (surpris). Il est aveugle, Monsieur Carbonniè-
res ?
Contrechamp : plan américain de la Tante et de
3" Casimir.
(comme 2.") Casimir (modeste). Je lui ai dit que c'étaient des an-
chois des Tropiques.
Retour sur l'Oncle et Irénée. L'Oncle jubile.
10* L'Oncle (ravi). Voilà !... Voilà l'idée !... Voilà
l'imagination !». Il a trouvé ça,... LUI !
1^ Lui, oh frtcuS Irénée. /Oh I— h», lui !••• Moi, je sais bict/ce que c'est
qui lui a monté_Timagination,... à lui.
Casimir fflash sur Itdj^) Et qu'est-ce que c'est?
Irénée (plan américain serré sur lui qui s'adresse à
son frère hors champ). Tu savais très bien que
17" ces anchois, si tu ne les avais pas vendus, c'est
nous qui les aurions mangés. Oui,... ici,... sur cette
table, les anchois des Tropiques, nous les aurions
vus tous les jours. Jusqu'à la fin du baril,...
(sentencieux) ou jusqu'aux obsèques tropicales de la
famille.
io-S dt Plan moyen ([par travelling arrière]) de l'Oncle et
d'Irénée. En premier plan, amorce dos, la Tante
et Casimir.
L'Oncle (outré). Qu'est-ce que ça veut dire ?
Irénée (montrant sur la table, devant lui, un pâté).
Ça veut dire que ce pâté de foie, c'est celui que
tous les clients te refusent parce qu'il a tourné.
40" Alors,... depuis huit jours, il est sur cette table,
lui,... aigrement, pour me nourrir. Mais pas si
fco»nmt i) bête !... Je mangerais plutôt de la mort aux rats. Et
ce rôti de porc ?... Il est avarié. Il y a une
personne qui en a mangé une tranche, c'est Madame
Graziani (dramatique et fixant son Oncle.) Je dis :
[voir +r<*iv.ScrtpK.o»r). « C'est », parce que nous sommes aujourd'hui...
Mais demain, il faudra peut-être dire
(sentencieux) : « C'était »... parce qu'elle est couchée
depuis cette tranche (il insiste sur ce dernier mot et
__ les suivants) et, à l'heure qu'il est, elle est peut-
(su~r~.e
ctr-^ à cou. l'agonie
£)Tranchée
(très !...
théâtral,
(un temps,
it passe
puisson
trèsindex
tris-
te.) Adieu, Graziani !... (il fait te signe de la croix).
La TANTg.J'en amorce, même plan). Oh !... Irénée !...
(jsur eÏÏeà tremblante). Qu'est-ce que tù dis ?... (se
(23 reprenant.) Elle a soixante-seize ans,... elle a pris
une indigestion !
Irénée Moffj) II faudrait qu'elle n'ait plus de lunettes,
plusâe palais,... feur /wj/plus d'odorat pour
s'offrir une indigestion de ce rondin malsain de vian-
g~ de ambulante !... (soupirant). /Et il en reste pour
demain ! On devrait l'attacher dans l'assiette, par-
g ce que, cette nuit, il va s'en, aller !
(comrnt ^ La Tante (off). Ce qu'il faut entendre !
Plan moyen de la table face à l'Oncle et à Irénée.
La Tante et Casimir restent en amorce dos
premier plan.
L'Onclu (serein). Laisse-le dire, Clarisse. L'exagération
de sa critique en démontre l'absurdité. Cette
viande est excellente,... et (fixant Irénée) j'en ai mangé
par gourmandise.
36" ^ iRtNÉE. Oh !... mais, toi, tu as l'habitude !... En ce qui
concerne les poisons alimentaires, tu es vacciné,
fortifié, blindé (regardant les autres, en prenant
son Oncle à témoin.) Il les avale,... il les digère,...
il les distille. C'est un véritable alambic. C'est
l'alambic des Borgia.
L'Oxcle (stupéfait et mécontent). Hé, dis-moi,... tu
m'appelles alambic, grossier ?
La Tante (contrechamp sur elle de face près de
Casimir). Irénée, tu sais que, si l'oncle se met en
colère,...
Irénée (sur lui, coupant la parole à sa Tante). Oh !...
si l'oncle se met en colère !... (avec évidence). Il
va^s'étouffer comme d'habitude. Et ça me ferait
de la peine,... (l'air très chagriné) parce que
l'oncle, malgré sa sauvagerie envers moi, je l'aime
beaucoup.
Court travelling arrière pour cadrer les quatre
attablés. En arrière-plan, la cloison vitrée qui sépare
la boutique de l'arrière-boutique-salle-à-manger où
ils se trouvent.
La porte sonne en s'ouvrant.
CORRECTIONS Avant-Scène Adieu Philippine
ET INFORMATIONS
COMPLÉMENTAIRES
pavillon banlieue - intérieur
Dans la salle à manger, deux couples sont attablés.
Sur la table, un cinquième couvert devant une
chaise vide. (Nombreux plans et
champs-contrechamps, suivant celui qui parle.)
2 Jeanne. Hum!
Maurice. Alors, on mange ?
V
Arlette. Ma foi!
(commt'ty Jeanne. Ah ! on va pas les attendre ; les jeunes, y vivent/
à l'envers.
Marcel. Ah ! ben...
Arlette. Vous allez voir, M/ suffit qu'on commence
pour qu'^y arrivent.
17" Ils mettent leur serviette. Jeanne tend le plat à
Maurice.
Jeanne. Des tomates ?
Maurice. Sers-toi. Allez, Marcel, attaque !
Marcel, bougon. Non, non.
Arlette.
de porcAllez,
? Marcel, alors un ^>otit peu de tct^
Marcel. Non, non/
Arlette. Oh ! ben, Marcel, à ton âge, tu vas quand
même pas faire attention à ta ligne ?
Jeanne et Maurice rient.
Le Schpountz.
Légende.
H indique le chevauchement de deux répliques
/ indique une pause très courte
// indique une pause courte
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Comment parler la bouche pleine ?
Remarques.
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Michel Marie et Francis Vanoye
Adieu Philippine.
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Comment parler la bouche pleine ?
(service militaire) et celle de Dédé rien rien rien (rien à raconter sur ses
vingt-sept mois de guerre en Algérie). Par ailleurs, ces chevauchements
s'inscrivent dans une conception « naturaliste » du dialogue et de la mise
en scène. Ils produisent des effets de réalisme, de naturel, voire
d'improvisation, même si, en fait, le dialogue a été postsynchronisé. Les
gestes sont essentiellement fonctionnels (servir, se servir, manger, serrer
la main, Dédé montrant Michel du doigt : c'est celle de Michel),
exception faite de Marcel dont la gesticulation comique caractérise le
personnage. Les interactions sont essentiellement verbales. A noter
cependant : les regards et mouvements du haut du corps, hostiles, de la
mère vers Michel, le regard de ce dernier vers son père, au plan 16, seule
occurrence de la voix off, ironique, regard faisant comprendre que
l'ironie a été reçue.
Le tout est filmé en 22 plans courts, fixes, qui s'organisent à partir de
la répétition de plans-repères (1, 2 et 7). Des séries sont isolables en
fonction des répétitions-variations, du dialogue et des entrées de
personnages : 1 à 6 (A), alternance des deux mêmes plans interrompue
par l'arrivée de Michel et Dédé, 10 à 15 (B), alternance encore,
interrompue par le plan 16, rapproché (Marcel de face, Michel de profil,
à droite), 17 à 19 (C), alternance interrompue par un autre plan
rapproché, différent, de Michel auquel fait écho celui de Dédé (plans 20
et 22). Les thèmes sont « les jeunes » (A), l'achat de l'auto (B), l'argent
(C). Dans la suite de la séquence, on observe la même répartition en
blocs de plans, autour des thèmes de la « télé » et de la politique (les
Chinois) : plans 23 à 38.
Bien que lié à des préoccupations socio-économiques réelles,
quotidiennes, le dialogue tourne fréquemment au lieu commun. Entre
l'inessentiel et le cliché (savoureux), se glisse le silence, le tu, le non-dit
(la guerre d'Algérie, l'angoisse et le ressentiment des jeunes, la
culpabilité et l'impuissance des parents). Dans ce tourbillon de paroles et cette
rapide succession de plans émergent des îlots de silence.
Dans ce contexte, le spectateur occupe une place d'observateur. Le
plan 7, le plus fréquent, est une plongée sur la table avec tous les
convives dans le champ (8 occurrences). On compte trois plans plus
rapprochés (16, 20 et 22) isolant un (Dédé) ou deux personnages. Les autres
plans rassemblent tout le monde. Les changements de plan s'opèrent
fréquemment en cours de réplique (3 à 4, 7 à 8, 9 à 10, 11/12/
13/14/15, 16/17/18/19/20/21). Cette motilité concomitante des plans
et de la parole, la répartition globalement « équitable » des mots du
dialogue entre les protagonistes, la prédominance des plans
d'ensemble interdisent la fixation du spectateur sur un personnage. La place
qui lui est assignée reste extérieure : il observe une tranche de vie
familiale, drôle mais traversée de fêlures. Par rapport à l'ensemble
du film, il est significatif qu'au plan 7 Michel soit vu de face au bout de
la table et que la trajectoire dramatique de la scène aboutisse au non-dit
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VlDAL (off). Pascal n'a pas été condamné en tout cas pas les Pensées
Le NARRATEUR. Mais le jansénisme si / et puis Pascal n'est pas un
saint
MAUD (off). Très bien répondu
Le NARRATEUR. Et puis ce n'est et puis ce n'est / ce n'est pas...
pas /
Vidal (off). Non attention de toute manière
je ne parle pas de l'homme
Pascal...
Maud (off). Arrête de parler on n'entend que
toi ici ce soir tu es assommant à
la fin oh...
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eh bien moiJe dis voilà qui est bon : voix forte, mouvement du corps,
mouvement du bras qui tient haut le verre
ton vocabulaiire / trahit ta nature /petite bourgeoise : ralentissement
du débit, syllabes appuyées, caresse en fin de réplique, etc.
Gabriel. Ah ! du consommé !
ALBERTINE. N'egzagérons rien !
(Queneau/Malle, Zazie dans le métro, 1960.)
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idéologique,
— les modesetc.) d'écoute
; sollicités du spectateur (écoute distanciée,
participative, active — entendons par active, une écoute requérant
l'attention, la déduction, voire le « travail » de l'interprétation)...
Liste « à suivre », comme cette étude en cours, pour ouvrir
l'appétit.
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BIBLIOGRAPHIE