Sunteți pe pagina 1din 31

Pratiques : linguistique,

littérature, didactique

Textes/Discours et Co(n)textes. Entretiens avec Jean-Michel


Adam, Bernard Combettes
Jean-Michel Adam, Bernard Combettes, Dominique Maingueneau, Sophie Moirand,
Guy Achard-Bayle

Résumé
Si ces trois entretiens sont présentés séparément, il n’en reste pas moins que les questions adressées à ces auteurs
restent les mêmes et tendent à ce qu’ils confrontent leurs points de vue divers sur les rapports discours-texte-co(n) texte.
ÀJean-Michel Adam, il est notamment demandé de revenir sur la dichotomie texte-discours (+ ou – contexte), et sur
l’évolution qui l’a mené de la linguistique textuelle à l’analyse textuelle des discours ; il montre à l’aide de nombreux
exemples, littéraires ou non, l’ampleur, la richesse mais aussi la complexité d’une telle analyse textuelle et contextuelle
des discours. Bernard Combettes se situe plus particulièrement sur le terrain de la macrosyntaxe (connecteurs,
anaphores, topicalisation...), même s’il revendique que l’on prenne en compte l’arrière-plan cognitif (ou informatif, i. e.
référentiel et fonctionnel) ; il rappelle également la part qui doit revenir au diachronique dans les recherches textuelles.
Dominique Maingueneau reprend et évalue diverses définitions du contexte en analyste du discours ; mais cette notion à
géométrie variable se définit différemment suivant l’objet discursif auquel on tend à l’appliquer : conversation ou genre
contraint... Il présente ensuite ses propres conceptions sur ce thème : interdiscours, scène d’énonciation, cadre
herméneutique. Sophie Moirand situe sa réflexion entre linguistique sociocognitive et linguistique discursive, mémoire,
intertextualité et hétérogénéité (énonciative mais aussi sémiotique et textuelle dans ses corpus de presse) ; ses
recherches actuelles portent sur les moments discursifs (événements sociaux) qui tendent dans et par les médias à
constituer une mémoire interdiscursive, et celle-ci à devenir mémoire collective.

Citer ce document / Cite this document :

Adam Jean-Michel, Combettes Bernard, Maingueneau Dominique, Moirand Sophie, Achard-Bayle Guy. Textes/Discours
et Co(n)textes. Entretiens avec Jean-Michel Adam, Bernard Combettes. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique,
n°129-130, 2006. pp. 20-49;

doi : https://doi.org/10.3406/prati.2006.2094

https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2006_num_129_1_2094

Fichier pdf généré le 13/07/2018


PRATIQUES N° 129/130, Juin 2006

Textes/Discours et Co(n)textes

Entretiens avec
Jean-Michel Adam (Lausanne & Pôle de recherche en science des textes
et analyse comparée des discours),
Bernard Combettes (Nancy 2 & Atilf),
Dominique Maingueneau (Paris XII & Céditec),
Sophie Moirand (Paris 3 & Syled-Cediscor)

Guy Achard-Bayle : Pour commencer, on peut se demander si s’attaquer (mé-


talinguistiquement) au « contexte » est une entreprise bien raisonnable… tant
cette notion est d’une étendue et d’une complexité considérables ! Georges Klei-
ber s’y est attaché (1994, 1997a et b, 1998, 1999), et l’on voit bien qu’il s’agit là
d’un travail de longue haleine, dont l’une des premières étapes a consisté à
« faire un peu le ménage » (1999 : 167)… Autrement dit à recenser « métacontex-
tuellement » les sens ou les emplois du mot : il en retient une quinzaine… voire
une trentaine si l’on considère que chacun de ces sens ou emplois repose sur une
opposition (1997a) ! À l’heure actuelle, G. Kleiber en a retenu et étudié surtout
les « dimensions ou les distinctions » suivantes :
i. en vs hors contexte,
ii. con- vs co-texte,
iii. contexte gauche vs droite,
iv. à l’écrit vs à l’oral.
Ceci dit, on peut aussi reprendre Catherine Kerbrat-Orecchioni (2002 : 135)
qui s’arrête à quatre définitions ou oppositions :
i. Micro vs macro contexte (cadre spatio-temporel et situation sociale lo-
cale dans lesquels s’inscrit l’échange communicatif vs contexte institu-
tionnel voire l’ensemble du monde physique…).
ii. Ensemble de savoirs et de représentations partagées ou non.
iii. Contexte conditionnant le discours vs discours transformant le con-
texte, contexte construit par le discours.
iv. Contexte du point de vue du locuteur (activités de production) ; contexte
du point de vue de l’interlocuteur (activités d’interprétation : résolu-
tion des ambiguïtés, décryptage des sous-entendus…).

20
Q1 : La première question sera donc, et un peu schématiquement : de
quel(s) côté(s) du ou de ces « contextes » vous situez-vous en tant que spé-
cialiste du texte et/ou du discours ?
Q2 : À partir de là, en quoi le contexte ou les contextes est-il ou sont-ils
caractéristiques et spécifiques de votre travail ou de vos travaux de cher-
cheur et de votre domaine ou de vos domaines de recherche ?
Q3 : M.-A. Paveau et G.-É. Sarfati (2003 : 184) regroupent sous une
même étiquette « les linguistiques discursives » (autrement dit les linguis-
tiques du transphrastique), la linguistique textuelle et l’analyse du dis-
cours (AD)… Comment fédérez-vous de votre côté cet ensemble ; et com-
ment le faites-vous au nom du contexte ? Autrement dit, comment vous y si-
tuez-vous ?
Q4 : En fait d’AD, on parle plutôt des AD (cf. la dernière synthèse de
F. Mazière)… S’il y a donc une grande diversité des AD, quelle est la spéci-
ficité d’une AD linguistique ?
Q5 : Rançon du succès de vos champs de recherche respectifs ?... Texte et
discours sont aujourd’hui au centre des apprentissages (du FLM), du
moins des instructions qui les régissent… M. Charolles et B. Combettes
(1999) en brossent un tableau et en tirent un bilan contrastés… Quel est vo-
tre sentiment à ce sujet ?

Réponses de Jean-Michel Adam


Texte, contexte et discours en questions

Q1 (NDLR : cette première question comprenait une question annexe à J.-M.


Adam : « Maintenez-vous ou non l’équation “discours = texte + contexte ?” »,
voir infra 1.2)

1.1. « En contexte vs hors contexte » ?

Avant de répondre et en préalable à tout ce qui suit, je dois dire clairement que
le concept de contexte me pose un problème majeur : une science du contexte est,
à mes yeux, tout simplement impossible. J’ai parfois l’impression qu’en repo-
sant la question du contexte, nous rêvons de rendre ce dernier manipulable. Par
mesure de prudence, je dirai donc que nous ne pouvons donner que des défini-
tions relatives à un cadre théorique et méthodologique limité. Procéder par cou-
ples de concepts comme le propose Pratiques est à comprendre comme un essai
de théorisation partielle du concept de contexte, au sein de ce que j’appellerai un
système de concepts. C’est à cette réflexion que je me suis employé, en essayant
de démêler pas à pas l’écheveau de concepts que les questions de Guy Achard-
Bayle mettaient en avant. Ainsi la première question me gêne car j’ai envie de ré-
pondre en deux mots : on est toujours « en contexte ». Quand on travaille sur des
énoncés, on ne peut travailler « hors contexte » que si on se donne la phrase syn-
taxiquement définie pour objet ou le phonème phonologiquement délimité. Mais

21
dans ce cas, le système même de la langue considérée n’est-il pas le « contexte »
de l’unité (phonèmes ou trait phonologiques, unités morpho-syntaxiques) ?
Cependant, je sais bien que, sous la question posée, il y a cette forte interroga-
tion des frontières qui séparent texte et contexte comme interne/externe,
texte/discours, co-texte/situation d’énonciation , bref monde des textes/monde
social, et au-delà : explication de texte et histoire littéraire, linguistique structu-
rale et socio-linguistique, formalistes et marxistes, etc. Pour répondre donc hon-
nêtement aux présupposés de l’enquête de Pratiques, je dirai qu’une partie de
mes travaux se situe dans le champ restreint (« hors contexte ») de la linguistique
trans phrastique que je distingue du champ plus large de l’analyse textuelle des
discours dans mon dernier livre (Adam 2005a). Étudier des phénomènes trans -
phrastiques, c’est nécessairement travailler « en contexte », mais je crois préfé-
rable de commencer par remplacer contexte par co-texte, pour désigner la portée
à gauche ou à droite d’unités linguistiques comme les connecteurs argumenta-
tifs, les organisateurs textuels et autres marqueurs de prise en charge énoncia-
tive (ou point de vue d’un énonciateur).
Des énoncés peuvent être décrits « hors contexte », c’est-à-dire mis en rela-
tion avec le système d’une langue donnée. Des textes peuvent également être
étudiés en eux-mêmes et pour eux-mêmes. L’intérêt de cette façon de procéder
« hors contexte » réside dans la volonté d’essayer de décrire un énoncé ou un
texte le plus méthodiquement possible, en le considérant comme une forme-sens
structurée. On peut décrire la dernière phrase de Nadja de Breton : « La beauté
sera CONVULSIVE ou ne sera pas » comme une phrase française assertive. La
graphie de « convulsive » en majuscules ne gênera pas beaucoup l’analyse mor-
pho-syntaxique ou lexico-sémantique, elle sera tout simplement narcotisée. On
peut même entreprendre une description illocutoire de cette assertion et souli-
gner que, pragmatiquement, l’emploi du futur déclenche un acte prédictif qui
fait de cet énoncé plus qu’une phrase de la langue, un énoncé dogmatique
d’ailleurs détaché typographiquement du corps de la fin de Nadja, en position de
clausule. Mais ces dernières remarques inscrivent la phrase dans le co(n)texte du
li vre de Breton et ne sont donc déjà plus « hors contexte ». On peut utilement dé-
crire le fonctionnement des majuscules ou d’un adjectif dans l’édition Barbin
1697 des Fées de Perrault et en découvrir ainsi la systématique, liée à la progres-
sion de l’histoire et à l’opposition des deux sœurs. Cette démarche structurale
permet de distinguer le système des mêmes unités dans le texte des Fées du ma-
nuscrit de 1695 ou dans un autre conte. Ce moment descriptif « hors contexte »
de l’analyse d’un texte ou d’un énoncé est un moment que je ne renierai pas sous
prétexte qu’il n’est plus à la mode ou politiquement correct de parler de struc-
ture... Un texte est pourtant une unité qui fait sens comme forme à condition d’en
percevoir la structure systém ique. C’est tout le problème que pose une « mau-
vaise » traduction : le mauvais traducteur peut avoir une mauvaise connaissance
du système de la langue de départ et/ou de celui de la langue d’arrivée, mais il est
encore plus fréquent que la cohérence systémique du texte à traduire lui échap-
pant sa traduction ne reflète pas des choix cohérents respectant la systémique du
texte ou en proposant une nouvelle. Un traducteur mauvais, pressé ou distrait ne
traduit que des mots, voire des phrases, mais pas un texte. C’est cette absence de
« poétique » que dénonce avec force Henri Meschonnic : « Le principe poétique
est celui qui fait du texte entier comme discours, historicité et subjectivité indis-

22
sociables, l’unité » (1999 : 335). Dit autrement : « L’unité n’est pas le mot, mais
le texte » (id.). Je dirai que le moment herméneutique de la compréhension d’un
texte comme forme-sens ne va pas sans une prise en compte de sa texticité : il n’y
a effet de texte (texticité) que si un lecteur éprouve un sentiment d’unité cohé -
sive et cohérente entre des énoncés co-textuels (je parle, à ce propos, de forces
centripètes dans Adam 2005a). La première contextualisation est donc celle du
texte comme unité co-textuelle d’énoncés.

1.2. « Discours = contexte + texte » ?

Pour aborder le concept de contexte, je dois repartir de la malheureuse reprise


(Adam 1990 : 23 & 1999 : 39) de la formule Discours = Texte + Contexte/condi-
tions de production et de réception-interprétation et de son symétrique Texte
= Discours – Contexte/conditions de production. Cette formule, en hésitant entre
contexte et conditions de production du discours, a manifestement son origine
dans l’Analyse de Discours française des années 1960-80. Je dirai donc qu’il faut
aujourd’hui l’écarter pour deux raisons. D’abord parce qu’elle laisse entendre une
opposition et une complémentarité des concepts de texte et de discours alors qu’il
s’agit de dire que ces deux concepts se chevauchent et se recoupent avant tout en
fonction de la perspective d’analyse choisie. Ensuite parce qu’il faut tenir compte
de ce que Jacques Guilhaumou (1993 & 2002 : 32) décrit comme le passage d’une
conception sociolinguistique de l’AD à sa redéfinition comme « discipline hermé-
neutique à part entière ». Ce tournant herméneutique et plus largement d’ouver-
ture de la linguistique à l’interprétation (Cossutta 2004) ne semble possible qu’à
condition de commencer par « récuser la notion de conditions de production, et
son corollaire, la situation de communication, en situant les sources interprétati-
ves des textes en leur sein » (Guilhaumou 2002 : 32).
Pour avancer dans ce sens, il est nécessaire de repartir du fait que l’on confond
trop souvent le contexte comme « éléments qui complètent ou qui assurent l’in -
terprétation globale d’un énoncé » et « les sites d’où proviennent, soit directe-
ment, soit indirectement, c’est-à-dire par inférence, ces éléments » (Kleiber
1994 : 14). Se mêlent alors les données de l’environnement linguistique immé -
diat (pour moi co-textuelles) et les données de la situation extralinguistique. Il
ne faut pas oublier que nous n’avons pas accès au contexte comme donnée extra -
linguistique objective, mais seulement à des (re)constructions par des sujets par -
lants et/ou par des analystes (sociologues, historiens, témoins, philologues ou
herméneutes). Les informations du contexte sont traitées sur la base des connais-
sances encyclopédiques des sujets, de leurs préconstruits culturels et autres
lieux communs argumentatifs. D’un point de vue linguistique, nous pouvons
dire que le contexte entre dans la construction du sens des énoncés. En effet, tout
énoncé, aussi bref ou complexe soit-il, a toujours besoin d’un co(n)texte. Les
phrases hors co(n)texte des livres de grammaire, de syntaxe, de sémantique
voire même de pragmatique deviennent des énoncés interprétables en faisant ap-
pel à un co(n)texte par défaut (Kleiber 1994 : 16). J’écris « co(n)texte » pour bien
dire que l’interprétation d’énoncés isolés porte autant sur la (re)construction
d’énoncés à gauche et/ou à droite (co-texte) que sur l’opération de contextuali -
sation qui consiste à imaginer une situation d’énonciation qui rende possible l’é -
noncé considéré. Cette (re)construction d’un co(n)texte pertinent part économi -

23
quement du plus directement accessible : le co-texte verbal et/ou le contexte si-
tuationnel de l’interaction. Si, dans une interaction orale, il peut y avoir concur -
rence entre co-texte et contexte de l’énonciation, à l’écrit, le co-texte est la don -
née la plus immédiatement accessible. Si ce co-texte est disponible (ce qui n’est
pas le cas des manuscrits altérés par le temps, pages déchirées ou découpées) et
s’il s’avère suffisant, l’interprétant ne va pas chercher ailleurs. Dans le cas con -
traire, sommes-nous acculés à la démarche biographisante et historicisante ?

1.3. « Contexte à l’oral vs à l’écrit »

Il n’est pas étonnant que la position assez radicale dont il vient d’être question
émane d’un analyste de discours historiques écrits. À la différence de l’oral, on
peut dire que la contextualité de l’écrit « va de texte à texte » (Rastier 1998 :
106). Lorsque François Rastier ajoute qu’à l’écrit « c’est le contexte (intra- (1) ou
intertextuel) qui domine la situation – ou la supplée » (id.), il revient sur un pro-
blème théorique et méthodologique essentiel. En dépit de la continuité qui fait
que la littérature se fait bien à partir de la (des) langue(s) de tous et réélabore les
genres discursifs ordinaires et savants pour en faire des genres littéraires, la ma -
térialité scripturale est fondamentalement différente de l’oralité. Cela a été lar -
gement dit, dans les années 1960, par Jacques Derrida, Julia Kristeva ou Jean
Peytard. Il est temps de reprendre, dans le cadre cette fois de l’analyse de dis -
cours et d’une théorie linguistique du texte, cette question de la différence radi -
cale du langage écrit et de la parole orale. D’autant plus que nous sommes mieux
armés aujourd’hui pour traiter des faits mixtes qui permettent de complexifier
cette dichotomie en portant notre attention sur les écrits oralisés (discours politi -
ques ou conférences, contes écrits pour être dits comme ceux d’Andersen et de
Perrault), sur les transcriptions de l’oral (interview journalistique, discours di -
rect), sur le style oralisé des écrivains (littérarisation des parlers ordinaires,
p opulaires ou mondains), sur la présence du rythme et donc d’une forme d’orali-
té dans l’écrit (dans le vers et les slogans, dans la phrase périodique de la prose).
Depuis les travaux anthropologiques sur l’origine de l’écriture, on sait que l’im -
portance cognitive de la scripturalité se fonde sur la possibilité du retour, de la
relecture, de la création d’un volume et d’une spatialisation du dit dans la page.
Les différences de corpus et l’opposition entre énonciation en situation d’inter -
action verbale directe et énonciation écrite expliquent que ce que disent J. Guil -
haumou et Catherine Kerbrat-Orecchioni ne se situe pas dans le même cadre mé -
thodologique d’analyse de corpus.
Pour répondre vraiment à la question qui traîne autour de celle de « contexte »,
à savoir la prise en compte ou non de la situation « extralinguistique » de produc -
tion des énoncés, j’ai choisi de repartir d’un article de Georges Mounin intitulé
« La notion de situation en linguistique et en poésie », publié en 1966 dans Les
Temps modernes. Dans ce texte, le linguiste spécialiste par ailleurs de René
Char (2) dresse un bilan qui, de Priscien (au V e siècle) à Martinet et Prieto, en pas-
sant par Bréal et Gardiner, lui permet d’affirmer « que la situation est un fait

(1) Je préfère, pour ma part, parler de co-texte plutôt que de « contexte intra-textuel ».
(2) Je parle de la lecture de Char par Mounin dans un hommage critique pages 107-124 du Style
dans la langue (Paris-Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1997).

24
li nguistique, donc de la compétence du linguiste ; que la situation est une unité
d’analyse de l’énoncé linguistique ; que cette unité a une valeur fonctionnelle, à
côté des autres unités du code » (1969 : 263). Tout naturellement, au terme de ce
premier bilan, il pose la question : « Que devient la situation dans les énoncés
écrits ? » Se référant alors à Blinkenberg, Coseriu et Martinet, il souligne que les
énoncés écrits sont relativement indépendants d’une situation que le « contexte
verbal » doit bien prendre en charge ou créer. Il faut bien « compenser d’une ma-
nière ou d’une autre cette absence de la situation, ou du moins de beaucoup d’élé-
ments de la situation, dans le message écrit » (1969 : 265). Rien là de très nouveau
pour un lecteur du début du XXI e siècle, mais Mounin ne tirant pas toutes les im-
plications de cette observation des données du contexte-situation propre à l’énon-
ciation écrite, les choses se gâtent lorsqu’il tire « les conséquences de ces proposi-
tions linguistiques quant à l’analyse de la poésie » (266). Son article a en effet pour
but de « démontrer le rôle fondamental de la situation dans la saisie des messages
linguistiques et surtout quand ces messages sont des poèmes » (1969 : 279). C’est
ainsi qu’il propose, tout simplement, de lever les ambiguïtés de poèmes d’Éluard
et de Char en cherchant, au moyen du cadre historique et de la biographie des deux
poètes, à « reconstruire la situation capable de fournir une lecture univoque du
texte » (281). On voit tout de suite le présupposé : le rétablissement de la situation
reposant sur une conception d’une certaine transparence de la communication en
interaction directe, il est possible de rétablir le sens des énoncés. Il emploie des
termes à la mesure de cette prétention : « lecture véritable » et « juste » (284). Se-
lon lui, pour « lire totalement l’Anabase ou La Débâcle d’Émile Zola » (284-285),
il faut que le lecteur ait vécu l’expérience de la retraite ou de la débâcle et qu’il
projette son expérience vécue sur les textes. Cette position repose sur une défini-
tion communicationnelle de la poésie : « dire pour plusieurs ce qui dans le vécu in-
dividuel avait été jusque-là ineffable » (269). Lorsque Char écrit, dans Fureur et
mystère : « Rouge-gorge, mon ami, qui arriviez quand le parc était désert, cet au -
tomne, votre chant fait s’ébouler des souvenirs que les ogres voudraient bien en-
tendre », selon Mounin, il faut avoir vu personnellement un rouge-gorge et la « clé
situationnelle » (275) du lexème « ogres » se trouve dans la date de publication :
« Cette clé, ici, c’est la réintégration du poème dans le contexte du volume dont il
est tiré, Feuillets d’Hypnos (1946), carnet de route de la Résistance, qui suffit à
faire lire correctement les ogres comme étant les nazis » (275). Si Mounin
reconnaît, citant Coseriu, « le caractère proprement linguistique du commentaire
philologique » (284), c’est en réduisant la « mission » de la philologie : « révéler
les situations dans le cadre desquelles le texte étudié acquiert son plein sens »
(284). Rétablir le sens par la situation-contexte, c’est rétablir la Parole, comme
l’ont conjointement entrepris philologie et herméneutique religieuses. L’obstacle
herméneutique que présente ce type de convocation du contexte-situation (macro
ou micro) tient à son fondement religio-littéraire au moins aussi préoccupant que
les limites de l’approche structuralo-formaliste.
Profitant de ce que C. Kerbrat-Orecchioni définit comme « macro- et micro
contexte », je dirai que la situation d’énonciation doit être considérée sous l’an -
gle de la production (énonciation et ré-énonciations successives des textualisa -
tions éditoriales) et de la lecture-interprétation toujours changeante. J’ai étudié
en ce sens la variation du sens de l’« épître à Mademoiselle » qui sert à la fois de
dédicace sur un axe de co-énonciation avec la dédicataire et de préface sur un au -

25
tre axe, celui de la lecture des « contes » de Perrault par les lecteurs de la fin du
XVII e siècle à nos jours (Adam 2002). En fait, tout texte construit – je dirai, avec
Jean-Blaise Grize, schématise – de façon plus ou moins explicite son contexte d’é-
nonciation. Cela peut être très brièvement fait lorsque de Gaulle prononce son dis-
cours de Montréal du 24 juillet 1967 (Adam 2004), plus longuement au début de
l’appel du 18 juin 1940 où sa légitimité à proférer un appel à la désertion et à la Ré-
sistance ne va pas de soi (Adam 1999 : 139-155), plus longuement encore lorsque
le président Giscard d’Estaing, à Verdun-sur-le-Doubs, le 27 janvier 1978, consa-
cre les cinq premières et dernières minutes du discours à légitimer sa prise de pa-
role dans le cadre d’élections législatives (Adam 1994 : 255-271).
Ce que Frédéric Cossutta (2004) et Dominique Maingueneau (2004a) disent de
l’œuvre littéraire ou philosophique peut être dit de tout discours écrit ou oralisé :

L’œuvre s’énonce à travers une situation qui n’est pas un cadre préétabli et fixe :
elle présuppose une scène de parole déterminée qu’il lui faut valider à travers
cette parole même. L’œuvre se légitime à travers une boucle paradoxale : à tra-
vers le monde qu’elle met en place, il lui faut justifier tacitement la scène d’énon-
ciation qu’elle impose d’entrée. (Cossutta 2004 : 206)

Cette remise en cause des concepts de « conditions de production » et de « si-


tuation » explique pourquoi aussi bien l’appel du 18 juin que « Vive le Québec li -
bre ! » ne deviennent des actes de discours possibles qu’au terme d’une (re)défi-
nition-schématisation de la situ ation politique d’énonciation. En dépit des con -
traintes de la politique internationale, de Gaulle accomplit des actes de discours
légitimés à la fois par la dynamique interne de chacun de ses textes et par cha -
cune de ses (re)définitions-schématisations du contexte. La frontière entre l’ex -
tralinguistique et le linguistique est ainsi redéfinie.

1.4. Un exemple d’André Breton

Quand on lit une phrase aussi hermétique que la clausule de Nadja : « La beau-
té sera CONVULSIVE ou ne sera pas », peut-on procéder autrement que Mounin ?
On doit d’abord chercher dans le co-texte à gauche (puisqu’il n’y a plus rien à
droite et que le livre est fini) une aide à la désambiguïsation de ce mystérieux
énoncé. La contextualisation opère à partir de la mémoire du texte qu’on vient de
lire et de la mémoire des textes qu’on a lus. On peut ainsi passer de la fin de Nadja
à l’œuvre de Breton et reprendre le début de L’Amour fou. Dans ce qui apparaît
alors comme une suite de Nadja, Breton revient sur la « beauté convulsive » en
précisant : « Les “beau comme” de Lautréamont constituent le manifeste même
de la poésie convulsive ». Ainsi se crée un intertexte dans lequel l’énoncé mysté -
rieux prend sens : celui d’une poésie écrite après Les Chants de Maldoror et les
Poésies d’Isidore Ducasse. Mais dans le domaine de mémoire du mot graphié en
majuscules « CONVULSIVE » entre également une définition médicale de la con -
vulsion qu’actualise d’ailleurs le début de L’Amour fou : « Il ne peut, selon moi,
y avoir beauté – beauté convulsive – qu’au prix de l’affirmation du rapport réci -
proque qui lie l’objet considéré dans son mouvement et dans son repos ». On re -
trouve là le sens de « convulsion » donné par le Larousse du XXe siècle, dans son
édition de 1929, contemporaine du texte de Breton : « Méd. Contractions muscu -
laires, involontaires et instantanées, locales et intéressant un ou plusieurs grou -

26
pes musculaires, ou généralisées à tout le corps ». Le contexte à gauche de la fin
de Nadja vient éclairer également l’épithète médicale et renforcer l’intertexte
des « beau comme » de Lautréamont :

[...] ni dynamique ni statique, la beauté je la vois comme je t’ai vue. [...] Elle est
comme un train qui bondit sans cesse dans la gare de Lyon et dont je sais qu’il ne
va jamais partir, qu’il n’est pas parti. Elle est faite de saccades [...] La beauté, ni
dynamique ni statique. Le cœur humain, beau comme un sismographe.

Le Larousse du XX e siècle ajoute un sens figuré qui nous met sur une autre piste
intertextuelle : « Fig. : Les CONVULSIONS du désespoir. Les CONVULSIONS politi-
ques ». Outre la même graphie en majuscules de la forme nominale de l’adjectif,
cette définition nous guide vers une autre phrase présente dans l’interdiscours et
dans la mémoire intertextuelle. Élu chef du pouvoir exécutif de la République
française par l’Assemblée nationale, en février 1871, Louis-Adolphe Thiers, dans
un message adressé à l’Assemblée nationale du 13 novembre 1872, a résumé sa
conception politique par cette phrase : « La République sera conservatrice ou elle
ne sera pas ». Si l’on fait entrer cet énoncé politique dans le contexte de la clausule
de Nadja, en tenant compte du fait que la phrase de Breton vient après deux para-
graphes en italiques, copiant un fait-divers tragique trouvé en « une » dans Le
Journal du 27 décembre 1927, on peut dire qu’on a affaire à un collage-détourne-
ment de nature à la fois littéraire et politique. Dans le champ littéraire, cette phrase
se présente comme une application de la poétique de Lautréamont-Isidore Du-
casse, et de son jeu favori avec le plagiat-détournement des phrases des « Grandes-
Têtes-Molles » : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près
la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la rem-
place par l’idée juste » (Poésies II, édition établie par J.-P. Goldenstein, Presses-
Pocket, 1992 : 275). Dans le champ politique et révolutionnaire de l’engagement
surréaliste, le détournement de la phrase-« idée fausse » de celui qui fut chargé de
réprimer si durement l’insurrection – Pierre Larousse dirait les convulsions politi-
ques – de la Commune devient particulièrement pertinent. La presque identité de
structure syntaxique se prolonge dans les échos des signifiants CONSer V atrICE et
CONV ulSIVE : même syllabe d’attaque et redoublement du phonème /s/ dans le pre-
mier, /v/ dans le second et, pour finir le mot, appui sur la même voyelle /i/ suivie
d’une des deux consonnes /s/ ou /v/ et d’une finale muette identique : /is–/ et /iv–/.
La phrase-clausule de Breton n’a donc pas qu’un intertexte mais plusieurs : non
seulement Nadja renvoie à Aurélia de Nerval, mais les intertextes des Chants de
Maldoror et des Poésies croisent la phrase de Thiers et le discours médical de la
neuropsychiatrie et de la psychanalyse (on retrouve ainsi Nerval).

1.5. Le contexte comme mémoire (inter)discursive

On voit, à travers cet exemple, que, réalité à la fois historique et cognitive, le


contexte est inséparable de la mémoire intertextuelle et n’est donc pas une don-
née situationnelle extérieure au(x) sujet(s) :

Contexte linguistique, situation extralinguistique, connaissances générales se re-


trouvent tous traités mémoriellement : ils ont tous le statut de représentation in-
terne, même s’ils se différencient quant à l’origine et au niveau de la représenta-
tion (mémoire courte, mémoire longue, etc.). (Kleiber 1994 : 19)

27
L’interprétation de toute schématisation discursive (Adam 1999 : 101-117) mo-
bilise des savoirs partiels, utiles momentanément. Elle peut convoquer des savoirs
encyclopédiques stockés en mémoire à long terme, mais elle opère prioritairement
avec des savoirs (énoncés et textes) disponibles en mémoire de travail et à court
terme. D’un point de vue co-textuel, une fois apparue, une unité linguistique de-
vient le support potentiel de reprises : en d’autres termes, les entités textuelles ap-
parues deviennent des candidats potentiels d’anaphores et « employer un anapho-
rique, ce n’est rien d’autre que marquer une énonciation comme relative à un cer-
tain état de la mémoire » (Berrendonner 1983 : 231). Cela explique le fait que nom-
bre d’anaphoriques ne possèdent pas un antécédent précis, identifiable dans le co-
texte à gauche ni même à droite et qu’une expression déictique doive moins être
définie par le site de son référent que par le fait qu’elle introduit une entité nou-
velle (ou seulement renouvelée) dans le co-texte. Berrendonner définit la mé-
moire discursive comme l’« ensemble des savoirs consciemment partagés par les
interlocuteurs » (1983 : 230) et toute interaction comme une opération sur des
états de la mémoire discursive pour y provoquer des modifications. En d’autres
termes la mémoire discursive est, à la fois, ce qui permet et ce que vise une interac-
tion verbale. La mémoire discursive n’est pas tant alimentée en permanence par
des événements de la situation extralinguistique que par les énoncés portant sur
ces événements et constituant eux-mêmes des événements. Cette notion de mé-
moire discursive a été reprise et développée par Sophie Moirand dans ses travaux
sur la presse écrite. Son importante réflexion sur la mémoire interdiscursive et les
domaines de mémoire (Moirand 1999) permet de dire que les propositions énon-
cées dans un énoncé antérieur – autre partie du texte ou autre texte – font partie de
la mémoire discursive des sujets. Ainsi, au-delà de Nadja, l’intertextualité de
l’œuvre de Breton (début de L’Amour fou), le discours médical et les « petites
phrases » du discours politique conservateur français font partie du contexte de
l’énoncé-clausule de Nadja telle que j’entreprends, à titre d’hypothèse, d’en
(re)construire la mémoire discursive. Cette opération de construction interpréta-
tive du sens d’un énoncé passe par un mouvement qui va d’un texte à un autre, de
textes à textes. À la différence de Mounin, je ne prétends pas avoir reconstruit phi-
lologiquement tout le vrai et bon sens de la phrase d’André Breton. Je n’ai pas pré-
tendu la replacer dans sa « situation », j’ai seulement proposé des éléments de pos-
sibles contextualisations.
Q2

2.1. La genéricité du texte comme contexte premier

Dans mes travaux de linguistique textuelle, le contexte a pu paraître exclu ou


mis en retrait par la formule qui le reliait au discours et le découplait de la défini-
tion que je donnais du texte. On aura compris, au vu des remarques précédentes,
que je crois utile de redéfinir le concept de contexte en le diffractant dans un sys-
tème de concepts plus complexe : le contexte d’un texte donné est dans les genres
présents dans l’interdiscours dont il est issu et dans l’intertextualité qu’il
mobilise ; le contexte d’un texte est dans les variations historiques de ses édi-
tions, dans les énoncés péritextuels et les co-textes qui l’entourent matérielle-
ment ainsi que dans les gloses successives dont il a été l’objet par son auteur ou
des commentateurs (métatextes). Selon moi, le rôle de l’analyse de discours

28
n’est pas d’étudier des textes, mais des séries de textes. L’AD établit des séries
ou familles de textes et, pour réaliser ce projet, elle dispose du concept de genres
de di scours. Nous sommes nombreux à penser que le concept de genre relie un
texte donné à au moins un genre de discours présent dans l’interdiscours d’une
communauté socio-historique. Un genre n’est pas une catégorie abstraite et ab -
solue. Chaque groupe social élabore, au cours de son histoire, des systèmes de
genres. On peut donc parler de systèmes de genres journalistiques, juridi ques,
religieux, littéraires, scientifiques, etc. C’est en référence à un ou des systèmes
de genres qu’un texte est placé dans un contexte interdiscursif. Par exemple, l’é-
noncé-clausule de Nadja a pour contexte interdiscursif, à la fois, les discours lit-
téraires de la poésie de Baudelaire à Lautréamont, le discours médical et le dis-
cours politique. Cette interdiscursivité constitue très précisément le contexte de
l’écriture surréaliste de Breton.
L’effet de genre qui accompagne tout effet de texte (Adam & Heidmann
2004 : 62) et qui est une de ses premières contextualisations peut être soit con -
vergeant soit divergeant, en fonction de deux instances de production (l’auteur
et l’éditeur) et d’une instance de réception-interprétation (le lecteur-auditeur).
Ces trois instances de contextualisation sont elles-mêmes des instances com -
plexes : l’auteur individuel (André Breton, qui est aussi membre d’un groupe)
ou collectif (journal, agence publicitaire, instances productrices d’une loi),
peut user de pseudonymes et se dédoubler. De Charles Perrault à son fils Pierre,
de Romain Gary à Émile Ajar, les exemples ne manquent pas. « L’auteur » du
manuscrit des Contes de ma Mère L’Oye adressé à Mademoiselle (Élisabeth
Charlotte d’Orléans, nièce de Louis XIV), en 1695, et signé « P. P. », des initia -
les de Pierre Perrault, un des fils du vieil académicien, n’est pas tout à fait le
même que celui qui signe l’édition Barbin de 1697 des Histoires ou contes du
temps passé. Avec des Moralités et signe l’épître à Mademoiselle : « P. Darman-
cour ». Même si la personne civile est la même (Pierre Perrault Darmancour,
fils de Charles Perrault), l’éthos n’est plus tout à fait le même et l’incertitude
auctoriale demeure entre le fils et le père. Des contes à entendre on est passé
aux « histoires ou contes » à lire. Une édition de colportage du début du XIX e
siècle comme celle de Delarue (1810) qui intitule le recueil « Contes des Fées
par Ch. Perrault » change le titre et l’auteur, balayant l’origine auctoriale floue
qui fait pourtant partie du contexte de l’œuvre avec son changement de titre
(péritexte).
L’édition fait subir à un texte des opérations de textualisation qui recontextua-
lisent le texte en touchant non seulement à sa matière verbale interne (orthogra-
phe, typographie, ponctuation des phrases, du discours direct et des paragra-
phes, voire même des éléments textuels), mais à son péritexte (changements de
titre et de nom d’auteur) et à sa facture de recueil (changements des co-textes par
modification de l’ordre des textes et/ou ajout des contes en vers de Charles
Perrault). Ces variations font bouger le texte lui-même. La Barbe bleue ou Le Pe-
tit chaperon rouge ne sont pas des textes uniques et stables, donnés en soi. Ce
sont des objets contextuels produits par une textualisation éditoriale chan-
geante. On voit que les concepts de texte et de contexte ne s’opposent pas aussi
clairement quand on interroge la nature de l’objet qu’on pouvait croire le plus
évident : le texte comme donnée matérielle.

29
2.2. Distinguer texte, textualité et textualisation pour repenser
le contexte

Nous avons parlé plus haut de l’ouverture intertextuelle du sens des énoncés,
si l’on ajoute l’ouverture co-textuelle qui est le fait du recueil de poèmes, de con -
tes ou de nouvelles, mais également de la page de journal, en particulier dans les
hyperstructures regroupant plusieurs articles sur un même sujet (Adam & Lu-
grin 2000, Lugrin 2000 & 2001). Les co-textes présents à gauche et/ou à droite
d’un texte jouent alors un rôle dans la détermination de son sens. Un texte n’est
donc pas une entité stable, autonome et fermée, mais bien « contextuelle », si
l’on entend par là ouverte à des relations péritextuelles, co-textuelles, intertex -
tuelles et métatextuelles. Nous avons donc affaire à un système de concepts :

Péritexte

Métatextes Langue(s)

Co-textes TEXTE (inter)discours

CORPUS Intertexte(s) Système


de genres

Si tout texte écrit se prête à des lectures renouvelables, superficielles ou pro-


fondes, de la part de lecteurs que l’auteur et l’éditeur n’ont pu que conjecturer
(modéliser, disait Umberto Eco, dans Lector in Fabula), c’est que ses textualisa-
tions successives dans le temps sont soumises à des re-contextualisations infi-
nies. C’est aussi parce que la textualité est plus complexe que le texte, au sens
étroit du terme. Le schéma proposé plus haut essaie de décrire les composantes
de cette textualité qui ouvre le texte et remet en cause l’idée d’espace interne et
externe au texte. La textualité est définissable comme cette indissociable rela-
tion d’un texte aux énoncés péritextuels qui en délimitent les frontières, aux
commentaires qui l’entourent directement ou plus lointainement, et qui pèsent
d’une façon ou d’une autre sur le sens. J’ai défini plus haut les énoncés co-tex-
tuels par leur co-présence matérielle au sein du recueil de poèmes ou de contes et
de la page de journal ou de magazine. La relation de co-textualité est donc une re-
lation facultative entre un texte et d’autres textes co-présents au sein d’un en-
semble matériel. Le système de genres et la langue sont les deux composantes
constitutives de l’interdiscursivité définie comme possibilité de formes de dis-
cours disponibles (tant à la production qu’à l’interprétation) dans la commu-
nauté socio-discursive des auteurs, éditeurs et lecteurs. Selon une très juste for-
mule de François Rastier : « Aucun texte n’est écrit seulement “dans une lan-
gue” : il est écrit dans un genre en tenant compte des contraintes d’une langue »
(2004 : 126). Cette généricité, qui place un texte donné dans une société systémi-
que de textes qui change avec la culture des lecteurs et dans le temps historique,
est corrélée à la convocation d’intertextes aussi indispensables eux-mêmes que
les énoncés co-textuels. On aboutit ainsi à un système qui lie étroitement les con-
cepts de co-texte, péritexte, intertexte et genre qui, selon moi, définissent la tex-
tualité des textes.

30
2.3. La textualisation comme re-contextualisation

Ce que j’ai esquissé plus haut de la circulation matérielle des textes et de


leur(s) édition(s) philo logique, commerciale et/ou numérique, nous oblige à
questionner le concept de texte sous l’angle de sa textualisation. En fixant un
tout autre but que Mounin à la philologie et en complétant ce que je développe
dans Adam 2005b, je dirai seulement que l’on doit réfléchir méthodologique-
ment au fait qu’un texte comme le discours de Montréal du général de Gaulle
n’existe pas autrement que sous forme de textualisations diverses, exactement
comme la Chanson de Roland ou King Lear de Shakespeare. Nous n’avons accès
qu’à des textualisations que je donne dans Adam 2004 : une version écrite dispo-
nible sur Internet et qui semble la version « officielle » du côté des responsables
de l’héritage politique du général de Gaulle (appelons-la T1), une version des ar-
chives nationales du Canada (T2), une version audio-visuelle disponible sur la
toile dans les archives de Radio Canada (T3) dont j’ai proposé une transcription
de travail T4 dans Adam 2005a (56-57). On pourrait de la même manière repré-
senter les différents états de n’importe quel conte de Perrault, ou du fragment
125 des Caractères de La Bruyère que j’examine dans Adam 2005a (58-59) :

(Effet de) TEXTE “x”

T1 T2 T3 T4 Tn
TEXTUALISATIONS

Ce schéma veut seulement signaler que les textualisations successives aux-


quelles nous avons (ou donnons) accès matériellement, contribuent à la cons-
truction d’un effet de texte dit « Le Petit chaperon rouge de Perrault », « La Chan-
son de Roland », « Le discours du 24 juillet 1967 », « L’appel du 18 juin », « Les
chants de Maldoror », etc. Et chacune de ces textualisations est prise dans les
données du « contexte » dont nous avons parlé plus haut qui en font, chaque fois,
un fait de discours singulier. Cette réflexion sur le caractère variationnel des tex-
tes est importante au regard de l’illusion que provoque leur évidence matérielle.
Considéré dans son épaisseur variationnelle, un texte acquiert cette dimension
temporelle et matérielle qui est à proprement parler son historicité comme fait de
discours. La dichotomie simple entre texte et contexte perd alors une partie de
son évidence. D’un point de vue épistémologique, il faut encore en tirer deux
conséquences majeures décrites par Ute Heidmann (2005) : T1, T2, Tn ne sont
pas des variantes altérées du « vrai » texte T3 ou d’un autre. Ils sont à lire dans ce
qui fait leurs différences (Heidmann 2005b) en passant d’une approche contras-
tive (phase descriptive) à une méthode comparative (phase interprétative des
faits observés). C’est la méthode mise en œuvre par Jean Peytard dans ses analy-
ses des changements de ponctuation et des ratures du nom propre « Dazet » dans
les premières éditions du « Chant I » des Chants de Maldoror (1971 & 1982),
celle que nous avons appliquée à la traduction d’un petit texte de Franz Kafka
(Adam & Heidmann 2003) et à la comparaison de deux contes des Grimm et

31
d’Andersen (Adam & Heidmann 2002). C’est également la méthode que je mets
en œuvre à propos des appels du 17 et du 18 juin du maréchal Pétain et du général
de Gaulle ou d’un poème de Cendrars et du fait-divers qui est à sa source (Adam
1999 : 139-155 & 175-188). Je ne développe pas, en soulignant seulement que
ceci explique que je considère l’analyse textuelle des discours comme une « dis -
cipline interprétative à part entière » (Guilhaumou 2002 : 32). Je donne à l’éta -
blissement « philologique » des textes et à la traduction une importance épisté-
mologique et méthodologique majeure dans le concert des disciplines du texte et
de l’analyse de discours. Ceci explique l’insistance, dans mon dernier livre, sur
le fragment 128 de La Bruyère et l’introduction d’un chapitre de synthèse centré
sur la traduction d’un petit texte en prose de Borges.
Q3 : Je défends l’idée de la nécessité, au sein du champ interdisciplinaire de
l’AD, d’une théorie du texte. La linguistique textuelle a selon moi la double tâ-
che de fournir à l’analyse de discours une redéfinition (non grammaticale, non
textualiste-formaliste) du concept de texte et de décrire les agencements d’énon-
cés élémentaires au sein de l’unité de haute complexité que constitue un texte.
Cette dernière tâche l’oblige à théoriser et fournir les instruments de description
des relations d’interdépendance co-textuelles qui font d’un texte un réseau de
co-déterminations. Mon dernier livre porte sur la description et la définition des
différentes unités textuelles ainsi que sur les opérations de textualisation dont, à
tous les niveaux de complexité, les énoncés portent la trace : opérations de seg-
mentation (discontinuité de la chaîne verbale qui va de la segmentation des mots
à celle des paragraphes et parties d’un texte) et opérations de liage (fabrique du
continu) que résume la partie droite du schéma de la page 19 :

ANALYSE DES DISCOURS


OPERATIONS DE SEGMENTATION

GENRE(S)
&
INTER- (PERI-) Plan de Périodes Propositions
DISCOURS LANGUE TEXTE texte et/ou énoncées
dans une Séquences
INTER-ACTION
OPERATIONS DE LIAGE
Formations LINGUISTIQUE TEXTUELLE
socio-
discursives

À côté de cette linguistique transphrastique qu’illustrent bien les travaux sur


les anaphores, sur les connecteurs et sur les temps verbaux, il y a place pour une
« linguistique textuelle » plus ambitieuse, entendue dans le sens d’Eugenio Co -
seriu (1994), c’est-à-dire comme une théorie de la production co(n)textuelle
de sens, qu’il est nécessaire de fonder sur une analyse de textes concrets articu -
lée à l’analyse de discours. C’est cette démarche que je propose d’appeler ana-
lyse textuelle des discours. Il faut donc considérer la partie droite du schéma pré -
cédent comme indis sociable de sa partie gauche.
Q4 : J’ai répondu à cette question en introduisant des éléments absents de la
« synthèse » de Francine Mazière. Je laisse le soin aux représentants d’autres do-

32
maines de la linguistique de donner d’autres définitions possibles de la spécifici -
té de l’AD linguistique. J’insiste longuement, au début de mon livre de 2005a (9-
18), sur l’importance des propositions d’Émile Benveniste dans son ébauche, fin
1969, d’une définition de la « translinguistique des textes, des œuvres » qui pro-
longe les interrogations de Ferdinand de Saussure sur la « langue discursive ». Je
considère que les réflexions de Mikhaïl M. Bakhtine sur les genres de la parole et sa
« metalingvistica », même si elles manquent de propositions descriptives et de con-
cepts linguistiques permettant de définir le concept de genre, dessinent un cadre
théorique qui complète partiellement le vide laissé par la brutale interruption des
travaux de Benveniste. Après d’autres, c’est très précisément là que je me situe,
dans la recherche têtue d’une définition de la « translinguistique des textes, des œu-
vres » fondée sur la linguistique de l’énonciation et sur la linguistique textuelle.
Q5 : J’essaie de remettre les choses à plat en opérant un travail d’information
sur l’évolution de mes positions. C’est difficile depuis la Suisse car j’ai peu de
contact avec les enseignants des IUFM et encore moins avec les concepteurs de
programmes qui se réfèrent à certains de mes travaux. Ce numéro de Pratiques
est une bonne occasion de clarifier quelques points. Pour le reste de cette ques-
tion, je renvoie à ce que j’ai ajouté dans la dernière édition de Les textes : types et
prototypes (Nathan, coll. Fac, 2001, dont j’espère pouvoir écrire une nouvelle
version, mais les arcanes actuels de l’édition sont insondables). Je renvoie éga-
lement aux articles qui m’ont été demandés par deux revues de didactique du
français : « Entre la phrase et le texte » (Québec français n°128, Québec, 2003 :
51-54) ; « La notion de typologie de textes en didactique du français : une notion
dépassée ? » (Recherches n°42, Lille, 2005 : 11-23).

Références bibliographiques
ADAM Jean-Michel (1990) : Éléments de linguistique textuelle, Bruxelles, Mardaga.
— (1994) : Le Texte narratif, Paris, Nathan, coll. FAC.
— (1999) : Linguistique textuelle. Des genres de discours aux textes, Paris, Na-
than, coll. FAC.
— (2002) : « Textualité et polyphonie. Analyse textuelle d’une préface de Per-
rault », Polyphonie linguistique et littéraire. Documents de travail des polypho-
nistes scandinaves n°5, Roskilde, 39-84.
— (2004) : « Quand dire “Vive le Québec libre !” c’est faire l’histoire avec des
mots », Discours et constructions identitaires, D. Deshaies & D. Vincent éds,
Presses de l’Université Laval, 13-38.
— (2005a) : La linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des dis-
cours, Paris, A. Colin, coll. Cursus.
— (2005b) : « Les sciences de l’établissement des textes et la question de la va-
riation », in Sciences du texte et analyse de discours. Enjeux d’une interdiscipli-
narité, J.-M. Adam & U. Heidmann éds, Genève, Slatkine, 69-96.
ADAM Jean-Michel & HEIDMANN Ute (2002) : « Réarranger les motifs, c’est changer
le sens. Princesses et petits pois chez Andersen et les Grimm », in Contes : l’uni-
versel et le singulier, A. Petitat éd., Lausanne, Payot, 155-174.
— (2004) : « Des genres à la généricité. L’exemple des contes (Perrault et les
Grimm) », Langages 153, Paris, Larousse, 62-72.
ADAM , Jean-Michel & LUGRIN, Gilles (2000) : « L’hyperstructure : un mode privilégié
de présentation des événements scientifiques », in Fabienne Cusin-Berche

33
(dir.) : Rencontres discursives entre science et politique. Spécificités linguisti-
ques et constructions sémiotiques, Carnets du CEDISCOR, n° 6, Paris, Presses
de la Sorbonne Nouvelle, 133-149.
BERRENDONNER Alain (1983) : « Connecteurs pragmatiques et anaphores », Cahiers
de linguistique française 5, Université de Genève.
COSERIU Eugenio ([1980] 1994) : Textlinguistik. Eine Einführung, Tübingen/Basel,
Francke.
COSSUTTA Frédéric (2004) : « Catégories descriptives et catégories interprétatives en
analyse du discours », in J.-M. Adam, J.-B. Grize et M. Ali Bouacha éds. Texte et
discours : catégories pour l’analyse, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon,
189-213.
GUILHAUMOU Jacques (1993): « À propos de l’analyse de discours : les historiens et le
“tournant linguistique” (l’exemple du porte-parole pendant la Révolution fran-
çaise) », Langage & Société 65, Paris, Maison des sciences de l’homme, 5-39.
— (2002) : « Le corpus en analyse de discours : perspective historique », Corpus
1, Université de Nice, 21-49.
HEIDMANN Ute (2005a) : « Comparatisme et analyse de discours. La comparaison dif-
férentielle comme méthode », in Sciences du texte et analyse de discours. Enjeux
d’une interdisciplinarité, J.-M. Adam & U. Heidmann éds., Genève, Slatkine,
99-118.
— (2005b) : « Épistémologie et pratique de la comparaison différentielle », in
Comparer les comparatismes, M. Burger & C. Calame éds, Lausanne, Études de
Lettres, 141-159.
KLEIBER Georges (1994) : « Contexte, interprétation et mémoire : approche standard
vs approche cognitive », Langue Française 103, Paris, Larousse, 9-22.
LUGRIN Gilles (2000) : « Les ensembles rédactionnels : multitexte et hyperstructure »,
Médiatiques, Louvain-la-Neuve, Observatoire du récit médiatique, 34-36.
— (2001) : « Le mélange des genres dans l’hyperstructure », Semen n°13, Besan-
çon, 65-96.
MAINGUENEAU Dominique (2004a) : Le Discours littéraire, Paris, A. Colin, coll. U.
— (2004b) : « Retour sur une catégorie : le genre », in J.-M. Adam, J.-B. Grize et
M. Ali Bouacha éds. Texte et discours : catégories pour l’analyse, Dijon, Édi-
tions Universitaires de Dijon, 107-118.
MESCHONNIC Henri (1999) : Poétique du traduire, Paris, Verdier.
MOIRAND Sophie (1999) : « Les indices dialogiques de contextualisation de la presse
ordinaire », Cahiers de Praxématique n° 33, Montpellier, Université Paul-Valé-
ry, 145-184.
— (2004) : « Le Texte et ses contextes », in J.-M. Adam, J.-B. Grize et M. Ali
Bouacha éds. Texte et discours : catégories pour l’analyse, Dijon, Éditions Uni-
versitaires de Dijon, 129-143.
MOUNIN Georges (1969 [1966]) : « La notion de situation en linguistique et la poésie »,
in La communication poétique, Paris, Gallimard.
PEYTARD Jean (1971) : « La rature de Dazet, ou la métamorphose du sens », Littérature
4, Paris, Larousse, 68-89.
— (1982) : « Les variantes de ponctuation dans le chant premier des Chants de
Maldoror », in La genèse du texte : les modèles linguistiques, C. Fuchs et al. éds,
Paris, Éditions du CNRS, 13-71.
RASTIER François (1998) : « Le problème épistémologique du contexte et le statut de
l'interprétation dans les sciences du langage », Langages 129, Paris, Larousse,
97-111.
— (2004) : « Poétique et textualité », Langages 153, Paris, Larousse, 120-126.

34
Réponses de Bernard Combettes

Q 1 : Pour ce qui me concerne, je ne me considère pas comme un « spécialiste »


du texte (et encore moins du discours), mon objectif n'ayant jamais été ni de ren -
dre compte du texte en tant que tel, dans ce qu'on pourrait appeler son fonction -
nement linguistique, ni de la cohérence discursive. Je me place délibérément du
côté de l'étude de la langue en estimant que la prise en compte de la dimension
textuelle est incontournable. Si le texte (quel que soit l'aspect que l'on privilé -
gie : cohérence, typologie, etc.) n'est pas mon objet d'étude, il me semble toute -
fois que c'est sur son observation que doit se fonder l'analyse des systèmes lin -
guistiques, et c'est en ce sens que le contexte fait pour moi partie intégrante de la
description de la langue, inséparable qu'il est des formes et des constructions pri -
ses en considération. Même s'il est assez facile de montrer que toutes les accep -
tions mentionnées dans la question ont leur pertinence pour l'étude de la langue,
on est bien obligé de constater qu'on est souvent obligé de s'en tenir (pour des rai -
sons souvent très « matérielles », de temps, de documentation, d'efficacité...) à
tel ou tel aspect de la nébuleuse contextuelle. Pour ma part, dans l'optique que je
viens de mentionner, j'ai d'abord donné la priorité au contexte linguistique (qui
peut recouvrir des portions très variables de texte), me limitant à l'observation
des cooccurrences des formes et de leur sens. Les travaux sur la mémoire discur -
sive et, plus généralement, sur les processus cognitifs qui sous-tendent produc -
tion et réception, me sont apparus comme un aspect fondamental de la probléma -
tique de la linguistique textuelle ; c'est ainsi que j'ai abordé la question de la con -
naissance partagée en relation avec la gestion des expressions référentielles (in -
troduction dans le texte, réactivation, redénomination...). Par rapport aux dis -
tinctions suggérées plus haut, je m'appuie donc essentiellement sur le microcon -
texte (si l'on entend bien par là le contexte linguistique au sens strict, contexte
gauche/contexte droit), ainsi que sur le contexte que constitue l'ensemble des sa -
voirs partagés, en me limitant aux questions liées à l'identification et à l'accessi -
bilité des référents. Je n’envisage pas, à un niveau supérieur, pourrait-on dire,
les représentations qui conditionnent cette connaissance partagée – contexte (ii)
supra –, ce qui, à mon avis, est d’un autre ordre et ne me semble pas être dans la
même relation avec les formes linguistiques. En ce qui concerne le contexte
(iv) – point de vue du locuteur, point de vue de l’interlocuteur –, j’avoue ne
guère prendre en compte cette opposition, ce qui est sans aucun doute un défaut
méthodologique ; si l’on s’intéresse à la mémoire discursive, il me paraît indis -
pensable de délimiter avec le plus de précision possible la spécificité de la pro -
duction et celle de la réception. Je pense que je me situe plutôt, assez intuitive -
ment et sans explicitation, du côté de la réception, mais je ne suis pas absolument
pas satisfait de ma pratique sur ce point : la liaison avec la psycholinguistique
est, de mon point de vue, une nécessité et une urgence.
Q 2 : Comme je viens de le souligner, les deux types de contextes qui sont l’ob-
jet de mes recherches sont le contexte linguistique et ce que l’on pourrait appeler
le contexte cognitif (limité en fait au traitement de la référence et de la gestion du
niveau informatif), ces deux aspects étant pour moi quasiment inséparables, le
contexte linguistique n’ayant de pertinence et d’intérêt que dans les relations
qu’il entretient avec la mémoire discursive mise en œuvre dans les activités de

35
production/réception. Je reconnais qu’il faudrait ici prendre en compte, ainsi
que je le suggérais plus haut, les travaux des psycholinguistes sur la compréhen -
sion, même si la dimension textuelle y est malheureusement trop souvent réduite
à de brèves séquences d’énoncés qui ne correspondent guère à des discours au -
thentiques. Le fossé est encore bien large, me semble-t-il, entre ces recherches
qui peuvent nous sembler réductrices, sinon caricaturales, et les analyses des
linguistes, qui s’appuient sur les formes pour déterminer les divers degrés du dy -
namisme communicatif, par exemple, ou les diverses catégories de référents ac -
cessibles, etc. Il est assez significatif de voir que la plupart des auteurs qui tra -
vaillent sur les marques linguistiques de la cohérence ne s’appuient guère sur les
résultats obtenus par la psycholinguistique, sinon en annexe, en quelque sorte,
comme argument supplémentaire emprunté à un autre domaine (une exception
notable : M. Charolles a bien montré, dans certains de ses travaux, combien peut
être fructueuse la collaboration entre les deux disciplines, les réflexions du lin -
guiste, ses intuitions, enrichissant par ailleurs les hypothèses formulées par le
psycholinguiste).
À ce propos, je soulignerai la difficulté, quasiment insurmontable, qui surgit
lorsqu'on étudie des états de langue anciens, en particulier la période qui s'étend
des origines du français au français classique ; nous manquons en effet d'infor -
mations, de documentation, sur les activités de rédaction et de lecture qui se pra -
tiquaient alors. Si nous disposons de travaux de type sociologique, sur la diffu -
sion de l'écrit, sur l'alphabétisation, etc., nous connaissons très mal les modes de
réception (lecture silencieuse, plus ou moins oralisée ? lecture « lente » ou lec -
ture « en diagonale » ?), ou de production (texte dicté ? texte relu, corrigé ?...).
L'absence de témoignages sur ces points interdit d'avoir une vue claire sur la na -
ture de ce contexte et sur son évolution ; les quelques indications que l'on peut
glaner çà et là demeurent trop peu étayées pour qu'il soit possible de bâtir des hy -
pothèses de travail fiables. S'interroger sur la cohérence textuelle et discursive
implique pourtant que l'on ait une vue relativement claire de la conception même
de cette cohérence chez les locuteurs, ce qui amène à s'interroger également sur
la notion de texte et d'écrit dans un milieu de production donné. Faute de docu -
mentation, on se trouve réduit à une sorte de cercle : la connaissance de ce macro -
contexte semble indispensable pour une interprétation correcte des faits de co -
hérence, mais ce n'est finalement que par l'observation des faits de langue que
l'on peut approcher, très imparfaitement, cette réalité. J'avoue que je ne vois pas
très bien comment sortir, méthodologiquement, de cette difficulté ; les quelques
études que j'ai pu réaliser sur des phénomènes comme l'articulation
thème/rhème, la cataphore, la distinction parataxe/hypotaxe, par exemple,
m'amènent à penser que nous sommes devant des textes (je veux parler de l'an -
cien français et du début du moyen français) rédigés pour une lecture qui n'anti -
cipe pas, qui s'appuie fondamentalement sur la mémorisation à court terme, sur
les liaisons interphrastiques, et qui, par ailleurs justement parce qu'elle est lente
et proche sans doute de l'oralisation traite de façon spécifique la gestion de la ré -
férence (en particulier par la distinction de l'opération d'identification et de celle
de prédication), dans un « codage » profondément différent de celui qui sera mis
en œuvre par la suite.
Je voudrais par ailleurs insister sur l'importance et sur la spécificité de la prise
en compte du contexte dans ce domaine qui m'intéresse plus particulièrement,

36
qui est celui de l'histoire de la langue, des études diachroniques. La linguistique
historique, jusqu'à une date récente, ne faisait guère de l'observation du contexte
un de ses objectifs prioritaires ; lorsqu'il était pris en considération, c'était de fa -
çon accessoire, annexe, quand il s'agissait d'expliquer certaines évolutions diffi -
cilement explicables en elles-mêmes. On remarquera toutefois que la phonéti -
que rencontre nécessairement la question du contexte, dans la mesure où l'évolu -
tion des phonèmes se justifie, en grande partie, par l'influence de l'« entourage »
phonétique (qu'il s'agisse des sons en contact, mais également de la structure syl -
labique ou du schéma accentuel). Il est d'ailleurs intéressant d'observer la place
qui est accordée à ce rôle du contexte : dans la majorité des analyses, du moins
dans les analyses traditionnelles, l'influence du contexte n'est prise en compte
que comme une sorte de complément, de « rectificatif » aux tendances générales
de l'évolution. Celles-ci sont présentées en premier, comme si le changement
s'opérait sur un phonème isolé, indépendant, les facteurs contextuels venant en -
suite perturber ce mouvement « naturel », qui, en réalité, ne survient que dans un
entourage particulier, rarement explicité, qui doit être reconstruit, par déduc -
tion, comme le contexte qui se distingue des contextes « perturbants ».
Dans le domaine grammatical, la perspective s'est totalement renouvelée avec
le développement, ces dernières années, des approches se réclamant du concept
de grammaticalisation. Je ne rappellerai pas ici les diverses acceptions de ce
terme, me contentant de souligner que – aussi bien dans une définition restreinte
(du lexique vers la grammaire) que dans une définition élargie (du discours à la
syntaxe) – tous les chercheurs s'accordent à faire du contexte linguistique non
seulement un concept-clé, incontournable, mais l'objet même de l'analyse. La
grammaticalisation se caractérise en effet par deux notions définitoires : les opé -
rations de réanalyse (un groupe de locuteurs interprète d'une façon différente de
l'usage commun une expression ou une construction, dans un contexte linguisti -
que particulier, tant en ce qui concerne la structure syntaxique que la valeur sé -
mantique) et d'analogie (la nouvelle analyse est généralisée à d'autres contextes
dans lesquels elle n'intervenait pas au départ). L'essentiel des analyses est ainsi
de déterminer dans quels contextes s'effectue la réanalyse, d'essayer de définir
les raisons de ce changement et de décrire comment l'expression concernée se
charge, en quelque sorte, de valeurs qui appartenaient au contexte initial et
qu'elle transporte avec elle dans l'opération d'analogie. Ce mouvement est très
net lorsqu'il s'agit de l'évolution d'expressions qui deviennent par exemple des
connecteurs ou des modalisateurs : une locution comme alors que ne peut passer
de la valeur de simultanéité à la valeur d'opposition si cette dernière ne se réalise
pas d'abord dans des contextes qui établissent un contraste entre deux proposi -
tions renvoyant à des procès concomitants (il est sorti alors qu'il pleuvait), les
locuteurs continuant à interpréter la conjonction comme marquant simplement
la temporalité ; c'est avec des énoncés comme : il est venu alors qu'on le lui avait
interdit que l'on peut constater que la locution entraîne la valeur d'opposition,
même dans un contexte où il n'y a pas simultanéité. Il me semble que, au bout du
compte, ce n'est pas tant l'expression linguistique prise en considération qui est
l'objet de l'étude que le rôle du contexte et la nature du contexte qui ont permis
l'évolution. Il n'est guère étonnant, dans ce type d'étude, que plusieurs types de
contextes soient à prendre en considération ; la grammaticalisation conduit en
effet, dans bon nombre de cas, à un changement de domaine, de niveau de l'ana -

37
lyse linguistique. Un mouvement bien représenté est celui qui fait passer une ex -
pression du niveau propositionnel, dans lequel elle contribue à la description de
l'état de choses auquel fait référence l'énoncé, au niveau textuel, où elle va jouer
un rôle de connecteur ou d'anaphore, puis au niveau pragmatique et énonciatif,
où elle remplira la fonction de modalisateur, de « mot du discours », etc. Dans
une telle optique, il est normal que l'on passe de l'étude de microcontextes syn -
taxiques et sémantiques à l'analyse de portions de texte plus larges, pour l'étude
de la portée textuelle et enfin à l'observation des actes de langage. Pour ce der -
nier type de contexte, on retrouve des problèmes comparables à ceux que j'ai
évoqués plus haut, qui sont propres à l'étude du contexte élargi (prise en compte
des activités de production et de réception lorsqu'il s'agit des états de langue an -
ciens) : comment éviter l'anachronisme lorsqu'il s'agit d'aborder un échange
communicationnel, des actes de parole, réalisés dans un cadre institutionnel dif -
férent de celui d'aujourd'hui ? Sur ce point, on peut toutefois se montrer plus op -
timiste que sur la question des types de lecture ou d'écriture ; les études histori -
ques et littéraires apportent une documentation très riche qui commence à être
mise à contribution par les linguistes (le lancement, en 2000, de la revue Journal
of Historical Pragmatics peut ainsi être considéré comme un indice encoura-
geant de ce renouveau des approches diachroniques).
Q 3 : Je pense qu’il y a là des démarches très différentes, non seulement dans
leur méthodologie, dans leur façon d’analyser les textes, mais dans les objectifs
visés, dans le but de l’étude. Au risque de caricaturer quelque peu, je répéterai
qu’il me semble y avoir, au départ, une première grande division, entre les cher-
cheurs qui prennent le texte pour objet (avec toutes les variations que l’on peut
envisager en fonction des paramètres qui sont pris en considération, l’approche
linguistique étant une des entrées possibles pour rendre compte de l’objet texte)
et ceux pour qui ce sont les systèmes linguistiques qui constituent la réalité dont
il faut rendre compte. Chacune de ces deux grandes voies se subdivise en de mul-
tiples tendances, mais le partage initial me semble assez clair. Cela étant, la prise
en compte du contexte (le type de contexte qui va être privilégié dans l’observa-
tion, le statut qu’on lui accorde...) peut conduire, dans les deux domaines, à des
analyses qui sembleront relativement identiques, mais les conclusions que l’on
tirera de cette étude, l’intégration qui en sera faite dans une argumentation, dans
une description, ne sera pas du même ordre selon qu’il s’agit de se placer sur le
terrain du texte/discours ou sur celui de la langue.

Q 4 : Dans la mesure où je considère que, pour ma part, je ne pratique pas une


analyse du discours (ou du texte) à proprement parler, mais, comme je l'ai indi -
qué dans ma réponse à une question précédente, une analyse du système linguis -
tique à partir de l'observation des fonctionnements textuels, je préfère ne pas ré -
pondre à cette question. Je pourrais en revanche noter que la linguistique tex -
tuelle (au sens : linguistique dans les textes et non au sens : linguistique du texte)
est elle-même très diversifiée, tout autant sans doute que les analyses du dis -
cours. Indépendamment des différences qui dépendent des phénomènes obser -
vés et des paramètres pris en considération (plus ou moins grande prise en comp -
te des aspects cognitifs de l'acte de communication, limitation à l'entourage tex -
tuel, etc.), se pose évidemment la question qui rejoint, indirectement, celle du
statut de l'étude du contexte (objet central de l'étude ou simple complément) : on

38
peut ainsi opposer les théories qui limitent le recours au contexte aux cas qui ne
paraissent pas rendre compte de façon satisfaisante de faits de langue comme
l'emploi des temps verbaux, le fonctionnement des expressions anaphoriques,
etc., alors que le noyau dur de la syntaxe est analysé à partir d'énoncés isolés. Po -
sition très classique, représentée dans bon nombre de manuels, qui conduit à des
dichotomies comme celle, très répandue en didactique, qui oppose grammaire de
phrase et grammaire de texte. Implicitement ou explicitement, l'étude des faits
de langue dans le texte et, par là, l'observation de la dimension contextuelle est
conçue comme un appoint, une sorte d'annexe et de recours lorsque les démar -
ches habituelles montrent leurs limites. On ne s'étonnera pas que ce statut margi -
nal interdise toute réflexion quelque peu théorique sur le contexte, ou tout sim -
plement toute clarification méthodologique, sur le contexte, dans la mesure où la
discipline qui le prend pour objet apparaît davantage comme une aide momenta -
née qu'un domaine d'étude à part entière. À l'opposé de cette conception « utili -
taire », il faudrait citer les approches dites fonctionnelles, qui tentent, dans une
perspective globalisante, de construire des modèles qui permettent de justifier
l'ensemble de la description linguistique, y compris celle des faits de syntaxe,
par les conditions de l'acte communicationnel, ce qui implique la présence cons -
tante d’une observation du contexte, pris dans la plupart les acceptions qui ont
été envisagées ici, mais plus particulièrement, dans celle de contexte linguisti -
que et dans celle de contexte de situation.
Q 5 : Les raisons qui ont conduit à valoriser, dans les applications didactiques
(FLM), le texte et, plus récemment, le discours sont d’ordre divers. D’un point
de vue pédagogique, le souci d’éviter l’analyse grammaticale « isolée », coupée
de la réalité de l’acte de communication, conduit en fait, dans bon nombre de cas,
à « justifier la grammaire » par l’étude des faits de langue dans des textes, mais le
contenu demeure celui d’une grammaire de phrase (traditionnelle ou non) et le
statut de la syntaxe dans une approche réellement textuelle n’a, en fait, pas été
repensé. Au plan des concepts généraux mis en œuvre, il faudrait justement reve-
nir sur la dichotomie grammaire de phrase/grammaire de texte (et de discours),
que l’on s’accordera à trouver aujourd’hui beaucoup trop simplificatrice, de peu
de rentabilité, et, finalement, dangereuse, dans la mesure où elle laisse penser
que certains faits de langue dans le domaine morphosyntaxique peuvent être
traités à l’aide de phrases-exemples isolées de tout contexte. Ceci pose en réalité
la question du type de syntaxe que l’on met en œuvre ; si l’on s’en tient à l’appro-
che distributionnelle qui domine, de façon plus ou moins explicite, dans la prati-
que actuelle, il est certain que la phrase isolée peut suffire pour l’étude, le con-
texte phrastique immédiat étant seul pertinent pour les observations, les classifi-
cations, etc. La prise en compte du contexte large (situation de communication,
textualité, par exemple) sera réservée à l’étude des conditions d’emploi des for-
mes et des constructions. De tout autres approches sont envisageables (cf. les ap-
proches fonctionnelles évoquées plus haut), qui exigeraient la prise en considé-
ration de la dimension contextuelle à tous les niveaux de l’analyse linguistique.
Fonder la didactique de la langue sur des descriptions de ce type aurait au moins
l’avantage de rapprocher l’observation de la langue au plus près de la réalité des
activités de production et de réception des textes. Il resterait toutefois à définir
alors quels aspects du contexte il est pertinent de privilégier.

39
Réponses de Dominique Maingueneau

Q1 : L’analyse du discours entretient une relation délicate avec la notion de


contexte. On la considère communément comme un de ces domaines des scien-
ces du langage qui auraient pour fonction d’« ajouter » des contextes à des textes.
C’est là une représentation commode, mais s’il y a analyse du discours, c’est pré-
cisément pour dissoudre cette distinction spontanée entre texte et contexte. L’in -
térêt même qui gouverne l’analyse du discours, c’est d’assurer la réversibilité
entre texte et situation de communication. On comprend, dès lors, le rôle clé
qu’y joue la catégorie du genre de discours, qui est foncièrement hybride.
Le problème est qu’un analyste du discours ne peut pas gérer une notion aussi
massive que LE contexte, s’il entend la rendre opératoire dans une recherche ef -
fective. Comme le souligne la typologie faite par C. Kerbrat-Orecchioni que
vous venez de rappeler, on a en réalité affaire à des profilages distincts du con-
texte, en fonction du type de recherche que l’on mène. Selon le type de corpus
étudié et l’objectif de la recherche, on sera amené à mobiliser le contexte comme
savoir partagé, comme cadre spatio-temporel, comme modèle mental construit
par les interactants, etc. Si l’on s’intéresse aux processus d’interprétation à l’in -
térieur d’une conversation, on peut difficilement appréhender la question du
contexte de la même manière que si l’on cherche à dégager les composants d’un
genre institué très contraint. Il ne s’agit pas d’être éclectique et consensuel à tout
prix, mais de reconnaître qu’une recherche sur le discours ne peut pas être « to -
tale », qu’elle implique nécessairement un point de vue.
Il suffit que ces deux paramètres – le type d’analyse menée et l’objet étudié –
varient pour que varie corrélativement notre rapport au contexte. Pour ma part,
j’ai plutôt mis l’accent sur la relation entre le « contexte conditionnant le dis-
cours » et « contexte construit par le discours » : c’est précisément ce que cher -
che à capter la notion de « scène d’énonciation », à travers la relation entre « ca -
dre scénique » (scène englobante et scène générique) et « scénographie ».

Q2 : Comme je ne me limite pas à un seul type de discours, il m’est difficile de


répondre de manière simple à une telle question. Mais si, comme m’y incite votre
formulation, je me limite au type de corpus que j’ai privilégié depuis quelques
années, à savoir les « discours constituants », je mettrai en évidence trois modes
de contextualisation sur lesquels j’ai particulièrement réfléchi.
– Le premier, qui n’est pas thématisé dans la quadripartition de C. Kerbrat, est
l’interdiscours ; c’était d’ailleurs le sujet de ma thèse de doctorat, où j’introdui -
sais une distinction entre univers discursif, champ discursif et espace discursif
pour travailler la question de la primauté de l’interdiscours sur le discours. C’est
d’ailleurs là une modalité du contexte qui ne ressortit pas aux caractérisations
habituelles du contexte, mais qui est cruciale.
– Le second, sans doute le mieux connu, est l’ensemble des opérations par les-
quelles les textes sont amenés à construire leur « scène d’énonciation », la situa -
tion d’énonciation dont ils prétendent surgir et à la légitimer à travers la configu -
ration, dans leur énoncé, d’un certain univers de sens.
– Le troisième, ce sont les phénomènes institutionnels liés à la gestion des tex-
tes ; une notion comme celle de « cadre herméneutique » par exemple permet de
souligner que l’existence même de certains textes, le mode d’accès à leur sens et

40
ce sens même sont indissociables d’un cadre à la fois cognitif et institutionnel ;
ici encore toute opposition immédiate entre un « intérieur » et un « extérieur » du
texte, autrement dit toute distinction spontanée entre « texte » et « contexte », ap-
paraît illusoire.
De manière générale, pour ce type de textes on est amené à adopter deux ap-
proches complémentaires. La première, celle qui est la plus familière, consiste à
restituer ces corpus à leur réalité communicative originelle. L’autre consiste à
appréhender les textes comme des matériaux sémiotiques qui, en circulant à tra-
vers divers espaces et diverses époques, sont sans cesse reconfigurés, réinterpré-
tés. Mais cette double appréhension oblige le chercheur à développer des théo -
ries du contexte particulièrement complexes.
Q3 : Tout le problème est de savoir ce que signifie « discursive » dans « linguis-
tique discursive » et de quel côté de la frontière on se situe. Si on prend pour point
de référence la linguistique « classique », qui ne travaille pas au-delà de la phrase,
toute prise en compte d’unité transphrastique peut être versée dans des « linguisti-
ques discursives ». Mais si l’on se place à l’intérieur de ces « linguistiques discur-
sives », leur unité apparaît extrêmement problématique. On peut en particulier
douter que ce qu’on appelle communément « linguistique textuelle » se situe sur le
même plan que l’analyse du discours. Un certain nombre de travaux – comme ceux
de Charolles, Corblin, Kleiber, etc. sur les relations anaphoriques ou ceux qui sont
menés sur les connecteurs à la suite des recherches de Ducrot – montrent qu’on
peut étudier en linguiste des phénomènes transphrastiques sans s’intéresser par
exemple aux genres de discours. On peut en dire autant des recherches de J.-M.
Adam sur les types de séquences, qui précisément présentent l’intérêt de se situer
à un niveau inférieur à celui du texte considéré comme unité rapportée à un certain
dispositif de communication. Si l’on excepte ce type de travaux, tous les groupe-
ments sont possibles, y compris celui que propose M.-A. Paveau et G. Sarfati. Ces
derniers ont sans doute été amenés à faire des choix que n’aurait peut-être pas faits
un ouvrage destiné à des spécialistes de ces questions.
Pour ce qui me regarde, j’ai eu l’occasion d’exposer mon point de vue sur ces
questions dans le récent numéro spécial de Marges linguistiques (9, 2005) con-
sacré à l’analyse du discours. Il me semble clair que pour rendre compte de la
complexité et de l’instabilité des recherches qui se mènent dans une perspective
de « discours » il faut toute une batterie de distinctions souples. On ne peut pas se
contenter de placer dans le même ensemble tous les travaux qui portent sur des
unités que l’on appréhende comme transphrastiques et qu’on inscrit dans une si-
tuation de communication. J’ai ainsi été amené à distinguer par exemple « disci -
plines du discours » et « analyse du discours », à distinguer les recherches qui
portent sur les ressources communes à l’ensemble du champ et celles qui relè-
vent d’un courant, à distinguer aussi les groupements de chercheurs autour d’un
thème commun (sur le modèle des « gender studies », « classroom studies », etc.)
et les groupements autour d’une problématique, etc. La difficulté dans ce type de
réflexion épistémologique est de maintenir un équilibre entre la dimension des -
criptive (il faut bien rendre raison de la recherche effective) et la dimension nor-
mative (il ne suffit pas de se dire analyste du discours, sociolinguiste ou analyse
des conversations, etc. pour l’être).
Q4 : Il est vrai qu’il existe des formes d’analyse du discours, particulièrement
en sociologie ou en histoire, souvent inspirées de M. Foucault, qui ne font pas ou

41
très peu appel à la linguistique. On voit cela par exemple en Allemagne au -
jourd’hui. Il existe également des travaux qui se réclament de l’analyse du dis -
cours, mais qui en réalité relèvent de l’analyse de contenu, qui obéit à une autre
logique. L’analyse du discours, du moins telle qu’elle s’est développée dans de
nombreux pays, s’inscrit dans les sciences du langage, elle suppose une prise en
compte des contraintes de la langue. Il faut néanmoins reconnaître que le type de
phénomènes « linguistiques » pris en compte de manière privilégiée varie d’un
courant à l’autre : syntaxe, lexique, connecteurs, discours rapporté, modalités,
etc. Cette idée que l’AD doit s’inscrire dans les sciences du langage est un pré -
supposé qui n’est nullement incompatible avec une démarche interdiscipli -
naire : ce n’est pas parce qu’on s’appuie de manière privilégiée sur la psycholo -
gie cognitive ou sur une sociologie de l’action qu’on est obligé de se désintéres -
ser de la matérialité linguistique.
Par rapport aux premiers travaux d’AD, on note une montée en puissance
d’approches qui mettent l’accent sur des dimensions qui excèdent le domaine
traditionnel de la linguistique, même en y incluant les problématiques de l’énon -
ciation et de la pragmatique : je songe en particulier à la typographie, aux sup -
ports matériels des énoncés, à la plurisémioticité.
Q5 : Si je me souviens bien, l’article de Charolles et Combettes ne porte pas
sur l’analyse du discours, au sens où on l’entend communément, mais surtout sur
la linguistique textuelle. D’un côté, on ne peut que se réjouir de voir l’enseigne-
ment bénéficier des développements de la recherche. D’un autre côté – et on ne
cesse de le répéter chez les didacticiens – il y a toujours un risque à transférer des
éléments de savoir universitaire dans un espace social très différent. Mon avis
converge largement avec celui de Charolles et de Combettes : les nouveaux pro-
grammes donnent le sentiment d’une tripartition harmonieuse, phrase/texte/dis-
cours, alors qu’en réalité, quand on passe de la phrase au texte/discours, on
change d’ordre. À proprement parler, il n’y a donc ni « grammaire du texte » ni
« grammaire du discours ».
Pour ma part, comme je l’ai souligné dans un article paru dans Le français au-
jourd’hui (148, 2005), il me semble que le fait de centrer l’enseignement gram-
matical sur la question des déictiques modifie considérablement la manière pour
les élèves de « faire de la grammaire », ce qui n’est pas sans risques. De toute fa-
çon, ce sont là des problèmes d’une grande complexité, dans la mesure où l’en-
seignement est soumis à des contraintes très diverses ; pour faire simple, je dirai
que les problématiques d’analyse du discours seraient plus efficacement em-
ployées si elles étaient plus franchement assumées. Cela reviendrait à opérer un
double mouvement : d’une part en reconnaissant mieux la spécificité de l’ensei-
gnement proprement grammatical, d’autre part en approfondissant les relations
entre « français » et « grammaire ». C’est sur ce second volet que l’analyse du
discours pourrait apporter le plus commodément sa contribution à la didactique
du français langue maternelle. Plutôt que de se référer à un schéma des fonctions
du langage du type de celui de Jakobson (dont l’intérêt pédagogique reste à dé-
montrer), il vaudrait mieux envisager les paramètres d’un acte de communica-
tion effectif, c’est-à-dire d’un genre de discours, et articuler plus précisément
l’étude et la production de textes sur des éléments empruntés à l’analyse du dis-
cours.

42
Réponses de Sophie Moirand
Se « situer » par rapport à la notion de contexte...
Actuellement, et dans la ligne de réflexions précédentes sur les indices de
contextualisation dans la presse ordinaire (1999), sur la notion de genre du dis-
cours (2003b), sur les relations entre le texte et ses contextes ainsi que sur la
constitution des corpus et la construction des observables (2004a et b), je me si-
tue dans une conception dynamique du contexte, ce qui, pour le chercheur en
analyse du discours qui travaille sur des données empiriques repose sur le repé-
rage et la prise en compte d’indices de contextualisation de niveaux divers au fur
et à mesure de l’avancée du recueil des données et des analyses effectuées (mais
pas forcément dans l’ordre de l’énumération qui suit) : le cotexte linguistique, le
cotexte linéaire du « fil » intratextuel (le fil horizontal du discours ou le fil dé-
roulant de l’interaction et les reprises de formes diverses qui s’y manifestent), le
contexte sémiotique et situationnel (le « hic » et « nunc » de la situation de com-
munication), le contexte des séries génériques dans lesquelles s’inscrivent les
unités discursives empiriques recueillies à l’intérieur d’un domaine, dans une si-
tuation de communication ou sur un type de support, et enfin le contexte socio-
historique qui entre de manière exhibée ou cachée dans les configurations dis-
cursives, donc tout ce qui relève de l’intertexte et de l’interdiscours (voire de
l’histoire conversationnelle), ainsi que des mémoires collectives et des savoirs
partagés, c’est-à-dire de l’histoire...
Je m’explique. Lors de travaux « anciens » effectués sur des discours de trans-
mission de connaissances, des discours scientifiques ou professionnels (et leurs
implications pour l’apprentissage de la compréhension et de la production en
langue étrangère), j’avais posé comme hypothèse de travail que la démarche
cognitive du chercheur ou celle du médiateur laissaient des traces à la surface
des textes et des documents, traces qui rendent compte finalement de la repré-
sentation que le locuteur se fait du contexte : représentation des destinataires ou
surdestinataires, représentation de ce dont il parle, représentation qu’il donne de
lui-même, représentation du moment (au double sens de l’époque et de l’ins-
tance), du lieu, du support, etc.. Cela s’inscrivait d’une part dans la conception
de la schématisation proposée par Jean-Blaise Grize et cela rejoignait la concep-
tion de la situation de Bakhtine, en particulier l’importance qu’il accorde à
l’évaluation par le locuteur de la situation dans laquelle il prend la parole (Volo-
chinov dans Todorov 1981 : 190) Articulant ensuite ces conceptions à la relec-
ture des travaux de l’École française d’analyse du discours, et en particulier aux
travaux de Michel Pêcheux puis de Jean-Jacques Courtine, il m’est apparu que,
si l’analyse du discours est une interrogation sur le sens (une sémantique discur-
sive et interdiscursive ?), on ne peut croire que le locuteur est à lui seul « la
source du sens », mais, comme l’a dit Denise Maldidier (1990 : 89), à la suite de
Pêcheux, que « le sens se construit dans l’histoire à travers le travail de la mé-
moire, l’incessante reprise du déjà-dit », et donc à la fois en dedans et en dehors
des locuteurs. D’où cette obsession qui me tenaille que les indices de contextua-
lisation sont à rechercher dans les actualisations linguistiques et sémiotiques
des genres du discours, et que la mémoire, partiellement interdiscursive (Moi-
rand 2003a), est à la fois d’ordre cognitif et d’ordre socio-historique, ...si toute-
fois on adhère à cette définition « provisoire » que je donne du genre : une repré-

43
sentation cognitive intériorisée que l’on a de la composition et du déroulement
d’une classe d’unités discursives empiriques, auxquelles on a été « exposé »
dans la vie quotidienne, la vie professionnelle et les différents mondes que l’on a
traversés, une sorte de patron permettant à chacun de construire, de planifier et
d’interpréter les activités verbales ou non verbales à l’intérieur d’une situation
de communication, d’un lieu, d’une communauté langagière, d’un monde so -
cial, d’une société...
Pourquoi chercher le contexte à travers des indices inscrits dans les matériali-
tés textuelles et interactionnelles des pratiques langagières actualisant des gen -
res discursifs oraux ou écrits (et non des textes, par conséquent) ? Parce qu’on ne
peut pas savoir ce qui se passe dans la tête des locuteurs et des interactants, et
parce qu’eux-mêmes ne sont pas forcément conscients des sens que les mots, les
formulations, les énoncés ont acquis au cours du temps. Cela dit, comme il est
impossible de traquer la totalité des indices de contextualisation, seuls seront
pris en compte ceux qui constituent les observables nécessaires aux objectifs de
la recherche, et qui peuvent varier au fil du temps de la recherche, de ses diffé -
rentes étapes et des nécessaires correctifs à apporter à ces étapes : de la constitu -
tion des premiers corpus exploratoires aux premières descriptions des corpus de
travail (et aux comparaisons avec des corpus de référence ou de « contrôle »), ou
à la recherche de corpus complémentaires induits justement par les descriptions
découlant de l’étude des indices de contextualisation ou par de nouveaux objec -
tifs qui ont surgi... (Moirand 2004b). D’où ce caractère dynamique de l’utilisa -
tion de la notion de contexte dans la pratique d’une analyse du discours.
Pourquoi donner de l’importance à la notion de contextualisation dans ses as-
pects intratextuel, intertextuel et interdiscursif ? Cela tient à l’objet de l’analyse
du discours que l’on poursuit : expliquer les relations entre l’histoire, la culture,
etc. (le social au sens large...) et le linguistique, tenter d’expliquer les relations
entre le sens linguistique, inscrit dans les formes du discours, et le sens social,
qui régit les dires des différentes communautés langagières qui se rencontrent et
se côtoient dans l’espace et le temps, et par suite leurs relations interdiscursives.
Il s’agit de s’inscrire dans le cadre d’une analyse qui décrit le fonctionnement
des systèmes linguistiques, tels qu’ils s’actualisent dans les textes et les conver-
sations, et qui permet de comprendre et d’expliquer le fonctionnement d’un do-
maine ou d’un média, par exemple, à partir de l’observation des discours et des
genres qui circulent en son nom, comme le rappellent et P. von Münchow et
F. Rakotonoelina dans l’avant-propos des Carnets du Cediscor 9, consacrées à la
comparaison de discours entre langues et cultures différentes (objectif qui com-
plexifie davantage que lorsqu’on travaille sur une même langue et une même
culture les tentatives de théorisation de la notion de contexte, mais qui souligne
a contrario toute sa pertinence méthodologique, que l’on se place dans une pers-
pective de textologie contrastive ou de pragmatique constrastive).

En quoi le contexte ou les contextes sont caractéristiques des travaux de


recherche que l’on entreprend...
Si le contexte peut intervenir dès le choix de l’objet d’études (type de données
empiriques sur lesquelles on travaille) et de l’objet de recherche (objectifs des
travaux), c’est lors de la description des formes sémantiques que la contextuali-
sation est pour moi inévitable. Je prendrai quelques exemples issus d’analyse de

44
la presse : c’est en effet à partir du moment où l’on a constitué des corpus autour
de la notion de « moment discursif » lié à un événement social que la notion de
contextualisation a été repensée en termes de relations intertextuelles et inter -
discursives (plutôt que de situation) et les indices de contextualisation en termes
de catégories d’analyse susceptibles de mettre de l’ordre dans la complexité des
hétérogénéités génériques rencontrées. Sans doute parce que, comme le dit
François Rastier « à l’écrit, c’est le contexte (intra- et inter-textuel) qui domine
la situation – ou la supplée » (1998 : 106), que de plus « le concept d’intertexte
n’est opératoire que si l’on se réfère à un corpus », et que le fait que toute prati -
que langagière est inscrite dans une situation à double face, à la fois situation
d’énonciation et situation d’interprétation, souligne le caractère doublement
« historique » des situations « communicatives », « qui sont dans l’histoire et qui
ont une histoire », ajoute-t-il en note (ibidem : 107).
Des titres comme « Les Européens disent aussi non aux OGM » ou « Grippe
aviaire. Un fléau de plus en Afrique » impliquent de rechercher le pourquoi du
« aussi » ou du « de plus », qui ne s’explique ni par l’article qui suit ni dans les au -
tres genres disséminés dans l’aire de la page ou du numéro, mais par le non au
projet de traité de constitution européenne repoussé par les Français et les Néer -
landais quelques jours plus tôt pour le premier, et par les souvenirs que l’on a en
mémoire d’autres « fléaux » qui frappent l’Afrique (sans compter l’image de « la
peste » inscrite depuis longtemps dans notre mémoire collective à travers le mot
fléau) pour le second. Un titre comme « La Turquie, une “Chine” à notre porte »
est rendu possible par le système des prédéterminants en français ainsi que celui
des noms de pays, ce qui relève des potentialités de la langue, mais renvoie éga -
lement aux représentations inscrites dans une mémoire collective récente cons -
truite par les médias eux-mêmes à propos de la Chine et de son développement.
La bizarrerie sémantique d’un titre du Monde « L’embellie du chômage en
France et en Allemagne » est rectifié par le texte qui suit : « une forte baisse du
nombre de demandeurs d’emploi. » (!). Des formulations comme « le poulet à la
dioxine », « le soja aux OGM » s’inscrivent dans des construction du français qui
permettent d’opposer juridiquement « une salade de crabe » et « une salade au
crabe » mais également la chanson de Jean Ferrat qui stigmatisait dans les années
1970 « le poulet aux hormones » qu’on mangeait dans les HLM, en tout cas dans
la mémoire collective d’une génération de Français. Enfin, dernier exemple, si
l’on redoute un « Tchernobyl aviaire », usant ainsi du fonctionnement de ce que
j’ai appelé des « mots événements » (qui semble fonctionner en français, mais
beaucoup moins en anglais), le sens induit n’est pas le même pour tous : depuis le
11 septembre, après le 11 septembre évoquent pour la plupart des Européens et
Nord-américains la destruction des tours de New York, mais aux étudiants chi -
liens qui suivaient mes cours l’été dernier cela rappelait aussi et d’abord le coup
d’Etat de 1973 au Chili...
D’autre part, au fil d’un texte, les reprises et les thématisations permettent de
dégager l’objet du discours et ses transformations au fil du texte (Moirand
2004a), également la façon dont différentes communautés à qui l’on donne la pa-
role dans un même article (citations, îlots textuels, énoncés rapportés) vont dési-
gner de manière différente le même « objet », voire la même personne en le caté-
gorisant différemment : les mêmes « jeunes » peuvent ainsi devenir « des
voyous » ou des « racailles » au fil du texte... et des étudiants « se transformer »

45
au fil du texte en « anarchistes » ou en « éléments incontrôlés »... ou les mêmes
individus devenir des « résistants » pour les uns, des « rebelles » pour les autres,
selon les locuteurs dont on rapporte les paroles. Là, ce sont la distribution des
formes (traces d’opérations de référence et d’opérations énonciatives) ainsi que
leur combinaison qui permettront de trouver les indices nécessaires à « l’inter -
prétation » ; mais ce sont également les différences de texture énonciative (dia -
logisme intertextuel « situé » vs dialogisme interdiscursif « caché », consciem -
ment ou non) qui permettent de mettre au jour des différences génériques inter -
venant dans le traitement des événements.
Enfin, si un même fait peut donner lieu à des genres discursifs différents, ne
traitant chacun qu’une « facette » particulière de cet événement, chacun des gen -
res rencontrés renvoient forcément à d’autres textes, de manière explicite (phra -
ses rapportées ou reformulées « situées ») ou de manière allusive, rappelant ainsi
différents domaines de mémoire tout en contribuant à les construire... On voit
donc là différents types d’indices de contextualisation, qui nous semblent mon -
trer le rôle des médias à la fois dans la formation de mémoires collectives et le
rappel d’événements antérieurs enfouis dans la mémoire des lecteurs (ainsi que
dans « l’oubli » de faits et de dires antérieurs...).
Du point de vue d’une linguistique de discours, ce sont les catégories du dialo-
gisme avec ses différentes formes (intertextuel, interlocutif, interdiscursif...)
qui permettent de décrire la texture énonciative des différents genres surgissant
pour un même événement puis de risquer une interprétation du sens social des
inscriptions sémantiques « voulues » ou non par les médias, donc du rôle de cette
mémoire interdiscursive inscrite dans les sèmes, les vocables, les formulations,
les constructions syntaxiques et les énoncés. Du point de vue d’une réflexion so-
ciocognitive, on rejoint certains travaux en littérature qui s’interrogent égale-
ment sur « la mémoire des mots » : ainsi à propos de l’œuvre du poète Étatsunien
Louis Zanofsky, Abigail Lang s’interroge sur cette capacité du segment cité (ci-
tation, citation réduite à un seul mot, autocitation) qui « vaut pour la phrase, le
passage ou l’œuvre entière, qui vient s’inscrire dans le poème », et qui fait que
« La citation n’est plus un fragment isolé et mort, mais un greffon, une partie vi-
vante portant en elle le tout » (2006 : 143).
Comment se situer entre la linguistique textuelle et l’analyse du discours...
Je dirai d’abord qu’il y a une différence d’objectifs de recherche, ainsi que de
constitution des corpus, même si parfois on recueille le même type de données
empiriques. J’ai déjà défini l’objectif, mais je me situerai ici par rapport à d’au-
tres.
Une recherche en analyse du discours, ce n’est pas pour moi produire des con-
naissances nouvelles sur une catégorie linguistique ou pragmatique : on peut par
exemple travailler sur des corpus de presse pour étudier comment les indexi-
caux, le discours rapporté, les formes temporelles, la modalité appréciative, le
conseil ou l’explication, etc. s’actualisent dans les journaux quotidiens ou dans
un genre particulier (le reportage, le courrier des lecteurs, la nécrologie, l’édito-
rial, la critique d’objets culturels, les interactions de service, etc.). On cherche
de ce fait à apporter des connaissances nouvelles au fonctionnement de la caté-
gorie. Ce sont là des travaux sur le discours et des recherches dont on tient comp-
te pour l’analyse du discours, indispensables à l’analyse comparative des dis-

46
cours produits dans des langues et cultures différentes ainsi qu’aux comparai -
sons génériques à l’intérieur d’une même langue, d’un même domaine, ou à pro -
pos d’un même événement. Mais ce ne sont pas des travaux d’analyse du dis-
cours (Moirand 2004c).
De même, l’ensemble des travaux qui relèvent de la linguistique textuelle
(travaux sur les phénomènes de co-référence et le fonctionnement des anaphori -
ques, travaux sur les connecteurs, et de manière générale les travaux sur la struc -
turation des textes) sont utilisés en analyse du discours. Mais, si je tiens compte
des apports de ces travaux, l’objectif de l’analyse n’est pas pour moi l’étude du
texte et de sa structure, les phénomènes cognitifs et psycholinguistiques de la co -
référence, par exemple : repérer les phénomènes anaphoriques au fil du texte, les
reprises, les thématisations et les connecteurs permet de suivre de l’ordre du dis -
cours, de repérer l’objet du discours, son remplacement éventuel et ses transfor-
mations, d’étudier comment on l’introduit et comment on en parle à partir du re -
pérage systématique des formes et des fonctions des points d’hétérogénéité, afin
d’analyser et de débusquer les discours transverses (les fils verticaux) qui vien -
nent s’inscrire dans le fil horizontal, y compris subrepticement dans certaines
constructions syntaxiques (les pré-construits rendus possibles par certaines for -
mes de relatives, de nominalisations, de thématisations, de négation, etc.).
Pour résumer, si l’ambition de l’analyse du discours est d’expliquer des fonc-
tionnements culturels et socio-historiques à travers les traces verbales et sémio-
tiques rendant compte des représentations mentales (et donc des mémoires) que
les locuteurs manifestent, consciemment ou non, dans leur discours, cela néces-
site de construire des corpus de genres discursifs comparables ou recueillis au-
tour d’un invariant commun (par exemple un même événement ou un même do-
maine ou une même situation sociale de communication) pour se risquer à des in-
terprétations sur les relations interactionnelles entre des discours produits par
des communautés langagières différentes et à des moments différents. De plus,
les nécessités de la contextualisation des données recueillies dans un premier
temps impliquent un ajustement continuel des corpus de travail (voir l’image
des corpus en « boule de neige » dans Moirand 2004a et b à propos de la presse
écrite).
La spécificité d’une analyse du discours linguistique...
Après une analyse effectuée sur une revue pédagogique (sur vingt ans de paru-
tion), j’avais tenté de préciser mes positions et le choix que je faisais d’une lin-
guistique du discours (le terme se trouve déjà chez Benveniste mais dans une ac-
ception quelque peu différente), entre autres dans un numéro de Langages (Moi-
rand 1992), ce que j’avais également repris dans « Les cadres théoriques d’une
linguistique de discours » (Peytard et Moirand 1992, chap. 3). Si je résume briè-
vement cette position, elle tient dans la conviction que l’étude minutieuse des
formes sémantiques, syntaxiques et discursives est un moyen d’objectivation de
l’analyse et que cela fait partie du métier de linguiste (ce qui différencie par
exemple mes travaux sur la presse de ceux des spécialistes de sciences de la com-
munication, qui ont d’autres catégories et souvent d’autres observables, et
même d’autres objectifs) : ainsi on ne part pas de l’histoire pour décider des mots
et des constructions soumis à l’analyse (ce que faisait l’ADF à ses débuts), mais
de l’observation des matérialités textuelles pour repérer des observables et les

47
indices de contextualisation qui les mettent en relation avec les discours pro -
duits à côté, ailleurs ou avant, et avec les extérieurs du discours (Bakhtine était
déjà fortement convoqué). Je parlais alors d’une « prise » linguistique sur le so -
ciocognitif, perspective qui se justifiait par l’objectif même de cet ouvrage de ré -
flexion sur les relations entre le discours et l’enseignement du français (la notion
de contexte associée à celle de discours est par ailleurs très présente dans les tra -
vaux sur l’apprentissage des langues – voir Porquier et Py 2004, par exemple), et
la conception que j’avais alors du texte comme un produit langagier issu de la
« représentation par un locuteur donné d’une réalité telle qu’il la perçoit et telle
qu’il veut la montrer à d’autres ».
J’ai toujours les mêmes convictions méthodologiques (sans garder forcément
l’appellation « linguistique du discours », terme plus austère et donc moins
« porteur » que celui d’« analyse du discours ») : les nécessités d’une observation
fine et minutieuse des formes reposant sur des catégories descriptives d’ordre
linguistique. Mais mes conceptions ont évolué de deux façons et en fonction des
travaux qui se sont considérablement développées en sémantique référentielle,
sémantique textuelle et sémantique énonciative/pragmatique :
– Sur le plan de la description : vers une articulation de catégories permettant
de décrire des faits « locaux » (ou « micro ») à des catégories d’ordre pragmati-
que ou textuelle permettant de décrire des séquences ou des tours conversation-
nels (niveau « meso ») et à des catégories « globales » (ou « macro » d’ordre so-
ciocognitif (la représentation de la situation ou de l’événement, du praxéo-
gramme ou du script, etc.). La notion de genre donc s’est peu à peu substitué à
celle de texte dans les rapports entre discours et contexte.
– Sur le plan de l’interprétation : vers une contextualisation des observables
(de différentes niveaux) reposant sur l’intervention de notions opératoires « re-
travaillées » et « articulées », telles celles de dialogisme et des différentes for-
mes de la mémoire (mémoire cognitive, mémoire discursive et interdiscursive,
mémoire collective...), à travers lesquelles on tente de mettre au jour la place de
l’histoire, du social et du culturel dans la circulation des discours.
Si l’analyse du discours a donc pour moi une visée explicative, elle repose es-
sentiellement sur la mise au jour des relations interactionnelles entre les dis-
cours présents et passés, à l’écrit comme à l’oral et dans des conversations (et se
différencie en cela de l’analyse du discours en interaction de Kerbrat-Orecchio-
ni 2005), et si elle vise à expliquer les relations entre les formes du discours et les
représentations sociocognitives qui le sous-tendent, elle ne se réfère pas non
plus à un « modèle du contexte », comme celui de Teun van Dijk, tel que le pré-
sente Rafaël Micheli 2006. La notion de contextualisation est une nécessité mé-
thodologique et cette nécessité une conviction théorique inhérente à une analyse
du discours telle que je la pratique.

48
Références citées

KERBRAT-O RECCHIONI , C. (2005) : Le discours en interaction. Paris, Armand Colin.


LANG, A. (2006) : « Louis Zugofsky et la mémoire des mots », dans Lemardeley, M.-
C., Bonafous-Murat, C. et Topia, A., éds : Mémoires perdues, mémoires vives,
Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.
M ALDIDIER , D. (1990) : L’inquiétude du discours. Textes de Michel Pêcheux choisis et
présentés, Paris, Éditions des Cendres.
M ICHELI , R. (2006) : « Contexte et contextualisation en analyse du discours : regards
sur les travaux de T. van Dijk », dans Semen 21, Catégories pour l’analyse du dis-
cours politique, pp. 103-120, Presses universitaires de Franche-Comté.
M OIRAND, S. (1988) : Une histoire de discours... Une analyse des discours tenus dans
la revue Le français dans le monde (1961-1981), Paris, Hachette.
— (1992) : « Des choix méthodologiques pour une linguistique de discours com-
parative », dans Langages 105, Ethnolinguisitque de l’écrit, pp. 28-41, Paris,
Larousse.
— (1999) : « Les indices dialogiques de contextualisation dans la presse ordi-
naire », dans Cahiers de praxématique 33, pp. 145-184, Université Montpel -
lier 3.
— (2003a) : « Les lieux d’inscription d’une mémoire interdiscursive », dans
Härmä, J. éd. : Le langage des médias : discours éphémères ?, pp. 83-112, Paris,
l’Harmattan.
— (2003b) : « Quelles catégories descriptives pour la mise au jour de genres du
discours ? »., Texte édité sur le site de l’UMR ICAR, Lyon 2 et ENS LSH dans les
actes de la journée Les genres de l’oral [http ://gric.univ-lyon2.fr/Equipe1/ac-
tes/journees_genre.htm].
— (2004a) : « Le texte et ses contextes », dans Adam J.-M., Grize J. B. et Ali
Bouacha M., éds : Texte et discours : catégories pour l’analyse, pp. 129-143,
Éditions universitaires de Dijon.
— (2004b) : « L’impossible clôture des corpus médiatiques. La mise au jour des
observables entre catégorisation et contextualisation », dans TRANEL 40, Ap-
proche critique des discours : constitution des corpus et construction des obser-
vables, pp. 71-92, Université de Neuchâtel.
M ÜNCHOW, P. von et Florimond R AKOTONOELINA éds (2006) : « Discours, cultures,
comparaisons », les Carnets du Cediscor 9, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.
P EYTARD, J. et M OIRAND, S. (1992) : Discours et enseignement du français. Les lieux
d’une rencontre, Paris, Hachette.
P ORQUIER, R. et PY, B. (2004) : Apprentissage d’une langue étrangère : contextes et
discours, Paris, Didier.
R ASTIER, F. (1998) : « Le problème épistémologique du contexte et le statut de l’inter-
prétation dans les sciences du langage », dans Langages 129, Diversité de
la(des) science(s) du langage aujourd’hui, pp. 97-111, Paris, Larousse.
VOLOCHINOV , V. N. (1981, traduction française) : « Le discours dans la vie et dans la
poésie », dans Todorov, T. : Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique suivi de
Écrits du Cercle de Bakhtine, pp. 181-215, Paris, Seuil.

49

S-ar putea să vă placă și