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Sortir ses griffes face à la fin du monde

 3 février 2019

Le futur sera catastrophique. Les signes se multiplient en ce sens, les


modèles scientifiques, aussi différents soient-ils, convergent vers le
même résultat. Les terribles dérèglements climatiques annoncent la fin de
lʼhumanité, si des événements politiques ou guerriers ne les précèdent
pas.
Face à cette situation, Pierre-Henri Castel1 suggère que nous avons au
moins une chance : pour une fois, nous pouvons faire lʼeffort de penser en-
dehors de notre présent, et à partir de ce sombre futur. Dans cette
optique, son petit livre Le Mal qui vient sʼefforce de questionner la nature
complètement nouvelle du Mal qui ne manquera pas de sʼimposer dans un
monde où lʼhorizon de lʼhumanité se restreint à celui des survivants. Ce qui
ne va pas sans la nécessité de penser à ce que pourrait être un Bien « avec
des crocs et des griffes » qui viendrait sʼy opposer. Lʼauteur a bien voulu
répondre à nos questions.

Grozeille – Aujourdʼhui la mobilisation peut sembler faible au regard de


lʼurgence écologique. Toute inaction (ici contre lʼapocalypse) peut-elle
être expliquée sous le prisme de lʼangoisse ? Ne faut-il pas justement cette
peur vive dont vous parlez dans votre livre pour pousser à quoi que ce
soit ? Notre régime général de vie, notamment du fait quʼil soit attaché à
lʼéconomie et au travail quotidien, ne produit-il pas une certaine passivité
due au « métro, boulot, dodo » ?
Pierre-Henri Castel – Ce qui est sûr, cʼest que ce petit essai sʼen prend aussi
vigoureusement quʼil peut à lʼidée (à mon avis fausse) que lʼangoisse est
mobilisatrice, quʼil sʼagisse dʼailleurs dʼune mobilisation purement
psychologique, dʼune tentative dʼautomanipulation pour se faire peur
collectivement et « donc » agir,  ou bien, dans le sillage des métaphysiciens
allemands dʼaprès-guerre qui furent les premiers à réfléchir à lʼidée de fin du
monde à cause de la guerre atomique (Jonas, Anders, etc.) quʼil sʼagisse dʼune
mobilisation radicale, dʼune angoisse existentielle que lʼhumanité pourrait
éprouver à son propre égard. Non seulement lʼangoisse est paralysante, mais
quand lʼabsence de solution insiste, elle fraye la voie à une résignation morose.
Et je ne doute pas, à cet égard, comme vous, que lʼidée de la fin se fonde alors
dans la grisaille universelle, comme simple facteur aggravant du pessimisme
collectif. Aussi ai-je suggéré, au lieu de lʼangoisse, dʼessayer lʼeffroi. Au lieu de
projeter sur le futur une indétermination obscure et menaçante, de regarder en
face la nouvelle figure du Mal absolu qui vient à notre rencontre. À condition,
bien sûr, quʼon puisse sʼen faire une idée suffisamment claire et distincte, ce
qui est toute la difficulté de lʼentreprise.
G – Dans votre livre, on lit : « En somme, devant lʼidée angoissante et
dangereusement démoralisante de vivre une vie sans avenir, nous nous
trouvons devant la tâche curieuse dʼimaginer à quoi ressemblerait une
vie bonne et cependant sans lendemain ». La fin du monde est-elle une
chance ?
PHC – Peut-être. Mais ce quʼune philosophie morale un tant soit peu
conséquente peut en faire, cʼest une opportunité pour un approfondissement
conceptuel, y compris sʼil sʼavère au bout du compte que conceptualiser le Mal
qui vient est impossible.  Cʼest dʼailleurs un geste particulier que dʼimaginer le
Mal qui vient, et dʼen partir pour, a contrario, envisager ce que pourrait être le
« Bien qui vient ». Plus souvent, en philosophie morale, on cherche à produire
des projections du Bien absolu à partir des biens relatifs que nous connaissons
déjà. Et puis on en déduit des tendances morales censées valoir pour les
individus. Cʼest pourquoi il y a un lien logique, dans mon esprit, à renverser
cette façon de faire banale en philosophie, en se privant justement de lʼavenir
infiniment disponible où ces tendances sʼactualiseraient complètement. Le
« mal qui vient » a ainsi pour pendant nécessaire un « bien sans lendemain ».
Ce sont, si vous voulez, lʼendroit et lʼenvers de la même pièce.
G – Le mal peut-il avoir une forme pure, de telle sorte que celui qui le fait
se voit comme maléfique ? On voit une telle chose chez Sade, mais ce
dernier semble plutôt constituer une formidable exception. Généralement
on est plutôt confronté à ce que Arendt appelait la banalisation du mal, ou
à une disparition de celui-ci sous dʼautres considérations de valeurs.
PHC – Il y a, en amont de ce petit essai, une réflexion technique sur le
problème du mal, que jʼavais élaborée il y a quelques années sous forme de
deux essais, dans Pervers, analyse dʼun concept, suivi de Sade à
Rome (Ithaque, 2014). Le contexte de cette réflexion, cʼest une controverse qui
porte sur la question de savoir si le mal, et surtout le Mal absolu, a bien un
concept, ou si, au contraire, il est la limite du conceptualisable en morale, et
quelque chose qui dégénère aussitôt dès quʼon essaie de le formuler en images
irrationnelles (des impressions subjectives de transgression, du vocabulaire
théologique, par exemple lʼidée dʼun mal « satanique », ou des naturalisations
psychopathologiques qui le réduisent à lʼidée de déviance, comme quand on
parle dʼun mal « pervers »). Jʼai défendu la thèse forte selon laquelle il y a bien
un concept du Mal absolu. Et le lien avec Sade est très simple : je pense que
ses derniers travaux, que je considère comme relevant pleinement de la
philosophie morale et pas du tout de la « littérature », sont un premier effort
génial pour caractériser ce concept. Sade, à mon avis, prend progressivement
conscience du fait que le Mal absolu sʼesquisse par surenchère : ce quʼil faut
réussir à concevoir, cʼest un mal toujours pire. Il lui donne la forme dʼun
« gradus libertin », forme particulièrement explicite dans lʼHistoire de Juliette,
et qui culmine dans une métaphysique étrange si lʼon perd de vue lʼambition
éthique qui la sous-tend. Aussi, ce nʼest pas le personnage réputé
« maléfique » de Sade qui mʼintéresse, mais lʼesprit dans lequel il réussit à
donner sens à une formule fondamentalement paradoxale, celle du mal
« pervers » comme mal « pire », et empirant toujours.
À ma connaissance, dʼautre part, ce nʼest pas de banalisation du mal mais
de banalitédu mal que parle Arendt. Ce serait dʼailleurs un très beau projet,
pour une sociologie dʼinspiration pragmatiste, de remplacer cette nouvelle
catégorie philosophique du mal par une analyse des processus sociaux de sa
banalisation. Mais le Mal qui vient, articulé à la fin des temps, est par définition
extraordinaire. Il me semble que cʼest le seul quʼon ne puisse pas banaliser. Le
viol de masse et les camps de concentration, cʼest moins sûr… Il faut juste être
patient.

La Banalité du mal, Bansky


G – Quelle place doit-on faire à lʼidée dʼune production systémique du mal,
en disant par exemple que nombre de violences viennent en réalité dʼune
sociabilisation très viriliste des hommes, ce qui valorise positivement une
certaine cruauté dans le développement de leur « personnalité » ?
PHC – Je suis sceptique sur le caractère genré de la violence dont il sʼagit ici. Il
est certain que certaines violences le sont, en particulier un certain type de
violences sexuelles physiques, ou les effets de la domination masculine, par
exemple au travail. En revanche, le style de violence qui consisterait à se saisir
en hâte des dernières ressources disponibles pour favoriser sa communauté au
détriment des autres ne lʼest pas aussi évidemment. Dʼailleurs, dans la
littérature de science-fiction post-apocalyptique, dans laquelle à mon avis se
façonnent avec justement énormément dʼimagination les figures les plus
effrayantes du Mal qui vient, on peut pas vraiment dire que les femmes brillent
par leur innocence !
G – Doit-on considérer quʼil y a un rôle systématique des puissants dans le
développement du mal ? A la fois comme ceux qui peuvent se le permettre,
mais aussi comme ceux qui sont bien placés pour trouver certaines
satisfactions à des formes de cruauté ?
PHC – Apparemment, cette suggestion a causé un certain frisson. Cʼest juste
une conclusion rapide du fait, par exemple, que le mensonge à grande échelle,
et pas seulement sur les questions climatiques, est aujourdʼhui très bien
financé. Disons que rappeler combien la malignité intéressée de certains peut
tout à fait jouer un rôle spécifique dans lʼaggravation de la situation collective
est une idée constamment poussée sous le tapis. On veut bien lʼadmettre pour
lʼindustrie du tabac, divers produits financiers, certains polluants, mais pas
pour le climat et son impact géopolitique ? Notez bien quʼil ne sʼagit pas de
considérations moralisatrices, dans la mesure où cette malignité ne peut
sʼexercer quʼau sein dʼun système social inégalitaire. En revanche, cʼest une
manière un peu vive de rappeler quʼun système social peut avoir des effets
paroxystiques et localisés, où la malfaisance individuelle peut tout à fait être un
facteur. Quelles que soient les contraintes globales dʼun système social, il nʼest
nullement exclusif des choix de certains acteurs privilégiés.
G – Vous disiez ailleurs 2 que vous adoptez la position du moraliste,
position à partir de laquelle on ne peut pas proposer dʼoption politique.
Mais le moraliste nʼexprime-t-il pas des préférences suffisamment fortes
pour vouloir un changement commun, cʼest-à-dire un début de
mobilisation politique même si lʼon reste bien loin dʼun programme ?
R. La position du moraliste est difficile et complexe. La plupart des philosophes
la récusent, trop souvent, hélas, au profit de prétentions en philosophie
politique ou en sciences sociales qui sont soit imaginaires soit prématurées.
Être un moraliste, cʼest accepter dʼêtre radicalement limité, de ne disposer
justement dʼaucune des solutions politiques ou sociales aux difficultés quʼon
soulève. Cʼest aussi faire confiance à quelque chose qui nʼest pas encore une
réflexivité collective, mais des sentimentscollectifs auxquels on prête lʼappui
dʼune rhétorique philosophique pour les magnifier et commencer à les articuler.
Cʼest aussi prendre le risque dʼagiter cette sensibilité commune, non pour
proposer des raisonnements conclusifs, mais pour clarifier des attitudes, des
préjugés, des anticipations routinières – et parfois, en déclenchant juste des
réactions plus ou moins brutales, voire en suscitant des incompréhensions.
À nouveau, il me semble quʼune partie considérable du travail sur les
sensibilités collectives touchant les crises qui vont survenir et nous poser des
difficultés gigantesques sʼest opérée dans la science-fiction post-
apocalyptique. Cʼest tout de même une chose étonnante que ce genre mineur
commence à produire dʼauthentiques chefs-dʼœuvre 3 ! De ce point de vue, je
ne prétends pas faire davantage dans mon petit essai que donner un premier
tour réflexif à ces anticipations terrifiantes, de façon analogue à ce qui, bien
avant la naissance des conceptions philosophiques, rationnelles, de la liberté et
de lʼautonomie au XVIIIe siècle, sʼétait esquissé dans les utopies de la
renaissance. Avant Rousseau et Kant, il y a eu More et Campanella. Cette
science-fiction post-apocalyptique, pour moi, joue en effet un rôle analogue :
cʼest à la fois un pressentiment du pire et une préparation au pire, et la
philosophie morale, avant quʼon ne puisse faire à proprement parler de la
philosophie politique ou des sciences sociales, peut déjà se proposer dʼen tirer
quelque chose qui pourra peut-être un jour prendre une texture conceptuelle,
voire, comme vous dîtes, se changer en un « programme ».
Si vous voulez, la question de la mobilisation politique est une chose beaucoup
trop sérieuse pour être réglée impatiemment. Il faut donc fournir de solides
raisons de patienter, pour prendre conscience que nous ne savons même pas la
forme des questions inédites qui vont bientôt se poser. Lʼangoisse est un
aspirateur à lubies bien connu ; lʼeffroi, passé un premier moment de sidération,
aide à toucher terre.
Cʼest aussi pourquoi, négativement cette fois, lʼattitude auto-limitée du
moraliste permet de rester profondément sceptique à lʼégard dʼentreprises
précipitées de faire de la science, en réalité de la pseudo-science, sur
lʼimminence de lʼeffondrement. Cʼest pourquoi à mes yeux la collapsologie est
en réalité toujours un sous-genre de la science-fiction post-apocalyptique,
mais au sens (à mes yeux péjoratif) dʼêtre une fiction de science, et non,
comme je la lis, un symptôme particulièrement intéressant des métamorphoses
des sensibilités collectives face au Mal qui vient. Cʼest le « -logie » qui me
dérange ; aussi je préfère parler dʼ« effondrementalisme », dans le but de faire
redescendre ce genre de spéculations au niveau de lʼattrape-tout idéologique
en quoi elles consistent.

G – Vous affirmez que nos sociétés sont traversées dʼun idéal de


lʼautonomie. Que signifie cet idéal, quelle effectivité a-t-il ?
PHC – Cʼest une question si vaste, qui mobilise tellement mes travaux
précédents, quʼil est difficile de répondre en quelques mots. Le Mal qui vient a
son origine dans une réflexion historique et systématique sur la formation des
idéaux dʼautonomie dans les sociétés individualistes occidentales qui sʼinspire
beaucoup de Norbert Elias. La particularité du projet que jʼai développé à cet
égard était de sʼappuyer sur la contrepartie de lʼexpérience individuelle de
lʼautonomie, qui sont les vécus dʼautocontrainte. Pour être libre, cʼest fou le
nombre de choses quʼil faut être capables de sʼempêcher de faire, et de faire
aux autres : les exigences du contrôle pulsionnel, notamment en matière de
sexualité et dʼagression, nʼont cessé de croître en intensité, en raffinement,
dans la multiplicité de leurs objets, dans la quantité dʼindividus contraints à sʼy
soumettre, et cʼest cela le « processus de civilisation ». Toutefois, il y a un
paradoxe, cʼest quʼun excès dʼauto-contrainte empêche lʼaction : elle
lʼembarrasse plutôt. Il faut donc inventer en même temps quʼon sʼautocontrôle
et quʼon sʼautonomise des moyens, si jʼose dire, de se retenir de trop se
retenir…
Jʼai fait lʼhistoire de ce paradoxe, en montrant quʼil coïncide avec une série de
problèmes psychologiques et moraux bien connus : ceux des déchirements
entre les mauvais désirs et la volonté bonne, des obsessions et des scrupules,
des angoisses « sociales » et des inhibitions. On voit tout de suite quʼune telle
construction de lʼautocontrôle comme envers de lʼautonomie ne va pas sans
une idée du mal : « mal faire » ou « faire le mal », voilà qui tend à devenir
indistinct, et à angoisser. Jʼai poursuivi cette histoire des embarras modernes
de lʼagir en parallèle des transformations des idéaux dʼautonomie, jusquʼà
aujourdʼhui (dans Âmes scrupuleuses, vies dʼangoisse, tristes obsédés, et
dans La Fin des coupables, Ithaque, 2011 et 2012). Après quoi, on mʼa demandé
à quoi ressemblerait le genre de mal qui sʼannonce, dans les sociétés de
lʼautonomie généralisée, quand son idéal pénètre de plus en plus la vie de
chacun comme des institutions, où elle nʼest plus tant une aspiration quʼune
condition. Mon livre sur Sade comme cet essai sur le mal sont des tentatives de
réponse. Tout se passe comme si ce que jʼai imaginé être une histoire de
lʼautonomie en Occident, dans une veine à la Elias, sʼétait insidieusement
transformé en une anthropologie historique du mal, qui a besoin de ressources
philosophiques spécifiques.
Il nʼen reste pas moins que Le Mal qui vient  est historiquement et socialement
très « situé », comme on dit. Ce mal-là en effet ne pose problème que dans
des types de sociétés capables de réfléchir collectivement aux enjeux collectifs
et même universels, et qui ne se soucient pas moins de la destruction de la
planète que de ce qui risque fort de la précéder de beaucoup, lʼanéantissement
de nos libertés, et tout particulièrement de nos libertés individuelles. Cʼest
pourquoi, à mes yeux, il nʼest pas moins important de réfléchir à la cause
écologique quʼaux ressources et aux valeurs qui sʼincarnent dans le projet
dʼautonomie et dʼémancipation des sociétés modernes ; les deux sont
indissociables, au moins en ceci que la vie que nous voulons préserver nʼest
pas nʼimporte quelle vie, mais une vie libre.
Q. Le Mal qui vient, à certains égards, se présente comme une réponse
à Lʼinsurrection qui vient. Pour vous, ce qui sʼannonce nʼest pas un
soulèvement contre la fin dʼun monde, mais réellement la fin du monde, et
avec cette fin, la libération de passions violentes et de perversions que
certains feront subir aux autres. Mais votre idée quʼil faudrait un « Bien
armé de crocs et de griffes » contre le Mal qui vient ne relève-t-elle pas
encore de cette idée dʼinsurrection ?
PHC – Cʼest parfaitement exact. Cʼest pourquoi le livre est dédié à ce petit
groupe dʼAméricains qui, à visage découvert, est allé fermer les vannes de
lʼoléoduc censé transporter un des pétroles les plus polluants du monde, extrait
des sables bitumineux de lʼAlberta, au Canada, vers les grandes raffineries
américaines 4. Or ils ont agi à visage découvert, en donnant leur nom. Ils
viennent dʼêtre acquittés. Ce qui me fascine dans leur geste, cʼest le refus
dʼagir de façon invisible, dans une sorte de clandestinité romantique contre-
productive. Quand on a lʼuniversel de son côté, on doit absolument sʼen saisir,
cʼest en cela quʼil ne faut pas se laisser intimider. En agissant à visage
découvert, ils se sont placés sous la protection de tous. De façon significative,
je trouve, leur défense a été financée par une cagnotte en ligne ! Et ils ont réuni
suffisamment dʼargent pour venir à bout dʼéquipes dʼavocats dont vous
imaginez la compétence et la hargne. Je crois quʼon peut élargir cette
perspective et ce raisonnement. Toutes sortes de mouvements de
désobéissance civile sont en train de sʼorganiser, bien conscients que le
problème nʼest plus désormais celui dʼun déficit de connaissance mais dʼun
déficit dʼaction.

Les engagés de Climate Direct Action en Alberta


Or ces mouvements se trouvent à la croisée des chemins. Quel type de
violence utiliser ? La tentation est absolument extraordinaire, je lʼai vu de mes
propres yeux, de recruter des saboteurs et dʼattaquer des intérêts privés, voire
des personnes. Cʼest un peu comme une phase anarchiste quʼon a connue à la
fin du XIXe siècle avant lʼorganisation cohérente du mouvement ouvrier. Or il y a
deux choses essentielles à se rappeler à ce sujet. La première, cʼest quʼil faut 
disposer dʼune analyse du système que lʼon combat qui permette de formuler
des objectifs de lutte impersonnels (cʼest toute la différence quʼil y a entre
lancer un sabot dans la machine dʼun capitaliste particulier pour gêner
lʼindustrialisation dʼune filière, et se battre pour lʼinterdiction du travail des
enfants et pour la journée de huit heures). La deuxième, cʼest quʼil faut
identifier les forces sociales capables de porter une telle lutte, et ce ne sont
pas des individus isolés (cʼest la différence entre politiser une catégorie sociale
exploitée, et transformer le prolétariat en une classe ouvrière associée
organiquement à un parti, comme dans le projet marxiste, et fédérer
vaguement, sur une base individualiste, des protestations et des sentiments
dʼinjustice).
Le romantisme de « lʼinsurrection qui vient » échoue totalement à satisfaire à
ces deux impératifs. Mais spécifier la nature de la violence nécessaire pour
combattre la violence destructrice de nos conditions de vie sur la planète est
encore bien loin dʼavoir répondu aux deux exigences que je vous formule ici,
sans dʼailleurs savoir sʼil nʼy a que celles-là, ou si ce sont les plus importantes.
Que demander dʼimpersonnel, et qui le demandera ? En tout cas, échouer à
poser la question dans ces termes, cʼest capituler sur ce qui me semble être un
acquis fondamental : nos visées dʼémancipation, dʼautonomie et de réflexion
collectives dans les sociétés démocratiques contemporaines.
Maintenant, touchant ce Bien qui a « des crocs et des griffes » et qui est
opposable au Mal qui vient, je suis tout aussi embarrassé que vous pour le
caractériser dans son contenu comme dans sa forme. Ce qui, apparemment, a
fait sursauter, cʼest même tout bêtement lʼemploi du mot de violence. Le
pacifisme moutonnier a clairement de beaux jours devant lui. Mais plus
profondément, lʼidée que jʼaimerais un jour poursuivre, cʼest celle selon laquelle
le développement de lʼautonomisation dans nos sociétés tend à remettre en
cause le fait apparemment acquis que seul lʼÉtat dispose du monopole de la
violence légitime. Je crois au contraire que des individus de mieux en mieux
éduqués, équipés dʼun sens critique plus aigu, conscients des solidarités
multiples qui les lient les uns aux autres, sont légitimement fondés à sʼopposer
à certaines activités sociales destructrices. Lʼautocontrainte ne doit pas
simplement être interprétée comme une opération de conformisation,
dʼétouffement méthodique de la colère ou du désir, mais comme un ressort
fondamental de leur raffinement, de leur amplification efficace, et de leur
pertinence.
G – En psychanalyste, il semble que vous placiez le salut dans les
individus, qui devraient faire un travail sur eux-mêmes pour devenir ce «
Bien armé de crocs et de griffes ». Mais que peuvent des individus face à
la catastrophe et au mal qui vient ? Que dire de la dimension collective de
ce camp du « Bien » à constituer ?
PHC – Plus modestement, je rappelle une banalité freudienne, selon laquelle on
doit espérer dʼune cure quʼelle nous rende moins timides face aux actions à
entreprendre et aux jouissances à saisir. Cʼest dʼailleurs dans la stricte
continuité de la philosophie et de lʼhistoire de la psychanalyse que jʼai
développées ailleurs, dans la mesure où je tiens la pensée de Freud comme
caractéristique de la quête dʼun moyen de « se retenir de trop se retenir »,
bref, de rester vivant au cœur du processus qui nous civilise implacablement.
Mais, dira-t-on, les êtres malfaisants paroxystiques dont je prophétise à moitié
pour rire lʼarrivée imminente en centre ville, ne se caractériseraient-ils pas, eux
aussi, par quelque chose dʼinintimidable ? Tout à fait. Cʼest même pourquoi il
importe beaucoup de ne pas se laisser intimider par leur arrogance et la
certitude quʼils dérivent du désespoir. Car lʼintimidation, cʼest le début de la
séduction.
Observez bien, avec moi, combien tout cela est psychologique, esthétique, et
« purement moral ». Mais cela procède aussi du souci de ne pas sauter
précipitamment aux conclusions. Je ne sais tout simplement pas comment
opposer une violence déterminée, et cependant froide, réflexive et collective,
aux entreprises de destruction qui se multiplient autour de nous, et qui excitent
dangereusement certains profiteurs qui se persuadent quʼils sont les derniers à
pouvoir jouir sans entrave de ce qui reste des dernières beautés et richesses
du monde. Si je le savais, je distribuerais dʼailleurs gratuitement mon livre ! Mais
mon ambition est toute autre, cʼest dʼindiquer quel genre de vertu ou de force
de caractère serait digne quʼon sʼen saisisse collectivement. Encore une fois,
cʼest le travail du simple moraliste. Je nʼai évidemment aucun doute sur le fait
que si ce point de vue de simple moraliste était effectivement approprié
collectivement, il en serait profondément transformé. Mais pour le mieux.
G – Pourrait-on dire quʼon fait face à quelque chose de proche lorsque lʼon
assiste à des violences rebelles aujourdʼhui en France ? Nʼy a-t-il pas une
forme dʼéclairement du côté, par exemple, des gilets jaunes qui utilisent la
violence parce quʼils réalisent que cʼest la seule option viable étant donnée
leurs revendications ?
PHC – Cela fait trop longtemps quʼon me pose la question, aussi je vais risquer
une réponse et elle sera uniquement pour vous. À mes yeux, ce type de
mouvement présente divers traits contraires à ceux à quoi jʼaspire. Nous avons
beaucoup de chance quʼil nʼexiste pas de motifs fédérateurs passionnels,
comme lʼantisémitisme dans lʼAllemagne de lʼentre-deux-guerres, pour faire
coaguler des mécontentements aussi contradictoires et aussi violents entre les
mains dʼagitateurs professionnels. Car la haine des « élites » reste tempérée
par lʼambition toujours légitime de finir par les rejoindre, par lʼécole, le travail,
voire la chance ; et sinon soi-même, ses enfants. En dʼautres termes, on peut
conspuer les « élites » tout en vivant mal la panne de « lʼascenseur social ».
Maintenant il y a deux aspects positifs à souligner : la dimension
dʼeffervescence, au sens de Durkheim, qui saisit une partie du corps social
quand les gens se retrouvent les uns les autres et surmontent un sentiment
dʼisolement et de fatalité qui comptait pour la moitié de leur malheur ; la vitesse
relative, ensuite, avec laquelle ces mêmes personnes redécouvrent que
lʼexigence de la représentation, de la négociation des points de vue et la
hiérarchisation des revendications, nʼest pas nécessairement une invention
aliénante qui dépossède chacun dʼune voix efficace.
Il nʼen reste pas moins que jʼaimerais lancer, encore à titre de ballon dʼessai,
lʼidée suivante. On a beaucoup fait lʼéloge de la désobéissance civile, dont
Étienne Balibar a très justement fait remarquer quʼon ferait mieux de la qualifier
de désobéissance civique. Car elle prend en charge à partir dʼinitiatives
individuelles, et chez des individus hautement réflexifs et solidaires, des
responsabilités sociales spécialesauxquelles le collectif politique a
scandaleusement failli. Ne pourrait-on étendre cette idée jusquʼà celle dʼune
guerre civique, qui ne serait justement pas à la guerre civile, autrement dit le
conflit universel des intérêts particuliers dressés les uns contre les autres, mais
une désobéissance civique radicalisée, et se dressant contre un collectif
politique constitué en machine de guerre contre la société elle-même et sa
survie ? Par exemple, ce qui relève de la désobéissance civique, cʼest le geste
de ces militants fermant les vannes de lʼoléoduc canadien ; la guerre civique
commence lorsquʼil sʼavère impossible dʼempêcher tous les citoyens, eux aussi
en donnant leur nom et à visage découvert, de financer leur défense, de faire
des sit-in devant leurs domiciles, et de paralyser des marchés ou des
institutions insupportablement injustes. Mais comment faire pour que cette
guerre civique ne dégénère pas en guerre civile ? Quelles forces sociales
pourraient la porter ?
En tout cas, comme il sʼagit là dʼimagination politique, je ne peux quʼavouer les
limites de la mienne, et laisser à dʼautres, qui ne seront pas timides, le soin de
proposer des formes inédites de violence, de plus en plus indispensables face
au Mal qui vient.

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