Le futur sera catastrophique. Les signes se multiplient en ce sens, les
modèles scientifiques, aussi différents soient-ils, convergent vers le même résultat. Les terribles dérèglements climatiques annoncent la fin de lʼhumanité, si des événements politiques ou guerriers ne les précèdent pas. Face à cette situation, Pierre-Henri Castel1 suggère que nous avons au moins une chance : pour une fois, nous pouvons faire lʼeffort de penser en- dehors de notre présent, et à partir de ce sombre futur. Dans cette optique, son petit livre Le Mal qui vient sʼefforce de questionner la nature complètement nouvelle du Mal qui ne manquera pas de sʼimposer dans un monde où lʼhorizon de lʼhumanité se restreint à celui des survivants. Ce qui ne va pas sans la nécessité de penser à ce que pourrait être un Bien « avec des crocs et des griffes » qui viendrait sʼy opposer. Lʼauteur a bien voulu répondre à nos questions.
Grozeille – Aujourdʼhui la mobilisation peut sembler faible au regard de
lʼurgence écologique. Toute inaction (ici contre lʼapocalypse) peut-elle être expliquée sous le prisme de lʼangoisse ? Ne faut-il pas justement cette peur vive dont vous parlez dans votre livre pour pousser à quoi que ce soit ? Notre régime général de vie, notamment du fait quʼil soit attaché à lʼéconomie et au travail quotidien, ne produit-il pas une certaine passivité due au « métro, boulot, dodo » ? Pierre-Henri Castel – Ce qui est sûr, cʼest que ce petit essai sʼen prend aussi vigoureusement quʼil peut à lʼidée (à mon avis fausse) que lʼangoisse est mobilisatrice, quʼil sʼagisse dʼailleurs dʼune mobilisation purement psychologique, dʼune tentative dʼautomanipulation pour se faire peur collectivement et « donc » agir, ou bien, dans le sillage des métaphysiciens allemands dʼaprès-guerre qui furent les premiers à réfléchir à lʼidée de fin du monde à cause de la guerre atomique (Jonas, Anders, etc.) quʼil sʼagisse dʼune mobilisation radicale, dʼune angoisse existentielle que lʼhumanité pourrait éprouver à son propre égard. Non seulement lʼangoisse est paralysante, mais quand lʼabsence de solution insiste, elle fraye la voie à une résignation morose. Et je ne doute pas, à cet égard, comme vous, que lʼidée de la fin se fonde alors dans la grisaille universelle, comme simple facteur aggravant du pessimisme collectif. Aussi ai-je suggéré, au lieu de lʼangoisse, dʼessayer lʼeffroi. Au lieu de projeter sur le futur une indétermination obscure et menaçante, de regarder en face la nouvelle figure du Mal absolu qui vient à notre rencontre. À condition, bien sûr, quʼon puisse sʼen faire une idée suffisamment claire et distincte, ce qui est toute la difficulté de lʼentreprise. G – Dans votre livre, on lit : « En somme, devant lʼidée angoissante et dangereusement démoralisante de vivre une vie sans avenir, nous nous trouvons devant la tâche curieuse dʼimaginer à quoi ressemblerait une vie bonne et cependant sans lendemain ». La fin du monde est-elle une chance ? PHC – Peut-être. Mais ce quʼune philosophie morale un tant soit peu conséquente peut en faire, cʼest une opportunité pour un approfondissement conceptuel, y compris sʼil sʼavère au bout du compte que conceptualiser le Mal qui vient est impossible. Cʼest dʼailleurs un geste particulier que dʼimaginer le Mal qui vient, et dʼen partir pour, a contrario, envisager ce que pourrait être le « Bien qui vient ». Plus souvent, en philosophie morale, on cherche à produire des projections du Bien absolu à partir des biens relatifs que nous connaissons déjà. Et puis on en déduit des tendances morales censées valoir pour les individus. Cʼest pourquoi il y a un lien logique, dans mon esprit, à renverser cette façon de faire banale en philosophie, en se privant justement de lʼavenir infiniment disponible où ces tendances sʼactualiseraient complètement. Le « mal qui vient » a ainsi pour pendant nécessaire un « bien sans lendemain ». Ce sont, si vous voulez, lʼendroit et lʼenvers de la même pièce. G – Le mal peut-il avoir une forme pure, de telle sorte que celui qui le fait se voit comme maléfique ? On voit une telle chose chez Sade, mais ce dernier semble plutôt constituer une formidable exception. Généralement on est plutôt confronté à ce que Arendt appelait la banalisation du mal, ou à une disparition de celui-ci sous dʼautres considérations de valeurs. PHC – Il y a, en amont de ce petit essai, une réflexion technique sur le problème du mal, que jʼavais élaborée il y a quelques années sous forme de deux essais, dans Pervers, analyse dʼun concept, suivi de Sade à Rome (Ithaque, 2014). Le contexte de cette réflexion, cʼest une controverse qui porte sur la question de savoir si le mal, et surtout le Mal absolu, a bien un concept, ou si, au contraire, il est la limite du conceptualisable en morale, et quelque chose qui dégénère aussitôt dès quʼon essaie de le formuler en images irrationnelles (des impressions subjectives de transgression, du vocabulaire théologique, par exemple lʼidée dʼun mal « satanique », ou des naturalisations psychopathologiques qui le réduisent à lʼidée de déviance, comme quand on parle dʼun mal « pervers »). Jʼai défendu la thèse forte selon laquelle il y a bien un concept du Mal absolu. Et le lien avec Sade est très simple : je pense que ses derniers travaux, que je considère comme relevant pleinement de la philosophie morale et pas du tout de la « littérature », sont un premier effort génial pour caractériser ce concept. Sade, à mon avis, prend progressivement conscience du fait que le Mal absolu sʼesquisse par surenchère : ce quʼil faut réussir à concevoir, cʼest un mal toujours pire. Il lui donne la forme dʼun « gradus libertin », forme particulièrement explicite dans lʼHistoire de Juliette, et qui culmine dans une métaphysique étrange si lʼon perd de vue lʼambition éthique qui la sous-tend. Aussi, ce nʼest pas le personnage réputé « maléfique » de Sade qui mʼintéresse, mais lʼesprit dans lequel il réussit à donner sens à une formule fondamentalement paradoxale, celle du mal « pervers » comme mal « pire », et empirant toujours. À ma connaissance, dʼautre part, ce nʼest pas de banalisation du mal mais de banalitédu mal que parle Arendt. Ce serait dʼailleurs un très beau projet, pour une sociologie dʼinspiration pragmatiste, de remplacer cette nouvelle catégorie philosophique du mal par une analyse des processus sociaux de sa banalisation. Mais le Mal qui vient, articulé à la fin des temps, est par définition extraordinaire. Il me semble que cʼest le seul quʼon ne puisse pas banaliser. Le viol de masse et les camps de concentration, cʼest moins sûr… Il faut juste être patient.
La Banalité du mal, Bansky
G – Quelle place doit-on faire à lʼidée dʼune production systémique du mal, en disant par exemple que nombre de violences viennent en réalité dʼune sociabilisation très viriliste des hommes, ce qui valorise positivement une certaine cruauté dans le développement de leur « personnalité » ? PHC – Je suis sceptique sur le caractère genré de la violence dont il sʼagit ici. Il est certain que certaines violences le sont, en particulier un certain type de violences sexuelles physiques, ou les effets de la domination masculine, par exemple au travail. En revanche, le style de violence qui consisterait à se saisir en hâte des dernières ressources disponibles pour favoriser sa communauté au détriment des autres ne lʼest pas aussi évidemment. Dʼailleurs, dans la littérature de science-fiction post-apocalyptique, dans laquelle à mon avis se façonnent avec justement énormément dʼimagination les figures les plus effrayantes du Mal qui vient, on peut pas vraiment dire que les femmes brillent par leur innocence ! G – Doit-on considérer quʼil y a un rôle systématique des puissants dans le développement du mal ? A la fois comme ceux qui peuvent se le permettre, mais aussi comme ceux qui sont bien placés pour trouver certaines satisfactions à des formes de cruauté ? PHC – Apparemment, cette suggestion a causé un certain frisson. Cʼest juste une conclusion rapide du fait, par exemple, que le mensonge à grande échelle, et pas seulement sur les questions climatiques, est aujourdʼhui très bien financé. Disons que rappeler combien la malignité intéressée de certains peut tout à fait jouer un rôle spécifique dans lʼaggravation de la situation collective est une idée constamment poussée sous le tapis. On veut bien lʼadmettre pour lʼindustrie du tabac, divers produits financiers, certains polluants, mais pas pour le climat et son impact géopolitique ? Notez bien quʼil ne sʼagit pas de considérations moralisatrices, dans la mesure où cette malignité ne peut sʼexercer quʼau sein dʼun système social inégalitaire. En revanche, cʼest une manière un peu vive de rappeler quʼun système social peut avoir des effets paroxystiques et localisés, où la malfaisance individuelle peut tout à fait être un facteur. Quelles que soient les contraintes globales dʼun système social, il nʼest nullement exclusif des choix de certains acteurs privilégiés. G – Vous disiez ailleurs 2 que vous adoptez la position du moraliste, position à partir de laquelle on ne peut pas proposer dʼoption politique. Mais le moraliste nʼexprime-t-il pas des préférences suffisamment fortes pour vouloir un changement commun, cʼest-à-dire un début de mobilisation politique même si lʼon reste bien loin dʼun programme ? R. La position du moraliste est difficile et complexe. La plupart des philosophes la récusent, trop souvent, hélas, au profit de prétentions en philosophie politique ou en sciences sociales qui sont soit imaginaires soit prématurées. Être un moraliste, cʼest accepter dʼêtre radicalement limité, de ne disposer justement dʼaucune des solutions politiques ou sociales aux difficultés quʼon soulève. Cʼest aussi faire confiance à quelque chose qui nʼest pas encore une réflexivité collective, mais des sentimentscollectifs auxquels on prête lʼappui dʼune rhétorique philosophique pour les magnifier et commencer à les articuler. Cʼest aussi prendre le risque dʼagiter cette sensibilité commune, non pour proposer des raisonnements conclusifs, mais pour clarifier des attitudes, des préjugés, des anticipations routinières – et parfois, en déclenchant juste des réactions plus ou moins brutales, voire en suscitant des incompréhensions. À nouveau, il me semble quʼune partie considérable du travail sur les sensibilités collectives touchant les crises qui vont survenir et nous poser des difficultés gigantesques sʼest opérée dans la science-fiction post- apocalyptique. Cʼest tout de même une chose étonnante que ce genre mineur commence à produire dʼauthentiques chefs-dʼœuvre 3 ! De ce point de vue, je ne prétends pas faire davantage dans mon petit essai que donner un premier tour réflexif à ces anticipations terrifiantes, de façon analogue à ce qui, bien avant la naissance des conceptions philosophiques, rationnelles, de la liberté et de lʼautonomie au XVIIIe siècle, sʼétait esquissé dans les utopies de la renaissance. Avant Rousseau et Kant, il y a eu More et Campanella. Cette science-fiction post-apocalyptique, pour moi, joue en effet un rôle analogue : cʼest à la fois un pressentiment du pire et une préparation au pire, et la philosophie morale, avant quʼon ne puisse faire à proprement parler de la philosophie politique ou des sciences sociales, peut déjà se proposer dʼen tirer quelque chose qui pourra peut-être un jour prendre une texture conceptuelle, voire, comme vous dîtes, se changer en un « programme ». Si vous voulez, la question de la mobilisation politique est une chose beaucoup trop sérieuse pour être réglée impatiemment. Il faut donc fournir de solides raisons de patienter, pour prendre conscience que nous ne savons même pas la forme des questions inédites qui vont bientôt se poser. Lʼangoisse est un aspirateur à lubies bien connu ; lʼeffroi, passé un premier moment de sidération, aide à toucher terre. Cʼest aussi pourquoi, négativement cette fois, lʼattitude auto-limitée du moraliste permet de rester profondément sceptique à lʼégard dʼentreprises précipitées de faire de la science, en réalité de la pseudo-science, sur lʼimminence de lʼeffondrement. Cʼest pourquoi à mes yeux la collapsologie est en réalité toujours un sous-genre de la science-fiction post-apocalyptique, mais au sens (à mes yeux péjoratif) dʼêtre une fiction de science, et non, comme je la lis, un symptôme particulièrement intéressant des métamorphoses des sensibilités collectives face au Mal qui vient. Cʼest le « -logie » qui me dérange ; aussi je préfère parler dʼ« effondrementalisme », dans le but de faire redescendre ce genre de spéculations au niveau de lʼattrape-tout idéologique en quoi elles consistent.
G – Vous affirmez que nos sociétés sont traversées dʼun idéal de
lʼautonomie. Que signifie cet idéal, quelle effectivité a-t-il ? PHC – Cʼest une question si vaste, qui mobilise tellement mes travaux précédents, quʼil est difficile de répondre en quelques mots. Le Mal qui vient a son origine dans une réflexion historique et systématique sur la formation des idéaux dʼautonomie dans les sociétés individualistes occidentales qui sʼinspire beaucoup de Norbert Elias. La particularité du projet que jʼai développé à cet égard était de sʼappuyer sur la contrepartie de lʼexpérience individuelle de lʼautonomie, qui sont les vécus dʼautocontrainte. Pour être libre, cʼest fou le nombre de choses quʼil faut être capables de sʼempêcher de faire, et de faire aux autres : les exigences du contrôle pulsionnel, notamment en matière de sexualité et dʼagression, nʼont cessé de croître en intensité, en raffinement, dans la multiplicité de leurs objets, dans la quantité dʼindividus contraints à sʼy soumettre, et cʼest cela le « processus de civilisation ». Toutefois, il y a un paradoxe, cʼest quʼun excès dʼauto-contrainte empêche lʼaction : elle lʼembarrasse plutôt. Il faut donc inventer en même temps quʼon sʼautocontrôle et quʼon sʼautonomise des moyens, si jʼose dire, de se retenir de trop se retenir… Jʼai fait lʼhistoire de ce paradoxe, en montrant quʼil coïncide avec une série de problèmes psychologiques et moraux bien connus : ceux des déchirements entre les mauvais désirs et la volonté bonne, des obsessions et des scrupules, des angoisses « sociales » et des inhibitions. On voit tout de suite quʼune telle construction de lʼautocontrôle comme envers de lʼautonomie ne va pas sans une idée du mal : « mal faire » ou « faire le mal », voilà qui tend à devenir indistinct, et à angoisser. Jʼai poursuivi cette histoire des embarras modernes de lʼagir en parallèle des transformations des idéaux dʼautonomie, jusquʼà aujourdʼhui (dans Âmes scrupuleuses, vies dʼangoisse, tristes obsédés, et dans La Fin des coupables, Ithaque, 2011 et 2012). Après quoi, on mʼa demandé à quoi ressemblerait le genre de mal qui sʼannonce, dans les sociétés de lʼautonomie généralisée, quand son idéal pénètre de plus en plus la vie de chacun comme des institutions, où elle nʼest plus tant une aspiration quʼune condition. Mon livre sur Sade comme cet essai sur le mal sont des tentatives de réponse. Tout se passe comme si ce que jʼai imaginé être une histoire de lʼautonomie en Occident, dans une veine à la Elias, sʼétait insidieusement transformé en une anthropologie historique du mal, qui a besoin de ressources philosophiques spécifiques. Il nʼen reste pas moins que Le Mal qui vient est historiquement et socialement très « situé », comme on dit. Ce mal-là en effet ne pose problème que dans des types de sociétés capables de réfléchir collectivement aux enjeux collectifs et même universels, et qui ne se soucient pas moins de la destruction de la planète que de ce qui risque fort de la précéder de beaucoup, lʼanéantissement de nos libertés, et tout particulièrement de nos libertés individuelles. Cʼest pourquoi, à mes yeux, il nʼest pas moins important de réfléchir à la cause écologique quʼaux ressources et aux valeurs qui sʼincarnent dans le projet dʼautonomie et dʼémancipation des sociétés modernes ; les deux sont indissociables, au moins en ceci que la vie que nous voulons préserver nʼest pas nʼimporte quelle vie, mais une vie libre. Q. Le Mal qui vient, à certains égards, se présente comme une réponse à Lʼinsurrection qui vient. Pour vous, ce qui sʼannonce nʼest pas un soulèvement contre la fin dʼun monde, mais réellement la fin du monde, et avec cette fin, la libération de passions violentes et de perversions que certains feront subir aux autres. Mais votre idée quʼil faudrait un « Bien armé de crocs et de griffes » contre le Mal qui vient ne relève-t-elle pas encore de cette idée dʼinsurrection ? PHC – Cʼest parfaitement exact. Cʼest pourquoi le livre est dédié à ce petit groupe dʼAméricains qui, à visage découvert, est allé fermer les vannes de lʼoléoduc censé transporter un des pétroles les plus polluants du monde, extrait des sables bitumineux de lʼAlberta, au Canada, vers les grandes raffineries américaines 4. Or ils ont agi à visage découvert, en donnant leur nom. Ils viennent dʼêtre acquittés. Ce qui me fascine dans leur geste, cʼest le refus dʼagir de façon invisible, dans une sorte de clandestinité romantique contre- productive. Quand on a lʼuniversel de son côté, on doit absolument sʼen saisir, cʼest en cela quʼil ne faut pas se laisser intimider. En agissant à visage découvert, ils se sont placés sous la protection de tous. De façon significative, je trouve, leur défense a été financée par une cagnotte en ligne ! Et ils ont réuni suffisamment dʼargent pour venir à bout dʼéquipes dʼavocats dont vous imaginez la compétence et la hargne. Je crois quʼon peut élargir cette perspective et ce raisonnement. Toutes sortes de mouvements de désobéissance civile sont en train de sʼorganiser, bien conscients que le problème nʼest plus désormais celui dʼun déficit de connaissance mais dʼun déficit dʼaction.
Les engagés de Climate Direct Action en Alberta
Or ces mouvements se trouvent à la croisée des chemins. Quel type de violence utiliser ? La tentation est absolument extraordinaire, je lʼai vu de mes propres yeux, de recruter des saboteurs et dʼattaquer des intérêts privés, voire des personnes. Cʼest un peu comme une phase anarchiste quʼon a connue à la fin du XIXe siècle avant lʼorganisation cohérente du mouvement ouvrier. Or il y a deux choses essentielles à se rappeler à ce sujet. La première, cʼest quʼil faut disposer dʼune analyse du système que lʼon combat qui permette de formuler des objectifs de lutte impersonnels (cʼest toute la différence quʼil y a entre lancer un sabot dans la machine dʼun capitaliste particulier pour gêner lʼindustrialisation dʼune filière, et se battre pour lʼinterdiction du travail des enfants et pour la journée de huit heures). La deuxième, cʼest quʼil faut identifier les forces sociales capables de porter une telle lutte, et ce ne sont pas des individus isolés (cʼest la différence entre politiser une catégorie sociale exploitée, et transformer le prolétariat en une classe ouvrière associée organiquement à un parti, comme dans le projet marxiste, et fédérer vaguement, sur une base individualiste, des protestations et des sentiments dʼinjustice). Le romantisme de « lʼinsurrection qui vient » échoue totalement à satisfaire à ces deux impératifs. Mais spécifier la nature de la violence nécessaire pour combattre la violence destructrice de nos conditions de vie sur la planète est encore bien loin dʼavoir répondu aux deux exigences que je vous formule ici, sans dʼailleurs savoir sʼil nʼy a que celles-là, ou si ce sont les plus importantes. Que demander dʼimpersonnel, et qui le demandera ? En tout cas, échouer à poser la question dans ces termes, cʼest capituler sur ce qui me semble être un acquis fondamental : nos visées dʼémancipation, dʼautonomie et de réflexion collectives dans les sociétés démocratiques contemporaines. Maintenant, touchant ce Bien qui a « des crocs et des griffes » et qui est opposable au Mal qui vient, je suis tout aussi embarrassé que vous pour le caractériser dans son contenu comme dans sa forme. Ce qui, apparemment, a fait sursauter, cʼest même tout bêtement lʼemploi du mot de violence. Le pacifisme moutonnier a clairement de beaux jours devant lui. Mais plus profondément, lʼidée que jʼaimerais un jour poursuivre, cʼest celle selon laquelle le développement de lʼautonomisation dans nos sociétés tend à remettre en cause le fait apparemment acquis que seul lʼÉtat dispose du monopole de la violence légitime. Je crois au contraire que des individus de mieux en mieux éduqués, équipés dʼun sens critique plus aigu, conscients des solidarités multiples qui les lient les uns aux autres, sont légitimement fondés à sʼopposer à certaines activités sociales destructrices. Lʼautocontrainte ne doit pas simplement être interprétée comme une opération de conformisation, dʼétouffement méthodique de la colère ou du désir, mais comme un ressort fondamental de leur raffinement, de leur amplification efficace, et de leur pertinence. G – En psychanalyste, il semble que vous placiez le salut dans les individus, qui devraient faire un travail sur eux-mêmes pour devenir ce « Bien armé de crocs et de griffes ». Mais que peuvent des individus face à la catastrophe et au mal qui vient ? Que dire de la dimension collective de ce camp du « Bien » à constituer ? PHC – Plus modestement, je rappelle une banalité freudienne, selon laquelle on doit espérer dʼune cure quʼelle nous rende moins timides face aux actions à entreprendre et aux jouissances à saisir. Cʼest dʼailleurs dans la stricte continuité de la philosophie et de lʼhistoire de la psychanalyse que jʼai développées ailleurs, dans la mesure où je tiens la pensée de Freud comme caractéristique de la quête dʼun moyen de « se retenir de trop se retenir », bref, de rester vivant au cœur du processus qui nous civilise implacablement. Mais, dira-t-on, les êtres malfaisants paroxystiques dont je prophétise à moitié pour rire lʼarrivée imminente en centre ville, ne se caractériseraient-ils pas, eux aussi, par quelque chose dʼinintimidable ? Tout à fait. Cʼest même pourquoi il importe beaucoup de ne pas se laisser intimider par leur arrogance et la certitude quʼils dérivent du désespoir. Car lʼintimidation, cʼest le début de la séduction. Observez bien, avec moi, combien tout cela est psychologique, esthétique, et « purement moral ». Mais cela procède aussi du souci de ne pas sauter précipitamment aux conclusions. Je ne sais tout simplement pas comment opposer une violence déterminée, et cependant froide, réflexive et collective, aux entreprises de destruction qui se multiplient autour de nous, et qui excitent dangereusement certains profiteurs qui se persuadent quʼils sont les derniers à pouvoir jouir sans entrave de ce qui reste des dernières beautés et richesses du monde. Si je le savais, je distribuerais dʼailleurs gratuitement mon livre ! Mais mon ambition est toute autre, cʼest dʼindiquer quel genre de vertu ou de force de caractère serait digne quʼon sʼen saisisse collectivement. Encore une fois, cʼest le travail du simple moraliste. Je nʼai évidemment aucun doute sur le fait que si ce point de vue de simple moraliste était effectivement approprié collectivement, il en serait profondément transformé. Mais pour le mieux. G – Pourrait-on dire quʼon fait face à quelque chose de proche lorsque lʼon assiste à des violences rebelles aujourdʼhui en France ? Nʼy a-t-il pas une forme dʼéclairement du côté, par exemple, des gilets jaunes qui utilisent la violence parce quʼils réalisent que cʼest la seule option viable étant donnée leurs revendications ? PHC – Cela fait trop longtemps quʼon me pose la question, aussi je vais risquer une réponse et elle sera uniquement pour vous. À mes yeux, ce type de mouvement présente divers traits contraires à ceux à quoi jʼaspire. Nous avons beaucoup de chance quʼil nʼexiste pas de motifs fédérateurs passionnels, comme lʼantisémitisme dans lʼAllemagne de lʼentre-deux-guerres, pour faire coaguler des mécontentements aussi contradictoires et aussi violents entre les mains dʼagitateurs professionnels. Car la haine des « élites » reste tempérée par lʼambition toujours légitime de finir par les rejoindre, par lʼécole, le travail, voire la chance ; et sinon soi-même, ses enfants. En dʼautres termes, on peut conspuer les « élites » tout en vivant mal la panne de « lʼascenseur social ». Maintenant il y a deux aspects positifs à souligner : la dimension dʼeffervescence, au sens de Durkheim, qui saisit une partie du corps social quand les gens se retrouvent les uns les autres et surmontent un sentiment dʼisolement et de fatalité qui comptait pour la moitié de leur malheur ; la vitesse relative, ensuite, avec laquelle ces mêmes personnes redécouvrent que lʼexigence de la représentation, de la négociation des points de vue et la hiérarchisation des revendications, nʼest pas nécessairement une invention aliénante qui dépossède chacun dʼune voix efficace. Il nʼen reste pas moins que jʼaimerais lancer, encore à titre de ballon dʼessai, lʼidée suivante. On a beaucoup fait lʼéloge de la désobéissance civile, dont Étienne Balibar a très justement fait remarquer quʼon ferait mieux de la qualifier de désobéissance civique. Car elle prend en charge à partir dʼinitiatives individuelles, et chez des individus hautement réflexifs et solidaires, des responsabilités sociales spécialesauxquelles le collectif politique a scandaleusement failli. Ne pourrait-on étendre cette idée jusquʼà celle dʼune guerre civique, qui ne serait justement pas à la guerre civile, autrement dit le conflit universel des intérêts particuliers dressés les uns contre les autres, mais une désobéissance civique radicalisée, et se dressant contre un collectif politique constitué en machine de guerre contre la société elle-même et sa survie ? Par exemple, ce qui relève de la désobéissance civique, cʼest le geste de ces militants fermant les vannes de lʼoléoduc canadien ; la guerre civique commence lorsquʼil sʼavère impossible dʼempêcher tous les citoyens, eux aussi en donnant leur nom et à visage découvert, de financer leur défense, de faire des sit-in devant leurs domiciles, et de paralyser des marchés ou des institutions insupportablement injustes. Mais comment faire pour que cette guerre civique ne dégénère pas en guerre civile ? Quelles forces sociales pourraient la porter ? En tout cas, comme il sʼagit là dʼimagination politique, je ne peux quʼavouer les limites de la mienne, et laisser à dʼautres, qui ne seront pas timides, le soin de proposer des formes inédites de violence, de plus en plus indispensables face au Mal qui vient.