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02/08/2019 Sartre.

Une écriture critique - Sartre lecteur de lʼÉtranger - Presses universitaires du Septentrion

8@26Presses AM

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duSeptentr
ion
Sartre. Une écriture critique | Jacques Deguy

Sartre lecteur de
l’Étranger
p. 89-103
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02/08/2019 Sartre. Une écriture critique - Sartre lecteur de lʼÉtranger - Presses universitaires du Septentrion

8@26 AM Note de l’auteur


« Sartre lecteur de L’Étranger », actes du colloque Cinquantenaire de L’Étranger,
(Université de Picardie, Amiens, décembre 1992), R. Gay- Crosier éd., La Revue des
Lettres Modernes, Série Albert Camus n° 16, Minard, déc. 1995, p. 63-83.
Texte intégral
1
À l’inverse de l’article de Camus sur La Nausée, celui de Sartre sur
L’Étranger s’imposa dès sa publication comme une référence dans la
lecture du roman, par l’effet de la notoriété de l’auteur et de la
disponibilité permanente du texte. D’abord la revue : refuge temporaire
des essayistes qui refusaient d’écrire dans une Nouvelle revue
française passée à la collaboration, les Cahiers du Sud, publiés à
Marseille, accueillirent des noms célèbres. Sartre y écrivit par trois fois
en 1943, avec l’article sur Camus en février, un autre sur Maurice
Blanchot en mai et un sur Georges Bataille en décembre. L’auteur de
La Nausée renouait là avec une fonction de critique littéraire régulière,
celle-là même qui lui avait été proposée par Paulhan dès 1938 dans La
Nouvelle revue française d’avant Drieu La Rochelle et où il se forgea
une solide réputation de polémiste en s’attaquant à des gloires
consacrées comme Mauriac ou Giraudoux. Très vite d’ailleurs, ces
articles furent réunis en volume, à l’apogée de la gloire de
l’existentialisme : Situations I parut dès 1947. Le compte rendu de
L’Étranger fut même l’objet d’une publication en plaquette l’année
précédente1. Sartre s’imposait alors dans tous les genres, jusqu’à la
critique littéraire inclusivement. Rien à voir avec la modeste diffusion
des articles d’Alger républicain : on peut même se demander si les
auteurs étudiés par Camus (Sartre, Nizan, etc.) en ont pris
connaissance au moment de leur parution : pour le
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lecteur moyen, ils ne deviendront facilement disponibles que


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dans l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade »2. 2


Imposition de la lecture de Sartre donc, ombre portée sur la réception
des œuvres, efficace jusqu’à nos jours et qui explique par exemple
qu’un sartrien soit aimablement invité à intervenir dans un colloque
consacré à L’Étranger cinquante ans après3. On ne saurait nier de ce
point de vue l’efficacité de la critique sartrienne, efficacité parfois
redoutable pour les auteurs passés au lit de Procuste de l’analyse, que
l’on songe à ce qu’avoua Mauriac du doute qui le rongea après l’article
de 1939, ou à la stérilité qui frappa Jean Genet après la lecture de ce
qui ne devait être en 1952 qu’une préface à ses propres œuvres et qu’il
vécut comme une véritable entreprise de vampirisation. Même chose
pour Giraudoux, dont les commentateurs, depuis Claude-Edmonde
Magny, dissertent à l’infini sur l’aristotélisme réel ou supposé qu’un
article sur Choix des élues proposait comme clé de lecture en 19404.
La méthode critique appliquée dans ce dernier texte dévoile d’ailleurs
– jusqu’à l’excès systématique de ses conclusions (où le goût du
canular n’est peut-être pas totalement absent) – ce qui constitue la
puissante originalité de Sartre dans ces travaux : démonter le littéraire
par le philosophique, d’après l’hypothèse selon laquelle « une
technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du
romancier. La tâche du critique est de dégager celle-ci avant
d’apprécier celle-là5 ». Il se posait ainsi dans l’attitude d’un censeur
omniscient – lui qui tonnait contre l’omniscience romanesque –, à la fois
immergé dans le texte, lors d’admirables passages d’analyse
proprement littéraire, et s’élevant aussi hors du texte, déplaçant l’angle
d’attaque sur un terrain de spécialiste où le critique moyen ne pouvait
guère le suivre. Il gagnait sur tous les tableaux, dans une
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performance critique sans doute unique au XXe siècle et qui


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rendait difficile, par cette double compétence, toute défense ou


contestation du sujet critiqué. Cette position de force lui permit
d’assumer sans qu’on s’en aperçoive toujours une approche
normative, mêlant morale et littérature comme aux plus beaux jours
de la critique du XIXe siècle, dans la lignée d’un Sainte-Beuve ou d’un
Taine dont les valeurs éthiques auraient bien sûr changé de signe, la
haine de la mauvaise foi bourgeoise – un quasi pléonasme –
remplaçant la revendication obsessionnelle de la peinture du « bien ».
3Appliquée à Camus, la formule donne un curieux mélange de
pénétration et de partialité, dans une approche où cette performance
le dispute au malentendu. Nous voudrions ici revenir brièvement sur
une idée reçue, celle d’une lecture idyllique de L’Étranger par Sartre,
qui préluderait sur le papier à une amitié qui se nouera réellement en
juin 1943 avec la rencontre des deux écrivains à la générale des
Mouches6. Le texte critique de Sartre et le projet dont il relève
méritent en effet un examen minutieux. On y décèlera les réserves
sous l’intérêt affiché, qui annoncent des clivages qui ne sont pas de
pure forme.
Professeur et élève(s)
4
On s’arrêtera d’abord sur le titre de l’article, peu ordinaire dans une
revue de littérature générale : « Explication de L’Étranger ». Sous
réserve d’une ironie qu’aucun paratexte n’assure, ce titre installe le
discours sartrien dans un projet didactique : une voix s’impose, celle du
maître qui va se livrer à un exercice canonique, consacré par les
examens et les concours universitaires. Il désigne cette spécialité
française qu’est l’explication de texte ; plus exactement, il s’agira ici
d’une « étude littéraire », explication d’une séquence longue,
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8@26 AMvariante de l’exercice majeur du concours d’agrégation, présent


depuis l’origine de celle-ci, à savoir la leçon. Un modèle absolu de
leçon agrégative, avec le brio et le zeste d’humour qui font reconnaître
les caciques, avait été donné dans l’article sur Giraudoux de 1940, qui
multiplie les marques du discours pédagogique et entretient au fil de
l’analyse un savant « suspense » avant de lâcher le nom d’Aristote,
rendu inévitable par l’accumulation rhétorique des indices qui le
préparent. Ces marques du discours pédagogique se retrouvent à
propos de L’Étranger, comme l’usage d’un nous qui simule (et stimule
?) entre maître et élève une commune recherche (il y a même un vous
qui interpelle directement un auditoire imaginaire), comme le jeu
répété des questions oratoires (« Comment fallait-il comprendre ce
personnage [...]. » ; « Qu’est-ce donc que l’absurde [...] ? » ; « N’est-
ce pas Pascal qui insiste sur « le malheur naturel de notre condition »
[...] ? » ; « N’est-ce pas lui qui marque sa place à la raison ? » ; «
N’approuverait-il pas sans réserve cette phrase de M. Camus ?7 »).
Un lexique de la quête du sens renvoie au projet du titre, repris
d’ailleurs dans le corps de l’article (« Ainsi s’explique déjà en partie le
titre de notre roman [...]. » (p. 95)) : il s’agit de « comprendre » (« Et
cette fois nous comprenons pleinement le titre du roman de Camus. »
(p. 96)), et Sartre sera le professeur qui aidera le lecteur moyen dans
cette compréhension d’un livre qui se dérobe, se substituant à lui dans
la défaillance métalinguistique, le déficit de signification qui entraîne le
« malaise » :
Mais vous espériez sans doute qu’en poursuivant la lecture de l’ouvrage vous
verriez votre malaise se dissiper, que tout serait à peu près éclairci, fondé en
raison, expliqué. Votre espoir a été déçu : L’Étranger n’est pas un livre qui
explique : l’homme absurde n’explique pas, il décrit ; ce n’est pas non
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8@26 AM plus un livre qui prouve. (p- 97)


5Au lieu de se laisser porter lui aussi par cette dérive du sens, le
critique part à l’assaut de cet étrange monstre pour en réduire
l’étrangeté et la monstruosité en lui appliquant des schémas
explicatifs. C’est très exactement cette fonction – rassurante – de
l’enseignant qui ramène pour l’élève l’inconnu au connu qui
programme l’article. 6Depuis octobre 1941, Sartre enseigne la
philosophie dans la Khâgne du lycée Condorcet. Il est ainsi, lui qui n’a
pas choisi la voie de l’enseignement en faculté, à l’apogée de sa
carrière d’enseignant du secondaire, qu’il n’abandonnera qu’en 1944.
Il lui aura fallu dix ans pour devenir professeur de classe préparatoire
à Paris : c’est une incontestable réussite, et ce poste éminent n’est
pas sans rapport avec le goût du discours magistral qui laisse des
traces dans ses articles de l’époque. Plus qu’à d’autres moments de
sa production littéraire et philosophique, Sartre parle à ce moment-là
en pédagogue et sa critique mêle à la partialité de la critique des
créateurs l’assurance de celles des possesseurs de chaire. 7
Outre les lecteurs déconcertés par le livre, l’élève à qui s’adresse le
maître pourrait bien être aussi Camus lui-même. Comme plus tard avec
Jean Genet, Sartre « explique » son œuvre à un auteur, quitte à
reprendre sa copie au passage, en usant de la supériorité
institutionnelle de celui qui détient le savoir, en particulier dans sa
matière spécifique. Dans ce cours de philosophie d’un genre particulier,
l’élève est parfois mal noté, comme dans ce commentaire du Mythe de
Sisyphe : « M. Camus met quelque coquetterie à citer des textes de
Jaspers, de Heidegger, de Kierkegaard, qu’il ne semble d’ailleurs pas
toujours bien comprendre » (p. 94). Comprendre est décidément un
verbe omniprésent dans le lexique de l’article. Sartre tient à rappeler
que l’agrégé de
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philosophie, c’est lui, normalien de surcroît et premier du


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concours de 1929. Cette supériorité affirmée du maître sur


l’autodidacte (Michel Tournier n’est pas le seul lecteur de La Nausée à
trouver que Roquentin est odieux avec Ogier P...) se retrouvera lors
de la polémique sur L’Homme révolté : « Et si votre livre témoignait
simplement de votre incompétence philosophique ? S’il était fait de
connaissances ramassées à la hâte et de seconde main ?8 ». Bien
loin de la profession de foi d’anonymat qui terminera Les Mots (« Tout
un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et qui vaut
n’importe qui9 »), Sartre s’installe dans cet article sur L’Étranger dans
une position de pouvoir qui revêt la forme du pouvoir scolaire, mais
qui cache peut-être autre chose.
Comment « marquer » un concurrent
8« Explication de L’Étranger »... Le titre de l’article – décidément
curieux – relève un peu de la publicité mensongère, car on s’aperçoit
vite que Le Mythe de Sisyphe est plutôt le support privilégié de
l’analyse. Sartre le reconnaît d’ailleurs par un lapsus a posteriori : alors
que son examen du roman se termine par une assimilation de celui-ci
à « un conte de Voltaire » (p. 112) – ce qui constitue sous sa plume une
réserve, il n’est qu’à relire toute cette conclusion –, il commence ainsi
quelques mois plus tard un compte rendu de L’Expérience intérieure de
Bataille :
Il y a une crise de l’essai. L’élégance et la clarté semblent exiger que nous
usions, en cette sorte d’ouvrages, d’une langue plus morte que le latin : celle
de Voltaire. C’est ce que je notais à propos du Mythe de Sisyphe10.

9
Entre les deux articles, Sartre a rencontré Camus et ils se sont pris de
sympathie : on notera alors l’amusante mauvaise foi qui fait porter sur
l’essai les défauts attribués autrefois au
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8@26 AMroman, roman sur lequel, à cette date, Sartre porte enfin une
appréciation dépourvue de réticence : « Le roman contemporain, avec
les auteurs américains, avec Kafka, chez nous avec Camus, a trouvé
son style11 ». Devenu ami, Camus est redevenu bon élève, ce « M.
Camus dont nous avons commenté le beau roman l’autre mois12 ». Un
bon romancier, mais un mauvais philosophe jugé par un polygraphe
surdoué, qui pour sa part laisse entendre par comparaison qu’il est
aussi bon romancier qu’excellent philosophe. 10Il faut reconstituer ici
la chronologie précise de notre texte et manquer définitivement de
respect à Sartre – ni lui ni personne ne fait de la bonne critique
littéraire avec de bons sentiments – en rappelant sa situation en ce
début de l’année 1943. L’Étranger est publié en juillet 1942. L’article
de Sartre paraît dans les Cahiers du Sud de février 1943, avec un
article de Jean Grenier – un autre professeur, le vrai pédagogue de la
biographie camusienne – consacré également à Camus. Le Mythe de
Sisyphe, paru fin décembre 1942, semble, plutôt que le roman, le livre
qui déclenche l’intérêt de Sartre pour Camus. Michel Contat et Michel
Rybalka datent de septembre 1942 la rédaction du compte rendu, ce
qui supposerait, tant le texte du Mythe y est mis à contribution, que
Sartre disposait du manuscrit de l’essai chez Gallimard. Si ce n’est
pas le cas, on peut même formuler l’hypothèse d’un article très
directement conçu comme une réaction immédiate à l’essai sur
l’absurde et non à la fiction parue cinq mois plus tôt. 11
Plus ou moins rapide, on doit s’interroger sur cette réaction. Je quitterai
ici les rivages de la vraisemblance psychologique (la « générosité »
bien connue de Sartre, illustrée par les Mémoires de Beauvoir) pour
suivre les analyses décapantes d’Anna Boschetti, qui applique à
l’auteur de La Nausée une approche sociologique inspirée de Pierre
Bourdieu. Elle décrit
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dans son livre13 les étapes de la reconnaissance d’une légitimité


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intellectuelle qui deviendra hégémonie en 1945, année de la fondation


des Temps modernes. Or en 1942, année de la publication du roman
camusien, et au tout début de 1943, moment de la diffusion de l’essai,
Sartre n’occupe plus grande place dans le champ intellectuel français.
Revenu du Stalag de Trêves en mars 1941, il écrit concurremment
L’Âge de raison, puis Le Sursis, Les Mouches et L’Être et le Néant.
Intense activité créatrice donc, mais ses publications sont rares : un
article dans Comœdia en juin 1941, et RIEN en 1942, hormis 15
pages de Journal de guerre qui paraissent en décembre à Bruxelles
dans la revue Messages. Pour le lecteur moyen de l’Occupation,
Sartre donne l’impression de s’être englouti dans le silence et la
tourmente, depuis la publication de L’Imaginaire en février 1940. Trois
ans de silence – fait unique dans la bio-bibliographie sartrienne –, qui
entraînent le risque de voir la position qu’il occupait en 1939 prise par
d’autres. Le champ intellectuel a horreur du vide, même sous la botte
allemande. Et c’est dans ce vide laissé par Sartre que s’installe un
jeune auteur inconnu qui a comme lui la prétention de s’exprimer
autant sur le mode romanesque que sur le mode philosophique : on
comprend mieux pourquoi Le Mythe de Sisyphe est si vite l’objet d’un
compte rendu, puisqu’il confirme justement cette double expression
sur des thèmes qui concurrencent directement ceux de La Nausée,
ouvrage fondateur de la jeune notoriété sartrienne. Sans faire de son
auteur un Rastignac des belles-lettres, une mécanique s’enclenche
ainsi, malgré lui, dirait-on, et aussi malgré Camus. Il ne pouvait pas ne
pas percevoir en ce dernier ce qu’il faut bien appeler un rival. Tout
rentrera dans l’ordre en juin 1943 avec la parution de L’Être et le
Néant et la première des Mouches, où le rival sera « récupéré » en
ami. Mais avant
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8@26 AMce mois de juin 1943, l’« Explication de L’Étranger », dans cette
perspective, répond moins à une fonction d’information journalistique
qu’à un dessein plus profond, celui de marquer un territoire sur lequel
s’était aventuré l’écrivain d’outre- Méditerranée. Et les réserves de
l’article obéissent à une logique qui n’est pas seulement celle du
jugement de goût. D’ailleurs, en cette même année, Sartre « marque
» par ses articles d’autres concurrents potentiels, des écrivains
essayistes comme Maurice Blanchot et Georges Bataille.
Une critique négative
12Osons alors la question qu’il ne faudrait pas poser : Sartre a-t- il ou
non aimé ce qu’il découvre de Camus, avec le reste des lecteurs et de
la critique, en ce début 1943 ? On devine combien il suspecte
d’approximation philosophique l’essai sur l’absurde, objet de rapides
pointes, du genre de celle-ci : « M. Camus parle beaucoup, dans « Le
Mythe de Sisyphe « , il bavarde même. » (p. 104). 13
Mais le roman ? Il le soumet à une lecture qui semble
incontestablement réfléchie et précise. Le meilleur de son article porte
sur le « style », avec des pages pénétrantes – ce sont elles qui seront
le plus souvent reprises par les commentateurs ultérieurs – qui
concernent la temporalité et la « coupe du récit » :
[...] chaque phrase est un présent. Mais non pas un présent indécis qui fait
tache et se prolonge un peu sur le présent qui le suit. La phrase est nette, sans
bavures, fermée sur soi ; elle est séparée de la phrase suivante par un néant,
comme l’instant de Descartes est séparé de l’instant qui le suit. Entre chaque
phrase et la suivante le monde s’anéantit et renaît : la parole, dès qu’elle s’élève
est une création ex nihilo ; une phrase de L’Étranger c’est une île. Et nous
cascadons de phrase en phrase, de néant en néant. (p. 109)
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02/08/2019 Sartre. Une écriture critique - Sartre lecteur de lʼÉtranger - Presses universitaires du Septentrion 8@26 AM 14Cela veut-il
dire qu’il approuve cette écriture au présent, lui
qui déclame ailleurs que « le roman se déroule au présent, comme la
vie » – formule appliquée au pied de la lettre dans le journal intime de
Roquentin qui relate par le menu détail son séjour bouvillois ? En fait,
on s’aperçoit que le « présent » camusien est un faux présent, face au
vrai présent, le présent sartrien, cet « indécis qui fait tache et se
prolonge un peu sur le présent qui le suit » (p. 109) ; Janus bifrons, le
stylisticien laisse vite au philosophe le soin de chausser ses lunettes
critiques : « Qu’est-ce à dire sinon que l’homme absurde applique au
temps son esprit d’analyse ? Là où Bergson voyait une organisation
indécomposable, son œil ne voit qu’une série d’instants. » (p. 108). Et
Sartre de démonter brillamment la « métaphysique » qu’implique le
recours, dans le récit de Meursault, au passé composé (le « parfait
composé » (p. 109), comme il dit). Tout l’article est bâti sur le double
registre – le double jeu – d’une approche textuelle et philosophique à
la fois, et qui fonctionne selon un axiome déjà établi dans les comptes
rendus qui précèdent cette « Explication de L’Étranger » : « [...] j’aime
son art, je ne crois pas à sa métaphysique [...]14 ». Esthétiquement
cohérent, le roman est dénoncé comme ontologiquement faux,
reproche déjà formulé dans les articles sur le roman américain, sur
Dos Passos, Faulkner et Hemingway en particulier. Ce que le lecteur
pressé pourrait prendre pour une description est en fait une
dénonciation feutrée de ce que Sartre a découvert au fil de ses
commentaires antérieurs : le mensonge de l’art : « Il ne s’agit pas de
bonne foi, il s’agit d’art » (p. 106), répète-t-il ici. Autant dire que le
roman véhicule une foncière mauvaise foi, et que Camus pourrait bien
passer pour un « salaud » d’un nouveau genre. 15
La distance n’est pas si grande d’avec l’éreintement de
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8@26 AM Mauriac, mené quatre ans plus tôt au nom de la liberté de l’être
humain et du personnage romanesque, son double. Dans le cas de La
Fin de la nuit, Sartre dénonçait les ravages d’une narration tantôt
objective tantôt subjective qui ne laissait en fin de compte aucune
chance à Thérèse Desqueyroux d’échapper à ce que le romancier-
démiurge lui avait forgé comme destin. Pour le lecteur de Bergson et
de Husserl, les techniques « américaines » du récit-addition et de
psychologie réduite à la description des comportements ne sont que
d’autres faux-semblants, guère plus défendables que la narration
omnisciente. Sartre décrit – et dénonce – ce qu’il appelle « le procédé
de M. Camus » (p. 106) à partir de l’exemple, donné dans Le Mythe
de Sisyphe, d’un homme qui parle au téléphone derrière une cloison
vitrée :
Des hommes dansent derrière une vitre. Entre eux et le lecteur on a interposé
une conscience, presque rien, une pure translucidité, une passivité pure qui
enregistre tous les faits. Seulement le tour est joué : précisément parce qu’elle
est passive, la conscience n’enregistre que les faits. Le lecteur ne s’est pas
aperçu de cette interposition. Mais quel est donc le postulat impliqué par ce
genre de récit ? En somme, de ce qui était organisation mélodique, on a fait
une addition d’éléments invariants ; on prétend que la succession des
mouvements est rigoureusement identique à l’acte pris comme totalité.
N’avons-nous pas affaire ici au postulat analytique, qui prétend que toute réalité
est réductible à une somme d’éléments ? (p. 107)
16
Résumons : Camus n’a pas lu Bergson, pour qui la durée vitale est
irréductible à la pure addition chronologique, ni Husserl, pour qui toute
conscience est conscience de quelque chose, dans une intentionnalité
qui la constitue comme conscience. Quant au « postulat analytique »,
les lecteurs de L’Être et le Néant sauront à quoi s’en tenir quatre mois
après
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son évocation à propos de Camus : c’est très exactement ce


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contre quoi la psychologie existentielle part en guerre. Héritage du


XIXe siècle, l’analyse dissout le particulier dans le général et Sartre lui
oppose une vision synthétique fondée sur la notion de projet originel,
un projet « réactualisé » dans les choix incessants auxquels est
confrontée une conscience libre. Dans son ambition de donner au
lecteur une intuition de l’absurde, L’Étranger ne propose qu’une
caricature de la véritable relation entre l’être et le monde : « Le récit
de M. Camus est analytique et humoristique. Il ment – comme tout
artiste – parce qu’il prétend restituer l’expérience nue et qu’il filtre
sournoisement toutes les liaisons signifiantes, qui appartiennent aussi
à l’expérience. » (p. 108). En revenant aux techniques narratives,
Sartre laissera d’ailleurs entendre qu’il range dans une même
réprobation le « point de vue de Dieu »15 dénoncé chez Mauriac et le
prisme déformant de la conscience de Meursault. Dans un article de
mai 1943 – il n’a pas encore rencontré personnellement Camus –
consacré à l’Aminadab de Maurice Blanchot, il revient sur L’Étranger
au détour d’une réflexion sur la mimésis de l’absurde, nourrie de
références à Kafka. On y retrouve l’exigence de ne point faire œuvre
de mauvaise foi :
[...] je voudrais contempler l’humanité comme elle est. L’artiste s’entête, quand
le philosophe a renoncé. Il invente des fictions commodes pour nous satisfaire
: Micromégas, le bon sauvage, le chien Riquet ou cet « Étranger » dont nous
parlait récemment M. Camus, purs regards qui échappent à la condition
humaine et, de ce fait, peuvent l’inspecter. Aux yeux de ces anges, le monde
humain est une réalité donnée, ils peuvent dire qu’il est ceci ou cela et qu’il
pourrait être autrement ; les fins humaines sont contingentes, ce sont de
simples faits que les anges considèrent comme nous considérons les fins des
abeilles et des fourmis [...]. Seulement, en forçant le lecteur à s’identifier à un
héros
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inhumain, nous le faisons planer à vol d’oiseau au-dessus de la


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condition humaine ; il s’évade, il perd de vue cette nécessité première de


l’univers qu’il contemple : c’est que l’homme est dedans16.
17On rappellera la conclusion de l’article sur Mauriac :
II a voulu ignorer, comme font du reste la plupart de nos auteurs, que la théorie
de la relativité s’applique intégralement à l’univers romanesque, que, dans un
vrai roman, pas plus que dans le monde d’Einstein, il n’y a de place pour un
observateur privilégié [...]. Mais un roman est écrit par un homme pour des
hommes. Au regard de Dieu, qui perce les apparences sans s’y arrêter, il n’est
point de roman, il n’est point d’art, puisque l’art vit d’apparences. Dieu n’est pas
un artiste ; M. Mauriac non plus.17

18Il n’y a guère qu’une différence de degré (de « Dieu » à l’« ange »),
non de nature dans la critique formulée contre les deux auteurs, pris en
flagrant délit de narration « inhumaine ». Au nom du nouvel humanisme
existentialiste qui semble fonder l’esthétique sartrienne, un ange, fût-il
celui du bizarre ou de l’absurde, n’est pas un artiste ; M. Camus non
plus.

19
La place nous manque ici pour une lecture superposée de ces articles
sartriens consacrés au roman, dans la série desquels s’inscrit l’«
Explication de L’Étranger »18. Ils ont pour point commun le projet de
leur auteur de bâtir une véritable théorie du roman nouveau,
débarrassé des fausses élégances de la tradition d’analyse à la
française et invité à s’inspirer des exemples russes et anglo-saxons.
Sartre se fait le héraut d’un genre à redéfinir selon les axes parallèles
de la « technique » et de la « métaphysique », en ne manquant jamais
une occasion de préciser ce que doit être le « vrai » roman contre ses
imitations trompeuses. De même qu’il refuse à La Fin de
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la nuit ce label que Mauriac usurpe, de même L’Étranger, malgré


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une formulation plus amène, ne trouvera pas grâce aux yeux de ce


Boileau des temps modernes, soucieux de « classer » les œuvres.
Voici un échantillon des conclusions des deux articles. D’abord
Mauriac :
La Fin de la nuit n’est pas un roman. Appellerez-vous « roman » cet ouvrage
anguleux et glacé, avec des parties de théâtre, des morceaux d’analyse, des
méditations poétiques ? [...] s’il est vrai qu’on fait un roman avec des
consciences libres et de la durée, comme on peint un tableau avec des couleurs
et de l’huile, La Fin de la nuit n’est pas un roman – tout au plus une somme de
signes et d’intentions. M. Mauriac n’est pas un romancier19.
20Maintenant Camus :
Peut-on parler d’un tout qui serait le roman de M. Camus. [...] Et comment
classer cet ouvrage sec et net, si composé sous son apparent désordre, si «
humain », si peu secret dès qu’on en possède la clé ? [...] M. Camus le nomme
« roman ». Pourtant le roman exige une durée continue, un devenir, la présence
manifeste de l’irréversibilité du temps. Ce n’est pas sans hésitation que je
donnerais ce nom à cette succession de présents inertes qui laisse entrevoir
par en dessous l’économie mécanique d’une pièce montée. (pp. 111-112)

21
On voit que les mêmes critiques se répètent d’un article à l’autre, à
peine atténuées (comme le sec et net qui remplace anguleux et glacé).
Sartre reproche aux deux auteurs d’être de tradition française et
classique. D’où la référence finale à un « conte de Voltaire », dans le
cas de Camus, ultime et euphémique rapprochement avec une tradition
dont d’autres passages de l’article précisent les étapes : Pascal, et plus
généralement les Moralistes du XVIIe siècle, puis Rousseau, et enfin –
non sans perfidie – Maurras (« cet autre Méditerranéen dont il diffère
pourtant à tant d’égards »). La
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« technique américaine » n’est que plaquée sur un projet très


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français et ne répond guère à une nécessité vitale : « Si L’Étranger


porte des traces si visibles de la technique américaine, c’est qu’il
s’agit d’un emprunt délibéré. M. Camus a choisi, parmi les instruments
qui s’offraient à lui, celui qui lui paraissait le mieux convenir à son
propos. Je doute qu’il s’en serve encore dans ses prochains
ouvrages. » (p. 106). Les lecteurs de Camus jugeront ici de la
pertinence de cette remarque prémonitoire, et du degré de vérité de
cette absorption très lansonienne de l’auteur de L’Étranger dans une
histoire littéraire plus nationale que comparée.
Dénégations, rationalisations
22
Pourquoi trouvons-nous affirmée dès le titre une volonté d’« expliquer
» L’Étranger plutôt que de se laisser aller à une lecture flottante, cette
« empathie » qui sera le principe affirmé du rapport au texte de Flaubert
dans l’avant-propos de L’Idiot de la famille ? II faut revenir sur les
dimensions multiples de cette posture professorale et évoquer
quelques hypothèses. Sartre ne semble guère s’être mis à l’écoute du
roman de Camus dans son étrangeté la plus inquiétante, celle qui met,
comme il le remarque justement, le lecteur en état de « malaise » (p.
97). Je parlerai ici du motif de la mère morte, et du sentiment vague de
culpabilité qui oppresse Meursault. À son propos, Sartre note pourtant
avec finesse : « Mais il désigne toujours sa mère du mot tendre et
enfantin de « maman « et il ne manque pas une occasion de la
comprendre et de s’identifier à elle. » (p. 10l). Mais c’est pour enchaîner
sur une citation du Mythe de Sisyphe et dénoncer « le côté théorique
du caractère de Meursault », comme Sainte-Beuve reprocha en son
temps à Stendhal d’avoir bâti le caractère de Julien Sorel « d’après
certaines idées antérieures
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et préconçues20 ». 23Sartre ne tire aucun parti de la clef


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œdipienne du livre, ce qui n’est guère étonnant de la part d’un


philosophe qui récuse l’inconscient freudien, comme le confirmeront
les pages de L’Être et le Néant consacrées à la « psychanalyse
existentielle ». Mais je noterai, en freudien amateur, une dérobade
proche de la censure devant le célèbre incipit : « Aujourd’hui, maman
est morte. On peut-être hier, je ne sais pas. » Sartre, en mimant la
surprise du commun des lecteurs, déclare en effet au cours d’un
développement sur l’absurde : « Ainsi le choc que vous avez ressenti
en ouvrant le livre, quand vous avez lu [...] » (p. 97). On s’attend à ce
que cette « ouverture » du livre soit justement et logiquement l’incipit
factuel, terrible et dérisoire. Eh bien, pas du tout ! Sartre va choisir sa
citation à la fin du deuxième chapitre : « J’ai pensé que c’était toujours
un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, que
j’allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n’y avait rien de
changé. » La citation est sans doute particulièrement choquante, à
tous les sens du terme. Mais le premier choc, celui de l’annonce de la
mort de la mère, Sartre nous donne à penser qu’il n’a pas voulu le lire,
ou du moins le commenter, en procédant à ce qu’il faut bien appeler
un déplacement de cet incipit vers la « page 36 ». 24
Nuance sans signification ? Voire. Je me demande plutôt si l’«
Explication de L’Étranger » n’est pas à ranger dans le corpus des textes
sartriens qui ont pour point commun la dénégation de l’Œdipe, ou plus
généralement le jeu sur celui- ci, depuis « L’Enfance d’un chef »
jusqu’aux passages sur la mère de Flaubert dans L’Idiot de la famille.
On connaît dans Les Mots l’évocation positive d’Anne-Marie
Schweitzer, version lumineuse d’un rapport plus trouble, qui apparaît
par exemple dans le sadisme naïf d’un Lucien Fleurier, lorsqu’il
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imagine sa mère moustachue, transformée en objet de


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répulsion21. Notons que la citation de la fin du chapitre 2 exhibe une


indifférence quant au décès qui va dans le sens de la cruauté de
Lucien. Sartre pouvait-il lire sans broncher – pouvait-il lire tout court ?
– un roman qui s’ouvrait par la mort de la mère ? Ne devait-il pas se
protéger du venin distillé par Meursault, bon fils et mauvais fils à la
fois (pour une bonne et mauvaise mère) ? La biographie peut
corroborer, si on le souhaite, cette ambivalence des sentiments filiaux
qui pèse sur la lecture – ou la non-lecture – que Sartre fait de cet
aspect du roman : en 1943, Anne-Marie est encore Mme Mancy, la
compagne de l’ingénieur détesté, celle qui a trahi Poulou par son
remariage. Ce n’est qu’en 1946, après la disparition opportune du
beau-père l’année précédente, qu’ils se réuniront tous deux, jusqu’à
vivre sous le même toit rue Bonaparte. « Maman » n’est plus morte
alors, mais retrouvée, chance dont Camus fut en grande partie privé
(sa mère restait à Alger) et qui signale une autre inégalité entre ces
deux faux amis. 25
« Expliquer » L’Étranger serait alors une bonne façon de s’en défendre.
Et nous trouvons une raison de plus à cette entreprise de rationalisation
sur laquelle repose tout l’article. Quand un texte vous dérange, sautez
dans la philosophie : c’est ce processus qui fait utiliser Le Mythe de
Sisyphe comme antidote à L’Étranger. Sartre reconnaît certes que
Meursault reste partiellement opaque : « [...] cet homme lucide,
indifférent, taciturne, n’est pas entièrement construit pour les besoins
de la cause. Sans doute le caractère une fois ébauché s’est-il terminé
tout seul, le personnage avait sans doute une lourdeur propre. » (p.
101). Mais la plus grande attention est portée à ce Mythe de Sisyphe
interprété comme « une traduction philosophique » du « message
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02/08/2019 Sartre. Une écriture critique - Sartre lecteur de lʼÉtranger - Presses universitaires du Septentrion

romanesque ». Alors que l’essai de Camus, malgré le projet des


8@26 AM

« trois absurdes » évoqué dans les Carnets qui le relie explicitement à


L’Étranger et à Caligula, ne fait pas le commentaire du roman, sinon
de façon allusive dans le passage célèbre sur les « décors » qui «
s’écroulent », Sartre établit le Mythe comme palimpseste du récit fictif,
rendant ce dernier transparent, le réduisant à l’illustration d’une
théorie :
M. Camus, dans Le Mythe de Sisyphe paru quelques mois plus tard, nous a
donné le commentaire exact de son œuvre [...]. (p-93) Le Mythe de Sisyphe
va nous apprendre la façon dont il faut accueillir le roman de notre auteur. (p.
97) L’Étranger, paru d’abord, nous plonge sans commentaires dans le «
climat » de l’absurde ; l’essai vient ensuite qui éclaire le paysage. (p. 102)
26
D’où dans le dernier paragraphe de l’article la définition d’un ouvrage «
si peu secret dès qu’on en possède la clé » (p. 112) et sa réduction à
un apologue philosophique dans la tradition des contes de Voltaire.
Dans une étude récente, Bernard Pingaud a été frappé par cette
superposition réductrice :
Avec Le Mythe de Sisyphe, le lien établi par Camus est évident, trop évident
peut-être. Aussi a-t-on voulu souvent chercher dans l’essai l’« explication » du
roman. La magistrale étude de Sartre, publiée en 1943, a beaucoup contribué
à cette lecture. Je ne dirai pas qu’elle est illégitime, mais qu’elle peut être
trompeuse. Le fait que, dans l’esprit de Camus, Le Mythe de Sisyphe soit
associé à L’Étranger ne signifie pas forcément qu’il en donne un « commentaire
exact ». On peut se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une justification après
coup et si le philosophe ne cède pas, sans s’en rendre compte, à une tentation
qu’il est le premier à condamner : trouver un sens clair, sans ambiguïté, à une
œuvre qui comporte nécessairement une « part obscure22 ».
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On touche
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ici les limites d’une approche philosophique du

texte romanesque, qui apprivoise l’étrangeté de celui-ci dans un


processus de rationalisation dont le motif profond, partagé peut-être
par l’auteur étudié, est de désamorcer les risques d’implication du moi
des deux côtés du circuit de la communication littéraire. Sartre a beau
jeu de dénoncer les mensonges de l’art au nom de la vérité
ontologique : il existe aussi une mauvaise foi du critique, qui rassure –
et se rassure – à bon compte en radiographiant une fiction pour fixer
la seule image de son squelette conceptuel. L’auteur de La Nausée
contestait pour sa part les lectures trop strictement philosophiques de
son premier roman, comme celle justement de Camus qui se plaignait
de voir dans cette œuvre un « équilibre rompu » où « la théorie fait
tort à la vie »23 et qui lui refusait ainsi la dimension d’œuvre d’art et
l’étiquette de roman. Si l’on était sûr du fait que Sartre avait bien pris
connaissance de ce compte rendu paru dans Alger républicain, on
pourrait parler de réponse du berger à la bergère. En tout cas ce
commentaire de La Nausée en dit long sur la place que Camus
assigne à la théorie et récuse à l’avance la méthode explicative qui
sera appliquée à son premier roman. *28J’effleurerai pour terminer
deux points qui compléteront sans prétendre l’épuiser cette critique
d’une critique célèbre. 29
Avec les pages sur la temporalité et le souci de se placer du côté de la
réception et de ses effets, le meilleur de l’article de Sartre réside sans
doute dans son intuition de l’absurdité même du geste littéraire inscrite
dans la confession de Meursault. On trouve dans L’Étranger une
problématique du récit sur soi-même, une illustration de l’inadéquation
entre le moi et les mots que la construction du roman en diptyque
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8@26 AM rend immédiatement sensible. Dominique Rabaté a commenté,


dans un essai récent, cette mise en lumière de l’« arbitraire du texte24
», qui prolonge par le biais de la critique les interrogations de
Roquentin sur la vie, l’aventure et le salut ambigu par l’œuvre d’art.
Plus radicalement que le protagoniste de La Nausée, Meursault est
fasciné par un silence viril qui pourrait être la seule attitude
authentique vis- à-vis d’un monde radicalement hétérogène au
discours que l’on peut tenir sur lui. 30Quant au souvenir que Sartre
garda après 1943 du premier roman de Camus, il faut noter
l’utilisation qu’il en fait lors de la querelle de 1952. Dans sa « Réponse
à Albert Camus » publiée dans Les Temps modernes du mois d’août
de cette année-là, il renvoie à l’auteur de L’Homme révolté l’image
d’un rhéteur de prétoire :
Vous êtes un avocat qui dit « Ce sont mes frères », parce que c’est le mot qui
a le plus de chances de faire pleurer le jury25. [...] Est-ce ma faute si ces
procédés me rappellent la Cour d’assises ! Seul, en effet, le procureur général
sait s’irriter opportunément, garder la maîtrise de son courroux jusque dans
des transports extrêmes et le changer au besoin en un Aria de violoncelle. La
République des Belles-Âmes vous aurait-elle nommé son accusateur public
?26
31
Non sans provocation, Sartre rejoue ici dans l’espace de la biographie
les scènes du procès de la seconde partie de L’Étranger en faisant mine
d’inverser les rôles et de percevoir les propos de l’adversaire comme
l’accusé camusien les percevait, une mélodie attendue qui masque la
vérité dans une mascarade grotesque. « Où est Meursault, Camus ?
Où est Sisyphe ?27 », s’écrie l’ancien ami au début de son propre
réquisitoire. L’accusation de trahison morale est inscrite dans cette
écriture du retournement servie par un topos favori du
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8@26 AMpamphlet sartrien : la parodie. Sartre réécrit un fragment de


L’Étranger pour montrer combien son auteur est devenu un potentiel
salaud, après avoir été, comme Meursault, proche de l’« exemplaire ».
Cette refutatio en acte signale une nouvelle fois l’efficacité et la
performance du discours sartrien dont nous parlions à propos de
l’article de 1943. Les réserves suggérées dans ce dernier texte sont
d’ailleurs reprises partiellement : l’inscription de Camus dans la
tradition des Moralistes français sert ici à dénoncer ce qui fait le fond
de la divergence entre les deux hommes à cette époque, à savoir le
refus de Camus de reconnaître la « profonde vérité » de la «
philosophie marxiste28 » : « Bref, vous restez dans notre grande
tradition classique qui, depuis Descartes et si l’on excepte Pascal, est
tout entière hostile à l’Histoire29 ». 32
Issu des méthodes mêmes de l’« Explication de L’Étranger » – ramener
la nouveauté d’un univers imaginaire aux domaines balisés d’un
devenir culturel et politique –, ce réquisitoire de 1952 montre assez, je
crois, la permanence, à près de dix ans de distance, de ce qu’on
pourrait appeler une « connivence en liberté surveillée », formule qui
semble plus exacte dans le cas de Sartre et de Camus que celle de
l’amitié interrompue sur laquelle repose une légende hagiographique et
commode.
Notes
1. Pour la chronologie exacte des articles de Sartre, depuis leur parution dans les
Cahiers du Sud jusqu’à leur reprise dans Situations I, on consultera : Michel CONTAT et
Michel RYBALKA, Les Écrits de Sartre (Paris, Gallimard, 1970), pp. 92-155. Selon eux,
c’est Jean-Jacques Pauvert qui publia en plaquette, en 1946, l’article sur L’Étranger
(p. 139).
2. L’article sur La Nausée se trouve à la p. 1417 du tome 2 (édition de 1977).
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8@26 AM3. Après le « Foliothèque » de Bernard Pingaud (1992, voir infra), le dernier
commentaire paru à la date de la mise au point de cette communication fait encore
une large place à l’analyse sartrienne. Voir Françoise Bagot, Albert Camus «
L’Étranger » (Paris, P.U.F., « Études littéraires », 1993), pp. 53, 65, 73 ; citation du
passage sur le « parfait composé », p. 117. La réception du roman de Camus a été
étudiée par Brian T. Fitch, « L’Étranger » d’Albert Camus, un texte, ses lecteurs,
leurs lectures (Paris, Larousse Université, 1972). Voir aussi Jacqueline Lévi-Valensi,
Les Critiques de notre temps et Camus (Paris, Garnier, 1970).
4. L’article « M. Jean Giraudoux et la philosophie d’Aristote. À propos de Choix des
élues a été repris dans Situations I, Gallimard, 1947, rééd. « Folio essais » sous le
titre Critiques littéraires, 1993 (pp. 76-91). Il précède immédiatement celui consacré
à Camus.
5. Citation extraite de l’article sur Faulkner, Situations I, p. 66.
6. Idée reçue et reprise, non sans recours à l’hyperbole, par Annie Cohen- Solal dans
son Sartre (Paris, Gallimard, 1985) : « Enthousiasmé par le roman de Camus qui vient
de paraître, Sartre lui consacre un article en vingt pages. Précis, fouillé, didactique,
lumineux. Et, comme en sous- main, tacitement, il dessine une sorte de parenté.
Fasciné comme une boussole qui vient de trouver un centre [...]. Le hissant aux côtés
de Hemingway, de Voltaire, Sartre assurément vient de trouver avec Camus la
première occasion de louer sans limites. » (p. 257).
7. Jean-Paul Sartre, « Explication de L’Étranger », Situations I, citations des pp. 92 et
93. Pour cet article, les chiffres entre parenthèses reverront désormais à cette édition.
8. Jean-Paul Sartre, « Réponse à Albert Camus », Les Temps modernes, août 1952,
repris dans Situations IV (Paris, Gallimard, 1964). Citation de la p. 101. Voici un autre
échantillon des réprimandes du maître : « Je n’ose vous conseiller de vous reporter à
L’Être et le Néant la lecture vous en paraîtrait inutilement ardue : vous détestez les
difficultés de pensée et décrétez en hâte qu’il n’y a rien à comprendre pour éviter
d’avance le reproche de n’avoir pas compris. » (Ibid., p. 108).
9. Les Mots (Paris, Gallimard, 1964), p. 213.
10. Jean-Paul Sartre, « Un Nouveau mystique », Cahiers du Sud, oct.- déc. 1943,
repris dans Situations I, p. 133.
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8@26 AM11. Id., Ibid.


12. Id., p. 144.
13. Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes » (Paris, Minuit, « Le Sens
commun », 1985). Elle évoque l’article de Sartre et sa perception d’un « rival » en
Camus, p. 53.
14. Citation de l’article sur Faulkner, Situations I, p. 74.
15. « M. François Mauriac et la liberté », La Nouvelle revue française, févr. 1939 ;
repris dans Situations I, p. 52.
16. Jean-Paul Sartre, « Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage »,
Cahiers du Sud, avril-mai 1943 ; repris dans Situations I, pp. 126-7.
17. Situations I, p. 52.
18. Voir mon étude sur « Sartre critique de Mauriac », Roman 20-50 [Lille], n° 1,
mars 1986, pp. 23-36.
19. Situations I, p. 51-52.
20. Charles-A. Sainte-Beuve, extrait d’un article du Moniteur du 9 janvier 1854 sur
Le Rouge et le Noir.
21. « Qu’est-ce qui arriverait si on ôtait la robe de maman et si elle mettait les
pantalons de papa ? Peut-être qu’il lui pousserait une moustache noire. Il serra les
bras de maman de toutes ses forces, il avait l’impression qu’elle allait se transformer
sous ses yeux en une bête horrible – ou peut-être devenir une femme à barbe comme
celle de la foire. Elle rit en ouvrant la bouche toute grande et Lucien vit sa langue rose
et le fond de sa gorge : c’était sale, il avait envie de cracher dedans. » (« L’Enfance
d’un chef » dans Le Mur [Jean-Paul Sartre, Œuvres romanesques (Paris, Gallimard,
« Bibl. de la Pléiade », 1981)], pp. 316-7).
22. Bernard Pingaud, Bernard Pingaud commente « L’Étranger » d’Albert Camus
(Paris, Gallimard, « Foliothèque », 1992), p. 52. Un long extrait de l’article de Sartre
est cité dans le Dossier, pp. 172-8.
23. Pléiade Camus, t. II, p. 1417.
24. Dominique Rabatê, Vers une littérature de l’épuisement (Paris, José Corti, 1991)
; extrait cité dans B. Pingaud, op. cit., pp. 208-13.
25. Situations IV, p. 93.
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26. Id., p. 97.


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27. Id., p. 91.


28. Id., p. 108
29. Id., p. 113. Roland Barthes reprendra cet argument en l’appliquant à La Peste
dans un article de 1955.
© Presses universitaires du Septentrion, 2010
Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org.accesdistant.sorbonne-
universite.fr/6540
Référence électronique du chapitre
DEGUY, Jacques. Sartre lecteur de l’Étranger In : Sartre. Une écriture critique [en
ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2010 (généré le 02
août 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org.accesdistant.sorbonne-
universite.fr/septentrion/16445>. ISBN : 9782757418727. DOI :
10.4000/books.septentrion.16445.
Référence électronique du livre
DEGUY, Jacques. Sartre. Une écriture critique. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2010 (généré le 02 août
2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org.accesdistant.sorbonne-
universite.fr/septentrion/16421>. ISBN : 9782757418727. DOI :
10.4000/books.septentrion.16421. Compatible avec Zotero
Sartre. Une écriture critique
Jacques Deguy
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Bogaerts, Jo. (2019) Sartre’s “Guerre Fantôme”: A Kafkaesque Pour plus
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