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Sartre. Une écriture critique | Jacques Deguy
Sartre lecteur de
l’Étranger
p. 89-103
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02/08/2019 Sartre. Une écriture critique - Sartre lecteur de lʼÉtranger - Presses universitaires du Septentrion
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Entre les deux articles, Sartre a rencontré Camus et ils se sont pris de
sympathie : on notera alors l’amusante mauvaise foi qui fait porter sur
l’essai les défauts attribués autrefois au
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8@26 AMroman, roman sur lequel, à cette date, Sartre porte enfin une
appréciation dépourvue de réticence : « Le roman contemporain, avec
les auteurs américains, avec Kafka, chez nous avec Camus, a trouvé
son style11 ». Devenu ami, Camus est redevenu bon élève, ce « M.
Camus dont nous avons commenté le beau roman l’autre mois12 ». Un
bon romancier, mais un mauvais philosophe jugé par un polygraphe
surdoué, qui pour sa part laisse entendre par comparaison qu’il est
aussi bon romancier qu’excellent philosophe. 10Il faut reconstituer ici
la chronologie précise de notre texte et manquer définitivement de
respect à Sartre – ni lui ni personne ne fait de la bonne critique
littéraire avec de bons sentiments – en rappelant sa situation en ce
début de l’année 1943. L’Étranger est publié en juillet 1942. L’article
de Sartre paraît dans les Cahiers du Sud de février 1943, avec un
article de Jean Grenier – un autre professeur, le vrai pédagogue de la
biographie camusienne – consacré également à Camus. Le Mythe de
Sisyphe, paru fin décembre 1942, semble, plutôt que le roman, le livre
qui déclenche l’intérêt de Sartre pour Camus. Michel Contat et Michel
Rybalka datent de septembre 1942 la rédaction du compte rendu, ce
qui supposerait, tant le texte du Mythe y est mis à contribution, que
Sartre disposait du manuscrit de l’essai chez Gallimard. Si ce n’est
pas le cas, on peut même formuler l’hypothèse d’un article très
directement conçu comme une réaction immédiate à l’essai sur
l’absurde et non à la fiction parue cinq mois plus tôt. 11
Plus ou moins rapide, on doit s’interroger sur cette réaction. Je quitterai
ici les rivages de la vraisemblance psychologique (la « générosité »
bien connue de Sartre, illustrée par les Mémoires de Beauvoir) pour
suivre les analyses décapantes d’Anna Boschetti, qui applique à
l’auteur de La Nausée une approche sociologique inspirée de Pierre
Bourdieu. Elle décrit
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8@26 AMce mois de juin 1943, l’« Explication de L’Étranger », dans cette
perspective, répond moins à une fonction d’information journalistique
qu’à un dessein plus profond, celui de marquer un territoire sur lequel
s’était aventuré l’écrivain d’outre- Méditerranée. Et les réserves de
l’article obéissent à une logique qui n’est pas seulement celle du
jugement de goût. D’ailleurs, en cette même année, Sartre « marque
» par ses articles d’autres concurrents potentiels, des écrivains
essayistes comme Maurice Blanchot et Georges Bataille.
Une critique négative
12Osons alors la question qu’il ne faudrait pas poser : Sartre a-t- il ou
non aimé ce qu’il découvre de Camus, avec le reste des lecteurs et de
la critique, en ce début 1943 ? On devine combien il suspecte
d’approximation philosophique l’essai sur l’absurde, objet de rapides
pointes, du genre de celle-ci : « M. Camus parle beaucoup, dans « Le
Mythe de Sisyphe « , il bavarde même. » (p. 104). 13
Mais le roman ? Il le soumet à une lecture qui semble
incontestablement réfléchie et précise. Le meilleur de son article porte
sur le « style », avec des pages pénétrantes – ce sont elles qui seront
le plus souvent reprises par les commentateurs ultérieurs – qui
concernent la temporalité et la « coupe du récit » :
[...] chaque phrase est un présent. Mais non pas un présent indécis qui fait
tache et se prolonge un peu sur le présent qui le suit. La phrase est nette, sans
bavures, fermée sur soi ; elle est séparée de la phrase suivante par un néant,
comme l’instant de Descartes est séparé de l’instant qui le suit. Entre chaque
phrase et la suivante le monde s’anéantit et renaît : la parole, dès qu’elle s’élève
est une création ex nihilo ; une phrase de L’Étranger c’est une île. Et nous
cascadons de phrase en phrase, de néant en néant. (p. 109)
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02/08/2019 Sartre. Une écriture critique - Sartre lecteur de lʼÉtranger - Presses universitaires du Septentrion 8@26 AM 14Cela veut-il
dire qu’il approuve cette écriture au présent, lui
qui déclame ailleurs que « le roman se déroule au présent, comme la
vie » – formule appliquée au pied de la lettre dans le journal intime de
Roquentin qui relate par le menu détail son séjour bouvillois ? En fait,
on s’aperçoit que le « présent » camusien est un faux présent, face au
vrai présent, le présent sartrien, cet « indécis qui fait tache et se
prolonge un peu sur le présent qui le suit » (p. 109) ; Janus bifrons, le
stylisticien laisse vite au philosophe le soin de chausser ses lunettes
critiques : « Qu’est-ce à dire sinon que l’homme absurde applique au
temps son esprit d’analyse ? Là où Bergson voyait une organisation
indécomposable, son œil ne voit qu’une série d’instants. » (p. 108). Et
Sartre de démonter brillamment la « métaphysique » qu’implique le
recours, dans le récit de Meursault, au passé composé (le « parfait
composé » (p. 109), comme il dit). Tout l’article est bâti sur le double
registre – le double jeu – d’une approche textuelle et philosophique à
la fois, et qui fonctionne selon un axiome déjà établi dans les comptes
rendus qui précèdent cette « Explication de L’Étranger » : « [...] j’aime
son art, je ne crois pas à sa métaphysique [...]14 ». Esthétiquement
cohérent, le roman est dénoncé comme ontologiquement faux,
reproche déjà formulé dans les articles sur le roman américain, sur
Dos Passos, Faulkner et Hemingway en particulier. Ce que le lecteur
pressé pourrait prendre pour une description est en fait une
dénonciation feutrée de ce que Sartre a découvert au fil de ses
commentaires antérieurs : le mensonge de l’art : « Il ne s’agit pas de
bonne foi, il s’agit d’art » (p. 106), répète-t-il ici. Autant dire que le
roman véhicule une foncière mauvaise foi, et que Camus pourrait bien
passer pour un « salaud » d’un nouveau genre. 15
La distance n’est pas si grande d’avec l’éreintement de
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8@26 AM Mauriac, mené quatre ans plus tôt au nom de la liberté de l’être
humain et du personnage romanesque, son double. Dans le cas de La
Fin de la nuit, Sartre dénonçait les ravages d’une narration tantôt
objective tantôt subjective qui ne laissait en fin de compte aucune
chance à Thérèse Desqueyroux d’échapper à ce que le romancier-
démiurge lui avait forgé comme destin. Pour le lecteur de Bergson et
de Husserl, les techniques « américaines » du récit-addition et de
psychologie réduite à la description des comportements ne sont que
d’autres faux-semblants, guère plus défendables que la narration
omnisciente. Sartre décrit – et dénonce – ce qu’il appelle « le procédé
de M. Camus » (p. 106) à partir de l’exemple, donné dans Le Mythe
de Sisyphe, d’un homme qui parle au téléphone derrière une cloison
vitrée :
Des hommes dansent derrière une vitre. Entre eux et le lecteur on a interposé
une conscience, presque rien, une pure translucidité, une passivité pure qui
enregistre tous les faits. Seulement le tour est joué : précisément parce qu’elle
est passive, la conscience n’enregistre que les faits. Le lecteur ne s’est pas
aperçu de cette interposition. Mais quel est donc le postulat impliqué par ce
genre de récit ? En somme, de ce qui était organisation mélodique, on a fait
une addition d’éléments invariants ; on prétend que la succession des
mouvements est rigoureusement identique à l’acte pris comme totalité.
N’avons-nous pas affaire ici au postulat analytique, qui prétend que toute réalité
est réductible à une somme d’éléments ? (p. 107)
16
Résumons : Camus n’a pas lu Bergson, pour qui la durée vitale est
irréductible à la pure addition chronologique, ni Husserl, pour qui toute
conscience est conscience de quelque chose, dans une intentionnalité
qui la constitue comme conscience. Quant au « postulat analytique »,
les lecteurs de L’Être et le Néant sauront à quoi s’en tenir quatre mois
après
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18Il n’y a guère qu’une différence de degré (de « Dieu » à l’« ange »),
non de nature dans la critique formulée contre les deux auteurs, pris en
flagrant délit de narration « inhumaine ». Au nom du nouvel humanisme
existentialiste qui semble fonder l’esthétique sartrienne, un ange, fût-il
celui du bizarre ou de l’absurde, n’est pas un artiste ; M. Camus non
plus.
19
La place nous manque ici pour une lecture superposée de ces articles
sartriens consacrés au roman, dans la série desquels s’inscrit l’«
Explication de L’Étranger »18. Ils ont pour point commun le projet de
leur auteur de bâtir une véritable théorie du roman nouveau,
débarrassé des fausses élégances de la tradition d’analyse à la
française et invité à s’inspirer des exemples russes et anglo-saxons.
Sartre se fait le héraut d’un genre à redéfinir selon les axes parallèles
de la « technique » et de la « métaphysique », en ne manquant jamais
une occasion de préciser ce que doit être le « vrai » roman contre ses
imitations trompeuses. De même qu’il refuse à La Fin de
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On voit que les mêmes critiques se répètent d’un article à l’autre, à
peine atténuées (comme le sec et net qui remplace anguleux et glacé).
Sartre reproche aux deux auteurs d’être de tradition française et
classique. D’où la référence finale à un « conte de Voltaire », dans le
cas de Camus, ultime et euphémique rapprochement avec une tradition
dont d’autres passages de l’article précisent les étapes : Pascal, et plus
généralement les Moralistes du XVIIe siècle, puis Rousseau, et enfin –
non sans perfidie – Maurras (« cet autre Méditerranéen dont il diffère
pourtant à tant d’égards »). La
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On touche
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ici les limites d’une approche philosophique du
8@26 AM3. Après le « Foliothèque » de Bernard Pingaud (1992, voir infra), le dernier
commentaire paru à la date de la mise au point de cette communication fait encore
une large place à l’analyse sartrienne. Voir Françoise Bagot, Albert Camus «
L’Étranger » (Paris, P.U.F., « Études littéraires », 1993), pp. 53, 65, 73 ; citation du
passage sur le « parfait composé », p. 117. La réception du roman de Camus a été
étudiée par Brian T. Fitch, « L’Étranger » d’Albert Camus, un texte, ses lecteurs,
leurs lectures (Paris, Larousse Université, 1972). Voir aussi Jacqueline Lévi-Valensi,
Les Critiques de notre temps et Camus (Paris, Garnier, 1970).
4. L’article « M. Jean Giraudoux et la philosophie d’Aristote. À propos de Choix des
élues a été repris dans Situations I, Gallimard, 1947, rééd. « Folio essais » sous le
titre Critiques littéraires, 1993 (pp. 76-91). Il précède immédiatement celui consacré
à Camus.
5. Citation extraite de l’article sur Faulkner, Situations I, p. 66.
6. Idée reçue et reprise, non sans recours à l’hyperbole, par Annie Cohen- Solal dans
son Sartre (Paris, Gallimard, 1985) : « Enthousiasmé par le roman de Camus qui vient
de paraître, Sartre lui consacre un article en vingt pages. Précis, fouillé, didactique,
lumineux. Et, comme en sous- main, tacitement, il dessine une sorte de parenté.
Fasciné comme une boussole qui vient de trouver un centre [...]. Le hissant aux côtés
de Hemingway, de Voltaire, Sartre assurément vient de trouver avec Camus la
première occasion de louer sans limites. » (p. 257).
7. Jean-Paul Sartre, « Explication de L’Étranger », Situations I, citations des pp. 92 et
93. Pour cet article, les chiffres entre parenthèses reverront désormais à cette édition.
8. Jean-Paul Sartre, « Réponse à Albert Camus », Les Temps modernes, août 1952,
repris dans Situations IV (Paris, Gallimard, 1964). Citation de la p. 101. Voici un autre
échantillon des réprimandes du maître : « Je n’ose vous conseiller de vous reporter à
L’Être et le Néant la lecture vous en paraîtrait inutilement ardue : vous détestez les
difficultés de pensée et décrétez en hâte qu’il n’y a rien à comprendre pour éviter
d’avance le reproche de n’avoir pas compris. » (Ibid., p. 108).
9. Les Mots (Paris, Gallimard, 1964), p. 213.
10. Jean-Paul Sartre, « Un Nouveau mystique », Cahiers du Sud, oct.- déc. 1943,
repris dans Situations I, p. 133.
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