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EMMANUEL BOUJU
On retrouve disséminé dans 2666 le motif (romantique et moderniste à la fois) de l’ombre perdue5,
motif repris ironiquement (rectifié) en allégorie sévèrement néo-platonicienne de la caverne des
écrivains mexicains — ces « intellectuels sans ombre » qui n’ont même pas accès à l’antre de la
caverne ou de « la mine » à laquelle ils tournent le dos, et ne font que « traduire, réinterpréter ou
recréer très pauvrement » les bruits, « furibonds ou séducteurs » qu’ils entendent (Bolaño, 2008b :
147-149) : la perte de l’ombre prévient de la menace constante du faux écho, du bruit illusoire,
contre laquelle s’arcboute en particulier la Partie des crimes — cette litanie quasi-documentaire de
la mise à mort impunie, cette quête inlassable des traces laissées par le crime, cette nostalgie du
« trésor perdu » de la liberté individuelle et du bien public (Arendt, 1987 : 14), dont l’écrivain
espère toujours la reconquête, après l’expérience originelle (au Chili) et renouvelée (au Mexique) de
sa dilapidation.
Comme dans le mystère des deux miroirs en abyme dans lesquels la députée mexicaine (Azucena
Esquivel Plata) ne parvient jamais à se voir (Bolaño, 2008b : 707), l’écriture affronte le risque de la
dématérialisation, de la dé-substantification, et fait face à ce que Bolaño appelle la « maladie » — et
qui est peut-être la vraie raison de ses jeux spéculaires6.
Pour recouvrer sa fonction, l’auteur a besoin de retrouver son ombre : c’est vrai d’Amalfitano avec
la « voix » mystérieuse qui le guide, ou d’Archimboldo avec la figure d’Ansky, l’écrivain russe dont
Hans Reiter trouve le cahier secret et qui est à l’origine de toute son œuvre ultérieure ; et ce qui est
vrai des personnages dans la fiction l’est aussi de Bolaño lorsqu’il souffle, dans ses dernières notes,
que l’unique narrateur des cinq parties était Arturo Belano, son ombre portée au fil du temps, son
double fictionnel éternellement survivant dans la littérature7.
Comme si la parfaite rigueur du régime extra-diégétique, l’apparente ultra-fiabilité du narrateur,
n’était principalement qu’un leurre dissimulant l’inscription secrète de l’auteur, sa présence comme
ombre dans tous les plis et détours de la fiction, son ambition incertaine de n’être plus séparé en
rien de son écriture.
Conclusion
« Qu’est-ce que je veux dire quand je dis que plus rien désormais ne le séparait de son écriture ?
Sincèrement, je ne le sais pas très bien » — précise la clausule d’un des tout derniers textes de
Bolaño, consacré à Kafka (Bolaño, 2004a : 165).
Il s’agissait du moins pour moi de (commencer à) faire de 2666 une forme de totalité ouverte, un
répertoire panoptique des moyens et des enjeux de l’écriture romanesque contemporaine dès lors
qu’elle se confronte à la question du pouvoir, du mal et de la maladie : une de ces « grandes œuvres,
imparfaites, torrentielles, qui ouvrent des chemins dans l’inconnu » (Bolaño, 2008b : 265), et où la
répétition et la réécriture se révèlent invention et transmission idéale.
« Seul le très grand art fortifie sans consoler », écrit Iris Murdoch dans L’attention romanesque
(Murdoch, 2005 : 233). À sa façon, 2666 est un roman dont le contrat de lecture a forme d’héritage
sans testament ; il orchestre la transmission posthume d’une autorité littéraire obstinée et fragile, par
le biais d’un narrateur occupé à disposer secrètement les chiffres de sa reconnaissance.
« Quel héritage mystérieux ! » sont presque les derniers mots du roman. Cet héritage mystérieux de
2666, je le considère comme faisant pleinement partie de l’histoire secrète du roman
contemporain — et comme un hommage par anticipation au roman qui n’existe pas encore, mais
que l’on attend.
1 Selon l’expression qui caractérise l’énorme anthologie de la poésie française dans la nouvelle
intitulée « Photos » dans Des putains meurtrièresde Roberto Bolaño (2003).
2 « Et tu dois te demander ce que c’est l’histoire secrète », glisse Bolaño dans une nouvelle
(« Dentiste ») des Putains meurtrières. « C’est celle que nous ne connaîtrons jamais » (Bolaño,
2003 : 224).
3 Amuleto (1993) est consacré à la figure d’une poétesse, Auxilio Lacouture, qui confie ces mots
alors qu’elle suit, dans les rues de Mexico D.F., Arturo Belano — le principal double fictionnel de
Bolaño, dans ce petit roman comme dans l’autre grand-œuvre, Les Détectives sauvages (1998).
4Bien que dans la première occurrence du nom, au sein des Détectives sauvages, il eût pour prénom
JMG… « vrai » Prix Nobel pour le coup (Bolaño, 1998 : 170).
5 Ainsi Walter Benjamin écrit-il de Kafka, pour le 10e anniversaire de sa mort : « Peut-être se
heurte-t-il de la sorte à des fragments de sa propre existence, qui s’inscrivent encore dans le rôle
qu’il doit jouer. Il parviendrait alors à se saisir de son geste perdu, comme Peter Schlemihl de son
ombre vendue. Il parviendrait à se comprendre lui-même, mais au prix de quel prodigieux effort ! »
(Benjamin, 2000 : 451)
6 Car à la fin des fins résonne cette inévitable fascination de Bolaño pour le lieu spéculaire de la
fiction, analogue à celle qui conduit le jeune Hans Reiter à plonger au plus profond pour ouvrir les
yeux jusqu’à la limite de l’asphyxie et contempler, hors du temps, les algues auxquelles il ressemble
étrangement. Comme si en somme le vers de Baudelaire cité en épigraphe remontait finalement
d’un cran pour laisser entendre in fine le vers manquant, l’épigraphe secrète du roman : « hier,
demain, toujours, nous fait voir notre image ».
7 « En revenant sur la disparition de Belano et en multipliant les pistes sur sa mort éventuelle,
Bolaño laisse ouvert le deuil de Belano », écrit Joaquín Manzi dans un très bel article intitulé
« L’auto de Bolaño » (Manzi, 2004 : 83).