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Mexico
Permettez-moi d’introduire mon sujet par un détour personnel.
Il y a trente-un ans, j’ai été, pour la première fois de ma vie, invité à
un colloque de philosophie politique. Le sujet était la démocratie. Ce
sujet certes avait une certaine urgence puisqu’il se déroulait au Chili,
encore gouverné alors par le général Pinochet. Depuis ce temps, j’ai
été régulièrement convié, en beaucoup d’endroits du monde, à
parler de la démocratie. Au point qu’un jour où j’étais invité à en
parler en Suède, pays souvent considéré comme terre bénie de la
démocratie, j’ai dit à mes auditeurs : sur la démocratie, j’ai dit tout ce
que j’avais à dire. Je ne veux plus en parler et ce sera ce soir ma
dernière conférence sur la démocratie. Apparemment je me trompais
et, cette année encore, c’est la deuxième fois que je réponds à
l’invitation de parler sur la démocratie. Cela pose deux questions
liées : une question générale : pourquoi cette urgence sans cesse
renouvelée de repenser la démocratie ? Et une question
particulière : pourquoi suis-je moi-même si souvent convoqué pour
cette tâche alors que j’ai souvent dit que je n’étais pas un philosophe
politique et que l’idée même de démocratie rendait contradictoire
l’idée qu’il y aurait des spécialistes de la démocratie ?
La réponse à la première question semble évidente. S’il faut encore
et toujours remettre la question à l’ordre du jour de la réflexion,
c’est, dit-on, parce que la démocratie est malade. Le monde semble
aujourd’hui, un peu partout, la refuser en principe ou la dénier en
fait : en gros, il se partage en deux : il y a les pays où règnent
diverses formes d’oppression de caste –ethnique, militaire ,
religieuse ou autres- et il y a les pays qui se nomment eux-mêmes
des démocraties . Le pouvoir du peuple y est formellement reconnu
mais il se trouve en fait accaparé par des castes de politiciens de plus
en plus étroitement imbriquées aux oligarchies financières qui
mènent le monde. La maladie de la démocratie serait alors l’écart
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consiste pas en ceci que l’action produit l’égalité comme son résultat.
Elle met en œuvre l’égalité comme un processus. Des sujets agissent
en tant que porteurs d’une capacité appartenant à tous, la capacité
des humains sans supériorité. Ils inventent des manières de la rendre
réelle. Cette réalité est bien sûr contradictoire par rapport à l’ordre
dominant et à la manière dont il distribue les identités, les places et
les capacités. Le processus de l’émancipation dépasse la simple
opposition entre le droit et le fait, entre égalité formelle et inégalité
réelle. Il donne à l’égalité la réalité d’un monde sensible propre, d’un
ensemble de gestes, d’actions, de perceptions, de pensées qui
constituent un monde commun propre, en contradiction avec le
monde sensible constamment produit et reproduit par l’ordre
inégalitaire.
C’est cela que veut dire l’idée du conflit de mondes. La domination
n’est pas simplement le pouvoir d’une classe sur une autre. Elle est
l’organisation d’un monde commun : non pas simplement d’un
système de rapports inégaux entre les humains, mais de tout un
régime du visible, du dicible, du pensable et du faisable, de toute une
organisation des espaces et des temps, des mots et des choses, en
somme de toute une manière d’habiter le monde. Le capitalisme en
particulier n’est pas ce règne de l’individualisme et des individus
séparés que l’on décrit souvent et auquel on oppose les bienfaits de
la communauté. Il organise un monde commun à sa manière, un
monde structuré par l’inégalité et qui la reproduit sans cesse au
point d’apparaître comme le monde, le monde réel, effectif au sein
duquel nous vivons, nous nous mouvons, nous pensons et nous
agissons. C’est le monde déjà existant où la présupposition
inégalitaire est inscrite non seulement dans des institutions et des
pratiques mais dans le décor même de la vie et les gestes de tous les
jours. Le travail de l’émancipation n’est pas alors simplement un
travail d’opposition aux forces de la domination, il est un travail
continuel pour défaire les liens « normaux » au sein desquels le
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monde est éprouvé, le temps est vécu, les choses sont perçues et
nommées. On sait ainsi le rôle qu’a joué, au cœur de l’émancipation
ouvrière, le combat sur la journée de travail. Mais avant même de se
battre pour imposer sa limitation légale, pour pouvoir mener ce
combat, les ouvriers avaient d’abord dû se battre contre l’expérience
du temps qu’elle imposait et à travers laquelle le capitalisme
façonnait les sujets qui lui convenaient, à travers en leur imposant
une certaine gestion de leur force de travail.
C’est cette reconquête du temps que j’ai essayé de décrire dans mon
livre La Nuit des prolétaires. Je lui avais donné ce titre pour marquer
que l’émancipation ouvrière commençait par une remise en
question de ce partage du jour et de la nuit, du travail et du repos
qui se donne comme la base naturelle et inchangeable d’une
expérience du monde. Face à l’évidence sensible qui fait du monde
de l’inégalité le monde, l’émancipation apparaît comme un contre-
monde sensible toujours en construction, toujours à retracer par
une multiplicité d’inventions singulières d’actes, de formes de
relation et d’institutions qui ont leur propre mode de temporalité et
d’efficacité.Le monde de l’égalité se distingue du monde de
l’inégalité en ceci qu’il est un monde en perpétuelle construction ou
reconstruction. Il est un monde né de brèches spécifiques opérées
dans le sens commun dominant, dans la manière dont va le monde.
Ces brèches, ce sont des interruptions dans le cours normal du
temps : des journées révolutionnaires , des grèves, des occupations
au cours desquelles le temps semble s’arrêter , s’accélérer ou
prendre des rythmes inédits ; ce sont des gens qui ne sont pas là où
ils devraient être, qui détournent un lieu – la rue, l’usine, l’université
ou autres – de son usage normal – circulation, travail ou étude –
pour en faire le lieu d’apparition de sujets politiques inédits,
d’acteurs nouveaux de la vie commune ; ce sont des gens qui ne font
plus ce qui est attendu d’eux, qui exercent des capacités qu’on ne
leur soupçonnait pas ou qu’on ne leur demandait pas. L’on peut
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plus se penser à partir d’un centre qui serait donné par le pouvoir
collectif du travail. Mais il est possible de le recréer autrement par la
multiplication de formes de solidarité et de vie collective qui
surmonte la séparation entre les sphères d’activité et notamment la
séparation entre le politique et l’économique. C’est ainsi qu’une
autre forme de débouché a été offerte aux mouvements des places.
Je pense notamment à la forme des « espaces sociaux libres » qui a
pris une importance toute particulière dans un certain nombre de
mouvements démocratiques récents et notamment en Grèce où la
destruction des structures collectives imposée par les puissances
financières a suscité la création d’un certain nombre de structures
alternatives en matière de production et de consommation comme
en matière de santé et d’éducation. Mais ceux qui ont créé ces
structures ont insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas seulement de
répondre aux situations de détresse créées par les exigences de
l’Union européenne, en procurant abri, nourriture, soins médicaux ,
éducation ou culture à ceux qui en étaient privés. Il s’agissait de créer
de nouvelles manières d’être, de penser et d’agir en commun. D’où
l’appel à ce que ceux qui bénéficiaient de ces structures deviennent
partie prenante à sa gestion. D’où aussi le rôle spécifique donné à la
démocratie directe. Celle-ci n’est pas destinée, comme dans les
assemblées des places occupées, à une expression symbolique du
pouvoir de tous donnant à chacun le droit à la parole. Elle est
destinée à la prise de décisions concrètes dans la gestion de ces
structures ou dans les rapports entre plusieurs structures organisées
en réseaux. L’espace social libre est alors une forme de mise en
commun qui met en question la séparation entre les sphères
d’activité – production matérielle, échange économique, prestations
sociales, production intellectuelle, performance artistique, action
politique, etc. Elle met du même coup aussi en question les
oppositions entre les nécessités du présent et les utopies du futur ou
entre la dure réalité économique et sociale et le luxe de la pratique
démocratique. De cette façon une forme d’action politique tend à
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être en même temps la cellule d’une autre forme de vie – non pas un
instrument pour préparer une émancipation à venir mais un
processus d’invention de formes d’action, de pensée et de vie où dès
à présent l’égalité se nourrit de l’égalité.
Ces formes sont assurément sujettes à une multitude de problèmes
internes et de menaces externes. Et la force de monde qu’elles
tissent semble bien frêle en regard de la puissance de l’oligarchie
économique. Certains opposent à cette fragilité deux formes de
réalisme : celle qui appelle à se contenter de la démocratie telle
qu’elle se pratique à travers l’exercice électoral et gouvernemental ;
ou celle qui soumet toute égalité à venir à la destruction de la
forteresse capitaliste. La première forme ramène l’égalité au
fonctionnement de la machine d’Etat oligarchique. La seconde en fait
un but lointain qui passe elle aussi par les voies de l’Etat et de la
hiérarchie. La précarité même des formes sous lesquelles la
démocratie s’essaie aujourd’hui nous rappelle que, derrière le
déséquilibre des forces, il y a l’asymétrie fondamentale
caractérisant le rapport entre processus égalitaire et processus
inégalitaire. L’égalité ne fait pas monde de la même manière que
l’inégalité. Cette dissymétrie a été masquée dans le passé par la
vision d’un mouvement de l’histoire au sein duquel le capitalisme
produisait les conditions de sa propre destruction et formait un
monde du travail près à prendre sa relève. La déroute de cette vision
nous oblige à percevoir que l’histoire de l’égalité est un processus
autonome. La première condition pour les forces qui la portent est
d’assurer leur autonomie par rapport aux machines du pouvoir. Cela
ne veut pas dire que la démocratie ne consiste qu’en quelques
moments éphémères. Mais cela veut dire qu’elle a son temps à elle
qui doit maintenir son écart par rapport à la temporalité des agendas
étatiques. Cela ne veut pas dire qu’elle doit se désintéresser de ce qui
se passe du côté de la machine étatique. Cela veut dire qu’elle doit
d’abord être guidé par le principe qui la distingue - la présupposition
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