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Cf. GREGOIRE D’ELVIRE, Traité sur le Cantique des Cantiques, Homélie V, 7 (CCSL 69 – trad. inédite de M.
Dulaey, à paraître dans SC). Nous remercions Mlle Dulaey pour sa traduction que nous citons ici.
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AMBROISE, De Ioseph 5, 22 (CSEL 32, 2, éd. C. Schenkl, p. 87). Ce traité d’Ambroise a servi de base à Césaire
d’Arles, au début du VIe s., pour son sermon 92, Sur le bienheureux patriarche saint Joseph : cf. CESAIRE
D’ARLES, Sermon 92 (SC 447, éd. G. Morin, introd., trad. et notes par J. Courreau, p. 241-243). Notre traduction
des passages s’appuie sur celle donnée par J. Courreau pour les sermons de Césaire d’Arles ; pour les passages
qui ne sont pas repris par Césaire, nous avons-nous-même proposé une traduction.
10
Césaire amplifie la comparaison et parle quant à lui du gouvernement du royaume d’Égypte.
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AUGUSTIN, Sermon 343, De Susanna et Ioseph, 6 (éd. C. Lambot, RB 66 (1956), p. 20-38). Ici encore, notre
traduction des passages s’appuie sur celle donnée par J. Courreau pour les sermons de Césaire d’Arles, sauf pour
les passages propres à Augustin.
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la beauté. L’évêque d’Hippone revient tout d’abord sur l’histoire de Joseph et de la femme de
Putiphar : « Elle aima un homme beau, cette femme non chaste et dont était perverti l’esprit
où elle n’avait pas d’yeux où la beauté pût sembler spirituelle et invisible. » D’emblée,
Augustin montre l’erreur de cette femme qui ne sait pas distinguer la vraie beauté – qui est
intérieure –, mais s’arrête à l’apparence des choses : aux yeux du corps qui ne voient que la
beauté charnelle et apparente doivent se substituer les yeux de l’esprit qui voient la beauté
spirituelle et invisible. Ce qui manque finalement à cette femme, ce sont des yeux pour voir la
vérité des choses. Son erreur essentielle est de n’avoir pas compris le lien profond qui unit
beauté et chasteté : « Celui qu’elle aimait beau, elle ne le voulait pas chaste », écrit l’évêque,
qui s’interroge aussitôt sur l’objet qu’aime véritablement cette femme : était-ce Joseph qu’elle
aimait ou n’était-ce pas plutôt elle-même ? La preuve que son amour n’est pas véritable se
trouve, selon Augustin, dans les causes qui ont enflammé son cœur : elle se consume du
« poison de la débauche », et non de la « flamme de la charité ». Joseph, quant à lui, « avait su
voir ce qu’elle n’avait pas su voir. » Cette qualité du regard de Joseph est soulignée par la
reprise du thème des deux beautés : « Il était plus beau intérieurement qu’extérieurement, plus
beau par la lumière du cœur que par l’enveloppe de sa chair : là où les regards de cette femme
ne pénétraient pas, c’est là qu’il jouissait de sa beauté. » Chacun regarde donc : la femme
regarde l’extérieur de Joseph, Joseph, lui, contemple « la beauté intérieure de la chasteté ».
Cette beauté que Joseph aperçoit « dans le miroir de sa conscience13 » le prémunit de toute
tentation de laisser violer sa chasteté. Si l’un et l’autre aiment, ce que Joseph « aimait était
davantage que ce qu’elle aimait. Parce qu’il voyait ce qu’elle ne voyait pas. »
Augustin – comme Césaire qui suit pas à pas la trame de son sermon – se rend bien
compte du caractère très abstrait de son propos : comment le peuple qui l’écoute peut-il
percevoir la beauté spirituelle de la pureté ? et comment savoir s’il a des yeux aptes pour la
voir ? Un exemple suffira à le montrer : que chaque auditeur songe à la beauté qu’il aime en
sa femme. Or quelle beauté aime-t-il sinon celle de la chasteté ? Si donc c’est la chasteté
qu’on aime en sa femme, pourquoi vouloir ruiner la beauté de l’épouse d’autrui en désirant
coucher avec elle ? « Refuse donc de haïr en la femme d’autrui ce que tu aimes dans la
tienne14 », conclut Augustin. Au-delà des personnes, l’évêque encourage à aimer la chasteté
elle-même. On comprend cependant l’objection qu’Augustin soulève de lui-même à
l’encontre de son argument : « Mais tu estimes peut-être que tu es amoureux de la chair de ta
femme, non de sa chasteté. » Pour apporter une preuve irréfutable que c’est bien la chasteté, et
non la chair qui est aimée dans l’épouse, le prédicateur prend un second exemple : celui des
filles. « Y a-t-il un homme qui ne veuille pas que ses filles soient chastes ? Y a-t-il un homme
qui ne se réjouisse pas de la chasteté de ses filles ? » Puisque l’inceste ne peut être envisagé
qu’avec horreur, ce n’est donc pas la beauté du corps que l’on aime dans ses filles, mais bien
la chasteté. Preuve est donc faite, pour Augustin, que la seule beauté véritable est celle de la
chasteté qui instaure le lien juste avec les autres et avec Dieu. Césaire se permet toutefois
d’ajouter un dernier argument : « Enfin, si tu avais une belle femme qui d’aventure ne soit ni
chaste ni réservée, au lieu d’aimer sa beauté physique, ne la détesterais-tu pas au contraire ?
On s’arrête sans doute à la beauté extérieure du corps, mais c’est la beauté intérieure de la
chasteté que l’on recherche : si on ne la trouve pas, tout amour du corps se refroidit à
l’instant ; en effet, à quelque degré que la beauté soit considérée, c’est cependant l’échange de
l’amour intérieur qui est le plus recherché15. » La fin du raisonnement s’impose d’elle-même :
si c’est la chasteté que l’on aime dans ses filles, si c’est la chasteté que l’on aime dans son
épouse, alors c’est aussi la chasteté qu’il faut aimer en soi.
16
CHROMACE D’AQUILEE, Sermon 24, 2 (SC 164, p. 73).
17
AUGUSTIN, Sermon 343, 7.
18
Voir également AMBROISE, De Ioseph 5, 22 (cité supra).
19
CESAIRE, Sermon 90, 3.
20
AUGUSTIN, Sermon 343, 9.
21
GREGOIRE D’ELVIRE, Homélie V, 10.
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des hommes, et la grâce est répandue sur tes lèvres22. » Ce parallèle textuel lui permet de
comparer la beauté physique de Joseph avec la beauté divine du Christ. Du coup, toute
l’histoire de Joseph peut être relue de manière allégorique à la lumière de la vie du Christ23.
La femme de Putiphar qui souhaite s’unir avec le beau Joseph préfigure la Synagogue qui
commet l’adultère en s’unissant avec des dieux étrangers : « En effet la synagogue dont cette
femme portait la ressemblance, outre le fait qu’elle a souvent commis l’adultère de l’idolâtrie,
a encore ajouté à son crime en délaissant la Loi divine, qui était comme son mari, ainsi que
l’explique l’apôtre, et en suivant la tradition pharisaïque. » Le vêtement de Joseph saisi par sa
maîtresse annonce, de manière allégorique, les attaques de la Synagogue contre le Christ :
« La Synagogue mit la main sur lui et le saisit, et elle s’efforçait de faire porter sa propre faute
sur l’innocent, prétendant qu’il blasphémait le temple de Dieu et qu’il transgressait la Loi24. »
En triomphant de cette tentation d’adultère par sa chasteté, Joseph préfigure le Christ qui n’a
pas commis l’idolâtrie en se détournant des préceptes de son Père. La chasteté fait ainsi de
Joseph une image du Christ : si Dieu se complaît dans les hommes chastes, c’est parce qu’il
trouve en eux un reflet de sa propre beauté.
Un lecteur moderne restera sans doute un peu gêné par la manière dont les Pères
traitent ici de la beauté physique. Celle-ci est d’abord subordonnée à la beauté de l’âme ; mais
elle est également regardée avec défiance, car toujours la beauté des corps est dangereuse, non
seulement pour soi mais aussi pour les autres. Enfin et surtout une question demeure, que
Jean-Michel Fontanier a bien exprimée, dans son livre sur La beauté selon saint Augustin, à
propos de l’histoire de Joseph : « On notera toutefois, écrit-il, que la corrélation entre beauté
du corps et beauté de l’âme n’est pas explicite, de sorte que, par crainte de surinterpréter
l’exemplum, on devrait s’en tenir à l’affirmation : le héros se révèle digne de la beauté
apparente qui lui a été conférée – fortuitement ou non ? –, parce qu’il sait lui préférer la
beauté de la castitas25. » Aucun Père ne dit en effet que Joseph est beau extérieurement parce
qu’il est beau intérieurement, que la beauté de son âme le rend beau dans sa chair.
La seule chose qui importe pour les Pères, c’est le bonheur éternel, et non les plaisirs
éphémères de ce monde ; aussi seule la beauté de la chasteté, reflet de la beauté de Dieu, est à
rechercher. Si beauté corporelle il y a, celle-ci n’est pas charnelle : « Ce n’est plus la
perfection anatomique et plastique du corps qui reproduit l’harmonie de l’âme, poursuit Jean-
Michel Fontanier, mais la beauté de la chasteté qui recouvre et revêt la beauté… du corps26. »
Et, pour aller plus loin, si l’on veut laisser transparaître la beauté de la chasteté dans le corps,
il convient de dépouiller celui-ci de tous ses apparats de peur que la simplicité de la création
divine ne soit pervertie par les regards charnels. Ainsi, si le corps manifeste la beauté
intérieure, c’est moins par son apparence que par sa mise et son maintien. À travers la figure
de Joseph, nous découvrons que les Pères ont profondément renouvelé l’idéal classique du
kalos kagathos, selon lequel il y a correspondance entre la beauté de l’âme et la beauté du
corps ; cet idéal se trouve de fait subverti, et il convient de « sacrifier la beauté apparente du
corps pour laisser apparaître la beauté réelle de l’âme27 », comme le confirme cette maxime
de Chromace d’Aquilée que nous citions au début de notre étude : « Si un homme se flatte
d’avoir belle allure, si une femme est fière de sa beauté, que le premier suive l’exemple de
Joseph et l’autre l’exemple de Suzanne : que leur corps soit chaste et leur esprit pudique28. »
22
GREGOIRE D’ELVIRE, Homélie V, 18.
23
Cf. GREGOIRE D’ELVIRE, Homélie V, 19-22.
24
Voir en parallèle CHROMACE D’AQUILEE Sermon 24, 5 : « Joseph souffre la calomnie d’une femme
impudique ; le Seigneur aussi a, maintes fois, souffert les calomnies de la Synagogue » (SC 164, p. 77).
25
J.-M. FONTANIER, La beauté selon saint Augustin, p. 121. On trouve d’intéressants développements sur la
beauté du corps et la beauté de l’âme aux p. 121s.
26
Ibid. Les développements qui suivent sont inspirés des pages 121-122, elles-mêmes nourries de références
patristiques que le lecteur lira avec intérêt.
27
Ibid.
28
CHROMACE D’AQUILEE, Sermon 24, 2 (SC 164, p. 73).
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