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Thérèse Charrier
ERES | « Psychanalyse »
2012/3 n° 25 | pages 59 à 66
ISSN 1770-0078
ISBN 9782749233819
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-psychanalyse-2012-3-page-59.htm
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Logique collective ?
Un rapport véridique au réel *
Thérèse CHARRIER
Ces deux textes ont une portée politique et de civilisation ; ils traitent des rap-
ports entre l’individu et le collectif et tirent les leçons que la Seconde Guerre mon-
diale a permis de démontrer, à savoir que « ce n’est pas d’une trop grande indocilité
des individus que viendront les dangers de l’avenir humain 4 ». Ces deux textes pro-
posent à la pensée un problème logique dont Lacan dit, pour le temps logique par
exemple, que ce n’est pas sûr que dans la réalité cela puisse se passer ainsi.
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D’où l’intérêt de cet autre texte paru à la même période et relatant une expé-
rience en acte : « La psychiatrie anglaise et la guerre 5 ». Article enthousiaste que
Lacan publia en 1947 à la suite d’un séjour de cinq semaines à Londres en septembre
1945. La guerre lui avait laissé « un vif sentiment du mode d’irréalité sous lequel la
collectivité des Français l’avait vécue de bout en bout ». Irréalité, méconnaissance
dont la cause serait à situer dans le geste de capitulation de Pétain devant l’ennemi et
où Lacan identifie pour le groupe les mêmes modes de défense contre l’angoisse que
l’individu utilise dans la névrose. Lacan voulait changer d’air, quitter ce cercle ima-
ginaire de l’enchantement délétère et aller en Angleterre, là où un non au compromis
avait permis de mener la lutte jusqu’au triomphe. Lacan toucha cette vérité que « la
victoire de l’Angleterre est du ressort moral », c’est-à-dire que « l’intrépidité de son
peuple repose sur un rapport véridique au réel 6 ». L’effort de guerre anglais témoigne
d’une position éthique, d’un réalisme qui s’affronte aux « puissances les plus sombres
du surmoi » avec le dessein de les vaincre, de la victoire possible des pouvoirs de la rai-
son contre les puissances de la pulsion de mort 7. Là est le rapport véridique au réel.
Lors de son séjour, Lacan échangea avec Rickman et Bion (analysé par Rickman
puis Mélanie Klein) sur leur expérience de reconstruction « synthétique » d’une
armée, dans un hôpital psychiatrique militaire… Il fut admiratif de cette expérience ;
de l’engagement social des psychiatres, de leur art humain ; de l’usage qu’ils firent de
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La question de Lacan dans les deux premiers textes est de définir les formes
logiques où se développent les rapports entre l’individu et le collectif.
Dans « Le nombre treize… », la forme logique qu’il démontre est celle de la logi-
que de suspicion. Le problème posé est le suivant : comment avec une balance, en
trois pesées, repérer dans un groupe de douze pièces semblables l’unique pièce sus-
pectée d’être différente, et dont on ne sait si elle est plus lourde ou plus légère. Lacan
part de l’uniformité d’un collectif ; les individus sont tous pareils, sauf un ; mais on
ne sait pas lequel, sa différence étant imperceptible. Pour discriminer l’élément dif-
férent, le seul moyen consiste à comparer et à peser les individus entre eux, par grou-
pes de trois – en se dégageant de l’intuition première de procéder par groupe de deux.
5. Ibid. Lacan commente cette expérience en acte en s’appuyant sur l’article que Bion publia en 1943,
« Les tensions intérieures au groupe dans la thérapeutique. Leur étude proposée comme tâche du
groupe » (paru dans W. R. Bion, Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF, 1982, p. 4-14).
6. Lors de l’atelier de Paris, Patricia León souleva l’importance de ce rapport véridique au réel. Elle fut
l’inspiratrice du titre de cet article.
7. É. Laurent, « Le réel et le groupe », revue Ornicar? en ligne.
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Dans le texte « Le temps logique… », Lacan déploie une autre forme logique, la
logique collective. Le problème de pensée qu’il pose part à l’inverse du précédent : il
s’agit d’un collectif où chacun sait qu’il a une subjectivité mais ne sait pas laquelle ;
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Dans chacun de ces deux textes, Lacan présentifie une logique ternaire. L’identi-
fication de l’individu suspect comme l’identification du sujet à son in-humanité font
intervenir le trois.
Dans le temps d’écriture de cette intervention, je suis allée voir une pièce de
théâtre, La tragédie du vengeur, d’après un texte de Thomas Middleton, dramaturge
du XVIIe siècle. Une pièce de l’immédiat où se déploie la logique binaire de l’identifi-
cation au même (identification projective ?). Le lieu de l’action est un État corrompu
gouverné par les passions, à la mesure de celles de son souverain, le Duc. Ainsi, il a
violé et empoisonné la fiancée de Vendice. Vendice en est le héros paradoxal – un puri-
tain vengeur – qui veut purger la société tout entière de ses vices. Il inscrit son drame
personnel dans une dimension collective ; la scène sociale devient le lieu de la scène
privée. Pour faire respecter la loi, il décide de se mettre au service des membres de la
famille du Duc pour les amener à la repentance ; il se déguise alors en vilain. Mais
tout bascule dans un seul instant : celui où il jure fidélité au fils débauché du Duc. Il
lui promet de convaincre sa propre mère de lui vendre sa sœur. Dans cet instant de
bascule, la frontière entre l’intime et l’extime se fige. Identifié à l’idéal de justice
divine, aliéné à son serment, il ne voit pas qu’il devient celui qu’il dénonce, un vilain
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Dans ce théâtre, sur le chemin du vengeur, rien ne retarde ses coups décisifs. Il
voit, il agit. Tout est action ou, plutôt, réaction. L’instant de voir ne se dialectise pas
avec d’autres temps. Le temps ne joue aucun rôle dans la logique des passions.
Que se passe-t-il donc dans le temps pour comprendre ? Dans son séminaire Les
non-dupes errent 10, Lacan parle de ce temps ainsi : « C’est la seule chose […] que j’ai
faite aussi épurée que possible […]. C’est que le temps pour comprendre ne va pas s’il
n’y a pas trois. » Trois temps, qu’il nomme instant, temps et moment.
L’instant de voir est fondamentalement celui de ne pas voir. On voit les autres
mais on ne se voit pas. C’est Huis-clos, Vendice. Pour être l’objet de son propre regard,
pas d’autre solution que d’en passer par l’intersubjectivité. Le temps pour compren-
dre est celui de comprendre l’autre et l’objet. Ce temps est de l’ordre d’une épreuve
pour chacun des sujets : celle de se prêter à être « l’enjeu de la pensée des autres, à
être cet objet qu’il est sous le regard des autres ». Dans cette épreuve de pensée, « ils
10. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, version de l’ALI, leçon du 9 avril 1974,
p. 171.
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sont trois, mais en réalité, ils sont deux plus a […] et du point de vue de a, ce 2 + a se
réduit à un Un + a 11 ». « Un + a » désignerait le collectif qui fait advenir l’objet et le
champ de la jouissance.
Dans la hâte qui précipite vers le moment de conclure interviennent des affects,
notamment la crainte, « forme (h)ontologique de l’angoisse », à laquelle Lacan fait
allusion. Angoisse qui indexe la présence de l’objet et le réel en jeu – l’exclusion pos-
sible. La hâte est une bascule, un franchissement intérieur où ce qui devient primor-
dial – plus que l’objet –, c’est la réponse logique en acte, la décision de dire son juge-
ment intime, au-delà des rivalités et des questions de pouvoir, dans un rapport
d’extériorité intime à son objet. Réponse éthique qui consent à la vacillation du sens 12
au réel du sans-alibi.
Le décisif dans l’apologue des trois prisonniers, même s’il s’agit d’un problème
de logique, restent je crois le directeur de la prison, sa position, à la fois dedans et
dehors, et la structure qu’il a donnée au groupe : où chacun, confronté à la question
de la compétition, est dans l’obligation d’expliquer la logique de son raisonnement
qui a présidé à sa certitude subjective, de ne pas la garder au secret. Le jugement de
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Devant la nécessité urgente d’agir, Bion cherche une hypothèse de travail 15.
S’appuyant sur Freud, pour qui le moral et l’unité de l’armée en temps de guerre
dépendent du lien au chef respectueux de chacun et de la présence d’un ennemi com-
mun, Bion d’une part occupera la place du chef – pas n’importe lequel, un qui cal-
cule l’engagement demandé et qui ensuite « ne se dégonfle pas » une fois la respon-
sabilité prise – et d’autre part considérera que le danger commun pour le groupe est
un ennemi interne, la névrose. Les malheurs d’une communauté sont le sous-produit
de sa névrose. Le but du groupe est de la faire apparaître comme telle et de l’étudier.
N’est-ce pas là une dimension du rapport véridique au réel, où les difficultés à faire
groupe, les obstacles sont envisagés comme résistance, effets de méconnaissance et
d’évitement du réel ?
Concrètement, Bion divise les hommes qui lui sont confiés en petits groupes cen-
trés sur une tâche à accomplir (de type militaire, civique…) et les rassemble une demi-
heure par jour pour examiner le fonctionnement. Ce temps de rassemblement où tous
sont mis sur un pied d’égalité constitua une des expériences les plus intéressantes 16.
Bion considère que les difficultés de ces sujets à faire groupe n’ont pas d’autre fon-
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Cette structuration (dispositif) inventée par Bion est comme une variante du
sophisme du « temps logique » – où la différence de temporalité des sujets peut se trai-
ter là, au sein du groupe – et comme une préfiguration des cartels avec leur élément
supplémentaire, le plus-un fonctionnel.
14. É. Laurent, « Sept problèmes de logique collective dans l’expérience de la psychanalyse selon l’en-
seignement de Lacan », Barca!, n° 1, novembre 1994, p. 133.
15. W. R. Bion, Recherches sur les petits groupes, op. cit., p. 4.
16. Ibid., p. 12.
17. J. Lacan, « La psychiatrie anglaise et la guerre », op. cit., p. 110. On y retrouve ce que Lacan attend
du travail en cartel : une critique assidue des compromissions et des déviations qui amortissent le pro-
grès de l’analyse…
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particulièrement sur l’épreuve du « groupe sans chef » à portée doctrinale. Elle ensei-
gne sur la dimension « verticale » et la fonction du chef. Bion assigne à un groupe une
tâche difficile, sans lui donner de chef explicite. Les fonctions indispensables du chef
sont alors remplies spontanément par les divers participants selon leurs qualités pro-
pres. Les sélectionnés le seront moins par leurs capacités de meneur que par le fait de
« savoir subordonner le souci de se faire valoir à l’objectif commun que poursuit
l’équipe et où elle doit trouver son unité 18 ».
Ce dispositif inventé par Bion et Rickman eut des effets considérables sur les
groupes, le problème des névroses, leur connaissance et l’appréhension de leurs impli-
cations et conséquences sur le collectif et le social. Au bout de six semaines, les
hommes purent repartir soit à la guerre, soit dans la vie, soit retourner à leur névrose,
en ayant recouvré leur dignité d’homme mise à mal par leur défection de l’armée.
Bion fut témoin d’un sentiment émouvant d’infériorité envers les femmes chez ces
hommes qui ne se battaient pas 19. Lacan, à partir de sa propre expérience, les quali-
fie de « sujets mal réveillés de la chaleur des jupes de la mère et de l’épouse 20 ».
Pour conclure
– que les termes de collectif, collectivité sont homologues aux mouvements sub-
jectifs qui ne peuvent se déployer qu’avec les autres, qu’avec un savoir d’abord sup-
posé à l’autre ;
– qu’elle dit le nouage entre l’individuel et le collectif, nouage opéré par l’acte
du sujet qui vient à la place d’un défaut d’être, réel du sujet ;
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– que le collectif, le groupe dont on pourrait se méfier est une mise à l’épreuve
de chacun comme objet et pourrait être considéré comme une formation permanente
du psychanalyste, celui qui ne recule pas devant le réel du groupe ;
– qu’elle fait éprouver les enjeux et les effets du passage du privé au public, sous-
tendu par un désir de transmettre. Son enjeu est de transmission. Transmission habi-
tée, imprégnée du consentement au réel, du trou dans le savoir, de l’essence vacillante
de l’homme « sans alibi », « sans raison ».
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