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L'APOGEE DU CINEMAMUET
Avant que le cinéma parlant ne déferle dans les salles obscures à la fin des
années 1920, le muet va connaître ses dernières, mais aussi ses plus glorieuses,
années d’existence. C'est aussi à partir de 1914 que les studios hollywoodiens
vont, par leur organisation et leur rayonnement, s'imposer comme le temple du
septième art et, grâce à l’interruption de la production européenne durant la
guerre, ils exporteront de nombreux films, notamment les mises en scène
burlesques qui assureront leur triomphe planétaire. Sur le vieux continent, le
cinéma évolue différemment selon les pays : l’expressionnisme voit le jour en
Allemagne, l'impressionnisme apparaît, lui, en France, tandis qu'en Russie se
développe une production privilégiant le travail sur les effets du montage.
En 1914, la guerre éclate sur le vieux continent, et, comme beaucoup d'autres
hommes, de nombreux acteurs sont mobilisés. La production cinématographique
européenne est alors presque totalement interrompue, et lorsque le public se réfugie dans
les salles obscures pour tenter d'oublier les horreurs du front, il se retrouve nez à nez
avec Charly Chaplin. Ce jeune américain a su, et c'est là une des raisons de son grand
succès, proposer un style original, inventant face à la caméra son personnage
malchanceux, facilement reconnaissable avec sa moustache et son chapeau melon. Son
allure inimitable lui permet de détrôner en peu de temps l'élégant Max Linder, qui, après
avoir été découvert par Charles Pathé, régna sur les écrans jusqu'aux premières heures de
la guerre. Le désormais célèbre Charlot, lui, fut, lors de ses débuts, parrainé par le
réalisateur Mac Sennett, dont l’intuition a aussi permis de lancer Glorias Swanson, Mabel
Normand et Fatty Arbuckle. Parallèlement à sa recherche de nouveaux talents, ce cinéaste
américain, metteur en scène des Keystone Comédies, toujours entouré de ses Bathing
girls, tourne des films remplis de bonne humeur, et devient, en peu de temps, l'un des
premiers grands maîtres du burlesque, mêlant allègrement courses folles et tartes à la
crème.
A Los Angeles, l'industrie cinématographique est alors en plein essor, et, grâce au
ralentissement brutal de la production sur le vieux continent, elle exporte, dans des
quantités qui ne cessent de croître, ses diverses mises en scène. C'est donc à partir de
1914 que le septième art américain, jusque là soumis à la suprématie européenne, va
s'imposer comme la plus importante, et probablement la plus influente, des
cinématographies mondiales. En 1919, les films venus des Etats-Unis représentent
environ 90 pour cent des projections réalisées dans les salles des cinémas européens. Ce
développement impressionnant est un des principaux facteurs qui donne naissance à la
fascination pour un lieu, aujourd'hui mythique, où sont regroupés tous les studios des plus
grandes entreprises de production, Hollywood. C'est en effet pendant la guerre, que le
temple du septième art, qui connaîtra ses glorieuses années entre 1920 et 1960,
commence à attirer plusieurs cinéastes européens et notamment français.
Parmi eux, Louis Gasnier, l'un des plus célèbres à cette époque, s’installe sur la côte
ouest des Etats-Unis, après que Pathé lui ait proposé d'aller y diriger une de ses filiales.
Fort de l’expérience acquise en ayant, quelques années auparavant, mis en scène les
premiers Max Linder, il se lance, dès 1914, dans la réalisation de films à épisodes. Avec
les mystères de New-York, dans lequel le public découvre Pearl White, il connaît
rapidement un succès prodigieux. Un an plus tard, c'est au tour de Louis Feuillade, le
créateur du bondissant Fantômas, de présenter Les vampires. Puis, en 1916, deux ans
après son triomphe avec Naissance d'une nation, David Griffith est à nouveau sous le feu
des projecteurs, avec un film intitulé Intolérance, dont l’impressionnante mise en scène
regroupe quatre épisodes de l'histoire du monde. Le tournage, lui, engloutira un budget de
deux millions de dollars, ce qui est colossal pour l'époque, et réunira devant les caméras
plusieurs milliers de figurants.
Après plus de 30 ans d'existence, durant lesquelles il n'a cessé de charmer son
public avec ses images vivantes, le septième art va désormais séduire le monde avec la
mélodie de ses musiques comme de ses mots. Expérimentées dès l'invention du cinéma,
les techniques sonores ne commencent à être exploiter qu'au milieu des années 1920,
lorsqu' est constatée une légère baisse de la fréquentation des salles obscures. La firme
Warner est la première à présenter, dès 1926, une mise en scène sonore intitulée Don
Juan, où une musique appropriée a été synchronisé avec la bande image. Mais le premier
film véritablement parlant de l'histoire du septième art est Le chanteur de jazz, produit un
an plus tard par la même firme, dans lequel AL Jonson entonne "Swanee". Cette audace
d'un tel changement, alors que les films muets étaient jusque là unanimement admirés, se
révéla rapidement fructueuse, et, en 1930, les spectateurs s'émerveillent en entendant, de
plus en plus souvent résonner dans les salles, la familière mélodie du langage. Cependant,
tandis que les réalisateurs et la clientèle des cinémas se réjouissent de ce bouleversement,
les acteurs hollywoodiens, eux, qui n'ont toujours travaillé que leur démarche et leur
gestuelle, appréhendent de prononcer leurs premiers mots face aux caméras.
La crainte est compréhensible, car il suffit d'une voix un peu trop singulière à
l'écoute pour effacer une silhouette des écrans. C'est ainsi que plusieurs acteurs seront,
bien qu'ils aient eu un jeu et un style d'interprétation intéressants, inexorablement oubliés.
John Gilbert, par exemple, dont les femmes appréciaient la virilité, se voit refuser tout les
plateaux de tournage, sans doute pour cause de cordes vocales ne produisant pas le son
adapté à la masculinité affirmée qui faisait son charme. Pour d'autres, au contraire, la
chance est au rendez-vous, et ce récent bouleversement assoira leur notoriété durant les
prochaines années. Parmi eux, figure notamment Greta Garbo, qui, dans Anna Christie de
Clarence Brown, prend pour la première fois la parole face à la caméra. Au cours de ce
film, le public la découvre pénétrant dans un café, posant son sac sur une table, pour
s'asseoir enfin, et demander à un des serveurs: "give me a whisky, ginger ale on the side
and don’t be stingy baby" "donne-moi un verre de wisky, un verre de ginger ale et ne sois
pas radin mon petit". Sa voix grave, musicale et sensuelle, lui fera franchir avec succès le
cap de la transition entre le muet et le parlant.
Un autre changement, soudain et bien plus difficile à vivre, est celui que beaucoup
d'américains doivent affronter au quotidien, après la crise boursière de 1929 : la misère et
la dépression assassinent brusquement l'insouciance des années 1920.
Les soupes populaires sont alors prises d'assaut, et, dans les longues files d'attente, on
discerne de temps à autre une voix entonnant ironiquement une chanson à la mode:
"Brother can you spare a dime "mon pot peux tu me passer trois sous". De plus, la crise
fait aussi des victimes dans le rang des businessmen rutilants, et aux côtés des laissés
pour compte, noyés dans la pauvreté, viennent s'ajouter les suicides de ceux qui ont fait
brusquement faillite. Enfin, le climat d'angoisse et d'insécurité, lié au chômage et à la
délinquance urbaine, ne vient qu'assombrir le tableau de ces années difficiles. Mais c'est
dans ce contexte, caractéristique de la dépression américaine, que les salles de cinéma
sont envahies par les spectateurs, qui, ayant dépensé quelques cents pour pouvoir
s'asseoir devant les écrans, souhaitent oublier un instant, dans l'illusion et la magie des
films, la triste et affligeante réalité de leur vie.
Exploité pour la première fois à Hollywood au milieu des années 1920, le cinéma
sonore ne se propage véritablement en Europe qu'à partir de 1930. En France, le septième
art connaît, et ce jusqu'en 1934, une période difficile due à la transition technique entre le
muet et le parlant. Cependant, dès 1930, les chansons, et leur gaieté, sont mises à
l'honneur dans plusieurs films. Henry Garat, que les femmes aiment au point d'embrasser
les pneus de sa voiture, chante "Avoir un bon copain" pour Le congrès s'amuse, Albert
Préjean entonne "Sous les toits de Paris", et Charles Trénet interprète "je chante", pour le
film portant le même nom. Mais ces premières années restent surtout marquées par la
carrière fulgurante et tout aussi brève de Jean Vigo, qui réalise Zéro de conduite et
L'atalante, ainsi que par les fortes personnalités de René Clair et Jaques Feyder. Après
avoir aimanté les foules dans les salles obscures avec ses deux premiers longs métrages
parlants, intitulés Sous les toits de Paris et Le million, René Clair affronte l'échec public
de Quatorze juillet et Dernier milliardaire, puis se rend en Angleterre pour gagner ensuite
les Etats-Unis, où il restera jusqu'à la fin de la guerre. Jaques Feyder, lui, réalise Le
grand jeu, Pension Mimosa et La kermesse héroïque, et lance ainsi la mode du film
colonial et celle de la grande fresque historique à costumes.
Puis, à partir de 1934, le cinéma français traverse, pendant six années, une situation
paradoxale. En effet, au milieu des années 1930, la crise économique de la production
entraîne de nombreuses faillites de sociétés, mais, dans le même temps, la présence de
grands cinéastes donne des mises en scène qui deviendront des œuvres de références, et
offriront au septième art hexagonal une renommée internationale. Ainsi, Marcel Pagnol,
Julien Duvivier, Jean Grémillon, Marcel Carné et Sacha Guitry s'associent à des
scénaristes et des dialoguistes comme Charles Spaak, Jacques Prévert, Henri Jeanson et
Jean Aurenche, et présentent alors des réalisations qui font désormais partie du
patrimoine national, et qui, dès la fin des années 1930, sont achetées par des américains
qui souhaitent en faire des adaptations pour leur pays. De plus, cette école française
servira, à l'aube des années 1940, de référence morale et esthétique pour les premiers
cinéastes du néoréalisme italien, comme Visconti ou Rosselini. Qualifié de poétique, le
réalisme qui emplit ces mises en scènes se distingue par des scénarios et des thèmes
souvent morbides, transfigurés par un travail important sur la lumière et la plastique de
l'image. Les dialogues, généralement populaires et lyriques, y tiennent une place
fondamentale, à tel point que certains reprocheront aux cinéastes de trop les utiliser.
Mais les critiques ne parviennent pas longtemps à lutter contre le talent indéniable
des réalisateurs. En 1936, pendant que le front populaire s'installe au pouvoir, Sacha
Guitry tourne Le roman d'un tricheur, Julien Duvivier met en scène, dans La belle
équipe, une poignée de copains échouant dans leur projet d'ouvrir une guinguette, et, dans
Le Crime de Monsieur Lange, Jean Renoir raconte la création d'une coopérative par les
employés d'une maison d'édition dont le patron s'est lâchement enfui. Un an plus tard,
alors que Gueule d'amour, de Jean Grémillon, et La grande illusion, de Renoir, sont
présentés sur les écrans, André Malraux débute le tournage de L'espoir, qui ne sera
projeté qu'en 1945, et dans lequel il relate la guerre civile espagnole. Puis, en 1938, dans
Le quai des brumes, de Marcel Carné, les amours de Michèle Morgan et Jean Gabin,
appuyés par une musique de Maurice Jaubert, semblent évoluer sous la menace
permanente de la fatalité, ce qui enveloppe le film d'un pessimisme notable, ayant, selon
certains, favorisé la défaite de 1940. Peu de temps après, Gabin joue dans Le jour se lève,
et, toujours face à la caméra de Carné, il crie sa révolte, et semble prisonnier d'un
immeuble isolé et effrayant. En 1939, personne alors n'est plus dupe, et chacun sait que
l'horreur, autrefois discrète, s'approche inexorablement.
L'APOGÉE HOLLYWOODIENNE
Pendant que la guerre déchire l'Europe, outre-atlantique, les studios de Los-Angeles
savourent leur rayonnement à travers le monde, et produisent plusieurs centaines de films
par an. Parmi ces mises en scène, le public assiste ,en 1940, aux premiers mots de
Chaplin, qui, dans Le dictateur, incarne alternativement Hitler et un barbier juif ayant le
malheur ou la chance de lui ressembler comme deux gouttes d'eau. Poursuivant le même
but, celui de tourner en dérision le dictateur tyrannique qui sème la terreur sur le vieux
continent, Lubitsch réalise, deux ans plus tard, Be or not to be, où pour sauver des
résistants, plusieurs acteurs se mettent dans la peau des SS et de Hitler. Afin d'épauler ces
comédies qui dénoncent, avec leurs propres armes, non seulement le nazisme, mais aussi
le fascisme et l'impérialisme japonais, les studios hollywoodiens présentent aussi des
réalisations qui participent à l'effort de guerre. Sur les écrans s’enchaînent alors la série
des films intitulés Pourquoi nous combattons de Frank Capra, puis Casablanca de Curtiz,
Air force de Hawks, Correspondant 17, Cinquième colonne et Lifeboat de Hitchcock, ,
Mrs Miniver de Wyler, Vivre libre de Renoir, ou Cape et poignard, Les bourreaux
meurent aussi et Espions sur la Tamise de Fritz Lang.
Au milieu de ces nombreux films, qui s'associent à l'ensemble de l'appareil industriel
américain pour défendre les valeurs de la démocratie occidentale, un réalisateur débutant,
issu du théâtre d'avant-garde et de la radio, signe sa première mise en scène, marquant
ainsi un tournant esthétique décisif dans l'évolution des studios hollywoodiens. En effet,
en 1941, Orson Welles présente Citizen Kane, avec, et c'est là son côté révolutionnaire,
une liberté exceptionnelle pour l'époque. Bien qu'il soit aujourd'hui élevé au rang d'œuvre
fondamentale dans l'histoire du septième art, ce film affronte, à sa sortie, l'insuccès public
et l’accueil réservé que lui font la majorité des critiques américains. En outre,
l'extraordinaire liberté dont a bénéficié Orson Welles pour cette première mise en scène,
aura pour conséquence de lui empêcher le contrôle du montage de tous ses prochains
films. Pour échapper à cette mainmise du système de production hollywoodien sur ses
réalisations, il est contraint de quitter les Etats-Unis, et décide de s'expatrier en Europe.
Enfin, les années 1940 voient apparaître les premiers films noirs, qui s'illustreront
jusqu'à l'aube des années 1950. Des mises en scène subtilement venimeuses, plongées
dans des univers nocturnes, voient alors le jour sur les écrans. Après être passé presque
inaperçu pendant plus de dix ans, dans différents films où il jouait des second rôles,
Humphrey Bogart deviendra l'acteur emblématique de ces réalisations sombres et
énigmatiques. Ce new-yorkais d'origine, cynique et désabusé, travaillera sous la direction
de plusieurs cinéastes, dont Montgomery, pour réaliser La dame du lac, Dmytryk, pour
Adieu ma belle, ou bien encore John Huston, pour Le faucon maltais. Il aura aussi le rôle
du personnage principal dans Le port de l'angoisse, d'après Hemingway, et rencontrera
ainsi, sur le plateau de tournage, Lauren Bacall, sa partenaire dans le film, que Hawks
choisit pour son insolence. Ce mannequin à la voix rauque, qui devient rapidement sa
partenaire dans la vie, représentera, comme Marlène Dietrich au cours de la décennie
précédente, une des actrices mythiques des années 1940.
LA RÉVOLUTION CINÉMATOGRAPHIQUE EN
ITALIE
Durant les années d'après guerre, le septième art italien va, grâce à l’émergence du
néoréalisme, connaître un important bouleversement. A l'aube des années 1940, certains
cinéastes, de plus en plus souvent confrontés au manque d'argent pour financer leurs
tournages, s'aventuraient déjà hors des studios, et descendaient dans la rue pour y placer
leurs caméras. Mais cette plus grande liberté dans la manière de concevoir le cinéma, qui
est une des caractéristiques principales de ce nouveau mouvement, prend véritablement
son essor à partir de 1945. Les réalisateurs s'attacheront désormais à capturer les images
de la réalité, et relateront ainsi la vérité du moment qu'est la misère tragique du peuple,
répondant de ce fait aux attentes des critiques italiennes qui souhaitaient un cinéma moins
nourri de futilités. Dans ces films, les personnages sont autant incarnés par des acteurs
professionnels, quand ils acceptent les rôles, que par de simples amateurs, et représentent
peu à peu des individus à part entière auxquels les spectateurs s'attachent, les aimant sans
les juger. Cette révolution prendra une telle ampleur en Italie, et influencera, plus ou
moins directement, tant de cinématographie dans le monde, qu'elle représente, encore
aujourd'hui, probablement le phénomène le plus important dans l'histoire du septième art.
Les nombreuses mises en scène qui appartiennent à ce mouvement sont, pour la
plupart, porteuses d'un profond humanisme, et laissent entrevoir, derrière une implacable
détresse, la flamme d'une espérance croissante; et plus l'ouragan du conflit planétaire
s'éloigne, plus l'optimisme parsème les scénarios. Mais la vie quotidienne reste toutefois
peu réjouissante, et sait se révéler cruelle pour certains, ce que montre un bon nombre de
réalisateurs. Les précurseurs de ce courant sont des metteurs en scène comme Luchino
Visconti, qui, dès 1942, tourne Ossessione, proposant ainsi une amorce de réconciliation
avec le tournage en extérieur ainsi qu'avec la fonction documentaire d'un film.
Cependant, c'est au cours des premières projections de Rome, ville ouverte, présenté par
Roberto Rossellini l'année de la libération, que le terme de néo-réalisme commence à être
véritablement employé. Ce film, annonçant le début officiel du jeune mouvement, est
considéré comme une œuvre fondamentale dans l'évolution du cinéma.
Dès lors, l’impulsion est donnée, et, aux côtés de Rossellini et Visconti, s'illustrent
des cinéastes tels que Vittorio De Sica ou Giuseppe De Santis. Les réalisations qui
resteront des œuvres décisives pour le néoréalisme s’enchaînent alors sur les écrans.
Roberto Rossellini tourne un film construit en six épisodes, évoquant la guerre et
l’immédiate après-guerre, intitulé Paisà. Vittorio De Sica, lui, présente, dans Sciuscia,
l'histoire de deux enfants cirant les chaussures des GI’s pour survivre dans les rues de
Rome, avant d'être mis en prison où leur amitié se déchirera inexorablement. Puis,
toujours grâce au même cinéaste, le public découvre, dans Le voleur de bicyclette, un
chômeur qui, après être parvenu à se faire embaucher comme colleur d’affiches, se fait
subtiliser, telle une incarnation du sort qui s'acharne sur sa pauvre vie, un de ses seuls
biens, sa bicyclette. Quant à Giuseppe de Santis, il réalise Chasse tragique et Riz amer,
des mises en scène moins connues mais toutes aussi importantes dans l’affirmation du
nouveau mouvement italien.
Pendant que les Etats-Unis entrent dans une longue guerre froide avec l'URSS, la
France, libérée depuis peu de l’occupation allemande, entame sa reconstruction. C'est
dans cette atmosphère qu'est inauguré, dès 1946, le centre national de la cinématographie,
dont l'objectif, déjà annoncé à la création de l'IDHEC et de la fédération française des
ciné-clubs, est d'encourager, de protéger, puis de promouvoir le septième art français.
Deux ans plus tard, ayant réussi à faire réviser des accords qui permettait au cinéma
hollywoodien de régner en maître sur les écrans de l’hexagone, l'état instaure la loi d'aide
et distribue à la production des capitaux préalablement prélevés en taxes d'exploitation. A
la suite de ces différentes mesures prises pour développer l'industrie cinématographique,
les metteurs en scène présentent divers films qui, sur les écrans, s'enchaînent
paisiblement, portés par l'optimisme du baby-boom et des trente glorieuses. Ainsi,
pendant que chacun rêve de posséder sa voiture particulière ou sa maison secondaire, sur
les écrans, l'actrice Martine Caroll choisit, après avoir joué dans Caroline chérie, réalisée
par Richard Pottier en 1951, la carte de l'ingénuité, lorsque, sous la direction de son mari,
Christian-Jaque, elle incarne les personnages de Adorables Créatures, Nathalie et Nana.
C'est alors qu'en 1956, Roger Vadim vient bousculer les lois morales établies, en
présentant le célèbre Et Dieu créa la femme, à l’affiche duquel figure celle qui sera
bientôt connue à travers le monde, Brigitte Bardot. Dans cette mise en scène, qui aura
pour mérite de déculpabiliser l'érotisme, elle incarne Juliette, l'héroïne du film, qui suit
ses envies, et savoure l'instant présent, en faisant fi du passé comme de savoir de quoi
demain sera fait. Mais lors de ses premiers pas d'actrice, B.B. dû affronter de nombreuses
critiques que certains lancent à tour de bras, proclamant que cette petite effrontée d'une
vingtaine d'années n'est pas prête de devenir une habituée du grand écran. Pourtant,
d'autres sont bien conscients du talent de Bardot, et face à ces diverses moqueries, l'un
d'entre eux, nommé François Truffaut, exprime, en 1957, son opinion dans la revue Art.
Défendant avec ferveur l’impertinence de Brigitte Bardot, il dénonce, dans un article
énergique, l'académisme qui règne dans le cinéma. .
Parallèlement, plusieurs metteurs en scène, considérés comme les précurseurs du
cinéma d’auteur, présentent leurs œuvres dans les salles obscures. Après que Max.
Ophuls eut terminé sa trilogie comprenant La Ronde, Le Plaisir et Madame de, Robert
Bresson, qui fait preuve d'une haute ambition esthétique et morale, tourne Un condamné
à mort s'est échappé en 1956, puis Pickpocket en 1959. Dans La vérité sur bébé Donge
d'après Georges Simenon, Danielle Darrieux, elle, doit, sous la direction d'Henri Decoin,
interpréter une femme d'une trentaine d'années que sa famille ainsi que son mari
surnomme toujours bébé. Un jour, emportée par une vague de détresse, elle empoisonne
cet époux qu'elle aime, et, avant de prendre place dans une voiture de police, répond à sa
mère, quand celle-ci effrayée lui demande pourquoi : "Peut-être pour ne pas te
ressembler, maman chérie". A cette même époque, le public découvre les premiers courts
métrages de Godard, de Jaques Demy et de Rivette. Agnès Varda tourne La Pointecourte,
et, après avoir imaginé la caméra stylo, Alexandre Astruc signe Les mauvaises rencontres.
Claude Chabrol présente, lui, Le beau Serge ainsi que Les cousins. Quant à Truffaut, il
réalise Les 400 coups, dont la mise en scène sera primée au festival de Cannes en 1959.
Les années 1960 en France sont synonymes de révolution dans l'univers du septième
art comme dans beaucoup d'autres. Les précurseurs de la nouvelle impulsion
cinématographique sont des réalisateurs comme François Truffaut ou Alain Resnais, qui,
dès 1959, présentaient, pour le premier Les quatre Cents Coups, pour le second
Hiroshima mon amour, ou bien encore Jean-Luc Godard qui signe A bout de souffle en
1960. Mais, bien que son apport bénéfique soit aujourd'hui unanimement reconnu, la
grande liberté prise lors des tournages de ces mises en scène n'est, à l'époque, pas
appréciée par plusieurs traditionalistes du cinéma, habitués à respecter un certain nombre
de règles. Ce qu'ils n'admettent pas, c'est de voir ce petit groupe de jeunes critiques,
désigné sous le nom de nouvelle vague, qui se lance dans la réalisation en pensant que
désormais tout est possible. Or, c'est justement grâce à l’audace de ces nouveaux venus
que le septième art, alors en train de lentement se scléroser, revit et découvre un nouvel
horizon à conquérir. En suivant, en partie, l'exemple du néoréalisme italien, qui avait fait
éruption au milieu des années 1940, la nouvelle vague française abandonne les décors de
studios, bien souvent trop lourds à financer, et décide de descendre dans la rue pour y
placer les caméras.
L'objectif de cette prise d’indépendance est, avant tout, la revendication d'une
nouvelle écriture cinématographique, libérée de la recherche de la perfection technique,
et porteuse d'une vision neuve de la réalité sociale. Les dispositifs nécessaires aux
tournages en extérieur et avec un personnel réduit s'organisent alors pour pouvoir filmer
avec le moins de contrainte possible. Se procurant une pellicule ultra sensible, qui venait
récemment d'être inventée, les jeunes réalisateurs parviennent à filmer de longues scènes
nocturnes, sans avoir besoin de l'éclairage encombrant qui leur était jusque là
indispensable. Sur les écrans, cette manière plus libre d’appréhender le cinéma donne des
productions comme Tirez sur le pianiste, dont Truffaut, bien qu'il se soit inspiré d'un
roman de David Goodis, en est l'auteur complet. Et tandis que Pierre Etaix rend
hommage à Max. Linder, cinéaste qui a, entre autres, découvert Chaplin au cours des
années 1910, Jaques Rivette place, afin d'obtenir une ambiance particulière dans Paris
nous appartient, ses caméras dans des lieux de la capitale où règne une atmosphère
énigmatique.
Mais il n'est pas le seul à prendre pour cadre les rues parisiennes; plusieurs autres
cinéastes font de même, car si la nouvelle vague fait intelligemment entorse aux grandes
règles du septième art, elle s'en est tacitement fixée deux. La première d'entre elles est
une absence, chez l'auteur du film, d'un regard méprisant sur ses personnages; la seconde
est de ne pas essayer de relater ce que l'on ne connaît pas. C'est pourquoi beaucoup de
films se déroulent à Paris, ce qui a permis aux détracteurs de la nouvelle vague de la taxer
de parisianisme. Ainsi, les deux premières mises en scène d'Eric Rohmer, intitulées La
Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne, ont pour cadre les rues parisiennes,
l'une rue de Levis et l'autre Boulevard Saint-Michel. Parallèlement, Jacques Demy
présente, lui, des films qui ont la particularité d'avoir chacun pour cadre une ville située
en bord de mer, et fera ainsi voyager le public de Nantes à Nice en passant par Rochefort
ou San Francisco.
Depuis l'aube des années 1960, un vent de liberté réveille et ravive le monde entier,
et, comme en France, d'autres pays européens voient surgir des nouvelles vagues qui
veulent se démarquer de l'académisme du septième art, et de la machinerie des studios.
En Grande-Bretagne, quelques jeunes auteurs et réalisateurs de films, qui furent
regroupés sous le nom de "free cinéma", bousculent l'ordre établi, et, avec des mises en
scène comme La Solitude du coureur de fond, de Tony Richardson, If , de Lindsay
Anderson, ou bien Samedi soir et dimanche matin, de Karel Reisz, ils s'élèvent contre la
tradition puritaine et l'absorption de l'individu. Mais ce nouveau mouvement n'atteindra
pas l'ampleur qu'a connu celui qui déferla sur la France à la même époque. En revanche,
Le Voyeur, signé par Michael Powell en 1962, présente un héros qui deviendra célèbre
dans le monde entier. En effet, le charismatique et séduisant Sean Connery y incarne, sans
se douter qu'il sera longtemps l'acteur favori pour ce rôle, le désormais mythique Bond,
James Bond, l'agent spécial 007 dont la mission est de démanteler, ce qu'il ne fait jamais
sans une ravissante femme à son bras, les complots élaborés par les gangsters de
S.P.E.C.T.R.E.
Au même moment, en Italie, pendant que s’éteint lentement le néoréalisme, la
comédie, à l'image du film intitulé Les Monstres, de Dino Risi, aiguise sa férocité. Puis,
apparaît un nouveau genre, le "dossier politique", dont l'inventeur est Francesco Rosi,
avant que n'en émerge un second, le "western spaghetti", imaginé par Sergio Leone. En
1960, le public découvre sur les écrans L’Avventura, où le réalisateur, Michelangelo
Antonioni, s'attarde de rues désertes en places vides, et semble être à la recherche de
quelque chose de mystérieux. Un jeune cinéaste, nommé Pier Paolo Pasolini, tourne
ensuite ses premiers films, dans lesquels, comme lorsqu'il écrit ses poèmes, il ne se
soumet à aucune règle, obéissant seulement à celles qu'il s'est fixé lui-même. Bernardo
Bertolucci, lui, présente à 23 ans sa seconde mise en scène, Prima della rivoluzione, dont
le titre, faisant allusion à la parole de Talleyrand sur la douceur de vivre avant la
révolution, incite à penser qu'il pressentait l'ampleur des mouvements contestataires qui
allaient marquer cette époque. Enfin, après avoir signé Rocco et ses frères en 1960,
Luchino Visconti tourne Le Guépard et entame ainsi son divorce avec le néo-réalisme,
tout comme Federico Fellini qui, en réalisant Huit et demi et La Dolce Vita, dévoile son
goût pour le baroque.
Mais, si le cinéma des années 1960 veut s'éloigner des conventions, et le fait avec
l'espoir d'un avenir meilleur, il éprouve, à l'aube des années 1970, une certaine
désillusion, un goût particulier pour le mal, et semble hanté par le passé. En Allemagne,
le réalisateur Werner Herzog redonne, le temps d'un film, la vie aux conquistadors
espagnols, et prend pour héros un homme avide de pouvoir, aveuglé par une soif
frénétique d'un monde nouveau et toujours plus pur. Maître absolu d'un royaume qui ne
compte quasiment que des tribus de singes, Aguirre règne sur un trône fait d'une planche
de bois et d'un peu de velours. Pourtant, il continue à croire qu'un grand empire, dont il
aura été le fondateur, est sur le point de naître; et pour être sûr qu'un sang étranger ne
coule dans les veines de sa descendance, il décide d'épouser sa propre fille. Après cette
mise en scène intitulée Aguirre , la colère de dieu, ce cinéaste, attiré par la démesure et
l’irrationnel, tourne, deux ans plus tard, L'énigme de Kaspar Hauser.
Bien qu'un peu partout en Europe occidentale un bon nombre de cinéastes s'élèvent
contre les carcans et les règles établies, c'est dans les pays de l'est que l'on perçoit,
notamment parce que la vie y est plus dure qu'ailleurs, le véritable foyer de contestation.
En Pologne, Roman Polanski présente Le Couteau dans l'eau, avant de s'enfuir en
Grande-Bretagne, en compagnie de Jerzy Skolimowski, où il tournera Répulsion, Cul-de-
sac et Le Bal des vampires. En Hongrie, les films signés par Micose Jenkso, tels que
Rouges et Blancs, Silence et cri ou Les Sans-Espoir, mettent chacun en scène une histoire
qui évoque l’humiliation et la domination que font subir les forts aux faibles. Cependant,
c'est en Tchécoslovaquie que s'épanouit totalement le septième art de la nouvelle vague,
car, grâce à elle, dès 1963 le printemps de Prague voit le jour; et jusqu'en Août 1968, date
où les chars soviétiques arrivent aux frontières tchécoslovaques, il propose un cinéma au
quotidien, modeste, juste, à l'image de L’As de pique de Milos Forman, où bien Les
Petites Marguerites de Vera Chytilova.
En URSS, influencé par la tendance de l'époque, émerge aussi plusieurs films
d'auteur, en contraste, puisque plus individualistes et bien moins standardisés, avec la
tradition cinématographique stalinienne qui, par conséquent, perd de l'ampleur et
s'écroule lentement. Tandis que Joseph Kheifitz réalise La Dame au petit chien de
Tchekhov, le poète qui écrivit "Les Chevaux de feu", présente un film magnifique, intitulé
Sayat Nova, dans lequel il évoque la souffrance de son pays d'origine, l'Arménie. Pour
Pas de gué dans le feu, sa première mise en scène, Gleb Panfilov dirige l'actrice Inna
Tchourikova, qui deviendra sa femme et participera à tous ses prochains films. Otar
Iosseliani, lui, tourne Il était une fois un merle chanteur et La Chute des feuilles, films
dont les personnages sont des antihéros qui possèdent une certaine ressemblance avec
leur auteur. Quant à Andrei Tarkovski, il développe, dans Andrei Roublev, une réflexion
sur la création artistique et le pouvoir politique, ce qui lui valut quelques démêlés avec la
censure, laquelle intervient aussi auprès d’Andrei Konchalovski lorsqu' il montre, à
l'écran, un colosse boueux et une femme qui choisit d'élever seule son enfant.
Au fur et à mesure que les années passent, le fleuve des illusions perdues commence,
comme dans plusieurs autres pays, à abreuver vigoureusement le septième art. Au cours
des années 1970, Tarkovski revient sur le passé et entame une réflexion sur son enfance,
puis sur l'époque stalinienne, et Alexis German évoque la souffrance et le désespoir des
hommes qui furent trop longtemps confrontés aux horreurs de la guerre. Milos Forman,
lui, tourne Soljenitsyne et L'Archipel du Goulag, avant de réaliser Vol au-dessus d'un nid
de coucou, dont le héros, interprété par Jack Nicholson, est un reporter qui tente
d'enquêter sur l'institution psychiatrique de la Russie. Hélas, sa curiosité lui coûtera un
emprisonnement jusqu'à la fin de ses jours, dans un de ces centres mystérieux qui
l’intriguaient. A travers cette mise en scène, Forman dénonce la répression pratiquée par
les asiles qui, au même titre que la prison ou le goulag, broient impassiblement l'individu.
Comme partout ailleurs dans le monde durant les années 1960, aux Etats-Unis la
nouvelle génération dénonce les principes trop longtemps suivis et l'aliénation de
l'individu par la société. Les cinéastes partent alors en croisade contre la toute puissance
des grandes sociétés de production hollywoodienne, et veulent, voyant l'essor de la
nouvelle vague française, être reconnus comme des auteurs à part entière. Ils demandent,
en particulier, d'avoir droit au « final cut », car, après avoir visionner le dernier montage
de leur film, où la production s'est quelquefois permise de libres retouches, certains
réalisateurs ont été sur le point de désavouer leurs propres œuvres, ce qui arriva par
exemple à Arthur Peen lorsqu'il tourna La Poursuite impitoyable. Pour échapper à ces
abus de pouvoir sur leurs mises en scène, plusieurs cinéastes décident de s'engager en tant
que producteur ou co-producteur, acte qui les rendra plus indépendant et contribuera de
ce fait à l'effondrement progressif de la suprématie des Majors Compagnies. A Los
Angeles, Hollywood, temple absolu du septième art il y a quelques années encore, perd
brusquement de son rayonnement, et c'est à New-York qu'un cinéma underground prend
naissance et s'épanouit.
L'un des plus grands auteurs de ce nouveau courant est John Cassavetes, qui, dans
Shadows ou dans La Ballade des sans-espoirs et Faces , utilise, pour la première fois en
Amérique, la caméra-stylo. En quelques années, il devient le maître des réalisations
indépendantes, produites loin du carcan des studios, et avec un budget réduit. C'est avec
les moyens du bord et la caméra sur l'épaule, qu'il tourne ses films, en les finançant avec
des fonds personnels. Ce cinéaste, chef de file du mouvement underground New-yorkais,
sera, dès les années 1960 et 1970, un exemple pour tous les metteurs en scène qui veulent
s'éloigner de la machine hollywoodienne. Ainsi, dans son sillage, figure des réalisateurs
comme Martin Scorsese qui met en scène, dans Mean Streets et Taxi Driver, des
personnages déchirés entre le bien et le mal. Robert Altman, lui, qui choisit aussi
l'indépendance pour plus de liberté, signe Brewster Mc Cloud, dans lequel ceux qui
empêchent le héros de voler de ses propres ailes sont inexorablement maculés de fientes
d'oiseaux. Il s'élève, par cette étrange manière, contre la société de production américaine
et la résignation à la routine quotidienne.
Mais, si les studios hollywoodiens traversent une crise importante, ils sont loin d'être
anéantis, et continuent à exercer un pouvoir non négligeable. Sam Peckingpah fait les
frais de cette main mise encore excessive des Majors Compagnies sur les œuvres
cinématographiques. Lorsqu'il réalise La Horde sauvage et Major Dundee, il refuse
presque de s'en déclarer l'auteur quand il constate les différents changements apportés par
la Warner lors du montage final. Parallèlement, de nombreux réalisateurs, qui étaient,
pour la plupart, les créateurs originaux des années 1950, perdent leur talent dans des
superproductions qu'ils ne peuvent maîtriser, sort qui arrive notamment à Nicolas Rey,
qui signe Les cinquante-cinq jours de Péquin en 1962, ou à Antony Man, qui présente
Les héros de telemark en 1965. Enfin, l'un des films qui marquera les années 1960 aux
Etats-Unis, est La party, signé par Black Edouards, où se développe une métaphore
burlesque sur l’effondrement progressif des grands studios hollywoodiens. Peter Sellers,
acteur interprétant l'inspecteur Clouseau dans La Panthère rose, y joue un des figurants
d'un film qui parvient à ruiner un producteur en moins d'une journée; mise en scène
d'autant plus comique lorsque l'on sait que son réalisateur, le certain Blake Edwards,
continuera toujours à travailler en collaboration avec les grandes maisons de production.
Au cours des années 1990, un phénomène semblable à celui qui bouleversa trente
ans plus tôt les années 1960, va donner une nouvelle vitalité à l'art cinématographique. Le
précurseur de cette nouvelle impulsion est Eric Rochant, qui, dès 1989, réalise Un
monde sans pitié, dans lequel un glandeur, un de ces hommes que l'on surnomme à
l'époque "un ventre mou", se balade sur les toits en philosophant. L'innovation de cette
mise en scène inspire de nouveaux venus dans le monde du septième art, et chaque année,
une vingtaine de cinéastes présentent leur première œuvre. Ainsi, Cédric Kahn tourne
Bar des rails puis Trop de bonheur, Cédric Klapisch présente Riens du tout, Edwin Baily
signe Faut-il aimer Mathilde, et Philippe Harel réalise Un été sans histoire puis L'histoire
du garçon qui voulait qu'on l'embrasse.
Comme tous les nouveaux courants, cette nouvelle manière de filmer se démarque
nettement du cinéma qui l'a précédé, en l'occurrence de celui pratiqué dans les années
1980, et, à la qualité standardisée qui entraînait peu à peu un déclin de l'innovation, il
propose l'invention et la liberté.
Au même moment, le cinéma féminin, avec en chefs de file des réalisatrices telles
que Claire Devers et Claire Denis, prône lui aussi la recherche de l'innovation. Comme
plusieurs hommes de leur génération, ces femmes se sont choisies John Cassavetes,
metteur en scène phare du cinéma indépendant des années 1960, pour principal modèle,
ce qui se perçoit surtout dans leur souci de filmer la réalité et la vérité du moment. Ainsi,
Agnès Merlet présente, avec Le Fils du requin, deux gamins qui terrorisent les habitants
d'un petit village du nord de la France. A travers cette mise en scène, dont le style pourrait
être qualifié de naturalisme poétique, elle évoque le désespoir grandissant des gosses, tout
en transcrivant leur inlassable imaginaire. Pascale Ferran, elle, tente de décrire comment
chacun vit, à sa façon, la mort des gens aimés. Mais si le sujet est grave, l'atmosphère
reste toutefois ludique, car c'est là, outre l'attention particulière apportée au mouvement,
une des caractéristiques du nouveau cinéma, qui se veut avant tout fluide et léger. Dans
Personne ne m'aime, un vieux camping-car, avec à son bord Bull Ogier et Bernadette
Lafont, fait escale de plage en plage sur les côtes de la Manche; et dans Pas très
catholique, Anémone joue les détectives privés sur le pavé des rues parisiennes.
Enfin, au milieu de ces mises en scène, figurent celles d'un jeune cinéaste dont le
talent sera une des révélations majeures des années 1990. En effet, Arnaud Desplechin
utilise avec virtuosité sa caméra, et affirme un style personnel qui inspirera plus d'un
réalisateur. Dans La vie des morts, il montre la terreur qui inonde la vie de jeunes gens
dont un des proches, leur cousin du même age qu'eux, va bientôt mourir. Dans La
Sentinelle, un étudiant de médecine, se prénommant Mathias, essaie de découvrir, à l'aide
de son scalpel, l'identité d'une tête réduite. Ensuite, en 1996, il tourne Comment je me
suis disputé: les affres d'un jeune assistant de faculté qui n'ose pas prendre la femme qu'il
aime à son meilleur ami. Dans ses mises en scène, Desplechin joue avec le spectateur, et
sait aussi bien donner du rythme et du mouvement que filmer la matière, l'enveloppe,
pour rendre visible cela même qui ne semble pas l'être. Parallèlement, un autre cinéaste,
venu de Pologne, se révèle aussi comme un des personnages éminents de cette décennie;
ce cinéaste c'est Kieslowski. Après avoir tourné le célèbre décalogue, il réalise une
trilogie superbe où son talent se dévoile entièrement. Ces trois films, intitulés Bleu, Blanc
et Rouge, parviennent, comme peuvent le faire ceux de Desplechin, à montrer l'invisible
et se font écho par des liens subtils.
LE CINÉMA AMÉRICAIN
Pendant que l'Europe assiste à un important renouvellement de génération, les
studios hollywoodiens, ayant réussi avec succès leur reconversion après la crise des
années 1960, ne cessent d'imposer leurs productions, au point que dans les salles
obscures américaines, seul deux pour cent d'œuvres étrangères parviennent à être
diffusées sur les écrans. C'est à cette époque qu'un jeune prodige, un certain Quentin
Tarantino, réalise Réservoir Dogs, puis enchaîne avec Pulp Fiction. Avec ces deux films,
qui remportent un succès impressionnant, il invente la série noire burlesque et devient le
maître incontesté des conteurs. En 1996, pendant que Brian de Palma réalise Mission
impossible, Walt Disney présente Les 101 dalmatiens et utilise pour la première fois dans
un long métrage le procédé du Xerox, transfert électrostatique des dessins sur celluloïd.
Mike Leigh, lui, filme, dans Secrets et Mensonges, une jeune femme noire, bourgeoise,
retrouvant sa mère blanche, pauvre, qui l'avait abandonné quelques années auparavant.
Quant à Clint Eastwood, il est à la fois acteur, réalisateur et producteur dans un film
tourné en 1996, intitulé Sur la route de Madison, dans lequel, de sensations furtives en
vertiges incontrôlés, naîtra une passion entre une mère de famille et un voyageur solitaire.
En 1998, apparaît alors sur les écrans Titanic, et le succès est phénoménal. James
Cameron, son réalisateur, triomphe à travers le monde entier, tout comme les deux
acteurs principaux, Leonardo Dicaprio et Kate Winslet, et la chanteuse Céline Dion qui
interprète la bande originale du film, intitulée fait découvrir au public l'histoire d'amour
entre une jeune fille de la haute société, fiancé à un homme affligeant, et un artiste
vagabond, parti pour la conquête de l'Amérique. Mais l'aventure dominante reste la
fastueuse et tragique traversée inaugurale du plus grand navire jamais construit à cette
époque. Pour être le plus proche de la réalité, la production n'a pas hésité à engloutir un
budget colossal afin de reconstruire, en taille réelle, une maquette du Titanic, et grâce à
ces moyens considérables ajoutés aux effets spéciaux et au mythe de l'immense
paquebot, ce film est parvenu à remporter onze Oscars. Cette oeuvre, impressionnante
par sa mise en scène, sa durée et l'engouement qu'elle a engendré, reste un des plus
grands triomphes de l'histoire des studios hollywoodiens.
Quelques temps plus tard, Woody Allen met virtuosement en scène Harry dans tous
ses états, et mêle plusieurs intrigues, jongle du passé au futur, et glisse de la réalité à
l'imaginaire. Puis, Sam Mendes vient déranger les esprits bien pensants en présentant
American Beauty, film audacieux et sans pitié. Les spectateurs y découvrent un père qui
tombe foudroyé devant les charmes d'une des copines de sa fille; s'enchaîne ensuite un
chaos qui révèle une Amérique sans repères, étouffée par le culte du paraître, en contraste
avec l'image trop lisse du rêve américain. Ensuite Nick Cassavets réalise She is so lovely,
Francis Coppola tourne L'idéaliste et Steven Spielberg signe Il faut sauver le soldat
Ryan ; quant à Robert Redford, il présente L'homme qui murmurait à l'oreille des
chevaux. Enfin, en 2000, Chicken Run, réalisé par Nick Park et Peter Lord, prend d'assaut
les écrans des salles obscures et séduit les spectateurs par le rythme, l'imagination et le
délire de sa mise en scène.
Si le septième art né en Asie du sud-est fait une entrée en scène remarquée dès l'aube
des années 1990, d'autres pays, d'orient ou d'Europe, font également de même. En Iran, le
grand cinéaste Abbas Kiarostami relate, à travers plusieurs films, la vie quotidienne de
son pays. Dans Devoirs du soir, il évoque la terreur des enfants battus à coups de
ceinture; puis avec Où est la maison de mon ami, il explore le sens de l'amitié; enfin, dans
Et la vie continue et Au travers des oliviers, il réalise de curieux mélanges de fiction et de
reportage. Avec la mise en scène intitulée Le goût de la cerise, présentée en 1997, il
raconte l'histoire d'un homme à la recherche de quelqu'un qui voudrait bien le tuer; mais,
après avoir demandé à un curé, qui naturellement refuse, il rencontre un paysan qui lui
fait découvrir le goût des cerises, et la vie reprend alors ses droits. De son côté, Jafar
Panahi filme, dans Le cercle, la vie de plusieurs jeunes femmes vivant à Téhéran, et leur
obligation à composer sans cesse avec tous les interdits qui pèsent sur la femme en Iran,
un pays où le moindre faux pas de leur part peut leur coûter très cher.
Parallèlement, le cinéma Autrichien va sortir de l'ombre grâce à un jeune réalisateur
se prénommant Michael Haneke. Lui qui n'a jamais pardonné à ses compatriotes d'avoir
pu, sans grand scrupule, abreuver le public de comédies viennoises au sentimentalisme
larmoyant, alors qu'ils participaient activement à l'extermination encouragée par les nazis,
il choisit, dans Benny's Vidéo, de chasser toute émotion chez les personnages afin,
justement, de dénoncer le manque odieux d'émotion. Cette mise en scène présente un
jeune homme qui ne peut appréhender le monde qu'à travers l'objectif d'une caméra et qui
devient un criminel sans même s'en rendre réellement compte. Ici, Haneke laisse le public
tirer lui même la morale des images glacées et distanciées qu'il propose; cependant, il met
en avant la possibilité que les générations futures risquent, peut-être, de devenir comme
son personnage, une simple machine infirme du cœur.
Parallèlement, en Finlande, les frères Käurismaki, tous deux cinéastes, tournent leur
premier film, et vont parvenir, grâce à leur talent, à faire sortir le septième art finlandais
de la confidentialité dans laquelle il était plongé jusque là. Aki Käurismaki, qui voue une
admiration passionnée pour la nouvelle vague, gagne la France pour y tourner La vie de
bohème, en collaboration avec Jean-Pierre Léo. Puis il signe ensuite La fille aux
allumettes, dans lequel une femme, banale ouvrière, devient tueuse parce que la société
l'a tuée. Enfin, se montrant plus optimiste qu'à son habitude, il réalise Au loin s'en vont
les nuages, et, à la grisaille des existences de ses personnages, oppose les couleurs vives
du décor de sa mise en scène. De son côté, le second des deux frères, Mika Käurismaki,
tourne Zombie and the Ghost Train, dont le style se différencie de celui que propose son
frère, et opte pour des mises en scène plus souples et plus tendres.