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Catherine Larrère
2017/2 n° 67 | pages 29 à 36
ISSN 0292-0107
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-multitudes-2017-2-page-29.htm
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L’écoféminisme
ou comment faire de
la politique autrement
Catherine Larrère
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1 Voir Catherine Larrère, « La nature a-t-elle un genre ? Variétés d’écoféminisme », in Genre et environnement, Ca-
hiers du genre, 59, 2015, p. 103-126.
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2 Reclaim. Recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Paris, Éditions Cambourakis, 2016.
3 Ynestra King, « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution », in Reclaim, ouvr. cité, p. 112.
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féminité. Les féministes écologistes s’y mettraient-elles à leur tour, au nom de la recherche
d’un mode de vie plus sain, de l’allaitement maternel et de la nourriture préparée chez soi
avec des légumes poussés sur place ? « Les green féministes rentrent à la maison » a titré le
magazine Elle en juin 2010 (avec une certaine satisfaction)4. Tout rentre-t-il dans l’ordre ?
Pas vraiment. Les femmes qui se mobilisent contre l’implantation d’une dé-
charge ou d’un incinérateur à l’endroit où elles habitent, les femmes du mouvement Chipko
(« embrasser les arbres ») dont parle la militante indienne Vandana Shiva, comme celles de
mouvements semblables en Afrique ou en Amérique du Sud, n’ont pas choisi de revenir à la
maison. C’est là qu’elles vivent, comme la majorité des femmes de par le monde, et c’est la
façon dont elles vivent quotidiennement leur environnement, à la maison, qui les amène à se
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politique du care, telle que la définissent Fisher et Tronto : « Au niveau le plus général, nous
suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que
nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre «monde», de sorte que nous puissions
y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environ-
nement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie9. »
Féministes ? Les militantes le sont certainement. Mais alors que l’écoféminisme
s’est construit à partir des théories féministes existantes, principalement occidentales et ur-
baines, ces dernières sont à leur tour « mises au défi de prendre en compte la crise écologique
et la biocolonisation10 ». L’apport des femmes issues de cultures « périphériques » devient
saillant du point de vue de la critique politique comme du rapport à l’environnementalisme.
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9 Berenice Fisher et Joan Tronto, « Toward a Feminist Theory of Caring », in Emily Abel et Margaret Nelson (éd.),
Circles of Care. Work and Identity in Women’s Lives, Albany, N. Y., SUNY Press, 1990, p. 142.
10 Ariel Salleh, « Pour un écoféminisme international », in Reclaim, ouvr. cité, p. 344.
11 Carolyn Merchant, Earthcare. Women and the Environment, New York, Routledge, 1996, p. 160-166.
12 Giovanna Di Chiro, in William Cronon (éd.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, Londres,
Norton & Compagny, 1996, p. 298-320 (traduction française dans Émilie Hache (éd.), Écologie politique, Paris, éditions
Amsterdam, 2010, p. 121-154).
13 Ronald Sandler et Phaedra C. Pezzullo (éd.), Environmental Justice and Environmentalism,The Social Justice Chal-
lenge to Environmental Movement, MIT Press, 2007.
14 White Anglo Saxon Protestants.
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un premier Sommet national des peuples de couleur pour la justice environnementale, n’ont
pas tourné le dos à la nature, ils se sont réclamés d’une autre nature, une nature dont ils
avaient été chassés par le colonialisme, une nature vue comme une « communauté15 ». Ce que
ces mouvements et l’écoféminisme apportent à l’environnementalisme, c’est une expérience
de la nature, qui a une dimension collective, plutôt qu’individuelle.
Concevoir la nature comme une communauté, c’est inclure les collectifs hu-
mains dans la nature, engager un rapport tout différent à la nature, qui fait appel à une autre
éthique. L’éthique de la wilderness est une éthique de la non-intervention. Il s’agit de laisser,
autant que possible, les processus naturels s’effectuer d’eux-mêmes, sans être « entravés »
(untrammeled). Carolyn Merchant, elle, propose une « éthique du partenariat » (partnership
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15 First National People of Color Environmental Leadership Summit. Voir Di Chiro, in Cronon, ouvr. cité, p. 304-317.
16 Carolyn Merchant, Earthcare, ouvr. cité, p. 211-217.
17 Roderick Frazier Nash, Wilderness and the American Mind (1967), 4e édition, Yale University Press, 2010.
18 Comme le rapporte Ynestra King dans « Si je ne peux pas danser… », art. cité.
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Si l’on juge que tout ce qui est politique vise l’État ou en provient, ces mouve-
ments ne sont pas politiques. À la différence de l’environnementalisme pratiqué par le Sierra
Club, qui fait pression sur le gouvernement, ou des partis verts européens qui participent à
la compétition électorale pour entrer au gouvernement et mettre en œuvre la politique qu’ils
préconisent, ces mouvements écoféministes se tiennent à l’écart du pouvoir organisé. On les
voit intervenir là où l’État fait défaut. C’est ainsi que Starhawk présente la Nouvelle-Orléans
après Katrina, dans une situation marquée par la défaillance du pouvoir central qui ne s’est
occupé que du terrorisme. La mobilisation militante autour des victimes de l’ouragan parle
d’une autre sécurité que celle que promettait Bush19.
Celene Krauss, dans l’étude qu’elle consacre à la justice environnementale,
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19 Starhawk, « Une réponse néopaïenne après le passage de l’ouragan Katrina », in Reclaim, ouvr. cité, p. 269-284.
20 Albert Ogien et Sandra Laugier, Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La
Découverte, 2014.
21 Éric Dupin, Les Défricheurs. Voyage dans la France qui innove vraiment, Paris, La Découverte, 2014.
22 Ynestra King, « Si je ne peux pas danser… », art. cité, p. 122.
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Que la démocratie se pense hors de l’État ou contre celui-ci est en effet une
proposition anarchiste. Selon David Graeber, la démocratie, loin d’être une tradition cen-
trale de la civilisation occidentale (inventée à Athènes et transmise aux gouvernements
représentatifs actuels par l’intermédiaire des États de droit mis en place par les monarchies
européennes), n’a jamais surgi qu’aux marges des « civilisations », ou à leur point de ren-
contre : s’il y a une démocratie en Amérique, elle provient plus des contacts des nouveaux
arrivants avec la Ligue des nations iroquoises qu’elle n’est héritée d’Athènes ou de Rome23.
Les mouvements écoféministes s’inscrivent bien dans cette analyse. À commencer par le
fait qu’il s’agit de mouvements de femmes, dont le rôle politique, dans nos gouvernements
représentatifs, a tardé à être accepté et dépasse difficilement la reconnaissance formelle de
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