Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Le Fardeau
Jean-Claude Chevalier, Monsieur Michel Launay, Maurice Molho
Chevalier Jean-Claude, Launay Michel, Molho Maurice. Le Fardeau. In: Langages, 21ᵉ année, n°82, 1986. Le signifiant. pp. 5-
11;
doi : 10.3406/lgge.1986.2484
http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1986_num_21_82_2484
1. Précisons, sans plus attendre, ce que nous entendons par signifiant. La notion,
on le sait, est moins claire qu'il n'y paraît. On a cru pouvoir récemment dénoncer
l'homonymie que recouvrirait ce terme *. Sans doute serait-il vain de se hasarder à
en produire une définition théorique a priori. La dimension propre du signifiant,
aussi bien, n'est définissable qu'à travers le regard qui la fait surgir. Aussi nous
suffira-t-il, pour faire entendre plus empiriquement ce dont il s'agit, de recourir à
une distinction qui a l'avantage de mettre en évidence, précisément, le caractère
inévitable de cette dimension : c'est la distinction, connue, du morphème et du morphe,
telle qu'elle est exposée, par exemple, dans Lyons (1970, p. 142 ss.). Soit : taller et
went se laisseraient tous deux analyser, d'un certain point de vue, comme des
combinaisons de deux morphèmes qui, dans certaines écritures, seront symbolisés
respectivement par (tall) + (er) et par (go) + (ed) 2. Mais si l'on reconnaît dans chaque cas,
du point de vue des morphèmes, deux unités, il en va différemment du point de vue
des morphes. L'analyse en compte deux dans taller (tall et er), mais un seul dans
went. Avec le morphe, ce qui apparaît ici, c'est la dimension du signifiant, son point
de vue propre, contredisant en apparence le point de vue du signifié représenté, dans
l'analyse de Lyons, par le découpage en morphèmes. La rencontre du morphe, et du
décalage entre les unités de signifiant d'une part et les unités de signifié postulées par
l'analyse d'autre part, est une bonne illustration de la rencontre du signifiant, défi-
2.1. On nous dira que c'est un domaine où, précisément, il n'y a aucun système à
découvrir. Il n'y aurait là que désordre ou, du moins, un ordre limité, soumis aux
pesanteurs et aux caprices de l'histoire. La dimension du morphe se présente en
effet, le plus souvent, sous le visage de l'irrégularité. Ce qui se formule dans la
distinction du morphe et du morphème, telle qu'elle a été rappelée plus haut, ou dans
les distinctions équivalentes, c'est tout le problème des irrégularités morphologiques,
des allomorphes, et, au-delà, de la synonymie (analysable comme un cas particulier
d'allomorphisme), de l'homonymie (homomorphisme) et de la paronymie. Bref, la
dimension du morphe ouvre comme une faille : celle du décalage entre la structure
signifiante et la structure hypothétique du signifié. Les unités de signifiant ne
coïncideraient pas avec les unités de signifié postulées par le linguiste. La linguistique,
semble-t-il, a préféré en rester à un constat de désordre ou, comme nous l'écrivions
plus haut, d'un ordre limité. Elle a d'ailleurs pris l'habitude de n'accorder d'intérêt à
la structure des morphes que du seul point de vue diachronique, négligé, comme on
le sait, dans la pratique. Cette structure des morphes ne serait imputable qu'aux
avatars d'un bricolage historique dans lequel il serait illusoire de chercher un ordre
véritable. Le tribut de désordre payé par les langues, en somme, à un matériau lourd et
dur à façonner, résistant. Le morphe, dans la littérature linguistique, est en général
traité comme relevant d'une « archi-surface » : celle de la structure
morphophonologique, lieu de conversion, par passage au signifiant, d'hypothétiques structures
profondes ou moins profondes. Le synchronicien n'aurait guère qu'à prendre acte de
l'existence de cette surface morphophonologique héritée de l'histoire.
4. Sur ces questions, voir Chevalier, Launay, Molho (1984), et, dans le présent numéro,
l'article de Michel Launay.
5. Voir notamment, sur ce point, Yaguello (19841 et Auroux et alii (1985).
6. Un exemple, entre mille autres, nous vient à l'esprit : celui de la première personne du
présent de l'indicatif du verbe espagnol hacer (faire) : l'aboutissement « normal » de l'évolution
de la forme latine facio aurait « dû » être *hazo, ce qui aurait fait de hacer un verbe régulier
(*hazo, haces, hace...) se conjuguant comme, par exemple, le verbe vencer (vaincre) : venzo,
vences, vence, etc.. La langue espagnole a préféré une forme irrégulière, inventée sur le
modèle d'autres verbes fondamentaux tels que decir (dire) : digo, hago.
pas, répétons-le, pourquoi les langues ne s'empressent pas d'apporter certaines
corrections faciles, elles qui n'ont pas peur d'évoluer. Et vite, à ce que l'on dit.
2.4. Gustave Guillaume est sans doute un des rares linguistes qui se soient
interrogés sur le sens, la raison d'être de la structure morphophonologique. Il s'est
attaché, en maints endroits de son œuvre, à démontrer comment le désordre apparent de
la surface signifiante n'était en fait que la manifestation d'un ordre caché. Tel est le
sens de ses travaux dits de « psychosémiologie » où il essaie, par exemple, de
retrouver l'ordre sous-jacent à la structure du signifiant verbal ou à l'irrégularité radicale
du verbe français aller. Notre propre démarche, à bien des égards, s'inspire de ces
travaux, très décriés en leur temps. Il convient toutefois de repenser ici les conditions
de légitimité d'une telle attitude. Le principe en est simple : toute l'entreprise repose
sur ce que Guillaume appelait un « préjugé d'ordre ». Soit : tenir a priori l'ordre
superficiel, morphophonologique, pour un ordre, précisément, et non pour un
désordre. Rechercher l'ordre du désordre, en somme ; c'est-à-dire montrer que toutes les
particularités et irrégularités de la surface signifiante pourraient bien avoir « un
sens », et que la structuration interne et externe des morphes obéit à « un plan d'une
merveilleuse rigueur », selon le mot si souvent cité d'Antoine Meillet. Les analyses
réalisées jusqu'à ce jour restent parcellaires et dispersées . Dans ce numéro même, le
lecteur trouvera diverses tentatives d'application ou d'élaboration de ce principe :
— Ainsi l'article de Michel Launay sur la notion d'effet de sens, où il est soutenu
que la structure manifeste des morphes et des phrases est elle-même productrice d'un
« surplus » de sens, parfois dit « connoté », qui est au vrai la signifiance même.
Cette signifiance attachée à la surface morphophonologique apparaît en réalité
conditionnante à l'endroit des « sens » multiples qui pourront être attribués aux formes,
ainsi que des combinatoires dans lesquelles se produiront ces sens référentiels.
— De même l'article de Maurice Molho, où l'on verra qu'un certain regard porté
sur des ensembles non quelconques de morphes conduit à y reconnaître des
récurrences ordonnées et signifiantes de « formants ». Ces formants, constituants des
morphes, se laissent analyser comme des unités puissanciellement investies de
signification. Leur récurrence dans les systèmes de signifiants est fondée sur le principe d'une
paronymie généralisée qui serait la loi même de toute langue naturelle. Et ainsi se
trouverait restitué, à travers l'ordre du signifiant, le pouvoir constructeur de
l'analogie, génératrice des langues.
— Ainsi encore l'article de Jean-Claude Chevalier et Maurice Molho, où les
auteurs s'attachent à démontrer la raison d'être d'une particularité morphosyntaxique
du verbe basque.
— Ainsi enfin la réflexion d'Yves Macchi, lequel, partant des hypothèses
formulées dans Chevalier, Launay, Molho (1984), s'attache à reconstruire en théorie les
mécanismes générateurs du sens énonciatif.
3.1. Dans ce chantier, il nous a paru logique de faire figurer quelques écrits
venus d'ailleurs. Notre expérience des colloques et congrès, en effet, nous a appris
que les gens les plus proches viennent souvent de loin. Les chercheurs qui, comme
Shun-chiu Yau et Irène Tamba, interrogent des idiomes ou des systèmes de signes
très différents de ceux dont nous avons l'accoutumance, sont en général plus
sensibles à la surface signifiante. L'impossibilité ou la difficulté d'accéder spontanément à
la signification à la fois « globale » (phrase) et « locale » (décomposition en unités
significatives) conduit en effet ces linguistes à porter aux signifiants une attention
particulière. Nous avons toujours été séduits par ces gloses littérales auxquelles il leur
arrive fréquemment de recourir, et qui nous paraissent révéler ou livrer le propre de
ces langues, à savoir non pas ce dont les phrases parlent, mais la manière dont elles
en parlent. Dans notre perspective, en effet, la traduction littérale, dans la mesure
où elle rend compte de la présence de chaque morphe, est toujours plus révélatrice.
C'est aussi ce qui explique, sans doute, que tous les articles de ce numéro traitent de
langues étrangères au français. Il est difficile de voir le signifiant de sa propre
langue. On y est plus sensible dès qu'il s'agit de celle d 'autrui. Et la comparaison (le
contraste), en ce domaine, sera toujours une méthode particulièrement efficace.
— Le signifiant dont s'occupe Shun-chiu Yau est celui, gestuel, qu'improvisent et
instituent des sourds profonds isolés au sein de communautés parlantes du Québec ou
de Chine. L'auteur en décrit l'allure, les lois, et l'évolution.
— Quant à Irène Tamba, on le verra, elle montre comment, en japonais, le
matériau signifiant, façonné sur le mode de l'écriture, doit être considéré comme un
constituant linguistique à part entière, et comment il conditionne la réflexion métalin-
guistique elle-même.
*
Le « regard éloigné » 8 qui s'élabore dans ces textes pourrait bien, en retour,
enrichir celui que nous proposons de porter sur le matériau signifiant de nos propres
langues.
3.2. On ne s'étonnera pas, enfin, de trouver dans cet éventail de regards sur le
signifiant que prétend être ce numéro, une réflexion sur un genre où le signifiant,
de tout temps, a imposé en quelque sorte légalement, statutairement sa loi : la
poésie. Serge Salaûn s'attache à démontrer comment le rythme, le son, la distribution de
l'espace graphique, la syntaxe, les figures, sont descriptibles en termes de
mastication, de souffle, d'énergie, de tension. En poésie, comme le dit l'auteur, « c'est le
3.3. Ou plutôt des langues. Car il nous faut revenir sur cette distinction : les
langues, aussi bien, ne sauraient se laisser réduire au langage et à la communication. Il
y a même quelque violence, il faut le dire, à tenter d'opérer une telle réduction, ce
que s'emploie à faire, le plus généralement, la linguistique. La langue, certes, est
bien entre autres choses un outil de communication. Mais ne serait-elle en droit que
cela, l'outil ne se laisse jamais réduire à la seule fonction. Les fonctions, d'une part,
peuvent être multiples. Et, surtout, on remarquera que le statut d'outil, s'il
présuppose le fonctionnel, implique aussi le plus souvent l'esthétique. Il est étrange, en
effet, de constater qu'il n'est au fond pas un seul objet inventé par l'homme qui ne
comporte une dimension esthétique. A quoi il faut ajouter que le lent façonnement de
certains objets par les générations successives, le temps dont ils émergent, en somme,
et dont leur forme porte la trace, sont des éléments qui contribuent grandement à en
faire des objets d'art, c'est-à-dire susceptibles d'être regardés ainsi. Les langues, ces
plus vieux outils du monde, émergences d'un long travail plurimillénaire dont la
surface morphonologique est précisément l'aboutissement, seraient-elles donc la seule
exception ? La dimension « esthétique » en serait-elle absente ? Le bricolage dont
elles sont issues ne pourrait-il aussi être conçu, par certains côtés, comme un
« art » ? Un système linguistique, en bref, par l'ordre et l'équilibre dont il témoigne,
ne pourrait-il se laisser concevoir comme un « objet d'art » ? Si l'on fait ce pari, il
faut alors adopter un autre regard, et se mettre en position de voir dans les langues
l'ordre « esthétique » au-delà de l'ordre proprement fonctionnel que semble avoir
privilégié le structuralisme linguistique. Quelque chose de ce regard, en tout cas,
passe dans les articles qui suivent. En chacun d'eux, le signifiant se présente sous
l'espèce d'une ordonnance intelligible. Cette ordonnance s'écrit dans ce que
Guillaume appelait « le face à face de l'homme et de l'univers », lequel, générateur de la
langue, conditionne le face à face homme/homme, ordonnant de la communication .
9. On a beaucoup débattu pour savoir si la linguistique devait être considérée comme une
branche de la sémiologie (position de Saussure) ou l'inverse (position de Barthes). Il est suggéré
ici, remarquons-le, qu'une linguistique du signifiant pourrait aussi bien être rattachée, sous
certains aspects, à l'esthétique. Ceci aurait au moins l'avantage, peut-être, de guérir la
linguistique de la fascination qu'elle semble éprouver pour les sciences dites exactes. La linguistique,
faut-il le rappeler, est une science humaine.
10
signifiant, ce sera forcément revenir aux langues, à la différence, à l'écoute de la
lettre de la signifiance.
Références bibliographiques
11