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Langue française

Pourquoi distinguer les homophones ?


Jean-Pierre Jaffré

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Jaffré Jean-Pierre. Pourquoi distinguer les homophones ?. In: Langue française, n°151, 2006. Morphographie et
hétérographie. pp. 25-40;

http://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_2006_num_151_3_6772

Document généré le 13/06/2016


Jean-Pierre Jaffré
MoDyCo, UMR 7114, CNRS

Pourquoi distinguer les homophones ?

INTRODUCTION

Une orthographe n'est pas un outil anodin au seul service de la communi¬


cation écrite. Au fil des siècles, ses formes ont tissé des liens étroits avec des
usagers dont elles ont façonné les habiletés perceptives. C'est ce qui explique
que, au-delà de sa relative nécessité, la distinction des homophones ait
progressivement conditionné les représentations cognitives de ceux qui se
servent d'une orthographe. Ce constat vaut pour bien des orthographes, et
spécialement pour celles que l'on range parmi les plus complexes (japonais,
chinois, anglais et français, pour ne citer que celles-là). Les travaux sur l'acqui¬
sition et l'apprentissage de l'orthographe (voir les articles de ce volume) ont
maintes fois souligné - et continuent de le faire - à quel point cette distinction
constitue très vraisemblablement la source majeure des problèmes orthogra¬
phiques. Ce n'est pourtant pas cet aspect de la question qui nous intéressera ici
mais une dimension plus spécifiquement linguistique. Nous considérerons en
effet que si les principes de base des orthographes - hétérographie comprise -
auraient pu aboutir à des résultats différents, ceux-ci acquièrent avec le temps
une force de loi avec laquelle il faut compter. À cet égard, l'hétérographie
aurait sans doute pu emprunter d'autres formes, être réduite, voire absente.
Tous les scénarios virtuels sont envisageables. Mais une fois l'hétérographie en
place, elle est pérennisée par le temps et sa présence crée un besoin dont il est
finalement difficile de se départir. Une telle position eut été sans doute difficile
à tenir voici encore deux décennies, quand la linguistique jugeait ce qui échap¬
pait à la phonographie comme un résidu historico-culturel suspect.

1. Mes remerciements amicaux à C. Brissaud et J.-C. Pellat pour leur relecture attentive de cet
article.

H(|[ FRANÇAISE 'Z 25


Moiphographie & homophones veibaux

Les linguistes qui s'intéressent peu à l'écriture ont parfois tendance,


aujourd'hui encore, à considérer après Voltaire que « l'écriture [devrait] être
une peinture de la voix » 2. Ainsi la spécificité de l'orthographe ne serait à
leurs yeux qu'un luxe culturel, le résultat d'une influence étymologique ou
historique dont on aurait pu faire l'économie. Si les orthographes ont quelque
peu perdu de vue leurs bases phonographiques, c'est qu'elles ont fait des
concessions à l'histoire et à la culture. Ce point de vue n'est certes pas
dépourvu de fondements, comme le montre l'histoire des orthographes, et
tout spécialement celle du français dont la formation a été marquée par la
querelle des réformateurs phonographistes et des conservateurs étymolo¬
gistes. Jacques Peletier du Mans en donne une belle illustration dans son
Dialogue de 1555 entre Dauron et de Bèze (Citton & Wyss 1989). Les travaux
sur les orthographes dont on dispose désormais (Daniels 2001 ; Coulmas
2003 ; Rogers 2005 ; etc.) permettent toutefois de faire une plus juste place à la
représentation graphique du sens linguistique - c'est-à-dire à la sémiographie
(Jaffré 2003). De sorte qu'il est aujourd'hui difficile de prétendre, comme on le
fit naguère, que l'écrit n'est qu'une représentation seconde de la langue (Saus¬
sure 1972 ; Bloomfield 1970). Il est devenu une représentation linguistique à
part entière, capable d'exercer une influence en retour sur la langue parlée,
comme le montre précisément la distinction des homophones.

I. RAPPEL THEORIQUE

Nous considérerons donc ici que toute orthographe3 fonctionne sur la


base d'une double économie. Le but initial de la première est de représenter
la structure linguistique de la façon la plus élémentaire possible. Une langue
fonctionne à l'aide d'un inventaire clos d'unités non significatives qui, asso¬
ciées entre elles, servent à représenter des unités significatives. Mais pour
indispensable qu'elle soit, cette économie phonographique. ne constitue
qu'une base technique au service d'une autre finalité. Les orthographes ont
été créées pour donner à voir du sens, en l'occurrence du sens linguistique,
par l'intermédiaire des correspondances phonographiques certes, mais avec
un objectif plus nettement sémiologique. De ce point de vue, le détail des
finalités de l'orthographe - économique, religieuse, littéraire - importe peu ;
ce qui compte c'est de disposer d'un outil capable de capturer la langue de
la façon la moins équivoque possible dans un espace tout à la fois visible et
lisible4. C'est de ce processus qu'il sera question ici, avec une référence

2. « L'écriture est la peinture de la voix : plus elle est ressemblante, meilleure elle est », Voltaire
(1764), Dictionnaire philosophique. Cerquiglini (1996) rétorque sur ce point, et à juste titre, que
l'orthographe « n'est pas la peinture de la voix, elle n'en est que l'ombre ».
mention contraire, on admettra que le terme orthographe fonctionne ici comme le syno¬
3. Sauf
nyme d'écriture.
4. Le regretté Jacques Anis (19S3) parlait à ce propos de z'ilisibilitc.

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Pourquoi distinguer les homophones ?

spécifique à l'hétérographie, dont nous avons pu dire ailleurs qu'il consti¬


tuait un « point nodal » de l'écriture (Brissaud & Jaffré 2006).
La distinction des homophones est un fait acquis dans la plupart des
orthographes, et cela d'autant plus qu'elles ont à faire face à une homophonie
importante. Les Latins déjà, pourtant très attachés au maintien d'une relation
étroite entre l'écrit et la parole, n'hésitèrent pas à introduire des relations que
l'oral ne notait pas. Ainsi, et bien que les valeurs de l'alphabet y soient
demeurées centrales, la Rome antique n'a pas échappé à la tentation sémio¬
graphique, en utilisant des graphies étymologiques pour différencier des
homophones (Desbordes 1990). Ce constat vaut pour toutes les orthographes
alphabétiques qui sont, par définition, des phonographies faisant des conces¬
sions à la sémiographie. Cette asymétrie entre les deux principes fondateurs
n'est pas toujours aussi marquée. Ainsi, les caractères du chinois se compo¬
sent pour l'essentiel d'éléments phonographiques et sémantiques fortement
imbriqués les uns dans les autres. Les phonétiques n'en demeurent pas moins
centrales. Certaines clés sémantiques servent surtout à désambiguïser les
homophones, à la manière de nos lettres distinctives mais d'une façon plus
systématique et stable5. Le matériau graphique change mais, au bout du
compte, la fonction demeure.
En japonais, l'homophonie fait peser sur l'orthographe des contraintes
encore plus lourdes. Avec les caractères qui respectent l'origine chinoise
(« on »), le système fonctionne de façon plutôt satisfaisante mais avec les
caractères d'origine japonaise (« kun »), tout est en revanche plus complexe.
Au terme d'une série de recherches lexicographiques, Halpern (2003) consta¬
tait à ce sujet que les relations entre prononciation, sens et graphie sont telle¬
ment complexes que les usagers préfèrent parfois s'en remettre au syllabaire
hiragana6 dont les solutions sont nettement plus accessibles.
Nous pourrions multiplier ainsi les exemples, en montrant que la présence
de signes homophones dans une langue favorise très souvent l'émergence de
procédés distinctifs, dont les modalités et les degrés varient avec les orthogra¬
phes. 11 peut être alors intéressant de s'interroger sur la genèse des décisions
qui aboutissent à un tel état de fait. C'est ce que nous voudrions faire mainte¬
nant en présentant, de façon succincte, le cas du français et de sa morphoge¬
nèse graphique (sur cette question, voir aussi Pellat & Andrieux-Reix, ce
volume).

5. Ce point de vue est notamment celui des spécialistes du Département des langues orientales de
l'université de San Diego qui expliquent qu'un texte chinois écrit avec les seules phonétiques
demeure encore lisible, ce qui n'est pas le cas avec les radicaux (http://-ivww-rohan.sdsu.edu/
dept/chinese).
6. Le syllabaire hiragana note essentiellement les morphèmes grammaticaux du japonais, à la
différence du syllabaire katakana, utilisé pour les mots étrangers.

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Moiphographie & homophones verbaux

2. PETITE MORPHOGENÈSE DE L'HÉTÉROGRAPHIE7

Pour délibérée qu'elle soit, la distinction des homophones du français ne


fait pas partie d'un projet d'emblée systématique. Catach (1995) et les auteurs
du Dictionnaire historique rie l'orthographe du français (désormais DHOF8) souli¬
gnent d'ailleurs son caractère partiel tout en précisant que « pour des sons
identiques, l'homographie est donc la règle ». Lors des premières manifesta¬
tions de l'orthographe du français, au cours des Xlle-Xllle siècles, l'hétérogra¬
phie semble plutôt se frayer un chemin au coup par coup, dans le sillage
complexe de la polyvalence phonographique et de l'étymologie. Dès le
XVIe siècle, elle n'en arbitre pas moins le débat entre les tenants de ce qu'il est
désormais convenu d'appeler l'ancienne et la nouvelle orthographes9.
L'ancienne orthographe avait pour principe de distinguer à l'écrit les mots
confondus à l'oral, « pour sinifier la d if férance des moz »u1. Elle s'oppose sur
ce point à l'orthographe nouvelle, dont les défenseurs voulaient « former
l'Image au vray de la prononciacion »n. En choisissant l'ancienne ortho¬
graphe - et en utilisant les lettres superflues et les consonnes finales, même
quand elles n'étaient pas étymologiques12 -, Robert Estienne, imprimeur et
grand humaniste du XVIe siècle, joua un rôle décisif. D'autant qu'il sera suivi
par l'Académie, qui écrit dans la Préface de sa lre édition (1694) :
« L'Académie s'est attachée à l'ancienne Orthographe receuë parmi tous les gens
de lettres, parce qu'elle ayde à faire connoistre l'Origine des mots. C'est pourquoy
elle a creu ne devoir pas authoriser le retranchement que des Particuliers, & princi¬
palement les Imprimeurs ont fait de quelques lettres, à la place desquelles ils ont
introduit certaines figures qu'ils ont inventées, parce que ce retranchement oste
tous les vestiges de l'Analogie & des rapports qui sont entre les mots qui viennent
du Latin ou de quelque autres Langue. Ainsi elle a écrit les mots Corps, Temps, avec
un P, & les mots 7Vs/i?, Homieste avec une S, pour faire voir qu'ils viennent du Latin
Tc.mpus, Corpus, Testa, Honeslus. »

Au total, cette lrc édition du Dictionnaire de l'Académie contient bien « plus


de consonnes finales ajoutées pour des raisons étymologiques, dérivatives ou
analogiques, que de consonnes supprimées ». À ce projet étymologique
s'ajoute un critère de lisibilité qui consiste précisément à ajouter aux mots
courts des graphies étymologiques ou historiques. Quand les hétérographes

7.L'analvse présentée ici doit beaucoup aux travaux de Nina Catach sur l'histoire de l'ortho¬
graphe (Catach 1995, 2001).
S. Publié en 1995, cet ouvrage fut initié et dirigé par N. Catach, qui fut assistée dans cette vaste
entreprise par de nombreux collaborateurs de son laboratoire. 11 constitue une source unique
d'information sur la genèse de l'orthographe française.
9. Sur cette question, se reporter également à Biedermann-Pasques (1992) et Pellat (2001).
10. Propos prêté à Théodore de Bèze par Peletier du Mans (1555).
11. Voir notamment Meigret (1542/1972).
12. C'est le cas de mets où / vient de mettre.

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Pourquoi distinguer les homophones ?

ont une origine différente, ce sont le plus souvent les vestiges de la prononcia¬
tion disparue qui servent à établir des différences graphiques, qu'il s'agisse de
consonnes (bon vs bond) ou de voyelles (chêne vs chaîne) ; quand l'origine est la
même, c'est l'évolution sémantique qui rend nécessaire la distinction
graphique (compte vs conte, dessin vs dessein).
Ce fonds étymologique se retrouve donc dans la logographie (distinction
des lexèmes) mais également dans la morphographie, pour étoffer les fins de
mots. Les consonnes finales d'origine latine ont progressivement disparu du
français parlé populaire entre les XIe et XVIe siècles mais la langue savante les a
conservées, au moins jusqu'au XVIe siècle, dans des contextes spécifiques (à la
pause et devant un mot commençant par une voyelle). Globalement, 80 %
environ des consonnes finales sont restées muettes, tandis que 20 % ont été
restituées à l'oral. Mais au XVIIe siècle, quand leur chute est quasi générale en
toutes positions, ces consonnes sont restituées à l'écrit, où elles vont jouer un
rôle lexical et grammatical. Ce sont alors les rapports morphologiques de
genre, de nombre et de dérivation qui vont contribuer le plus à ces remanie¬
ments successifs.
Tous ces éléments convergent pour former une morphographie qui constitue
la base majeure de l'hétérographie du français écrit. Ainsi, les graphies concur¬
rentes, loin de disparaître, vont en fait se spécialiser (Pellat & Andrieux ce
volume). C'est le cas de z et s à la finale. La lettre z a parfois été remplacée par s
mais elle a perduré jusqu'à nos jours comme signe morphologique de la conju¬
gaison verbale, ainsi que dans quelques cas tels que chez, nez, etc. (Andrieux-
Reix 1998). La lettre s du pluriel, placée en finale de mots, ne se prononçait déjà
plus au XVIe siècle, même devant voyelle (Estienne 1557). La lettre x a de son
côté de multiples fonctions. Dès le XIIe siècle, elle remplace us dans les mots
terminés par une diphtongue en u (chevaus, deus) ; peu de temps après, elle note
le pluriel des mots en s après al, el (chevel / cheveux), mais aussi - abusivement -
celui de mots déjà terminés par u (au, eu, ou...) ; elle a aussi parfois « une valeur
diacritique de lisibilité », en finale, notamment après i (paix).
Mais le cas le plus édifiant de la morphogenèse graphique est peut-être
celui de la consonne r dont le sort en finale de mots fut longtemps chaotique.
Dans les verbes en -ir, le r final s'était amùi fin xvr'-début XVIIe siècle... pour
réapparaître à la fin du XVIIe siècle, sous l'influence des verbes en -ire et -oire.
Ce r s'est à nouveau prononcé dans les verbes en -oh sous l'effet de la
fréquence de verbes tels que avoir, devoir, pouvoir, où le r n'a jamais cessé d'être
prononcé. Il existait par ailleurs, dans le Paris du XVIe siècle, une tendance
populaire à ne pas prononcer le [r] final ; on disait [plesi] (plaisir), [fini] (finir),
[dine] (riisner) au lieu de [plesiu], [finiu] et [dineR] (Pope, 1934/1952). Bien des
voix s'élevèrent alors contre cette prononciation, jugée « provinciale ». Ce [r]
final sera finalement restauré au XVIIIe siècle, sous l'influence analogique des
verbes en -ire notamment. L'infinitif des verbes en er fait en revanche entendre
le [r] final, ce que condamnent les élites - notamment Vaugelas et Molière -

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Moiphographie & homophones veibaux

qui préfèrent [e]. Cette option finira par l'emporter, même si on trouve la
tendance inverse tout au long du XVIIe siècle, comme en témoignent les rimes
de Malherbe (enfer et philosopher), Corneille (air et donner), ou encore Racine
(cher et arracher).

Le nombre offre lui aussi un exemple instructif de morphogenèse


graphique. Du fait de l'évolution phonétique, les formes du singulier et du
pluriel s'étaient relativement éloignées les unes des autres. Ces différences se
retrouvent à l'écrit, au XVIe siècle et même après (coq vs cos, drap vs riras) i:\
Cependant, dès le XVIe, les consonnes devant s sont restaurées (coq vs coqs, drap
vs draps), sauf dans certains mots très courants (tous, gens). Les pluriels étaient
alors notés par s ou par x. Les anciennes notations en z avaient en général
disparu, sauf après [e] fermé final, où cette lettre servait de signe diacritique
(amiliez). Dans l'ancienne orthographe, le z final indiquait soit une finale
verbale (vous chantez), soit un pluriel en le] fermé par opposition à c caduc
(boutez vs hommes). La nouvelle orthographe opta au contraire pour amitiés,
façon d'écrire qui prévaudra dans la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie,
en 176214. Dans des cas tels que chezmitx ou cheveux, le .v du pluriel ne s'est pas
imposé tout de suite. Cette lettre, qui notait us, a été comprise en effet comme
« signe morphologique » et de ce fait étendue à tous les mots en -au, -eau,
parfois -eu, -ou.
L'étude de la formation de l'hétérographie met donc en évidence le carac¬
tère relativement aléatoire de sa morphogenèse, en français au moins : une
intention générale, certes, mais des solutions influencées par l'étymologie des
mots et, dans le meilleur des cas, organisées en micro-systèmes multiples.
C'est sur cette base quelque peu hétérogène que s'est constituée l'orthographe
dont nous nous servons aujourd'hui. 11 s'agit maintenant d'analyser en
synchronie cette part sémiographique dont nous avons dit plus haut qu'elle
ne devait plus être considérée comme un accident de l'histoire mais bien
comme un instrument sémiologique.

3. LES FACETTES DE L'HETEROGRAPHIE

Les homophones hétérographes du français comportent en effet différentes


facettes qui réfèrent aux moyens dont dispose la langue écrite pour lever
l'ambigùité des signes linguistiques. D'une façon générale, il s'agit de servir la
communication en représentant un signe par opposition à celui ou à ceux qui
présentent avec lui des similitudes phonologiques. L'écriture s'appuie alors sui¬
des procédés empruntés à la langue... qu'elle prolonge. Nous en envisagerons

13. Le même phénomène vaut pour la relation entre féminin et masculin où le second a été aligné
sur le premier, au XVll'-' siècle notamment.
14. Exception faite des verbes et de quelques cas isolés (chez, nez).

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Pourquoi distinguer les homophones ?

trois, souvent complémentaires, et qui nous semblent essentiels : les contextes,


les catégories linguistiques et les réseaux morphologiques.

3.1. Les contextes


Le recours au contexte permet très souvent de différencier ce qui se
ressemble a priori. Dans une phrase telle que Je préfère le Ips] du boulanger dc St-
Michel, boulanger sélectionne « aliment fait de farine, d'eau, de sel et de levain,
pétri, fermenté et cuit au four », i.e. la forme graphique « pain ». En revanche,
dans une phrase telle que Je me demande pourquoi le fpêj a brûlé, on peut hésiter
entre le sens précédent et celui de « arbre résineux à feuilles persistantes », i.e.
« pin ». Mais au nom d'un principe du type « qui peut le plus doit pouvoir le
moins », il arrive aussi que, pour être reconnu, un signe ne puisse compter
que sur sa forme graphique. D'autant que l'orthographe du français, comme
la plupart des orthographes, exclut les variantes, et doit de ce fait utiliser une
forme et une seule, une fois pour toutes, sans tenir compte de la charge infor-
mative véhiculée. C'est donc la forme la plus décontextualisée qui sert finale¬
ment de référence, quitte à ce qu'elle soit redondante quand le contexte suffit
à lever une ambigùité potentielle15.

Les verbes conjugués se satisfont d'un contexte restreint (vous jouez, il


jouait) mais ces contextes se font en revanche plus opaques avec l'infinitif ou
le participe passé (donner vs donné). Pour apprendre et contrôler l'ortho¬
graphe, les usagers ne peuvent plus dans ce cas s'en tenir à la distribution de
termes co-occurrents mais ils doivent faire appel à un raisonnement analo¬
gique (David et al. ce volume). On pourrait dans une certaine mesure rappro¬
cher de ces homophones verbaux les homophones qui résultent de la
variation en nombre (jours vs jour). Mais là encore, le contexte restreint a
toutes les chances de lever l'ambiguïté, avec notamment en français le recours
efficace des déterminants (le vs la vs les, un vs une, ries...). Le secteur verbal est
lui aussi concerné mais avec cette fois une morphosyntaxe restreinte dont les
ambiguïtés nécessitent des traitement plus larges (il jouait vs î'/s jouaient).
Le contexte morphosyntaxique est donc souvent utile - et parfois suffisant -
pour lever l'ambiguïté de termes homophones mais il ne s'agit nullement
d'une règle générale. Ainsi un contexte restreint suffira à distinguer un nom
d'un verbe (la joue, il joue) quand un contexte plus étendu laissera siibsister
l'incertitude. Prenons l'exemple du titre d'une dépêche d'agence : Vol de
flamants roses au zoo d'Amnéville^6. A priori, l'expression vol de flamants peut
désigner un « ensemble des mouvements coordonnés faits par les animaux

15. Toutes les orthographes ne sont pas aussi rigides. Certaines tirent avantage du caractère facul¬
tatif d'une partie de leurs unités linguistiques (chinois ou coréen) ; d'autres emploient des
variantes graphiques (japonais ou hébreu ; sur ce dernier cas, voir Hoffman 2004).
16. Agence France Presse, mars 2005. Pour faciliter la lecture, nous avons pris le parti de souligner
les homophones concernés.

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Morphographie & homophones veibaux

capables de se maintenir en l'air pour s'y mouvoir », mais aussi le fait « de


s'emparer du bien d'autrui ». Seule la suite du texte - Une douzaine rie flamants
roses ont été volés, apparemment par ries trafiquants d'animaux... - permet de
confirmer la seconde interprétation. Dans d'autres cas, le contexte aussi
étendu soit-il peut s'avérer inopérant au point d'entraîner une incompréhen¬
sion fatale, comme ce fut le cas en 2004, lors du concours du Meilleur ouvrier
de France. La recette à réaliser imposait aux candidats de garnir une timbale de
macaronis, ce que firent certains en mettant des macaronis dans une timbale et
d'autres en fabriquant une timbale avec des macaronis17.

3.2. Catégories d'appartenance


La référence aux catégories d'appartenance des homophones permet de
distinguer divers cas de figure, selon que ces catégories sont proches ou non.
Ainsi, dans le cas d'un couple d'homophones tel que à et a, les deux signes
appartiennent à des catégories morphologiques différentes, verbe et préposi¬
tion. Avec un couple tel que pain et pin, on a en revanche affaire à une même
catégorie - celle du nom - avec un sémantisme totalement distinct. Cette
appartenance nominale a des incidences morphosyntaxiques : appartenant à
une même catégorie morphologique, les termes en question ont des chances
de commuter et donc de se retrouver dans des distributions similaires. Ce
constat n'a peut-être pas d'incidence notable quand les contextes sont
étendus, ce qui permet des distinctions isotopiques. En revanche, avec des
contextes plus restreints - ceux que l'on trouve par exemple dans les manuels
de grammaire -, la différence peut être occultée (C'est du fpsj rie bonne qualité).
Les incidences de la sphère verbale sont d'autant plus redoutables que
l'homophonie porte cette fois sur des paradigmes qui s'organisent autour
d'un même lexème. C'est ce qui se passe notamment avec les verbes français
en [e]. Dans ce cas, les similitudes phoniques qui rapprochent deux formes
sont en quelque sorte renforcées par des similitudes sémantiques. La distinc¬
tion graphique, quand elle existe, ne souligne donc pas une opposition radi¬
cale entre deux formes mais une distinction partielle, qui n'en est pas
secondaire pour autant. C'est évidemment le cas des fameuses oppositions
entre infinitif (jouer), participe passé (joué), présent de l'indicatif (jouez), voire
imparfait (jouait). 11 arrive néanmoins que l'homophonie verbale réfère à des
significations distinctes : je lis vs je lie, ou je pris vs je prie. Une erreur peut
donc, dans un premier temps au moins, compliquer la tâche du lecteur,
comme le montre l'exemple suivant, extrait du courriel d'une universitaire : Je
te *pris rionc, malgré le retard, de m' excuser. Cet exemple est révélateur du rôle
véritable de l'orthographe, même si son poids est moins décisif que celui du
contexte ou de la situation, qui réfèrent tous deux à la connaissance du

17. Ce concours fut retransmis en août 2004 par la 5° chaine.

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Pourquoi distinguer les homophones ?

monde18. Ainsi, après une première lecture tendancieuse de l'exemple précé¬


dent, le lecteur rectifie et choisit prier plutôt que prendre. L'orthographe peut
donc au moins faciliter la compréhension, ou la ralentir.

3.3. Réseaux morphologiques


Les homophones hétérographes sont morphologiquement motivés. À ce
titre, ils appartiennent à des réseaux dérivationnels qui peuvent justifier
certaines de leurs configurations orthographiques. C'est ce que montre le
réseau des homophones en [soi]. cent (< centaine), sang (< sanguin), sent
:

(< sentir), etc. Ces analogies orthographiques constituent une option forte de
l'orthographe du français, ce que confirment les débats qui aboutirent aux
Rectifications orthographiques de 1990. Au début des années 1970, décrivant
les principes qui devaient guider une réforme de l'orthographe - à cette
époque, on parlait encore de « réforme » - le linguiste A. Martinet défendit
notamment la géminée de charriot, au nom « des besoins analogiques des
usagers ». Il ajoutait que tout changement devait entrainer une simplification
du fonctionnement orthographique en allant « dans le sens que les analogies
pourraient jouer plus facilement » (1974) 19. Cette question se retrouve à
chaque fois que des mots qui appartiennent à une même série présentent des
orthographes différentes - souffler mais boursoufler, siffler mais persifler.
Certains souhaitaient privilégier la forme la plus simpie quel que soit le
nombre de formes (lmbs 1971)20 mais d'autres préconisaient une normalisa¬
tion d'après les formes de référence - souffler, siffler - (Hanse 1976). Les Rectifi¬
cations se rangèrent finalement à cette seconde option et optèrent pour les
géminées (boursouffler, persifflage, etc.).

3.4. Homonymie et hétérographie


L'hétérographie - et sa part de nécessité - s'avère donc une notion à géomé¬
trie variable qui peut changer avec les signes et les contextes. Les ambiguïtés
qui découlent de la présence d'homophones peuvent sans doute être levées par
le contexte et la situation (Catach 1989). Si les hétérographes ont malgré tout
un rôle important à jouer dans une orthographe donnée, c'est qu'il existe un
conflit entre la variation de la demande et la notion d'invariance orthogra¬
phique. La demande orthographique peut en effet varier avec les contextes
dans lesquels apparaît un mot alors que la norme orthographique impose une

18. La connaissance du monde s'oppose en l'occurrence à la connaissance de la langue. Dans le


cas de pin - pain, la différence graphique fait écho à des expériences directes de la vie. En
revanche, une distinction comme celle de jouer et ioité nécessite une analyse métalinguistique
(Jaffré 1997).
19. Extrait d'un échange que l'on trouvera dans « Principes d'une réforme éventuelle de
l'orthographe », Catach (1974).

20. Paul lmbs fut le concepteur du Trésor de la langue française que l'on peut désormais consulter
sur internet (<http://atilf.atilf.fr/tlf.ht-m >).

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A'Ioip/iogrophie & homophones vetbaux

forme unique, au détriment de toute variante. C'est ce qui explique que l'hété¬
rographie puisse paraître superflue quand le contexte est explicite. Dans des
[vzoaj s'élevèrent pour protester, le groupe s'élever pour protester active le trait
/vocal/ de [vwa], et rend à la rigueur superflue l'hétérographie ; dans une
[vzvaj royale, en revanche, la distinction orthographique est plus qu'utile.
L'hétérographie s'avère tout aussi précieuse avec des titres de presse qui
doivent être aussi peu ambigus que possible.
Si les orthographes étaient modulables, on pourrait certes adapter les
formes graphiques à la demande, comme c'est parfois le cas en hébreu quand
s'opposent une orthographe du quotidien et une orthographe plus classique
(Hoffman 2004) 21. Quoi qu'il en soit, l'hétérographie demeure un excellent
moyen distinctif quand d'autres facteurs linguistiques font défaut. On s'en
aperçoit même à l'oral, quand les situations de communication sont dépour¬
vues de toute information graphique. La radio en offre de multiples exemples,
dont celui-ci : en interviewant l'auteur d'un livre intitulé Fin des paysans, faim
du monde, le présentateur éprouve le besoin d'épeler à plusieurs reprises : fin,
f, i, n et faim, f, a, i, m ~.

4. LES TYPES D'HETEROGRAPHIE

Parce qu'elle est source de polyvalence, l'hétérographie peut rendre la


phonographie plus opaque... pour mieux servir la sémiographie, en s'adap-
tant aux différentes configurations des unités significatives. Elle sera ainsi
considérée comme totale à chaque fois qu'elle affecte des mots, qu'ils relèvent
du domaine lexical et/ou grammatical. Dans ce cas, l'opposition graphique
des signes peut porter sur des phonogrammes (ancre vs encre, pain vs pin, etc.),
ou sur des lettres non phonographiques (voie vs voix) ; elle peut opposer des
éléments du lexique (cent vs sang...), de la grammaire [à vs a ; ou vs où], ou les
deux [sang vs (il) sent, etc.]. Dans tous les cas, l'hétérographie distingue la
globalité des signes. Des mots tels que voix et voie n'ont sémantiquement rien
en commun, pas plus que à et a n'ont de fonction grammaticale commune.
Dans ce cas, on peut dire que la distinction graphique, même réduite à une
seule lettre, donne raison au sens, contre l'homophonie. Ce phénomène a son
importance pour les usagers, et spécialement pour les apprentis, dans la
mesure où la distinction graphique permet de jouer sur une opposition
franche entre les signes.

21. Hoffman (2004) explique qu'en Israël, les gens cultivés eux-mêmes ont du mal à se mettre
d'accord sur une orthographe standard et qu'il n'est pas rare de voir des mots, des noms d'insti¬
tutions, des noms d'entreprises, etc., écrits de façon différente.
22. Sur Europe 1, lors du journal de midi, 30 avril 2002.

34
Pourquoi distinguer les homophones ?

L'hétérographie peut également être partielle quand la distinction


graphique affecte une partie fonctionnelle d'un mot, et une partie seulement.
Dans ce cas, les mots concernés appartiennent à un même paradigme. Ce type
d'hétérographie concerne surtout les désinences verbales (donner vs donné,
etc.) et les catégories grammaticales (nombre, genre). Les mots ne s'opposent
plus cette fois sur la base d'un sens lexical ou d'une fonction grammaticale
mais ont une partie sémantique commune et s'opposent pour l'essentiel par
leurs fonctions grammaticales. Les usagers doivent donc gérer des structures
bidimensionnelles, d'autant plus redoutables que les facteurs de l'hétérogra¬
phie échappent à toute phonographie - on parle parfois, sans doute à tort, de
« lettres muettes ». Les travaux psycholinguistiques sur la question ont
montré ces dernières années qu'il s'agissait là d'un des domaines les plus
complexes de l'acquisition (voir par exemple : Largy et al. 1996 ; Thévenin et
al. 1999 ; Fayol 2002 ; Fayol & Pacton ce volume).

Les différences entre hétérographies totale et partielle peuvent s'illustrer


par les explications que donnent les élèves aux prises avec des difficultés
orthographiques afférentes. Prenons l'exemple d'un élève de CM2 qui a écrit
Je suis journaliste sur la chêne TFl. Or quand on l'interroge sur l'orthographe de
chêne, il fait état de sa connaissance du monde et répond : « Ah ouais, ça c'est
le [J'en]... c'est une [/en] là... Je me suis trompé pasque ça c'est l'arbre. » Mais
quand on lui demande de justifier l'orthographe de veux dans Je veux avoir un
hotêl (sic), pour judicieuses qu'elles soient, ses explications deviennent plus
alambiquées. Il doit cette fois procéder à une analyse de la langue : « Un x
pasque c'est moi, c'est je... et c'est pareil que tu. Et c'est comme ça pasque j'ai
lu ça dans le cahier de règles. Dans mon Bescherelle, y'avait x, après y'avait t...
je veux, tu veux, il zieut... (il hésite)... c'est le verbe vouloir... nous voulons, vous
voulez... » (Jaffré, 2003).

5. EFFETS DE L'HÉTÉROGRAPHIE SUR LA LANGUE

Que la distinction des homophones soit totale ou partielle, la morphoge¬


nèse graphique montre qu'elle résulte d'un processus évolutif qui s'est cons¬
truit dans l'usage tout autant que dans la prescription des grammairiens, avec
tous les côtés aléatoires et conventionnels que cela implique. Mais, au-delà de
ces considérations sur la fabrique de l'orthographe, l'hétérographie fait
aujourd'hui partie de l'univers linguistique des locuteurs du français. Et si son
apprentissage comme sa maitrise posent de multiples problèmes aux usagers
et aux apprentis (Fayol & Pacton ce volume ; David et al. ce volume), elle
présente en contrepartie des avantages dont nous voudrions maintenant
décrire quelques aspects. En distinguant ce que l'oral ne distingue pas,
l'orthographe dispose en effet d'un certain nombre de procédés qui, s'ils
n'existaient pas, devraient être compensés dans le meilleur des cas par des
options linguistiques communes à l'oral et à l'écrit. Nous allons donc illustrer

I1ICIE FRANÇAISE H! 35
Morphographie & homophones veibaux

ce point de vue avec quelques exemples spécifiques qui sont pour la plupart
extraits de titres de quotidiens et de magazines qui doivent produire un effet
de sens maximal dans un espace minimal.
Dans un article sur la perte d'influence de l'église catholique et la chute du
nombre de ses prêtres, un quotidien23 titrait récemment : Le catholicisme français
pas très clerc. L'effet de sens nait ici de la présence du mot clerc, quand on atten¬
drait (pas très) clair. L'association entre les deux termes présuppose certes un
contexte adéquat - pas très [klat] - qui crée une ambiguïté, pour la lever
aussitôt grâce à la relation entre clerc et catholicisme. Les écrits sociaux recou¬
rent très souvent à ce procédé linguistique : une forme orthographique donnée
est employée dans un contexte figé - une quasi formule - qui sélectionne une
forme homophone de celle qui est écrite. Ce procédé convient tout spéciale¬
ment à la confection de titres de presse. Ainsi, un article sur des musiciens qui
gagnent fort bien leur vie en créant des sons s'intitulera : L'ouïe ri'or2*. Un
match de football contre l'équipe d'Irlande deviendra Un bol ri'Eire, à moins
que le journaliste ne préfère sous-entendre que, sans faire peur, les Irlandais
ont des ressources, avec L'Eire rie rien25. Quand un reportage télévisé sur l'un
de nos hommes politiques les plus en vue titre sur Sarkozy : Elysez-inoi2b, la
magie d'un y suffit à associer les ors de la République et l'acte le plus représen¬
tatif de la démocratie. Selon le même procédé, on jugera que l'évolution d'une
station dans le paysage radiophonique est En bonne zmx, tout comme on quali¬
fiera le caractère éclectique d'un programme musical, à la radio toujours, de
Voix libres27. Les options peuvent être plus audacieuses, quand la victoire de
l'AS Monaco en Coupe d'Europe de football devient : Monaco appelé à
régner ?2S. Mais le nec plus ultra de l'hétérographie nait peut-être des effets que
les représentations écrites exercent sur l'oral. C'est ce qu'aimait faire jadis le
comique Francis Blanche qui, s'exprimant sur la mort, expliquait : Je m'en bats le
coquiilard... J'ai toujours préféré le vin d'ici à l'eau de là23.
Les effets de l'hétérographie - dont on peut voir ici qu'ils sont relativement
spectaculaires - sont-ils transposables dans une orthographe biunivoque ? Ce
n'est sans doute pas totalement impossible puisque les homophones homo¬
graphes sont parfois utilisés aux mêmes fins. En témoigne une affiche lue
récemment dans les couloirs du métro parisien qui annonçait une campagne
sur la lecture, parrainée par la SNCF. Son titre En train de lire. Dans le même
:

ordre d'idée, quand un journaliste de la radio constate que Le trafic des bateaux

23. Libération, édition 07 avril 2005.


24. Télérama, n° 2814, décembre 2003.
25. L'Équipe, édition du 9 octobre 2004.
26. Lundi Investigation du 29 novembre 2004, reportage de J-P. Lepers, sur Canal+.
27. TclcCincObs, n° 2084, d'octobre 2004.
28. Libération, édition du 6 avril 2005.
29. Comédie, chaine du satellite, en décembre 2000.

36
Pourquoi distinguer les homophones ?

entre la Corse et le Continent est interrompu, on comprend bien qu'il s'agit d'une
question de transport maritime et non d'un délit30. Le jeu sur la polysémie
d'un terme peut même être encore plus subtil comme le montre le titre d'une
brève sur le vol de pierres précieuses : Quand les pierres rie la biennale se
taillent31. L'espace nous manque ici pour une argumentation plus fouillée et
nous nous en tiendrons donc à la spécificité iconique de l'hétérographie, en
nous appuyant sur l'embarras de locuteurs quand ils se servent à l'oral
d'homophones privés de leur différenciation graphique. En témoigne, parmi
d'autres, la paraphrase suivante d'un chroniqueur politique commentant à la
radio les mesures prises pour lutter contre les conséquences de la vache folle :
On a vu ries [mer] réagir. . . enfin ries élus. . . 32.

Effets de l'hétérographie partielle

Les exemples qui précèdent relèvent de l'hétérographie lexicale, c'est-à-dire


de la logographie. C'est en effet dans ce domaine que les jeux sémantiques
sont les plus fréquents, parce que les plus ouverts. L'hétérographie partielle
- autrement dit grammaticale - est souvent une source d'erreur orthogra¬
phique mais elle peut aussi véhiculer des nuances linguistiques. C'est notam¬
ment le cas quand le contexte rend possible la commutation entre l'infinitif et
le participe passé. La remarque d'un personnage d'Agatha Christie - Mais dire
que cette constatation est agréable serait exagérer33 - l'illustre fort bien : ce qui
pourrait être un jugement, avec le participe passé, devient un procès à l'infi¬
nitif. La même différence se retrouve sur le site internet de Wanadoo - désor¬
mais Orange. À la rubrique « recherche » des pages jaunes, on peut lire en
effet Demandez, c'est trouvé, finalisation d'un procès qui ne serait qu'envisagé
avec l'infinitif trouver. Ici comme ailleurs, l'information graphique est d'autant
plus décisive que le contexte est restreint. En témoignent les deux courts
exemples suivants : [apale] le 23 mars et On aura vu X fatake]. La première
correspond à une note trouvée sur un agenda - Appelé le 23 mars - ; quant à la
seconde, elle rapporte les propos d'un journaliste sportif commentant une
étape du Tour de France et qui constate que le maillot jaune avait été attaqué.
Dans tous les cas le choix du participe passé ou de l'infinitif produit des effets
de sens, ou plus précisément introduit des différences aspectuelles ou
modales dans le traitement du procès.

Le potentiel de désambigûisation de l'accord

L'accord en genre peut lui aussi fournir des indices qui permettent de
désambigûiser des termes homophones. Dans un roman de Paul C. Doherty,
il est ainsi question d'une «... plaine déserte et silencieuse couverte rie champs

30. France Infos, journal de septembre 2004.


31 . Libération, édition du 29 septembre 2004.
32. France Inter, journal de novembre 2000.
33. A. Christie, L'homme au complet marron, LP n° 5374.

E A H ¤ U E FRANÇAISE !il 37
AAotphographie & homophones vetbaux

luxuriants et rie forêts rie sapins nimbées de brume »34. Dans un tel contexte,
l'adjectif nimbé peut tout aussi bien qualifier forêts que sapins mais l'accord
- nimbées - sélectionne le premier terme. 11 en va de même pour la phrase
suivante, parue dans un article de presse sur la laïcité : « Ex-membre de la
Commission Stasi, chargée de faire ries propositions sur la loi pour la laïcité, il
continue de penser qu'il eût été préférable... »35. La forme accordée chargée est la
seule à indiquer clairement que c'est la Commission qui est concernée et non
l'ex-membre. L'accord en nombre joue parfois le même rôle comme le prouve
un titre d'un hebdomadaire36 : « Généreux, mais un rien condescendants ». Dans
l'article correspondant, il est question de Français qui n'arrivent pas à
comprendre que l'Inde refuse l'aide internationale. L'intérêt ici c'est que le
pluriel est indiqué par le seul s final de condescendants. Mais avec ces derniers
exemples, nous sommes déjà dans une distinction sémiographique mineure.
Les nuances respectives paraissent en effet moins décisives que celles dont il a
été question plus haut. Et l'on pourrait sur ce point discuter des limites d'une
nécessité hétérographique qui se heurte ici à la part d'ambigùité propre à
toute langue.

6. POUR CONCLURE

D'une façon générale, la « nécessité » hétérographique - si nécessité il y a -


est d'abord tributaire de la structure linguistique (morphologie, phonologie,
etc.) et de la fréquence des mots. Elle ne fait en quelque sorte que prolonger
des aspects « inscrits dans la langue », en les adaptant aux exigences de la
communication écrite. A priori l'hétérographie n'est qu'un facteur parmi
d'autres, qu'il convient d'apprécier en tant que tel, un instrument à la disposi¬
tion du lecteur et de son confort. Mais elle s'inscrit à terme dans le travail
d'iconicisation que produit une orthographe insérée dans la culture d'une
communauté linguistique. Si, dans un premier temps, l'hétérographie peut-
être considérée comme une aide à la lecture, à la compréhension, elle tend à
devenir avec le temps une marque qui subsume toutes les autres. Cela
s'explique surtout par la permanence de l'écrit. En effet, alors que les autres
aspects de la structure linguistique sont en général conditionnés par l'usage
- à l'oral, il faut mettre les homophones en contexte pour faire émerger leur
signification -, le signifiant graphique tend à lever définitivement toute ambi¬
guïté. De ce point de vue, la distinction des homophones participe d'une mise
en scène visuographique du sens, dont l'origine remonte à l'émergence des
blancs graphiques. La séparation graphique des mots relativise le poids de la

34. Doherty, P., La mort sans visage, 10/18, n° 3738.


35. Le Monde, 12 janvier 2005.
36. Le Courrier international n° 743, janvier 2005, traduction d'un article du quotidien indien The
Hindi, Madras.

38
Pourquoi distinguer les homophones ?

phonographie. Comme le souligne si justement Saenger (1997), une fois que


les mots du langage vernaculaire disposent d'une image graphique, leur
forme d'origine l'emporte, même quand les changements finissent par rendre
certaines lettres silencieuses.
On peut certes, avec Catach (1989), considérer que les homophones sont
une « maladie naturelle des langues », d'autant plus répandue que les mots
sont courts. Elle ajoutait toutefois que « ce qui n'est pas gênant en général
peut le devenir pour les mots qui reviennent constamment, et qui peuvent
être, grâce à l'écriture, saisis d'un coup d' ». Et d'ailleurs de nombreux
linguistes de l'écrit jugent aujourd'hui la distinction des homophones plutôt
utile. Rollings (2004) la qualifie même de positive, rappelant que si, à l'oral, les
locuteurs peuvent toujours préciser leur propos, cette opportunité est impos¬
sible à l'écrit. Il souscrit au point de vue de Coulmas (1989) dont on a vu qu'il
considérait qu'à l'écrit, les formes linguistiques sont détachées de leur
contexte et doivent par conséquent se suffire à elles-mêmes.
Ainsi, pour aléatoires que soient ses origines, l'hétérographie n'en a pas
moins fini par s'imposer aux usagers, jusqu'à devenir une quasi nécessité.
Cela confirme que loin d'être un objet inerte, figé une fois pour toutes, l'ortho¬
graphe évolue et peut s'adapter aux besoins des époques qu'elle traverse. Or
aujourd'hui, la place prise par l'écrit dans nos sociétés modernes, et surtout
celle qu'y occupent les lecteurs, nous amène à penser plus que jamais la
langue d'une façon globale, sans opposer forcément l'oral et l'écrit. Si le
premier peut parfois aider le second à retrouver une nouvelle jeunesse, ce
dernier peut lui éviter en retour de subir la confusion de son homophonie.
Pour le plus grand plaisir des Académiciens qui, de ce fait, ne courent par le
risque d'être pris pour des academycicns37 !

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37. Pour ceux qui l'ignorent, les acndémycieiis sont les jeunes chanteurs qui participent à la Star
Academy sur une chaine publique de la télévision. Quant aux Académiciens...

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