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LES CAHIERS

DU MUSÉE NATIONAL D'ART MODERNE

M A G I C I E N S DE LA TERRE

J.-H. MARTIN B. BUCHLOH C. SEVERI F. NANJO G. BRETT J. JAIN S. PRICE


J. CLIFFORD J. MUNDINE L. PERROIS J. FISHER L. LIPP ARD Y. MICHAUD

ETE 1989

Centre Georges Pompidou


LES CAHIERS
DU MUSÉE NATIONAL D'ART MODERNE

MAGICIENS DE LA TERRE

TEXTES
JEAN-HUBERT MARTIN et BENJAMIN BUCHLOH Entretien 5

FUMIO NANJO Situation japonaise 15


JOHN MUNDINE L'art aborigène de l'Australie contemporaine 21
JYOTINDRA JAIN Ganga Devi : tradition et expression dans la peinture Madhubani 33

LOUIS PERROIS Le regard du Blanc, de 1'« art nègre » aux arts africains 43
CARLO SEVERI Un primitivisme sans emprunts. Boas, Newman
et l'anthropologie de l'art 5 5
SALLY PRICE Art autre — art nôtre 61

JAMES CLIFFORD Les autres — au-delà des paradigmes de « préservation » 71


JEAN FISHER Autres cartographies 77
YVES MICHAUD Docteur explorateur chef curateur 83
GUY BRETT Terre et musée — local ou global ? 93
LUCY LIPPARD Esprits captifs 103

NOTES DE LECTURE m
par JEAN-PAUL BOUILLON, CLAIRE BRUNET, STÉPHANE DORÉ,
ÉTIENNE JOLLET, YVES KOBRY, ANTOINE PERROT

VIE DU MUSÉE
Entretien avec S ARKIS 118
Acquisitions 124

SUPPLÉMENT CATALOGUS 4

28 ÉTÉ 1989
M 553
Les manuscrits doivent être adressés au secrétariat de la Revue.
Musée national d'art m o d e r n e , Centre Georges P o m p i d o u , 75191 Paris cedex 04.
Le Rédacteur en chef reçoit sur rendez-vous (1) 42 77 12 33 poste 47 05

COUVERTURE :
E X P O S I T I O N CHÉRI S A M B A
AVENUE KASAVUBU, KINSHASA
DÉCEMBRE 1988
P H O T O B R U N O ASSEROY

C O M I T É DE R É D A C T I O N
SECRÉTARIAT DE R É D A C T I O N
PHILIPPE BORDES
A N N I C K JEAN
JEAN-PAUL B O U I L L O N
JEAN-PIERRE C R I Q U I
ICONOGRAPHIE
HUBERT D A M I S C H
S U Z A N N E BERNARD
C H R I S T I A N DEROUET
CATHERINE LAWLESS
SERVICE DE D O C U M E N T A T I O N
JEAN-HUBERT M A R T I N PHOTOGRAPHIQUE
GUNTER METKEN DES C O L L E C T I O N S D U M N A M
ISABELLE M O N O D - F O N T A I N E
ALFRED P A C Q U E M E N T GRAPHISME
C H R I S T I A N PHÉLINE SOPHIE C O S T A M A G N A
GÉRARD RÉGNIER
M A R G I T ROWELL FABRICATION
PATRICE HENRY
RÉDACTEUR EN CHEF
YVES M I C H A U D ABONNEMENTS
CLAIR M O R I Z E T
DIRECTEUR DE LA P U B L I C A T I O N HÉLÈNE AHRWEILER
ÉDITORIAL

Ce n u m é r o d'été des Cahiers du Musée national nons quelques aperçus de situations locales.
d'art moderne paraît en avance. Il accompagne, Nous ne prétendons pas couvrir le monde
en effet, à titre de première réflexion théori- entier. Ces « dépêches » locales (du Japon,
que, l'exposition Magiciens de la terre. d'Australie, de l'Inde) valent à titre de sondage
Compte tenu de la nouveauté de cette et, j'ajouterai, elles valent aussi par leur ton et
exposition, qui est la première exposition véri- leur rythme, qui sont en eux-mêmes parlants.
tablement internationale d'art contemporain, Ensuite, la parole est aux anthropologues
compte tenu du fait que sa réalité — ce qu'elle et ethnologues. Ils nous parlent d'un regard
montrera et comment elle le montrera — pro- autre porté sur les arts dits primitifs et des
duira des effets et suscitera des réflexions qui efforts que nous avons à faire pour modifier
ne pouvaient pas être envisagés au m o m e n t du notre approche, des méthodes à suivre, des
projet, cela n'avait guère de sens de concevoir révisions que cela suppose — ainsi que des
u n ensemble de textes théoriques qui auraient étapes qui ont, d'ores et déjà, été franchies.
été en quelque sorte arrêtés. Il aurait été, par Le dernier groupe de textes, le plus long,
ailleurs, m a l h o n n ê t e d'envisager des textes entreprend de réfléchir aux enjeux, aux condi-
prenant position pour ou contre une exposi- tions et aux perspectives d'un projet comme
tion que nul n'a vue et dont tout laisse penser Magiciens de la terre. Ils parlent d'un tournant
q u ' o n n e p e u t s'en faire facilement u n e dans notre vision de l'art.
« idée » à l'avance. Avec ce numéro, nous avons conscience de
Nous avons donc résolu de demander des livrer des réflexions et des documents en train
contributions à des personnalités qui, à un titre de se chercher, une pensée au travail. Tel fut
ou u n autre, sont engagées dans des entre- effectivement notre objectif : non pas célébrer
prises similaires ou connexes, des spécialistes u n projet ou le critiquer, mais le prendre au
qui témoignent depuis longtemps d'un intérêt sérieux et essayer de mesurer sa force.
pour cette ouverture de l'art à ce qui a long- En procédant ainsi, nous avons le senti-
temps été vu comme ses périphéries. Nous ment d'être fidèles à l'esprit des Cahiers du
avons ainsi contacté des ethnologues et des Musée national d'art moderne, qui est de se
anthropologues, des critiques et des hommes partager entre l'histoire et la réévaluation du
de terrain. passé récent et l'exploration et la recherche la
Ces contributions se sont alors organisées plus avancée, avec la conviction que de ce
assez naturellement. double mouvement peuvent naître des idées
Après u n exposé par Jean-Hubert Martin nouvelles.
des grands axes de son entreprise, nous don- Yves Michaud
ENTRETIEN
BENJAMIN H.D. BUCHLOH - JEAN-HUBERT MARTIN

Benjamin Buchloh : Dans les débats de ces voulons surtout envisager la production artisti-
dernières années, la question de la décentrali- que contemporaine à l'échelon mondial, pla-
sation culturelle a pris u n e place de plus en nétaire. Mais la question du centre et de la
plus importante, depuis le décentrage de la périphérie s'est également posée par rapport à
conception traditionnelle du rapport auteur- l'auteur et à l'œuvre, d'autant que, dans plu-
sujet jusqu'à la contestation de la position sieurs des contextes abordés ici, le rôle de
centrale de l'oeuvre dans son ensemble et de l'artiste et les fonctions de l'objet ne sont pas
l'idée de l'œuvre d'art comme objet concret du tout perçus comme dans notre mode de
cohérent. Mais cette question va plus loin, et pensée européen. Quant aux phénomènes
recouvre aussi bien la critique de l'hégémonie marginaux, il est difficile et délicat de faire
de la culture de classe moderne-bourgeoise participer des artistes issus de contextes géopo-
que la remise en cause de la suprématie de la litiques différents à u n e exposition d'art
production culturelle du m o n d e capitaliste contemporain occidental (euro-américain) res-
occidental, et de ses marchés, sur les pratiques sortissant à la culture dominante, au centre.
culturelles observées dans les « marges » Mais nous voyons bien que, pour avoir u n
sociales et géopolitiques. La décentralisation centre, il faut des marges, et inversement. Or,
culturelle vise à la prise en compte de la la moitié de la centaine d'artistes invités à
spécificité des pratiques culturelles dans ce Magiciens de la terre proviendront de contextes
qu'il est convenu d'appeler le tiers monde. Le marginaux : ce sont des artistes pratiquement
projet des Magiciens de la terre procède-t-il de ce inexistants dans les circuits du monde de l'art
contemporain.
débat critique, ou est-ce simplement une autre
tentative pour stimuler u n monde de l'art
essoufflé en présentant les mêmes productions B.B. : Comment vas-tu t'y prendre pour ne pas
contemporaines dans le cadre différent d'une tomber précisément dans le plus redoutable
exposition d'actualité ? des pièges, apparemment inévitable, à savoir :
faire encore intervenir des critères ethnocen-
Jean-Hubert Martin : Il est évident que le pro- triques et hégémoniques dans le choix des
blème du centre et de la périphérie a marqué la participants et des œuvres ?
culture d ' a v a n t - g a r d e euro-américaine ces
dernières années, et notre projet d'exposition J.-H.M. : C'est vrai que c'est le premier piège
des Magiciens de la terre est parti de cette auquel on pense, mais j'affirme d'entrée de jeu
question. Déjà au niveau géographique, nous qu'il est bel et bien inévitable. Ce serait pire

ESTHER M A H L A N G U
PEINTURES MURALES ( M A B H O K H O ,
KWANDEBELE), V. 1986
PEINTURE V I N Y L I Q U E SUR PLÂTRE
PHOTO A. M A G N I N

LES CAHIERS d u M u s é e n a t i o n a l d ' a r t m o d e r n e 28 ETE 1989


encore de prétendre qu'on peut organiser ce sont avérées fructueuses, car elles m'ont per-
genre d'exposition dans une optique objective mis de cerner la place des artistes individuels
« acculturée », sous un point de vue « décen- dans les diverses sociétés, leurs activités spécia-
tré » justement. Comment trouver une pers- lisées et les fonctions de leur langage de signes
pective « correcte » ? En invitant des artistes et de formes. Notre projet d'exposition arrive
selon une répartition proportionnelle, ou en d'ailleurs à u n moment où beaucoup d'anthro-
confiant la sélection à des instances culturelles pologues commencent à se demander pour-
locales, dont les principes sont bien moins quoi ils ont privilégié jusqu'à présent les
élaborés que chez nous ? Ou en la confiant à mythes et le langage au détriment des res-
des délégués politiques de l'UNESCO, en fonc- sources visuelles. Les correctifs auxquels je
tion du chiffre de population dans chaque pense en premier lieu sont les théories de
pays ? Je ne crois pas que ce soit possible. On l ' e t h n o c e n t r i s m e . J'ai aussi bénéficié des
retomberait rapidement dans les pires erreurs conseils d'ethnologues et de spécialistes quand
de la Biennale de Paris à ses débuts, où les il s'est agi d'obtenir des informations précises
artistes étaient sélectionnés par des délégués afin de préparer des recherches et des voyages.
nationaux qui choisissaient uniquement ceux Dans certains cas, nous avons fait ces voyages
qu'ils jugeaient dignes de l'aval officiel du de prospection avec des ethnologues, par
pouvoir culturel et politique. Ça ne pouvait exemple quand nous sommes allés en Papoua-
aboutir qu'à une catastrophe pour la culture sie-Nouvelle-Guinée avec François Lupu.
officielle et officieuse. C'est pourquoi j'ai pris le Mais n'oublions pas qu'en fin de compte je
parti opposé. Puisque nous avons affaire à des dois concevoir ce projet comme une « exposi-
objets d'expérience plastique et sensorielle, tion ». C'est-à-dire que, si u n ethnologue pro-
regardons-les vraiment dans l'optique de notre pose u n exemple particulier d'une culture,
culture. Je veux jouer le rôle de quelqu'un qui mettons d'une société océanienne, mais que
choisit ces objets relevant de cultures totale- les objets de cette culture ne « parlent » pas
ment différentes en se laissant guider par suffisamment au spectateur occidental sur le
l'intuition artistique. Ma démarche serait donc plan visuel et sensoriel, je m'abstiendrai de les
plutôt l'inverse de celle que tu décris : je exposer. Certains objets de culte peuvent avoir
choisirai ces objets de diverses cultures en u n pouvoir spirituel très fort, mais, u n e fois
fonction de ma propre histoire et de ma propre sortis de leur contexte et transplantés dans une
sensibilité. Mais, évidemment, je veux aussi exposition d'art, ils perdent ce qui fait leur
faire entrer en ligne de compte l'éclairage valeur et suscitent tout au plus des malenten-
critique apporté par l'anthropologie contem- dus, même si on leur ajoute de longues éti-
poraine sur la relativité des cultures et sur les quettes explicatives. Et puis j'ai dû exclure
relations interculturelles. aussi certains objets artisanaux, parce que les
sociétés considérées ici ne font pas toujours la
B.B. : Quels sont les correctifs et les éléments distinction entre artiste et artisan.
autocritiques introduits dans ta méthode ? Tra-
vailles-tu effectivement avec des anthropolo- B.B. : Un autre problème dans ton projet tel
gues et des ethnographes sur ce projet, et avec que je le vois, c'est que, d'un côté, tu ne veux
des spécialistes appartenant aux cultures que pas monter une exposition coloniale du type
tu abordes de l'extérieur ? de celle de 1931, où les supports de pratiques
religieuses et magiques seraient dégagés de
J.-H.M. : Oui, j'ai collaboré avec de nombreux leur fonction et de leur contexte pour devenir
anthropologues et ethnographes à la prépara- autant d'objets étalés au regard hégémonique
tion de cette exposition. Ces collaborations se de la domination et l'exploitation impérialistes.
Mais, d ' u n autre côté, tu ne veux pas non plus de l'art traditionnelle a toujours exclu la plura-
te borner à esthétiser une fois de plus des lité au sein de la culture bourgeoise, ton projet
objets de cultures hétéronomes en projetant de rechercher la « meilleure qualité artisti-
sur eux la notion moderne occidentale de que » dans les pratiques culturelles des autres
« primitivisme ». risque de les soumettre à un mécanisme analo-
gue de sélection et de hiérarchisation.
J.-H.M. : Notre propos n'a rien à voir avec
l'exposition coloniale de 1931, car Magiciens de J.-H.M. : L'exposition regroupe des œuvres
la terre inclut u n grand nombre d'artistes issues de cultures savantes aussi bien que de
occidentaux. Elle sert de repoussoir pour les cultures que nous appelons maladroitement
auteurs de notre catalogue, et elle sera forcé- p o p u l a i r e s , s a c h a n t aussi q u e c e r t a i n e s
ment examinée sous u n point de vue critique. cultures ne connaissent pas la distinction. C'est
Pour ce qui est de la question de l'objet culturel un point sur lequel je reviendrai. Mais je
et de son contexte, je voudrais remarquer deux voudrais d'abord faire ma deuxième remarque.
choses. D'abord, quand il s'agit de littérature, Une critique émise immédiatement à rencon-
de musique ou de théâtre étrangers, personne tre de notre exposition portait sur l'écueil de la
ne pose cette question, et nous acceptons le trahison des autres cultures privées de leur
truchement de la traduction, tout en sachant contexte. Oui, les objets seront sortis de leur
qu'elle dénature souvent l'original. Tu pour- contexte fonctionnel, et montrés dans u n
rais me répondre que ce sont là des formes musée parisien qui est u n espace d'exposition
orales et temporelles de l'expérience artistique, institutionnel. Mais nous les présenterons
différentes des objets visuels et spatiaux aux- selon u n e méthode jamais adoptée encore
quels nous avons affaire. D'autres modes de pour des objets du tiers monde : la plupart des
perception entrent certainement en jeu, et un auteurs des objets seront là, et j'éviterai dans la
spectateur occidental ne voit pas du tout de la mesure du possible les œuvres achevées trans-
m ê m e façon q u ' u n spectateur asiatique, même portables telles quelles. Je vais privilégier les
véritables « installations » (pour employer
si la sensation rétinienne est identique en fait.
notre jargon) faites par les artistes spéciale-
Mais de là à en déduire qu'il est impossible de
ment pour cette occasion. Les œuvres d'art
présenter des objets visuels-spatiaux en dehors
sont toujours ce qu'il reste d'un rituel ou d'une
de leur contexte culturel, c'est une idée que je
cérémonie, et cela vaut aussi bien pour une
réfute absolument, quand ce genre de commu-
peinture célèbre du XIXe siècle, où nous regar-
nication existe depuis des siècles dans le
dons également un « pur résidu » si l'on peut
domaine de la littérature, par exemple.
dire. On parle toujours du problème du
contexte à propos des autres cultures, alors que
B.B. : Si je peux t'interrompre, il semble évi- le même problème se pose au visiteur d'un
dent que pour toi la difficulté tient à ce que musée devant une miniature médiévale ou tel
toute l'histoire de l'art moderniste n'a retenu tableau de Rembrandt. Seuls quelques spécia-
jusqu'ici que les objets de la culture savante, listes connaissent tant soit peu le contexte de
alors m ê m e que l'art d'avant-garde moderne ces objets, même si nous avons le sentiment
se constitue depuis le début dans le rapport qu'ils constituent notre tradition culturelle. Je
avec la culture de masse. Les objets et les sais qu'il est dangereux d'extraire des objets
usagers de la culture de masse, quand ils ne culturels des civilisations autres, mais nous
sont pas totalement négligés, sont cantonnés avons des enseignements à recevoir de ces
dans u n e discipline différente (la sociologie ou, civilisations qui se sont engagées dans une
plus récemment, les recherches spécialisées sur quête spirituelle, tout comme la nôtre.
la culture de masse). De m ê m e que l'histoire
B.B. : Cette idée d'une perception transhistori- ques artistiques des années 60 à affranchir l'art
que abstraite de la « spiritualité » semble au du rituel (ce que Walter Benjamin appelait sa
cœur de ton projet. A cet égard, il me rappelle dépendance parasitaire), le mieux serait à
l'exposition Primitivism and 20th Century Art présent de ritualiser ces pratiques mêmes. Pour
organisée au Muséum of Modem Art de New citer u n exemple, quand Lothar Baumgarten
York en 1984. Là, une spiritualité présumée est allé observer dans les années 70 les sociétés
occupait aussi une position centrale dans tribales d'Amazonie qui sont aujourd'hui me-
l'exposition, et elle fonctionnait indépendam- nacées de destruction, il s'est conduit comme
ment du contexte social et politique, indépen- un ethnologue amateur. Mais il agissait de
damment de l'évolution technique de ces for- l'intérieur d'une tradition artistique moderne,
mations sociales particulières. Tu ne crois pas et tentait de découvrir les valeurs des cultures
que la volonté de (re)découvrir la spiritualité afin de restituer sa valeur culturelle à l'œuvre
prend sa source dans le désaveu des politiques d'art, son rôle dans l'expérience rituelle. Para-
du quotidien ? doxalement, les artistes de cette tradition
moderne qui ont adopté cette démarche ont
J.-H.M. : Pas du tout. Si tu t'en souviens bien, contribué par là m ê m e à u n e vision très
à l'époque, le principal reproche fait à cette contestable de 1'« autre » sous l'angle du « pri-
exposition concernait son propos formaliste. Il mitivisme ». Je me demande si ton exposition
me semble important de mettre en relief les ne se fonde pas sur ce modèle. Est-ce pour
aspects fonctionnels, et non pas formels, de cette raison que tu as envoyé Lawrence Wei-
cette spiritualité (après tout, les pratiques ner en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour pré-
magiques sont aussi fonctionnelles). Ces objets parer sa collaboration à l'exposition ?
qui exercent une action spirituelle sur la men-
talité des hommes, et qui existent dans toutes J.-H.M. : Il y a une grosse part de préjugé dans
les sociétés, sont précisément ceux qui nous ce que tu viens de dire sur ce projet d'exposi-
intéressent pour notre exposition. L'œuvre tion. L'idée de départ était de s'interroger sur
d'art ne peut se réduire à la seule sensation les rapports de notre culture à d'autres cultures
rétinienne. Elle possède une aura qui dé- du monde. Par « culture », j'entends u n en-
clenche ces phénomènes mentaux. J'irai mê- semble de relations concrètes entre les indivi-
me jusqu'à affirmer que les objets artistiques dus, et entre ces individus et nous-mêmes. Je
créés il y a vingt ans par des artistes qui me suis demandé s'il serait possible de renfor-
tentaient délibérément d'amoindrir cette aura cer ces relations et le dialogue qu'elles engen-
de l'œuvre d'art en soulignant sa matérialité drent. C'est pourquoi j'ai proposé que Law-
objective, ces objets apparaissent aujourd'hui rence Weiner aille en Papouasie-Nouvelle-
les plus spirituels de tous. En fait, si tu parles Guinée. Je tiens à souligner que notre exposi-
avec les artistes de cette génération, tu décou- tion vise d'abord à provoquer des dialogues. Je
vres souvent leur attachement à l'idée de la m'élève contre l'idée qu'on peut se contenter
« magie » de l'œuvre d'art. Force est de recon- de considérer u n e a u t r e culture afin de
naître qu'il y a une sphère du vécu social qui a l'exploiter. Ici, il s'agit avant tout d'échanger,
empiété sur l'espace de la religion et, si elle ne de dialoguer, de comprendre les autres pour
remplit pas les fonctions communautaires de la mieux comprendre ce que nous faisons nous-
religion, elle n'intéresse pas moins de larges mêmes.
fragments de notre société.
B.B. : Ton projet aboutit forcément à u n e
B.B. : On dirait que tu veux faire comprendre archéologie de 1'« autre » et de son authenti-
que, pour compenser l'impuissance des prati- cité. Tu as entrepris une quête des pratiques
culturelles originelles (la magie et les rituels), J.-H.M. : Nous vivons manifestement dans
alors q u ' e n fait tu dois sans doute trouver le une société où nous parlons des autres de
plus souvent des pratiques culturelles extrê- notre point de vue, où nous les jugeons par
m e m e n t abâtardies, à divers stades de leur rapport à nous, et c'est « nous » qui pensons
désintégration rapide ou progressive par suite qu'« ils » sont toujours préoccupés de magie.
de leur confrontation avec la culture médiati- C'est u n a priori sur lequel nous nous reposons
que et consumériste du m o n d e occidental naïvement, alors que les choses sont infini-
industriel. Vas-tu « sublimer » les objets origi- ment plus compliquées, et que nous n'avons
n a u x au n o m d ' u n e pureté artificielle, ou vas- aucune idée de ce qui se passe vraiment. Nous
tu montrer le degré réel de contamination et ne savons m ê m e pas comment la pensée
d'altération q u ' o n t subi ces formes de produc- « magique » fonctionne au sein de notre
tion culturelle ? société, et de toute évidence elle tient une
grande place.
J.-H.M. : Je n'ai cessé de dire, au contraire,
qu'il n'y a pas u n e pureté originelle à décou- B.B. : Ton exposition va-t-elle évoquer aussi
vrir ailleurs. Le fait que les arts premiers soient les rituels magiques de notre société ? Tu
« sans histoire » a autorisé trop d'affabulations sembles chercher u n pouvoir irrationnel qui
dans ce sens-là. Toutes les œuvres montrées régirait la production artistique dans les
seront le fruit d ' é c h a n g e s d'influences et sociétés tribales, et tu sembles affirmer ici que
d'altérations provenant de notre civilisation ou notre société doit redécouvrir ce pouvoir. En
d'autres. Je pense qu'il y a une méprise sur la revanche, tu n'as pas l'air de t'intéresser aux
façon dont j'envisage ces phénomènes. En modalités selon lesquelles les rituels magiques
réalité, je m'intéresse beaucoup aux pratiques s'accomplissent dans notre société, la fétichisa-
archaïques (je préfère éviter le qualificatif tion du signe, la culture de spectacle et le culte
litigieux de « primitives »). Je m'élève contre de la marchandise.
la thèse (sous-jacente aussi à l'exposition Pri-
mitivism and 20th Century Art , dans une cer- J.-H.M. : Mais je ne cherche pas non plus une
taine m e s u r e ) selon laquelle n o u s avons pureté originelle, même s'il y a des cultures qui
détruit toutes les autres cultures avec les tech- ont encore très peu de contacts avec la civilisa-
niques occidentales. Un texte écrit par les tion occidentale, et dont les modes de pensée
artistes aborigènes australiens invités à l'expo- sont tout différents des nôtres. Depuis que je
sition m ' a bien éclairé là-dessus. Ils expliquent travaille sur ce projet, je m'étonne de plus en
parfaitement le problème de la décontextuali- plus de voir que, m ê m e dans les études
sation, pour ajouter qu'ils commettent leur sérieuses, on maintient l'idéal d'une produc-
« trahison » dans u n but bien précis : prouver tion archaïque authentique, voire d'une pro-
au m o n d e blanc que leur société fonctionne duction collective, alors qu'en fait très peu
toujours. En ce m o m e n t , il leur semble que le d'objets pourraient entrer dans cette catégorie.
meilleur m o y e n de protéger leurs traditions et Nous savons que, dans leur majorité, ces
leur culture consiste à faire connaître leurs pratiques sont en péril ou déjà complètement
anéanties. Mais dans les grandes villes d'Asie et
pratiques culturelles en Occident.
d'Afrique, où le choc de la rencontre entre les
cultures locales et les cultures industrielles
B.B. : On dirait que tu t'es lancé dans une sorte occidentales continue à avoir des répercussions
d ' e n t r e p r i s e réformiste, pour chercher les visibles, on trouve de nombreuses manifesta-
cultures magiques résiduelles dans les sociétés tions qu'on pourrait, là encore, considérer
étrangères et pour tenter de remettre au jour comme des œuvres d'art. Et on en trouve
les ressources magiques de la nôtre.
autant dans les deux domaines, celui de la envie de croire qu'il y a là des auteurs indivi-
culture savante locale comme celui de la duels. Prenons, par exemple, les masques dits
culture populaire. « gélédé ». Ils sont portés une fois par an pour
un rite particulier. Une étude récente montre
B.B. : Mais ne penses-tu pas qu'il faut faire que leurs auteurs sont des spécialistes qui
une distinction entre les formes résiduelles des fabriquent ces masques pour divers villages et
cultures locales savante et populaire et les for- communautés qui les utilisent. Non seulement
mes nouvelles de consommation culturelle ? ce sont des spécialistes de ce type de masques,
qui revendiquent la paternité de leurs oeuvres,
J.-H.M. : Non, je n'exclus pas les objets de la mais encore ils appartiennent à des dynasties
culture de masse, mais j'essaie de découvrir le de fabricants de masques qui remontent à plus
ou les artistes, que l'on peut nommer et situer, de deux générations en arrière. En outre, ces
qui ont effectivement réalisé des objets. Je masques gélédé présentent la particularité de
refuse d'exposer des objets qui se voudraient se modifier au fil du temps, contrairement à
les productions anonymes d'une communauté l'idée occidentale d ' u n type de m a s q u e
culturelle. A mon sens, c'est le type même de immuable, et au cours des dernières décennies
l'idée perverse européenne ou occidentale, et ils ont incorporé de plus en plus d'éléments de
je veux m'en garder à tout prix. Si cinquante la civilisation industrielle. Pour moi, c'est la
artisans réalisent plus ou moins le même type preuve de la vitalité de cette culture, et de sa
d'objet de culte, ça ne m'intéresse pas. Je faculté de réagir au contact de la civilisation
cherche celui qui dépasse tous les autres, qui a occidentale. Certains ethnologues ont
le plus d'individualité. l'impression que ces communautés tribales ont
perdu leur pureté originelle, mais je ne crois
B.B. : Apparemment, ça ne t'inquiète pas pas qu'aucune société ait jamais possédé cette
beaucoup que cette démarche réintroduise les pureté, puisqu'il y a des flux et des échanges
conceptions très traditionnelles du sujet privi- constants. Bien entendu, le monde occidental
légié et de l'objet original dans un contexte exerce une influence particulièrement forte
culturel où l'on ignore peut-être toutes ces dans ces contacts.
notions occidentales, en éliminant d'entrée de
jeu les idées de production anonyme et de B.B. : Pour prendre u n exemple concret,
création collective ? quelle est ta position vis-à-vis de l'Algérie, une
ancienne colonie française devenue un État
J.-H.M. : Non, je n'exclus pas les productions socialiste ? Je suis sûr qu'il y a à Alger et dans
collectives, et en fait nous en avons déjà pas d'autres villes des écoles des beaux-arts assez
mal d'exemples dans l'exposition en projet. actives, et j'imagine que si tu vas dans des
Elles sont dues à des groupes bien identifiés. villages écartés tu trouves des formes rési-
Mais j'adore cette boutade qui dit que les duelles de culture artisanale populaire, et peut-
masques nègres nous semblent anonymes être même de pratiques religieuses. Et, en
pour la raison bien simple qu'au moment où même temps, j'imagine qu'on voit apparaître
on les a trouvés dans diverses communautés une nouvelle culture socialiste. Lequel de ces
tribales, les gens qui les ont rapportés n'ont pas trois niveaux te semble le plus important pour
pris la peine de noter les noms de leurs ton exposition ?
auteurs. Les Occidentaux projettent leurs fan-
tasmes quand ils s'imaginent que ces commu- J.-H.M. : Là, j'aimerais commencer par dire u n
nautés vivent dans une espèce de félicité mot au sujet de notre méthode de travail. La
collective originelle, et du coup on n'a pas particularité de cette exposition fait qu'elle
exige un va-et-vient constant entre la théorie avec laquelle je prépare et je discute ce projet.
et la pratique, qui ne cessent de se corriger Si nous tombons sur des choses intéressantes
l'une l'autre pendant la préparation de l'expo- du point de vue plastique, je vais voir les
sition. Les discours sur les relations intercultu- artistes et je me renseigne sur l'histoire et le
relles n'ont pas m a n q u é en France, encore contexte de leur travail. Je veux exposer des
faudrait-il leur donner une application prag- individus, pas des mouvements ou des Écoles.
matique. C'est ce que j'essaie de faire. Pour Sur ce point, j'essaie de faire exactement le
répondre à ta question : « Lequel des trois contraire de la Biennale de Paris, où les choix
niveaux nous intéresse le plus », eh bien, je se fondaient sur les informations fournies par
veux montrer autant que possible le maximum des fonctionnaires culturels des différents pays,
de phénomènes divergents, afin que l'exposi- qui se calquaient tous plus ou moins sur les
tion fasse preuve d'une richesse hétérogène. courants dominants du monde occidental, sur
la peinture de l'École de Paris ou de celle de
B.B. : Pour renverser la question, est-ce que New York.
ton exposition va aussi offrir des informations
sur les cultures dites minoritaires, qui existent B.B. : Le principal instrument utilisé par la
au sein des sociétés occidentales hégémoni- culture h é g é m o n i q u e bourgeoise (blanche,
ques ? Est-ce que tu vas montrer, par exemple, masculine et occidentale) pour exclure ou
les formes particulières de la modernité noire marginaliser, c'est la notion de « qualité ».
qui se fait jour aux États-Unis depuis le tour- Comment vas-tu éviter ce problème terrible-
nant du siècle, ou les pratiques culturelles des ment épineux, si tu t'en tiens à des critères
minorités africaine et arabe vivant en France à « plastiques » ?
l'heure actuelle ?
J.-H.M. : Le mot « qualité » est banni de mon
J.-H.M. : Bien sûr, j'y ai pensé, et quelquefois vocabulaire, parce qu'aucun système ne per-
on est bien obligé de commencer par là. Par met d'établir des critères de qualité relatifs et
exemple, j'ai rencontré un peintre de la Chine irrévocables dans u n projet de ce genre. Nous
populaire, qui est arrivé en France depuis savons très bien que même les conservateurs
environ quatre ans, et qui habite à Paris. des grands musées occidentaux ne peuvent
Maintenant, il fait partie d'une communauté parvenir à u n consensus sur cette question.
artistique chinoise en France. Il m'a fourni des Mais, bien sûr, il faut élaborer des critères...
pistes pour aborder ce p h é n o m è n e des artistes Certains sont plus rigoureux que d'autres. Il y
chinois émigrés, et aussi des renseignements a des critères qui relèvent de la matérialité de
sur l'art dans son pays. Pour ce qui concerne l'œuvre, il y en a qui relèvent du rapport entre
l'Algérie et le Maroc dont tu parlais tout à le créateur de l'objet et la communauté où cet
l'heure, je les envisage de manière pragmati- objet prend sa place, entre le créateur et son
que, et pas du tout théorique. Dans ces pays, contexte sociopolitique et culturel.
on trouve une tendance à concilier la calligra-
phie traditionnelle avec la peinture de l'École B.B. : Aux États-Unis, quand on organise des ex-
de Paris. Cette transposition de la calligraphie positions dans une perspective critique qui remet
dans la technique de la peinture de chevalet en cause la culture dominante, on entend tou-
occidentale me laisse totalement froid. Je pré- jours ce même reproche : c'est très intéressant
fère montrer u n vrai calligraphe comme l'Ira- tout ça, mais il n'y a pas assez de « qualité ».
quien Youssuf Thannoon.
Je me fonde d'abord sur des critères plasti- J.-H.M. : C'est ce qui arrive, en effet, quand on
ques, sur m o n regard et sur celui de l'équipe regroupe les artistes par pays ou en fonction du
contexte géopolitique. Mais ma démarche est versel, ou qu'on assiste partout à un retour à la
toute autre : nous choisissons des artistes dans figuration, je veux montrer les divergences
un large éventail de contextes, et c'est l'indivi- réelles entre les différentes cultures.
dualité de ces artistes qui garantit le bon
niveau de l'exposition. Ce qui nous ramène au B.B. : Mais quelles sont les divergences réelles
critère de « qualité »... entre les différentes cultures en ce m o m e n t ?
Les métropoles hégémoniques occidentales
B.B. : Mais certaines œuvres (comme celles utilisent les pays du tiers monde comme réser-
des artistes féministes) se distinguent précisé- voirs de main-d'œuvre bon marché (les prolé-
ment par le défi qu'elles lancent à la notion tariats invisibles des sociétés dites post-indus-
même de qualité abstraite, parce que ce terme trielles), elles saccagent leurs équilibres écolo-
suppose déjà un intérêt privilégié, une domi- giques et les transforment en dépotoirs pour
nation, une exclusion. leurs déchets industriels. Tu ne crois pas qu'en
faisant l'impasse sur ces aspects politique et
J.-H.M. : C'est vrai. Nous traversons une épo- économique pour te concentrer exclusivement
que où toutes ces notions sont transformées et sur les relations culturelles entre les centres
réévaluées, et nous nous acheminons peu à occidentaux et les nations en voie de dévelop-
peu vers d'autres concepts. Tant que cela se pement, tu vas forcément inciter à une inter-
passe surtout au niveau de la théorie, nous prétation néocolonialiste ?
n'avons aucun moyen fiable, ni aucune base
solide, pour intégrer ces changements dans la
pratique des expositions. Ce qui ne doit pas J.-H.M. : Ça voudrait dire que les visiteurs de
nous empêcher d'essayer tout de même. l'exposition seraient incapables de percevoir
les relations entre les centres et le tiers monde.
B.B. : Au cours de ces dix dernières années, la Les gens de notre génération, et ils n'étaient
culture hégémonique de la modernité occiden- pas les premiers, ont dénoncé tous ces phéno-
tale a subi des attaques de l'extérieur comme mènes, et les choses ont évolué, du moins u n
de l'intérieur. De manière générale, il ne tout petit peu. Le monde occidental maintient
semble plus admissible de considérer la moder- certainement des rapports de domination, mais
nité comme un style ou un langage universel, ça ne doit pas nous interdire de communiquer
dominant aussi bien dans les pays industria- avec les gens de ces nations en nous penchant
lisés que dans le tiers monde. Cela devient sur leurs pratiques culturelles.
particulièrement flagrant dans les jugements
de plus en plus défavorables sur le Style B.B. : Est-ce que ce n'est pas là encore le pire
international en architecture, et dans l'affirma- leurre ethnocentrique, lorsque tu dis : « L'œu-
tion de la nécessité d'accorder une plus grande vre nous communique du sens, donc elle a sa
attention aux particularismes régionaux et place dans l'exposition. » N'es-tu pas dans le
nationaux. Ton projet d'exposition participe- pire leurre ethnocentrique ? Pis encore, il y a
t-il de ce genre de perspective critique ? des relents d'impérialisme culturel (et politi-
que) dans cette façon d'exiger que ces cultures
J.-H.M. : Complètement. C'est d'ailleurs la livrent leurs productions pour que nous les
raison pour laquelle nous voulons monter une examinions et que nous les consommions,
e x p o s i t i o n v r a i m e n t i n t e r n a t i o n a l e , qui nous, alors qu'il faudrait essayer de démolir le
dépasse le cadre traditionnel de la culture centralisme fallacieux de cette démarche pour
euro-américaine contemporaine. Au lieu de élaborer d'autres critères, de l'intérieur des
montrer que l'abstraction est un langage uni- besoins et des conventions de ces cultures.
J.-H.M. : Je comprends bien ce que tu veux « marges » géopolitiques. Mais l'exposition
dire, mais comment faire pour élaborer effecti- établira aussi d'autres rapports interculturels.
vement ces critères internes ? J'ai ai déterminé Par exemple, la façon dont la répétition d'un
u n certain nombre, et je les ai utilisés pour modèle identique fonctionne dans les thanka
définir le profil des participants à l'exposition, tibétains et dans l'oeuvre de certains peintres
mais forcément ils changent d'une fois sur occidentaux, qui ne cessent de reproduire le
l'autre, et finissent par déboucher sur des modèle qu'ils se sont fixé. Après tout, les
contradictions considérables. Je ne vois pas thanka représentent une pratique artistique
comment on pourrait échapper à ce regard toujours vivante, et pourtant nous ne les
ethnocentrique. Je dois l'assumer dans une connaissons que par les musées d'ethnologie.
certaine mesure, malgré tous les correctifs que L'un des buts de l'exposition est juste de
n o u s a v o n s essayé d ' i n t r o d u i r e d a n s la renverser ce type d'absurdité. N'oublions pas
méthode. La chose importante à dire, c'est que que bon nombre des sociétés considérées igno-
ce sera la première exposition véritablement rent ou refusent les clivages occidentaux entre
internationale, rassemblant des artistes du culture savante et populaire, culture ancienne
m o n d e entier. Je ne prétends certes pas que ce et récente. Les Aborigènes d'Australie ne font
sera u n panorama complet de la planète, mais aucune distinction entre les cultures savante et
plutôt u n échantillonnage que j'aurai établi en populaire. Il y a simplement une culture tradi-
fonction de critères plus ou moins exacts et tionnelle qu'ils mettent en avant pour défen-
quelque peu aléatoires. Je ne peux pas faire ma dre leur identité contre les agressions crois-
sélection comme les ethnologues qui choisis- santes de la culture occidentale industrielle.
sent les objets d'après leur importance et leur Ces gens du bush conduisent des voitures et
fonction au sein de la culture qu'ils étudient, possèdent des fusils, mais ça ne les empêche
m ê m e si ces objets ne « signifient » ou ne pas d'apprendre à leurs enfants le maniement
« communiquent » rien, ou presque rien, pour de l'arc et des flèches, et le respect des tradi-
nous. Un jugement esthétique intervient iné- tions culturelles comme forme de résistance
vitablement dans les choix de m o n exposition, politique contre l'ingérence de la culture occi-
avec tout ce que cela comporte d'arbitraire. dentale industrielle. Et c'est pour ça qu'ils ont
accepté si vite m o n invitation à montrer leurs
B.B. : L'autre pôle du leurre ethnocentrique œuvres, en dehors de leur contexte fonction-
est un culte d'une authenticité supposée, qui nel si l'on veut, mais quand m ê m e dans leur
voudrait obliger les autres pratiques culturelles rôle de défense d'une identité aborigène.
à se maintenir dans le domaine de ce que nous
appelons le « primitif » ou 1'« autre » originel. B.B. : Ce qui soulève une autre question.
En fait, les artistes de ces cultures se targuent à Comment vas-tu éviter l'esthétisation totale de
bon droit d'avoir élaboré leurs propres formes toutes ces manifestations culturelles tirées de
de cultures savantes comparables à celle du leurs contextes non occidentaux, dès lors
monde occidental, avec ses valeurs institution- qu'elles seront entrées dans ton exposition ou
nelles et ses conventions de langage. Ils tien- ton musée ? Comment peux-tu fournir aux
nent donc à être perçus par rapport à leurs visiteurs des informations écrites et visuelles
réussites culturelles et non par rapport à notre suffisantes pour échapper à ce danger sans
projection de l'altérité authentique. étouffer la perception effective de ces objets
sous tout un dispositif didactique ?
J.-H.M. : C'est pourquoi j'ai conçu l'exposition
comme une situation de dialogue entre les J.-H.M. : Je ne veux certainement pas monter
artistes des centres occidentaux et ceux des une exposition didactique encombrée de pan-
neaux explicatifs. Il va de soi que tous les J.-H.M. : Je ne crois pas qu'ils s'inquiètent à ce
artistes seront traités sur un pied d'égalité dans sujet, et d'ailleurs ils n'ont aucune raison de
l'exposition comme dans le catalogue. Et, bien s'inquiéter. Je pense que chaque créateur
sûr, le catalogue fournira les informations s'intéresse profondément aux activités des
essentielles, ainsi que le soutien didactique autres de par le monde. Après tout, la curiosité
nécessaire pour ce genre d'exposition. et la surprise font partie du vécu des artistes en
général, même si, ces derniers temps, dans les
grandes expositions collectives internationales,
B.B. : Donc, tes critères « esthétiques » ont
on n'avait pas besoin de regarder la liste des
aussi une fonction pragmatique, puisqu'ils
artistes pour savoir à l'avance qui serait invité.
vont te servir à organiser une exposition à
Avec notre projet, ce ne sera pas du tout pareil.
partir d'une masse hétéroclite d'objets.
Il y aura bien des surprises et le monde de l'art
ne les appréciera pas toujours, mais ces gens
J.-H.M. : Bien entendu, je vais travailler avec
verront des choses qu'ils n'avaient jamais vues
un architecte, et nous avons déjà beaucoup
auparavant. Je vise u n public beaucoup plus
d'idées sur les diverses formes d'installation
large. En fait, en parlant de ce projet avec des
capables de faire sentir aux spectateurs la
personnes étrangères à notre petit monde des
complexité de la situation, de leur faire com-
musées et des galeries d'art, je me suis aperçu
prendre qu'ils ne regardent pas des pièces de
que cette exposition va apporter quelque chose
musée traditionnelles, mais des objets prove-
qui ira bien au-delà des limites de la culture
nant de contextes totalement différents. Mais
contemporaine telle que nous la concevons
nous devons nous rappeler que c'est une
habituellement.
exposition, pas un discours. Je sais bien que les
expositions ne sont jamais innocentes, qu'il y a
B.B. : On dirait que tu vises aussi à décentrer
toujours une part de discours, et la nôtre sera à
les délimitations sociales traditionnelles du
la fois visuelle et critique. Ce qui m'intéresse
public de l'art ?
en particulier, c'est le choc visuel que cette
exposition va p e u t - ê t r e produire, et les
réflexions qu'elle pourra susciter. Mais je vou- J.-H.M. : Absolument. Je veux exposer des
drais surtout qu'elle serve de catalyseur pour artistes du monde entier, et sortir du ghetto de
des projets et des recherches à venir. l'art occidental contemporain où nous sommes
restés enfermés au cours de ces dernières
décennies. Un public plus large comprendra
B.B. : J'imagine que ton entreprise a dû provo-
certainement que, pour une fois, cette mani-
quer des réactions sceptiques, sinon furieuses,
festation lui sera beaucoup plus accessible, et
chez les représentants du monde de l'art, dont
qu'il s'agit d'une exposition fondée sur des
le rôle est précisément de maintenir coûte que
principes totalement différents. Si nous ne
coûte les clivages et les critères rigoureux de la
f a i s o n s pas au m o i n s l ' e f f o r t d ' e s s a y e r
culture hégémonique ?
d'enclencher cette évolution, nous risquons de
sérieux blocages.
J.-H.M. : Dans le monde de l'art, oui, mais pas
chez les artistes, qui ont accueilli mon projet Traduit de l'anglais par J e a n n e B o u n i o r t
avec beaucoup d'enthousiasme et de curiosité.

B.B. : Même s'il menace de les déplacer un


petit peu de leur position centrale dans la
vision de l'art contemporain ?
SITUATION JAPONAISE
FUMIO NANJO

Les différences, dans le m o n d e des arts, entre Malgré cela, les échanges sont rares entre
le Japon et les pays occidentaux sont nom- ces deux domaines disparates ; les artistes de
breuses. Identifier ces différences pourrait l'un et l'autre genre se meuvent dans des
éclairer notre compréhension de la culture cercles différents et ne communiquent pas
japonaise contemporaine, aussi bien que celle entre eux. Ils ignorent donc les activités des
d'autres pays non occidentaux. artistes dans les autres genres. En simplifiant la
Une vue d'ensemble du monde de l'art situation par souci de clarté, nous voyons que
japonais fait apparaître trois genres bien dis- les écoles de peinture, au lieu d'interagir, sont
tincts : le Nihon-ga, peinture sur papier ou sur constituées chacune en hiérarchie. Chaque
soie, qui utilise des pigments minéraux tradi- école de Nihon-ga et de Yo-ga est comme une
tionnels solubles à l'eau ; le Yo-ga, peinture à pyramide couronnée par un ou plusieurs maî-
l'huile dans u n style emprunté à l'Europe et tres semblables aux Iemotoseido (maîtres d'une
introduit à la fin du XIXe siècle, quand le Japon école ou d'un style artistique donné) que l'on
s'ouvrait au reste du m o n d e ; enfin, l'art trouve dans les arts traditionnels japonais.
contemporain pratiqué par des artistes qui ont Chacune de ces écoles établit des relations
essayé d'adopter les attitudes d'avant-garde de solides entre ses membres et exerce sur le
mouvements tels que Dada et l'Informel. Pour m o n d e des arts une forte influence, à la
ces derniers, il faut considérer que leur posi- manière d'une organisation politique. Com-
tion et leur conscience des choses les placent parés à ces derniers, les artistes impliqués dans
dans le m ê m e contexte artistique que leurs l'art contemporain ont conscience d'un monde
homologues occidentaux. Dans les deux pre- artistique à la fois plus individuel et plus
international.
miers genres, on peut dire que le Nihon-ga
fonde u n style de peinture orientale caractéris- La structure du réseau de galeries liées à ce
tique. Il provient du Suiboku-ga, peinture à système est très différente de celle des pays
l'encre de Chine, et du Yamato-e, peinture de occidentaux. On dit qu'il y a environ 500 gale-
style classique. Le Yo-ga procède souvent d ' u n ries à Tokyo. Plus de la moitié sont des galeries
style qui rappelle l'impressionnisme ou l'École « de location » où, pour 10 à 15 000 francs par
de Paris. Cependant, il est parfois impossible de semaine et en assurant tous les frais annexes,
distinguer le Nihon-ga et le Yo-ga simplement u n artiste peut exposer ses œuvres. Ce système
par leur style, car les critères pour les distin- particulier au Japon découle notamment du
guer se rapportent uniquement à des diffé- fait que, malgré l'absence de marché intérieur
rences dans les matériaux utilisés. pour l'art contemporain, un nombre considé-

LES CAHIERS d u M u s é e n a t i o n a l d ' a r t m o d e r n e 28 ÉTÉ 1989


rable d'artistes sont animés d ' u n e grande tionner et exposer les œuvres des artistes en
ambition. C'est un système à la fois très capita- observant la parité pour chaque genre ; dès
liste et très démocratique : n'importe quel lors, il leur est difficile de développer dans leur
artiste qui a l'argent nécessaire peut avoir musée une tendance artistique particulière.
l'occasion d'exposer ses œuvres. Les musées provinciaux doivent encore offrir
L'un des inconvénients de ce système est des facilités d'exposition aux artistes résidents
qu'un grand nombre d'expositions inondent le dans la localité ; tout cela réduit à presque rien
monde de l'art sans aucune sélection. De fait, les chances d'exposition dans u n espace public,
pour ceux qui s'occupent d'art contemporain, pour un artiste contemporain sérieux. Comme
quand ils viennent au Japon, il est difficile de on peut le voir, du fait de la situation dans
comprendre la position de chaque artiste par laquelle se trouve l'art contemporain, les
rapport à l'ensemble, puisqu'il suffit à u n artistes et les galeries peuvent difficilement
peintre du dimanche, ou à un artiste d'avant- accéder à un véritable professionnalisme.
garde, de payer la location d'une galerie, pour Une autre différence notable avec les pays
exposer dans les mêmes conditions. occidentaux, c'est le rôle très important pris
Il y a peut-être moins d'une centaine de par les groupes de presse dans l'organisation
m a r c h a n d s qui p a t r o n n e n t des artistes, des expositions artistiques au J a p o n . Les
essaient de les soutenir et de promouvoir leur groupes de presse avaient déjà joué le rôle de
œuvre. Parmi les galeries de Tokyo qui fonc- mécènes d'expositions artistiques dans les
tionnent de cette façon, il n'y en a guère grands magasins, avant la Seconde Guerre
q u ' u n e dizaine à s'occuper spécifiquement mondiale. Dans les années d'après-guerre,
d'art contemporain. Néanmoins, la spécialisa- quatre ou cinq grands journaux entrèrent en
tion s'est récemment développée dans les gale- compétition pour organiser ce genre d'exposi-
ries de location et on en compte maintenant tions, ce qui eut pour effet d'en accroître
environ 50 qui se sont orientées exclusivement considérablement le nombre. Les groupes de
vers l'art contemporain. presse prirent ainsi une position importante de
Quelle est maintenant la situation des mécènes d'expositions d'art publiques. Jus-
musées au Japon ? Il s'en est ouvert depuis qu'aux années 60 — pendant une période où il
15 ans plus de 200, dont 50 à peu près sont des n'y avait encore q u ' u n e poignée de musées —
musées publics, créés par des organismes ils organisèrent des expositions dans les grands
régionaux autonomes. Les autres sont des magasins, qui supportaient l'intégralité du coût
musées privés ou de petits musées qui expo- et bénéficiaient de l'effet promotionnel. Il
sent des antiquités, de la peinture Nihon-ga, de subsiste, dans quelques grands magasins, des
l'art populaire ou de l'artisanat. Dans les espaces d'exposition dénommés « musées ».
musées publics, les directeurs doivent néces- Voici les raisons qui expliquent cette situa-
sairement s'accorder à l'opinion publique tion : 1) les groupes de presse étaient consi-
locale et à celle du comité directeur du musée. dérés comme des organisations ou des orga-
Ainsi, les collections tendent à n'inclure sou- nismes publics, représentatifs des droits du
vent que peu d'art contemporain au profit de public ; 2) au moyen de leurs propres jour-
nombreuses œuvres des maîtres de Nihon-ga et naux, ils avaient u n réel pouvoir de publicité à
de Yo-ga, ainsi que des œuvres des grands leur avantage ; 3) ils utilisaient les expositions
peintres européens de la fin du XIXe et du à des fins promotionnelles, en distribuant gra-
début du XXe siècle. De même, les expositions tuitement des tickets d'entrée aux lecteurs
organisées dans les musées publics se font éminents dans le domaine culturel, élargissant
autour de ces artistes que le public courant leur part du marché et améliorant l'image de
peut aborder. Les conservateurs doivent collec- marque du journal.
Ces groupes conservent encore aujourd'hui ture, le caractère professionnel décroît à
un grand rôle dirigeant dans le domaine cultu- mesure que l'on s'éloigne du sommet de la
rel. De n o m b r e u x musées publics, quand ils pyramide, pour ne devenir au plus bas degré
prévoient des expositions, comptent sur la qu'une sorte d'amateurisme. C'est ce que l'on
compétence, en recherche et en organisation, n o m m e lemotoseido, ou système de maîtrise. On
des groupes de presse, ainsi que sur leur trouve cette structure dans tous les arts tradi-
financement. Au premier coup d'oeil, ce sys- tionnels japonais, où l'on ne distingue pas de
tème semble avoir le mérite de libérer les frontière bien nette entre professionnalisme et
activités culturelles du soutien financier du amateurisme. En peinture, le Nihon-ga et le Yo-
gouvernement. En m ê m e temps, cela ne va pas ga adoptent ces mêmes structure et hiérarchie.
sans problème : quand u n des groupes orga- Le résultat de ce climat culturel est que même
nise u n e exposition, il arrive souvent qu'elle les artistes professionnels et expérimentés
ne soit commentée que dans le journal du n'ont aucune réticence à louer un lieu pour
mécène et pas dans les autres. Elle est ignorée à exposer, puisqu'ils ont l'habitude de payer
cause de l'absence de toute autre forme d'acti- leurs maîtres.
vité critique et du m a n q u e de discussion et de Ce système particulier semble s'améliorer
débat consécutif ; bien qu'ils soient spécialistes peu à peu pour les raisons suivantes : 1) le
dans leur domaine, les conservateurs des marché de l'art contemporain se développe
musées publics ne peuvent pas toujours faire p r o g r e s s i v e m e n t ; 2) les propriétaires de
état de leurs positions et de leurs opinions dans jeunes galeries, qui ont des aspirations interna-
leurs expositions. En revanche, il est certain tionales, commencent à ouvrir des galeries qui
qu'il n'y a pas assez de conservateurs compé- s'occupent principalement d'art contempo-
tents et expérimentés, ce qui est d'ailleurs une rain ; 3) les jeunes conservateurs sont de plus
conséquence paradoxale de la précipitation en plus compétents ; 4) une critique des expo-
mise à construire des musées : par m a n q u e de sitions organisées dans les grands magasins se
personnel suffisamment qualifié, seul un très fait jour ; 5) on est de plus en plus conscient
petit nombre de musées seraient en mesure des aspects négatifs possibles du mécénat par
d'organiser de grandes expositions sans l'appui un seul groupe de presse ; 6) les relations
des groupes de presse. personnelles et les échanges d'information
entre le Japon et les autres pays se sont
Il faut maintenant éclaircir l'origine du
tellement développés que le Japon ne peut
recours habituel des artistes aux galeries de
plus envisager les choses que d'un point de vue
location. Il y a au Japon u n e longue tradition
international ; 7) les artistes sont sur le point
de Gei-goto, ou occupations de loisirs artisti-
de jouer un rôle social plus important, en
ques. L'Ikebana (art du bouquet), le Sado (la
raison d'événements commerciaux et autres
cérémonie du thé), la musique traditionnelle
activités du même genre qui développent la
et la composition de poèmes brefs (Haîku) sont,
conscience de leur professionnalisme.
depuis le Moyen Age, des loisirs populaires. On
apprenait habituellement auprès d ' u n maître La compréhension de l'art contemporain
q u e l ' o n payait c h a q u e mois. Les moins par le public ne se développe pas aussi facile-
s a v a n t s a p p r e n a i e n t de p r o f e s s e u r s plus ment. En Occident, l'art contemporain peut
habiles, qui à leur tour apprenaient d ' u n également apparaître comme la forme d'art la
professeur d ' u n rang plus élevé et d ' u n plus moins populaire, mais au Japon le problème
grand savoir. Il se formait ainsi une structure est encore plus fondamental. Cela est dû en
hiérarchique pyramidale avec au sommet le partie à la différence historique dans la défini-
maître qui s'affirmait comme chef d'une école tion de l'art, au Japon et en Occident. Il n'y
ou d ' u n style particulier. Dans u n e telle struc- avait pas originellement de concept des beaux-
arts au Japon et, quand le mot étranger « art » évidemment u n e grande difficulté à se situer
fut introduit il y a plus de cent ans, il n'y avait dans le contexte japonais. C'est u n problème
pas de terme japonais pour lui correspondre : de position : où l'artiste se situe-t-il lui-même,
on forgea alors le terme Geijutsu comme équi- quand il pose les questions complexes de son
valent. appartenance locale, de l'internationalisme, du
Bien plus, le peuple japonais en général ne modernisme et de la tradition ? Quand u n
fait instinctivement aucune séparation entre artiste japonais s'apprête à créer une œuvre
art et artisanat et n'a pas clairement conscience d'art originale, il risque souvent de tomber
de cette distinction. Le modernisme occidental dans le piège d'un japonisme exotique : ce
a fondé la définition de la valeur artistique sur pourquoi Ukiyo-ge était autrefois apprécié en
les éléments suivants : 1) le sujet de l'art n'est Europe. D'un autre côté, s'il produit une
pas la technique, mais la conception de œuvre proche de l'art contemporain occiden-
l'artiste ; 2) l'évolution historique est effec- tal, l'artiste prend le risque d'être considéré
tuée par les artistes de l'avant-garde ; 3) donc, comme u n imitateur ou u n épigone des artistes
l'avant-garde détient une conception nou- occidentaux. Il semble excessivement difficile
velle ; 4) cette conception nouvelle surgit de d'atteindre à l'universalité, qui consisterait à
l'identité individuelle de l'artiste. Ces éléments être accepté par le plus de gens possible, et en
ne sont pas clairement reconnus par le grand même temps à l'unicité de l'œuvre, sans tom-
public au Japon et, quelquefois, pas même par ber dans de tels pièges. Cette difficulté est
les spécialistes en histoire de l'art. partagée par les artistes des pays non occiden-
Par opposition au point de vue occidental taux et la question devient : comment l'artiste
qui prend corps dans le modernisme, il est peut-il produire une œ u v r e d'art internatio-
fondamentalement entendu que, dans les pays nale et universelle, sans perdre sa propre
d'Orient comme la Chine, le Japon et la Corée, identité culturelle et nationale ?
les disciples d'un maître essaieront de fixer son Il faut reconnaître que la méthode mise en
style en une forme qu'ils conserveront par- œuvre ici pour situer le problème est elle-
delà les siècles, si ce style paraît en valoir la m ê m e très occidentale. C'est parce q u e ,
peine. C'est donc l'imitation des styles et des comme indiqué plus haut, on ne considère pas,
idées des maîtres du passé qui est prescrite avec au Japon, qu'il faille décourager l'imitation.
force. Si un artiste devait créer un style propre Tout au long de son histoire, la culture japo-
et dévier ainsi de la tradition formelle, il naise a successivement absorbé des éléments
rencontrerait une énorme résistance tant de la venus de Chine et de Corée ; aussi, il est
hiérarchie du monde de l'art que de sa propre naturel que la culture américaine se soit répan-
conscience d'artiste. Il a pu en être de même due en masse à la fin de la Seconde Guerre
dans la pratique de l'artisanat en Europe, mais mondiale. On décèle cette tendance depuis les
ce n'est certainement plus le cas dans l'art temps les plus reculés de l'histoire du Japon.
d'aujourd'hui. On peut aussi bien dire que la notion
Au Japon, c'est aussi la notion du rôle de même d'identité culturelle n'a, dès le départ,
l'artiste qui est différente ; on le considère aucune existence au Japon. On peut d'ailleurs
généralement comme quelqu'un qui fait, avec se demander si l'une des raisons de ce fait n'est
l'habileté d'un artisan, des peintures ou des pas que, jusqu'à l'occupation américaine de
sculptures agréables à l'œil. La conception de 1945, le Japon est resté séparé des autres
l'artiste comme figure prophétique, capable de cultures par la mer, et qu'il n'a jamais été
voir la vérité et de deviner le futur, est tout à envahi par une autre race. La conséquence est
fait étrangère à la tradition japonaise. Si que le Japon n'a jamais fait l'expérience du
l'artiste se pose comme créateur, il rencontre moment critique de la perte de la culture
originelle. Ces raisons mises à part, le Japon a styles et la philosophie contemporains, en
importé de n o m b r e u x éléments des cultures explorant en profondeur les racines de la
étrangères pour des raisons pratiques et sans tradition ; ou bien cela peut éventuellement se
discrimination. On peut encore dire que le faire par la conquête d'un style et d'un point
Japon ne choisit et n'adopte que ce qui est de vue sur le monde, entièrement nouveaux,
facile à utiliser à des fins pratiques. peut-être grâce à une connaissance de l'explo-
Ainsi, la culture japonaise, qui est le résul- sion actuelle de l'information et de la techno-
tat de cette tendance, en arrive à une certaine logie qui s'y rapporte.
ressemblance avec ce que l'on n o m m e aujour- Quant aux possibilités du Japon, on les
d'hui postmodernisme ; dans les deux cas, on trouvera dans son énergie chaotique, surtout à
constate u n e juxtaposition ou u n e coexistence Tokyo, et dans son pluralisme qui a modelé le
de choses qui appartiennent à des styles et à caractère propre du Japon contemporain, à
des contextes différents, de m ê m e q u ' u n excès savoir le goût pour la nouveauté inhérent à sa
de citations ou d'imitations. La culture japo- nature qui accepte volontiers le nouveau.
naise n e possède pas u n e logique supérieure Beaucoup d'étrangers engagés dans des acti-
propre qui lui permettrait de résumer le tout, vités culturelles le savent déjà et attendent
et il n'y a ainsi que de rares éléments, ou styles, l'apparition de quelque chose de nouveau dans
qui aient été rejetés parce qu'opposés à l'es- le m o n d e culturel japonais. Je nourris de
sence de cette culture. En dernière analyse, on semblables espoirs, mais je sais qu'il n'y a
pourrait dire que le Japon n'a pas fait l'expé- aucune assurance que les facteurs actuels de la
rience du modernisme, mais, en revanche, culture japonaise soient intégrés et ouvrent un
qu'il est passé directement du prémodernisme horizon vraiment nouveau et profond à la
au postmodernisme. culture contemporaine. Si cet espoir se réalise,
Pour les artistes japonais, la question il sera accompli par les artistes, les penseurs, les
demeure de savoir comment offrir u n e œuvre intellectuels, et grâce aux exploits exception-
nels de quelques génies, japonais et étrangers
d'art unique et u n point de vue artistique qui
engagés avec le Japon.
soient l'un et l'autre enracinés dans la culture
et dans l'histoire japonaises. La solution se
trouve peut-être dans une méthode suscepti-
ble de donner u n point de vue nouveau sur les Traduit de l'anglais par Gilles Courtois
CÉRÉMONIE A Y U E N D U M U (AUSTRALIE CENTRALE), 1988
PRÉPARATION D ' U N E PEINTURE DE SOL POUR YALA (YAM)
P H O T O PETER McKENZIE
L'ART ABORIGÈNE
DE L'AUSTRALIE
CONTEMPORAINE
JOHN MUNDINE

On dénombre de nos jours de vingt à trente Mais, issu de cet art primitivement reli-
c o m m u n a u t é s aborigènes, implantées sur tout gieux, il existe u n art plus séculier qui déve-
le territoire de la région appelée « les confins loppe de nouvelles formes, produit pour la
supérieurs », dont la production artistique est consommation extérieure. Certaines de ces
destinée à la diffusion commerciale. En fait, la formes d'art, transportables et statiques, proje-
plupart des c o m m u n a u t é s ont u n e activité tées au-delà des limites de la communauté au
artistique dont la production est destinée à la moyen de l'échange commercial, présentent
vente pour l'extérieur. Mais il faut noter que des figures qui fonctionnent plutôt comme des
cet art tire son origine du contexte des cérémo- « polaroïds statiques », comme u n abrégé des
nies religieuses, qui impliquent le chant, la cérémonies les plus complexes. Les œuvres
danse, la fabrication de sculptures, le récit, la séculières et statiques peuvent faire référence à
représentation théâtrale, le mime, la peinture, des éléments des mystères religieux qui pren-
etc. La pratique cérémonielle peut se manifes- nent corps lors des cérémonies communau-
ter sous des formes simples et strictement taires, mais ils sont et doivent être condensés et
circonscrites à telle c o m m u n a u t é ou, au transformés, afin de ne pas enfreindre les
contraire, sous forme de grandioses et com- différences importantes, vitales pour la culture
plexes événements sociaux. Une cérémonie traditionnelle aborigène, qui existent entre la
religieuse organisée sous sa forme la plus vie religieuse et la vie séculière.
fastueuse peut concerner des milliers d'indivi- Tout matériau appartenant à la dimension
dus, venus de plusieurs milliers de kilomètres à de la culture « secrète-sacrée » relève des
la ronde, et peut se prolonger sur plusieurs interdits les plus stricts et ne peut, selon la loi
années avant d'être définitivement conclue. aborigène, être divulgué aux non-initiés, qu'ils
Ces cérémonies constituent les formes appartiennent ou n o n à la communauté.
d'expression artistiques les plus importantes de Enfreindre de tels interdits, c'est s'exposer aux
la région, mais rares sont les personnes de plus graves censures et même au châtiment.
l'extérieur qui peuvent y assister : elles ne sont Mais ces dernières années, les anciens des
destinées q u ' a u x communautés concernées. communautés aborigènes ont commencé à
C'est u n art très personnel, événementiel et admettre l'intérêt qu'il peut y avoir à trans-
temporaire, conçu pour u n lieu et une époque mettre les formes séculières de leur culture à
déterminés, pour u n e collectivité déterminée, ceux qui vivent à l'extérieur de leur commu-
ainsi qu'à des fins religieuses et sociales déter- nauté et plus généralement à la culture de
minées. l'humanité.

28 ÉTÉ 1989
LES CAHIERS d u M u s é e n a t i o n a l d ' a r t m o d e r n e
Tout l'art statique produit pour l'extérieur technologie blanche. Les Aborigènes pourront,
est donc conçu pour l'échange commercial, ce par exemple, se rendre aux cérémonies en
qui implique un changement de statut. Qu'il a u t o m o b i l e ou m ê m e en autocar ou en
soit conçu pour la vente, cela ne signifie pas camion. Ils pourront m ê m e prendre l'avion, ce
automatiquement qu'il soit négligeable ou que j'ai pu constater récemment (certains
motivé uniquement par des considérations d'entre eux se rendaient, des mois à l'avance, à
matérielles ; il est aussi vu comme un moyen u n e cérémonie très « secrète-sacrée », au
d'échange, comme un objet pédagogique des- nord, en avion de tourisme). Ils pourront aussi
tiné aux Blancs et comme preuve apportée au introduire de nouveaux matériaux dans leur
monde extérieur de la considération que por- production artistique, employer u n e colle
tent les Aborigènes envers leur propre culture. comme fixatif pour les peintures, ou le nylon
On peut examiner sous différents angles pour fabriquer des cordes à la place des fibres
l'échange financier résultant de la vente de l'art d'écorces traditionnelles. Quelles qu'en soient
aborigène. En premier lieu, au simple niveau de ses formes, la nouvelle technologie peut offrir
la transaction économique : la production de de nouveaux outils et de nouveaux moyens,
liquidités financières, employées à l'achat de tout en étant employée à soutenir les objectifs
biens utilitaires. Bien que certains puissent traditionnels, sans nécessairement dominer ou
vendre de tels biens uniquement pour l'argent, subvertir les p r a t i q u e s c o u t u m i è r e s . Les
la transaction peut être placée dans un plus artistes appartenant aux communautés les plus
large contexte de valeur, qui dépasse de loin les reculées peuvent vivre en petites colonies
circonstances immédiates. Dans ce deuxième disséminées sur une aire très vaste, installées
contexte, plus permanent, l'argent gagné n'est sur des propriétés traditionnelles situées en
pas considéré comme la conclusion finale de fonction des responsabilités coutumières et
l'achat, mais plutôt comme une sorte de bail sur foncières dont l'artiste a la charge personnelle,
une part de la production de culture, un service c o n c e r n a n t telle é t e n d u e de t e r r a i n . On
rendu aux Blancs, aussi bien qu'une source de désigne ces colonies sous le n o m de « hors
r e v e n u s pour la c o m m u n a u t é aborigène réserve » ; b e a u c o u p d ' e n t r e elles f u r e n t
concernée. Considéré sous cette dimension, implantées récemment, à mesure que les Abo-
l'échange économique sert un objectif plus rigènes quittaient les colonies où ils étaient
important. Tout se passe comme si les Abori- concentrés, qui avaient été créées artificielle-
gènes disaient : « Nous vous montrerons quel- ment par l'administration blanche. Ce « mou-
que chose de notre culture si vous acceptez de vement hors réserve », comme il fut nommé,
payer un petit copyright en échange du fait que représente, pour les Aborigènes vivant dans les
nous vous montrons cette culture. » régions les plus reculées, u n aspect très impor-
tant de l'acquisition progressive de leur auto-
Aux « confins supérieurs » de l'Australie,
détermination. Cela implique qu'ils reviennent
les vingt ou trente communautés implantées
à proximité de leurs territoires traditionnels,
dans des régions reculées, le plus souvent
pour mener une vie plus authentique, avec
éloignées des principaux axes routiers, vivent
leur famille et leur parenté coutumières. En
toujours selon un mode de vie que l'on a
toile de fond de ce vaste mouvement, les
désigné comme traditionnel et pratiquent la
artistes et les œuvres d'art jouèrent u n rôle
chasse et la cueillette. Ce mode de vie leur
vital, en relation étroite avec cette régénéra-
donne la possibilité de perpétuer leurs prati-
tion culturelle.
ques religieuses traditionnelles, de remplir
leurs obligations envers la terre et de conserver Mis à part quelques exemples dans le passé
leurs coutumes sociales. Mais la plupart de ces où les objets d'art des Aborigènes étaient
communautés font également usage de la réunis en tant que curiosités d'ordre anthropo-
logique, la plupart des communautés tradition- Les Aborigènes du désert occidental, à titre
nelles qui subsistent de nos jours n'ont com- d'exemple, n'étaient pas traditionnellement
mencé à produire de « l'art » au sens où producteurs de « peintures », destinées à la
l'entendent les Blancs — pour le monde exté- consommation extérieure. Leurs formes d'art
rieur — que depuis ces cinquante dernières consistaient en des motifs appliqués sur les
années. Lors des premiers échanges commer- armes, divers ustensiles et sur les objets sacrés,
ciaux d'objets aborigènes, ceux que l'on pour- ou bien tracés sur le sol (à très grande échelle)
rait désigner comme œuvres d'art, qui prove- avec du sable, de l'ocre et des herbes épi-
naient des régions les plus au nord de l'Austra- neuses, sans aucun liant ni fixatif pour conser-
lie, apparurent dans les années 30. A cette ver l'image. Les grands dessins sur le sol, en
époque, les Aborigènes de Yirrakala fabri- particulier, étaient totalement intransportables
quaient des objets d'art pour le surintendant vers le monde extérieur et ne pouvaient faire
de la mission, le prêtre chrétien, qui les diffu- l'objet d'un quelconque échange économique.
sait plus loin dans le pays, vers le sud, vers les
musées ou les collectionneurs de curiosités, Au début des années 70, cette situation se
vers les pays étrangers. Ces collections d'objets modifia en Australie centrale, grâce au mouve-
d'art connurent des débuts modestes, et ce ment très largement connu sous le n o m de
n'est que vers la fin des années 50 que le « mouvement Papunya » : en réponse à l'inté-
marché commença réellement à prendre de rêt que leur portait un enseignant en arts
l'ampleur et à s'organiser, induisant pour la plastiques de l'école Papunya (il s'agit de
première fois quelque chose qui ressemblait à Geoffrey Bardon), certains de ses élèves abori-
une production de masse en ce qui concerne gènes traditionnels furent encouragés à repro-
certaines catégories d'objets destinés à la duire dans l'école, sous forme de décorations
vente, du moins en comparaison de la très murales, leurs motifs coutumiers. Geoffrey
faible production des toutes premières années. Bardon tentait de jeter une passerelle entre la
Il n'y avait fondamentalement aucun blas- culture européenne, où s'inscrit l'art blanc, et
p h è m e à produire des œuvres destinées à la la culture traditionnelle des clans aborigènes
consommation extérieure, tant que les abori- locaux. Il s'était aperçu que de nombreux
gènes continuaient à observer leurs rites, à Aborigènes, chefs de cérémonie dans leurs
raconter leurs récits traditionnels, à s'inquiéter communautés, avaient été réduits à un statut
servile, aux franges du système scolaire admi-
de leurs croyances religieuses et de leurs prati-
nistré par les Blancs. Des hommes, qui étaient
ques, et à tenter de concentrer certains de ces
les gardiens du savoir le plus important concer-
aspects dans des objets d'art.
nant les traditions et l'éducation aborigènes,
Une cérémonie religieuse traditionnelle, en
étaient employés comme jardiniers, balayeurs
tant q u ' œ u v r e d'art, performance de caractère
ou hommes de peine de l'école locale. L'une
théâtral, n'est bien sûr pas transportable en
des raisons de cette dramatique déchéance
dehors de la c o m m u n a u t é et de la circonstance
était que, pour un esprit occidental, les Abori-
dont elle tire son origine. De plus, on peut
gènes n'étaient pas capables de communiquer
estimer que la moitié environ des œuvres
au monde extérieur leur savoir essentiel et leur
produites à l'origine dans le nord du pays
situation sociale. Or, ce furent précisément de
étaient constituées de matériaux éphémères,
nombreux Anciens de la communauté abori-
détruits ou dégradés après le processus de
gène qui devinrent les « artistes » clefs du
création. Certains Aborigènes ont récemment nouveau « mouvement pictural » qui émergea
adopté différents systèmes aptes à surmonter de façon é t o n n a m m e n t forte de Papunya.
les limitations d ' u n médium particulier ou Nombreux furent ceux qui commencèrent à
celles des méthodes de production originelles.
peindre leurs motifs coutumiers, en employant présente à travers toute l'Australie, nous
des peintures acryliques, sur des planches, des amène directement à poser la question désobli-
objets de rebut ou des matériaux improvisés, geante de la dimension contemporaine de l'art
puis, enfin, après la fondation de la coopérative aborigène. L'un des principaux problèmes
de Papunya Tula destinée à diffuser ce travail, réside dans le fait que nous sommes en pré-
sur des toiles. sence d'une culture artistique très ancienne.
Ces œuvres furent d'abord considérées par Dans le passé, le respect total de l'art aborigène
les cercles artistiques officiels comme des pour la tradition avait eu pour résultat que cet
œuvres inauthentiques, comme un art de tran- art était considéré comme exprimant u n e
sition, essentiellement hybride, adapté et culture statique et « gelée » ; elle n'était ainsi
« impur ». Elles n'étaient pas considérées donc pas prise en compte par les expositions
sérieusement comme l'expression de la culture d'art contemporain. Cette situation n'a changé
aborigène et restèrent, p e n d a n t quelque que récemment, mais elle a changé dans des
temps, ignorées ou même rejetées par les circonstances dramatiques.
musées d'art blanc, car elles avaient adopté ce Se pose le problème aigu de l'insertion
qui était considéré comme u n « médium d'une telle culture dans la grille de lecture de
blanc » exclusif, la peinture acrylique sur toile. l'histoire occidentale, qui ne lui a ménagé
Une interprétation tendancieuse et presque aucun espace. Les nombreuses cultures du
raciste prédominait : si l'on pouvait accepter tiers monde sont confrontées à ce m ê m e pro-
q u ' u n artiste australien blanc s'inspire des blème. Tout le système éducatif d'origine occi-
motifs aborigènes traditionnels, développant dentale exclut toute reconnaissance de ces
ainsi la tradition artistique, tout emprunt par cultures, sauf à les décrire comme totalement
les Aborigènes de moyens d'expression blancs étrangères ou extérieures aux représentations
était systématiquement dénigré et qualifié de européennes.
« dilution ». Mais, en fait, l'adoption par les Au musée des Beaux-Arts de New South
Aborigènes de la peinture acrylique et de la Wales se trouve une importante collection d'art
toile produisit un nouvel élan de la conscience aborigène, qui provient d'une collection de
culturelle traditionnelle, plutôt que le déséqui- peintures sur écorce commandées à la fin des
libre qui était à craindre ; et la puissance de années 50 et au début des années 60, à l'occa-
l'affirmation culturelle impliquée dans les sion d'une exposition qui, à l'époque, devait
peintures du désert occidental leur fit gagner, être itinérante. C'était faire preuve d ' u n e
en très peu de temps, la reconnaissance de grande prévoyance, en comparaison avec l'atti-
cercles artistiques australiens plus larges, ainsi tude générale des musées de l'époque, que de
que l'intérêt des musées des Beaux-Arts. créer une telle collection par le moyen de la
Cette floraison d'œuvres fut si importante commande. En fait, la plupart des collections
qu'elle fit naître dans les consciences la certi- d'art aborigène en Australie sont nées du ras-
tude d'une nouvelle « richesse » de l'art abori- semblement de peintures sur écorce, qui pen-
gène et de ses potentiels culturels. En réalité, si dant longtemps furent notoirement considérées
l'art aborigène actuel est fort, ce n'est pas parce comme synonymes de l'art aborigène lui-
qu'il a retenu l'attention récente d'un public même, sans tenir compte du grand éventail de
blanc, mais parce qu'il découle de fortes tradi- formes, d'objets et d'expressions qui constituent
tions culturelles qui évoluent depuis plus de plus véritablement « la culture aborigène »
40 000 ans, et qui sont toujours vivantes. (inconnue du monde extérieur).
Mais, depuis les années 50, depuis que les
La pratique continue de la réappropriation musées des Beaux-Arts australiens ont com-
et de la modification des traditions anciennes, mencé à collectionner « l'art » aborigène,
d'importants changements sont intervenus en aujourd'hui « points et cercles », style présent
réponse à l'élargissement des horizons de l'art dans l'art aborigène du désert occidental, pos-
aborigène dans toute l'Australie, sans oublier sède de véritables affinités avec u n style occi-
les changements survenus dans la production dental bien assimilé par l'histoire et l'esthéti-
culturelle des communautés aborigènes, desti- que de l'art moderne. L'intérêt croissant, en
née au regard du monde extérieur — déjà Australie et ailleurs, porté aux peintures de
mentionnés à propos du cas spectaculaire du Papunya résulte en partie du fait que le terrain
« m o u v e m e n t » pictural issu de Papunya. Ici, avait été préparé en termes de compatibilité
le style de peinture « pointilliste », appelé esthétique avec l'histoire de l'art occidental. Il

TURKEY T O L S O N TJUPURRULA
TRIBU P1NTUPI
SERPENT BRUN VENIMEUX, 162,5 x 197,5
© PAPUNYA TULA ARTISTS PTY LTD
ET A B O R I G I N A L ARTISTS AGENCY LTD
appartient néanmoins à une période qui a (comme, par exemple, le boomerang et le
témoigné d'une grande ouverture vers l'esthé- didjeridu) — ou même les théories décrivant
tique de l'art aborigène. l'art aborigène au moyen de concepts tels que
Le résultat le plus important de ce change- « le style en rayons X » pour rendre compte
ment de conception esthétique se voit dans le des gravures sur rocher ou des peintures sur
fait que les vieux stéréotypes courants dans écorce de certaines régions, furent contraints
l'analyse de la culture aborigène — par l'inter- de céder la place à des analyses plus com-
médiaire de certains objets ou ustensiles plexes. Cela eut pour conséquence de nom-
breux changements dans la façon de réunir les pas pour leur seul bénéfice, mais pourra
collections, sans oublier que ces changements contribuer à une nouvelle et importante prise
résultent aussi d'une modification des cons- de conscience de la communauté australienne
ciences, provoquée par les Aborigènes eux- dans son ensemble, découvrant, par l'intermé-
mêmes à mesure qu'ils eurent plus d'influence diaire de l'art aborigène, les valeurs de sa
et de contrôle sur l'interprétation de leur culture. Les régions que les populations
culture par le m o n d e extérieur. blanches des villes du Sud considéraient
Que les Aborigènes soient à l'origine d'une comme définitivement « éloignées » peuvent
nouvelle prise de conscience de leur culture et aujourd'hui, pour certaines d'entre elles, être
au sujet de leur culture, ce fait doit aussi être vu visitées ; leur personnalité géographique et
dans la perspective d ' u n processus plus large, historique pourra être mieux comprise et éva-
luée. Des colonies comme Broome, à l'extré-
celui de l'ouverture et du changement dans la
mité de la côte Nord-Ouest de l'Australie
façon qu'ont les Australiens de se penser eux-
occidentale, peuvent aujourd'hui être appré-
mêmes, de penser leur identité, leur histoire et
ciées pour leur caractère et leur histoire cultu-
leur situation future dans le monde. Les Abori-
relle unique, alors que, jadis, nombreuses
gènes estiment avoir à jouer u n rôle significatif
étaient les colonies les plus inaccessibles du
et nécessaire dans ce processus. Cela ne sera

CLIFFORD POSSUM TJAPALT1ARRI


TRIBU ANMATJERA CLIFFORD POSSUM TJAPALTJARN
DREAMING {CENTRAL M O U N T WEDGE, AUSTRALIEI LIGHTNING DREAMING, 1987
90x60 PEINTURE SUR TOILE, 183 X 122
A U C K L A N D CITY ART GALLERY
© PAPUNYA TULA ARTISTS PTY LTD
P H O T O YVES M I C H A U D
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Nord de l'Australie à n'être visitées que par des contemporaine australienne, fut une attitude
a n t h r o p o l o g u e s , des minéralogistes, des pour le moins prémonitoire au début des
mineurs et des aventuriers, qui s'y rendaient années 70. Et, par rapport à l'attitude des
tous avec des intérêts très différents. gouvernements précédents envers le dévelop-
Nous sommes dans une période critique du pement de la culture aborigène, cela représen-
développement de l'histoire culturelle de l'Aus- tait un changement radical. Pour la première
tralie : les forces conservatrices peuvent vouloir fois, le développement de la culture aborigène
accentuer les dissensions qui existent dans la était considéré pour lui-même et se voyait
société australienne, afin de continuer à tirer attribuer son propre budget. Une commission
profit dans les régions aborigènes de l'exploita- aborigène fut mise en place pour évaluer les
tion des ressources en matières premières et du différents projets artistiques aborigènes et leur
travail aborigène, sans tenir compte des effets à allouer des fonds, mais aussi pour promouvoir
long terme. Se sentant en danger, les puissances internationalement la culture aborigène. Les
économiques conservatrices peuvent vouloir changements ne furent pas immédiats, et la
toujours présenter, sous un aspect négatif, les longue lutte pour que les Aborigènes prennent
aspirations des Aborigènes. Certaines questions en main tous les aspects de l'organisation de
politiques et sociales très critiques sont liées leur culture ne fait que commencer. Mais la
directement à la signification de l'art aborigène, création de Y Aboriginal Arts Board a ouvert la
et ces deux problèmes ne peuvent pas être voie à l'autodétermination des Aborigènes en
examinés séparément. ce qui concerne les affaires artistiques.
Il est impossible dans le cadre de ce texte L'une des initiatives les plus importantes
d'envisager toutes les questions concernant les prises par VAboriginal Arts Board, dans les
Aborigènes, mais il sera du moins nécessaire années 70, fut de déterminer la localisation des
d'attirer l'attention sur des organismes qui postes de conseillers chargés de l'artisanat et de
participent de près à la production artistique, à la production artisanale, afin d'installer ces
son développement et à sa promotion. personnes dans les communautés aborigènes
L'Aboriginal Arts Board (Commission pour les plus traditionnelles, vivant dans l'extrême
les arts aborigènes) fut l'une des sept commis- Nord et dans le Centre de l'Australie. Leur rôle
sions créées par le gouvernement travailliste était d'encourager l'art aborigène, de le diriger
de M. Whitlam — sous l'égide de VAustralian vers le monde extérieur, sur le marché de l'art,
Council for the Arts (Conseil australien pour les et de s'assurer qu'il ne soit pas spolié par les
arts), appelé maintenant Australian Council intérêts extérieurs, comme cela avait été le cas
(Conseil australien) — après qu'il fut porté au dans le passé. Us devaient être présents pour
pouvoir par les élections fédérales de 1972. Le s'assurer que les artistes aborigènes ne vendent
vaste panorama des arts plastiques en Australie pas leur travail pour seulement une caisse de
fut placé sous la responsabilité du Visual Arts bière ou u n camion en ruine, etc.
Board (Commission pour les arts plastiques), Les conseillers chargés de l'artisanat et de la
commission distincte appartenant à VAustralian production artisanale ont donc joué un rôle
Council, comme la commission pour la littéra- très important lors de ces changements cru-
ture, la commission pour la musique, la com- ciaux intervenus sur u n e dizaine d'années :
mission pour les arts du spectacle, etc. t r a n s f o r m a t i o n de l ' a p p r o c h e , en t e r m e
Distinguer ainsi, dans l'éventail des acti- d'esthétique, d ' u n e plus vaste population
vités artistiques nationales, les arts aborigènes, envers l'art aborigène, et transformation des
ce qui en quelque sorte prolonge la conception mentalités envers les Aborigènes eux-mêmes.
que l'activité culturelle aborigène doit être J'estime que ces conseillers ont un rôle très
distinctement séparée du reste de la culture important à jouer, celui de lien entre le monde

S- »
.••**•— 'ï

extérieur et les communautés traditionnelles, breuses voix s'élevèrent pour dénoncer le


et entre les différents décideurs qui influencent risque que ces agences n'aient qu'une politi-
la diffusion de l'art aborigène. que à court terme et que l'art devienne dépen-
Ces dernières années, l'organisation de la dant d'une agence gouvernementale lointaine.
c i r c u l a t i o n de l'art a b o r i g è n e f u t l'objet Les gouvernements changent facilement, ainsi
d'importantes luttes d'influence. L'existence que leurs politiques, abandonnant à leur sort
des conseillers chargés de l'artisanat fut mena- des communautés éloignées à qui l'on a sou-
cée par le gouvernement fédéral, qui voulait dainement supprimé toute subvention finan-
tirer profit de la faveur grandissante dont l'art cière. De plus, les ministères fédéraux ne
aborigène était l'objet, et qui avait tenté de peuvent réellement tenir compte de la diver-
fédéraliser et de centraliser la distribution et la sité et de la réalité de l'opinion et des désirs des
vente de cet art dans les capitales des États. Aborigènes les plus reculés. En conséquence,
Cette nouvelle politique menaçait d'affaiblir le l'année dernière, les conseillers chargés de
rôle des conseillers qui travaillaient directe- l'artisanat, travaillant au sein des commu-
ment dans les communautés aborigènes, et nautés aborigènes, ont uni leurs forces avec ces
pour leur seul bénéfice, en faisant passer le dernières pour former l'Association of Northern
marché de l'art par des agences contrôlées and Central Australian Aboriginal Artists (Asso-
directement par le gouvernement. De nom- ciation des artistes aborigènes d'Australie du

L O N C JACK PHILIPPUS
TRIBU LURITIA {AUSTRALIE CENTRALE]
BUSHFIREDREAMING (FEU DE BROUSSE)
PEINTURE SURTOILE
P H O T O J.C. VAY5SE
Nord et d'Australie Centrale). Le but de cette d'une importante oeuvre collective aborigène,
association est de s'assurer que les désirs des présentée lors de la Biennale de Sydney en 1988.
artistes aborigènes restent prioritaires et que L'œuvre présentée à la Biennale consistait en
toute décision concernant l'art aborigène deux cents mâts commémoratifs (un mât funé-
reflète bien leurs aspirations, et non pas celles raire pour chaque a n n é e de colonisation,
des agences gouvernementales. depuis deux siècles) ; elle a été créée dans les
De la même manière qu'a été créée cette régions de l'extrême Nord. Elle a été conçue
association d'artistes du Nord, une autre struc- par des artistes de Ramingining et d'autres
ture a été plus récemment constituée, à Sid- communautés de la terre d'Arnhem et des
ney, en 1988. Cette association s'appelle Boo- territoires du Nord : de Maningrida, Milin-
malli Artists Residents Ko-operative (Coopérative gimbi, Galiwinku, Barunga, Beswick et de
des artistes en résidence à Boomalli). Elle est Bulman. L'idée des Aborigènes, en participant
née de la réunion d'artistes provenant de précisément à cette Biennale, qui mettait l'ac-
plusieurs États, et issus de milieux plus cent sur le point de vue australien (elle était
urbains, qui partageaient des idées communes sous-titrée : « Perspective de la Croix du
concernant le contrôle de leur travail, son Sud »), était de créer une représentation qui
marché et son interprétation par le reste de la soit une prise de position authentiquement
communauté. Conjointement avec l'Association aborigène p o u r l ' a n n é e 1988, et qui ne
of Northern and Central Australian Aboriginal reprenne pas à son compte la rhétorique de la
Artists, elle a organisé récemment une exposi- commémoration, mais qui soit l'expression
tion dans la galerie d'art Boomalli à Sydney. d'une œuvre collective aborigène, dans les
Lors du Bicentenaire de 1988, de nom- formes de la culture aborigène, au sein d ' u n e
breux Aborigènes, artistes ou non, ont ignoré rétrospective internationale d'art contempo-
ou se sont élevés contre les cérémonies, car la rain. Le but de cette œuvre était d'affirmer
commémoration de deux cents ans d'occupa- que, si l'on accepte véritablement l'art abori-
tion blanche ne faisait qu'exacerber le senti- gène, il faut alors aussi accepter la déclaration
ment de dépossession des propriétaires origi- plus générale inscrite dans cette œuvre, à
nels du pays. L'enquête fédérale, pour expli- savoir la revendication de l'intégrité culturelle
quer le nombre extraordinaire d'Aborigènes aborigène et la reconnaissance de leurs droits.
mourant en prison, n'était que l'une des brû- Ce n'est qu'alors que l'on pourra percevoir
lantes questions que soulevèrent les Abori- l'œuvre sous ses différents aspects et significa-
gènes en 1988 ; il y en avait de bien plus tions, et s'en servir comme base de réflexion.
graves, comme celle de la mortalité infantile, la Les artistes avaient donc créé u n e forêt de
protection sociale et la propriété foncière. Le mâts funéraires, plantée dans le sable, sur le
ressentiment des Aborigènes était tel qu'ils site du grand appontement, l'un des deux sites
boycottèrent toutes les cérémonies officielles de la Biennale à Sydney. La forme de ces mâts
de la célébration du Bicentenaire. possède une signification spécifique dans le
Mais le Bicentenaire donna l'occasion aux contexte de leur fonction : ils sont évidés sur
Aborigènes de mener des contre-manifesta- toute la longueur et servent de cercueils pour
tions : la gigantesque et efficace marche de ossements ; utilisés rituellement dans les céré-
protestation des représentants des commu- monies mortuaires en terre d'Arnhem, ils sont
nautés aborigènes, conduite à travers toute encore fabriqués de nos jours dans les commu-
l'Australie, fut le rassemblement le plus impor- nautés. Mais les mâts-cercueils présentés à la
tant et le plus diversifié de tous les peuples Biennale, bien que parfaitement traditionnels
aborigènes, depuis l'invasion européenne. Une en ce qui concerne la forme et la décoration,
autre de ces manifestations fut la création ne contenaient pas les ossements de personnes
décédées et n'avaient jamais été utilisés aupa- mettre un terme à u n passé horrible, qu'il
ravant dans des cérémonies. A Sydney, leur faudra reconnaître, dont il faudra examiner les
fonction n'était que symbolique : les mâts conséquences et auxquelles il faudra trouver
devaient servir à transformer ce qui ne repré- des remèdes.
sente habituellement q u ' u n e série disparate de
tombes privées en u n mémorial collectif et
public, en signe de deuil pour tous les Abori-
gènes morts en défendant leur pays contre NOTE DE L'AUTEUR
l'invasion blanche depuis 1788.
Bien q u e b e a u c o u p considèrent cette Les conseillers p o u r l'artisanat, e n poste dans les
c o m m u n a u t é s aborigènes et d é v o u é s à leur service,
œ u v r e comme la plus puissante qui ait été
sont de plus en plus sollicités. Il leur est, dès lors,
présentée à la Biennale de Sydney en 1988, et quelquefois difficile de r é p o n d r e à toutes les requêtes
que d'autres — comme, par exemple, le direc- officielles p r o v e n a n t du m o n d e extérieur et concer-
teur de YAustralian National Gallery (le musée n a n t la rédaction d ' é t u d e s et d ' i n f o r m a t i o n s écrites
national des Beaux-Arts) de Canberra, qui a de caractère plus général, alors qu'ils sont, au m ê m e
m o m e n t , e n train de consacrer t o u t e leur a t t e n t i o n
acquis les mâts pour sa collection et qui les
a u x questions servant le p r o p o s précis de la vie
expose de façon permanente au public — esti- culturelle des c o m m u n a u t é s elles-mêmes. Je suis
ment qu'elle est l'une des plus importantes d o n c t r è s r e c o n n a i s s a n t e n v e r s le M u s é u m of
œuvres d'art jamais créées en Australie, cette C o n t e m p o r a r y Art de Sydney ( a n c i e n n e m e n t P o w e r
Gallery of C o n t e m p o r a r y Art), p o u r son soutien et
œ u v r e reste difficile d'accès, et m ê m e certaine-
son aide, q u a n d il m e fut nécessaire de produire ce
ment gênante, pour le grand public et pour la t e x t e lors d ' u n séjour à Sydney, d u r a n t lequel
plupart des critiques qui en viennent à s'inté- d'autres problèmes r e q u é r a i e n t t o u t e m o n attention.
resser à elle. Mes r e m e r c i e m e n t s vont à J e n n i f e r Storey, qui a
transcrit m o n texte, à l'origine dicté sur b a n d e
Mais les deux cents mâts funéraires, œuvre m a g n é t i q u e , afin q u e je puisse le corriger ; ils vont
dont j'ai été le coordonnateur grâce à ma aussi à Bernice M u r p h y , conservateur, qui a consa-
position de conseiller pour l'artisanat à Ramin- cré son t e m p s à adapter m o n texte oral aux impéra-
gining, en plein cœur de la terre d'Arnhem, me tifs de la publication et de la traduction dans u n e
a u t r e langue et sur u n a u t r e continent. J'ai b e a u c o u p
paraissent être au centre de la question cru-
apprécié leurs efforts p o u r m ' a i d e r en ces j o u r n é e s
ciale des relations entre Aborigènes et Blancs très chargées.
en Australie. L'acceptation ou la non-accepta-
tion de cette œ u v r e a trait directement à la
question de savoir si les Blancs sont prêts à Traduit de l'australien par Christian-Martin Diebold
L_«j ? S
GANGA DEVI
TRADITION ET EXPRESSION
DANS LA PEINTURE MADHUBANI
JYOTINDRA JAIN

Les premières formes d'expression artistique a fait d'elle u n peintre qui apparaît « tradition-
de Ganga Devi — tout comme celles de la nel » d a n s ses œ u v r e s « m o d e r n e s », et
plupart des femmes peintres Kayastha de sa « m o d e r n e » dans ses œ u v r e s « tradition-
génération vivant à Mithila — se limitaient à nelles ». En d'autres termes, ses qualités de
l'exécution de peintures sur les murs du Koh- peintre sont telles que le niveau de formation
barghar, ou chambre nuptiale des mariées, à la de l'image et la transformation picturale res-
r é a l i s a t i o n d'aripan ou p e i n t u r e s de sol tent stables, quel que soit le sujet, que ce soit le
rituelles, et des cinq feuilles de papier destinées Kohbar traditionnel de Madhubani ou ses
à envelopper le sindur, le vermillon, qui sont impressions récentes sur l'Amérique. Son
envoyées à la mariée par le marié. La tradition œuvre se caractérise par u n souci de créer une
de la peinture Madhubani, dont la tendance la série d'images raffinées et conceptualisées,
plus riche et la plus élaborée est la tradition toutes filtrées par sa vision créative, et par sa
Kayastha, est fondée principalement sur ces sensibilité. Ses peintures possèdent une certi-
peintures rituelles exécutées sur les murs, les tude stylistique jamais remise en question par
fleurs ou les papiers d'emballage. La peinture la variété de ses thèmes. Ainsi que nous allons
Madhubani sur papier s'est développée ulté- le voir, cette pureté de perception, de concep-
rieurement. Avec l'introduction du papier, les tualisation et de description fait d'elle une
artistes Madhubani continuèrent à tirer l'es- grande artiste ayant son individualité propre
sence m ê m e de leur expression picturale des dans la tradition de groupe de la peinture
traditions culturelles anciennes, et acquirent Madhubani.
u n e liberté sans précédent par rapport aux L'évolution de Ganga Devi en tant qu'ar-
limites de l'iconographie religieuse prédéter- tiste est profondément liée aux normes socio-
minée et du symbolisme géométrique forma- cultuielles de la caste Kayastha à laquelle elle
liste des peintures qu'ils exécutaient sur les appartient, mais sa carrière artistique fut
murs et sur le sol. De ce grand bouleversement encore plus influencée par une série d'événe-
émergèrent plusieurs peintres, dont l'oeuvre ments tragiques survenus dans sa vie person-
m a r q u a i t u n « a b a n d o n radical de leur nelle et qui l'amenèrent à chercher u n récon-
contexte traditionnel ». Ganga Devi est l'une fort dans l'expression artistique. Tout comme
de ces artistes. sa vie personnelle, sa peinture fut déterminée
L'aptitude de Ganga Devi à transformer par les normes sociales collectives de sa caste,
l'expérience en images picturales — rituelles, par sa personnalité propre, par ses croyances et
symboliques, iconographiques ou narratives — ses intérêts intimes.

C A N C A DEVI
RAMAYANA. 1974, DÉTAIL
LE R O I - D É M O N DE LANKA, RAVANA, LUTTE
CONTRE U N OISEAU GÉANT T O U T EN ENLEVANT
SITA, LA FEMME DE RAMA
ENCRE SUR PAPIER

. M.NA.M. J 28 ETE 1989


LES CAHIERS d u M u s é e n a t i o n a l d ' a r t m o d e r n e
Quelques années après son mariage, son posait de six saisons. La signification rituelle de
mari épousa une autre femme et jeta Ganga chaque jour en fonction de la position de la
Devi à la rue, car elle était pauvre et n'avait pas lune, du mouvement du soleil et des planètes,
eu d'enfant. Elle se mit à peindre pour gagner le cycle des saisons et les festivals religieux ont
sa vie et oublier cet événement pénible, mais été décrits dans les plus infimes détails dans le
ce fut pour se faire aussitôt exploiter par un calendrier panchanga.
peintre de ses amis et par une amie d'enfance Les femmes Kayasthas apprenaient à lire et
qui commercialisa ses tableaux sous son propre à écrire dès l'enfance. Ganga Devi apprit
nom et ne donna à Ganga Devi qu'une partie l'alphabet afin de pouvoir lire le calendrier
infime des bénéfices. Grâce aux grandes qua- panchanga, « afin de pouvoir guider sa vie par
lités de son oeuvre, Ganga Devi réussit néan- les achara et par les vichara adéquats », c'est-à-
moins à se tailler une place au sommet du dire par la « pureté d'action et de pensée ».
monde de l'art en Inde. Avec le temps, elle Les femmes de Mithila faisaient des vratas
devint célèbre et gagna un peu d'argent, mais, ou des v œ u x et jeûnaient certains jours impor-
avant qu'elle puisse en profiter, elle fut atteinte tants d'un point de vue rituel. Chaque mois
d'un cancer et compte actuellement ses jours. comportait au moins u n jour sacré, au cours
Chacune de ces circonstances aiguisa la duquel étaient exécutées des peintures de sol
perception de Ganga Devi, lui donna une rituelles à l'aide de colle de riz en guise de
profonde compréhension du monde humain et pigment et d'une branche en guise de pinceau.
de ses manifestations et, par-dessus tout, lui Des peintures de sol spécifiques étaient aussi
apprit à se retirer, de temps en temps, dans le exécutées à l'occasion d'événements humains
monde de son imagination picturale concréti- importants, tels que la puberté, la conception,
sée par son trait contrôlé et un excellent sens la naissance, les rites du sixième jour après la
de l'organisation de l'espace. Sa vie chaotique naissance, la cérémonie de tonsure, l'appren-
et le monde net et propre de sa peinture sont tissage de la lecture, les fiançailles, le mariage,
liés de manière intrinsèque. Sa vie personnelle etc., et pour marquer les dates importantes du
a été une série d'agressions et de heurts, mais, calendrier. Ces peintures de sol furent à l'ori-
comme pour écarter ces phénomènes, chaque gine des peintures de Ganga Devi. Son souci de
personnage, chaque image possède dans sa p u r e t é r i t u e l l e d a n s la vie q u o t i d i e n n e
peinture son espace vital propre. Son tumulte s'exprime dans la perfection iconographique
intérieur l'amena à créer, sur la toile au moins, de ses premières œuvres et dans les accents
un monde de paix et d'ordre. symboliques de son imagerie, caractéristique
de ses peintures plus tardives.
Ganga Devi est née vers 1928 dans le Le mot aripana tire son origine du sanskrit
village Chatra du district de Madhubani dans alepana, qui lui-même dérive de la racine lip,
l'État du Bihar. Son père était un petit proprié- qui signifie tacher ; il se réfère donc essentiel-
taire aisé. Sa mère était une femme profondé- lement au tachage rituel du sol avec de la
ment religieuse, douée d'un très grand talent bouse de vache et de l'argile, selon les prescrip-
pour la peinture. La vie de Ganga Devi était tions des anciens rituels, et se pratique aujour-
centrée sur le panchanga, ou calendrier lunaire d'hui encore en Inde dans de nombreuses
de Mithila, se composant de douze mois de communautés villageoises et tribales.
trente jours chacun. Le mois, divisé en deux Au cours de ses années de formation,
moitiés de quinze jours, commençant chacun Ganga Devi choisit comme mode d'expression
avec la pleine lune et la nouvelle lune, était picturale principal l'exécution de peintures sur
l'unité de base du cycle rituel annuel. Deux les murs recouverts de bouse de vache de la
mois constituaient une saison. L'année se com- kohbarghar, ou chambre nuptiale de la mariée,
où le mariage acquiert sa solennité sous les Elle sut, grâce à son talent, tirer parti de la
symboles bénéfiques de l'abondance et de la surface lisse du papier, plus avantageuse que
fertilité. Il est clair, d'après son explication des celle, rugueuse, du plâtre des murs ; elle
motifs et des symboles de la peinture collective découvrit ainsi les nombreuses possibilités de
kohbar, que pour Ganga Devi cette peinture la ligne fine, pour traiter les thèmes narratifs
n'est pas seulement une « décoration de fête », des légendes sacrées des héros épiques, Rama
mais u n e reconstruction picturale et une syn- et Krishna. L'introduction du papier lui
thèse du m o n d e magico-religieux incluant les apporta une double libération : Ganga Devi ne
images des divinités, des arbres sacrés, des se limitait plus, désormais, à la peinture kohbar
créatures primordiales, des accessoires rituels, et aripan, avec son vocabulaire symbolique et
des corps célestes, du masculin et du féminin, imagé limité, et elle pouvait explorer les possi-
etc., avec des formes allant du narratif-repré- bilités sans limite des lignes fines. L'un des
sentatif, de l'abstrait-symbolique pur au géo- résultats de cette innovation fut la série de
métrique-diagrammatique. Pour elle, l'ensem- peintures inspirées de sujets mythologiques,
ble de la peinture kohbar est u n édifice magi- jusqu'alors inhabituels dans son œuvre. Très
que dans lequel chaque image, chaque sym- religieuse, elle avait appris l'histoire de Rama,
bole doit être conceptualisé par u n traitement et ressentit la souffrance de Sita lorsque son
extrêmement pur de l'essence et de la forme. mari l'avait bannie. Mais, pour la première fois
de sa vie, elle tentait une conceptualisation
Comme elle l'a dit u n jour, « l'expression
picturale de l'histoire de Rama et de Sita.
impure équivaut à l'autodestruction ». Par
« autodestruction », elle signifie u n e destruc- Dans cette situation nouvelle, qui marque
tion due aux mauvais effets magiques, autant la seconde phase de sa carrière de peintre,
que la violation de son être artistique ; dans ce Ganga Devi fut confrontée au problème du
contexte, le contenu « magique » ne peut être rendu de la perspective ou de la description
séparé du contenu « artistique ». Ces percep- d'un monde à trois dimensions sur une surface
tions, qui s'étaient cristallisées au début de sa à d e u x dimensions, p o u r t r a n s f o r m e r la
carrière et dans le contexte des peintures séquence temporelle de la narration en situa-
murales et de sol, ont continué à imprégner ses tion spatiale et pour traduire les images mythi-
œuvres tardives, m ê m e dans le contexte de ques en images picturales. Elle résolut le pro-
thèmes p u r e m e n t séculiers tels que la « série blème de la perspective en éliminant complè-
américaine ». Son souci de pureté magique se tement la profondeur. La vraie nature de la
transforma finalement en pureté d'expression, peinture étant, selon elle, à deux dimensions,
l'un et l'autre étant inséparables. elle n'essaya même pas de rendre la troisième
Une seconde période apparut dans la pein- dimension par l'illusion, par l'ombre ou la
ture de Ganga Devi quand elle fut rejetée par superposition d'images indiquant la profon-
son mari, sur le point de se remarier, quand la deur ; elle attribua son espace propre à chaque
personnage, chaque objet, feuille, fleur ou brin
peinture devint pour elle la seule possibilité de
d'herbe. Ces descriptions picturales dépour-
gagner sa vie. A cette époque, il y avait une
vues de perspective font le caractère étrange de
sécheresse au Bihar et le g o u v e r n e m e n t
son œuvre ; le déroulement vertical et hori-
encourageait les habitants de Mithila, touchés
zontal d'images dans des espaces d'un blanc
par la sécheresse, à s'occuper en exécutant des
pur ajoute à sa peinture une dimension drama-
peintures sur du papier qui leur était fourni
tique et surprenante.
dans ce but. La nécessité de survivre, d'une
part, le changement de support — le papier au Quand elle commença à s'éloigner de la
lieu du m u r — de ses œuvres, d'autre part, fut tradition, elle résolut le problème de la trans-
pour Ganga Devi u n e occasion de se dépasser. formation de la séquence temporelle de la
légende en séquence spatiale de façon assez que immédiate. Chaque image — avec son
simpliste, en divisant l'espace en comparti- cadre orné, les personnages pris dans une
ments carrés ou rectangulaires au moyen de action ou un dialogue, et l'indication minimale
diagonales, dans le style d'une bande dessinée des montagnes, des rivières ou des forêts —
dont chaque compartiment contient une pein- ressemblait à une scène du Ramleela, le théâtre
ture complète reflétant d'immenses qualités populaire du Nord de l'Inde, qui se révélait être
picturales narratives. Les espaces situés entre la source principale d'inspiration de ses pein-
les personnages étaient remplis de fleurs, de tures. Les couronnes, les nimbes, les arcs et les
branches et de plantes rampantes venues de flèches, les chariots de « carton-pâte » aux
nulle part. Ganga Devi supprime toute allusion roues en forme de lotus confirmèrent ultérieu-
au ciel, à la terre, au temps, à l'espace, confé- rement les liens de cette phase de son œuvre
rant ainsi à sa peinture une qualité mythologi- au théâtre Ramleela.

RAMAYANA. 1974, DETAIL


LAKSHMANA, LE FRÈRE DE R A M A , COUPE LE NEZ
DE SURPANKHA, LA D È M O N E
ENCRE SUR PAPIER
La troisième phase significative de l'œuvre u n thème relatif à la vie quotidienne et à
de Ganga Devi commença en 1982, avec son l'environnement h u m a i n immédiat, ce qui
œ u v r e épique intitulée Le cycle de la vie. Avec représentait un changement et un défi, sans
cette p e i n t u r e , elle f r a n c h i t le seuil des précédent ni dans son œuvre, ni dans la
c o n v e n t i o n s p o u r explorer de n o u v e a u x tradition Madhubani ; elle devait faire u n e
d o m a i n e s j a m a i s abordés j u s q u ' a l o r s par plongée profonde dans l'océan de son imagina-
aucun des peintres de la tradition Madhubani, tion pour trouver un nouveau vocabulaire
y compris elle-même. Le thème qu'elle choisit pictural. Les résultats se révélèrent être éton-
de peindre, Le cycle de la vie, était constitué namment frais et originaux.
d ' u n e série de Samskaras, ou événements Dans les peintures de sol kohbar et aripan,
rituels d'initiation tels qu'on les pratique à ses images étaient construites au sein de l'ico-
Madhubani. Elle peignait pour la première fois nographie établie de ces peintures tragiques.

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RAMAYANA, 1974, DÉTAIL


RAMA ET S O N FRÈRE PROTÈGENT U N SAGE
CONTRE L'ATTAQUE DES D É M O N S
ENCRE SUR PAPIER
Sa série Ramayana tirait essentiellement son croissance de Mithila. La première caractéristi-
imagerie des scènes des représentations théâ- que de cette peinture est la conceptualisation
trales de Ramleela et de la version locale h a u t e m e n t individualisée des images, et
populaire des Ramcharitmanas de Tulsidasa pré- l'adhérence stricte aux conventions rituelles et
valente dans la région. symboliques de la culture collective de Madhu-
Mais, pour Le cycle de la vie, elle dut décrire bani. Ces images doivent peu aux « autres
l'histoire complète de la vie humaine sous tableaux », mais naissent dans u n esprit à la
forme d'une narration continue dans laquelle recherche d'un vocabulaire d'expression nou-
c h a q u e image, c h a q u e scène et c h a q u e veau qui convienne à ce nouveau sujet, diffi-
séquence était conçue de manière nouvelle, cile à traiter. Les visages, les attitudes, les gestes
sans référence à aucun des modèles de sa des personnages sont ici plus réels et spon-
tradition. La peinture était réalisée sur u n tanés, plus empreints de sentiments terrestres
mode épique, riche en détails culturels se que dans ses peintures mythologiques du
rapportant aux m œ u r s et aux habitudes début, celles de Ramayana. La dimension tem-
sociales, aux croyances religieuses et aux porelle du Cycle de la vie se déroule horizontale-
actions épiques. Elle élimina alors les compar- ment pour englober une multitude d'images
timents des scènes, comme dans sa série en double interaction dans le temps et dans
Ramayana antérieure. Le résultat fut u n uni- l'espace. L'imagerie poétique de Ganga Devi se
vers grouillant de millions de gens, d'arbres, mêle de façon très belle à u n e pléthore de
d'oiseaux, d'animaux participant tous à la détails naturels, magiques et symboliques,
célébration de la vie — d'une naissance à peints dans les interstices situés entre les
l'autre. Le cycle complet de la vie est rendu en figures et les scènes. Une jeune femme, debout
24 scènes, chacune d'entre elles illustrant un sur u n diagramme magique figurant l'organe
événement significatif lié à la naissance ou à la féminin taché du sang menstruel, reçoit u n

CYCLE DE LA VIE, 1983-84, DETAIL


UNE FEMME ENCEINTE EST ALLONGÉE SUR LE SOL ;
LE FŒTUS PRIE POUR SA DÉLIVRANCE
ENCRE SUR PAPIER

CYCLE DE LA VIE, 1983-84, DÉTAIL CYCLE DE LA VIE. 1983-84, DÉTAIL


UNE FEMME PREND UN BAIN SACRE DEUX FEMMES PARTICIPENT A U N A C C O U C H E M E N T
LORS DE SA PUBERTÉ ET COUPENT LE C O R D O N O M B I L I C A L
ENCRE SUR PAPIER ENCRE SUR PAPIER
bain rituel lors de la puberté, avec ses boucles jointes : « O Dieu, libère-moi de cet enfer » ;
pareilles à des flammes et son aura océanique deux femmes participent à u n accouchement
de fins courants d'eau ; u n e femme enceinte et coupent le cordon ombilical, tandis que le
allongée sur le sol tient des mangues pour nouveau-né repose sur du riz fraîchement
protéger sa fertilité, et l'enfant qui se trouve en récolté et que deux perroquets symbolisant la
elle, i m p a t i e n t de naître, prie les mains genèse s'accouplent dans les airs. Ces images
rangées linéaires dans lesquelles les séquences
immortelles n'auraient pu naître que des
sont organisées de façon chronologique. Au
grandes perceptions chez Ganga Devi de sa
centre de ce tableau se trouve le m o n u m e n t à
tradition culturelle collective et de son talent
Washington entouré de drapeaux américains.
artistique personnel, unique dans la tradition
Madhubani. La tour et les chemins qui y conduisent divi-
sent automatiquement le tableau en quatre
En 1985, Ganga Devi visita les États-Unis
rectangles. Les scènes décrites ici appartien-
d'Amérique pour participer à une exposition
nent à ses souvenirs du Festival du folklore
d'art et de culture folkloriques indiens à Wash-
américain qui se tient sur le Mail chaque année
ington. Elle n'est pas restée à l'écart de ce
vers le 4 juillet. L'imagerie, constituée d'auto-
doosara hi duniya, ou « monde complètement
mobiles à plusieurs niveaux, aux roues en
différent », mais se confronta à lui dans une
forme de lotus (les dernières d'entre elles
série de peintures inspirées de son expérience
ressemblent aux roues des chariots de sa série
américaine, que j'appellerai sa « série améri-
Ramayana), d'une main sortant d'une fenêtre,
caine », exécutée au cours des deux années
tenant un ticket d'accès au m o n u m e n t , de
suivant son retour des États-Unis. Elle y évo-
piétons portant des fleurs et des sacs volumi-
que ses souvenirs visuels d'Amérique. Les
neux, de personnages vêtus de costumes mi-
images ici ne sont pas aussi exubérantes que
américains, mi-indiens représentés dans le
dans Le cycle de la vie, mais sont plus dans le
style Madhubani, cette imagerie confère au
style d ' u n graphisme symbolique minimal.
tableau une qualité surréaliste, comme si u n
Dans son Monument à Washington, pour la
rêve américain peint sur u n e feuille de cellu-
première fois dans une situation narrative, elle
loïd avait été surimposé sur u n lointain pay-
traite la toile comme un espace pictural libre,
sage Madhubani. L'une des autres peintures de
ne la divisant pas en compartiments ou en
cette série est basée sur ses souvenirs d'une mêmes des conceptualisations visuelles de la
promenade sur des « montagnes russes » aux narration. Ainsi, d'une certaine façon, elle
États-Unis, qui dut être u n e expérience unique mythifiait la mythologie. Mais elle réalisa une
dans sa vie. Le dessin précis du pont, la façon œuvre plus brillante encore dans sa « série
dont la tête des passagers s'élève au-dessus des américaine », où elle mythifia la réalité. Elle a
voitures ouvertes, la façon dont deux passagers essayé de transformer les images quotidiennes
essaient de garder leur équilibre en montant de voitures, de drapeaux, de guichets, de
dans le train, et dont les yeux des passagers qui montagnes russes, de gens portant des sacs, en
se trouvent en bas sont grand ouverts, en objets p u r e m e n t imaginaires et « fantasti-
contraste avec ceux des passagers du train qui ques ». Elle les exclut de tout contexte formel
gravit à toute allure la piste raide du dessus, identifiable et les prive de leur caractère de
sont le résultat de sa très grande faculté familiarité.
d'observation des détails et de leur rendu Quel cours meilleur peut prendre l'œuvre
pictural en images graphiques minimales. d'un peintre indien de la dimension de Ganga
Ganga Devi avait déjà appris à éliminer le Devi, enracinée de façon authentique dans la
contexte formel dans ses peintures mythologi- riche tradition de la magie, du rituel et de la
ques basées sur le Ramayana, en évitant toute m y t h o l o g i e , a p r è s c e t t e e x p é r i e n c e du
référence picturale à u n cadre terrestre ou à un « monde complètement nouveau », sinon de
paysage connu. Les peintures de cette série revenir au point de départ, mais sur un nou-
sont éloignées du réel et conviennent aux veau plan de conscience artistique !
t h è m e s mythologiques. Elle s'inspirait des
aspects visuels des représentations théâtrales
traditionnelles Ramleela, qui étaient en elles- Traduit de l'anglais par S u z a n n e Bernard

PROMENADE EN MONTAGNES RUSSES. 1986


TABLEAU DE VAMERICAN SERIES
ENCRE SUR PAPIER

FESTIVAL FOLK AMÉRICAIN, 1986


TABLEAU DE VAMERICAN SERIES
ENCRE SUR PAPIER
LE REGARD DU BLANC,
DE L'« ART NÈGRE »
AUX ARTS AFRICAINS
CLASSIFICATIONS ET MÉTHODES
LOUIS PERROIS

Il peut paraître étrange qu'après plusieurs une sensibilité en phase, donner une légitimité
décennies de reconnaissance et d'étude des renforcée aux arts de l'Afrique. Le regard du
productions plastiques africaines, des contro- Blanc devra-t-il toujours rester la référence ou
verses, voire des polémiques, se développent d'autres regards pourront-ils être admis ?
encore sur la manière la plus « légitime » et L'impact des tiers mondes aidant, les rangs
adaptée d'aborder ces arts, trop souvent encore des « esthéticiens » purs, les chantres de « l'art
qualifiés de « primitifs ». Plutôt que de s'en nègre » et du « primitivisme », s'éclaircissent,
désoler, ne faut-il pas plutôt voir là le symp- car l'abondance de la documentation, d'une
tôme réconfortant d ' u n intérêt renouvelé pour part, et la présence toujours plus affirmée chez
des oeuvres et des artistes mal connus, mais nous des cultures africaines (notamment par la
dont on sent intuitivement l'importance dans musique) laissent à penser que les objets
le concert des cultures du monde aujour- participent de tout u n contexte humain dont on
d ' h u i ? S c h é m a t i q u e m e n t , deux « écoles » commence à voir l'intérêt propre.
coexistent en ce domaine : ceux qui privilé- Les deux « écoles » se différencient plus
gient le droit à u n e contemplation universa- maintenant par les méthodes d'analyse et le
liste d'ordre prioritairement esthétique, vou- rapport aux hommes et au terrain que par des
lant par cette approche libre de l'œil et de positions de principe.
l'esprit élever les productions plastiques afri- Personnellement, ethnologue de formation
caines au rang des « arts » majeurs de l'Occi- et de métier, familier des cultures africaines en
dent et récusant, en conséquence, comme Afrique même, je ne peux que me situer dans
inutiles et m ê m e gênantes toutes les informa- le second groupe, non pas pour nier ou mini-
tions contextuelles relatives aux objets ; puis miser la grande valeur « esthétique » des
ceux qui considèrent que l'approche environ- objets que j'étudie (certains sont à l'évidence
nementale anthropologique nourrit une per- parmi les grands chefs-d'œuvre de l'art mon-
ception « esthétique » qui doit correspondre, dial) et ravaler l'activité qui les a imaginés et
au titre du respect réciproque des cultures, à mis en forme à u n quelconque artisanat
une logique et u n e sensibilité spécifiques qu'il « fonctionnel », mais bien plutôt par u n souci
convient d'étudier et si possible de révéler. scrupuleux de réciprocité vraie des cultures.
Parmi tous ces connaisseurs passionnés, on Pour moi, ces œuvres sont des objets et des
constate qu'il n'y a que très peu d'Africains, signes, elles sont apparues dans des cités, des
encore beaucoup trop peu ; des Africains qui villages, des familles, des sociétés secrètes,
pourraient, par une approche participante et composés de femmes et d'hommes vivants

STATUE D'ANCÊTRE, BYÉRI


FANG NGUMBA. SUD-CAMEROUN
M U S E U M FÜR VOLKERKUNDE, BERLIN

28 ÉTÉ
LES CAHIERS d u M u s é e n a t i o n a l d ' a r t m o d e r n e
ayant une histoire et tout u n vécu dont il paraît, parfois fonctionnel ? Comment, en outre,
sur place, impensable et totalement injuste de assumer la très grande variété des oeuvres, la
faire l'économie. Je défends donc qu'un meil- multiplicité des variantes dans les styles, les
leur équilibre culturel est nécessaire pour per- contradictions apparentes, tout le foisonne-
cevoir la réalité de ces créations, ce qu'elles ment de la création plastique africaine ? Et
sont vraiment dans leur complexité et non pas comment, enfin, rattacher ces objets, mal iden-
seulement ce que nous voulons bien qu'elles tifiés et la plupart du temps difficiles sinon
soient, au travers des filtres subtils de notre impossibles à dater, à un tissu social peu
goût et de notre pensée. N'oublions pas si vite connu, une trame historique incertaine et une
les inégalités passées et le temps de « l'art pensée ésotérique ?
nègre » et des « arts sauvages ». Prenons garde Faisant mienne la réflexion de Michel Leiris,
à une autre récupération ethnocentrique, très dans l'avant-propos d'Afrique Noire, la création
contemporaine celle-là. plastique (1968), qui remarquait qu'il convient
Ce qui paraît simplement « juste » à l'égard de percevoir l'approche globale des arts afri-
de ces artistes et de ces hommes, c'est de cains moins comme d'emblée « une histoire des
réhabiliter la légitimité des cultures différentes arts et des styles » mais comme la recherche et
avec, pour chacune d'elles, son propre système l'articulation dans l'espace et le temps « de
de valeurs, m ê m e s'il nous est difficile à matériaux en vue d'une telle histoire », j'ai
appréhender. entrepris depuis 1964 toute u n e série de
Si l'on considère, comme cela transparaît recherches en ce domaine à propos de l'Afrique
des études faites, que les arts plastiques consti- équatoriale atlantique d'abord puis du Grasland
tuent, en fait, des langages qui ont vocation à camerounais, en partant du terrain pour traiter
être pratiqués et compris, on peut envisager ensuite des objets des collections. Cette longue
alors qu'il y ait au-delà des lexiques de formes, immersion dans des milieux africains cohérents
motifs et couleurs, des syntaxes et des styles. Et (à une échelle régionale somme toute restreinte
même qu'il y ait des « poésies » de formes. par rapport à l'Afrique Noire), si elle m'a permis
Cette position n'est provocante qu'en appa- d'accumuler un ensemble important d'infor-
rence et parce qu'il s'agit d'objets dont l'Occi- mations (et d'impressions aussi), m'a rendu de
dent, du moins une certaine intelligentsia, s'est plus en plus modeste et prudent au fil des ans
entiché. par rapport au sujet.
L ' e t h n o l o g i e , l ' é t u d e des s t r u c t u r e s Tout d'abord sur la pertinence des ensem-
sociales, des rites et, pourquoi pas, des arts, bles d'objets considérés, que ce soit dans les
entre autres sujets, conduit non seulement à musées ou les collections privées.
admettre « l'altérité », le droit à la différence, Au début de toute recherche en art afri-
mais implique en outre immanquablement cain, il y a les objets. C'est le point de départ
d'essayer de se mettre « dans la peau » des mais aussi l'aboutissement de la recherche, le
autres, ceux qu'on veut connaître, en évitant centre d'intérêt principal qui contient, poten-
de rester dans des a priori, même généreux. tiellement, tout ce qu'on cherche, mais tou-
L'ethnocentrisme nous guette toujours et jours de manière voilée, voire ésotérique. Si
notamment en matière d'art « traditionnel ». tout est là dans l'objet, rien n'est apparent et
Comment donc résoudre cette difficulté à directement compréhensible pour le profane.
propos des arts africains dans la mesure où, Ils nous apparaissent beaux, laids, étranges,
quasiment partout, la notion « d'art » (notre extraordinaires ou sans intérêt. C'est pourtant
concept d'« art ») n'est pas perceptible de la le seul élément de base que nous ayons,
même façon isolée, mais toujours intimement document essentiel de par sa fixité, expression
mêlée à d'autres éléments, d'ordre spirituel et figée à u n moment précis du temps, de l'inspi-
ration et de la capacité créatrice d'un h o m m e équatoriale, par exemple, on connaît surtout
déjà disparu et souvent oublié. Tout le reste, le les statues d'ancêtres et deux types de masque
sens et la qualité de ce message plastique, il (le ngil très allongé et u n masque blanc
faudra l'exhumer d'archives plus ou moins « lunaire ») ; or, les Fang, composés d'une
pertinentes, de recherches muséographiques bonne dizaine de grands groupes différents,
souvent décevantes, d ' u n e d o c u m e n t a t i o n ont d'autres produits artistiques : des masques
bibliographique restreinte et d'enquêtes de (masque de la société secrète du Ngil en fibres
terrain toujours difficiles au sein de cultures et et feuilles ; masque de bois polychrome Ngeul ;
de peuples en constante transformation (celle- masque-heaume à trois, quatre ou cinq faces,
ci s'étant accélérée depuis les indépendances) Ngontang ; masque-croquemitaine Bikereu ou
et peu soucieux de leurs arts traditionnels. Ekekèk) ; des sculptures gigantesques en terre,
Une « collection » n'est q u ' u n ensemble peintes et c o n t e n a n t divers éléments de
d'objets, rassemblés au hasard des pièces acces- « charge » (ossements, plantes, coquilles,
sibles m o m e n t a n é m e n t (sur le terrain ou sur le etc.) ; des éléments architecturaux sculptés
« marché » — galeries, autres collections ou (poteaux de temple) ; des objets mobiliers
ventes publiques), du goût d ' u n collectionneur décorés (manches d'outils, armes, tabourets,
et de ses moyens financiers. Pour les musées, ustensiles culinaires, etc.) ; des coiffures très
ce sera la compétence et les orientations du sophistiquées (agrémentées de perles, cauris et
conservateur, son goût aussi et ses possibilités clous de laiton, etc.) ; des instruments de
en crédits d'achat (ou de mission de collecte, musique à éléments sculptés (harpes, tam-
comme cela s'est pratiqué jusque dans les bours, etc.) ; diverses parures (bracelets, col-
années 60-70). Il faut donc toujours garder à liers, décors de visage, etc.).
l'esprit que les objets connus ont, de fait, subi Tous ces objets présentent évidemment un
plusieurs niveaux de sélection. grand nombre de variantes que jusqu'ici per-
Si l'on considère les conditions réelles de la sonne n'a eu le souci ou la possibilité de
collecte sur le terrain, on doit rester très ouvert remettre en connexion. C'est un travail énorme
à l'enrichissement progressif du corpus. La pour chaque région d'Afrique et l'on com-
plupart des beaux objets « nègres » connus, les prend que, malgré des initiatives en ce sens,
chefs-d'œuvre qui ornent nos musées, ont été l'on soit très loin du compte, surtout au niveau
obtenus sur place par des exactions plus ou des ouvrages publiés. Les m o n o g r a p h i e s
moins violentes (exemple : la destruction de la comme les « catalogues raisonnés » ne font pas
capitale de l'oba du Bénin et la confiscation des recette, les amateurs et donc les éditeurs préfé-
plaques en bronze du palais royal en 1897) ou rant encore en rester au niveau des grandes
des pressions plus ou moins directes d'ordre généralités moins dépaysantes. Mais, sans ces
administratif ou religieux. La collecte n'a monographies et ces études systématiques, il
jamais été faite hors d ' u n rapport de force n'y a aucun moyen de progresser.
inégalitaire, m ê m e quand on souligne la bonne
volonté (?) des villageois à céder à des visiteurs UNE MÉTHODE1 ADAPTÉE A UN CAS :
des objets essentiels ! L'ANALYSE ETHNOMORPHOLOGIQUE
Les objets africains ont donc tous été DE LA SCULPTURE DES FANG
arrachés à leur milieu. Pour le chercheur scienti- DE L'AFRIQUE ÉQUATORIALE
fique qui veut mener une étude la plus objec- La connaissance scientifique objective
tive possible, il y a là u n handicap qu'il ne faut d ' u n e œ u v r e d'art traditionnel exige une
pas négliger. En effet, on peut ainsi aboutir à démarche complexe, qui va de la simple
u n e image totalement tronquée ou m ê m e contemplation à l'analyse du milieu tout entier où
déformée d ' u n ' a r t . Chez les Fang d'Afrique elle est apparue. C'est la confrontation dialectique
des données objectives et mesurables avec la 1) une analyse morphologique conduisant à
c o n n a i s s a n c e p r o p r e m e n t h u m a i n e de la des styles « théoriques » ;
société qui permet de saisir la particularité 2) une enquête stylistique en milieu tradition-
originale de l'art tribal 2 africain. nel, destinée à tester et valider les styles
La méthode d'analyse de la statuaire fang théoriques (en permettant de trouver la perti-
qui sera rappelée ici s'inspire directement de la nence relative des groupements obtenus), à les
nature de l'objet qu'elle traite : le Byéri est tout localiser et à étudier les influences réciproques
à la fois u n objet sculpté (statue d'ancêtre) et dans une perspective historique.
u n e croyance, u n e œ u v r e d'art et u n lien
mystique avec le monde des ancêtres. L'œuvre L'analyse morphologique
est une médiation entre les vivants et les morts, la L'analyse morphologique, c'est l'identifica-
communication se faisant à travers le message tion, le classement et la comparaison des
sculptural exprimé dans la statue. Il nous faut formes, volumes et rythmes des statues, indé-
donc considérer les statues fang en tant qu'ob- pendamment de toutes les autres considéra-
jets, en tant qu'œuvres d'art, en tant que matériel tions, historiques ou ethnographiques notam-
rituel, enfin en tant qu'institution ou plus exac- ment. Cette approche découle du principe que
tement en tant qu'expression privilégiée d'une les formes dans leur agencement spécifique sont
institution. pertinentes par elles-mêmes ; l'oeuvre, en tant
Le but de cette méthode, attachée à étudier que complexe de formes (éléments morpholo-
en corrélation réciproque le concret des formes giques), n'est jamais l'effet du hasard. Il y a donc
sculptées et l'abstrait de l'imaginaire qui les a un ordre à trouver parmi les éléments morpho-
suscitées, est de définir les caractéristiques logiques, cet ordre reflétant directement le
constantes des « styles », de contribuer à leur concept de style tel que je l'ai défini plus haut.
o r d o n n a n c e m e n t dans le t e m p s et dans C'est à ces styles que l'analyse morphologique
l'espace et ainsi de permettre u n accès limité, conduit, styles « théoriques » puisque définis
mais réel, aux univers complexes de la pensée suivant les seuls critères logiques de notre
africaine où le social, le religieux, le savoir et système de connaissance, sans souci de la prove-
l'esthétique se mêlent. Elle a été, dans ce cas, nance exacte ni de l'opinion des intéressés
très exactement adaptée au problème de la (artistes ou utilisateurs autochtones). Le clas-
statuaire fang, qui est thématiquement et mor- sement par séries logiques se fait de lui-même,
phologiquement homogène. Mais le principe au niveau des éléments discriminatoires. Mais
fondamental de la confrontation des données seules les données de terrain permettent
de l'analyse esthétique (travail de musée) avec ensuite de leur attribuer une pertinence réelle.
le milieu réel dans lequel s'est épanoui le style
(enquête de terrain) est applicable à n'importe Théoriquement applicable à l'ensemble des
quel autre style traditionnel. arts plastiques traditionnels, la méthode n'est
L'objet seul, sorti ou arraché de son cadre, maniable qu'à l'échelon d'une région ou d'une
isolé dans u n milieu artificiel, ne peut pas époque donnée. Une présélection des docu-
livrer d'emblée son secret, quelle que soit la ments s'impose donc. Il faut d'abord choisir
méthode à laquelle on le soumette. L'ordina- une région ou un ensemble cohérent d'ethnies
teur nous servira dans la mesure où nous où l'on pense trouver des affinités stylistiques
serons capables de rassembler toutes les variables (un seul style à variantes significatives ou
intéressant l'objet, les données morphologi- plusieurs styles apparentés).
ques comme les données de signification. Difficulté première : l'identification des
Schématiquement, la méthode peut être pièces 3 . Elle est rendue difficile par le brassage
résumée ainsi : des populations, les migrations et les échanges

STATUE D'ANCÊTRE, BYERI


FANG BETSI, G A B O N
BOIS, H. 40
M U S E U M FUR VOLKSKUNDE, BÂLE
bouche au niveau
veux. ^ r o n d e l l e
du m e n t o n , fa'fa-
de me't-al
la moue
irain

f"\useu<n d ' t V i t o l f e
Naturelle . Rouen
H -- 0 . 3 1 m

boucW ouverte
boU6Uc ouverte 3
avec denH tx^ftfefttes

¿ecor
mélrtlUijwe
Mus. f u r VSllcerK.,

aO
Lubeck CR.F.A.)
S t a t u a i r e de& Fang
meinn . <>oui • style N t u m u

•orme :fcronctrès Long


-tronc mince et élouncé
_ bras minces , séparés du corps
- tête avec front ample et bombe
• f-act en cœur
. bouclne mince
. Coiffure -casque

f r é q u e n t s (ce problème étant abordé par Dogon, Bambara, Sénoufo, etc. En ce qui
l'enquête de terrain). L'ensemble africain doit concerne les masques, il faut augmenter ce
donc être étudié, région par région, par une chiffre d'au moins le double, à cause des très
approche du type monographique, comme en nombreuses variantes. Le nombre de pièces
ethnologie générale. étudiées est important sur le plan de la
Le choix de la région étant fait, commen- recherche, car il sert à valider statistiquement les
cent l'investigation muséographique (établis- conclusions. Le grand nombre de pièces du
sement d'une collection de référence) et la même sous-style prouvera la continuité, la
recherche bibliographique. Le but à atteindre constance et la durée du complexe ainsi défini.
est d'avoir une collection représentative. On a Les sous-styles « atypiques », représentés par
vu plus haut les difficultés particulières qu'on seulement quelques pièces, peuvent être le
rencontre sur ce point. Le minimum semble signe d'innovations avortées, d ' u n e m o d e
être à peu près 300 à 400 documents pour u n s'étant éteinte d'elle-même sans arriver à
style assez homogène comme ceux des Fang, déboucher sur un véritable style 4 .
On établit pour chaque objet une fiche de
type muséographique « d'identification mor-
phologique », qui sert à décrire en détail la
pièce, d ' u n e manière standardisée.
L'objet est d'abord mesuré (hauteur, lar-
geur, épaisseur, axes, etc.), puis il est démonté
ou analysé, élément par élément. On considère
à cet égard le schéma constitutif global de
l'objet, par exemple pour une statue : l'équili-
bre et le rythme des masses sculptées, les
proportions, l'inscription dans l'espace, la dia-
lectique des vides et des pleins, le rapport des
plans, etc. ; le détail de la morphologie plasti-
que accrochée au support (yeux, bouche,
oreilles, etc.) ; le décor.
A remarquer que le dessin permet d'appré-
h e n d e r visuellement et m a n u e l l e m e n t les
sculptures, bien mieux que la photo devant
laquelle on reste passif. Il permet de compren-
dre le cheminement technique de l'artiste. Ne
pas oublier, en outre, que certains objets sont
faits pour être vus d'une façon particulière
(surtout pour les masques).
A partir du document de base on isole
chaque élément morphologique pertinent de
l'objet, pour le comparer à l'élément homolo-
gue de toutes les autres pièces de la collection ;
cela permet de le classer dans une catégorie
typique particulière : c'est la décomposition en
éléments simples.
Voyons, par exemple, les éléments mor-
phologiques retenus pour l'étude de la sta-
tuaire fang. corps) : on aura, par exemple, des associations
J'ai d'abord tenté de voir si les proportions typiques du genre : « très petite tête/jambes
des différentes parties du corps (tête, tronc, très longues » ou « très grosse tête/jambes
jambes) avaient u n sens quelconque. Il se moyennes », etc. ; les proportions du cou (par
trouvera que, pour les styles fang, ces propor- rapport à la hauteur totale du corps) ; la
tions se révéleront suffisamment pertinentes au concavité de la face ; la forme de la tête, face et
niveau de la différenciation tribale. Il s'agit, profil ; la coiffure ; les bras : on s'attachera à
toutefois, d ' u n cas d'espèce qu'il n'est pas voir comment le sculpteur a pu les traiter, collés
question de généraliser d'emblée, même pour au corps (en bas ou haut relief, en ronde bosse)
d'autres styles gabonais 5 . Sont ensuite consi- ou détachés du corps ; seins et sexe ; les
dérés : la hauteur du tronc par rapport à la jambes : leur position (demi-fléchies, assises,
hauteur totale du corps (en dixièmes du total) ; etc.) ; bouche, nez, oreilles, yeux, nombril, etc.
les proportions associées des hauteurs de la tête L'examen détaillé de cette décomposition
et des jambes (par rapport à la hauteur totale du en éléments morphologiques distincts et leur
caractérisation particulière aboutit à un inven-
taire exhaustif de toutes formes employées
pour chaque détail de sculpture de toutes les
statues de la collection de référence.
Pour chacun de ces éléments, on peut
définir une série de catégories exclusives les
u n e s des autres. Par e x e m p l e , l ' é l é m e n t
« œil », pour les statues fang, se répartit en
sept types différents : 1) miroir appliqué à la
résine ; 2) en « grain de café » ; 3) plaquette
de cuivre vissée, clouée ou collée ; 4) incision
simple ; 5) en disque, en relief ; 6) pas
d'yeux ; 7) rectangulaires, en relief.
Chaque statue se range dans u n e de ces
catégories en ce qui c o n c e r n e l ' é l é m e n t
« œil ». Et ainsi de suite pour tous les autres
éléments retenus. On peut ainsi coder toutes les
variables morphologiques et caractériser cha-
que objet par une formule (par exemple, une
suite de chiffres), qui résumera de façon stan-
dard la description formelle.

Établissement des « styles théoriques »


Chaque œuvre ayant été étudiée séparé-
ment de la façon la plus objective possible
(mais évidemment par rapport à notre vision
« g é o m é t r i q u e » occidentale), il c o n v i e n t
ensuite de procéder à une comparaison systé-
matique multivariable. Elle se fera soit comme
je l'ai fait en 1970, par la confrontation
manuelle de tous les numéros d'identification
morphologique (les formules descriptives), soit
comme nous pouvons le pratiquer aujourd'hui
par une analyse des données à l'aide d ' u n
ordinateur. Ce travail, dans un cas comme
dans l'autre, revient à mettre en séries les
œuvres ayant des ressemblances constantes et
donc pertinentes.
Chez les Fang il se trouve que, malgré u n e
homogénéité globale, on rencontre des statues
de proportions très différentes. Certaines sont très
allongées, minces et graciles, d'autres sont
trapues et massives. A l'intérieur du vaste
complexe fang, ces proportions me sont appa-
rues au cours de l'enquête (muséographique et
de terrain) en relation avec une certaine diffé-

M A S Q U E FANG. G A B O N
BOIS PEINT DE K A O L I N
NATIONAL MUSEUM, STOCKHOLM
P H O T O MUSÉE DE L ' H O M M E , PARIS
renciation ethnique : globalement et compte
t e n u de la r é p a r t i t i o n g é o g r a p h i q u e des
groupes à la fin du XIXe siècle, les styles
longiformes sont plutôt septentrionaux et les
styles bréviformes méridionaux.
Mais le ou les éléments discriminatoires
p e u v e n t être différents : pour la statuaire
dogon, c'était l'agencement des volumes dans
l'espace et la liberté technique par rapport à la
matière (J. Laude) ; pour les masques dan/
guéré, le rapport à la réalité représentée
(P. V a n d e n h o u t e ) — réalisme idéalisé et
expressionnisme primitif. A. Leroi-Gourhan
pensait que, d ' u n e manière générale dans l'art
primitif, c'est la notion d'intervalle qui est
valable et n o t a m m e n t les intervalles entre les
détails vitaux de la statue (œil, bouche, nom-
bril, sexe, etc.). Il s'agit alors de définir géomé-
triquement u n « rythme statuaire ».
Les résultats de l'analyse multivariable per-
m e t t e n t de déterminer les caractéristiques
minimales mesurables de chaque série, celle-ci
étant discriminée par u n e approche statistique.
Ces « styles » théoriques étant établis à
titre d'approche préliminaire, la recherche est-
elle finie et les styles réels fondés ? Non, bien
sûr, mais on a là u n e ébauche comprenant tous
les éléments permettant de mener l'enquête
a n t h r o p o - s t y l i s t i q u e elle-même, qui seule
pourra permettre de proposer u n reflet de la
réalité, celle-ci étant issue de l'histoire et vécue
par des peuples vivants. Sur ce canevas de
lignes et de mesures, il reste à tisser toute
l'épaisseur du réel, la richesse de l'imaginaire
et de l'inspiration individuelle des artistes, fruit
d'une dynamique foisonnante d'emprunts et
d'influences réciproques.

L'enquête anthropo-stylistique
Le premier point, et le plus important, est
de se rendre compte de la nécessité absolue
d'une bonne connaissance du milieu. L'art
traditionnel étant une des expressions privilé-
giées de la société, il paraît impossible de
l'envisager, de l'étudier, de le classifier et de le
comprendre en négligeant délibérément la

M A S Q U E D U SO A CORNES
RÉGION DES FANG NTUMU
BOIS POLYCHROME
MUSÉE DE LUBECK (COLLECTÉ EN 1907)
civilisation qui l'a suscité, créé et utilisé, du peints, consultation du Byéri, sacrifices, offi-
moins si l'on veut éviter les dangers de l'ethno- ciants, interdits, initiation (rôle des reliques et
centrisme. des statues) ; définition du Mélan (société ini-
P. Francastel, J. Maquet et J. Laude ont déjà tiatique liée au Byéri) ; rapports du Byéri et du
posé les problèmes du rapport de l'œuvre avec Mélan, manifestations, fréquence des rites,
la société et de la place du sculpteur dans son nature des cérémonies, rôle des jumeaux ;
groupe (liberté d'expression, rôles social et reli- disparition progressive du Byéri et du Mélan :
gieux), tous problèmes qui ne peuvent être conditions de cette disparition (rituels et sta-
explicités que par une enquête de terrain. Au tuaire) et cause de la survivance de certains
niveau d'une région, cette connaissance directe masques.
permettra également de localiser exactement les A la suite du questionnaire, j'ai proposé à
styles, de valider les groupements théoriques, chacun de mes informateurs u n test consistant
d'étudier les influences, de préciser l'ordre de à identifier et localiser u n certain n o m b r e
succession dans le temps, en bref d'étudier in d'épreuves photographiques représentant cha-
situ la dynamique des arts plastiques. cune une pièce caractéristique des sous-styles
théoriques. Dans une série de dix-huit clichés,
Les modalités de l'enquête de terrain j'ai introduit des figures de reliquaire étran-
L'enquête de terrain a deux buts princi- gères à l'ethnie fang (kota-mahongwé, kota-
paux : délimiter les zones d'influence des diffé- obamba, sango), afin d'apprécier dans quelle
rents sous-styles et situer les foyers stylistiques ; mesure les sculpteurs pouvaient reconnaître les
se rendre compte de l'importance rituelle des œuvres apparentées stylistiquement aux leurs.
objets (utilisation) et des conditions de leur L'enquête de terrain vient toujours compli-
création (techniques, artistiques, spirituelles). quer la classification théorique initiale, mon-
A titre d'exemple, pour ce qui concerne trer que les faits humains ne se laissent pas
l'art statuaire des Fang, le questionnaire a facilement mettre en catégories strictes et que
porté sur le problème de la sculpture, les la réalité est têtue. C'est à l'expérience que l'on
connaissances générales sur les coutumes fang s'aperçoit que le contact direct de terrain est
ayant été obtenues par ailleurs (bibliographie, absolument indispensable pour arriver à quel-
séjour sur le terrain). J'ai essayé de retrouver que chose qui approche de la réalité objective,
des sculpteurs et des initiés, enfin des informa- même dans le domaine des arts plastiques. Ce
teurs capables de me répondre, la plupart des contact est encore possible quelques années
jeunes de moins de 30 ans en étant incapables. pour l'étude de l'art ancien, bien que les
Les sujets abordés ensuite ont été : les derniers sculpteurs aient presque tous disparu
sculpteurs célèbres ; les techniques de fabrica- sans aucune postérité artistique. L'enquête
tion (fréquence de fabrication et circonstances, vient compléter une documentation le plus
les bois, choix, abattage, traitement, techni- souvent très déficiente et apporter les éléments
ques de taille, décoration) ; signification des indispensables à une réflexion authentique du
statues (représentations féminine et mascu- problème.
line, représentations animales, maternités, Le dépouillement des questionnaires et du
bustes et têtes seules), signification de l'atti- test des photographies a introduit des subdivi-
tude des personnages sculptés et des propor- sions nouvelles dans les grands ensembles déjà
tions, identification et sens des coiffures, délimités. On a ainsi déterminé plusieurs sous-
tatouages, barbe, bijoux, etc. ; rapport des styles typiques dans la série bréviforme (avec
masques et des statues ; définition du Byéri détails pertinents) qui nous sont apparus sur le
(culte des ancêtres chez les Fang) : vocabu- terrain — par exemple, la coiffure à trois
laire, terminologie, crânes surmodelés ou coques des Mvaï.
L'histoire des peuples et leurs migrations
expliquent certaines influences et la forme
actuelle des sous-styles. On a pu se rendre compte
qu'il y avait des formes de transition (équiforme)
qu'on pouvait décomposer et analyser.
Le rapport des deux démarches peut s'ex-
primer ainsi :

Analyse t h é o r i q u e Hyperlongiforme Longiforme Equiforme Bréviforme

NGUMBA
MABEA
E n q u ê t e de terrain NTUMU
BETSI-NZAMAN
MVAI
OKAK

STYLE D U N O R D STYLE D U S U D
On voit qu'il n'est pas possible de dire, par
exemple, que toutes les statues ntumu sont
hyperlongiformes, ni que toutes les statues
longiformes sont ntumu. Il y a des nuances
importantes. Les sous-styles sont caractérisés
par u n e majorité d'objets (une tendance)
encore entourée d'exceptions, reconnaissables
cependant à d'autres détails suffisamment per-
tinents. Seules les catégories extrêmes ne se
r e c o u v r e n t pas : «^Mwèa-hyperlongiforme/
mva/'-bréviforme. En revanche, la catégorie
intermédiaire équiforme éclate en deux classes
se répartissant en ntumu ou nzaman/mvai/betsi,
suivant les cas. On arrive ainsi à découvrir dans
l'ensemble « homogène » fang deux foyers
bien distincts, dont l'existence s'explique par
l'étude des migrations (deux courants princi-
paux, le premier betsi —- les conquérants —, le
second ntumu — ceux qui mirent en valeur le
pays).
On aboutira, enfin, à une dynamique des
styles, p a r l ' é t u d e de t o u s les c o u r a n t s
d'échanges artistiques dans la zone comprise
entre la Sanaga au Cameroun et l'Ogooué au
Gabon. LONGIFORME BRÉVIFORME
Le grand scandale, en fait, est d'avoir osé, après complexe d'ordres spécifiques dont les « styles »
quelques autres, mesurer l'art africain, de reconnaissables et identifiables sont les indices
l'avoir observé, scruté, découpé et mis un formels. L'Afrique a droit, elle aussi, à une
moment en formule. Malgré toutes les précau- logique de l'imaginaire. Ses arts sont construits
tions prises, c'est ce point de vue qui choque. et voulus, jamais instinctifs ni conjoncturels.
Comment « géométriser » l'inspiration et les Ce sont ces logiques, au-delà des impres-
pulsions de la création pure ? sions de délectation visuelle et fantasmatique
Conscient des limites de l'approche mor- qu'elles nous procurent, qu'il convient de
phologique, même très adaptée et pondérée découvrir et de prouver, pour contribuer à ce
par son coefficient de correction anthropologi- rééquilibrage culturel entre l'Afrique Noire et
que et historique, je pense que les créations l'Occident dont nous sentons tous la nécessité
plastiques africaines participent d'un ensemble aujourd'hui.

NOTES ouvert sur l'extérieur. L'ethnie n ' a d o n c pas, sur le


terrain, de limites nettes et c o m m o d e s .
1. Cette m é t h o d e est issue de tout u n ensemble de 3. Des pièces a u t h e n t i q u e s , a u t a n t qu'il est possible
t r a v a u x et n o t a m m e n t de ceux de F. Olbrechts, d ' e n j u g e r : objets c o n ç u s et f a b r i q u é s p a r des
P. V a n d e n h o u t e et A. Leroi-Gourhan (voir L. Perrois, Africains p o u r des Africains.
Statuaire fang, Gabon, ORSTOM, Paris, 1972, et 4. Mais u n e série « a t y p i q u e » p e u t être d û m e n t
Problèmes d'analyse de la sculpture traditionnelle du identifiée plus tard ( e x e m p l e : le sous-style des
Gabon, ORSTOM, Paris, 1977). M a b é a du S u d - C a m e r o u n ) .
2. La n o t i o n m ê m e de « tribalité » au sens d o n n é 5. P o u r classer les oeuvres Dogon, J. Laude s'était
par W. Fagg est à utiliser avec p r u d e n c e dans la basé sur la complexité relative de la sculpture par
m e s u r e où l'espace e t h n i q u e ou « tribal » reste très rapport à la b û c h e d'origine.

A . RIXENS
GUERRIERS ET FEMMES FANS
DESSIN D'APRÈS DES C R O Q U I S D U LIEUTENANT AYMÈS
VOYAGES DE S. DE BRAZZA
{TOUR DU MONDE. 1883)

LE
UN PRIMITIVISME SANS EMPRUNTS
BOAS, NEWMAN
ET L'ANTHROPOLOGIE DE L'ART
CARLO SEVE RI

En septembre 1946, en présentant une exposi- tures kwakiutl), c'est celle d'un des grands
tion d'art d'Indiens de la côte du Nord-Ouest, courants du primitivisme du XXe siècle, celui
Barnett N e w m a n écrivait : que Rubin et ses collaborateurs ont le moins
Il est d e p l u s en p l u s a p p a r e n t q u e , p o u r c o m p r e n d r e exploré 4 . C'est peut-être aussi l'approche qui
l'art m o d e r n e , o n doit c o m p r e n d r e les arts primitifs. reste vivante aujourd'hui dans l'œuvre de
Car, d e m ê m e q u e l'art m o d e r n e c o n s t i t u e u n e île d e peintres et de sculpteurs comme Beuys et
r é v o l t e d a n s le c o u r s d e l ' e s t h é t i q u e o c c i d e n t a l e , les
Twombly. Ce sentiment de solidarité, presque
multiples traditions artistiques primitives existent à
p a r t c o m m e des r é u s s i t e s a r t i s t i q u e s a u t h e n t i q u e s de fraternité, que Newman ressent vis-à-vis des
q u i o n t f l e u r i s a n s e m p r u n t e r à l'histoire e u r o - artistes amérindiens met en question un autre
péenne1. partage : celui qui sépare le travail des artistes
Tout en postulant u n rapport très étroit contemporains de la recherche anthropologi-
entre son travail de peintre et l'art des Primi- que sur les arts des sociétés dites primitives.
tifs, Newman propose ici une esthétique où la J'ai essayé ailleurs de donner une défini-
référence primitiviste ne passe pas, comme tion du champ d'études de l'anthropologie de
chez bien des peintres modernes européens, l'art qui, tout en permettant de comprendre
par l'emprunt direct de formes. l'histoire des interprétations occidentales des
Le grand peintre new-yorkais fait appel à arts primitifs, puisse s'appliquer à toute œuvre
une volonté rituelle (ritualistic will2) de création d'art 5 . Je voudrais montrer ici comment, dans
qu'il attribue aux artistes amérindiens (The first la même perspective, peut se penser ce rapport
man was an artist est le titre d ' u n de ses écrits de qui perdure entre les arts dits primitifs et
cette période), et en m ê m e temps poursuit une certaines recherches contemporaines.
recherche formelle libre de toute imitation. Il Le mot latin ars a longtemps gardé deux
ne veut pas emprunter des thèmes visuels à l'art sens distincts, qui paraissent a u j o u r d ' h u i
des Primitifs, mais il s'y réfère comme à une éloignés l'un de l'autre. D'une part — écrit
recherche parallèle. Cette attitude n'est pas Panofsky (1987, éd. originale 1943) - ars
isolée dans le New York des années 40. New- indique la capacité consciente et intentionnelle
m a n la partageait avec d'autres artistes, parmi de l'homme « de produire des objets, de la
lesquels figuraient Gottlieb, Still, Rothko et même manière que la nature produit des
Kline 3 . Cette approche, animée par u n senti- phénomènes ». En ce sens, « l'activité d'un
ment d'extrême intimité avec les artistes primi- architecte, d'un peintre ou d'un sculpteur
tifs (« être un artiste, c'est faire, c'est être cela, pouvait encore, en pleine Renaissance, être
semble dire Newman en présentant les pein- désignée comme ars, au même titre que celle

28 ÉTÉ
CAHIERS du M u s é e national d'art m o d e r n e
d'un tisserand ou d'un apiculteur ». D'autre
part, le terme ars désignait aussi — dans u n
usage presque disparu aujourd'hui — u n
ensemble de règles, ou de techniques, que la
pensée doit suivre pour représenter le réel.
Ainsi, non seulement les règles de l'argumen-
tation logique étaient pour sophistes et stoï-
ciens un ars, mais aussi ce que nous appelons
aujourd'hui astronomie a pu s'appeler pendant
des siècles art des étoiles.
A partir de la double articulation de ce
concept, qui a presque disparu de notre tradi-
tion, on peut affirmer que l'étude du rapport que
chaque culture établit entre ces deux aspects de la
notion d'art — entre certaines formes de connais-
sance et certaines techniques de conception et de
production d'images — constitue l'objet de l'anthro-
pologie de l'art. La tâche de l'anthropologue est
donc de comparer, dans toute œuvre d'art, le
travail de la technique et celui de la pensée.
En fait, dans cette rencontre entre la
recherche de Newman et le travail des artistes
kwakiutl — entre une attitude de révolte contre
la tradition occidentale et les productions plasti-
ques venant des sociétés depuis toujours étran-
gères à celle-ci — la notion qui fait problème est
précisément celle de technique.
Dans les premières recherches de Boas
(1927) — qui s'inscrivent dans une tradition

en haut à droite : BOITE ARDOISE


GRAVURES SUR CUILLERS EN CORNE DESSIN REPRÉSENTANT U N POISSON H A I D A
a MONSTRE M A R I N {EXTRAIT DE : FRANZ BOAS, PRIMITIVE ART,
b AIGLE DOVER PUBLICATIONS, NEW YORK, 19551
c CASTOR
d CORBEAU
e BALEINE en bas :
f CORBEAU BOÎTE PEINTE
g DLIA <î) (EXTRAIT DE : FRANZ BOAS, PRIMITIVE ART.
h SOLEIL DOVER PUBLICATIONS, NEW YORK, 1955)
d'études remontant aux travaux de Riegl6 et de regard est habitué à simplifier. Lorsque nous
Semper 7 — les productions plastiques des regardons u n tableau construit à partir d'une
sociétés primitives avaient acquis le statut perspective illusionniste, nous nous attendons
d'oeuvres d ' a r t p r é c i s é m e n t grâce à u n e à une représentation simplifiée de l'objet pour
réflexion sur la technique : imaginer la totalité complexe des traits qui le
U n e sensibilité intuitive p o u r la f o r m e doit exister constituent. L'art primitif suit le chemin
d a n s t o u t e société, écrit Boas. La connaissance q u e inverse : il tend vers une représentation com-
n o u s a v o n s des œ u v r e s des artistes primitifs n o u s plexe des traits de l'objet, pour que nous
m o n t r e q u e cette sensibilité est é t r o i t e m e n t liée à
construisions mentalement sa présence réelle ;
l'expérience technique8.
pour que nous puissions l'imaginer plus com-
Le critère qui le guide dans ses analyses de plètement que ne peut le faire le simple regard.
l'art de la côte du Nord-Ouest est clair : il y a Ce type de représentation — lorsqu'il atteint
art là où la maîtrise absolue d'une technique cet état de perfection dont parle Boas — établit
aboutit à u n e forme parfaite. Cette forme peut une telle tension entre le vraisemblable et
alors dépasser la simple fonction de l'objet l'invisible qu'il produit l'illusion d'un espace
utilitaire et devenir le modèle d ' u n style. irréel : les coordonnées qui le définissent ne
Celui-ci dépend aussi bien de l'organisation sont pas celles du regard.
particulière d ' u n e culture que de contraintes
inhérentes à toute représentation de l'espace.
Nous avons vu que la découverte de cette
Or, il existe, selon Boas, seulement deux conception de l'espace dans l'art kwakiutl est
manières de représenter l'espace : l'une se chez Boas le résultat d ' u n e réflexion sur
réfère directement à la vision et représente les l'expérience technique. Or, si l'on s'en tient
aux textes des protagonistes de l'École de New
York, cette notion semble avoir disparu de la
définition même de l'art : « L'art se définit non
par sa technique de production, manuelle ou
autre, mais par la forme de société où il
apparaît », écrit Harold Rosenberg dans un
texte de 1971 consacré à l'œuvre de Marcel
Duchamp 9 .
Ici comme ailleurs dans les écrits de Rosen-
objets, en imitant l'oeil, dans une perspective berg, la compréhension de la pensée d'un
unifocale. L'autre représente les objets non artiste se trouve confrontée à une réflexion sur
comme ils se présentent dans la vision, mais la nature publique (voire politique) de l'art.
plutôt tels qu'ils sont représentés par l'esprit. « Aujourd'hui, l'art lui-même est la critique »,
Ainsi, u n sculpteur de la côte du Nord-Ouest écrit-il dans un texte plus récent (1983) :
peut multiplier les perspectives et représenter concevoir et interpréter des formes, c'est
u n animal à partir de plusieurs points de vue s'interroger sur la place de l'art (et, à travers
simultanés, ou m ê m e combiner les disiecta l'art, de l'invention) dans la société.
membra d ' u n dauphin et d'une femelle phoque Que ces pensées surgissent d'une réflexion
pour nous montrer le fruit monstrueux de leur sur Duchamp n'est naturellement pas u n
métamorphose. hasard. Parmi les grands découvreurs de ce
L'art primitif n'est donc ni naïf ni rudimen- siècle, Duchamp est peut-être celui qui a le
taire : au contraire, en choisissant une variante plus clairement indiqué qu'avant même d'être
s p é c i f i q u e de l ' o r g a n i s a t i o n m e n t a l e de une forme qui s'offre au regard, l'oeuvre d'art
l'espace, il construit la complexité là où notre est u n acte, et qu'aucune forme ne peut se

KWAKIUTL
PEINTURE SUR PAGAIE : M A R S O U I N ET P H O Q U E
(EXTRAIT DE : FRANZ BOAS, PRIMITIVE ART,
DOVER PUBLICATIONS, NEW YORK, 1955)
comprendre sans analyser la séquence de raise : aucune ville, aucun paysage ne peut
gestes par lesquels l'artiste réalise l'espace avoir un horizon si rapproché. Le raccourci
mental, dont l'œuvre n'est qu'un aboutisse- vertigineux du peintre indique u n point dans
ment, ou q u ' u n fragment - comme le dit l'espace qui ne peut exister. Pourtant, la place
Rosenberg à propos de Mondrian dans Art on est là, silencieuse. Un train passe, derrière les
the Edge (1983). arcades, l'ombre d'une jeune fille s'entrevoit.
La mise en place de cette séquence ne peut Elle a u n jouet dans la main. L'imagerie paraît
nullement se confondre avec u n procédé tech- onirique, parce que l'espace où elle apparaît ne
nique. Ce mot, semble penser Rosenberg, nous peut exister dans le monde que nous connais-
tend trop de pièges. Il doit donc être soigneuse- sons. Ce découpage irréel de l'espace vise donc
m e n t redéfini, lorsqu'il s'applique à l'art
moderne :
Dans les relations nouvelles entre l'art et l'histoire,
les a u t o m a t i s m e s qui opéraient dans l'habileté artisa-
nale ont été remplacés par des actes de l'esprit qui
i n t e r v i e n n e n t au tout début de l'œuvre... Leur effet
est de r e t r a n c h e r l'art du d o m a i n e de l'habitude, de
la dextérité m a n u e l l e et du goût traditionnel, p o u r le
faire passer dans celui de la philosophie 1 0 .

Cette vision — peut-être excessivement


intellectualiste — du travail du peintre abstrait
ne doit pas nous faire oublier que cette
séquence préliminaire de gestes de l'artiste
« qui interviennent au tout début de l'œuvre »
— celle qui définit son style et sa pensée — vise
avant tout la définition d'un espace. L'œuvre
d'un peintre éloigné de toute tentation primiti-
viste comme le premier De Chirico illustre
clairement ce point. Dans ses premières
œuvres — qui ont eu, par-delà le surréalisme
et à travers Duchamp, une influence profonde
sur l'École de New York — l'intensité des
images ne résulte jamais des objets qui appa-
raissent dans les tableaux ni, comme on l'a
trop souvent répété, de leur assemblage incon-
gru. La force de certaines Places d'Italie, de
certains Autoportraits, vient du fait que les à refléter, comme De Chirico l'écrira plus tard,
coordonnées de l'espace peint sont à un tel le mécanisme même de la pensée 11 .
point insoutenables pour le regard qu'elles Avant les avant-gardes, le travail technique
finissent par nous montrer u n espace physi- du peintre (l'habileté artisanale, disait Rosen-
quement impossible : un espace que le regard berg) visait en premier lieu la reproduction d ' u n
ne peut jamais entièrement saisir. modèle spatial unique et vraisemblable. Dans
Ce qui est aboli dans ces scènes, c'est la peinture du XXe siècle — pour ces peintres
l'horizon dans lequel les objets — et celui qui au moins qui considéraient, avec Mondrian,
les regarde — se trouvent inscrits. Regardons que « la surface des choses naturelles est belle,
certains paysages urbains de la période ferra- mais son imitation est chose morte »12, la

G I O R G I O DE C H I R I C O
MÉDITATION AUTOMNALE, 1912
HUILE S U R T O I L E , 5 4 x 6 9 , 8
C O L L E C T I O N PRIVÉE, ÉTATS-UNIS
P H O T O ÉRIC POLLITZER, NEW YORK
construction d ' u n espace physiquement impossi-
ble est le premier geste de la technique. Dans
cet acte de définition de l'espace — qui précède
t o u t e intervention des images — l'artiste
contemporain identifie ars de la pensée et ars
de la technique. Le choix de l'abstraction
radicale coïncide alors avec une recherche
imaginaire des origines de la représentation
picturale. Ce que l'artiste kwakiutl montre à
Newman, c'est la possibilité de concevoir u n
espace où l'univers de la pensée peut se faire
image (« le moi, terrible et constant, est à mes
yeux le sujet de la peinture », déclarait-il en
1965) ; un lieu où les formes abstraites de la
géométrie peuvent s'éloigner définitivement
de toute référence à l'expérience quotidienne
de la vision, pour devenir « un langage de
passion »13. Dès lors, l'invention technique
tend à s'identifier avec le parcours de la
pensée.

Aujourd'hui, à travers l'œuvre d'autres


artistes, la définition de l'espace reste parfois
très proche de cette vision des arts primitifs.
Voyons u n dernier exemple : le Tram Stop que
Beuys a réalisé en 1976 à la Biennale de
Venise. Ici, tous les éléments de l'image (le
tumulus de gravats, les quatre rondins de bois
autour de l'image d ' u n h o m m e , la ligne du
tram et le tuyau qui dessinent une perspective
dans u n lieu qui suggère irrésistiblement
l'abside d'une petite chapelle) tendent à définir
l'espace d'un autel. Pourtant, les coordonnées
traditionnelles de l'espace rituel sont complè-
tement absentes. A la place d'une icône entou-
rée d'offrandes dans la semi-obscurité d'une
chapelle, nous voyons les traces, apparemment
dispersées au hasard, d ' u n culte privé, dont
nous ne connaîtrons jamais les croyances.
Comme dans l'art des Indiens d'Amérique, constitue l'idéal esthétique de leur travail, il
l'œuvre devient ici le lieu où u n e tension leur offre à la fois le modèle d'un espace non
s'établit entre le vraisemblable et l'invisible. illusionniste et une série de techniques de la
Pour Newman comme pour Beuys, l'art des représentation mentale. C'est dans l'espace défini
Primitifs ne constitue pas u n répertoire de par ces techniques — qui n'imitent plus le
formes à imiter. A travers l'identification de regard, mais l'esprit — que, désormais, chaque
Y ars de la technique et de Y ars de la pensée qui forme cherchera sa perfection.

JOSEPH BEUYS
STRASSENBAHNHALTSTELLE I.
TRAM STOPI. 1976
SCULPTURE
© BEUYS VG-BILDKUNST, 1987
NOTES abstrait » dans W. R u b i n (ed), Primitivism in XXth
Century Art, catalogue de l'exposition du M u s e u m of
1. H. R o s e n b e r g , Barnett Newman, N e w York, M o d e r n Art, New York, 1986.
5. C. Severi, « Anthropologie de l'art », à paraître
Abrams, 1978, p. 241.
dans Dictionnaire de l'Ethnologie et de l'Anthropologie,
2. Ibid.
Paris, PUF.
3. Rosenberg précise ainsi l'attitude de N e w m a n vis-
6. A. Riegl, Stilfragen, Berlin, 1923 (2 e éd.).
à-vis de la p e i n t u r e e u r o p é e n n e de ces a n n é e s :
7. G . S e m p e r , « L o n d o n L e c t u r e : N o v e m b e r 11,
« N e w m a n a avancé le concept d ' u n art idéal sans
références visuelles c o m m e type de d é v e l o p p e m e n t 1853 », dans Res-Anthropology and Aesthetics, 6, 1983,
p o u r lequel les artistes américains étaient particuliè- et « L o n d o n Lecture : D e c e m b e r 1853 », d a n s Res-
r e m e n t d o u é s . M ê m e d a n s ses f o r m e s les plus Anthropology and Aesthetics, 9, 1985.
abstraites, soutenait N e w m a n , l'art e u r o p é e n restait 8. F. Boas, Primitive Art, Oslo, Instituttet for s a m m e -
lié à sa « n a t u r e sensuelle ». Les formes géométri- lignende k u l t u r f o r s k n i n g , 1927, p. 35.
ques des puristes, c o m m e Kandinsky et M o n d r i a n , 9. H. Rosenberg, Art on the Edge, Chicago, Chicago
étaient en réalité l'équivalent d'arbres et d'horizons. University Press, 1983, p. 4.
Contre le naturalisme i n h é r e n t à la sensibilité euro- 10. Ibid., p. 136.
p é e n n e , u n n o u v e a u g r o u p e de peintres américains, 11. Sur la p e n s é e de De Chirico, voir P. Fossati, La
disait N e w m a n , était en train de créer « u n m o n d e Pittura Metafisica, Turin, Einaudi, 1988, et G. De
v r a i m e n t abstrait ». P o u r ces artistes (Gottlieb, Chirico, Il Meccanismo del Pensiero, Turin, Einaudi,
Rothko, Still et l u i - m ê m e ) , il revendiquait u n art 1987.
e n t i è r e m e n t libéré des restes des choses vues, u n état 12. « Car la surface des choses est belle, mais son
de l'imagination virtuellement vide de tout. Les imitation est chose m o r t e . Les choses n o u s d o n n e n t
peintres abstraits américains étaient « chez e u x dans tout, mais leur r e p r é s e n t a t i o n n e n o u s d o n n e plus
le m o n d e de l'idée p u r e », de m ê m e q u e les Euro- rien. » ( M o n d r i a n , Carnets de 1914, cit. dans M. Seu-
p é e n s étaient chez e u x au milieu des corrélats p h o r , Piet Mondrian, Paris, F l a m m a r i o n , 1956,
objectifs des sensations ». (op. cit., p. 37-38). p. 116).
4. Voir l'étude de Varnedoe « L'expressionnisme 13. H. Rosenberg, Barnett Newman, op. cit., p. 37.
ART AUTRE - ART NÔTRE
SALLY PRICE

Dans quelques années, le monde occidental comme une mosaïque de contributions faites
célébrera la découverte de l'Amérique, sans par des individus dont les noms sont connus,
faire pourtant toujours remarquer qu'il s'agit, dont les œuvres peuvent être distinguées, et
non de la découverte, mais de sa découverte de dont les vies personnelles et le rapport qu'ils
ces territoires. Évidemment, pour ceux qui y ont eu avec leur époque méritent d'attirer
habitaient, le « Nouveau Monde » n'était pas notre attention. Il existe, pourtant, une seule
aussi nouveau qu'il l'était pour les Européens exception à cette définition de l'étude de l'art
de l'époque. qui se centre sur la créativité individuelle et sur
Une distinction identique mérite d'être la chronologie historique. Dans la conception
faite pour la découverte de « l'art primitif » au occidentale prédominante, une œuvre d'art
cours de notre siècle1. Dans les pages qui provenant d'une origine hors des « traditions
suivent, je me propose d'examiner les fonc- mondiales » est considérée comme l'artisanat
tions de propriétaire que les Occidentaux se d'un personnage sans nom qui représente la
sont données vis-à-vis de l'art des autres. Je généralité de sa communauté et qui suit sans
prends comme point de départ l'observation de arrière-pensée les préceptes d'une tradition
Pierre Bourdieu selon qui « les jeux d'artistes séculaire.
et d'esthètes et leur lutte pour le monopole de Avant de scruter ce personnage composite
la légitimité artistique sont moins innocents de plus près, il sera utile de passer brièvement
qu'il ne paraît »2. Car, si cette remarque s'ap- en revue la place accordée à la créativité
plique au sein d'une seule société, elle acquiert individuelle et à l'autorité de la tradition dans
u n e dimension beaucoup plus impression- la littérature ethnologique.
nante dans le cas d'une société dominante qui D'une part, un grand nombre de descrip-
juge et gère la production artistique des autres. tions de sociétés « primitives » sont écrites
Tout d'abord, quelques remarques de base dans le temps-hors temps qu'on désigne par le
sur l'étude traditionnelle des « beaux-arts ». Il terme « présent ethnographique » — u n mode
n'est pas difficile de constater que les historiens d ' e x p r e s s i o n qui a p o u r effet d ' e x t r a i r e
de l'art p r e n n e n t , comme sujet principal l'expression culturelle de sa dimension histori-
d'enquête, la vie et l'œuvre artistique de que et donc d'amalgamer les individus et
certains individus et le déroulement historique même des générations entières pour en faire
de mouvements artistiques distinctifs. Tout une seule figure, représentative de sa société
comme l'histoire de la musique, de la littéra- passée et présente. « L'indigène Trobriandais »
ture ou du théâtre, l'histoire de l'art est vue dans les écrits de Malinowski et « le pasteur
Nuer » dans ceux de Evans-Pritchard furent aussi avec les attributs plus spécifiques de
construits dans le but de nous montrer les l'œuvre de certaines potières telles que Maria
normes culturelles et les habitudes générali- Martinez et Nampeyo 5 .
sées de leurs sociétés, plutôt que pour explorer A la même époque en Angleterre, Ray-
les caractères différents des individus ou arri- mond Firth — qui essaya dans ses études de
ver à comprendre les développements chrono- mieux comprendre comment la liberté de
logiques 3 . Ce genre d'approche survit de nos l'individu se réalisait dans le cadre des normes
jours, guère touché par le débat actuel à propos prescriptives de sa société — prêta attention à
du rôle de l'histoire dans la vie des peuples « la position de la faculté créatrice chez l'artiste
sans écriture. indigène par rapport à sa conformité au style
D'autre part, il y eut toujours des ethnolo- local »6. En faisant référence, dans ses écrits, à
gues qui préconisèrent une attention plus des individus spécifiques dont les vies avaient
aiguë au rôle de la créativité, de l'innovation et contribué à sa connaissance d'une société,
des changements historiques dans l'étude des Firth ouvrit la voie à l'emploi des noms propres
autres sociétés. Franz Boas, par exemple, tout dans les descriptions ethnologiques.
en affirmant le conservatisme de « l'art primi- Laissant l'ethnologie pour en venir à l'his-
tif » et l'influence pesante des traditions qui en toire de l'art, nous constatons que « l'art primi-
forment la base, changea radicalement l'étude tif » a souvent servi de faire-valoir à l'art
de l'art de « l'autre » en remplaçant l'objet occidental comme champion de l'individualité
d'art par l'artiste lui-même comme cible prin- de l'artiste. Vus dans ce contexte comparatif,
cipale de l'enquête. Il mit l'accent sur l'impor- les artistes indigènes d'Afrique, d'Océanie et
tance d'une recherche qui pénètre la vision des d'Amérique n'eurent souvent que le rôle de
gens dans la société elle-même et d'une étude serviteurs passifs d'une tradition, suivant avec
qui soit attentive au rôle de la virtuosité, au fidélité dans leur artisanat les normes héritées
processus artistique et à ce qu'il appela « le jeu de leurs ancêtres. Mais parmi les historiens de
de l'imagination » dans la création de la forme l'art d'aujourd'hui comme parmi les ethnolo-
plastique 4 . Ses étudiants, qui représentèrent gues contemporains, on commence à reconsi-
toute une génération de l'anthropologie amé- dérer de telles idées ; il y a maintenant u n
ricaine, continuèrent de développer cette opti- n o m b r e croissant de chercheurs (quoique
que dans leurs enquêtes de terrain, en définis- encore en minorité) qui appliquent une forma-
sant le rapport entre la tradition et la créativité tion d'historien de l'art à l'étude sérieuse de
(et donc leurs poids relatifs) comme une ques- « l'art primitif » ( n o t a m m e n t en Afrique)
tion à explorer soigneusement dans chaque — prêtant attention aux détails de la vie
société, plutôt q u ' u n trait généralisable au d'artistes individuels, faisant la chronique des
monde « primitif ». Leurs observations com- changements au cours des années et affinant
mencèrent à démontrer à quel point les artistes les distinctions stylistiques qui nous permet-
non occidentaux faisaient des choix dans leur tent d'établir les provenances et les dates de
travail (toujours dans le cadre d'une tradition leurs produits. Aux États-Unis, Roy Sieber et
formative spécifique) — choix qui manifes- Robert Farris Thompson furent parmi les pre-
taient une conscience de leurs options esthéti- miers à souligner le dynamisme de l'art afri-
ques et qui représentaient parfois des innova- cain, à insister sur la faculté créatrice de ses
tions importantes. Par conséquent, les lecteurs auteurs et à exiger une appréciation de ceux-ci
d'une étude sur la poterie Pueblo par Ruth égale à celle qu'on accorde aux artistes occi-
Bunzel, par exemple, se familiarisent, non dentaux 7 . Le résultat de telles recherches com-
seulement avec les caractéristiques de la pote- mence à se traduire en nuances importantes
rie Zuni, Acoma, Hopi et San Ildefonso, mais dans l'image occidentale de « l'art primitif »,
m ê m e parmi des historiens de l'art plus tradi- son manque de créativité individuelle à son
tionnels. William Rubin n'est pas seul parmi m a n q u e d'individualité tout court. L'artiste
ses collègues dans l'étude de l'art moderne à devient « anonyme ».
admettre (tout en déclarant que « l'art tribal Un grand nombre d'amateurs « d'art primi-
exprime u n sentiment collectif plutôt qu'indi- tif » évoquent vaguement cet anonymat ; par-
viduel ») que « les sculpteurs jouirent d'une fois, on rencontre une explication culturelle du
plus grande liberté que beaucoup de commen- phénomène :
tateurs ne l'imaginent »8. Chez les historiens L'identité du sculpteur individuel africain s'obscurcit
de l'art, donc, comme chez les ethnologues, il y parce q u e sa tâche consiste à m a n i p u l e r des forces
a u n nouveau programme de sensibilisation au qui sont extérieures à l u i - m ê m e ; donc, u n e fois q u e
rôle de l'individualité et de la créativité des ces forces passent dans la sculpture, l'artiste t o m b e
dans l'anonymat11.
artistes au-delà des sociétés occidentales.
Une fois l'existence de ces sensibilités cons- Cet emploi du singulier en parlant des
tatée, interrogeons-nous sur la perspective de artistes « primitifs » est une convention répan-
ces chercheurs et amateurs « d'art primitif » due qui a pour effet de suggérer leur manque
(toujours en majorité) qui gardent une vision de différenciation — c'est-à-dire leur anony-
moins nuancée de l'influence de la tradition et mat — non seulement à l'intérieur de leur
du rôle de la volonté collective chez les « Pri- propre société, mais aussi dans le contexte plus
mitifs ». Considérons, par exemple, celle de vaste de l'activité de leurs confrères partout
Herschel B. Chipp, spécialiste distingué de l'art dans le monde. C'est en partie grâce à cette
m o d e r n e qui a réfléchi aussi sur ce qu'il convention grammaticale qu'on arrive à faire
n o m m e « les styles artistiques des cultures des généralisations globales sur l'oeuvre (et
primitives ». Chipp décrit, chez les Maori, même le caractère) des artistes des quatre coins
du monde — telles que, par exemple, une
u n e restriction radicale du d o m a i n e dans lequel
déclaration de Douglas Newton soutenant que
l'inventivité p e r s o n n e l l e de l'artiste doit se limiter.
(...) La p e r p é t r a t i o n d ' u n e e r r e u r d ' o r d r e t e c h n i q u e « l'artiste primitif va du naturalisme à l'ab-
— u n e f a u t e c o m m i s e par (...) u n sculpteur dans straction sans aucun embarras »12.
l'exercice des m é t h o d e s traditionnelles du travail — Il n'est pas sans intérêt de se demander pour
risquerait d ' i n t e r r o m p r e ou de détruire les voies
qui ces artistes sont anonymes, car on a parfois
c o u t u m i è r e s de c o m m u n i c a t i o n avec le m o n d e des
esprits, et serait expiée par des peines sévères qui l'impression que l'anonymat est un trait inhé-
p o u r r a i e n t m ê m e e n t r a î n e r la mort 9 . rent à « l'art primitif » et non une construction
imposée du dehors. Citons, par exemple, une
La dénégation de la créativité de l'individu
critique journalistique du Center for African Art
s'exprime parfois en généralisations assez
à New York, qui remarque :
audacieuses. Henri Kamer, par exemple,
Notre c u l t u r e occidentale, si préoccupée par les
déclare qu'en Afrique
n o m s , n e p e u t q u ' ê t r e époustouflée de se r e n d r e
il n ' y a pas d ' a u t e u r s créateurs. (...) [L'artiste afri- compte q u e de telles œ u v r e s sont anonymes 1 3 .
cain] produit des m a s q u e s et des fétiches suivant les
besoins du m o m e n t , mais t o u j o u r s sur ordre des Serions-nous époustouflés, nous, étrangers
dignitaires de la tribu et jamais suivant l'inspiration à la société de l'artiste, de ne pas avoir appris
du m o m e n t c o m m e le ferait tout artiste c o n v e n t i o n - son nom ? Non, ce qu'un tel commentaire
nel 1 0 . implique est que la suppression de l'identité de
De ce point de vue, l'identité d'un artiste chaque artiste se produit chez lui, et que nous,
donné perd de sa pertinence, puisqu'il parti- en dépit de notre préoccupation pour les noms,
cipe à une production esthétique à la manière s o m m e s les héritiers i n n o c e n t s de cette
d'un ouvrier qui collabore à une chaîne de « insouciance » des Primitifs. L'idée qu'on ne
montage. Un saut conceptuel s'opère alors de connaîtra jamais les noms des artistes facilite
ayant vécu et travaillé à u n e é p o q u e et dans u n système qui tourne autour de l'esthétique
espace d o n n é s , dont la carrière artistique eut u n occidentale et de sommes d'argent impor-
c o m m e n c e m e n t , u n d é r o u l e m e n t et u n e fin, et dont tantes. En abandonnant ses « signatures »,
l ' œ u v r e influença et fut influencée par l ' œ u v r e pour aboutir aux « pedigrees » occidentaux,
d'autres artistes — cette idée n e vient pas facilement
à l'esprit 2 3 .
on effectue u n transfert de responsabilité en ce
qui concerne sa paternité artistique 26 .
D'autres chercheurs aussi commencent à
Il n'est pas rare d'entendre des collection-
p é n é t r e r la p é n o m b r e qui enveloppe les
neurs d'art africain et océanien affirmer que
artistes de la côte Nord-Ouest. Robin K. Wright
« l'anonymat » de l'artiste ajoute u n élément
fait la chronique des œuvres individualisées
important à leur enthousiasme. L'un d'entre
d'artistes Haida, tels que Charles Edenshaw,
eux, qui m'a entretenue u n après-midi à Paris,
John Robson, John Cross, Tom Price, Gwaitehl
devint très animé en parlant de cet aspect de sa
et d'autres 24 . Sur le cas d'objets faits au début
passion. « Ça m'enchante énormément », dit-
ou au milieu du XIXe siècle, il montre les
il. « Ne pas connaître l'artiste, ça me plaît
ressources de l'analyse stylistique qui permet
é n o r m é m e n t . » « Une fois q u ' o n apprend
de distinguer l'œuvre d'un artiste donné. Et on
l'identité de l'artiste », continua-t-il, « l'objet
fait de pareils progrès dans d'autres parties du
cesse d'être de l'art primitif ». L'acteur Vincent
monde. Dans une étude des arts Igbo au
Price (qui est aussi u n collectionneur avide)
Nigeria, par exemple, Herbert M. Cole et Chike
exprima le même sentiment :
C. Aniakor notent :
L ' a n o n y m a t du créateur accroît, en effet, la valeur de
Les m a i n s individuelles sont reconnaissables dans la
sculpture Igbo, c o m m e dans l'ensemble de l'art l'objet d'art. (...) c'est n o t r e ignorance m ê m e de ces
africain, et les artistes ont été, et c o n t i n u e n t d'être, h o m m e s qui fournit u n e partie du m y s t è r e de leur
bien c o n n u s dans leurs milieux 2 5 . création 2 7 .

Étant donné que l'entrée d'un exemplaire Durant plusieurs années, j'ai évoqué avec
« d'art primitif » sur la scène du monde occi- de nombreux amateurs « d'art primitif » cette
dental s'effectue plus souvent par l'intermé- prétendue question de l'anonymat. Leurs opi-
diaire des marchands et des collectionneurs nions se répartissent en deux catégories. La
que par celui des ethnologues et des historiens première affirme que seul le connaisseur doué
de l'art, il nous est indispensable d'examiner et qualifié (par définition, u n membre d'une
les idées reçues, les attitudes et les expériences société occidentale) peut identifier l'excellence
de ceux-là, si nous voulons comprendre le esthétique d'un chef-d'œuvre. Un collection-
« clash » qui se produit autour de cette entrée. neur m'entretint longuement de la qualité de
Ces quelques pages ne suffisent pas pour en « l'œil » d ' u n connaisseur, décrivant en détail
relever tous les aspects. Mais prenons la seule la nature des considérations esthétiques, le rôle
question de « l'anonymat » pour suggérer de la subjectivité, etc. A la fin de son discours,
comment les intérêts (personnels et culturels) je lui demandai si, à son avis, l'auteur d'un
des Occidentaux déterminent notre vision des objet d'art « primitif » serait, parfois, conscient
« Primitifs », et réfléchissons sur le rôle que des éléments qu'il venait de relever. Sa
peut avoir u n art sans signatures dans le cadre réponse fut instantanée et catégorique : « Cer-
du marché de l'art occidental. tainement pas ! » « L'artiste d'un tel objet »,
Enlevé de sa société d'origine, l'objet d'art dit-il, « ne s'intéressera qu'à son aspect artisa-
« primitif » perd, dans la plupart des cas, son nal et à sa conformité aux normes communau-
identité. Déposé dans la nôtre, il en acquiert taires ; il n'aura aucune appréciation de son
une nouvelle. Ce remplacement d'un passe- mérite artistique, dont la découverte dépend
port étranger par une carte d'identité familière du regard du connaisseur européen ». Ou,
sert à faciliter l'introduction de l'objet dans u n dans les mots d'Henri Kamer, « l'objet fabriqué
q u e leurs créateurs imitent instinctivement les lois l'artiste fut perdue dans la mêlée. Grâce aux
de la n a t u r e . En a u c u n cas, ils n e sont le résultat
efforts d'un journaliste et d'un instituteur, qui
d ' u n e r e c h e r c h e sophistiquée et concertée, c o m m e
l'est l'art m o d e r n e occidental, mais d ' u n sens i n n é reconnurent la main de Malangi et firent
du m o n d e 1 9 . mention discrète d'une poursuite légale, le
gouvernement admit son erreur et proposa
Pour ceux qui pensent avec Huyghe que les
non seulement une compensation financière,
arts de l'Afrique et de l'Océanie sont fabriqués
mais aussi une médaille gravée en reconnais-
par des artistes anonymes en train d'exprimer
sance de sa contribution artistique. Interrogé
des pensées communautaires au moyen de pro-
sur la raison de la négligence initiale, le gou-
cessus instinctifs qui se produisent dans la partie
verneur de la Banque centrale d'Australie
inférieure du cerveau, il n'y a q u ' u n petit pas à
répondit — et c'est le point révélateur pour la
faire pour arriver à la conviction que ces arts
discussion présente — que tous ceux qui
n'ont pas d'histoire. L'homogénéisation des
avaient vu la peinture présumèrent, automati-
personnes et celle des générations se renfor-
quement et sans arrière-pensée, qu'elle était
cent ; comme le dit u n commentateur :
l'œuvre de « quelque artiste aborigène tradi-
Ces artistes a n o n y m e s se voient c o m m e u n maillon
tionnel mort depuis longtemps ». La mise à
de la c h a î n e sans fin des générations 2 0 .
distance de « l'art primitif » dans un passé
Même ceux qui essaient de respecter l'his- lointain et anonyme — qui est pour beaucoup
toricité de « l'art primitif » éprouvent une de personnes une simple affaire de bon sens —
certaine difficulté à se débarrasser de la notion peut avoir une importance tangible dans la vie
de son absence. Claude Roy, par exemple, des auteurs de cet art ; l'histoire de Malangi
ouvre son Arts sauvages avec l'observation qu'il n'est pas unique.
existe, contrairement à l'opinion générale, des
Quelles sont les alternatives à cette vision
sociétés « primitives » qui connaissent et l'écri-
de l'artiste indifférenciable de ses aïeux dans le
ture et l'histoire, mais la phrase qui suit annule
passé et de ses confrères dans le présent ? Des
la portée de sa déclaration :
recherches actuelles commencent, par-ci par-
Ce n e sont pas des peuples sans m é m o i r e , ce sont là, à en proposer. Celle de Bill Holm, par
s e u l e m e n t des p e u p l e s qui ont m a u v a i s e mémoire 2 1 .
exemple, combat l'idée de l'anonymat parmi
Une histoire qui s'est déroulée en Australie les artistes de la côte Nord-Ouest du Canada,
peut servir à illustrer les conséquences de cette surtout en parlant de l'artiste Kwakiutl Willie
tendance à homogénéiser les artistes « primi- Seaweed. Holm note :
tifs » et à les exclure du passage du temps 22 . Les artistes indigènes de la côte Nord-Ouest, c o m m e
Tout a commencé en 1963 quand un collec- les « artistes primitifs » d'autres cultures, f u r e n t ,
tionneur hongrois acheta u n e peinture sur p o u r la plupart, r e n d u s a n o n y m e s à notre époque.
De plus, q u a n d l ' h o m m e m o d e r n e (produit d ' u n e
écorce d ' u n artiste de la terre d ' A r n h e m
société qui accorde b e a u c o u p d ' i m p o r t a n c e aux
n o m m é Malangi, pour en faire don au musée n o m s , à la r e n o m m é e et a u x actions individuelles)
des Arts africains et océaniens à Paris ; au r e g a r d e u n e collection de m a s q u e s ou d ' a u t r e s
cours de la m ê m e année, des photos de plu- œ u v r e s d'art d ' u n e culture exotique, il n'a pas
t e n d a n c e à envisager u n créateur h u m a i n individua-
sieurs p e i n t u r e s du m ê m e artiste f u r e n t
lisé derrière c h a q u e objet. Ce n'est q u e r a r e m e n t q u e
envoyées au directeur du comité chargé de la les étiquettes qu'il lit lui v i e n n e n t au secours p o u r
conversion de la devise australienne au sys- personnaliser les artistes sans visage. Parfois, u n
tème décimal qui, à son tour, les passa aux objet est identifié c o m m e étant de la « côte Nord-
Ouest » ou d'« Alaska » ou de « Colombie britanni-
dessinateurs qui s'occupaient des nouveaux
q u e ». Au mieux, u n e identification tribale pourrait
billets. Par cette voie indirecte, u n e peinture de être proposée (bien q u e la probabilité d ' e r r e u r soit
Malangi a fini par paraître sur chaque billet considérable). L'idée q u e c h a q u e objet représente
d ' u n dollar australien, mais l'identité de l'activité créatrice d ' u n être h u m a i n spécifique,
ayant vécu et travaillé à u n e é p o q u e et dans u n système qui tourne autour de l'esthétique
espace d o n n é s , dont la carrière artistique eut u n occidentale et de sommes d'argent impor-
c o m m e n c e m e n t , u n d é r o u l e m e n t et u n e fin, et dont tantes. En abandonnant ses « signatures »,
l ' œ u v r e influença et fut influencée par l ' œ u v r e pour aboutir aux « pedigrees » occidentaux,
d'autres artistes - cette idée n e vient pas facilement
on effectue u n transfert de responsabilité en ce
à l'esprit 23 .
qui concerne sa paternité artistique 26 .
D'autres chercheurs aussi commencent à
Il n'est pas rare d'entendre des collection-
p é n é t r e r la p é n o m b r e qui enveloppe les
neurs d'art africain et océanien affirmer que
artistes de la côte Nord-Ouest. Robin K. Wright
« l'anonymat » de l'artiste ajoute u n élément
fait la chronique des oeuvres individualisées
important à leur enthousiasme. L'un d'entre
d'artistes Haida, tels que Charles Edenshaw,
eux, qui m'a entretenue u n après-midi à Paris,
John Robson, John Cross, Tom Price, Gwaitehl
devint très animé en parlant de cet aspect de sa
et d'autres 24 . Sur le cas d'objets faits au début
passion. « Ça m'enchante énormément », dit-
ou au milieu du XIXe siècle, il montre les
il. « Ne pas connaître l'artiste, ça me plaît
ressources de l'analyse stylistique qui permet
é n o r m é m e n t . » « Une fois q u ' o n apprend
de distinguer l'œuvre d'un artiste donné. Et on
l'identité de l'artiste », continua-t-il, « l'objet
fait de pareils progrès dans d'autres parties du
cesse d'être de l'art primitif ». L'acteur Vincent
monde. Dans une étude des arts Igbo au
Price (qui est aussi u n collectionneur avide)
Nigeria, par exemple, Herbert M. Cole et Chike
exprima le même sentiment :
C. Aniakor notent :
L ' a n o n y m a t du créateur accroît, e n effet, la valeur de
Les mains individuelles sont reconnaissables dans la
sculpture Igbo, c o m m e dans l'ensemble de l'art l'objet d'art. (...) c'est n o t r e i g n o r a n c e m ê m e de ces
africain, et les artistes ont été, et c o n t i n u e n t d'être, h o m m e s qui fournit u n e partie du m y s t è r e de leur
bien c o n n u s d a n s leurs milieux 2 5 . création 2 7 .

Étant donné que l'entrée d'un exemplaire Durant plusieurs années, j'ai évoqué avec
« d'art primitif » sur la scène du monde occi- de nombreux amateurs « d'art primitif » cette
dental s'effectue plus souvent par l'intermé- prétendue question de l'anonymat. Leurs opi-
diaire des marchands et des collectionneurs nions se répartissent en deux catégories. La
que par celui des ethnologues et des historiens première affirme que seul le connaisseur doué
de l'art, il nous est indispensable d'examiner et qualifié (par définition, un membre d'une
les idées reçues, les attitudes et les expériences société occidentale) peut identifier l'excellence
de ceux-là, si nous voulons comprendre le esthétique d'un chef-d'œuvre. Un collection-
« clash » qui se produit autour de cette entrée. neur m'entretint longuement de la qualité de
Ces quelques pages ne suffisent pas pour en « l'œil » d ' u n connaisseur, décrivant en détail
relever tous les aspects. Mais prenons la seule la nature des considérations esthétiques, le rôle
question de « l'anonymat » pour suggérer de la subjectivité, etc. A la fin de son discours,
comment les intérêts (personnels et culturels) je lui demandai si, à son avis, l'auteur d ' u n
des Occidentaux déterminent notre vision des objet d'art « primitif » serait, parfois, conscient
« Primitifs », et réfléchissons sur le rôle que des é l é m e n t s qu'il venait de relever. Sa
peut avoir u n art sans signatures dans le cadre réponse fut instantanée et catégorique : « Cer-
du marché de l'art occidental. tainement pas ! » « L'artiste d'un tel objet »,
Enlevé de sa société d'origine, l'objet d'art dit-il, « ne s'intéressera qu'à son aspect artisa-
« primitif » perd, dans la plupart des cas, son nal et à sa conformité aux normes c o m m u n a u -
identité. Déposé dans la nôtre, il en acquiert taires ; il n'aura aucune appréciation de son
une nouvelle. Ce remplacement d'un passe- mérite artistique, dont la découverte dépend
port étranger par une carte d'identité familière du regard du connaisseur européen ». Ou,
sert à faciliter l'introduction de l'objet dans un dans les mots d'Henri Kamer, « l'objet fabriqué
en Afrique (...) n'est devenu objet d'art qu'à tion occidentale. On pourrait citer, pour en
son arrivée en Europe »28. De ce point de vue, donner un seul exemple, le « faux » qu'on
on n'a aucun intérêt à chercher à établir désigne comme « la Coupe Cellini », dont la
l'identité de la personne qui fabriqua u n objet discussion au long de cent pages parfaitement
« primitif » (« d é n o m m é artiste et qu'il serait érudites dans le Metropolitan Muséum Journal
plus convenable de qualifier A'artisan », selon inspira une deuxième discussion également
Kamer), puisqu'il ne fut ni conscient, ni res- érudite à Joseph Alsop, autorité distinguée de
ponsable de ses qualités esthétiques. Selon les l'histoire de l'art occidental 29 . La recherche sur
partisans de cette perspective, le connaisseur l'identité de cet objet s'étendit sur trois décen-
occidental fait pour les masques africains (par nies, occupant tous les jours de travail du
exemple) ce que Marcel Duchamp fit pour les chercheur, sans faire mention (comme le fit u n
urinoirs. des participants dans ce débat 30 ) de toutes les
La deuxième réponse ne fait aucune allu- nuits blanches qu'elle provoqua.
sion aux intentions de l'artiste ni à sa cons- En partie à cause de la ségrégation tradi-
cience esthétique, mais affirme plutôt que tionnelle entre les disciplines de l'ethnologie et
toute indication d'identité est, malheureuse- l'histoire de l'art, on n'a pas tendance à imagi-
ment, perdue à tout jamais. Selon ce point de ner qu'une énergie pareille à celle accordée à
vue, l'habitude de mettre le n o m du collection- (par exemple) la Coupe Cellini pourrait don-
neur, mais pas celui de l'artiste, sur u n cartel ner des résultats significatifs hors du domaine
d'exposition (ou, dans u n cas comme celui de de l'art occidental. Mais cette idée, qui com-
Malangi, de rembourser le collectionneur occi- mence à germer parmi des chercheurs contem-
dental, mais pas l'artiste aborigène..., ou même porains, peut aider à écarter l'ethnocentrisme
de donner des noms de collectionneurs distin- culturel qui a toujours imprégné l'étude occi-
gués aux sculptures africaines et indigènes dentale de l'art. Tout comme l'exposition Magi-
pour pouvoir parler, par exemple, de la « tête ciens de la terre, elle nous rappelle que la
B r u m m e r ») provient tout simplement de distinction entre « centre » et « périphérie »
l'impossibilité de connaître la trace de l'objet est une construction relative à l'observateur et
avant son entrée dans la société occidentale qu'elle sert souvent à entraver la connaissance
— ce qui est inhérent à la nature communau- humaine. En abandonnant, enfin, cette vision
taire de son origine, à l'absence d'écriture dans de l'étude de l'art comme chasse gardée, cette
le m o n d e « primitif » et à la négligence des exposition nous ouvre la voie vers une appré-
voyageurs d'une autre époque qui l'obtinrent ciation de l'art « autre » aussi approfondie que
en premier lieu. celle que nous avons du nôtre.
Il faut reconnaître, bien sûr, q u ' u n e grande
partie des objets d'art occidentaux portent des
« signatures » qui m a n q u e n t sur la plupart des
objets « d'art primitif ». Néanmoins, le regard NOTES
le plus superficiel suffit à abolir l'illusion
q u ' u n e signature puisse établir facilement ou 1. Pour u n e discussion critique de la notion d'« art
primitif », voir S. Price, « Art primitif : regards civi-
incontestablement la paternité artistique d'un
lisés », Gradhiva, t o m e TV, 1988, p. 18-27, et Primi-
objet. Au contraire, il y en a un nombre tive Art in Civilized Places, Chicago, University of
important qui servent de point de départ à des Chicago Press, 1989.
discussions complexes et à de larges débats 2. P. Bourdieu, La distinction, Paris, éditions de
e n t r e savants — n o n s e u l e m e n t p o u r de Minuit, 1979, p. 60.
3. « Avant tout, o n doit savoir q u e n o u s devons
grands chefs-d'oeuvre, mais pour tout ce qui étudier des m a n i è r e s de penser et de sentir qui sont
appartient à l'héritage artistique de la civilisa- stéréotypées. En tant q u e sociologues, n o u s n e
s o m m e s pas intéressés par ce q u e A ou B p o u r r a i e n t Center for African Art », New York Times, 21 septem-
individuellement é p r o u v e r dans le cours accidenté bre 1984, p. C l , C28.
de leurs expériences personnelles. Nous s o m m e s 14. L. Sigel, « A private collection at t h e Art Insti-
intéressés s e u l e m e n t par ce qu'ils sentent et p e n s e n t tute of Chicago », African Arts, t o m e V, 1971, p. 50-
e n t a n t q u e m e m b r e s d ' u n e société d o n n é e » 53.
(B. Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, 1922, 15. P. Wingert, Primitive Art : its Traditions and Styles,
p. 23). New York, Oxford University Press, 1962, p. 377.
4. F. Boas, Race, Language and Culture, New York, 16. G. Rodrigues, « Évolution et psychologie des
The Free Press, 1940, p. 589. collectionneurs d'art africain », Antologia di Bella
5. R. Bunzel, The Pueblo Potter: a Study of Creative Arte, t o m e XVU/XVIII, 1981, p. 23.
Imagination in Primitive Art, New York, Dover, 1972 17. J. Darriulat, « African art a n d its impact o n t h e
(éd. originale 1929). W e s t e r n w o r l d », Réalités (édition anglaise), n° 273,
6. R. Firth, Art and Life in New Guinea, New York, 1973, p. 42, 45.
AMS Press, 1979 (éd. originale 1936). 18. R. Huyghe, « African a n d Oceanic art : h o w it
7. Pour apprécier cette nouvelle attention à l'his- looks f r o m t h e West », Réalités (édition anglaise),
toire dans l'étude de « l'art primitif », il faut com- n° 273, 1973, p. 67.
m e n c e r par rejeter certains préjugés qui s'attachent 19. Ibid., p. 67.
trop facilement a u x sociétés sans écriture. Le fait q u e 20. O. Bihalji-Merin, « Art as a universal p h e n o m e -
l'histoire de l'art dans u n e telle société r e n d e m a n i - n o n », dans World cultures and modem art (Siegfried
feste u n e m é m o i r e sélective et motivée (fortement W i c h m a n n ed.), M u n i c h , B r u c k m a n n Publishers,
influencée par u n e idéologie culturelle envers la 1972, p. 7.
politique, la parenté, les rôles de l ' h o m m e et de la 21. C. Roy, Arts sauvages, Paris, Delpire, 1957, p. 7.
f e m m e , le rapport entre dieux et h u m a i n s , etc.) n e 22. D.H. B e n n e t t , « Malangi : t h e m a n w h o w a s
doit q u e souligner sa ressemblance à l'histoire de forgotten b e f o r e h e w a s r e m e m b e r e d », Aboriginal
l ' a r t d a n s le m o n d e o c c i d e n t a l ; voir S. Price, History, t o m e IV, n° 1, 1980, p. 42-47.
« Sexism a n d t h e Construction of Reality », American 23. B. Holm, « The art of Willie Seaweed : a K w a -
Ethnologist, t o m e X, 1982, p. 460-476, et « L'esthéti- k i u t l m a s t e r », d a n s The human mirror (Miles
q u e et le t e m p s » , Ethnologie, t o m e LXXXII, 1986, Richardson ed.), Baton Rouge, Louisiana State Uni-
p. 215-225. versity Press, 1974, p. 60.
8. W. Rubin (éd.), « Primitivism » in 20th Century 24. R.K. Wright, « A n o n y m o u s attributions », d a n s
Art : Affinity of the Tribal and the Modem, New York, The box of daylight (B. Holm ed.), Seattle, Seattle Art
The M u s e u m of M o d e r n Art, 1984. M u s e u m et University of W a s h i n g t o n Press, 1983,
9. H.B. Chipp, « Formal a n d symbolic factors in t h e p. 139-142.
art styles of primitive cultures », dans Art and Aesthe- 25. H.M. Cole et C.C. Aniakor, Igbo arts : community
tics in Primitive Societies : an Anthology (C.F. Jopling and cosmos, Los Angeles, M u s e u m of Cultural His-
éd.), N e w York, E.P. Dutton, 1971, p. 168. tory, 1984, p. 24.
10. H. Kamer, « De l'authenticité des sculptures 26. C o m m e m ' a dit u n m a r c h a n d parisien : « Le
africaines/The authenticity of African sculptures », pedigree, ça v a u t la signature. »
Arts d'Afrique Noire, t o m e XII, 1974, p. 17-40. 27. « The Vincent Price Collection », African Arts,
11. D. D u e r d e n , African Art, Feltham/Middlesex, t o m e V, n° 2, 1972, p. 22-23.
Paul Hamlyn, 1968, p. 16. 28. H. K a m e r , op. cit., p. 33.
12. D. N e w t o n , The Art of Africa, the Pacific Islands, 29. J. Alsop, « The faker's art », New York Review,
and the Americas, N e w York, The M e t r o p o l i t a n 23 octobre 1986, p. 25-26, 28-31.
M u s e u m of Art, 1981, p. 53. 30. S.E. Lee, « Reply to Alsop 1986 », New York
13. G. Glueck, « S h o w f r o m France opens n e w Review, 18 d é c e m b r e 1986, p. 76.
T O M B E A U M A H A F A L ET ALOUALS
SUD-EST DE M A D A G A S C A R
PHOTO A. M A G N I N
CLAUDE VIALLAT
BOIS FLOTTÉ AVEC EMPREINTE DEMAIN, 1972
GALET AVEC EMPREINTE, 1972
P H O T O J. HYDE
GALERIE JEAN FOURNIER, PARIS
LES AUTRES
AU-DELA DES PARADIGMES DE « PRÉSERVATION »
JAMES CLIFFORD

Le sous-titre de cet article, Au-delà des para- lerais volontiers « la collection-d'art-et-de-


digmes de « préservation », peut sembler énig- culture », se sont organisées. Vu sous cet angle,
matique. Il rappellera sûrement à certains il dénote u n système idéologique omniprésent.
l ' a n t h r o p o l o g i e du d é b u t du XXe siècle, Je voudrais décrire les grandes lignes de quel-
« l ' e t h n o g r a p h i e de reconstitution » de la ques-unes des conceptions fondamentales de
génération de Franz Boas : A.L. Kroeber et ses ce paradigme, conceptions de l'histoire et de
collègues de Berkeley décrivant les langues et l'authenticité, qui doivent être clarifiées si nous
les coutumes des Indiens de Californie « en voulons rendre compte des multiples histoires
voie de disparition », ou Bronislaw Mali- et inventions qui sont à l'œuvre en cette fin du
nowski suggérant que la vraie culture des îles XXe siècle. C'est une organisation globale spé-
Trobriand (préservée dans ses textes) n'était cifique du temps et de l'espace qui est en cause.
plus de cette terre. TEMPS/espace. Notre sens temporel domi-
Dans l'anthropologie académique, le « pa- n a n t est historique, on suppose qu'il est
radigme de préservation » a u n e connotation linéaire et ne peut se répéter. Il n'y a pas de
démodée. Pourtant, nombreux sont les ethno- retour en arrière, pas de retour, tout au moins
graphies et les récits de voyages qui continuent pas dans le réel. Des rédemptions imaginaires
à être écrits dans le style de l'après moi le déluge, continuelles — religieuses, pastorales, rétro/
alors que la culture exotique en question nostalgiques — se produisent ; les archives, les
connaît d'inévitables et « fatals » change- musées et les collections préservent (construi-
ments. Nous rencontrons encore régulière- sent) un passé authentique ; un domaine de
ment « le dernier Indien artisan-perlier », ou valeur sélectif est conservé dans u n présent qui
bien la d e r n i è r e « p e u p l a d e de l'âge de plonge sans cesse en avant.
pierre ». Le paradigme de préservation, qui ESPACE/temps. Johannes Fabian, dans son
reflète u n désir de sauver quelque chose livre Time and the Other: How Anthropology
d'« authentique » des évolutions destructrices Makes its Object (Le Temps et l'Autre : comment
de l'histoire, est vivant et se porte bien. On le l'anthropologie fabrique son objet), 1984, a
trouve dans les écrits ethnographiques, chez décrit u n « théâtre de la mémoire » qui
les connaisseurs et dans les collections d'art, domine et organise les diversités et destinées
dans toute une série de nostalgies familières. du monde. Schématiquement, d'après la vision
Le sous-titre de mon article parle d'un globale de l'évolutionnisme au XIXe siècle, les
paradigme géo-politique et historique autour sociétés du monde entier sont agencées selon
duquel les pratiques occidentales, que j'appel- u n ordre linéaire (c'est la progression classique
qui va du sauvage au barbare puis au civilisé, disparition des voies locales et distinctes qui
avec des complications variées, parfois ésotéri- s'avancent dans la modernité. Ces historicités
ques). Au XXe siècle, l'anthropologie relativiste sont balayées dans une destinée dominée par
— notre « bon sens » actuel — fit son appari- l'Occident capitaliste et par divers socialismes
tion. Les différences humaines étaient redistri- technologiquement avancés. Ce qui est diffé-
buées comme des « cultures » distinctes exis- rent chez les gens que l'on voit passer de la
tantes. Les groupes les plus « primitifs » ou « tradition » au « monde moderne » reste lié à
« tribaux » (les premiers échelons de l'échelle des structures héritées qui résistent ou cèdent
évolutionniste) pouvaient désormais avoir un au nouveau, mais ne peuvent le produire.
statut particulier, ambigu, temporel : appe- Dans l'anthropologie américaine, u n en-
lons-le le « présent ethnographique ». semble croissant de travaux récents a com-
Dans la taxonomie et la mémoire occiden- mencé à éclaircir les hypothèses émises sur la
tales, les divers « présents ethnographiques » tradition, l'histoire et l'authenticité, qui sous-
non occidentaux sont en fait du passé. Ils tendent le paradigme de préservation. Il en est
représentent des époques (« traditions ») cul- résulté un déplacement des dichotomies glo-
turellement distinctes qui sont toujours sur le bales qui ont longtemps « orienté » les visions
point de subir les effets des changements géopolitiques en Occident. L'une de ces dicho-
perturbateurs liés à l'influence du commerce, tomies classe les sociétés du monde en peuples
des médias, des missionnaires, des marchan- qui ont ou n'ont pas d'histoire. Les héritiers de
dises, des ethnographes, des touristes, du Thucydide, Gibbon, Marx, Darwin, etc., ont
marché de l'art exotique, du « système inter- une « conscience historique » ; d'autres ont
national », etc. Une période relativement une « conscience mythique ». Cette dichoto-
récente d'authenticité est systématiquement mie est renforcée par d'autres oppositions :
suivie par un déluge de corruption, de trans- avec ou sans écriture ; développé/sous-déve-
formation, de modernisation. loppé ; « chaud »/« froid ». Le dernier couple,
Ce scénario historique, rejoué avec des inventé par Lévi-Strauss, suppose que, pour le
variations locales, relève généralement de la meilleur ou pour le pire, les sociétés occiden-
structure « pastorale », minutieusement ana- tales sont dynamiques et tournées vers le
lysée par Raymond Williams dans The Country changement, tandis que les sociétés n o n occi-
and the City (La campagne et la ville). La dentales recherchent u n équilibre et la repro-
« bonne campagne » est constamment ruinée duction des formes héritées. Quelle que soit la
et pleurée par chaque nouvelle période, qui part de vérité de ce genre de contraste général, il
forme une chaîne de pertes ininterrompue devient rigide et oppressif lorsque les degrés de
remontant finalement à... l'Eden. différence — tant au sein des sociétés qu'entre
elles — deviennent figés en oppositions fonda-
Dans une situation de préservation ou une
mentales. L'histoire de l'anthropologie est jon-
situation pastorale, la plupart des peuples non
chée de telles oppositions : « nous » avons
occidentaux sont marginaux par rapport au
l'histoire, « ils » ont le mythe, etc.
système international en marche. L'authenti-
cité dans la culture et dans l'art n'existe Les anthropologues contestent aujourd'hui
qu'antérieurement au présent (mais elle n'est l'hypothèse selon laquelle les peuples non
pas assez lointaine ou érodée pour rendre la occidentaux (même les « tribus » de petite
collection ou la préservation impossible). taille) n'ont pas de conscience historique et
Comme on le dit, les groupes marginaux non que leurs cultures n'ont pas suffisamment de
occidentaux « entrent dans le monde mo- ressources pour produire et renouveler le
derne » en permanence. Et que l'on célèbre ou changement historique. Je voudrais énumérer
déplore cette entrée, le prix en est toujours la rapidement quelques oeuvres récentes d'im-
portance. Dans Ilongot Headhunting, 1883-1974 plexes. Par exemple, Sahlins a parlé de secteurs
(La chasse aux têtes chez les Ilongots, 1883- « chauds » et « froids » au sein de sociétés
1974), 1980, Renato Rosaldo découvre que des spécifiques : en fait, les peuples peuvent vou-
montagnards illettrés des Philippines ont u n loir abandonner rapidement ou changer des
i d i o m e h i s t o r i q u e spécifique, u n e façon pans entiers de la vie traditionnelle tout en en
concrète de raconter les événements passés conservant ou reproduisant d'autres.
réels et d'utiliser le paysage comme u n e sorte Une autre dichotomie est déplacée par
d'archivé. Le livre de Richard Price, First Time: Trinh T. Minh-ha dans le numéro spécial (n° 8,
the Historical Vision of an Afro-American People automne-hiver 1987) de la revue Discourse
(Pour la première fois : la vision historique (Discours) qu'elle a dirigée, She : the Inappro-
d ' u n peuple afro-américain), 1983, prouve priated Other (Elle : l'autre inappropriée). Elle
qu'il existe u n e mémoire et u n discours histo- écrit dans son introduction : « Il y a un tiers
riques locaux élaborés chez les descendants des monde dans chaque monde développé et vice
esclaves évadés du Surinam. Il est essentiel versa. » (Une promenade dans de nombreux
q u ' u n groupe possède u n fort sens historique quartiers aux alentours du grand New York
pour préserver son identité et résister de façon confirme aisément la première partie de cette
continue aux puissances extérieures. Dans affirmation !) Les anciennes oppositions géo-
Islands of History (Iles d'histoire), 1985, Mar- politiques se transforment en secteurs à l'inté-
shall Sahlins soutient que les structures mythi- rieur des sociétés occidentales et non occiden-
ques et rituelles des Hawaïens du XVIIIe siècle, tales. Le chaud/le froid, l'historique/le mythi-
loin d'être éternelles et figées, étaient des que, le moderne/le traditionnel, l'écrit/l'oral,
formes concrètes qui permettaient d'assimiler la campagne/la ville, le centre/la périphérie, le
les forces de l'évolution historique (telle l'arri- monde développé/le tiers monde... sont locale-
vée du capitaine Cook). Des travaux effectués m e n t l'objet d ' a m a l g a m e s et d'alliances,
par des sociologues comme Anthony Giddens d'échange contextuel/tactique, de nouvelles
et Pierre Bourdieu ont introduit une prise de combinaisons syncrétiques, d'import-export.
conscience croissante du processus et de La culture est tout autant migration qu'enraci-
l'action inventive à l'intérieur des anciennes nement — au sein des groupes et entre eux, au
t h é o r i e s s y n c h r o n i q u e s et holistes de la sein des individus et entre eux.
culture. Un travail fructueux effectué par Roy
Ces changements d'orientation ont été for-
Wagner vers le milieu des années 70, et qui fut
tement provoqués par la nette apparition de
très influencé par le style d'activités mélané-
sujets non occidentaux et féministes dont les
sien, donne son n o m à toute une nouvelle
travaux et les discours sont différents, forts et
perspective : The Invention of Culture (L'inven-
complexes, mais assurément pas « authenti-
tion de la culture).
ques » au sens des normes conventionnelles.
Bien sûr, m o n étude ici est très grossière, et Ces sujets en voie de développement ne peu-
je passe sur nombre de débats importants. Je vent plus être marginalisés. Ils témoignent non
me contenterai de dire qu'à mes yeux l'impor- seulement du danger qui menace les « tradi-
tance de l'intérêt nouveau que les anthropolo- tions », mais aussi de traits essentiels de
gues ont porté au processus historique a été de l'homme. De nouvelles définitions de l'au-
reconcevoir les « cultures » non seulement thenticité (culturelle, personnelle, artistique)
comme les arènes d ' u n ordre structurel et d'un s'esquissent, définitions qui ne sont plus cen-
modèle symbolique, mais aussi comme les trées sur u n passé préservé. L'authenticité est
arènes de conflits, de désordres et de nais- plutôt reconçue comme une activité hybride et
sances. Plusieurs des dichotomies globales et créative dans un présent local en train de
essentielles que j'ai mentionnées sont com- devenir futur. Les œuvres culturelles et artisti-
ques non occidentales sont intégrées à u n vivant par l'intermédiaire de q u e l q u ' u n qui n'obser-
vait ni n'analysait, mais vivait l'objet et p o u r qui
système culturel mondial interdépendant, sans
l'objet vivait. Peu importait q u e la t u n i q u e fût
pour autant que celui-ci les noie forcément. réellement celle de son g r a n d - p è r e .
Les structures locales produisent des histoires
plus qu'elles ne cèdent simplement face à J'ignore ce qui se passe dans cette rencon-
l'Histoire. tre. Mais je suis bien sûr que deux choses
Quels types d'histoires culturelles et artisti- n'arrivent pas : 1) le petit-fils ne replace pas
ques sont-ils produits ? Je voudrais conclure l'objet dans son contexte culturel originel ou
sur quelques exemples concernant la redécou- « a u t h e n t i q u e » ; l'objet appartient depuis
verte de la culture et de l'art des indigènes longtemps au passé ; sa rencontre avec la
américains. tunique peinte relève d'un souvenir moderne ;
Anne Vitart-Fardoulis, conservateur au 2) il n'apprécie pas la tunique peinte en tant
Musée de l'Homme, a récemment fait paraître qu'objet d'art, en tant qu'objet esthétique. La
u n compte rendu subtil des discours esthéti- rencontre est trop particulière, trop mêlée à
ques, historiques et culturels couramment l'histoire de sa famille et à une mémoire
tenus pour expliquer les objets de musée ethnique. Certains éléments d'une appropria-
individuels (voir le nouveau journal Gradhiva, tion « culturelle » et « esthétique » sont certai-
n° 1, 1986, publié par la division des Archives nement en jeu. Mais ils adviennent au sein
du Musée de l'Homme). Vitart-Fardoulis parle d'une histoire tribale en cours, d'une tempora-
d'une célèbre peau de bête peinte de façon lité (et d'une authenticité) qui diffère de celles
complexe (son nom actuel : M.H. 34.33.5), qui que régit le paradigme de préservation. La
p r o v i e n t p r o b a b l e m e n t des I n d i e n s Fox vieille tunique peinte acquiert u n sens nouveau
d'Amérique du Nord. Il y a plusieurs années, et traditionnel dans le cadre d ' u n présent en
dans le dédale des collections occidentales, la train de devenir futur.
peau fut retrouvée dans u n « cabinet de curio- Ceux qui ne sont pas des Indiens prennent
sités : elle servait à éduquer des enfants de la de plus en plus conscience de cette actualité
haute société et était très admirée pour ses des artefacts « tribaux ». De nombreuses et
qualités esthétiques. Vitart-Fardoulis nous dit nouvelles demandes de reconnaissance des
qu'aujourd'hui la peau peut être décodée sur tribus sont en attente au bureau des Affaires
le plan ethnographique en fonction de ses intérieures. Et, bien plus que le fait qu'elles
styles graphiques « masculin » et « féminin » soient ou n o n couronnées de succès, c'est ce
combinés et comprise dans le cadre du rôle qu'elles rendent manifeste qui importe : la
qu'elle jouait probablement dans des cérémo- réalité historique et politique de la survivance
nies spécifiques. Mais tous les contextes signifi- et de la renaissance des Indiens, une force qui
catifs ne sont pas épuisés. Cette histoire prend affecte les collections culturelles et artistiques
u n nouveau tournant : de l'Occident. Savoir quelle est la place qui
Le petit-fils de l'un des Indiens qui vint à Paris avec « convient » à de nombreux objets d'art est
Buffalo Bill était à la recherche de la t u n i q u e (peinte désormais un sujet de contestation. Les Zuni,
en peau) q u e son grand-père avait été obligé de qui s'opposèrent à ce q u ' u n Dieu de la Guerre
v e n d r e p o u r payer son voyage de r e t o u r a u x États-
soit prêté par Berlin au Musée d'art moderne
Unis, lorsque le cirque fit faillite. Je lui m o n t r a i
toutes les t u n i q u e s de n o t r e collection, et il s'arrêta en 1984, mettaient en question le système
devant l ' u n e d'elles. Maîtrisant son é m o t i o n , il parla. culturel et artistique. Car, selon les croyances
Il m e raconta le sens de cette m è c h e de c h e v e u x , de traditionnelles des Zuni, les Dieux de la Guerre
ce dessin, p o u r q u o i telle couleur avait été utilisée, la
sont des personnages sacrés et dangereux. Ce
signification de ce cuir... Et ce motif, jusqu'alors b e a u
et intéressant mais passif et indifférent, devint p e u à ne sont pas des artefacts ethnographiques, et
peu le témoignage éloquent, actif, d ' u n m o m e n t ce ne sont certainement pas « de l'art ». Les
revendications Zuni quant à ces objets s'oppo- doute sur les critères que l'on utilise pour juger
sent tout particulièrement à ce qu'ils soient de la pureté et de l'authenticité. Dans sa
« promus » (dans tous les sens du terme) à u n collection, parmi des katchinas, des mâts toté-
statut de trésors esthétiques ou scientifiques. miques, des couvertures et des paniers tressés,
Je ne suis pas en train d'affirmer que la dont on reconnaît qu'ils sont de confection
seule véritable demeure des objets en question traditionnelle, on trouve des chaussures de
est dans « la tribu » — lieu qui, dans bien des tennis habilement ornées de perles, des cas-
cas, est loin d'être évident. Je veux simplement quettes de base-bail, des articles développés
dire que les contextes dominants et étroite- pour le commerce des souvenirs, des quilts et
ment mêlés de l'art et de l'anthropologie ne des boîtes en cuir décorées (équipement
sont plus évidents et incontestés. Il existe peyote imitant les boîtes à outils d'autrefois).
d'autres contextes, histoires et futurs où peu- Puisque l'Église américaine indigène, dont
vent « avoir leur place » des objets non occi- les cérémonies utilisent les ensembles peyote,
dentaux et des documents culturels. Les rares n'existait pas au XIXe siècle, le statut tradition-
artefacts maoris qui ont récemment fait le tour nel de ces objets ne peut être fondé sur leur
des musées aux États-Unis résident habituelle- ancienneté. Une revendication historique de
ment dans les musées de Nouvelle-Zélande. Ils plus de poids peut, en fait, être formulée en ce
sont cependant contrôlés par les autorités tra- qui concerne de nombreux produits du « com-
ditionnelles maories, dont l'autorisation est merce des souvenirs », pour les « fantaisies »
nécessaire pour qu'ils sortent du pays. Ici en perles (oiseaux suspendus, cadres de
comme ailleurs, la circulation des collections miroirs) fabriquées par Mathilda Hill, une
des musées est fortement influencée par les Tuscarora qui vend dans la région des chutes
communautés indigènes renaissantes. du Niagara :
Cette perturbation actuelle des systèmes Essayez simplement de dire à Mathilda Hill q u e ses
d'objets occidentaux est exprimée dans un « fantaisies » sont des curiosités p o u r touristes, dit
nouveau livre de Ralph Coe, Lost and Found M o h a w k Rick Hill, a u t e u r d ' u n article sur ce sujet,
qui n ' a pas été publié. Les Tuscarora p e u v e n t faire le
Traditions. Native American Art: 1965-1985 (Tra-
c o m m e r c e à Niagara d'objets tels q u e cet oiseau ou
ditions perdues et retrouvées. L'art natif amé- ce cadre perlé depuis la fin de la guerre de 1812, date
ricain : 1965-1985), 1986. C'est u n beau livre à laquelle on leur a accordé des droits exclusifs, et
grand format : nous n'avons pas dépassé le elle n'apprécierait pas q u e q u i c o n q u e offense sa
stade de la collection et de l'appropriation. Et, culture !

u n e fois de plus, ce sont les autorités blanches Il est certain, ajoute Coe, q u ' u n privilège
qui « d é c o u v r e n t » le véritable art tribal commercial établi aux chutes du Niagara en
— mais cette fois avec de sensibles différences. 1816 devrait être admis aujourd'hui comme
Des centaines de photos de la collection Coe une tradition.
recensent des travaux récents, certains à usage Coe n'hésite pas à commander de nou-
local, d'autres destinés à être vendus aux velles œuvres « traditionnelles ». Et il passe un
Indiens ou aux étrangers blancs. De beaux temps considérable à mettre en lumière la
objets — d o n t b e a u c o u p étaient autrefois signification spécifique des objets — en tant
considérés comme des « bibelots », de « l'art que possessions individuelles et comme art
folklorique » ou de « l'art pour touristes » — tribal. Nous voyons et entendons des artistes
sont maintenant situés dans des traditions en particuliers ; la coexistence des forces spiri-
mouvement, inventives. Coe, effectivement, tuelles, esthétiques et commerciales est tou-
remet en question l'affirmation largement jours manifeste. En général, le projet de collec-
répandue selon laquelle les belles oeuvres tri- tion de Coe représente et défend des formes
bales sont en voie de disparition. Et il jette le actuelles d'art, qui sont liées aux systèmes de
valeurs esthétiques et ethnographiques domi- de n o t r e fierté e n n o t r e lignée et de la joie q u e n o u s
é p r o u v o n s à t o u j o u r s n o u s en souvenir. C'est u n e
nants tout en en étant distinctes. Dans Lost and
c h a n s o n gaie. La tradition n'est pas u n sujet à propos
Found Traditions, l'authenticité est quelque d u q u e l on bavasse... Elle est d a n s l'acte de faire...
chose de produit, non de préservé. La collec-
tion de Coe, malgré tout son amour du passé, Votre tradition est t o u j o u r s « là ». Vous êtes suffi-
s a m m e n t souple p o u r e n faire ce q u e v o u s voulez.
rassemble les futurs.
Elle est t o u j o u r s avec vous. Je fais m a prière a u x
Un long chapitre sur la « tradition » résiste vieux pots sur les ruines et rêve q u e je fais de la
au résumé. Car les diverses déclarations citées, poterie. Je leur dis q u e je v e u x a p p r e n d r e . Nous
faites par des artistes indigènes américains en vivons p o u r le présent, mais n ' o u b l i o n s jamais le
exercice, jeunes et vieux, ne reproduisent pas passé...
les définitions occidentales courantes. Je
Notre m é t i e r en tant qu'artistes est d'aller au-delà, ce
conclurai sur quelques citations. Elles suggè- qui suppose q u e n o u s a i m o n s le c h a n g e m e n t (lequel
rent à mes yeux u n sens de l'histoire concret, est t o u j o u r s réalisé) en se s o u v e n a n t des traditions,
n o n linéaire, des formes de m é m o i r e et en parlant a u x ancêtres de la tribu et e n vivant avec
d'invention, de souvenir et de naissance, qui nos grands-parents. Les histoires qu'ils r a c o n t e n t
sont tout s i m p l e m e n t stupéfiantes. Q u a n d v o u s les
offrent une temporalité différente à la collec-
avez e n t e n d u e s , tout devient u n reflet de ces é v é n e -
tion-d'art-et-de-culture. m e n t s . Il y a b e a u c o u p de satisfaction à être u n
artiste des traditions.
Les Blancs p e n s e n t à n o t r e expérience c o m m e à du
passé. Nous savons qu'il est bien ici avec nous.
Nous avons t o u j o u r s e u des sortilèges ; t o u t ce qui
Nous c o m m e n ç o n s t o u j o u r s nos danses de l'été par est n o u v e a u est vieux avec n o u s .
u n e chanson qui répète s e u l e m e n t cinq mots. Ils n e
signifient pas grand-chose en français : « Les j e u n e s
chefs se lèvent ». Pour nous, ces mots sont la p r e u v e Traduit de l'américain par Caroline A r n a u d
AUTRES CARTOGRAPHIES
JEAN FISHER

Il arrive à l'inconnu, et q u a n d , affolé, il finirait par d'élaboration. La recherche traditionnellement


p e r d r e l'intelligence de ses visions, il les a vues ! anthropocentrique de l'Occident en ce qui
Qu'il crève d a n s son b o n d i s s e m e n t par les choses
inouïes et i n n o m m a b l e s . (Arthur Rimbaud) 1
concerne les utopies perdues n'a jamais abouti
à un échange équilibré avec les autres ; et les
cartographies raciales, idéologiques, histori-
Sommes-nous capables aujourd'hui de fran- ques et physiques, qui ont permis aux sociétés
chir d ' u n bond « des choses inouïes et innom- eurocentriques de garantir leur prédominance
mables », de répondre aux demandes de l'au- économique sur le monde, restent confortable-
tre, l'au-delà de la conscience, le Dehors tou- ment en place. Aujourd'hui, l'enthousiasme
jours présent au-dedans de nos pensées ? Nous libéral pour ce que l'Occident appelle la « spiri-
pourrions espérer que c'est cela que Magiciens tualité » ou le « mysticisme » indigène ne fait
de la terre laisse augurer ; mais pourquoi hési- pas qu'obscurcir la nature des structures diffé-
ter, pourquoi douter de l'authenticité de ce rentes de croyances, elle s'efforce également de
projet ? Le récent intérêt de nos institutions dissimuler une relation politique entre les
culturelles pour le travail créateur extérieur enclaves capitalistes urbaines et le reste du
aux paradigmes du modernisme nous amène à monde. Admettre l'échec spirituel et écologi-
suspecter que — comme ce fut si souvent le cas que de l'entreprise capitaliste, ou reconnaître
dans le passé — l'Occident est en train de se la validité des structures de croyances extra-
tourner vers d'autres mondes pour se redon- européennes, ne rétablit pas pour autant la
ner une vitalité en dépit d'une faillite spiri- légitimité de ceux qui sont encore assujettis à
tuelle et sociopolitique. La crise de la moder- des forces étrangères. Notre langage continue à
nité, selon les débats postmodernes, entraîne dresser la carte d'un paysage d'identités fictives
non seulement une perte de la conscience à partir de fragments d'histoire ou de fan-
éthique et historique au profit des signes tasmes dans l'intérêt des structures du pouvoir
inexpressifs du consumérisme de masse — une occidental.
paralysie de la volonté —, mais aussi une perte Edward Said a très bien expliqué le fait que
du m o n d e au profit de l'avide machine géopo- les institutions culturelles et académiques
litique du' capitalisme international. Dans soient complices de ces structures, bien
Magiciens de la terre, la conjonction de la pluri- qu'elles proclament leur neutralité ; il soutient
ethnicité avec une invocation de spiritualité ne que « l'impérialisme politique gouverne tout
peut apaiser les craintes q u ' u n autre chapitre un domaine d'étude et d'imagination, ainsi
du récit de l'annexion globale ne soit en cours que les institutions de recherche — d'une
façon telle que l'éviter devient impossible trope rhétorique, mais comme vérité propre
intellectuellement et historiquement »2. Dans dans une conceptualisation du monde que
le domaine de l'art, on a simplement transféré l'Occident n'a pas seulement très mal com-
les objets du comptoir de commerce au musée, prise, mais trop souvent largement méprisée.
et on les a repositionnés sur la carte en Pouvons-nous sérieusement et sans aucun
fonction des codes occidentaux du plaisir cynisme croire encore que la terre est u n e
esthétique. Ce processus d'homogénéisation question d'esthétique ou de « spiritualité »
dénuée d'historicité est contraire aux pro- sans reconnaître qu'il s'agit, pour ceux qui
grammes des droits de l'homme qui sont ceux subissent les conséquences du barbarisme,
des populations indigènes à la recherche de d'une question essentiellement politique ?
leur émancipation et de leur identité à partir L'héritage des agressions de l'Occident
des fragments de valeurs traditionnelles que le contre les territoires d'autrui est une topogra-
colonialisme traîne dans son trouble sillage. La phie de signes ambivalents et souvent para-
question qui se pose ici n'est pas de savoir doxaux, un corps mutilé dont la carte ne peut
comment nous faisons pour que les objets des plus présenter d'identité cohérente. Il n'est pas
autres « collent » à nos institutions, ni de étonnant que le bricolage culturel soit devenu
savoir quels principes universalisants nous une stratégie habituelle chez les professionnels
pouvons imaginer pour les incorporer dans nos de la culture dans leurs tentatives pour arriver
expositions, mais comment nous décortiquons à comprendre les paradoxes de leur propre
et démontons les suppositions qui forment la expérience ; le rôle d ' u n « magicien » serait ici
base de nos institutions. de « faire apparaître » u n espace critique où la
Les peuples indigènes ont inscrit au pre- différence de culture puisse être saisie et ali-
mier plan de leurs perspectives la lutte pour les mentée dans toute son hétérogénéité et son
droits de la terre. Pour beaucoup d'entre eux, ambiguïté.
c'est le sol qui légitime l'identité culturelle ; et C'est là, me semble-t-il, l'intention fruc-
les actes de création sont les événements qui tueuse d ' u n court métrage réalisé en 1984,
dessinent la carte des liens profonds entre Harold of Orange3, écrit par l'écrivain de la tribu
certaines entités — terre, communauté, soi. Il des Anishinabe, Gerald Vizenor. Vizenor ne
ne s'agit pas d'une relation au monde, relation représente pas du tout le point de vue d ' u n
empreinte de mysticisme, de superstition et de Indien d'Amérique ; u n e composante aussi
surnaturel. Il s'agit plutôt de quelque chose qui homogène ne peut exister en dehors d'une
est intrinsèque à la nature perçue comme une expérience partagée du colonialisme. La pers-
réalité matérielle ou concrète. Si nous avons pective de Vizenor vient peut-être d'une dou-
plaqué sur les objets et les rituels des autres des ble expérience culturelle, celle des Indiens
termes de crainte et de superstition , c'est parce d'Amérique urbanisés et instruits et celle des
que notre propre langage n'est pas approprié à métis. Mais, s'il s'agit d'une perspective qui
la description de ce qui est étranger à une nous intéresse ici tout particulièrement, il faut
tradition judéo-chrétienne conçue de manière reconnaître qu'elle ne reçoit pas forcément
étriquée, qui a perdu tout contact avec le réel l'approbation de ceux qui sont convaincus que
et avec la nature comme expression de la force la seule voix indienne « authentique » ne peut
vitale. Lorsque chez les Indiens d'Amérique u n venir que des Réserves. Ce débat entre le
Ancien déclare qu'il a « nagé avec les pois- pastoral et l'urbain, avec ses ramifications
sons », il veut dire que c'est dans son rapport complexes, est loin de pouvoir être tranché, en
au monde naturel qu'il parvient à se compren- raison de la politique de division des Agences
dre lui-même et à comprendre la place qu'il y gouvernementales qui ont paralysé les struc-
occupe. La métaphore fonctionne non comme tures dans lesquelles les peuples indigènes
m e n a i e n t traditionnellement leurs débats. ricaine qui subventionne de louables projets
Depuis la répression de l'American Indian Move- pour la Réserve. Elle n'a aucun scrupule à
ment, en l'absence d'une véritable plate-forme manipuler le sentiment de culpabilité des
juridique ou politique, l'activisme culturel Blancs, leur ignorance, leur pieuse charité ou
(qu'il prenne la forme d'une régénération du leur goût de l'exotisme. A la recherche de
rituel tribal ou d ' u n engagement vis-à-vis des façons inventives d'obtenir une subvention de
formes contemporaines de communication) a la Fondation, les Guerriers ont monté un
hérité d'une double tâche : combattre l'indiffé- projet bidon qui consiste à cultiver des haricots
rence à l'égard de la situation politico-écono- et à installer des cafés sur la Réserve, en une
mique des Indiens d'Amérique, et mobiliser les parodie des bonnes manières des Blancs.
peuples eux-mêmes dans u n combat contre ce L'astuce est que le café devra aider la « révolu-
que Asiba Tupahache a présenté avec finesse tion pour la sobriété » dans son combat contre
comme une tragique intériorisation du cycle l'alcoolisme. Pour appuyer leur projet, les
« commanditaire — exécuteur — victime » Guerriers invitent les membres du Comité
appliqué à l'encontre des minorités ethniques 4 . d'attribution des subventions à visiter les
Harold of Orange est une satire du terro- « sites indiens » et à assister aux « rituels
risme culturel. Harold Sinseer, à la fois narra- tribaux » comportant des « actions tradition-
teur et personnage principal, présente les nelles » telles que : manger du pain sec indien
Guerriers d'Orange, dont la guerre d'usure sur un parking (il n'est pas rare de trouver ce
inavouée utilise les stratégies psychologiques genre de parkings sur les sites sacrés), recevoir
des Indiens en guerre (revenir sur ses pas, des noms « indiens », visiter un musée anthro-
tracer de fausses pistes et poser des pièges) pologique (dépôt inaccessible de l'héritage de
pour troubler l'ennemi. Les Guerriers sont des la tribu), et jouer au soft-ball, chaque équipe
« joueurs de tours des tribus » qui, « attirés par portant les couleurs de l'autre tandis qu'Ha-
des promesses » hors de leurs terres, « revien- rold, instigateur polymorphe de cette charade,
nent aujourd'hui à une époque mythique pour porte les deux à la fois5.
récupérer leurs biens sur l'homme blanc ». La combine des Guerriers est sur le point
L'histoire se passe à l'intérieur et aux d ' é c h o u e r lorsque Fanny, conseillère du
abords d'une Réserve qui pourrait se situer Comité, qui a eu déjà l'occasion de faire
quelque part dans le Minnesota. On suppose l'expérience de la fourberie de Harold, menace
que les spectateurs savent parfaitement que les de retirer son soutien au projet si Harold ne
Réserves, sous le contrôle du Bureau des rembourse pas une dette qu'il a contractée lors
Affaires indiennes, possèdent en général les de leur précédente rencontre. Après plusieurs
taux les plus élevés des U.S.A. en matière de tentatives infructueuses, Harold finit, à force
mortalité, de pauvreté, de chômage et d'alcoo- de flatteries, par extorquer un chèque au
lisme. Cette forme de contrôle n'est pas l'effet directeur de la Fondation en usant de la même
d ' u n hasard. La Réserve fut créée comme supercherie qu'avec Fanny auparavant : il
terrain de différence culturelle : c'est un non- avait besoin d'argent pour enterrer sa grand-
emplacement assigné au peuple indien — un mère. Il remet ce chèque à Fanny à contre-
peuple éloigné de sa terre natale, enfermé, cœur.
domestiqué, observé, dépouillé de sa mémoire C'est par les sous-entendus de cette intri-
culturelle, auquel on a réattribué des signes gue secondaire que l'aspect satirique dépasse le
d'« Indianneté » vidés de menaces. jeu verbal sur le racisme pour dévoiler en
La Warriors' School of Acupuncture (École partie certains des véritables problèmes en jeu.
d'Acupuncture des Guerriers) a pour mission Le texte de Vizenor décrit des échanges de
de ponctionner une généreuse Fondation amé- propriété — possession et perte — qui sont les
corollaires de la résurgence d'une dette. Il y a distinctions de genres soient sans doute inap-
le profit avantageux réalisé par u n membre du propriées) prend u n e résonance particulière.
Comité grâce à « l'acquisition » d'objets tri- Les Guerriers-Joueurs de tours d'Harold ont
baux par sa famille : de même que les peuples l'intention de récupérer sur l'homme blanc
furent attirés par des promesses hors de leurs leur « domaine ». Vizenor, qui manie la langue
terres, de même on leur a escroqué leur passé. anglaise d'une manière singulièrement subtile,
Il y a aussi « l'attribution » de noms « in- signifie, à m o n avis, plus qu'une simple récla-
diens » par les Guerriers — en fait, des noms mation de territoire ou de propriété terrienne
de lieux d'origine anglaise : amusante restitu- (concept de Blanc). Dans le climat politique
tion d'une autre « propriété » appartenant à actuel, une telle aspiration ne peut, en tout cas,
l'histoire de l'expropriation des Indiens. Il y a être au mieux qu'un fantasme, et le joueur de
la première association d'Harold avec Fanny tours est trop malin pour rêver ce qui est
l o r s q u e , n o u s d i t - o n , il l'aida d a n s ses impossible aujourd'hui. En fait, ce qu'il envi-
recherches sur la littérature orale. Il y a un sage de récupérer comme son bien, c'est son
rappel du « don » indien, économie basée sur droit à la différence, son droit à la définition de
le partage des richesses totalement incompati- son identité en fonction des innombrables
ble, même s'il n'est pas complètement incom- vestiges qui ont fait de lui le produit d ' u n
préhensible, avec l'accumulation individuelle processus historique. Dérouté, il a vu ses
de capital. Il y a, enfin, le transfert du chèque visions, et il comprend bien que, plus il désta-
lui-même — la circulation du capital tel qu'il bilise et sème la confusion dans le langage de
définit la carte des rapports de pouvoir. l'Autre, plus il engendre de différence. Or, c'est
On voit émerger de ce tissu d'échanges la différence qui lui permet d'imaginer d'autres
malhonnêtes la résurgence d'une dette qui cartographies de lui-même.
produit sans cesse la figure absente de la Le joueur de tours est-il u n magicien ?
grand-mère non enterrée. Qu'est-ce que cela Peut-être. Mais il est plus certainement « de la
veut dire ? Le corps colonisé est u n corps terre ». Un pragmatiste, u n terroriste de la
vampirisé ; il apparaît comme une dette — une culture, u n jeteur de dés et u n manipulateur
perte de sang, d'identité — et ne peut être mis du hasard, plutôt q u ' u n illusionniste du surna-
nulle part, ni enseveli, puisqu'il perpétue une turel. Le rôle de « sauvage savant » qu'il s'est
demande inépuisable. Si nous considérons la donné lui-même est une mascarade, dont le
fonction symbolique de la grand-mère en rela- but est d'accomplir u n dessein plus sérieux. Le
tion à cet assèchement des communautés colo- joueur de tours n'est pas, et n'a jamais été, u n
nisées, elle apparaît alors comme le lieu du sujet anthropocentrique possédant la maîtrise
souvenir : souvenir de récits d'histoires qui de son univers ; il existe plutôt dans u n e
sont les supports des croyances et des valeurs. relation dialogique avec celui-ci. Dans la tradi-
Elle est le signe de la continuité : une généalo- tion orale, il apparaît souvent comme transfor-
gie, un fil relié à la mémoire culturelle. Dans mateur, harmonisant (mais ne les supprimant
Harold of Orange, ce qui en vérité refuse d'être en aucun cas) les contradictions de la vie. Bien
enseveli, ce qui revient en permanence, c'est la plus, il semble être u n personnage qui rejette
tradition — pas dans le sens d'une nostalgie l'inertie ; quelqu'un qui agit, pas toujours à
pour ce qui fut, mais en tant que productrice son propre avantage, sur les circonstances dans
des significations. La dette, ce qui reste lesquelles il se trouve. On pourrait dans ce cas
d'échanges entre des entités culturelles dispa- se demander si la résurrection du joueur de
rates, c'est la production continuelle d'altérité. tours, sous la forme de l'art et de la littérature
C'est ici que la figure du joueur de tours des Indiens d'aujourd'hui, est symptomatique
(que nous appellerons « il », bien que nos de la collectivité des moi qui désigne la « sub-

ANNETTE MESSAGER
DE LA SÉRIE MES PETITES EFFIGIES, 1988
DÉTAIL DE L'INSTALLATION : PELUCHE
• H

AUTRES CARTOGRAPHIES

jectivité indienne » comme u n effet de l'his- NOTES


toire des Anglais des Indes, ainsi que d'une
demande réitérée d'action positive.
Bien que nous ne puissions pas toujours le 1. A r t h u r Rimbaud, « Lettre à Paul D e m e n y », dans
reconnaître, le joueur de tours est partout dans Lettres du Voyant (13 et 15 mai 1871), éd. Gerald
le m o n d e là où l'Occident a créé des Réserves Schaeffer, Droz/Minard, Genève/Paris, 1975, p. 137.
2. Edward Said, Orientalism, Routledge & Kegan
de répression. Et son masque n'est peut-être Paul, L o n d o n a n d Henley, 1978.
pas toujours aussi affable. Mais, lorsque nous 3. Harold of Orange, 1984, 30', film 16 m m en
tremblerons en entendant un rire diabolique et couleurs. Réalisation : Richard Weise ; scénario :
féroce, nous saurons qu'il n'est pas loin. Il est Gérald Vizenor ; avec Charlie Hill, c o m é d i e n et
a c t e u r indien ; distribué par Film in t h e Cities,
dans l'inflexibilité de Nelson Mandela, dans les
Minneapolis.
sacrifices sanglants de l'I.R.A., dans le rire 4. Asiba T u p a h a c h e , Taking Another Look, Spirit of
j o y e u x des f e m m e s africaines lorsqu'elles J a n u a r y , Great Neck, New York, 1986.
inventent des histoires « traditionnelles » pour 5. Le jeu se j o u e a u x accents de l ' O u v e r t u r e de
accompagner leurs paniers pour touristes ; il Guillaume Tell qui, c o m m e certains s'en s o u v i e n n e n t
p e u t - ê t r e , fut r e t e n u c o m m e indicatif musical de la
est partout où une parcelle de vie, une poignée
série de télévision du Cowboy Lone Ranger, dont
de terre, u n e pensée sont arrachées à la l'acolyte était Tonto, le déférent et fidèle sauvage.
machine du capitalisme, dévoreuse et vampiri-
que, et à ses institutions vitales. Le joueur de
tours ne gagne pas toujours à ce jeu ; mais
quand la terre se brisera sous l'assaut des abus
effrénés, alors, nous aussi, nous aurons perdu. Traduit de l'anglais par Elisabeth Galloy


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DOCTEUR EXPLORATEUR
CHEF CURATEUR
YVES MICHAUD

Il n o u s faut des expositions qui m e t t e n t en question ment de dé-définition de l'art et amorce l'étape
les frontières de l'art et du m o n d e de l'art, u n afflux suivante, puisque beaucoup de ce qui nous y
d ' o b j e t s « e x t é r i e u r s » v r a i m e n t indigérables. Les
est présenté est de l'art et du kitsch, de l'art et
relations de p o u v o i r grâce auxquelles u n e partie de
l ' h u m a n i t é p e u t sélectionner, évaluer et collection- du décoratif, de l'art et de la production popu-
n e r les p u r s produits des autres doivent être criti- laire, du kitsch et pas de l'avant-garde, — de
q u é e s et t r a n s f o r m é e s . Ce n'est pas u n e petite affaire. l'art et pas de l'art.
P o u r le m o m e n t , on p e u t au m o i n s imaginer des
Ce n'est pas qu'il soit en soi-même passion-
expositions qui p r é s e n t e n t les productions impures,
« i n a u t h e n t i q u e s » de la vie tribale passée et pré- nant de détruire les codes 3 , mais, une fois
sente ; des expositions radicalement h é t é r o g è n e s qu'on a commencé, il ne faut surtout pas
d a n s leur m é l a n g e global de styles ; des expositions s'arrêter en chemin. Si n'importe quoi peut
qui se situent elles-mêmes à des articulations inter- être de l'art, une signature, un télégramme, un
culturelles spécifiques ; des expositions où la n a t u r e
coffre-fort, un peu d'ocre, un sourire ou une
reste n o n n a t u r e l l e ; des expositions dont les prin-
cipes de choix soient o u v e r t e m e n t critiquables. toile de tente, si la maxime de l'anarchisme
J a m e s Clifford 1 esthétique est bien la même que celle de
l'anarchisme épistémologique, si « anything
De toute manière une exposition comme Magi- goes », c'est-à-dire si « tout peut aller » ou si
ciens de la terre aura quelque chose de positif. « tout marche », s'il n'y a que des différends
Quelles que soient les réserves que l'on aura ou des récits émiettés, pourquoi s'arrêter en
pu faire ou continuera de faire sur son titre, sur chemin et pourquoi vouloir conserver une
l'esprit du projet, sur la sélection des artistes et dignité ou donner une onction particulière aux
que sais-je encore, elle aura u n premier effet grands prestidigitateurs blancs et mâles, de
salutaire, celui d'ébranler u n peu plus nos préférence anglo-saxons, en oubliant les pres-
certitudes en matière d'art. Le XXe siècle aura tidigitateurs de la périphérie 4 ? Pourquoi tou-
été le siècle de la remise en cause des normes jours fétichiser les labels de qualité décernés
esthétiques et des codes académiques 2 . Il est par des intellectuels eux-mêmes blancs et de
indispensable de continuer. Français, encore préférence anglo-saxons qui sanctifient le
un effort si vous voulez être vraiment révolu- marché qu'ils contribuent en même temps à
tionnaires ! Le pas suivant consistera à mettre informer ?
sur le m ê m e plan art d'élite et art populaire, à Bref, il est temps de continuer à tout
s'en prendre enfin à la sacro-sainte distinction remettre à plat — en attendant de tout remet-
entre « avant-garde et kitsch ». De ce point de tre à plat pour de bon en exposant côte à côte
vue, Magiciens de la terre poursuit le mouve- non seulement les sorciers des bidonvilles et
ceux des beaux quartiers, mais, avec eux, les italienne de la Renaissance, le néoclassicisme,
stakhanovistes de la peinture pour corridors l'orientalisme, le japonisme, le primitivisme,
d'hôtels, les retraités de la S.N.C.F. et les etc. Ce dont il nous faut prendre conscience, et
fabricants de statuettes à bénir. Si tout est de Magiciens de la terre va nous y aider, c'est que
l'art, que l'on aille jusqu'au bout, que Lourdes les échanges ne se font pas à sens unique. La
rejoigne les Aborigènes, que chacun puisse culture, pour reprendre le titre du livre de
enfin jouir de son rêve. Encore un effort et les James Clifford, est u n imbroglio 5 : « Les pro-
explorateurs traverseront peut-être le bocage duits purs de la culture sont devenus fous »,
vendéen sur leur chemin vers la Nouvelle- dit-il en citant u n poème de William Carlos
Guinée. Après tout, l'endroit où Lévi-Strauss Williams. Les produits prétendument purs ne
fut le mieux à son aise comme explorateur fut l'ont probablement jamais été. Pour nous
certainement New York. Tout ceci n'est pas aujourd'hui, il n'y a en tout cas pas, d ' u n côté
vraiment une plaisanterie. un monde perdu, déchu ou authentique, et de
l'autre u n avenir radieux ou ravagé. Ce serait
Centre et périphérie. C'est aussi un des points fantasmer deux sortes d'identité également
forts de l'exposition que de faire apparaître en pures. Nos racines ne sont pas pures et elles le
clair ce faux clivage et de s'en prendre à lui. La seront encore moins à l'avenir. Partout, il y a
génération qui a vu le triomphe croissant de de nouvelles identités en construction. Cela ne
l'art comme phénomène culturel a aussi vécu se fait pas sans mal et, de toute manière, ces
la bipolarisation de deux grandes puissances constructions seront composites. Comme le dit
d'abord, puis celle des pays industrialisés et encore Clifford, « si l'authenticité est affaire de
d ' u n tiers monde. Sans voir ce qui était déjà là, mise en relation, il ne peut pas y avoir d'es-
patent, sous ses yeux, à savoir que le tiers sence sinon à titre d'invention politique, cultu-
monde est aussi chez nous, aux limites des relle, à titre de tactique locale »6. L'exotique est
banlieues, à u n bloc de nos immeubles, à à portée de main, non seulement à l'autre bout
portée defavela. Sans voir non plus que le tiers du monde d'un coup d'avion et de tour opera-
monde n'est pas voué à être indéfiniment le tor, mais ici même, autour de nous. Et nous
tiers monde, qu'il nous vend, certes, toujours sommes aussi exotiques pour les autres qu'ils
des matières premières, du tourisme et de la le sont pour nous.
main-d'œuvre immigrée, mais aussi des T- Qu'on l'accepte ou non, le mérite de Magi-
shirts et des télévisions, des gadgets et des ciens de la terre sera de montrer ce métissage et
ordinateurs. Qu'on se rassure, le centre exis- ces réciprocités généralisées. Dans son fameux
tera toujours : il sera toujours là où nous article sur l'exposition Le primitivisme dans l'art
sommes — un simple indicateur de subjecti- du XXe siècle, Thomas McEvilley avait exprimé
vité. Ce qui signifie en clair que nous ne cette réciprocité des « emprunts » en une for-
pouvons plus savoir vraiment où il est, que de mule saisissante : « Nos déchets sont leur art,
multiples foyers d'activité, de tension, de sti- leurs déchets sont le nôtre »7. Pour sa part,
mulation surgissent. Il y a des échanges croisés, Clifford voit le surréalisme du point de vue
selon de multiples circuits, pas forcément d'une ethnographie de « l'impureté culturelle
réglés, pas forcément organisés, encore moins et des syncrétismes perturbateurs »8. Il parle
des échanges tels que nous voudrions les d'un moment surréaliste en ethnographie, « ce
contrôler. Ce n'est pas vraiment une décou- moment où la possibilité de comparaison surgit
verte. Nous savons ce que sont les emprunts en dans une tension immédiate avec la pure et
art ; nous connaissons les emprunts hindous simple incongruité »9. Magiciens de la terre
de la sculpture de Pergame, les emprunts grecs devrait produire ce m o m e n t surréaliste de
de l'art romain, les réemplois de l'architecture l'incongruité dans l'art contemporain. Et de
DOCTEUR EXPLORATEUR CHEF CURATEUR

manière bien plus violente que ne le font les Une fascinante étrangeté va s'ensuivre. A
readymades disposés avec chic au milieu des condition qu'elle soit acceptée dans sa force de
peintures — puisque, après tout, c'est encore désorientation et non pas canalisée par u n
notre monde. Bien sûr, dans les deux lieux discours esthétique conventionnel. J'avoue
d'exposition, il y a des compartiments ; les que c'est sur ce point que le discours esthéti-
architectes ont pris leurs dispositions, les sus- que des organisateurs peut susciter des réti-
ceptibilités ont été ménagées, mais cela ne cences.
changera rien à la « pure et simple incon-
gruité ». Ceux qui n'ont pas de goût pour le Ils disent, en effet, n'avoir pas retenu dans
surréel, le polylogique ou le carnavalesque l'exposition les œuvres qui « échappent totale-
bakhtinien ne seront pas contents. A commen- ment à nos catégories et critères esthétiques »,
cer par certains artistes qui tracent sérieuse- pas retenu non plus celles qui dépendent trop
ment leur sillon et leur carrière dans une de leur contexte. Ils disent aussi qu'ils ont
histoire qu'ils ne dédaignent pas vraiment. privilégié la valeur de communication propre-
Malgré toute la prudence des propos et des ment visuelle des objets. J'avoue ne pas trop
intentions de ses organisateurs, les effets de savoir ce qu'est la valeur de communication
l'exposition leur échapperont donc. A vrai proprement visuelle des objets, surtout si on
dire, le propos d'une exposition échappe tou- entend par là quelque chose d'analogue à la
jours u n peu à ses organisateurs : beaucoup de signification « naturelle » ou immédiate d'un
visiteurs sont ignorants ou inattentifs, les car- geste, d'une attitude ou d'un regard. Les ana-
tels sont mal éclairés, les œuvres ont voyagé lyses de philosophes comme Wittgenstein ou
depuis je ne sais où dans le temps et dans Davidson ont suffisamment montré la place de
l'espace, ou bien le commissaire n'a pas réussi la convention dans ce qui paraît le plus naturel
à se faire comprendre. et le plus évident. Si un geste a une significa-
Sauf qu'ici l'échelle de la désorientation tion immédiate, c'est parce que nous décidons
change. Les commissaires nous présentent un « charitablement » — c'est-à-dire en vertu de
ensemble de créations et d'objets pour les- ce que Davidson appelle u n « principe de
quels, soit nous n'avons pas du tout de critères charité » — de lui donner la signification que
de perception, soit nous avons des critères nous lui donnons dans notre tribu. C'est la
confus, soit nous avons des critères mais non seule manière de commencer l'interprétation,
pertinents. Quels critères avons-nous, en effet, pour éventuellement nous rendre compte de
pour percevoir u n dreaming aborigène austra- proche en proche que nous nous sommes
lien ? Pour la plupart d'entre nous, à peu près trompés ou que, plus bizarrement, quelque
les mêmes critères élémentaires et enfantins chose ne « cadre » pas, sans que nous sachions
qui nous font aimer les colliers de perles trop quoi. Sans recourir à ces considérations
multicolores et la verroterie 10 . Quels critères philosophiques, la lecture de L'œil du Quattro-
avons-nous pour juger Chéri Samba ? Ne cento de Baxandall montre qu'il n'y a rien
serait-ce pas les mêmes que ceux qui nous d'évident à interpréter les gestes, les attitudes
permettent de percevoir Jeff Wall ou Cucchi ? et les croyances, c'est-à-dire à interpréter la
Le choc en retour devrait être immédiat : signification des œuvres. Il faut bien admettre
sommes-nous si sûrs de ce qu'il y a à voir que les perceptions esthétiques se font selon
quand nous regardons Buren ou Polke ? La des critères définis 11 . Pour Buren nous dispo-
désorientation opère dans tous les sens : c'est sons de quelques-uns de ces critères, à travers
celle que nous ressentons devant une œuvre notamment l'histoire récente de cette sorte
« exotique », celle aussi qui devrait naître d'activité artistique, pour Jeff Wall u n peu
devant les œuvres de notre propre exotisme. aussi, pour Chéri Samba on pourra toujours

FRANÇOIS B O U I L L O N
HOMME BLANC, 1987
CRAYON SUR PAPIER, 169,5 x 120
P H O T O ) . L'HOIR
GALERIE DE FRANCE, PARIS

RAJA BABU SHARMA


SANS TITRE. 1 9 x 1 3
PEINTURE TANTRIQUE
croire les avoir. Pour les Aborigènes on pourra Il y a bien des reproches à faire à de tels
toujours lire l'article de John Mundine dans ce critères. Je laisse de côté le fait qu'ils sont
numéro des Cahiers, etc. En fait, les incerti- ouvertement ethnocentristes, alors que par-
tudes, loin de se neutraliser, vont faire boule tout ailleurs la volonté de ne pas être ethno-
de neige. Et à toutes ces incertitudes hétéro- centriste est affirmée et que le projet de
gènes se surajoutera l'effet de melting-pot du l'exposition en lui-même ne l'est effectivement
rassemblement, de la tour de Babel des lieux. pas. Je veux plutôt me concentrer sur ce qui
Bien malin qui penserait maîtriser les effets. me semble l'essentiel : le caractère vague et,
Magiciens de la terre pourra faire penser, réduire j'ajouterai, fonctionnellement vague de tous ces
au mutisme ou désorienter ; l'exposition ne critères.
risque certainement pas de dégager des indica- Qu'est-ce que cela veut dire, en effet,
tions sur « les tendances contemporaines de qu'une œuvre est inventive, ou originale par
l'art dans le monde ». Elle sera, comme on rapport au contexte culturel historique, ou
pouvait le prévoir, la déroute des spécialistes qu'on y voit une adéquation de l'homme et de
en « courants ». l'œuvre ? Tellement de choses possibles que
Mais ce n'est pas pour autant que les beaucoup d'artistes pourraient être candidats à
esthètes gagneront. Car ce sera aussi la déroute figurer parmi les Magiciens de la terre. Pour ma
du goût — puisqu'il n'y a plus de norme, sinon part, je ne suis m ê m e pas certain que des
celle, purement sociale, du groupe des admira- artistes comme Buren, Oldenburg, Cucchi,
teurs. Le terrain restera aux prédilections pro- Kirkeby et même Haacke répondent vraiment
fondes, aux fantasmes, aux lubies, à ces res- à des critères de cet ordre !
sorts étranges qu'on trouve au cœur de la Au moment où j'écris ces lignes, je ne peux
volonté de collection, aux plaisirs de la curio- pas savoir si mes doutes valent aussi pour les
sité aussi. Chacun sera face à lui-même et les artistes de la « périphérie », mais qu'il y ait eu
œuvres vont, chacune, devenir des mytholo- ou non deux poids et deux mesures « esthéti-
gies personnelles. Ce sera u n beau désordre. ques » ne changerait strictement rien. Ou bien
Les organisateurs ne l'entendent probable- il y aura eu, effectivement, deux poids et deux
ment pas ainsi. Ils ont choisi la ligne d'argu- mesures selon les aires culturelles, c'est-à-dire
m e n t a t i o n d ' u n e esthétique universaliste, qu'en réalité il y aura eu n poids et n mesures :
celle-là même qui est véhiculée dans le titre : on aura jugé empiriquement et cas par cas
Magiciens de la terre. Je ne reviendrai pas en — et ce n'aura pas été plus mal —, on aura
détail sur les déclarations de Jean-Hubert Mar- trouvé que, somme toute, Teshigahara c'est,
tin dans son entretien avec Benjamin Buchloh. comme on dit, « intéressant à montrer ». Ou
Je veux seulement noter les quelques points bien cela voudra dire qu'on a appliqué les
clefs de cette esthétique, puisqu'elle a u n rôle mêmes critères et qu'il s'agit de la m ê m e sorte
important dans le projet. d'art. Mais, précisément, ces critères sont si
Il y est question de la confiance dans vagues qu'ils peuvent jouer tous les rôles : tout
l'individu créateur, de la force de radicalité de leur intérêt est q u ' o n p e u t les présenter
son œuvre, de son sens de l'aventure et du comme « les mêmes critères », opérant honnê-
risque, de l'originalité par rapport au contexte tement dans tous les cas, ou comme des critères
culturel, de l'inventivité, de l'adéquation de variables, adaptables aux situations particu-
l'homme et de l'œuvre, de la valeur de résis- lières, assez souples pour être ouverts aux
tance et d'opposition par rapport au milieu. Il spécificités et à la diversité. L'universalisme,
est ajouté que les critères utilisés sont ceux ici, permet paradoxalement la casuistique.
dont nous faisons usage couramment pour Qui ne voit alors que ces critères ne sont en
l'art contemporain 12 . fait pas du tout des critères ? Comme il n'est
aujourd'hui pas décent, ni convenable, de se
présenter en disant qu'on a choisi arbitraire-
ment, rhapsodiquement, subjectivement, il
faut bien mettre en avant des critères, une
esthétique, qui soient des semblants de critères
et d'esthétique mais permettent aussi d'attra-
per tout ce que l'on veut attraper. Pour le dire
autrement, l'hyperempirisme n'a pas besoin de
critères — sauf quand précisément l'explora-
teur veut nous persuader qu'il est docte et qu'il
a une mission, qu'il n'est pas aventurier par
simple plaisir — ou faute d'être bien certain de sa
propre identité.
Quelle mission alors ?
J'en vois se profiler deux.
Une mission humaniste, d'abord. A lire les
différentes versions du projet Magiciens de la
terre, à constater l'accent mis sur les hommes caractéristiquement postmoderne. Par postmo-
remarquables, les magiciens, les créateurs, derne, il ne faut évidemment pas entendre ici
ceux qui investissent les objets d'une valeur l'appel qui serait fait à un style — qu'on aurait
spirituelle, on ne peut s'empêcher d'y enten- d'ailleurs du mal à trouver, sauf peut-être dans
dre les échos affaiblis de l'esthétique de Mal- le domaine de l'architecture banalisée, sauf
raux, la même célébration de l'individu exem- peut-être encore si l'on veut bien prendre
plaire, la m ê m e identification de l'art avec conscience que la kitschisation et la banalisa-
l'interrogation du monde, la même affirmation tion du postmoderne ne se portent pas mal —,
de la permanence de l'acte créateur 13 . Ma mais plutôt un type de regard, un type d'ap-
remarque n'est pas un reproche, pour une proche, foncièrement empiriste et même,
raison très simple, à savoir qu'il est très diffi- comme je l'ai dit, hyperempiriste.
cile, dès que l'on s'engage dans la voie de A cet égard, il faut se souvenir que le
l'esthétique générale, d'échapper à deux sortes postmodernisme a une histoire conceptuelle
de discours également séduisants et également qui déborde largement le domaine esthétique.
illusoires, l'humanisme à la Malraux et le Les premiers textes de Feyerabend à défendre
formalisme à la Greenberg, deux discours d'ail- un anarchisme épistémologique et à préfigurer
leurs fort peu éloignés dans leur spiritualisme le slogan de Contre la méthode (« Anything goes »)
de fond. En 1984, Le Primitivisme dans l'art du datent de 1963 ; ils revendiquaient alors seule-
XXe siècle s'était appuyé sur l'universalisme ment le droit d'être « un bon empiriste » en
formaliste. Magiciens de la terre, par son univer- philosophie des sciences, c'est-à-dire u n e
salisme même, me semble presque inévitable- ouverture radicale du regard aux procédures et
ment conduit à adopter la version humaniste aux démarches effectives des scientifiques. Il
de cet universalisme. Cette première interpré- n'y avait rien là de critiquable, à ceci près qu'il
tation est celle en tout cas qui vient à l'esprit si aurait peut-être fallu un peu plus de réflexion
l'on prend au sérieux les critères esthétiques en matière de relativisme. Je ne pense pas que,
explicites des organisateurs. par la suite, dans la position postmoderne il y
Mais une autre interprétation la relaie et la ait jamais eu beaucoup plus que cette remise
prolonge. On en vient à se demander si cette en cause des récits canoniques au nom de
ouverture du regard ne serait pas en fait l'hyperempirisme. Tout le problème est qu'en

VIEUX JEU
ILLUSTRATION
LE CANARD ENCHAÎNÉ, 13 MA11931
partant ainsi d'exigences anti-autoritaires, tion officielle (« vous serez notre représen-
anti-obscurantistes, anti-monologiques, anti- tant »), éviter aussi les effets de l'idée que des
nomologiques, anti-dogmatiques, anti-tout- commissaires officiels peuvent se faire de la
ce-que-l'on-veut, on finit très vite soit dans manière dont u n pays doit être représenté
l'indifférencié, cette nuit où toutes les vaches dignement ( « v o u s serez représentatif»). En
sont noires dont parlait déjà Hegel, soit dans ce ce dernier sens, il est évident que beaucoup de
que j'appellerai une tolérance dogmatique. Ce pays s'estimeront mal représentés, pas repré-
que je veux dire par là, c'est qu'à partir d'une sentés par les bons artistes, c'est-à-dire les
position pluraliste, tolérante, ouverte, elle- artistes officiels, c'est-à-dire encore les artistes
même passablement souple et inarticulée, une présentables ou représentatifs — on ne sort pas
position somme toute sympathique, on en de ce vocabulaire de la représentation. Admet-
vient naturellement à universaliser une repré- tons donc que l'on y soit parvenu. Buren et
sentation en termes de récits partiels, de diffé- Boltanski, donc, ne sont pas les représentants
rends, de rationalités locales, à proclamer la de la France à l'exposition Magiciens de la terre,
réalité d'un monde où tout est possible, où pas plus que la collectivité Yuendumu ne
tout est estimable ou intéressant — parce que représente les Aborigènes australiens. Cette
précisément nos critères envisagent le monde dernière formulation trahit aussitôt que ce
de la sorte. On n'échappe pas ainsi à une n'est évidemment pas vrai. Les Aborigènes
nouvelle ruse de l'ethnocentrisme, à la ruse restent des Aborigènes australiens, et Buren et
d'un ethnocentrisme doux, insinuant. La tolé- Boltanski redeviennent ce qu'ils sont : des
rance est bien là, puisqu'on est si ouvert à tant Aborigènes français, ou européens, ou occi-
de choses, mais le dogmatisme aussi puisque dentaux.
c'est en fait notre point de vue qui légifère Si l'on se demande finalement de quoi
encore sur le monde. Il n'y a rien là de l'exposition est représentative, il faut bien
pendable — sauf que ce n'est peut-être pas du admettre alors qu'elle représente, en fait, l'état
tout ainsi que les choses se passent. de la création, au sens fort, tel qu'il est vu par
Pour être clair et concret, à quoi correspond des commissaires et leurs adjoints, investis de
ce que je viens de décrire dans le domaine de la mission de fonctionnaires de l'universel. Peu
l'art ? A une représentation d'un monde de importe que ces fonctionnaires de l'universel
l'art où il y a des artistes qui sont, chacun à leur a d m e t t e n t h u m b l e m e n t qu'ils p e u v e n t se
façon, chacun dans leur genre et dans leur tromper, qu'ils n'ont pas tout vu, qu'ils n'ont
domaine, intéressants, créateurs, innovateurs, pas pu tout montrer, qu'ils ont dû choisir, etc.,
d'un monde de l'art où il y a une pluralité de c'est précisément leur ouverture, leur esprit
critères sur un fond de valeur esthétique. Mais d'empirisme, qui est le meilleur et le pire de
qui dit cela ? Ceux qui les ont trouvés et leur entreprise. Ils ouvrent notre regard sur u n e
choisis. Dans le cas de Magiciens de la terre, diversité qu'ils ont trouvée. Merci pour notre
comme il ne s'agit pas d'une Biennale et regard. Et, quand je dis cela, je suis sincère.
encore moins d'une exposition universelle, on L'explorateur a rempli sa mission : il vient
a récusé le choix d'officiels nationaux, pour confirmer, consolider notre croyance dans la
éviter, et à juste titre, le phénomène de la diversité et la force de la création : docteur
sélection officielle et les pièges de l'art officiel. e x p l o r a t e u r chef c u r a t e u r e f f e c t i v e m e n t ,
Mais qu'est-ce que cela veut dire au fond ? comme le dit le titre de m o n article. Explora-
Qu'on a voulu éviter le phénomène de la teur du monde pour être le curateur de notre
représentation. Est-ce aussi facile à faire qu'à vision du monde, pour la soigner, pour la
dire ? Et finalement, qui représente quoi ? consolider. Sauf que peut-être c'est cela qui
On a voulu éviter le mécanisme de désigna- nous intéresse, mais que ce n'est pas cela qui
DOCTEUR EXPLORATEUR CHEF CURATEUR

compte, que ce qui intéresse les gens, locale- principes q u e n o u s a u r o n s fantasmés en m ê m e


ment, c'est autre chose, qu'il aurait fallu pren- t e m p s q u e n o u s les r e m e t t i o n s e n cause, ceux q u e
dre parti non pas en faveur d'un monde qui n o u s a u r o n s p r o b a b l e m e n t fantasmés pour les remet-
tre en cause, ont recouvert u n e diversité considéra-
vient à nous parce qu'on nous l'a amené (qui ble de l'art : art d'élite, art populaire, art décoratif,
nous ?), mais en faveur d ' u n monde où, ici et art fétichisé, art religieux, art séculier.
maintenant, il y a des acteurs profondément 3. P u i s q u e , au b o u t d u c o m p t e , le résultat du
engagés dans des combats ou des actions, ou processus est q u ' o n n ' y voit plus rien : la nuit où
toutes les vaches sont noires... J'y reviens en cours
des créations, qui ne peuvent être tirés de leur
d'article.
contexte, dont la signification esthétique n'est 4. Malgré u n effort notable p o u r faire la part plus
pas universalisable, d'un monde qui reste irré- belle q u e de c o u t u m e a u x artistes f e m m e s , on peut
médiablement là où il est, m ê m e quand il vient encore regretter qu'elles restent peu présentes : il y a
à nous. Je ne sais pas comment on pourrait décidément plus de magiciens q u e de magiciennes. A
m o i n s q u e le f é m i n i n de magicien n e soit pas
montrer un monde tel qu'il est là où il est. magicienne, mais sorcière ?
Peut-être faut-il alors seulement, mais vrai- 5. James Clifford, op. cit.
ment, prendre parti en faveur de certaines 6. Ibid, p. 12.
formes d'art et d'expression, comme ceux qui 7. T h o m a s McEvilley, « D o c t o r L a w y e r I n d i a n
les produisent le font eux-mêmes ? Chief », Artforum, nov. 1984, p. 59. Le titre de m o n
propre article s'inspire é v i d e m m e n t de la trouvaille
Je ne veux pas faire de reproches injustes de McEvilley.
aux commissaires car, de toute manière, leur 8. J a m e s Clifford, op. cit., p. 131.
exposition, pour les raisons que j'ai dites, sera 9. Ibid., p. 146.
u n e réussite. Je veux simplement poser la 10. Ce qui n o u s renvoie i r o n i q u e m e n t en miroir le
rôle du sauvage fasciné par la verroterie.
question de savoir si les valeurs artistiques — et
11. Michael Baxandall, L'œil du Quattrocento, trad.
non plus esthétiques cette fois — sont locales ou française, Paris, Gallimard, 1985. Tout le livre de
globales. Et ajouter que je suis convaincu, pour Baxandall est u n exercice p o u r identifier et recons-
ma part, qu'elles sont locales, que je suis truire ces critères dans u n cas défini, p o u r a p p r e n d r e
à voir ce q u e les Italiens voyaient, p o u r entrer dans
convaincu qu'il s'agit toujours, pour reprendre
leur vision du m o n d e et n o t a m m e n t dans leur vision
le titre d ' u n livre de Guy Brett, de voir « à du m o n d e artistique.
travers nos propres yeux », c'est-à-dire de voir à 12. Voir le c o m m u n i q u é de presse de l'exposition,
travers les leurs. Et ajouter encore que je suis p. 6.
désolé, donc, de croire qu'il n'y a vraiment de 13. « Toujours enrobé d'histoire mais semblable à
l u i - m ê m e depuis S u m e r j u s q u ' à l'École de Paris,
centre que là où provisoirement nous sommes,
l'acte créateur maintient au long des siècles u n e
là où provisoirement ils sont, chacun. Les r e c o n q u ê t e aussi vieille q u e l ' h o m m e . Une m o s a ï q u e
Magiciens de la terre risquent d'être alors soit b y z a n t i n e et u n R u b e n s , u n R e m b r a n d t et u n
très, très près de nous, soit très, très loin. Cézanne e x p r i m e n t des maîtrises distinctes, diffé-
r e m m e n t chargées de ce qui fut maîtrisé ; mais elles
s'unissent aux peintures m a g d a l é n i e n n e s dans le
langage i m m é m o r i a l de la conquête, n o n dans u n
NOTES syncrétisme de ce qui fut conquis. La leçon des
Bouddhas de Nara ou celle des danses de mort
1. J a m e s Clifford, The Predicament of Culture, Har- civaïtes n'est pas u n e leçon de b o u d d h i s m e ou
vard, Harvard University Press, 1988, p. 213. d ' h i n d o u i s m e ; et le m u s é e imaginaire est la sugges-
2. Ces codes n e f u r e n t pas t o u j o u r s si contraignants. tion d ' u n vaste possible projeté par le passé, la
J'ai le s e n t i m e n t q u e n o u s a v o n s inventé u n passé révélation de fragments perdus de l'obsédante pléni-
t u d e h u m a i n e , unis dans la c o m m u n a u t é de leur
normalisé, u n m o n d e où la n o r m e était claire et
p r é s e n c e i n v a i n c u e . » (A. M a l r a u x , Les Voix du
respectée. Un p e u c o m m e n o u s rêvons u n m o n d e
silence, Paris, Gallimard, 1951, p. 637.) Enlevez les
q u e n o u s a u r i o n s p e r d u , u n m o n d e où les valeurs
n o m s propres et vous obtenez q u e l q u e chose de peu
étaient respectées, où les choses avaient u n sens, où
éloigné des déclarations d'intention du projet Magi-
elles étaient ce qu'elles sont. Ce n'est q u ' u n artifice
ciens de la terre.
d ' a u t o d é f i n i t i o n . E n t o u t cas les n o r m e s et les
!

BOLTANSKI
COMPOSITION MYTHOLOGIQUE, 1982
TERRE ET MUSÉE - LOCAL OU GLOBAL ?
GUY BRETT

Le titre de l'exposition parisienne pose inévita- associe la « terre » à u n combat désespéré,


blement la question suivante : qui parle et à celui pour les « droits sur la terre » mené pour
qui ? reconquérir la terre dont on a été dépossédé,
Magiciens. Il n'y a guère que dans une ou tout simplement trouver un lieu où vivre,
brochure publicitaire que l'on pourrait présen- un lieu d'où l'on puisse s'exprimer ; la seconde
ter u n artiste occidental d'aujourd'hui sous le expérience est plus détachée : la « terre » des
qualificatif de magicien (Picasso, par exem- privilèges, du pouvoir, qui semble de jour en
ple ?). Dans l'actuel discours sur l'art, ce mot jour devenir plus abstraite, plus mobile et, en
serait jugé banal et dévalorisant, susceptible réalité, plus difficile à « localiser ».
d'affaiblir les relations entre les dimensions Les termes atteignent rapidement une anti-
esthétique et sociale de la pratique d'un artiste. thèse forte. A une extrémité, il y a l'expérience
« Magicien » apparaît dans le titre comme u n de peuples possédant traditionnellement un
moyen de renforcement des liens que l'exposi- « concept d'eux-mêmes faisant partie inté-
tion semble vouloir établir entre les artistes des grante du corps social dont l'histoire et la
grandes villes et ceux qui travaillent dans u n connaissance s'inscrivent dans un ensemble de
contexte religieux dans certaines sociétés terre particulier », comme l'a fait remarquer
d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. En Jean Fisher à propos des indigènes américains.
réalité, le terme rebondit et révèle inexorable- De ce point de vue, « le territoire est une entité
ment sa nature de « projection primitiviste ». vivante qui doit être nourrie et respectée
De la terre. De par son étroite association comme le simple corps du sujet »'. A l'autre
avec « Magicien » en u n message/massage extrémité, on trouve le plus haut degré de
évocateur, il est évident que le mot « terre » surdéveloppement technologique, ce surdéve-
est utilisé ici dans u n double sens : « terre », loppement que Jean Baudrillard exprime de
c'est-à-dire la substance physique, représen- manière révélatrice en termes de perceptions
tant l'essentiel et le fondamental ; et « terre », du pilote ou du conducteur, radicalement
c'est-à-dire le monde, la planète. Mais ces deux éloignés de la terre tout comme du corps 2 .
sens divergent peu à peu ; le premier évoque le Ces a n t a g o n i s m e s , d a n s l e u r f o r m e
concret, le particulier, le local (soit, en langage extrême, semblent faire partie de la définition
artistique, l'in situ), et le second évoque u n même de l'art. Dans le monde d'aujourd'hui,
concept général de totalité, de vue d'ensem- les peuples indigènes — groupes aborigènes
ble ; u n fossé se creuse ainsi entre deux d'Australie, Maoris de Nouvelle-Zélande, auto-
expériences de nature différente. La première chtones de l'Amérique du Nord et du Sud —
sont engagés dans un effort permanent pour universel de la « culture », qui correspond au
maintenir le lien entre leur héritage culturel et caractère abstrait et global de leur propre
leurs difficultés actuelles, en particulier leur puissance. Pour leur part, les indigènes améri-
lutte pour les droits sur la terre. Au même cains doivent aller, eux, de l'universel vers le
moment, certaines institutions — des musées local : de la glorification de leurs objets comme
et, plus récemment, de gigantesques sociétés chefs-d'œuvre de « l'art du monde » vers ce
commerciales qui a p p o r t e n t leur soutien qui se passe actuellement dans leurs territoires.
financier aux expositions organisées par les Naturellement, les grandes compagnies mani-
musées — font des efforts identiques pour festent leur « dépendance » vis-à-vis d'une
dissocier ces deux réalités. Le Canada fut beauté et d'une vitalité artistique qu'elles ne
récemment le théâtre de quelques exemples peuvent produire elles-mêmes et à côté des-
parlants. Lors de la Foire mondiale de 1986, les quelles leur logo est parfaitement superflu et
autorités décidèrent qu'elles ne pourraient pas marginal. Cependant, elles ont fort bien com-
permettre aux peuples indigènes de gérer eux- pris qu'elles p o u v a i e n t faire usage de la
mêmes un espace dans le pavillon « Indiens du manière dont notre culture a créé une esthéti-
Canada » parce qu'ils risquaient de s'en servir que centrée sur l'objet et sa contemplation, sur
pour attirer l'attention sur les combats qu'ils l'objet isolé du reste de la réalité 4 . Leur vrai
menaient, notamment sur leur combat pour la pouvoir réside dans la vision restreinte qu'elles
terre. L'année dernière, une exposition consa- attendent de leur public : notre refus de pren-
crée aux objets anciens des Indiens d'Améri- dre la responsabilité de l'ensemble. Nous com-
que, qui se tenait au Glenbow Muséum de mençons alors à lire dans le titre de l'exposi-
Calgary à l'occasion des jeux olympiques d'hi- tion de Calgary, Le Chant de l'Esprit, non pas
ver, fut boycottée par les Indiens Lubicon Cree. son message enthousiasmant, mais sa tonalité
Les compagnies pétrolières qui assuraient le presque funeste — et nous sentons bien qu'on
mécénat de l'exposition avaient aussi leur nous trompe.
secteur d'exploitation dans la zone nord de Dans ce processus le groupe colonisé et le
l'Alberta où vivent les Lubicon Cree, et où citadin amateur d'expositions sont tous deux
depuis cinquante ans ils sont engagés dans u n dupés par le même pouvoir, celui des grandes
dur conflit de revendications de leurs terres compagnies qui, en m ê m e temps que leur
contre les autorités fédérales et provinciales. puissance s'accroît, englobent l'usine de pro-
Le titre de l'exposition de Calgary, The Spirit duction, le musée, l'État et les médias sous
Sings (Le Chant de l'Esprit), contrastait étran- une seule et m ê m e autorité (tel est le sens
gement avec les mots de Bernard Omniak, le sous-jacent de « mécénat d'entreprise »). La
chef Lubicon Cree : menace de ce pouvoir à u n niveau local, tout
Ce qui se passe a u j o u r d ' h u i , c'est q u e l'on est en comme dans ses cercles en continuelle expan-
train de t u e r l e n t e m e n t n o t r e peuple. Je pense sion, peut être perçue de manière précise dans
souvent qu'il vaudrait b e a u c o u p m i e u x p o u r notre un petit livre très éclairant d'Eric Michaels, qui
peuple q u e q u e l q u ' u n v i e n n e se débarrasser d ' e u x
évoque les efforts d ' u n groupe aborigène du
d ' u n seul coup. Tout plutôt q u ' u n e m o r t lente.
centre de l'Australie, les Warlpiris, pour mettre
Et il mit lui-même le doigt sur cette contra-
en place une station de télévision locale 5 . Les
diction flagrante :
Warlpiris furent pris non seulement dans u n e
Notre culture est e n train d'être glorifiée par ceux-là
m ê m e s qui p o r t e n t atteinte a u x peuples indigènes
lutte de pouvoir — pour pouvoir transmettre
dans notre région 3 . de façon autonome leurs propres programmes
Les compagnies pétrolières sont profondé- au nez des médias nationaux officiels — , mais
ment impliquées dans ce qui est local, mais aussi dans u n combat culturel, pour exprimer
elles font aussi appel au champ général et des « aborigénéités » différentes des images
d'eux-mêmes qui viennent, standardisées et leurs propositions visant à « libérer le désir »,
ethnicisées, des mêmes sources centralisées. jusqu'aux constructivistes, avec leurs projets
Michaels raconte comment, en aidant dans ses visant à t r a n s f o r m e r l ' e n v i r o n n e m e n t —
réalisations l'artiste-vidéo Warlpiri, Francis n'ont-ils pas été réduits tout d'abord par le
Jupurrurla Kelly, il s'est rendu compte que marché de l'art, puis par le vaste marché des
l'histoire aborigène était étroitement liée à la modes de vie, au même registre doucereux des
terre et au lieu : articles de designers ? Cela n'a-t-il pas néces-
C h a q u e récit provient d ' u n lieu particulier et voyage sité, de la part des artistes, de nouvelles straté-
d ' u n e n d r o i t à l ' a u t r e , établissant des liens qui gies qui repoussent ou, du moins, attaquent ce
d é t e r m i n e n t les c h e m i n s q u e suivent les peuples et processus, dans le but de retrouver la valeur
les cérémonies 6 . sociale et l'efficacité de l'art que recherchaient
Des contradictions apparaissent d'emblée, les générations précédentes ? Le « package »
et Michaels note, en effet, que Francis Jupur- ethnique et le « package » moderniste ont leur
rurla Kelly, ainsi que les Warlpiris eux-mêmes, place côte à côte sur l'étagère.
considèrent la télévision comme une arme à Ce fait, me semble-t-il, n'a pas échappé à
double tranchant, à la fois bienfait et malédic- u n certain nombre d'artistes d'avant-garde des
tion. Ils souhaitent « donner une identité à vingt dernières années. Leur recherche sur les
leur art et le montrer au reste du monde » et, « relations interculturelles » (un des propos
en m ê m e temps, ne veulent pas en perdre le annoncés de l'exposition de Paris) s'est mon-
contrôle dans le processus de reproduction et trée inséparable d'une attaque du concept
de circulation propre à la vidéo. Leur art bourgeois de l'art (qui est tellement imbriqué
restera-t-il u n e expérience culturelle s'ap- dans les formes modernes du colonialisme et
puyant sur l'histoire concrète, ou sera-t-il du pouvoir oppressif). Reste à savoir si l'expo-
englouti sition de Paris mettra en lumière un tel travail,
ou si elle traitera l'ensemble du sujet comme
d a n s u n particulier q u e l'on n o m m e f u t u r , d o n t les
caractéristiques sont suggérées par cette expression
un phénomène « instantané ». Il est important
r e m a r q u a b l e : « m o d e s de vie » (lifestyles) ? Cette de saisir le moment historique et le contexte
expression se substitue p a r t o u t au t e r m e de culture social de sa première apparition, et la problé-
p o u r illustrer la m o r t de cette culture dans u n e matique dans laquelle il est intervenu. Non
période où r è g n e la m a r c h a n d i s e (...). Les m o d e s de
que nous soyons seulement en train de parler
vie sont (...) des assemblages de symboles trans-
f o r m é s e n p r o d u i t s qui f o n c t i o n n e n t e n s e m b l e des sujets d'un débat, ou de problèmes uni-
c o m m e des « packages » q u e l'on peut acheter, ques. La caractéristique de l'art est de recher-
v e n d r e , é c h a n g e r o u p e r d r e (...). Les Warlpiris, cher la complexité et la profondeur de la
lorsqu'ils se r e t r o u v e n t projetés d a n s cet avenir fait métaphore.
de m o d e s de vie, cessent d'être des Warlpiris : ils sont
s u b s u m é s e n t a n t qu'« Aborigènes », dans u n effort Je voudrais ici, dans l'espace qui m'est
p o u r les i n v e n t e r e n tajit q u e g r o u p e e t h n i q u e imparti, attirer l'attention sur ces métaphores
spécial p o u v a n t p r e n d r e place d a n s les fragiles fan- complexes en me servant du travail de trois
t a s m e s du m u l t i c u l t u r a l i s m e australien d ' a u j o u r - artistes d'origines différentes, qui ont étudié les
d'hui 7 .
« relations interculturelles » sous différents
Il n'est pas difficile de reconnaître dans cet angles : Helio Oiticica, un Brésilien qui mourut
avenir fait de « modes de vie » le m ê m e en 1980 à l'âge de 43 ans et qui se positionnait
processus, dans lequel interviennent peut-être lui-même avec audace entre l'avant-garde, la
les mêmes compagnies internationales qui culture brésilienne populaire, les réalités du
agissent dans « notre propre » culture. Les « sous-développement » et le « radicalisme des
projets subversifs et émancipateurs de l'avant- années 60 » ; l'artiste américaine Susan Hiller,
garde du XXe siècle — des surréalistes, avec qui fut peut-être la première à faire sienne une
critique anthropologique ironique comme pra- accepter et y nouant des amitiés, entrant à
tique de l'art visuel, dans un réseau entrecroisé l'école de Samba et s'élevant au rang de passista
de thèmes qu'elle continue à développer ; et (un des danseurs de tête dans le défilé du
l'artiste philippin David Medalla, qui, pendant carnaval), il d é b o u c h a sur de n o u v e a u x
plus de vingt-cinq ans, a réinventé continuel- concepts. Celui de Parangolé en est peut-être
lement les termes d'un dialogue expérimental l'exemple le plus audacieux. Bien que le Paran-
entre l'art et la vie. golé ait pris la forme physique de « capes » et
L'œuvre d'Helio Oiticica se situait dans les parfois de bannières et d'étendards, le mot
années 60 au premier plan de la modernité. A signifiait u n mode de comportement expressif-
la Biennale de Sào Paulo en 1965 il exposa créatif plutôt que les objets en tant que tels. Le
quelques œuvres mystérieusement belles qui critique brésilien Frederico Morais l'appelait
étaient tout à fait différentes des autres œuvres
exposées : récipients en verre et bouteilles
remplis de terre rouge ou d'une masse de
pigment brillant autour d'un noyau de gaze
couleur feu. Dans le terme générique choisi
pour ces œuvres, Bolides (noyau, boules de feu
en portugais), Oiticica concevait l'objet non en
termes de relations formelles, mais comme
« centre d'énergie » qui attire les spectateurs
(« comme un feu », fit-il un jour remarquer)
et invite à la manipulation.
Oiticica avait participé aux mouvements
concret et néoconcret des années 50, lorsque le
Brésil avait été pour la première fois confronté
à l'avant-garde européenne de l'entre-deux-
guerres (le travail de Mondrian, de Klee, de De
Stijl, des dadaïstes et des futuristes avait été
envisagé en profondeur lors des premières
Biennales de Sào Paulo). Il avait commencé
par une analyse formelle de l'ordre pictural à la
manière de Mondrian : le plan, le rapport
figure/fond, le cadre. Ses premières expé-
riences consistaient à évoluer de ce plan vers
l'espace environnant, et du caractère pure-
ment optique au caractère « corporel » de la
sensation de la couleur. A partir de ce moment,
son analyse pénétrante des nouveaux mouve-
ments artistiques en Europe et en Amérique
du Nord se trouva étroitement liée à sa propre
confrontation à la culture brésilienne popu-
laire, et aux puissantes contradictions à l'inté-
rieur de la réalité sociale de Rio de Janeiro.
Traversant les barrières de classe et vivant
pendant certaines périodes à Mangueira (une
des favelas, ou bidonvilles de Rio), s'y faisant
« u n programme, une vision du monde, une m a r g i n a l i t é c o m p o r t a i t u n é l é m e n t de
éthique »8. De façon hybride, Oiticica mettait « romance », mais Oiticica ne défendait pas
là en contact son assimilation raffinée du une « esthétique de la pauvreté ». Mangueira
constructivisme européen, ses idées avancées représentait la révolte contre l'autorité oppres-
sur la participation du spectateur (la création sive, et reflétait pour Oiticica sa propre révolte
est u n dialogue et l'objet n'a pas de statut hors artistique contre le philistinisme et le consu-
de son rôle « relationnel »), la culture popu- mérisme de la bourgeoisie brésilienne. Man-
laire du corps au Brésil, et les exaltations et gueira était aussi pour lui un symbole de
souffrances de la masse des gens, qu'il sentait créativité et de réjouissance communautaires.
intuitivement. Les Capes (faites de tissu, plasti- Son œuvre n'est cependant pas « populiste ».
que, terre, mots, etc.), sont des dialogues Elle a toujours conservé un caractère abstrait,
interne/externe et individuel/collectif. Les por- de « modèle ». Pour lui, c'était là une défense
ter, courir ou danser avec elles, apporte des nécessaire contre les images folkloriques,
révélations à celui qui les porte, en même « tropicales » et empaquetables, l'abstraction
temps que des messages sont envoyés à ceux signifiant un « état ouvert » et la « potentialité
qui l'entourent, comme u n e sorte de « vête- vivante d'une culture en pleine formation »9.
ment-expression ». Je pense que les sugges- La première fois que j'ai vu l'œuvre de
tions de l'oeuvre d'Oiticica sont nombreuses. Il Susan Hiller Fragments (en 1978 au Muséum of
s'agissait là d ' u n art d'avant-garde très avancé, M o d e m Art d'Oxford), ce fut également une
enraciné dans la culture et la réalité du Brésil, révélation, bien que d'un genre assez différent.
mais qui avait rejeté la dépendance et le Dans une mise en scène étonnante, des cen-
mimétisme coloniaux. Il ne fait aucun doute taines de tessons de poterie des Indiens Pue-
que son exaltation de Mangueira et de la blos d'Amérique étaient dispersés sur des

SUSAN HILLER
HELIO O I T I C I C A FRAGMENTS, 1978
MOUSTIQUE DE MANGUEIRA DÉTAIL DE L'INSTALLATION FLOOR ARRAY
DANSANT AVEC LA CAPE 6,1965 100 DESSINS A LA G O U A C H E
(« JE SUIS LA MASCOTTE D U PARANGOLÉ, ET 100 FRAGMENTS DE POTERIE
LE M O U S T I Q U E DE SAMBA ») COURTESY PAT HEARN GALLERY, NEW YORK
plates-formes basses dans un vaste espace. Des dialectiquement relié à une « anthropologie »
versions peintes de chaque tesson les accompa- de notre propre société. La vision que l'on a
gnaient, tandis qu'étaient fixés au mur divers d'une autre culture vient de l'intérieur de sa
cartes et documents, avec des transcriptions propre culture. Les perceptions de « chez soi et
manuscrites de réflexions des femmes pueblos au-dehors » sont dissimulées et marginalisées
sur leur propre travail de poterie ; elles y par la loi patriarcale et la voix officielle.
évoquaient leur liberté d'imagination et les Une des façons dont Susan Hiller a exa-
restrictions au sein de leurs traditions. Dans miné la loi patriarcale et la voix officielle
son usage de l'espace, dans sa manière de « chez soi » consistait en u n e subtile remise en
disposer les matériaux dans l'espace, l'installa- question des frontières conventionnelles entre
tion semblait vouloir évacuer ou bien tourner le domaine public et le domaine domestique.
en ridicule le fait que des « ensembles » maî- Son installation Monument fait référence à une
trisés p u i s s e n t s ' i m p o s e r , q u ' i l s'agisse tradition de culture publique et officielle, bien
d'ensembles sculpturaux ou archéologico- que d'une façon inattendue et en porte-à-
anthropologiques. Le matériel repris d'une faux : les inscriptions photographiées qui en
autre culture n'était pas utilisé dans le but de forment la base — mémoriaux victoriens pour
créer des objets d'art autonomes, « d'aspect ceux qui sont morts en sauvant ou en tentant
primitif », ni des présentations « scientifi- de sauver la vie d'autrui — évoquent des vies
ques » de musées ethnographiques. Il demeu- inconnues qui devinrent subitement publiques
rait fragmentaire, comme u n e émouvante et héroïques. Hiller essaie de retrouver leurs
affirmation de la connaissance avec son côté à voix perdues et leurs vies au-delà du discours
la fois incomplet et partagé. officiel du m o n u m e n t , dans sa propre rêverie
Il y avait aussi u n autre niveau dans dont l'enregistrement fait partie de l'œuvre. Sa
Fragments, souligné par la présence de deux récente série Home Truths pénètre directement
photographies. L'une, tirée d'un vieux numéro à l'intérieur de l'enclave domestique, dans sa
du National Géographie Magazine, montrait u n e « peau » pour ainsi dire, à travers l'appropria-
femme blanche assise à une table de camping, tion de papiers peints très courants pour cham-
avec une légende disant à peu près : Nous bres d'enfants, qu'elle utilise comme support
voyons ici Mrs... triant patiemment les tessons de de sa peinture. A-t-on jamais auparavant porté
poterie de l'expédition archéologique menée par son attention à ces produits de consommation ?
mari. L'autre photographie montrait Susan Hiller les présente comme preuve de l'impor-
Hiller triant les tessons en artiste. Les images tance croissante du chez soi comme lieu d'assi-
faisaient le lien avec les déclarations des milation de l'idéologie. Elle a mis en évidence
femmes-potiers, visant à affirmer une lutte des l'apprentissage des valeurs en fonction de la
femmes pour être reconnues comme les « pre- différence sexuelle, en faisant appel aux vieux
mières faiseuses du sens »10. Vue sous cet thèmes : le langage (alphabets), l'amour (Pier-
angle, l'œuvre était u n e collaboration. Comme rots, cœurs et couleurs de cosmétiques pour les
l'écrivit alors Caryn Faure-Walker, les tessons filles) et la mort (fusils, robots et scènes de
« fonctionnent comme des références analo- guerre pour les garçons) ; sa propre peinture
gues aux notions de culture plus générales en superposition accentue et en m ê m e temps
dans lesquelles nous sommes nous-mêmes brouille les stéréotypes mécaniques. Par le biais
impliqués » " . E n effet, l'œuvre de Susan Hiller d ' u n e subtile stratégie artistique, la beauté
en tant qu'ensemble devait remettre en ques- transfigure une expression ki.tsch en m ê m e
tion le concept d'une exposition traitant des temps qu'elle témoigne du pouvoir social de ce
relations de la culture occidentale avec les kitsch et ainsi ridiculise une réaction de pure
autres cultures, à moins que cela ne soit délectation esthétique.
Eskimo Carver de David Medalla fut montré Arctique, dans l'esprit des comptes rendus de
pour la première fois à Londres en 1977, dans la presse à scandale anglaise, ainsi qu'une
le contexte immédiat d'Artists for Democracy, un œuvre en « production-participation » où les
groupe d'artistes et un lieu d'exposition actifs à visiteurs étaient invités à faire des couteaux à
l'époque dans le « soutien matériel et culturel partir d'un tas de détritus et déchets ramassés
a u x c o m b a t s de l i b é r a t i o n à t r a v e r s le dans le quartier. Le « couteau » de chacun rece-
monde ». Eskimo Carver était un événement en vait un titre et était accroché au mur en une
trois parties : une présentation de dessins de parodie espiègle des musées ethnographiques.
Medalla et de transcriptions de poèmes esqui- Les sculptures cinétiques de Medalla dans
maux, une performance Alaska pipeline s'inspi- les années 60, faites de mousse, boue, sable et
rant de l'incursion des superpuissances en autres, avaient été l'une des explorations les

D A V I D MEDALLA
ESKIMO CARVER
EXPOSITION « ARTISTS FOR DEMOCRACY »,
LONDRES, 1971

99

M
plus radicales et les plus poétiques de l'ensem-
ble de la problématique de la matière, de
l'énergie, de l'éphémère, du hasard et du
rapport de la machine à la nature. Dans les
années 70, Medalla traduisait ses préoccupa-
tions par le mouvement et en passant de
1'« élémentaire » au « social » dans le domaine
de la métaphore. Les sculptures mécaniques
qui se développaient et évoluaient en dehors
du contrôle direct de l'artiste devinrent une
proposition de participation qui, sur la base de
l'idée de l'artiste, prenait une forme imprévisi-
ble à partir de la contribution d'un grand
nombre de personnes, et menaçait alors de
faire éclater le protocole du concept muséolo-
gique de l'art : « Je pourrais facilement sub-
merger la Tate Gallery, par exemple... », décla-
rait Medalla à propos d'Eskimo Carver, « on ne
peut arrêter les gens de venir et de produire
des couteaux » I2 .
L'invitation à produire des couteaux dans
Eskimo Carver suivait la pratique de composi-
tion de poèmes chez les Esquimaux, pratique
traditionnellement démocratique fondée sur la
participation (bien que l'on considère qu'il soit
très difficile de produire u n nouveau poème de
qualité). La grande diversité des contributions,
allant du littéral au fantastique et au poétique,
fut une révélation. Le modèle de créativité
proposé dans cette œuvre défiait avec beau-
coup d'esprit notre culture de musée sous deux
de ses aspects à la fois : en dénonçant, d'une
part, la notion bourgeoise du génie isolé et de
la sanctification de l'objet d'art dans les des pièces des collections ethnographiques du
« musées d'art moderne » et, d'autre part, la British M u s e u m — où il a effectivement
représentation « objective » d'autres cultures « muséifié » m ê m e son propre travail.
dans les musées ethnographiques ! L'intelli- Le thème des relations interculturelles n'a
gence de cette double stratégie est encore plus pas disparu du travail de Medalla après Eskimo
pertinente quand on la compare à d'autres Carver, mais f u t f o r m u l é d ' u n e nouvelle
positions plus partiales : par exemple, les manière. Parti de propositions de participation
récentes sculptures de type formaliste réalisées pour « les autres », il se rapprocha de lui-
à partir de fragments industriels par des artistes même et de sa place dans le monde. Sa longue
comme Tony Cragg ou Bill Woodrow, ou bien série de performances et d'œuvres photogra-
l'exposition d'Eduardo Paolozzi en 1986 au phiques dans les années 80 sont une sorte de
Muséum of Mankind de Londres, où il combi- mascarade utilisant des objets, ainsi que l'envi-
nait des éléments de sa propre sculpture avec r o n n e m e n t lui-même, pour rendre visible
i -:r r

« l'infinité des traces »13 qui constituent l'iden- étroitement liée à la renaissance du mythe de
tité. Sa spirituelle et incongrue « conflation » l'identité unique et singulière de l'artiste, et du
des cultures, ainsi que l'exaltation du kitsch, mythe de l'autonomie de l'art à l'intérieur du
semblait destinée à faire échapper la notion de milieu social pris dans son ensemble. Le
créativité à toutes formes de discours essentia- « local » dans le temps et l'espace devient à
liste, mimétique et téléologique, que ce dis- nouveau le « global » du goût occidental. Nous
cours soit celui de l'histoire de l'art académi- avons ici attiré l'attention sur des travaux qui
que, celui du marché de l'art, de la bureaucra- rejettent les oppositions trop simples (nous/ils,
tie, des idées ou celui des modes de vie. soi-même/l'autre, artiste/public) et proposent
L'exposition de Paris se prépare en plein une complexité dynamique pour comprendre
milieu d'une vague de néoprimitivisme artisti- et agir dans le monde. Ces différences semble-
que : l'appropriation d'espaces, d'images, de raient être le cœur du conflit plutôt que
motifs de provenance lointaine, d'une manière l'harmonie douteuse des Magiciens.

D A V I D MEDALLA
ESKIMO CARVER
COUTEAUX FABRIQUÉS ET TITRÉS
PAR LES VISITEURS (DÉTAILS)
PHOTOS D A V I D MEDALLA
NOTES é t r o i t e m e n t lié à u n concept bourgeois de l'art
p a r f a i t e m e n t occidental : « A t o u s ses a b o n n é s ,
1. J e a n Fisher, J i m m i e D u r h a m , « The g r o u n d has CANAL + a choisi de dédier ce plaisir u n i q u e qui
been covered », Artforum, été 1988, p. 102. s'attache à la possession des objets d'art et de leur
2. « (...) c h a c u n se voit l u i - m ê m e a u x c o m m a n d e s offrir cette j o u i s s a n c e e x t r ê m e qui naît de leur
d ' u n e m a c h i n e h y p o t h é t i q u e , isolé dans u n e posi- contemplation. »
tion de souveraineté parfaite et lointaine, à u n e 5. Eric Michaels, « For a Cultural F u t u r e — Francis
distance infinie de son univers d'origine (...) n o t r e J u p u r r u r l a Kelly m a k e s TV at Y u e n d u m u », Art &
corps apparaît simplement superflu, f o n d a m e n t a l e - Criticism Monograph Sériés, vol. 3, Artspace, Mel-
m e n t inutile d a n s son extension, dans la multiplicité b o u r n e , 1987.
et la complexité de ses organes, de ses tissus et de ses 6. Ibid., p. 49.
fonctions, puisque a u j o u r d ' h u i tout est c o n c e n t r é 7. Ibid., p. 71.
dans le cerveau et ses codes génétiques, qui seuls 8. Frederico Morais, Pequeno roteiro cronologico das
r é s u m e n t le centre opérationnel de l'être. La cam- invençoes de Helio Oiticica, Rio de J a n e i r o , 1986, p. 2.
pagne, l ' i m m e n s e c a m p a g n e géographique, semble 9. Helio Oiticica, « Crelazer », d a n s Aspiro Ao Grande
être u n corps a b a n d o n n é d o n t l ' é t e n d u e et les Labirinto (sélection d'essais de Oiticica), ed. Luciano
d i m e n s i o n s p a r a i s s e n t a r b i t r a i r e s (et q u ' i l est Figueiredo, Lygia Pape & Waly Salomao, Rio de
e n n u y e u x de traverser m ê m e si l'on s'éloigne des Janeiro, Rocco, 1986, p. 116.
g r a n d e s r o u t e s ) (...) » ( J e a n Baudrillard, « The 10. Susan Hiller, « E n t r e t i e n avec Paul Buck », Cen-
Exctasy of C o m m u n i c a t i o n », dans Hal Foster (éd.), trefold, Toronto, n o v e m b r e 1979.
Postmodern Culture, L o n d r e s , Pluto Press, 1985, 11. Caryn F a u r e - W a l k e r , « F r a g m e n t s », d a n s Susan
p. 128-129. Hiller : Recent Works, catalogue d'exposition, Oxford,
3. Cité dans Last Issue, Alberta, a u t o m n e 1987. M u s é u m of M o d e m Art, 1978, p. 25.
4. Il est révélateur de constater q u e CANAL + , l ' u n 12. David Medalla, « E n t r e t i e n avec Steve T h o r n »,
des sponsors de Magiciens de la terre, malgré la 1977 ( n o n publié).
r h é t o r i q u e de 1'« abolition de toutes les frontières », 13. La p h r a s e est d ' A n t o n i o Gramsci, d a n s ses Car-
puisse encore, dans son matériel publicitaire, rester nets de prison.

Traduit de l'anglais par Elisabeth Galloy


ESPRITS CAPTIFS
LUCY LIPPARD

Ts'uts'tsi'nako, la F e m m e Pensée est assise d a n s sa n u a g e de sauterelles. Ils se battaient p o u r d é f e n d r e


c h a m b r e et t o u t ce à quoi elle songe devient visible. cette terre qui était sacrée depuis des temps i m m é -
(Leslie M a r m o n Silko) moriaux 1 .

N'importe quel endroit peut être le c e n t r e du La terre fait partie de l'identité de chacun,
monde. (Élan noir) fût-il déraciné, eût-il grandi sur l'asphalte de la
grande ville, parmi les tours et les immeubles.
Parler de la terre, c'est évoquer le contact avec
A l'heure où j'écris ces lignes, on se prépare à le sol, la matière, la matrice, notre mère la
célébrer le 500 e anniversaire de l'arrivée de Terre. Même les artistes les plus éthérés met-
Christophe Colomb sur le continent américain. tent les mains dans la glaise de quelque maté-
Tandis que les Américains d'origine espagnole riau, et les traces de leurs pas remontent dans
ou italienne se disputent les premières places, l'histoire, qu'ils daignent ou non tourner la
les indigènes souhaiteraient plutôt que 1992 tête pour regarder derrière eux. La pensée
soit une commémoration de la mauvaise cons- critique postmoderne méprise 1'« essentia-
cience. Cet anniversaire fournira à tout le lisme » et tente de supprimer chez tout le
moins une occasion de réveiller à l'échelon monde l'ancrage en un lieu. Pourtant, ce lieu
mondial certain sentiment de culpabilité quant subsiste au fond de la mémoire et dans la
aux rapports de l'Occident avec les peuples matérialité de la trace de pas, sous la forme du
dont il a occulté l'histoire. Une photographie serpent lové qui marque le foyer d'énergie, ou
accrochée au-dessus de m o n bureau me guide celle du serpent fleuve voyageur qui signale
ici dans ma réflexion, et me hante. Elle montre l'imagination remuante.
la petite école en bois que m o n arrière-grand- Héraclite enseignait que toute chose finit
père avait fait construire dans les années 1880 par se transformer en son contraire. Il y a une
en plein territoire du Dakota. Le chef Renard certaine ironie dans le fait qu'au moment où
rouge, u n Sioux dont la tribu s'était fait les pays du tiers monde se « modernisent », les
déposséder de la terre où se trouvait cette nations occidentales pleurent ce que leur a fait
école, a laissé ce témoignage alors qu'il était perdre la modernisation. C'est dans l'attitude à
devenu centenaire : l'égard de la terre que se révèlent le plus
clairement les lézardes et crevasses de la
Ce n'était pas p o u r l'or o u p o u r leurs terrains de
chasse q u e les Indiens combattaient les c h e r c h e u r s
culture occidentale. D'un côté, nous détruisons
d'or, les squatters, les spéculateurs et les soldats la terre par notre avidité, de l'autre, nous
nordistes qui avaient e n v a h i leur territoire, tel u n entourons d'une aura romantique les cultures
qui ont maintenu leurs traditions au prix d'un Le phénomène transculturel relève donc de
lourd handicap économique. la décentralisation, voire de l'évasion d'une
Avec Joan Randall, l'Indien seneca/tusca- société dont le centre s'est vidé. On voit mieux
rora George Longfish propose de remplacer le les arts du tiers monde à mesure que s'écarte la
mot landscape (paysage), qui introduit une trop moustiquaire placée entre les « indigènes » et
grande objectivité en désignant ce que l'on les « civilisés ». Tout comme le féminisme et
regarde de l'extérieur, par le mot landbase les m o u v e m e n t s d ' é m a n c i p a t i o n du tiers
(dont u n équivalent français serait peut-être le monde donnent le jour à de nouvelles politi-
terroir). Ce terme recouvre ques, une nouvelle culture nord-américaine
rejette la formule classique du creuset au profit
les notions imbriquées de lieu, d'histoire, de culture, de l'idée de mosaïque, de cocktail ou de
de physiologie, u n peuple et la façon d o n t il perçoit
patchwork. La « différence » s'offre comme u n
son identité, sa vie spirituelle et leur i n t e r d é p e n -
dance avec les particularités du lieu. Q u a n d les moyen de contourner u n courant dominant
rituels sont intégrés dans le cadre de vie par l'utilisa- pollué, dans l'art aussi bien que dans d'autres
tion de m a t é r i a u x et de lieux déterminés, et q u a n d la domaines.
religion englobe la terre sur laquelle on m a r c h e , là,
Aux États-Unis, l'avenir sera marqué par la
on p e u t parler de landbase2.
diversité culturelle et raciale, que cela plaise ou
L'art peut se comprendre comme la méta- non à la culture régnante. La démographie suffit
morphose du désir en réalité, de la réalité en à prouver qu'il est urgent de mieux comprendre
rêves et changements, et inversement. L'une l'histoire transculturelle et le devenir transcultu-
de ses fonctions est de rappeler ce qui paraît rel. Si l'Europe s'est éloignée de son passé
absent, qu'il s'agisse de l'histoire, du beau, de colonial féroce, en Amérique du Nord ou du Sud
l'inconscient ou de la justice sociale. Dans (comme en Afrique, en Océanie et dans certaines
notre présent occidental aux mornes perspec- régions d'Asie), nous devons avoir la mémoire
tives d'avenir, nous avons oublié bien des plus courte pour continuer à nourrir quelque
choses sur le passé de l'art, mais, durant ces autosatisfaction. Ce que j'écris ici se veut donc
vingt dernières années, les interrogations sur aussi un hommage aux authentiques magiciens
l'identité féminine et sur l'identité raciale ont de la terre que les Euro-américains ont confis-
provoqué u n regain d'intérêt pour la fonction quée et profanée.
sociale de la production d'images. L'attention L'importance des arts plastiques dans u n e
accordée à l'autobiographie et à l'interpénétra- réévaluation de l'histoire multiculturelle de
tion des sphères personnelle et politique a notre pays tient au rôle joué par les images
débouché alors sur la découverte de racines dans les souvenirs et les rêves, et aussi au fait
plus profondes, tandis que le sentiment de m ê m e qu'ils envisagent d'autres possibilités.
partager une même histoire gagnait l'opinion. Les arts peuvent avoir u n effet réparateur et
Depuis des années déjà, des artistes qui revivifiant, devenir des instruments efficaces
perçoivent le rapport symbiotique entre le moi pour ouvrir des brèches dans d'autres univers
et les transformations de la société ont cessé de et pour réhabiliter l'imaginaire collectif. La
fixer leur regard sur le centre, sur la culture conception de la société comme force créatrice
occidentale dominante. Ils l'ont tourné vers ce et de 1'« idée de société » comme « âme de la
domaine du vécu multiforme et multiculturel religion » exposée par Durkheim fournit le trait
qui est exclu par la civilisation dominante et d'union entre le politique et le spirituel, qui fait
qui constitue le monde de 1'« autre ». Pour- trop souvent défaut dans les arts actuels.
tant, Trinh Minh Ha nous a fait observer qu'il Depuis peu, les artistes nord-américains se
existait u n tiers monde dans tout pays dit trouvent placés devant u n certain nombre de
industrialisé, et vice versa. questions difficiles, qui ébranlent la position de
supériorité occupée par les images d'elle- des autres. Imaginez, par exemple, ce que
même que la nation aime à renvoyer. Dans le pourraient être les États-Unis aujourd'hui si la
réexamen nécessaire, il faut commencer par totalité ou certains de leurs gouvernements
regarder l'art des laissés pour compte et par successifs avaient respecté les traités conclus
repenser du m ê m e coup la notion de « qua- avec les nations indigènes d'Amérique.
lité » invariablement maniée à sens unique Pourquoi des artistes modernes, matéria-
depuis tout ce temps. Ce n'est pas facile dans listes, cultivés et plus ou moins capables de
une société où l'art des Américains indigènes, comprendre les techniques de pointe de leur
par exemple, est si bien soustrait aux regards époque, construisent-ils des murs et des cairns
que sa connaissance est réservée à ceux qui immenses que le soleil surplombe à la verticale
« vont le chercher » ou « sortent des sentiers le jour du solstice d'été, réalisent-ils des totems
battus ». Étant donné les connotations judéo- fétichistes, peignent-ils des symboles dont le
chrétiennes qui pèsent sur les idées de nature sens s'est perdu ou accomplissent-ils des
et culture, l'art traditionnel des femmes et des variantes personnelles de rituels anciens dans
gens de couleur se retrouve relégué dans les rues des ghettos ? Dans l'hypothèse la
l'histoire au rang des cultures populaires ou de moins favorable, ils aboutissent tout juste à
l'artisanat. Ainsi, on convient très volontiers confirmer la marginalité de l'art contemporain,
de l'influence exercée par d'extraordinaires en s'adressant complaisamment à leur public
tissages n a v a j o sur des artistes modernes moderne et en banalisant leurs sources d'inspi-
blancs et de sexe masculin, mais on ne les ration anciennes. Mais c'est là u n jugement
considère pas pour autant comme une forme trop sévère. Même si des anachronismes fla-
d'art, et certainement pas comme une forme grants mettent en évidence les contradictions
d'art féminin. inhérentes à leur travail, ces artistes renouent
Dans les années 70, la tendance primitivi- les liens entre le passé et l'avenir, et frayent la
sante sembla offrir aux artistes occidentaux u n voie à une transformation des rapports entre
moyen de contester la dichotomie fallacieuse l'art et les systèmes de croyance sociaux. Les
entre l'art et la vie, mais elle véhiculait bien tensions accrues engendrées par une relation
souvent l'image spécieuse de l'artiste exempt consciente et critique au passé, et aux sociétés
de toute arrière-pensée politique, dont le différentes, peuvent permettre aux artistes de
domaine serait le mystère et non la réalité. se prononcer sur le présent et sur leur propre
Quand l'art est assimilé au « puéril », au « pri- culture. L'amour du passé n'exclut pas forcé-
mitif » et, pas du tout accessoirement, au ment le désir de participer à la transformation
« féminin », on en arrive à u n e sorte de du présent.
racisme étendu. A mon sens, les artistes contemporains de
La notion de démocratie culturelle, qui toutes races et tous milieux qui emploient des
suppose u n e vision globale de la culture images et des idées originelles dans leur travail
comme trame de la vie tout entière, permet de sont plus convaincants lorsqu'ils font une
replonger les racines de l'art dans la faculté distinction bien nette entre 1 ) l'héritier direct
d'imagination, dans la tradition du faire qui d'une culture ancienne qui perpétue et modi-
s'insère elle-même dans la tradition du mode fie cette tradition, 2) le créateur d'objets « pri-
de vie, et ce en respectant les différences. A mitifs » et 3) l'artiste appartenant à la culture
partir du m o m e n t où l'on prête attention à la ancienne, ou contemporaine mais étrangère,
culture au sens large, l'art lui-même n'a plus le qui inspire l'art d'aujourd'hui. Dans le cadre
m ê m e aspect. L'idéal n'est pas de piller et du devenir transculturel, toutes les frontières
d'assimiler, mais de s'ouvrir avec respect à s'estompent, de sorte que les distinctions
l'expérience politique, sexuelle et culturelle comme l'évolution générale deviennent parti-
culièrement complexes et décisives pour toutes c o n d a m n é e à d é n a t u r e r t o u t e expression par le seul
fait de lui prêter u n e a t t e n t i o n esthétique. Certes, le
les formes de l'art actuel.
passage du stade de la destruction p u r e et simple à
L'authenticité culturelle est au cœur de celui du pillage, puis de l'intérêt a n t h r o p o l o g i q u e et
tout art de qualité. L'imposture n'est pas possi- esthétique, p r é s e n t e l'avantage d ' u n e sauvegarde et
ble. Grâce à l'authenticité culturelle, l'œuvre d ' u n e conservation matérielles des objets. Mais, e n
d'un artiste moins habile (ou moins exercé) p r e n a n t u n e f o r m e c u m u l a r d e , la colonisation cultu-
relle n ' a pas f o n c i è r e m e n t c h a n g é de sens. Elle
peut être beaucoup plus forte que celle d'un
procède désormais par ingestion, par assimilation,
artiste extrêmement doué qui n'aurait pas par malaxation et par h o m o g é n é i s a t i o n . Ce proces-
cette authenticité. Le respect pour les cultures sus digestif t r o u v e son t e r m e au m u s é e , collecteur
différentes apportera un plus grand respect insatiable de tout ce qui est susceptible d ' ê t r e désigné
pour l'artisanat, les arts populaires, décoratifs c o m m e art 3 .

et grand public... et vice versa. Mais, tant que On en a vu une excellente illustration dans
la dignité accordée aux objets sera refusée à l'exposition controversée, et retentissante, pré-
ceux qui les ont réalisés ou inspirés, la bataille sentée en 1984 au Muséum of M o d e m Art de
transculturelle ne sera pas gagnée, loin de là. New York, sous le titre « Primitivism » in
L'existence même d'un mini-mouvement 20th Century Art: Affinity of the Tribal and the
appelé « primitivisme », qui est né à la fin des Modem4. Malgré toutes ses faiblesses, cette
années 60 et revendique encore de nombreux exposition eut au moins le mérite de soulever
adhérents, représente u n aveu du besoin de dans la presse artistique des questions rare-
« sang neuf » éprouvé par le modernisme ment abordées jusque-là. L'art actuel des indi-
occidental. Et où l'Occident est-il allé se res- gènes d'Amérique, d'Afrique et de Mélanésie
sourcer ? L'avant-garde a parcouru environ n'y était pas représenté (et l'art précolombien,
cinq siècles dans l'histoire de l'art occidental et totalement absent, était qualifié dans le catalo-
des m i l l é n a i r e s d a n s l ' h i s t o i r e d ' a u t r e s gue d'« art de cour », et n o n « tribal »). Mais,
cultures, en pratiquant une exploitation telle- signe d ' u n ethnocentrisme tout à fait classique,
ment systématique qu'on commençait à croire elle comportait une section consacrée à l'art
qu'il ne restait plus aucun filon à explorer. occidental m o d e r n e influencé par d'autres
Tandis que les cubistes s'étaient approprié les cultures, où l'on trouvait des choses aussi
formes des cultures traditionnelles et que les aberrantes q u ' u n Tondo (1961) de Kenneth
surréalistes avaient utilisé leurs images oniri- Noland en forme de cible, juxtaposé à une
ques pour alimenter de nouveaux fantasmes, statue de Nouvelle-Guinée qui portait, entre
beaucoup d'artistes dans les années 70 se sont autres, des cercles concentriques.
livrés à une étude passionnée de la signification Dans cette énorme exposition, il n'y avait
religieuse et culturelle des paysages sacrés, des pratiquement pas un seul des objets transcul-
architectures, des sanctuaires et des rituels turels, ou « de transition », qui attestent les
anciens. Un aspect positif et méconnu de l'art effets (souvent magnifiquement absorbés) du
véritablement nouveau est qu'il fait souvent « contact » avec les envahisseurs, considéré
pénétrer dans la tour d'ivoire du grand art des c o m m e « i m p u r ». L'artiste peintre J a u n e
informations sur le monde extérieur. Mais ce « Voit-Vite » Smith, u n e Indienne tête plate/
type de communication a toujours été extrê- French-Cree/Shoshone, réfute catégorique-
mement sélectif. La culture artistique domi- ment l'idée (professée jusque dans la commu-
nante préfère récupérer ses sources à son nauté indienne) que les indigènes perdent leur
propre compte. Comme l'écrit Michel Thévoz : authenticité en incorporant le modernisme
dans leur art. Elle explique que c'est simple-
A l'instar d ' O r p h é e qui, par son seul regard, t u e celle ment u n e façon de prendre acte de leur
qu'il aime, il semble q u e la culture occidentale soit appartenance à deux cultures :
Les cultures m o r i b o n d e s n ' o n t pas d'activité artisti- ou que nous n'avons pas éprouvé ni cherché à
que. Les cultures qui n ' é v o l u e n t pas avec le t e m p s obtenir, de quelque chose que nos ancêtres
sont m o r i b o n d e s .
s'évertuaient souvent à détruire. Une compo-
Du reste, Jimie Durham, un sculpteur, sante essentielle de cette attitude éclairée serait
poète et activiste indien cherokee, constate : u n e meilleure appréhension des pratiques
C'est très indien de p r e n d r e de nouvelles idées, si artistiques contemporaines au sein de la
elles sont utiles. Tout ce qui est v e n u d ' E u r o p e a été culture, dont les divers passés paraissent nous
t r a n s f o r m é efficacement. Un fusil t e n u par u n soldat
appartenir à tous. Cela dit, quand on remarque
n'était pas la m ê m e chose q u ' u n fusil a u q u e l u n
d é f e n s e u r a v a i t fait s u b i r u n e t r a n s f o r m a t i o n enfin leur art, les indigènes américains sont
d u c h a m p i e n n e en e m p l o y a n t des plumes, du cuir et bloqués par l'idée que tout ce qu'ils font en
des perles (...). Nous a v o n s pris très tôt les perles de relation avec la culture dominante (où ils sont
verre, les c h e v a u x , les c o u v e r t u r e s de laine, la farine intégrés aussi, pour le meilleur et pour le pire)
de blé p o u r les galettes, etc., et n o u s e n avons fait des
est du « réchauffé ». L'artiste seneca Peter
choses n e t t e m e n t « i n d i e n n e s ». Nous p o u v o n s faire
ça e n raison de n o t r e intégrité culturelle et parce q u e Jemison pose cette question :
n o s sociétés sont d y n a m i q u e s et capables d ' a d o p t e r
Que penser de tous ces Blancs qui ont pris des choses
de nouvelles idées 5 .
a u x Indiens et les ont utilisées de leur côté, c o m m e si
Bien entendu, les artistes ont parfaitement c'étaient leurs propres idées, je v e u x dire Jackson
le droit d'utiliser ce qu'ils voient, ce à quoi ils Pollock, M a x Ernst (...). Vous savez, Picasso a bien le
droit de p r e n d r e des m a s q u e s africains. Alors, n o u s
sont sensibles. Le modernisme lui-même a
aussi, n o u s avons ce droit 6 .
enrichi l'art en l'ouvrant à toute une gamme
de matériaux, de techniques et de cultures. Il Ramona Sakiestewa, une artiste hopi qui
n ' e n est pas moins vrai qu'une bonne connais- fait des tapisseries, se dit pareillement écœurée
sance de ses sources d'inspiration et le respect par l'exploitation généralisée d'une mystique
des symboles, gestes ou matériaux qui sont indienne qui déforme le patrimoine de sa
sacrés pour les autres ne peuvent être dissociés communauté. Mais elle remarque :
de l'intervention artistique, qui est une prise
Moi aussi, je prends toutes sortes de choses u n peu
de conscience. partout. Alors, je n e p e u x pas trop protester. Les
Je ne veux pas dire par là que tout artiste e m p r u n t s p e u v e n t avoir de bons côtés, m a i n t e n a n t
européen ou euro-américain, influencé par q u e c h a c u n veut signer de son sang ses oeuvres
personnelles (...) du m o m e n t q u e ce n'est pas u n
d'autres cultures que la sienne, doit être assailli
plagiat éhonté 7 .
de remords à chaque instant. Mais un peu
d'humilité ne serait pas malvenue. Les artistes La « traversée » culturelle peut prendre
et écrivains blancs animés de bonnes inten- deux formes : l'aller simple, où la télévision,
tions, qui pensent que nous sommes tous Donald Duck et le Coca-Cola remplacent les
hypersensibles, ont souvent une vision roman- coutumes originelles, et l'aller-retour, où des
tique idéalisée des cultures indigènes. Il est vestiges de coutumes anciennes prélevés sur
difficile de ne pas être touché par leur spiritua- place sont triomphalement rapportés en Occi-
lité, leur antimatérialisme, leurs trouvailles dent, puis reposent glorieusement dans des
plastiques et leur système de valeurs collectif. Il installations muséales très étudiées, ou sont
n'y a pas une attitude « correcte » ou « politi- enterrés dans des sous-sols inaccessibles au
quement juste ». Mais il y a une différence public. Ces deux sortes de trajets ont aussi des
entre l'hommage et le vol, entre l'échange retombées positives. Mais, paradoxalement et
librement consenti et le viol. malheureusement, l'accès aux informations
L'humilité consisterait notamment à bien sur les cultures « autres » est plus facile pour
un artiste occidental cultivé qui a beaucoup
comprendre qu'ils sont ou que nous sommes
voyagé que pour les héritiers déracinés de ces
bénéficiaires de quelque chose qu'ils n'ont pas
cultures coupées de l'histoire. Il y a là un Au début, l'art était associé à la magie. De
dilemme pour l'artiste qui n'est pas blanc, ou nos jours, il sert souvent de thérapie et permet
pas occidental, et dont le travail peut encore de surmonter le choc des événements. La
être taxé de manque d'originalité parce que douleur et le dépassement de la douleur par
des artistes blancs ont déjà écrémé ses sources l'image mentale et l'analyse sont des thèmes
d'inspiration. A propos de l'incorporation mas- qui reviennent très souvent dans l'art trans-
sive d'images indigènes dans l'art « primiti- culturel, car les artistes à cheval sur plusieurs
viste », Voit-Vite Smith dit : cultures vivent les conflits j u s q u ' a u bout.
Cari Gustav Jung disait que « le sens a u n
Cela m'attriste parce q u e ce sont des m a t é r i a u x q u e
n o u s p o u r r i o n s utiliser m a i n t e n a n t . Les artistes pouvoir curatif intrinsèque (...). Le sens per-
blancs p e u v e n t les envisager de m a n i è r e objective, met de supporter bien des choses... tout, peut-
tandis q u e les Indiens sont subjectifs et n e savent pas être ». Alors, pourquoi le sens est-il jumelé à la
très bien c o m m e n t puiser dans leurs acquis parce forme dans l'art contemporain ? Et pourquoi le
qu'ils n ' o n t pas de recul 8 .
sens a-t-il été anéanti, m ê m e dans le postmo-
Les livres de psychologie et les traditions dernisme antiformaliste, par un cynisme par-
religieuses indigènes ou anciennes attribuent fois paranoïde qui réduit tout système de croy-
souvent des vertus curatives à la créativité et ances à u n artifice social sans valeur ?
aux arts. En Occident comme dans le tiers Les postmodernes laissent entendre qu'il
monde, l'art est axé pour une large part sur le est trop tard pour que l'art joue le m ê m e rôle
voyage... le voyage vers u n ailleurs. Il fait que le chamanisme dans les sociétés tribales :
apparaître des ponts quand il va, consciem- « Donner une structure et u n e cohérence à
ment ou non, de l'oeuvre de l'Anglais R. Long à l'insondable et l'intangible », pour reprendre
celle de Jaune Voit-Vite Smith, qui a dit : les termes de Guy Brett 11 . Ceux qui évoluent
Mes s e n t i m e n t s sur m o n a p p a r t e n a n c e e t h n i q u e et dans les milieux universitaires ont tendance à
sur la terre construisent des m é t a p h o r e s (...), u n considérer la spiritualité comme une espèce
langage p e r s o n n e l p o u r des é v é n e m e n t s qui se
d'opium redoutable, m ê m e quand elle est
produisent sur la Prairie. Je place m e s signes sur le
métier à tisser en h o m m a g e a u x anciens travois [les
indépendante de la religion institutionnelle.
t r a î n e a u x indiens tirés par des chiens] ; e n q u e l q u e Or, pour la plupart des peuples indigènes, il va
sorte, je thésaurise m e s rêves en v u e d ' u n voyage à de soi que la réalité et la spiritualité n e
l'autre b o u t du pays 9 . s'excluent nullement l'une l'autre.
Les artistes qui traversent les cultures assu- La prise de conscience est u n ingrédient
ment une tâche chamanique, consistant à important, aussi bien dans la création que dans
pénétrer dans u n autre univers en sachant que la perception de l'art transculturel. La prise de
le retour sera peut-être impossible. Pour ce conscience amène à mieux sentir l'authenticité
voyage, il faut instaurer une nouvelle relation c u l t u r e l l e , à r e s p e c t e r les s o u s - c u l t u r e s ,
au moi et au public. Le body art, les perfor- comme celles des ghettos urbains, ou l'art
mances, les installations éphémères, les inter- populaire des campagnes. Le très vif intérêt
ventions dans la rue, l'art rituel sont autant de que beaucoup d'artistes plasticiens manifestent
modes d'expression où l'artiste refuse de voir aujourd'hui à l'égard de la culture populaire,
dans l'objet fétichisé la seule et unique possibi- de la tradition orale et du conte (qui procèdent
lité, et revient (ou s'avance) vers l'expérience tous du mythe), s'inscrit dans le m ê m e chemi-
vécue. Comme le fait observer Jack Burnham, nement vers une démocratie culturelle. Cet
1'« artiste chaman » a le pouvoir de « détour- intérêt signale les carences du modernisme et
ner les gens des objets de substitution pour les les obscurités du postmoderne. Qui dit trans-
orienter vers les souvenirs anciens de l'exis- culturel dit aussi transcatégoriel. Il y a des
tence et de la productivité »10. catégories sociales au sein des cultures, à
l'intérieur des pays. Et chacune se fait une idée tradition réside dans le changement et la
différente du rôle de la culture, offrant ainsi réalité de l'immuable. » On pourrait appliquer
des fenêtres ou des miroirs où l'on peut à Kay Miller, et à d'autres artistes contempo-
observer sa propre existence et celle des autres. raines transculturelles, ce que disent les Pyg-
Pour modifier les présupposés culturels et mées d'une femme particulièrement douée,
pour comprendre les différences, il importe dont les vocalises polyphoniques sont transpo-
d'abord de mieux connaître sa propre société sées dans des peintures sur écorce :
et la fonction qu'y remplit l'artiste. Susan
Hiller s'exprime en tant qu'artiste et ancienne C'est u n e f e m m e qui travaille l o y a l e m e n t (...).
Q u a n d u n e f e m m e est vraiment forte, talentueuse et
anthropologue, quand elle dit :
loyale, elle p e u t réunir t o u t e seule des éléments aussi
différents dans son œuvre 1 4 .
Les artistes infléchissent leur culture, tout en y
puisant des e n s e i g n e m e n t s (...). Les artistes perpé-
t u e n t leur c u l t u r e e n utilisant certains de ses aspects. L'une des principales contradictions de
Ils t r a n s f o r m e n t leur c u l t u r e en a c c e n t u a n t certains C.G. Jung me semble tout à fait révélatrice du
aspects, a u x q u e l s o n n e faisait p e u t - ê t r e pas atten- paradoxe qui se trouve au cœur du phéno-
tion autrefois (...). Les artistes révèlent à quel point
mène transculturel. Jung nous a présenté un
les m o d è l e s conceptuels c o m m u n s sont i n a d é q u a t s ,
car ils excluent ou nient des p a n s de la réalité 1 2 . inconscient collectif et des archétypes com-
muns, une psyché universelle, et il est allé
Pour sa part, Jean Fisher écrit que le jusqu'à supposer que, « si on supprimait d'un
personnage du « décepteur » créé par les indi- seul coup toutes les traditions du monde, la
gènes américains, qui est devenu u n archétype mythologie et l'histoire des religions recom-
d'ironie et de subversion, menceraient depuis le début avec la prochaine
génération ». En même temps, il estimait que
offre u n m o d è l e de vie qui parle e n u n e p o l y p h o n i e
caractérisée par l'ambiguïté et le p a r a d o x e . Au lieu la distance entre la pensée occidentale et la
d'essayer de résorber les contradictions de la vie dans pensée orientale (ou non occidentale) était si
u n e abstraction idéalisée, il parle de l'intérieur de ces énorme que leur rencontre ne semblait pas
contradictions et par là se r a p p r o c h e d a v a n t a g e de possible, « et encore moins souhaitable (...).
l'expérience vécue 1 3 .
On ne peut pas mélanger l'eau et le feu.
Cette polyphonie, qui est devenue une L'attitude orientale rend vaine l'attitude occi-
pierre de touche du modernisme d'avant- dentale, et vice versa. Il vaut mieux accepter le
garde, annonce u n art de plus grande enver- conflit ».
gure dans u n e société multiculturelle. L'artiste C'est peut-être là une vérité, et non une
peintre Kay Miller, d'ascendance comanche, se opinion xénophobe. A certains niveaux, nous
présente comme une « farceuse, transforma- sommes tous solidaires, et à d'autres nous
trice, mélangeuse des contraires ». Sa person- n'avons aucun lien. Jung a tout de même
nalité duelle donne la possibilité d'une union changé d'avis par la suite. Après avoir eu
spirituelle entre « les conceptions urbaines et l'occasion de mieux connaître les cultures non
tribales, les attitudes des membres du ghetto et occidentales, dont celle des indigènes du Sud-
des écologistes, les c u l t u r e s b l a n c h e et Ouest américain, Jung déclara : « Les cloisons
indienne, la religion officielle et les intuitions sont transparentes. »
toutes personnelles ». Elle navigue dans les C'est particulièrement vrai quand il s'agit
s p l e n d e u r s cosmiques avec u n e certaine de cloisons artistiques. Pourtant, l'art édifie
goguenardise qui est souvent u n caractère aussi les remparts rassurants ou isolants de la
méconnu de 'l'art américain indigène. Elle patrie culturelle, où demeurent les particula-
infiltre le hasard dans la logique et invoque le rismes et l'enracinement. Entre les invariants
synchronisme comme principe directeur : « La biologiques et spirituels d'une part, et les
singularités personnelles et politiques de l'au- 8. Conversation avec l ' a u t e u r , 1985.
tre, il y a une convergence complexe, précaire 9. Propos recueillis p a r Gerald Vizenor, d a n s Earth-
drivers, Minneapolis, University of M i n n e s o t a Press,
et stimulante. C'est là que se trouve la terre des
1981, p. XXII.
magiciens. 10. Great Western Salt Works, N e w York, George
Braziller, 1974, p. 140.
NOTES 11. Through Our Own Eyes: Popular and Modern
History, Philadelphie, N e w Society, 1987.
1. The Memoirs of Chief Red Fox, Greenwich, Fawcett 12. "Art a n d A n t h r o p o l o g y " , c o n f é r e n c e i n é d i t e
Publications, 1971, p. 23. p r o n o n c é e à l'université d'Oxford, 1977.
2. Contemporary Native American Art, Stillwater, 13. Dans Ni' Go Tlunh A Doh Ka, Old W e s t b u r y ,
O k l a h o m a State University, 1983. SUNY, 1986.
3. L'Art brut, Genève, Skira, 1975, éd. de 1980, 14. Cité p a r Robert Farris T h o m p s o n d a n s Paintings
p. 18. from a Single Heart, M u n i c h , Galerie f ü r Afrikanische
4. Traduction française du livre-catalogue : Le Primi- Kunst, 1983.
tivisme dans l'art du XXe siècle, Paris, F l a m m a r i o n ,
1987. Q u e l q u e s passages de ce texte p r o v i e n n e n t de Over-
5. American Indian Culture : Traditionalism and Spiri- lay : Contemporary Art and the Art of Prehistory (Pan-
tualism in a Revolutionary Struggle, Chicago, Coopera- t h e o n , 1983) ou de Mixed Blessings : The Cross-Cultural
tive Distribution Service, 1974, et I Tell You Now, Process in Contemporary Art ( P a n t h e o n , à paraître en
Lincoln, University of Nebraska Press, 1987. 1990).
6. Upfront, n" 6-7, été 1983, p. 20.
7. Conversation avec l'auteur, 1985. Traduit de l'américain par J e a n n e B o u n i o r t
NOTES
DE
points soulevés d a n s l ' i m m e n s i t é du c h a m p de
LECTURE recherche, d o n n a n t u n aspect savant mais décousu à
l'ouvrage.
U n e partie des contributions se rattache à la
traditionnelle p r o b l é m a t i q u e artisan-artiste, qui vise
à m o n t r e r c o m m e n t l'artiste, dès le XVIe siècle,
s'émancipe de son statut d'artisan. Dans son étude
des procès-verbaux des j u g e m e n t s du Châtelet à
Paris au XVIIIe siècle, concernant les peintres, Jean
Châtelus relève les réticences des m e m b r e s de l'Aca-
démie de Saint-Luc à arbitrer les conflits sur la valeur
artistique d ' u n travail d ' u n m e m b r e de l'Académie
Royale, et celles de l'Académie Royale à arbitrer les
conflits d ' o r d r e commercial, impliquant u n aniste. Il
voit, dans la volonté de l'Académie Royale d'être la
seule c o m p é t e n t e p o u r juger du « Beau », u n signe
LA CONDITION SOCIALE DE L ARTISTE de la p r o m o t i o n de l'artiste. Mais cette volonté peut
aussi bien signifier l'instauration d ' u n e hiérarchie
C.I.E.R.E.C., Université de Saint-Étienne, 1987 entre corporations q u e la différenciation naissante
136 p., 99 F entre œ u v r e « d'art » et œ u v r e artisanale. D ' a u t a n t
qu'il constate q u e dans les j u g e m e n t s on n e distin-
Cet o u v r a g e collectif, issu d ' u n colloque sur la gue pas l'artiste de l'artisan, ni le travail du peintre
en b â t i m e n t de celui du peintre de portrait. Cette
« c o n d i t i o n sociale de l'artiste », r a s s e m b l e des
p r o b l é m a t i q u e n e serait-elle pas plus particulière au
études variées, a u x m é t h o d e s d ' h o r i z o n s différents,
XIXe siècle, à u n m o m e n t où, après q u e la Révolution
et c o u v r a n t u n e période allant de la Renaissance à
eut r u i n é le principe corporatif, l'artiste accède au
nos jours.
rang des professions libérales ?
D e u x préalables s'imposaient : définir le t e r m e de
« c o n d i t i o n sociale », et concilier les différentes Plus riches, mais encore balbutiants, sont les
m é t h o d o l o g i e s susceptibles d'intervenir. Les organi- t r a v a u x qui lient l'étude de l ' œ u v r e et celle de la
sateurs du colloque o n t opté p o u r u n e définition position de l'artiste dans la société. Notons le texte
large, qui n e se limite pas au statut social de l'artiste. d'Eunice Lipton, qui établit judicieusement u n rap-
Ils s o u h a i t e n t p r e n d r e en c o m p t e t o u s les facteurs port entre l'ambivalence contrastée des amitiés de
sociaux, é c o n o m i q u e s , personnels..., qui intervien- Degas et celle de son réalisme en peinture. Mais
n e n t p o u r définir l'identité de l'artiste d a n s la société, seule la c o m m u n i c a t i o n de R. M o u l i n tente d'élabo-
et la façon d o n t celui-ci se situe par rapport à elle. A rer des concepts r é p o n d a n t à la spécificité du t h è m e .
cet e n s e m b l e d ' é t u d e s se s u p e r p o s e n t celles sur Elle essaie, par exemple, de définir par des critères
« l'image de l'artiste », véhiculée par la société, qui objectifs (ressources, exercice à plein temps de l'acti-
agit en a m o n t de lui, l'obligeant à se positionner par vité artistique, reconnaissance par le milieu profes-
rapport à elle, et en aval de lui, s'il participe à sa sionnel...) u n e catégorie socio-professionnelle pro-
catalyse, l ' e n f e r m a n t d a n s u n e figure m y t h i q u e . La pre a u x activités artistiques. Elle n'y parvient pas,
c o m m u n i c a t i o n de S. D e w a r t e a p p a r t i e n t à ce mais relève, dans sa conclusion, des faits sociaux qui
niveau d ' é t u d e : elle recherche, dans le succès du p o u r r a i e n t servir d'origine à sa réflexion. A la dé-
Cortegiano de B. Castiglione, l'origine de l'adoption professionnalisation des artistes elle oppose la plus
du m o d e courtisan par l'artiste et de son introduc- grande professionnalisation du m a r c h é et des institu-
tion d a n s les conceptions artistiques, elle révèle tions. A l'identification de l'artiste par autoproclama-
l'influence de ce livre sur « Les Vies » de Vasari et tion elle oppose sa volonté accrue d'être intégré dans
m o n t r e c o m m e n t ce dernier favorisa la propagation le système de protection sociale. Peut-être pour-
rions-nous rapprocher ces constatations paradoxales
de ce m o d e et c o m m e n t il fit de Raphaël le type
de la t e n d a n c e c o n t e m p o r a i n e à objectiver l ' œ u v r e
m ê m e de l'artiste-courtisan. A u n troisième niveau,
d'art (reconnaissance de son a u t o n o m i e , de sa valeur
n o u s p o u r r i o n s n o u s interroger sur la structure
spéculative) et l'artiste (au génie se substitue la star,
m ê m e de ces « images », c o m m e le font E. Kris et
dans les biographies, les curriculum vitae détaillés se
O. Kurz d a n s L'image de l'artiste, où ils analysent la
substituent a u x anecdotes). Cette t e n d a n c e ne fait-
r é c u r r e n c e des a n e c d o t e s et des légendes d a n s les
elle pas glisser l'aspect m y t h i q u e de la création sur
biographies d'artiste.
l ' œ u v r e plus q u e sur le créateur ? L'artiste, en
Le second préalable n'est pas développé. Les s ' a u t o p r o c l a m a n t , n e r e v e n d i q u e r a i t - i l pas le
différentes a p p r o c h e s apparaissent c o m m e a u t a n t de
contrôle de sa créativité ? Dès lors, son autoprocla- peu r a p i d e m e n t , s'il esquisse parfois des analogies
m a t i o n et sa dé-professionnalisation sembleraient e n t r e m o d e littéraire et style p h o t o g r a p h i q u e sans les
moins u n e défense contre le risque d'emprise de la f o n d e r s u f f i s a m m e n t , il a toutefois l'intelligence et la
société (ce serait donc la fin de la marginalité sociale finesse d ' o r i e n t e r son p r o p o s a u t o u r de d e u x pensées
c o m m e identité de l'artiste), q u e c o m m e réponses i n é g a l e m e n t c o n n u e s e n France. Georges S a n t a y a n a
actives a u x conceptualisations qu'il subit. Cette t e n - et Walker B e n j a m i n p o n c t u e n t ainsi le développe-
dance c o n t e m p o r a i n e à r e n d r e l'artiste u n « Sujet- m e n t des a r g u m e n t s de Word and Image, et lui
Objet » p e u t expliquer en partie ces paradoxes. d o n n e n t l'épaisseur conceptuelle et la d i m e n s i o n
Notre société médiatise l ' h o m m e , c'est-à-dire le r e n d p r o b l é m a t i q u e qui en font l'intérêt principal. Ils
objet, tout en réaffirmant avec force la défense de ses p e r m e t t e n t , en effet, à H u n t e r d ' é n o n c e r dès les
droits en tant q u e sujet. Lorsque B. Lavier dit q u e p r e m i è r e s pages ce qui fait à ses y e u x p r o b l è m e d a n s
« dans la société occidentale les artistes sont plus des cette juxtaposition du t e x t u e l et du p h o t o g r a p h i -
s y m p t ô m e s q u e des acteurs » (Art Press, n° 118, oct. q u e : leur capacité à constituer par des m o y e n s et des
1987) n e reconnaît-il pas q u e sa subjectivité n e p e u t t e c h n i q u e s n e t t e m e n t différenciés u n e m é m o i r e
être qu'objectivée, c'est-à-dire réduite à l'état de d o n t la m o d e r n i t é a u r a i t « b e s o i n ». C'est dire
signe, de s y m p t ô m e ? D'ailleurs, n e poursuit-il pas q u ' a u x limites de la critique littéraire et de l'histoire
en disant : « Si je voulais véritablement c h a n g e r la de l'art, cet o u v r a g e engage u n e interrogation sur le
société, je serais terroriste ou député... » ? A cette dispositif é t h i q u e q u e constitue cette association des
définition dualiste de l'artiste répondrait, d ' u n e part, arts.
sa résistance à se définir c o m m e sujet et, d ' a u t r e part, Q u o i q u e sensible à l ' i n f o r m a t i o n q u e f o u r n i t
cette t e n d a n c e de la société à l'objectiver. Le pro- l ' e n s e m b l e de ce v o l u m e , i n f o r m a t i o n plastique aussi
blème n e serait pas de définir u n e catégorie, mais u n
bien q u ' h i s t o r i q u e , o n p e u t se sentir plus p r o c h e des
état. S t é p h a n e Doré
m o m e n t s où le t e x t e r é p o n d v é r i t a b l e m e n t à ce
p r o g r a m m e de d é p a r t , plus p r o c h e du c h a p i t r e
intitulé American documents. H u n t e r y propose, en
effet, u n e i n t e r p r é t a t i o n de l'histoire des m é m o i r e s
et des prises de conscience sociales et politiques
américaines à partir d u t e x t e de Walter B e n j a m i n sur
JEFFERSON HUNTER
Leskov. Si la g u e r r e de 1914 signe d a n s le m u t i s m e
IMAGE AND WORD, des t é m o i n s la défaite de l ' e x p é r i e n c e (Erfahrung) e n
THE INTERACTION OF TWENTIETH CENTURY Europe, la crise des a n n é e s 30 en serait l'équivalent
PHOTOGRAPHS AND TEXTS américain. Elle m a r q u e r a i t ce c o n t e n u q u e les géné-
rations n ' o n t pas conté ni transmis. Elle serait ce
Harvard University Press, 1987
point où l'histoire singulière des individus se d é t a c h e
232 p., 68 ill. NB définitivement de l'Histoire. Et H u n t e r s ' a p p u i e sur
la réaction d ' u n e j e u n e fille des a n n é e s 70 incapable
C o m p l é m e n t a r i t é s et antinomies, collaborations d'identifier le malaise é c o n o m i q u e o u le désespoir
et j u x t a p o s i t i o n s malaisées, t r a v a u x l o n g u e m e n t historique de ces a n n é e s sur u n e p h o t o g r a p h i e de
réfléchis et associations de dernière m i n u t e d u e s à Walker Evans. Partant de cette h y p o t h è s e sédui-
q u e l q u e éditeur ambitieux : a u t a n t de m a n i è r e s de sante, H u n t e r m è n e u n e e n q u ê t e rigoureuse sur les
penser et de m é n a g e r les relations entre le texte et projets p h o t o g r a p h i q u e s et leurs c o m p l é m e n t s lin-
l'image p h o t o g r a p h i q u e . Professeur de littérature au guistiques d a n s les a n n é e s 30. Il dit c o m m e n t W a l k e r
Smith College, Jefferson H u n t e r fait de ces rapports Evans, Margaret B o u r k e - W h i t e , D o r o t h e a Lange,
l'objet d ' u n ouvrage essentiellement centré sur la A r t h u r Rohstein... d a n s le d o m a i n e p h o t o g r a p h i q u e ,
scène américaine. Il tient à faire de la relation Berenice Abbott, Erskine Caldwell, J a m e s Agee...
q u ' e n t r e t i e n n e n t écriture et r e n d u p h o t o g r a p h i q u e dans le c h a m p littéraire ont constitué u n t o u r n a n t
(de la diversité des approches et des r é u n i o n s possi- d a n s l'histoire de leur pays : ils ont été les agents et
bles) l'objet de sa réflexion. De la c o o p é r a t i o n les révélateurs d ' u n e situation sociale forte et préoc-
minimale, où l ' a u t e u r se c o n t e n t e de légender les c u p a n t e . Soucieux de n e pas s ' e n f e r m e r d a n s u n e
tirages, à la véritable collaboration q u ' e x i g e n t les perspective nostalgique, H u n t e r considère é g a l e m e n t
v o l u m e s c o m m u n s , toutes ces f o r m e s d'associations des réalisations des a n n é e s 70 — mais ces évocations
sont prises au sérieux par cette é t u d e des « interac- renforcent l'hypothèse benjaminienne d'une perte
tions entre p h o t o g r a p h i e s et textes du XXe siècle ». radicale de la « t e n e u r chosale » de l ' e x p é r i e n c e :
H u n t e r n e se c o n t e n t e toutefois pas d'esquisser u n e Ganzel et Bruce Jackson m o n t r e n t q u ' u n e exposi-
histoire de ce genre spécifique qu'est le « p h o t o - tion sociale des objets de la p h o t o g r a p h i e est p u r e
text ». S'il m e n t i o n n e certaines collaborations u n utopie. Dans le d o c u m e n t a i r e s'infiltrent désormais
irrésistiblement et quasi n é c e s s a i r e m e n t des m a r q u e s présente R e n é e Riese Hubert dans Surrealism and the
de la subjectivité qui font planer u n d o u t e sur Book, sont a u t a n t de tentatives de mise en rapport de
l'objectivité de la prise de vue. Le t e m p s de l'opti- d é m a r c h e s a priori exclusives l ' u n e de l'autre. Si l'on
m i s m e est passé et l'écriture descriptive o u politique considère, e n effet, q u e le surréalisme est f o n d a m e n -
qui a c c o m p a g n a i t les tirages n ' e s t plus de mise. t a l e m e n t u n e mise en cause de la notion de système
O n n e saurait, c e p e n d a n t , limiter l'ouvrage à ce référentiel c o h é r e n t — q u ' o n l'appelle principe de
seul chapitre : il trace aussi u n e histoire du portrait réalité ou lien de causalité — l'on peut, en effet, se
p h o t o g r a p h i q u e et de ses liens avec les é p o q u e s et les d e m a n d e r c o m m e n t se constitue la mise en rapport
genres littéraires (et s'attarde alors sur la collabora- de l'écrit et de l'image. On notera, tout d'abord, q u e
tion « v o r t o g r a p h i q u e » e n t r e C o b u r n et P o u n d , o u l ' a u t e u r p r e n d soin d'éviter de parler d'illustration :
bien e n c o r e sur les analogies repérables entre les la seule dimension p e r t i n e n t e est celle du livre. Mais
séries de Stieglitz et l'écriture de Gertrud Stein). Il l'on peut, n é a n m o i n s , classer ces ouvrages en oppo-
propose u n choix et u n e analyse de p o è m e s écrits sant ceux dans lesquels le texte est premier — soit
sur, o u bien à partir de p h o t o g r a p h i e s ( r e m a r q u o n s c h r o n o l o g i q u e m e n t , soit par le v o l u m e occupé dans
q u e H u n t e r a d o p t e alors u n e position m o d e r n i s t e et l'ouvrage (chap. I, II, III) — et ceux où le texte p r e n d
d é f e n d la spécificité des médias adoptés, l'impossibi- acte de l'existence a n t é r i e u r e de l'image : ainsi des
lité p o u r la poésie de faire v é r i t a b l e m e n t image, et proses poétiques d'Éluard à propos des photogra-
p o u r la p h o t o g r a p h i e de r e n d r e q u e l q u e chose de la phies de Bellmer dans Jeu vague la poupée (chap. IV).
r y t h m i q u e p o é t i q u e lorsqu'il consacre u n long pas- Cette simple opposition t e r m e à t e r m e n e peut,
sage a u x p o è m e s q u e Brecht associait à certaines on s'en doute, r e n d r e compte de la complexité des
p h o t o g r a p h i e s politiques et journalistiques). Rappe- rapports existant entre les d e u x registres ; elle a,
lons aussi qu'il esquisse, d a n s son chapitre sur les c e p e n d a n t , le mérite de faire apparaître le caractère
collaborations e n t r e p h o t o g r a p h e et a u t e u r , diffé- distinctif de ces rapports, leur n o n - m i m é t i s m e , c'est-
rents partis pris et oppose de m a n i è r e p e r t i n e n t e les à-dire l'absence de correspondance entre u n seg-
options a n t i s e n t i m e n t a l i s t e et démystificatrice de m e n t du texte et u n e image. Celui-là serait plutôt le
D'une Chine à l'autre (Sartre et Cartier-Bresson) a u x p o i n t de départ d ' u n e série de m é t a m o r p h o s e s
orientations du Crime of Cuba (Walker Evans et opérées par celle-ci, dans u n processus qui rappelle-
C. Beals). On retiendra, enfin, u n e a t t e n t i o n révéla- rait les glissements employés dans la langue à des
trice à la composition des ouvrages, et n o t a m m e n t à fins d'expressivité, n o t a m m e n t de n a t u r e m é t o n y m i -
la v a r i a t i o n des choix de m i s e e n p a g e et de que. Or, ces glissements ont lieu le plus souvent à
p r é s e n t a t i o n au fil de l'histoire : H u n t e r m o n t r e ainsi partir des m é t a p h o r e s f o n d a m e n t a l e s du texte. En
c o m m e n t la réédition f o r m e l l e m e n t modifiée d ' u n cela, et tout particulièrement dans le rapport au titre,
certain n o m b r e de ces o u v r a g e s a p u e n c h a n g e r le o n peut se d e m a n d e r si la logique de l'image et celle
sens du tout au tout, et c o m m e n t le genre très du texte n e sont pas parallèles dans ces œuvres,
spécifique de la p h o t o g r a p h i e d o c u m e n t a i r e a pro- t o u t e s d e u x relevant du principe de « dépayse-
gressivement été absorbé d a n s le registre plus géné- m e n t » édicté par Breton.
ral de l ' h o m m a g e . C'est dire qu'attentif, aussi bien Toutefois, le geste de l'artiste surréaliste semble
a u x systèmes linguistiques mis e n œ u v r e q u ' a u x posséder ses caractéristiques propres : en règle géné-
dispositifs de p r é s e n t a t i o n des images, H u n t e r sug- rale, il simplifie, il schématise et, par là, opère u n
gère d'intéressantes comparaisons. r e t o u r vers ce qu'il faut bien appeler, en h o m m a g e
Claire B r u n e t au « f r e u d i s m e » efficace et parfois caricatural de
certains surréalistes, u n e « scène primitive ». Dans
cette m e s u r e , la confrontation avec des textes non
surréalistes (chap. V et VI) revient à u n e affirmation
de la légitimité de t o u t e lecture, quelle qu'elle soit, et
RENÉE RIE SE HUBERT d o n c de sa trace — u n ensemble d'images. De cet
ensemble, l'effet esthétique est double : d ' u n e part, il
SURREALISM AND THE BOOK affirme le caractère f o n d a m e n t a l e m e n t discontinu
University of California Press, 1988, 358 p. de t o u t e production littéraire, au-delà d'artificielles
liaisons — n o t a m m e n t par le recours au collage (cf.
M a x Ernst, Le Malheur des Immortels) ; d ' a u t r e part, il
Dans l'histoire des avant-gardes, l ' é t u d e des pro-
définit u n e série c o n t i n u e et parallèle au texte, et ce
ductions marginales p e u t se révéler particulièrement
faisant pose la question de l'unité du livre.
f r u c t u e u s e : elle p e r m e t s o u v e n t de m e t t r e à j o u r des
aspects i n c o n n u s de l ' œ u v r e des maîtres. Les « livres C'est cette question de l'unité qui se trouve au
de p e i n t r e » surréalistes, ces ouvrages réalisés par les c œ u r des derniers chapitres : soit qu'elle se pose à
plus grands peintres et écrivains surréalistes et q u e propos de textes « engagés », dans lesquels tout doit
participer à l'élaboration d ' u n message u n i v o q u e (cf. Hubert fournit d'intéressants é l é m e n t s de réflexion,
Wilfredo Lam illustrant le Retour au pays natal d ' A i m é l'absence de s y n t h è s e é t a n t révélatrice de l'état
Césaire), soit qu'elle soit reconsidérée par l'attention e m b r y o n n a i r e à ce j o u r de l ' é t u d e des rapports e n t r e
portée au livre c o m m e t o p o g r a p h i e . Nadja l'écrit et l'image.
(chap. VIII) avait en son t e m p s fait de la p h o t o g r a - E t i e n n e Jollet
p h i e u n e partie i n t é g r a n t e du t e x t e ; le travail
effectué depuis la dernière guerre sur la mise en page
et la typographie n e pouvait q u e d é b o u c h e r sur cet
« au-delà » du livre q u ' é v o q u e l ' a u t e u r dans le
dernier chapitre : désormais, écrit et image consti-
t u e n t a u t a n t de lieux dont la juxtaposition obéit d a n s
SVETLANA ALPERS
certains cas a u x lois du hasard (voir les boîtes de REMBRANDT'S ENTERPRISE,
Joseph Cornell). THE STUDIO AND THE MARKET
L'ouvrage de R e n é e Riese Hubert a le grand Londres, Thames and Hudson, 1988
intérêt d'étudier u n ensemble d ' œ u v r e s où se t r o u v e
160 p., 196 ill., 12 pl. coul., £ 20
posée de m a n i è r e particulièrement réfléchie la ques-
tion de leur h o m o g é n é i t é : q u e s t i o n d ' a c t u a l i t é
a u j o u r d ' h u i tant dans le d o m a i n e de la littérature S'il faut en croire l ' a u t e u r , ce livre p r e n d son
q u e dans celui de la p e i n t u r e . On saura gré, en outre, d é p a r t d a n s son p r é c é d e n t o u v r a g e , The Art of
à l ' a u t e u r de f o u r n i r u n e q u a n t i t é i m p o r t a n t e Describing, où, c o n f o r m é m e n t a u x théories du XIXE
d ' i n f o r m a t i o n s sur des oeuvres s o u v e n t difficiles siècle, R e m b r a n d t apparaissait c o m m e u n outsider :
d'accès. Mais l'on peut se d e m a n d e r dans quelle isolé j u s q u e dans ce qu'Alpers n o m m a i t « la c u l t u r e
m e s u r e , vu l'intérêt des problèmes soulevés, u n visuelle » hollandaise. La perspective de travail dif-
a u t r e plan q u e celui choisi par l'auteur, m i - c h r o n o - fère c e p e n d a n t ici, puisqu'elle t e n d à intégrer les
logique, m i - t h é m a t i q u e , n ' a u r a i t pas été préférable. traits idiosyncrasiques du p e i n t r e à cette m ê m e
Cette suite d ' é t u d e s m o n o g r a p h i q u e s n e p è c h e para- culture — et q u e , p o u r ce faire, elle choisit de
d o x a l e m e n t pas tant par le m a n q u e de synthèse q u e considérer la p e i n t u r e c o m m e p r o d u c t i o n de valeur
par le caractère u n peu rapide de la plupart des et n o n c o m m e outil du savoir n a t u r e l . Le principe
présentations. Si, c o m m e le titre l'affirme, le « livre » m é t h o d o l o g i q u e est clair : « Seule l ' a t t e n t i o n à la
est bien ici la n o t i o n clé, l'on aurait aimé c o n n a î t r e la p r a t i q u e picturale » n o u s livrera la clé du m y s t è r e
« t o p o g r a p h i e » réelle des o u v r a g e s : le n o m b r e R e m b r a n d t . Encore faut-il r e m a r q u e r q u e celle-ci n e
d'images, leur taille, la place qu'elles occupent par se réduit pas à u n e m a n i è r e originale de poser le
rapport au texte, enfin leur localisation précise, et p i g m e n t sur la toile. S ' o u v r a n t sur u n chapitre
par là le rythme qu'elles imposent au texte. S'interro- intitulé « La t o u c h e du p e i n t r e », le livre déploie
ger sur l ' a g e n c e m e n t du v o l u m e était sans d o u t e ensuite la diversité des c o m p o s a n t e s de cette « prati-
important p o u r sortir de la logique binaire m e t t a n t q u e ». Alpers s ' e n t e n d à dire c o m m e n t R e m b r a n d t
en rapport u n e partie du texte et u n e image. B r e t o n t r a n s f o r m e ses modèles en acteurs de t h é â t r e , dirige
insiste, on le sait, sur la hiérarchisation q u ' o p è r e le son atelier c o m m e u n petit m o n d e et s u r t o u t consti-
lecteur dans le texte, hiérarchisation qui n e laisse t u e u n vrai pictor economicus. A u t a n t d'angles servent
subsister dans le souvenir q u ' u n e série de « crêtes » : à préciser l ' e n j e u du livre : c o m p r e n d r e p o u r q u o i
« U n e o r d o n n a n c e merveilleuse, qui saute les pages l'histoire de l'art s'interroge e n t e r m e s d ' a t t r i b u t i o n
c o m m e u n e petite fille saute à la corde, ou c o m m e et d'authenticité. Il s'agit d o n c de voir en quoi la
elle redresse u n cercle m a g i q u e p o u r s'en servir m a n i è r e d o n t R e m b r a n d t a organisé sa p e i n t u r e
c o m m e cerceau, fait j o u r et nuit le t o u r de l'entrepôt, produit des effets d é t e r m i n é s et durables sur les
de l ' e n t r e p ô t où s'entassent dans le plus grand critères selon lesquels la tradition occidentale p e n s e
désordre les choses q u e n o u s n o u s d o n n o n s involon- l'art : c o m m e lieu de m a n i f e s t a t i o n du plus p r o p r e
t a i r e m e n t la peine de considérer ou de retenir. » d ' u n individu, c o m m e origine d ' u n e e x p é r i e n c e
(Point du Jour, p. 62.) L'on p e u t se d e m a n d e r si cette d ' a u r a et c o m m e objet d ' u n e v a l e u r m a r c h a n d e
« o r d o n n a n c e merveilleuse » n'est pas l ' u n e des inestimable.
fonctions de l'image surréaliste par rapport au texte : C o m m e d a n s son d e r n i e r ouvrage, Alpers n o u e
le principe m i m é t i q u e , à la base de la conception plusieurs fils p o u r construire u n r a i s o n n e m e n t des
traditionnelle de l'illustration, serait alors remplacé plus rigoureux et, c o m m e a u p a r a v a n t , elle interroge
par celui de « vraie reconnaissance », celle q u e , s i m u l t a n é m e n t les œ u v r e s , les f o r m e s de p e n s é e et
selon Breton, tout artiste doit susciter par ses œ u v r e s les circuits de transmission des œ u v r e s et de leur
— et ce, entre autres, e n r é f é r e n c e à u n e œ u v r e r é p u t a t i o n . Le trait r e m a r q u a b l e de son travail saute
littéraire. Sur l'ensemble de ces questions, R e n é e alors a u x y e u x : loin d'élaborer u n e t h é o r i e abstraite
de la p e i n t u r e , à force de comparaisons subtiles et constitue u n véritable schème de l'esthétique euro-
érudites elle peint t a n t la spécificité de R e m b r a n d t p é e n n e . Alpers aurait ainsi r é p o n d u philosophique-
q u e les o r i e n t a t i o n s qu'il i m p r i m e à l'esthétique m e n t à l'inflation des travaux de ré-attribution des
occidentale. Si elle a la finesse d ' é v o q u e r r a p i d e m e n t œ u v r e s en d é m o n t r a n t que, grâce au dispositif q u e
la querelle o p p o s a n t Schapiro à Heidegger a u sujet n o u s n e s a u r i o n s r é s u m e r ici — le fait q u e sa
de la p r é s e n c e des choses « en p e i n t u r e », elle a p e i n t u r e soit a n i m é e par u n souci de la construction
s u r t o u t l'intelligence de travailler la q u e s t i o n de et n o n par u n pathos expressionniste, par u n désir de
l'authenticité et de la valeur picturale en s ' a p p u y a n t se signer elle-même et n o n de p r e n d r e appui sur des
sur les œ u v r e s . Au contraire d'usages parfois p u r e - formes héritées, par l'effacement des signes d'appar-
m e n t p a r a p h r a s t i q u e s des h y p o t h è s e s de B e n j a m i n , t e n a n c e sociale des modèles, par l'autorité du maître
elle travaille d ' u n b o u t à l ' a u t r e l'opposition consti- sur l'atelier... —, R e m b r a n d t serait « u n artiste dont
t u t i v e de l ' u n i c i t é et d e la reproductibilité des l'entreprise n'est pas réductible à ses œ u v r e s auto-
œ u v r e s . On r e t i e n d r a ainsi, dans l'ordre m ê m e de graphes ».
leur exposition, la m a n i è r e d o n t , c o m p a r a n t la place D o n n o n s - n o u s , cependant, le droit de critiquer
de la f e m m e et de la famille dans les traditions les r a p p r o c h e m e n t s t r o p r a p i d e s q u e l ' a u t e u r
hollandaise et italienne, elle situe la singularité de esquisse au t e r m e de certains chapitres : entre les
R e m b r a n d t a u sein de cette dualité ; l'opposition portraits de R e m b r a n d t et les portraits cubistes de
qu'elle trace e n t r e R u b e n s et R e m b r a n d t dans leur Picasso, entre ses f e m m e s et l'Olympia de Manet,
m a n i è r e de p r o d u i r e de la valeur en p e i n t u r e ; celle e n t r e ses autoportraits et ceux de Courbet. Loin de
qu'elle é b a u c h e e n t r e le parcours des peintres de n o u s sembler vains ou illégitimes, ils suscitent u n e
Cour et le choix de R e m b r a n d t p o u r l ' é c o n o m i e a t t e n t e qu'ils n e comblent pas... Ils sont bien trop
m o n é t a i r e et le m a r c h é . Enfin, cette généalogie des concis et allusifs.
m a n i è r e s de c o m p o s e r u n e image propose de brèves Claire Brunet
r e m a r q u e s sur « l'influence » des œ u v r e s de R e m -
b r a n d t sur le portrait p h o t o g r a p h i q u e du XIXe siècle.
A ces qualités s'en a j o u t e u n e a u t r e : jamais
Alpers n e fait u n usage p u r e m e n t illustratif des ANDRÉ CHASTEL
textes qu'elle c o n v o q u e , et aussi bien Locke q u e L'ILLUSTRE INCOMPRISE
Hobbes o u Descartes étayent les m o m e n t s a u t h e n t i - Paris, Gallimard, 1988
q u e m e n t conceptuels de son a r g u m e n t a t i o n . Ainsi
144 p., 63 pl. coul., 64 ill. NB, 280 F
insiste-t-elle : il n e s'agit pas de voir dans la p e i n t u r e
de R e m b r a n d t u n e application de la théorie carté-
sienne de la vision, mais de faire apparaître l'impor- C o n f r o n t é à la tâche à la fois impérative et
tance du lien e n t r e v u e , cécité et t o u c h e r en t a n t d é c o u r a g e a n t e d'interroger La Joconde en ses multi-
qu'ils e x p l i q u e n t la n a t u r e active de la vision. Et l'on ples r é s o n a n c e s , ce très court essai, issu d ' u n e
r e m a r q u e r a les dernières pages du livre o ù , après conférence d o n n é e à M u n i c h et complétée par trois
avoir mis e n relation les théories de la liberté de a d d e n d a , enserre dans le réseau serré de ses trois
circulation et d ' é c h a n g e des produits, elle s'appuie parties, sous l'apparente désinvolture du ton, ce qui
sur la définition de la liberté individuelle c o m m e p e u t sembler d'abord l'infinité des champs ouverts à
droit de propriété (Locke) p o u r proposer u n n o u - la spéculation. « L'ère de l'idolâtrie » évoque varia-
v e a u p a r a d i g m e à l'histoire de l'art. Au lieu de tions et copies p o u r dégager, à partir de l'article
p e n s e r le rapport à la tradition c o m m e imitation ou f o n d a t e u r d'Henri Focillon (dans Technique et senti-
c o m m e é m u l a t i o n , elle propose de le p e n s e r sous le ment, 1919), les origines, précisément datables et
registre de la possession. Ce qui lui p e r m e t de analysables, du m y t h e dont Walter Pater a d o n n é
boucler sa d é m o n s t r a t i o n , de p a r a p h r a s e r Descartes sans d o u t e la formulation la plus dense dans u n texte
et de poser a u principe de l'entreprise de R e m b r a n d t célèbre de 1869. La s o m m e de Mario Praz, La Came,
la f o r m u l e : « Je peins, d o n c je suis. » Plus q u e ses la Morte e il Diavolo (dont l'édition anglaise de 1933,
The Romantic Agony, revue en 1950, est peut-être
d é m a r c h e s p o u r é c h a p p e r au clientélisme, les auto-
a u j o u r d ' h u i plus accessible), constitue ici la princi-
portraits de R e m b r a n d t t é m o i g n e r a i e n t d ' u n travail
pale référence, q u e complète n o t a m m e n t le vaste
c o n t i n u d ' a p p r o p r i a t i o n de s o i - m ê m e . A la diffé-
dossier réuni r é c e m m e n t par W e r n e r H o f m a n n sur le
rence de ses c o n t e m p o r a i n s , il n e s'y définirait pas
t h è m e de la m é d u s e (Zauber der Medusa, Vienne,
« p r o f e s s i o n n e l l e m e n t c o m m e p e i n t r e », mais y défi-
1987). On en retiendra en particulier q u e le m y t h e
nirait « le moi e n p e i n t u r e », voire le moi c o m m e
t r o u v e p o u r u n e b o n n e part son origine dans le
p e i n t u r e . « L ' e n t r e p r i s e (de) R e m b r a n d t » serait
d é v e l o p p e m e n t des procédés de reproduction (gra-
d o n c a u p r e m i e r chef u n e m a n i è r e de p r o d u i r e le
vure, puis photographie) : « Plus l'image devient
sujet (self) — et l'on c o m p r e n d , dès lors, qu'elle
banale, plus l'original semble inaccessible et loin- regard plus incisif. En serait-il des p e i n t u r e s de Stella
tain » (p. 22). S'ouvre ensuite logiquement « L'ère ce qui p e n d a n t l o n g t e m p s a été le sort de p a n s
du kitsch » : l'épisode du vol du tableau en 1911 y entiers de l ' œ u v r e de Picasso : e n taire le plus
constitue l ' é v é n e m e n t central, e n t r a î n a n t u n e fatale possible, tout e n r e g a r d a n t avec avidité, plaisir et
désacralisation dont le LHOOQ de D u c h a m p n'est déplaisir mêlés ; n e pas avoir l'air d'y t o u c h e r , p o u r
plus q u ' u n avatar tardif et m i n e u r , a b u s i v e m e n t n e pas r e c o n n a î t r e à c h a q u e étape et à c h a q u e
valorisé par la critique, c o m m e achève d ' e n convain- d é v e l o p p e m e n t critique du travail l'acuité des ques-
cre l'un des trois a d d e n d a . Là encore, le p h é n o m è n e tions posées et la p e r t i n e n c e des solutions plasti-
relève plutôt de la sociologie de l'art : à travers u n e ques ?
dérision plus ou m o i n s laborieuse c o m m e dans les Il semble bien q u e l ' a m p l e u r et l'évolution du
éloges c o n v e n u s , il d o n n e d ' a b o r d u n éclairage travail de Stella p r o v o q u e u n malaise, ou plutôt u n
exemplaire sur « les exigences et la p a u v r e t é de la a f f o l e m e n t du regard à la r e c h e r c h e d ' u n point
culture de masse » (p. 79). « L'ère de la révision » d'ancrage. La m o n o g r a p h i e , entreprise p a r Alfred
énonce, enfin, le point de v u e m o d e r n e de l'histo- P a c q u e m e n t , n ' e n était q u e plus périlleuse et devait
rien, p e n c h a n t a u j o u r d ' h u i p o u r u n e date tardive surtout faire face à d e u x écueils d ' o r d r e s différents
(pas avant 1512-13) et concluant tout n é g a t i v e m e n t , mais i n t i m e m e n t liés.
à partir du souhait sacrilège f o r m u l é par B e r e n s o n de Malaise, parce q u ' a p r è s avoir admis p o u r les
voir le tableau disparaître à jamais, qu'il n ' y a pas de « p e i n t u r e s à b a n d e s » l'assertion de Stella, m a i n t e -
c o n c l u s i o n : ni m y s t è r e du s o u r i r e , ni m ê m e n a n t e m b l é m a t i q u e : « Ce q u e v o u s voyez est ce q u e
« J o c o n d e », mais s e u l e m e n t u n e « f e m m e qui sou- vous voyez », le r e g a r d e u r a été désorienté, et l'est
rit » (gioconda) et sans d o u t e M o n a Lisa, favorite de sans d o u t e encore, par les séries suivantes o ù « le
Julien de Médicis. L'intervention aphoristique de minimaliste s'est fait maximaliste ». N o n pas q u e la
Valéry indiquait, u n e fois de plus, la seule échappa- f o r m u l e citée d e v i e n n e i n c o h é r e n t e , mais la diffi-
toire : « Le "sourire de la J o c o n d e " n e pense à rien. culté de sa mise en p r a t i q u e n o u s a habitués, p o u r
Elle dit à travers ce sourire : "Je n e p e n s e à rien — plus de facilité, à u n d é c o u p a g e de l ' œ u v r e de Stella,
c'est L é o n a r d qui p e n s e p o u r m o i " » (p. 108). q u e P a c q u e m e n t , h e u r e u s e m e n t , n e r e p r o d u i t pas.
Appuyé, c o m m e à l'ordinaire, sur la maîtrise magis- Des Black Paintings à q u e l q u e s œ u v r e s de la série des
trale d ' u n e littérature s u r a b o n d a n t e (en dernier lieu Protactor (1967-1970), n o u s circulons d a n s le terri-
surtout le catalogue de l'exposition de Duisbourg, toire d ' u n e histoire d e v e n u e d o u b l e m e n t familière :
Mona Lisa im 20.Jahrhundert, 1978), le texte r e n d de visuellement et par l'ordre du discours « m o d e r -
plein droit cette Mona Lisa à l'historien, mais avec le niste » qu'elles ont semblé conforter. Mais les séries
p a r a d o x e aussi de substituer à l'interrogation sur suivantes, à quelle histoire a p p a r t i e n n e n t - e l l e s ? Le
l ' œ u v r e , p o u r laquelle le sens, et l ' i n f o r m a t i o n fait d'envisager la p r o d u c t i o n de Stella de 1958 à
m ê m e , c o n t i n u e n t de se dérober, l ' e n q u ê t e sur le 1987 et le découpage, q u e propose Alfred Pacque-
m o d e de diffusion, la réception critique et les effets m e n t , balaient déjà la r u p t u r e h a b i t u e l l e m e n t m a r -
d'écho, justification q u e l q u e p e u i n a t t e n d u e d ' u n e q u é e de l ' a n n é e 1970, césure assujettie plus à u n
a p p r o c h e par le biais d ' u n e « histoire sociale de calendrier d'expositions rétrospectives q u ' à u n véri-
l'art », e n t e n d u e dans son sens le plus large. table b o u l e v e r s e m e n t des f o n d e m e n t s de l ' œ u v r e . Le
J e a n - P a u l Bouillon relief apparaît, le geste r e t o u r n e « vers u n plaisir de
p e i n d r e e x p r i m é sans r e t e n u e ». P a c q u e m e n t indi-
q u e bien q u e , s'il faut y voir « u n t o u r n a n t essen-
tiel », c'est a u cours d ' u n e évolution m o i n s a b r u p t e
qu'il n ' y semble. Et la série des Diderot, mise e n
chantier en 1974, c o m m e « u n e d e r n i è r e mise à
ALFRED PACQUEMENT l ' é p r e u v e d ' u n e s t r u c t u r e c o n t r a i g n a n t e », n'est-elle
FRANK STELLA pas le signe, n o n pas d ' u n r e m o r d s , mais d ' u n e
Paris, Flammarion, 1988 u l t i m e vérification, q u e , des « p e i n t u r e s à b a n d e s »
a u x premiers reliefs o u a u x c r a y o n n a g e s r e t e n u s des
192 p . , 200 F
Brazilians Paintings, c h a q u e œ u v r e est bien d ' a b o r d ,
quelle q u e soit sa complexité, u n e totalité qui n ' e s t et
On aura a t t e n d u t r e n t e ans, depuis la mise en n e p e u t être q u e ce q u e l'on voit.
œ u v r e des Black Paintings qui m a r q u e l'ascension Il n ' e n reste pas m o i n s q u e les séries, p r o d u i t e s à
rapide de l'artiste sur la scène i n t e r n a t i o n a l e de l'art, partir des a n n é e s 70, d é s a r m e n t t o u t c o m m e n t a i r e .
p o u r q u ' e n France on se soucie de publier u n livre Le discours critique a c h o p p e à r e n d r e ces vastes
accessible au grand public et qui en m ê m e t e m p s e n s e m b l e s où superpositions de plans, lacis des
fournisse u n e d o c u m e n t a t i o n préliminaire à t o u t f o r m e s d é c o u p é e s et projetées e n a v a n t , m a r q u a g e
des surfaces par la couleur brouillent à u n m o m e n t nulle part, de l ' a u t r e , le portrait d ' u n e f e m m e
ou à u n a u t r e t o u t e p r o d u c t i o n d ' u n e théorie. Ainsi raffinée de la grande bourgeoisie, œ u v r e composite
q u e l'avaient r e m a r q u é J e a n - C l a u d e Lebensztejn et, surchargée d'or, d ' o r n e m e n t s , de sens, de sensualité,
à sa suite, B e r n a r d Ceysson, l ' œ u v r e échappe à t o u t e de citations artistiques où le r e n d u m i m é t i q u e du
tentative de description, à m o i n s d ' é n o n c e r toutes les visage, la crispation des m a i n s font contraste avec le
descriptions possibles (et aussi à t o u t e tentative de corps dissout, dédoublé m ê m e , par le jeu abstrait de
r e p r o d u c t i o n p h o t o g r a p h i q u e , à m o i n s de...). Ne l ' o r n e m e n t a t i o n géométrique. En u n mot, on n e
reste alors q u e le secours d ' u n e double mise en saurait envisager d e u x œ u v r e s plus dissemblables,
perspective : u n e analyse des différents faits de plus antagonistes, plus étrangères l ' u n e à l'autre.
productions, de ses caractères p r o g r a m m a t i q u e s , des Qu'est-ce qui p e r m e t d o n c leur mise en corrélation ?
évolutions et des récurrences, des incidences des C'est, r é p o n d J e a n Clair, u n e c o m m u n e entreprise
titres des séries, de l'image de m a r q u e « Stella » e n de d é n a t u r a t i o n du corps. Picasso, par dépouille-
s o m m e ; et u n e lecture attentive des œ u v r e s p o u r m e n t , par r e t r a n c h e m e n t , par schématisation, jus-
d é b u s q u e r les sources dites et n o n dites de l'art de q u ' à n ' o b t e n i r q u e des idoles au regard fixe, mais
Frank Stella. C'est la voie choisie par Alfred Pacque- dotées d ' u n e incroyable force vitale ; Klimt, au
m e n t qui restitue ainsi l'évolution i n t e r n e — la contraire, par le f o i s o n n e m e n t , par l'excès, l'hyper-
construction — des œ u v r e s et u n parcours au sein de bole, par le jeu des oppositions et des recouvrements.
l'histoire de l'art m o d e r n i s t e avec les aléas des En p o r t a n t tous les d e u x atteinte à l'intégrité du
rencontres, des clins d'œil, des m a r q u a g e s q u e Stella, corps h u m a i n ou, plutôt, à sa représentation n o r m a -
avec u n e avidité insatiable, c o n v o q u e , d é t o u r n e , tive, telle q u e l'imposa le n u académique, c'est à
revivifie ou m ê m e efface. l'habitude du regard dans ce qu'il a de plus intime
Au travers de ces parcours biaisés a u t o u r d ' u n e qu'ils s'en p r e n n e n t . Ce serait aussi là, selon l'auteur,
œ u v r e qui a su se j o u e r de t o u t e s les codifications u n e tentative désespérée de sauvegarder l'aura de
j u s q u ' à les r e n d r e indicibles, u n e q u e s t i o n surgit : l ' œ u v r e , au m o m e n t où celle-ci se ternit, s'étiole,
Stella — et o n c o m p r e n d alors son adhésion achar- face à la fascination exercée par la technique et la
n é e à l'abstraction — n'aurait-il pas i n v e n t é u n e machine conquérantes.
p e i n t u r e qui se caractériserait par le passage exhaus- Picasso, au travers d ' u n e d é m a r c h e incantatoire,
tif de la totalité de l ' é n o n ç a b l e a u visible ? en t e n t a n t de s'approprier par l'esprit la puissance
A n t o i n e Perrot d'évocation des idoles et des masques primitifs,
Klimt, au m o y e n de la rutilance de l'or appliqué à la
feuille, de la préciosité, de la magnificence de l'orne-
m e n t , chercheraient à échapper à la banalisation du
JEAN CLAIR motif, à la reproductibilité m é c a n i q u e de l ' œ u v r e .
LE NU ET LA NORME Finalement, cette d é n a t u r a t i o n serait u n e tentative
KLIMT ET PICASSO EN 1907 parallèle, q u o i q u e m e n é e avec des m o y e n s opposés,
p o u r c o n j u r e r la dévitalisation, la mécanisation, puis
Paris, Gallimard, 1988
finalement la mortification du corps q u e le cata-
144 p., 47 ill. coul., 20 ffl. NB, 290 F c l y s m e de la G r a n d e G u e r r e , a p o t h é o s e de la
m a c h i n e , apostasie de l ' h u m a i n , porta à son
J e a n Clair, par a m o u r du p a r a d o x e et par goût de paroxysme.
la provocation, a choisi d'analyser et de c o m p a r e r On p e u t t r o u v e r ce r a p p r o c h e m e n t forcé, penser
d e u x tableaux q u e tout oppose h o r m i s leur format q u e ce r a i s o n n e m e n t est quelque peu retors. Il
carré, l ' a n n é e 1907 a u cours de laquelle ils ont été n ' e m p ê c h e , il s'agit là d ' u n éclairage n o u v e a u porté
conçus et, bien sûr, le fait qu'il s'agisse là de d e u x sur l ' a v è n e m e n t de la modernité en art qui s'écarte
c h e f s - d ' œ u v r e . D ' u n e part, Les Demoiselles d'Avignon t o t a l e m e n t de l'analyse formaliste, p o u r placer au
de Picasso, tableau fétiche de la m o d e r n i t é , long- p r e m i e r plan l'iconographie, les pulsions du créa-
t e m p s i n c o m p r i s , œ u v r e i n a c h e v é e , « b a r b a r e », teur, la circulation du désir du spectateur à l ' œ u v r e
d o n t la radicalité f u l g u r a n t e déchire le siècle avant et qui n e considère plus cette dernière c o m m e le
d ' e n devenir le symbole et son créateur le grand- simple témoignage de l'époque, mais aussi c o m m e
prêtre ; d ' a u t r e part, le portrait d'Adèle Bloch Bauer, u n acte de résistance à l'époque.
de Gustav Klimt, œ u v r e sophistiquée à l'extrême, Yves Kobry
très prisée de son t e m p s puis t o m b é e q u a s i m e n t dans
l'oubli, d o n t la réhabilitation récente coïncide avec
l ' é p u i s e m e n t des avant-gardes. D ' u n côté, u n e scène
de bordel a u x figures abruptes, massives, d ' u n e
conception plastique h o m o g è n e qui semble surgie de
VIE
DU ,
MUSEE

ACQUISITIONS

LA LULU DE SARKIS Est-elle accompagnée d'une certaine présentation ?


J'ai fait don aussi de neuf aquarelles pour
à propos de : accompagner Lulu. Il ne faut pas penser qu'un
I LOVE MY LULU,à partir de 1984 travail qui sort de chez moi appartient définiti-
métal, bois, bandes magnétiques, peinture vement à u n collectionneur ou à u n musée. Il
185 x 82 x 45 (avec plateau) faut que le travail vive sa vie de plus en plus
généreusement, que ce soit dans un musée ou
C. Lawless : Comment vois-tu l'acquisition par le ailleurs.
Musée de I love my Lulu ?
Sarkis : Je ne voulais pas vendre ce travail à u n Lulu ne peut donc pas être présentée seule ?
particulier. C'est une pièce qu'il faut mettre en scène. Si
elle est seule dans une salle, il faut qu'elle soit
Pourquoi ? entourée par les aquarelles préparatoires et
C'est une sculpture qui devait être publique. placée de préférence sous deux projecteurs, un
Comme l'est la Lulu de Berg, qui a fait des rouge et un vert. Cette lumière doit donner le
ravages u n peu partout, je ne voulais pas sentiment d'une caresse.
qu'elle soit enfermée chez un particulier et que
la sculpture appartienne à une seule personne. Comment Lulu est-elle née ?
C'est magnifique. J'avais fait une exposition à
N'était-ce pas aussi par jalousie ? l'ARC en 1984 qui s'appelait « La fin des siècles
J'ai refusé de la vendre pendant des années. et le début des siècles ». C'était ma première
Plusieurs collectionneurs hommes voulaient exposition réalisée avec des bandes magnéti-
l'acheter, mais pas de collectionneurs femmes. ques. Certaines de ces bandes étaient des
Je ne voulais pas que Lulu soit dans une enregistrements d'oeuvres du XIXe siècle :
maison privée, mais plutôt dans une maison Wagner, d'autres du XXe siècle : Schônberg,
publique. Berg, Webern. La musique était comme le sang
qui circule dans les veines des sculptures.
Que représente-t-elle pour toi ?
C'était une exposition qui était liée à l'endroit
J'espère d'abord qu'elle va être vue par beau-
même de l'ARC où je voulais chanter tous ces
coup de personnes et aussi que le Musée va
opéras d'une façon visuelle. Deux des élé-
l'entretenir, c'est-à-dire la « chouchouter ».

D A A D GALERIE,
BERLIN, MARS 1984
lets, j'en ai placé u n sur la tête du mannequin,
et l'autre sur u n sein. J'ai ramassé d ' u n e
brassée le tas de bandes magnétiques que
constituaient les 3 h 20 de l'opéra, je les ai u n
peu pétries et je les ai fait glisser sur le
m a n n e q u i n . L'effet m'a ébloui comme u n
miracle. Ma Lulu était née et, dans u n élan
admiratif et émotif, je l'ai baptisée « I love my
Lulu ». J'ai fixé u n fil de fer à la hauteur de ses
reins, que j'ai éclairé d'une lumière jaune. Il
pointe comme si le dos de Lulu était u n fusil.
J'ai placé u n miroir face à Lulu, d'où elle voyait
à la fois les dernières traces du peintre en
bâtiment, mais aussi u n e autre salle où étaient
présentées d'autres pièces.
Dans le catalogue Trois mises en scène de Sarkis, il
y a une note biographique très précise de Lulu,
ments de cette exposition sont partis avec moi qui donne toutes les conditions de sa création.
à Berlin, un fusil rouillé et un chevalier, qui Le corps de Lulu est formé de bandes magnéti-
était sur un escabeau. Ils constituaient « la fin ques de l'opéra « Lulu » d'Alban Berg, écrit
des siècles ». Dans mon travail je pars toujours entre 1929 et 1935, chanté par l'orchestre de
de quelque part. A Berlin j'avais demandé qu'il l'Opéra de Paris et dirigé par Pierre Boulez.
y ait quatre salles, une consacrée au silence de Avec la direction de Boulez, on sent toute la
Webern, deux salles Schônberg, une salle connaissance des années 20 jusqu'à aujour-
Berg. La salle Berg était la salle de Lulu. J'avais d'hui. Cette connaissance est réinvestie dans
envoyé mes esquisses, qui sont toujours sous l'interprétation du point de vue d'aujourd'hui.
forme d'aquarelles. J'avais aussi demandé aux Il y a des chefs d'orchestre qui essaient d'entrer
organisateurs qu'ils me trouvent une structure dans l'atmosphère du XIXe siècle ou du XXe siè-
métallique, du genre de celles utilisées dans les cle, de la reconstituer telle quelle. Dans l'inter-
ateliers de sculpture, dans les écoles des prétation de Boulez, on sentait que de 1935 à
Beaux-Arts, sorte de fils de fer soudés sur un nos jours il s'est passé beaucoup de choses, que
morceau de bois. Une fois sur place, je n'ai rien de nouvelles formes ont été créées, que des
trouvé, car les organisateurs n'avaient pas
compris ma demande. J'ai alors envoyé mon
assistant chercher par tous les moyens cette
armature métallique que je désirais à tout prix.
Pendant ce temps, j'ai déroulé la b a n d e
magnétique de l'opéra d'Alban Berg, « Lulu ».
Au bout de quelques heures, mon assistant est
revenu avec une structure énorme, de 1,85 m
de haut (sorte de mannequin en fil de fer),
alors que j'avais imaginé u n buste. Que faire de
cette hauteur ? Mon assistant et moi nous
avons pris alors quelques petits cognacs pour
nous remettre. Nous les avons bus dans des
verres en plastique. Soudain, j'ai pris les gobe-

ÉCLISE DE LA RUE D ' U L M , PARIS


A PIERRE ET MARIE CURIE,
SEPTEMBRE 19&4

N O U V E A U MUSÉE DE VILLEURBANNE,
SEPTEMBRE-NOVEMBRE 1985
pensées neuves ont jailli. On ne peut pas
mettre de côté tout cela et dire qu'elles n'ont
pas existé. L'interprétation de Pierre Boulez est
vue d'aujourd'hui ; elle est comme u n son qui
part, qui frappe et qui revient. Je tenais à ce
que ma Lulu écoute tout ce qu'il y a dans
l'histoire de son corps. Elle était dans le silence
et écoutait son corps : la musique est le sang de
la sculpture. Et, d'ailleurs, dans mon atelier il y
a une sorte de dessin à l'aquarelle qui dit :
« Lulu ne sera jamais en bronze ». D'où ma
croyance que lorsqu'une sculpture change de
corps, elle doit sentir que son corps change. Il y
a u n e énorme différence selon que la sculpture
de Balzac est en bronze, en plâtre ou en terre.
Lulu ne pouvait pas être en bronze ou en
plâtre, car toutes mes œuvres ont une vraie
biographie. Aussi, dans le catalogue Trois mises
en scène de Sarkis, si je montre sa naissance à
Berlin du 23 mars au 13 mai 1984, je raconte
la suite de ses apparitions et aventures : après
Berlin, elle fait une courte apparition dans
l'église désaffectée de la rue d'Ulm à Paris, puis
en octobre-novembre 1984 elle fait une appa-
rition d ' u n e façon sentimentale dans une
exposition qui s'appelait « Échanges », tou-
jours à Paris. Ensuite, j'ai récupéré Lulu chez
moi jusqu'à l'exposition du Nouveau Musée de voir six autres sculptures, de la même taille
Villeurbanne le 24 novembre 1985. Dans cette que Lulu, mais de formes très différentes, en
exposition, Lulu avait une salle pour elle toute plâtre, en tissu et en bandes magnétiques.
seule : au milieu d'un espace carré elle était Ainsi est née la Suite Lulu. Quand Lulu est
entourée de neuf aquarelles ; c'est là que rentrée, un nouveau projet s'est présenté à
beaucoup de gens ont commencé à s'intéresser Strasbourg. Le conservateur du musée a
à Lulu. Fin 1986, Lulu est retournée dans m o n demandé aux quatre artistes invités s'ils préfé-
atelier. J'ai alors été invité à l'exposition raient exposer au musée ou au Palais des
« Europalia » à Florence. J'ai décidé de faire Rohan. Nous avons choisi le Palais des Rohan.
voyager u n peu Lulu dans de très beaux J'ai alors décidé de faire un travail qui s'appe-
espaces, comme une princesse. Je suis d'abord lait Camouflage doré. On ne savait pas si les
allé voir l'espace et, quand j'ai vu qu'il s'agis- travaux appartenaient déjà au Palais, ou si
sait d ' u n des premiers chefs-d'œuvre de la c'était quelque chose qui venait d'être acquis.
Renaissance, l'Hospice des Innocents de Bru- Je n'ai envoyé à Strasbourg que la Suite Lulu.
nelleschi, je suis tombé a m o u r e u x de cet Lulu, elle, est restée ici, comme un général qui
espace, et aISmmédiatement souhaité que Lulu envoie ses troupes et qui contrôle la situation.
vienne à Florence, mais avec une suite. Ainsi, de 1987 à septembre 1988, Lulu a
Il y avait six moments architecturaux dans disparu de la circulation et les offres ont
l'espace, qui m'ont semblé idéal pour conce- augmenté. Quand Éric Fabre a organisé une

DANS L'ATELIER. 1986


VIE DU MUSEE

Éric Fabre que Jean-Hubert Martin a vu Lulu et


m'a proposé de l'acquérir.
Que devient la Suite sans Lulu ?
Elle continue d'exister. Avec Lulu, il y a cette
légèreté de pouvoir un peu défier le vent,
d'être très mobile et aussi très fragile.
Lulu est-elle accompagnée d'une méthode de présen-
tation précise ?
Étant donné le personnage et son histoire, il est
logique qu'elle continue à vivre des relations
multiples avec toutes les œuvres qui vont être
là, sources d'interprétations et d'aventures. Le
musée est u n lieu pour cela. Elle doit simple-
ment être présentée sur des roulettes, car elles
sont fixées. Je laisse beaucoup de choses à
exposition pour l'anniversaire de mon demi- l'interprète. Il devient le conducteur, le chef
siècle, j'ai invité douze de mes pièces qui
avaient voyagé et qui sont venues comme des
rois mages. Il y avait, bien sûr, Lulu qui avait
fait le voyage à Berlin, à Florence, et d'autres
pièces venues d'Istanbul, de Séoul, de Stras-
bourg, etc. La mise en scène était de moi et
Lulu avait son coin. Toutes les pièces étaient
sur des plateaux à roulettes. C'était pour mon-
trer qu'elles atterrissaient le temps d'une ren-
contre ; elles ne touchaient pas le sol. La pièce
pouvait donner un son. Lulu était éclairée en
rouge et vert avec au dos sa petite lumière
jaune. J'avais demandé à la galerie que Lulu
voyage dans une maison et non une caisse, car
je voulais qu'elle reste sur son socle et qu'elle
soit déplacée dans son silence. C'est à la galerie

SUITE LULU, PALAIS DES R O H A N , STRASBOURG, 1987

SUITE LULU, AQUARELLE PRÉPARATOIRE, 1986 EUROPALIA, HOSPICE DES I N N O C E N T S , FLORENCE, 1986
Y a-t-il beaucoup de personnages féminins dans tes
travaux ?
Lulu est presque unique. Je suis plutôt entouré
de chevaliers, de forgerons, de pêcheurs, de
soldats. Il existe, cependant, une « femme du
peintre en bâtiment qui rêve des expositions
de Sarkis ».
Après Lulu, y aura-t-il place pour un autre
personnage féminin ?
Je ne sais pas. Je fantasme actuellement sur
quelque chose. Il y a des espaces vides, des
personnages pleins dans mon travail, et les
deux ne se sont pas encore rencontrés. Il faut
qu'ils se rencontrent. Il y a des espaces en
attente qui sont des sculptures et des person-
nages vivants qui ne sont pas des sculptures.
J'ai envie de les faire se rencontrer l'un sur
l'autre.

Entretien réalisé par Catherine Lawless


le 18 mars 1989

d'orchestre, le metteur en scène, m ê m e si


jusqu'à la fin de ma vie je veillerai sur Lulu.
Les bandes ont-elles aussi un lien avec la pellicule
du film de Pabst, œuvre aussi de 1928, où Lulu est
interprétée par Louise Brooks ?
Non, mais, parfois, on dit que les chats tom-
bent sur leurs quatre pattes.
Tu as rendu Lulu quasiment intouchable. C'est une
pièce fragile. Comment la restaurer si elle s'abîme ?
Il n'y a rien à restaurer. Elle ne s'abîme pas. Les
bandes sont imputrescibles.
Et la poussière ?
La poussière, on s'en fout. Il suffit de souffler
avec amour, c'est le seul entretien qu'elle
demande.
Avec toute cette histoire de bandes, y a-t-il une
connotation érotique ?
Lulu était u n e pute, tant mieux si, dans la
forme de l'art, il y a quelque chose qui
s'échappe. Ce n'est pas voulu, mais j'ai tou-
jours des rapports très passionnels avec mes
œuvres.

TERRITOIRE D'ATTERRISSAGE.
A ISTANBUL DANS U N H A M M A M . 1987 GALERIE DE PARIS, SEPTEMBRE 1'
DONS T. 1936-14, 1936

huile sur toile


Jean Arp 170,5 X 113,5
GRAND DESSIN, (1917) dons de l'artiste
crayon et encre de Chine sur papier
43 x 56 Robert Jacobsen
don de M e Loudmer PERSONNAGE

TROUSSE D'UN DA, (1920-21) encre de Chine, aquarelle,


assemblage : bois flotté, cloué sur bois, gouache sur papier
partiellement peint 65 x 50
38,7 X 27 X 4,5 don de M. Richar
don de Christophe Tzara
Tadeusz Kantor
Robert Barry AUTOPORTRAIT, (1988)
SANS TITRE, (1988) encre de Chine et gouache
acrylique et lettres or sur papier sur papier collé sur Canson noir
66,5 x 66 25,9 x 21
don d'Yvon Lambert don de l'artiste

Jean Deyrolle Sol Lewitt


GRAND DESSIN, (1945) SANS TITRE, 1988

fusain, pastel et techniques mixtes aquarelle sur papier


sur papier 43,5 x 75,6
40 x 26 don d'Yvon Lambert
GRAND DESSIN, (1949-50)
fusain et gouache sur papier Bernard Requichot
50 x 65 ÉTUDE POUR UN PARAVENT, (1949-50)
GRAND DESSIN, juin 1957 fusain, crayon, gouache et pastel
détrempe et gouache sur papier sur papier collé sur carton
54 x 37 36 x 36
3 FEUILLETS PRÉPARATOIRES DÉTACHÉS COLLAGE AU CHAT
D'UN BLOC À DESSIN, 1955, 1956, 1957 papiers gouachés découpés et collés
crayon sur papier sur papier, encre de Chine et fusain
26,7 X 21 22 X 32
CARNET DE DESSINS DE 43 FEUILLETS dons de M. Richar
42,2 X 27,5
SÉRIE DE 31 DESSINS :

AUTOUR (1966)
DE CETTE CHOSE,

encre de Chine, lavis, crayon


sur carton ACHATS
16,5 X 12,7
Marcel Broodthaers
Hans Hartung SALLE BLANCHE, 1975
T. 1936-2, 19 3 6 construction en bois, photographie,
huile sur toile ampoule et inscriptions sur bois
169,5 X 113,5 390 X 457 X 600
Salvador Dali JE SUIS PORTÉ PAR LA FEMME, 1988

PARFOIS JE CRACHE PAR PLAISIR huile, gouache et encre de Chine


SUR LE PORTRAIT DE MA MÈRE, 1929 sur papier collé sur Canson noir
encre de Chine sur toile de linon 30,6 x 22,2
collée en plein sur carton gris
68,3 X 50,1 Jean-Jacques Lebel
JOHANNA'S NOTE, 1962

Erik Dietman crayon, acrylique, collage de papier


LE BÉRETDE RODIN, (1984) imprimé sur isorel
marbre, plaque de fonte, 97 X 61
tige métallique
118 x 103 x 80 Fernand Léger
48 lettres adressées à Louis Poughon
Otto Dix pendant la guerre 14-18
SOLDATS AVANÇANT DANS LA NUIT, (1915)

craie noire sur papier Gina Pane


28,3 x 28,5 FRANÇOIS D ASSISE TROIS FOIS

ENTRÉE D ' UNE SAPE, (1916) A UX BLESS URES STIGMA TISÉES, (1986-87)

crayon sur papier (vérification - version 1)


28,5 x 28,9 triptyque
fer, rouille, verre
Christophe Durand-Ruel 169 x 198 x 2,2
SOUVENIR ÉCRAN, (1988)
bois et écran de cinéma Francis Picabia
26 x 205 x 311 (POINTS), 1949

huile sur toile


Gloria Friedmann 56 x 38,5
HÉRITAGE, 1988

3 éléments Sarkis
terre, fer, bois (1984)
I LOVE MY LULU,

210 x 198 x 35 assemblage : métal, bois,


bandes magnétiques, peinture
Tadeusz Kantor 185 x 82 x 45 (avec plateau)
LES DEUX HASSIDIM AVEC LA PLANCHE

DU DERNIER SALUT, 1987

encre de Chine, gouache et craie grasse


sur papier collé sur Canson noir
38.8 X 25,4
MARIAGE, (1988)
huile, gouache et encre de Chine
sur papier collé sur Canson noir
16 x 10,2
JE SUIS PORTÉ PAR LE SOLDAT, 1988

huile et encre de Chine


sur papier collé sur Canson noir
30.9 X 20,8
ACQUISITIONS GRAFFITI, V. 1950

(de la série VI « L'Amour »)


PHOTOGRAPHIES épreuve aux sels d'argent, 27,8 x 21,5
GRAFFITI, V. 1950

Sauf mention spéciale, les épreuves (de la série VI « L'Amour »)


figurant sur cette liste épreuve aux sels d'argent, 29,5 X 23,5
sont des tirages originaux d'époque GRAFFITI, V. 1950

(de la série VI « L'Amour »)


épreuve aux sels d'argent, 38,3 x 28,5
GRAFFITI, V. 1950

DONATIONS (de la série VII « La Mort »)


épreuve aux sels d'argent, 49,3 x 39,4
Dieter Appelt GRAFFITI, V. 1950

ERINNERUNGSPUR, 1979 (de la série VII « La Mort »)


épreuve aux sels d'argent, 40 x 20, épreuve aux sels d'argent, 48,8 x 38,7
n° 2/3 GRAFFITI, LA MAGIE, LES HALLES,

MIT ZEIT ÜBER ZEIT, 1981, tirage 1988 PARIS, V. 1950

épreuve aux sels d'argent, 30 x 40 (de la série VIII « La Magie »)


A UF DEN SCHÄDELBOCH, 1979 épreuve aux sels d'argent
épreuve aux sels d'argent, 30 x 40 GRAFFITI, V. 1950
SPRINGEL-FÄCHER OBJEKT, 1978 (de la série VIII « La Magie »)
épreuve aux sels d'argent, 30 x 40 épreuve aux sels d'argent, 48 x 37,5
AUTOPORTRAIT, 1988 GRAFFITI, LA MAGIE, « DÉMON »,
épreuve aux sels d'argent, 40 x 56 BELLEVILLE, PARIS, V. 1950
donation du Fonds DBC (de la série VIII « La Magie »)
épreuve aux sels d'argent, 141 x 106,3
Brassai GRAFFITI, V. 1950

GRAFFITI(de la série III « La Naissance (de la série VIII « La Magie »)


du visage »), v. 1952 épreuve aux sels d'argent, 84 x 54
épreuve aux sels d'argent, 38,2 x 28,5 donation du Fonds DBC
GRAFFITI, « NAISSANCE DU VISAGE,

BEILEV1LLE, PARIS », 1952 Hans Bellmer


(de la série III « La Naissance du DIEPUPPE, 1949, tirage 1963
visage ») 3 épreuves aux sels d'argent
épreuve aux sels d'argent, 47,7 x 38,7 coloriées à l'aniline, 101 x 101
GRAFFITI, V. 1 9 5 2 donation du Fonds DBC
(de la série III « La Naissance du
visage ») Robert Mapplethorpe
épreuve aux sels d'argent, 48,7 X 38,6 SANS TITRE, 1980
GRAFFITI, V. 1950 épreuve aux sels d'argent, 48,5 x 38,7
(de la série IV « Masques et visages ») tirage 3/10
épreuve aux sels d'argent, 38 x 28,5 KEN MOODY, 1983
GRAFFITI épreuve aux sels d'argent, 49 x 38,9
(de la série IV « Masques et visages ») tirage 3/10
montage de deux épreuves DENNIS SPEIGHT, 1983
aux sels d'argent, 38,5 x 60,3 épreuve aux sels d'argent, 38,5 x 38,5
tirage 1/10 ACHATS
KENMOODY, 1984

épreuve aux sels d'argent, 38,5 x 38,7


tirage 3/10 Patrick Bailly-Maître-Grand
THOMAS, 1986 BELPHÉGOR, 1987

épreuve aux sels d'argent, 48,9 x 48,5 (de la série Périphotographie)


tirage 1/10 épreuve aux sels d'argent virée, 9 5 X 9 5
donation du Fonds DBC LES TROIS QUEUES, 1987

épreuve aux sels d'argent virée, 8 5 x 9 5


J.-P. Witkin LA FRISE, 1987

HERMÈS, 1981 épreuve aux sels d'argent virée, 37 x 37


épreuve aux sels d'argent, 37 x 37 SANS TITRE, 1987

tirage 2/15 épreuve aux sels d'argent virée, 37 x 37


AUTOEROTIC DEATH, 1984

épreuve aux sels d'argent, 37 x 37 Didier Bay


tirage 2/15 DIDIER BAY, 1875/1975

donation du Fonds DBC 8 albums comprenant :


73 photographies en couleurs 9 X 1 3 ,
73 photographies en couleurs 13 x 18,
386 contacts photos,
DONS
217 pages de texte, 2 plans
Robert Doisneau
CAFÉ, AVENUE DU GÉNÉRAL-GALLIENI, Bernd et Hilla Becher
JOINVILLE-LE-PONT, 1948 TYPOLOGIE. KUHLTURME BETON, 1963-75
PORTE DE L'ENFER, BOULEVARD DE CL1CHY, épreuves aux sels d'argent,
PARIS IX', 1952 2 épreuves montées ensemble, 40 x 30
CHEZ MADAME LUCIENNE, CONCIERGE,

R UE DE MÉNILMONTANT, PARIS XX', 1953 lise Bing


BOULEVARD DE LA CHAPELLE, PARIS, 1953 BEC DE GAZ, 1934
MADEMOISELLE WANDA, FÊTE FORAINE solarisation,
DU BOULEVARD SAINT-JACQUES, PARIS XIV', 1953 épreuve aux sels d'argent, 22 x 28
LE PEINTRE DANIEL PIPARD,

PONT DES ARTS, PARIS. 1953 Théo Blanc et Antoine Demilly


épreuves aux sels d'argent, 30 x 40 NU. v. 1930-35
tirages 1988 épreuve aux sels d'argent, 29 x 20,2

don de Robert Doisneau Christian Boltanski


PAYSAGE JAPONAIS, 1982

Pierre de Fenoyl épreuve Polaroid, 60 x 52


DENDERAH, 13.1.84

MONTAGNE NOIRE, 23.9.84 Bernard Borgeaud


TARN, 4.7.86 VARIATIONSNEWMAN 1, 1986-1988

SICILE, 3.84 18 épreuves aux sels d'argent


L ARMOIRE À GLACE, S.d. montées sur plexi
ÉGYPTE, 3.2.84 360 x 120 l'ensemble
épreuves aux sels d'argent, 40 x 30 exemplaire unique
don de Mme Véronique de Fenoyl
Edouard Boubat LA PETITE NOCE, 1942

SANS TITRE, 1946 épreuve aux sels d'argent, 30 x 40,4


épreuve aux sels d'argent, 39,7 x 29,6 LES ENFANTS D'AUBERVILLIERS, 1944

PARIS, 1947 épreuve aux sels d'argent, 29,8 x 37


épreuve aux sels d'argent, 38,1 x 30,3 SPORTIFS, 1944

BRETAGNE, 1947 épreuve aux sels d'argent, 30 x 38,3


épreuve aux sels d'argent, 39,6 x 29,5 BLANC ET NOIR, 1944

PARIS, s.d. épreuve aux sels d'argent, 35,5 x 29,5


NOVEMBRE, LES FLICS ET LA PLUIE, 1944
épreuve aux sels d'argent, 39,7 x 29,6 épreuve aux sels d'argent, 35,3 x 29,8
JARDINIER DU DIMANCHE, 1944
Brassai épreuve aux sels d'argent, 30,1 X 40,8
CHAT VAGABOND, 1932-33 JOYEUX PETIT MANEGE, 1944

épreuve aux sels d'argent, 30 x 22,4 épreuve aux sels d'argent, 37,7 X 30
BANC, 1935 HABITATIONS À BON MARCHÉ, 1944

épreuve aux sels d'argent, 34,8 x 28,4 épreuve aux sels d'argent, 29,8 x 38,9
LE CHRIST À L AGONIE, UNE RUE BANALE, 1944

ÉGLISE SAINT-ROCH, 15 OCTOBRE 1945 épreuve aux sels d'argent, 37,2 x 29,9
épreuve aux sels d'argent, 29,5 x 21,4 QUAI DU PORT, RUE DENFERT-ROCHEREAU,

SAINT-NICOLAS-DES-CHAMPS, 1945 SAINT-DENIS, 1945

épreuve aux sels d'argent épreuve aux sels d'argent, 30 x 40


DEUX ANGES, SAINT-NICOLAS-DES-CHAMPS, tirage 1988
1945 FÊTE À BAGNOLET, 1945
épreuve aux sels d'argent épreuve aux sels d'argent, 30,1 X 35,9
LINGE À MEGÈVE, 1946 LES GLANEURS DE CHARBON, CANAL
épreuve aux sels d'argent SAINT-MARTIN, AUBERVILLIERS, 1945
FENÊTRE MIDI, 1947 épreuve aux sels d'argent, 30 X 40
épreuve aux sels d'argent, 34 x 29 tirage 1988
PLATANE, 1947
CONCIERGE, RUE JACOB, PARIS VI', 1945
épreuve aux sels d'argent, 34 x 27 épreuve aux sels d'argent, 30 x 40
Bruce Conner tirage 1988
STARFINGER ANGEL, 1975 LE CHASSEUR AUX GAZOMÈTRES. 1945
photogramme, 212 X 97,5 épreuve aux sels d'argent, 30,1 X 40
épreuve unique PASSERELLE À VAPEUR, VILLENEUVE-

SAINT-GEORGES, 1945
Robert Doisneau épreuve aux sels d'argent, 35,4 x 30
FÊTE À L 'ÉCOLE MATERNELLE, 1932 KREMLIN-BICÊTRE, LE MUR DE L'HOSPICE, 1945
épreuve aux sels d'argent, 30 x 37,8 épreuve aux sels d'argent, 29,9 x 39,8
LE PAPA, 1934
MADAME MARIE DES ASSIETTES, 1945
épreuve aux sels d'argent, 35,1 X 29,8 épreuve aux sels d'argent, 39,2 X 29,8
LES PETITS ENFANTS A U LAIT, 1932
VUE D'AUBUSSON, 1945
épreuve aux sels d'argent, 36,8 x 29,9 épreuve aux sels d'argent, 23,1 x 18
VERS LA POTERNE DES PEUPLIERS,
PETIT MORCEAU D'ARCHITECTURE, 1945
PARIS XIII', 1934
épreuve aux sels d'argent, 37,2 x 30
épreuve aux sels d'argent, 30 x 40 LE JEUNE HOMME GÊNÉ, 1945
tirage 1988 épreuve aux sels d'argent, 40,8 x 30
«PROPRIÉTÉ », 1945 SANS TITRE, V. 1935

épreuve aux sels d'argent, 30 x 40,8 épreuve aux sels d'argent, 40 x 29,1
14 JUILLET, 1945 SANS TITRE, V. 1935

épreuve aux sels d'argent, 37 x 29,8 épreuve aux sels d'argent, 40 x 29,1
DANSE POUR LES 20 ANS DE JOSETTE, 1945 SANS TITRE, V. 1935

épreuve aux sels d'argent, 29,7 x 39,1 épreuve aux sels d'argent, 39,6 x 29,3
LE GUIGNOL, PLACE JULES-FERRY. 1945

épreuve aux sels d'argent, 36 x 30 Marcel Duchamp


DANS LA PLUS STRICTE INTIMITÉ, «COUVERTURE-CIGARETTE », 1936

RUE M.-BERTHELOT, MONTROUGE, 1945 (épreuve d'essai pour la couverture


épreuve aux sels d'argent, 38 X 30 d e LA SEPTIÈME FACE DU DÉ)

VENDEUSE ET CLIENT, 1945 épreuve aux sels d'argent


épreuve aux sels d'argent, 30 x 40,3 coloriée à l'aniline, 30 X 40
DÉCORATION MURALE D'UN JARDIN, 1945

épreuve aux sels d'argent, 30 X 38 Walker Evans


MUSIQUE GRATUITE, 1945 SANS TITRE, 1963

épreuve aux sels d'argent, 35,4 x 29,9


épreuve aux sels d'argent, 32 x 26,9
URBANISME, 1945

épreuve aux sels d'argent, 30,7 X 30


Alfred Ehrhardt
LE RETRAITÉ DU CHEMIN DE FER, 1945

épreuve aux sels d'argent, 29,9 X 39,8 COUVERTURE DE DIE GESTALTUNGSLEHRE, 1932

« LE POIREAU DÉFENDU », 1945 épreuve aux sels d'argent, 14,6 x 23,2


épreuve aux sels d'argent, 40,1 x 29,7 SANS TITRE, 2 ILLUSTRATIONS POUR

UN DIMANCHE DU MOIS, 1945 DIE GESTALTUNGSLEHRE, 1932

épreuve aux sels d'argent, 29,7 x 36,3 épreuves aux sels d'argent, 17,3 x 23,1
MAISONS CHAMPIGNONS, 1945 Bernard Faucon
épreuve aux sels d'argent, 29,9 X 36,5 LES BRAISES, 9' CHAMBRE D'AMOUR, 1986

ARCUEIL, LA NUIT DEPUIS L'AQUEDUC, 1946 LA TEMPÊTE DE NEIGE,

épreuve aux sels d'argent, 29,8 x 38,1 14' CHAMBRE D'AMOUR, 1986

MONTREUIL, AOÛT 1947 LA CHAMBRE D'HIVER N' 1, LA GLACE. 1986

épreuve aux sels d'argent, 36 x 30,2 épreuves en couleurs, tirages Fresson


ARGENTEUIL ET LA SEINE, 1947 60 x 60
épreuve aux sels d'argent, 29,8 x 40,4
TABLEAU DE WAGNER DANS LA VITRINE Andréas Feininger
DE LA GALERIE ROMI, RUE DE SEINE, TREPPENAUFGANG, V. 1925-30

PARIS VI', 1948 épreuve aux sels d'argent, 16,5 X 22,6


épreuve aux sels d'argent, 30 x 40
tirage 1988 Alain Fleischer
HAPPY DAYS WITH VELASQUEZ, 1987

Nora Dumas cibachrome marouflé sur aluminium


SANS TITRE, V. 1935
120 X 168
épreuve aux sels d'argent, 36,5 x 29,5 tirage 3 exemplaires
VILLAGE DE MOISSON, FRANCE, V . 1930-1935

épreuve aux sels d'argent, 39 x 29,4 Pierre de Fenoyl


PARIS, 1938 TARN, 21.5.1985

TARN, 17.10.85
épreuve aux sels d'argent, 39,7 X 29,1
NEW YORK, 1972 SANS TITRE, V. 1951
ITALIE, 1981 épreuve a u x sels d'argent, 39,3 x 28,4
PARIS, 1978 GARE SAINT-LAZARE, V. 1930
PARIS, 6.2.1982, 15 H épreuve a u x sels d'argent, 38 x 27
MEDINET HABOUT, 21.2.1981 SANS TITRE, V. 1951
PYRAMIDE, 24.2.84 épreuve aux sels d'argent, 38,9 x 28,6
MEDINET HABOUT, 12.2.1984

épreuves aux sels d'argent, 40 x 30


Lucien Lorelle
SANS TITRE, S.d.
Heinz Hajek-Halke
DIE TULLGARDINE, S.d.
épreuve aux sels d'argent, 39 x 29
SANS TITRE, S.d.
épreuve a u x sels d'argent, « Lichtgraphik »
38,5 x 28,5 épreuve aux sels d'argent, 29 x 23
ILLUSTRATION POUR LES CHANTS DE MALDOROR

Pierre J a h a n DE LAUTRÉAMONT, S.d.

RUE REYNOUARD, 1934 é p r e u v e a u x sels d ' a r g e n t , 2 9 X 2 3


épreuve aux sels d'argent, 32,1 x 29,6 CATALEPSIE, S.d.

GROUPE SCOLAIRE, PUTEAUX, 1937 épreuve a u x sels d'argent, 23 X 29


épreuve aux sels d'argent, 29,9 x 29,4 DANSE, S.d.

CATALOGUE DES TROIS-QUARTIERS, 1937

épreuve aux sels d'argent, 37,2 x 30 épreuve a u x sels d'argent, 22 x 29


PEUX D'ARTIFICE À LA TOUR EIFFEL

PENDANT L 'EXPOSITION UNIVERSELLE, 1937


M a n Ray
épreuve aux sels d'argent, 38,8 x 29,9
« 229 BD RASPAIL », PARIS, 1928
PICASSO, RUE DES GRANDS-A UG USTINS,
épreuve a u x sels d'argent, 13 x 8,3
octobre 1945
RAYOGRAMME.V. 1930-1940
épreuve a u x sels d'argent, 31,9 x 29,8
épreuve a u x sels d'argent, 23,4 x 17,1
LIBÉRATION DE PARIS,
Daniel Masclet
DEVANT L'HÔTEL CRILLON, 1945
SOUS LE VOILE DE LA MARIÉE, S.d.
épreuve aux sels d'argent, 32,3 x 30,4
épreuve a u x sels d'argent, 39 x 29
François Kollar TROIS ROSES, s.d.

POSÉIDON, 1931 épreuve a u x sels d'argent, 40 x 29


surimpression, épreuve aux sels d'argent LE JEUNE RAMSAY, S.d.

28,2 X 21,9 solarisation, épreuve a u x sels d'argent


49 X 29
Germaine Krull CASINO DE PARIS, S.d.
NUAUXBAS, 1929 épreuve a u x sels d'argent, 40 X 29
épreuve aux sels d'argent, 15,2 X 8,8 LA CAVALIÈRE ELSA, S.d.

épreuve a u x sels d'argent, 40 X 29


Ergy Landau
DESSIN À LA PICASSO, S.d.
SANS TITRE, V. 1928
épreuve a u x sels d'argent, 40 X 29
épreuve aux sels d'argent, 39,2 x 28,1 VIEILLES RUES i PARIS, S.d.
SANS TITRE, V. 1928
épreuve a u x sels d'argent, 40 X 29
épreuve aux sels d'argent, 39,2 x 28,1
VAISSELLE DES CHARTREUX
MONTIGNY-SUR-LOING, v. 1951
DE VILLENEUVE-DE-ROUERGUE, S.d.
épreuve a u x sels d'argent, 38,7 x 28,2
épreuve aux sels d'argent, 40 x 29
SOLITUDE, S.d. L'ÎLE SAINT-LOUIS ET NOTRE-DAME
é p r e u v e a u x sels d ' a r g e n t , 3 8 X 2 7 DE PARIS. 1947
ON RETOURNE AU BOULOT, S.d. épreuve aux sels d'argent, 40 x 30
é p r e u v e a u x sels d ' a r g e n t , 3 8 x 27 AMBIANCE, S.d.

épreuve aux sels d'argent, 30 x 40


Lazlo Moholy-Nagy SANS TITRE (PAYSAGE), S.d.

PHOTOGRAM (SELF-PORTRAIT), V. 1926 épreuve aux sels d'argent, 30 x 40


p h o t o g r a m m e , épreuve aux sels d'argent LES INVALIDES, 1947

24,1 X 17,8 épreuve aux sels d'argent, 40 x 27


SANS TITRE (STATUE D'HENRI IV), S.d.

Pierre Molinier épreuve aux sels d'argent


MES JAMBES, V. 1967
Willy Ronis
épreuve a u x sels d'argent, 11 x 3,5
VIGNERON GIRONDIN, 1945
MODÈLE ATTACHÉ, V. 1967
LES AMOUREUX DU VIEUX-PORT,
épreuve aux sels d'argent, 7,5 x 8,7
MARSEILLE, 1946
LA POUPÉE, V. 1970
ARCACHON, 1946
épreuve a u x sels d'argent, 10,8 x 8
BOULEVARD HAUSMANN, 1946
LUCIANO CASTELLI, 1975
LE BAISER, 1947
é p r e u v e a u x sels d ' a r g e n t , 12 X 8 , 3
LE DIMANCHE A JOINVILLE, 1947

épreuves aux sels d'argent, 37 x 30


André Papillon
SANS TITRE, V. 1935 Georges Rousse
surimpression, épreuve a u x sels d'argent LE NUAGE ROUGE, 1987
29,5 X 23,4 épreuve cibachrome, 119 x 150
SANS TITRE, V. 1935

s u r i m p r e s s i o n , é p r e u v e a u x sels d ' a r g e n t Emile Savitry


29,5 x 23,4 SUR LES QUAIS.... 1939

L'ESPAGNE, 1936 DANS L ATELIER D'UN GRAND PEINTRE, 1946

épreuve a u x sels d'argent, 39,2 X 22,8 OUVRIÈRES PARISIENNES, ATELIER

SANS TITRE, V. 1935 DE CHRISTIAN DIOR, 1947

6 épreuves aux sels d'argent PHOTO POUR « LE JARDIN DES MODES »,

33 x 29,7 ROBE DE CHRISTIAN DIOR, 1947

40 X 31 CONDUCTEUR D'ENTERREMENT,

39,9 x 30,5 NORMANDIE. 1947

39,8 X 30,3 épreuves aux sels d'argent, 40 x 29


39,8 X 29,4
André Steiner
39,8 X 30,6
DISTORSION, v. 1932-1934
épreuve aux sels d'argent, 18,5 x 17,3
Roger Parry
SANS TITRE, v. 1932-1934
SANS TITRE (NU), S.d.
épreuve aux sels d'argent, 24,5 x 18

épreuve a u x sels d'argent, 23,8 x 17,7 Josef Sudek


FENÊTRE, 1962
René-Jacque épreuve à la gomme bichromatée
BISTROT PRÈS DES INVALIDES, S.d. 23,8 X 17,8
épreuve aux sels d'argent, 29 x 40
FENÊTRE, 1951 Hannah Villiger
(de la série « Fenêtre de mon atelier ») SANS TITRE, 1984-85

épreuve aux sels d'argent, 22,2 x 16,8 épreuve couleurs collée sur plaque
d'aluminium, 125 x 123
Maurice Tabard tirage unique
« RÉVÉLATEUR PEINTURE », À MAX ERNST, 1935 SANS TITRE, 1984-85

épreuve aux sels d'argent, 22 x 28 épreuve couleurs collée sur plaque


d'aluminium, 125 x 123
Ruth Thorne-Thomsen tirage unique
LEVIATING MAN, WISCONSIN, 1983

(de la série « The Doors », n° 14) Nancy Wilson-Pajic


épreuve au sténopé virée à l'or, 11,5 X 14 TRIPTYQUE, 1938

TWO FACES, CALIFORNIA, 1982 glacis bichromaté quadrichromique


(de la série « The Doors », n° 15) sur toile, 120 X 160 chaque
épreuve au sténopé virée à l'or
PRIMAL MAN, WISCONSIN, 1983 Joël-Peter Witkin
(de la série « The Doors », n° 16) WOMAN ON A TABLE, 1987

épreuve au sténopé virée à l'or épreuve aux sels d'argent, 7 1 x 7 1

Raoul Ubac Pi et Zwart


LATE LIER, S.d. NATURE MORTE, V. 1930

épreuve aux sels d'argent virée, 17 x i l


photomontage, 73 x 53,8 « BLANC SUR BLANC », V. 1930

épreuve aux sels d'argent, 17,4 x 12,2


Nils Udo
SANS TITRE, V. 1929-30
FOUGÈRES, 5 AOÛT 1986
épreuve en couleurs, 102 X 102 épreuve aux sels d'argent, 33,3 x 24,2
POUR GUSTAV MAHLER, TERRE, PEUPLIERS,

HERBE, 1976

épreuve en couleurs, 77 x 77
MAISON D'EAU, ÉPICÉA, BOULEAUX, OSIERS,

TERRE, HERBE, 1982

épreuve en couleurs, 77 X 77

Umbo
SANS TITRE, S.d.

épreuve aux sels d'argent, 15,7 x 21,7


PAUL CITROËN, V. 1925

épreuve aux sels d'argent, 16,8 x 12


PAUL CITROËN, 1926

surimpression,

épreuve aux sels d'argent, 16,8 X 12

Luigi Veronesi
PHOTOGRAMME ABSTRAIT N" 99, 1942

photogramme,
épreuve aux sels d'argent, 22 x 28
19 MODERNE, MODERNITÉ, MODERNISME 2 5 A D R I A N STOKES
20 juin 1987 automne 1988

21 A R T DE VOIR, ART DE D É C R I R E 2 6 L A R T A U PAYS DES SOVIETS, 1 9 6 3 - 1 9 8 8


( D A N S U N J A R D I N ANGLAIS) hiver 1988
septembre 1987
HORS" L A R T C O N T E M P O R A I N ET LE M U S É E
22 A P R È S LE M O D E R N I S M E SERŒ mars 1989
décembre 1987
2 9 EN REVENANT DE L'EXPO
23 LES H É R O S SONT FATIGUÉS (VARIA) automne 1989
printemps 1988
3 0 VARIA
24 A R T DE VOIR, A R T DE D É C R I R E II hiver 1989
été 1988

TARIFS D'ABONNEMENT
FRANCE 4 numéros 350 F Détenteurs d'un laissez-passer permanent,
ÉTRANGER 4 numéros 450 F étudiants, Amis du Musée d'art moderne
ÉTRANGER (par avion) 550 F de la Ville de Paris et du Musée national
d'art moderne 320 F

Le règlement doit être établi à l'ordre de Mme l'Agent comptable du Centre Georges Pompidou et
retourné au Service commercial du Centre Georges Pompidou 75191 Paris cedex 04, France
REVUE Revue publiée
sous l'égide du Comité français

DE d'histoire de l'art,
avec le concours
du Ministère de la Culture.
L'ART
Fondateur
André Chastel
La Revue de l'Art publiée par le
Membre de l'Institut CNRS et le Ministère de la Culture,
Direction
Michel Laclotte
à Paris, a été conçue en 1968 en
Jean Guillaume fonction des besoins des Sciences
Pierre Rosenberg Humaines dans le domaine de
Conseil scientifique
André Chastel, Membre de l'Institut
l'activité artistique médiévale et
Jan Bialostocki moderne.
Francis Haskell
Robert L. Herbert
Willibald Sauerlànder
D'où son parti général : études
Carlos Van Hasselt développées, documents inédits,
Roseline Bacou, Jean Coural
Marie-Madeleine Gauthier chroniques d'actualité. A quoi
Antoine Schnapper, Jean Taralon
Jacques Thirion, Jacques Thuillier
s'ajoutent des comptes rendus
Henri Zerner bibliographiques.
Comité de rédaction
Jean-Pierre Cuzin, Marc Fumaroli, La parution est trimestrielle :
Danielle Gaborit, Françoise Hamon,
Anne-Marie Lecoq, Serge Lemoine,
mars, juin, septembre, décembre.
Françoise Levaillant, Henri Loyrette,
Monique Mosser, Éliane Vergnolle,
Nicole Reynaud.
Secrétaires de rédaction Parmi les études publiées :
M.-G. de La Coste-Messelière
Laurence de Pémille Art et Archives n° 54 (1981)
Rédaction : Collège de France
11, place Marcelin-Berthelot, 75005 Paris L'architecture et sa représentation
Téléphone : 43 29 12 11 n° 58-59 (1982-83)
Maquette : Jacqueline Vincent Art et Laboratoire n° 60 (1983)
Administration et vente : L'inventaire général des Monuments et des
Librairie du CNRS
295, rue Saint-Jacques, 75005 Pans
Richesses Artistiques de la France
Tél. 43 26 56 11 n° 65 (1984)
Abonnements : Centrale des Revues Miniatures inédites de Jean Fouquet
11, rue Gossin, 92543 Montrouge Cedex n° 67 (1985)
C.C.P. La Source 33.368.61
C.D.R.-Gauthier-Villars
Picasso à l'Hôtel Salé n° 68 (1985)
Prix du numéro : 90 F L'art espagnol, par les historiens de l'art
Abonnement (4 numéros) : d'Espagne n° 70, (1985)
France : 325 F, Étranger : 375 F. Études sur l'art du XVIII e siècle n° 73 (1986)
Les abonnements sont réputés souscrits Études sur l'art du XIX e siècle n° 74 (1986)
depuis le premier numéro de l'année
civile en cours au jour de la souscription, L'encadrement n° 76 (1987)
quelle que soit la date de celle-ci. Les fouilles du Palais du Louvre n° 78 (1987)
Autour de Vasari n° 80 (1988)
Le gérant : G. Lilamand
Aspects de l'art du XX e siècle n° 82 (1988)

Éditions du CNRS «^T


« P A R K E T T s ' e s t i m p o s é e d e p u i s sa c r é a t i o n c o m m e u n e d e s m e i l l e u r e s

p u b l i c a t i o n s p é r i o d i q u e s c o n s a c r é e s à l'art c o n t e m p o r a i n .

C ' e s t u n e d e s rares r e v u e s d'art qui ne r e s s e m b l e pas à un m a g a z i n e .

L a q u a l i t é de s o n s o m m a i r e , la d i v e r s i t é de s e s

i n t e r v e n t i o n s et la s u r p r e n a n t e a c t u a l i t é d e s d é b a t s q u ' e l l e p r o p o s e

en f o n t u n e revue l u x u e u s e et p a r a d o x a l e m e n t n é c e s s a i r e . »

Centre Georges Pompidou

LA REVUE:
P u b l i é e q u a t r e f o i s par an en a n g l a i s et a l l e m a n d . N u m é r o s d i s p o n i b l e :

E d R u s c h a ( N o . 18), F i s c h l / W e i s s ( N o . 17), R o b e r t W i l s o n ( N o . 16),

M a r i o M e r z ( N o . 15), G i l b e r t & G e o r g e ( N o . 14),

R e b e c c a H o r n ( N o . 13), A n d y W a r h o l ( N o . 12), G e o r g B a s e l i t z ( N o . 11),

B r u c e N a u m a n ( N o . 10), F r a n c e s c o C l e m e n t e ( N o . 9).

LES LIVRES:
R o b e r t F r a n k , « T h e L i n e s of M y H a n d »

Eric F i s c h i , « M o n o t y p e s »

Erik B u l a t o v , C a t a l o g u e en a n g l a i s et en a l l e m a n d

« B â t i s s o n s u n e C a t h é d r a l e » , le d é b a t e n t r e J o s e p h B e u y s , J a n n i s K o u n e l l i s ,

A n s e l m K i e f e r et E n z o C u c c h i , p u b l i é en f r a n ç a i s par L'Arche, P a r i s .

Information:
P A R K E T T E d i t i o n s , Q u e l l e n s t r a s s e 27, C H - 8 0 0 5 Z u r i c h

Tel. ( 0 1 ) 271 81 4 0 , Fax: ( 0 1 ) 44 6 3 23


® S P A D E M , PARIS, 1989
G I O R G I O DE C H I R I C O

T O U S D R O I T S RÉSERVÉS
P O U R LES P H O T O G R A P H I E S
D'ORIGINE N O N MENTIONNÉE

e É D I T I O N S D U CENTRE P O M P I D O U , PARIS
ISSN 0181-1525-18
C O M M I S S I O N PARITAIRE : 1 4 3 6 - A D
N ° D ' É D I T E U R : 677
D É P Ô T LÉGAL : M A I 1989

I M P R I M É EN FRANCE
PHOTOCOMPOSITION, PHOTOGRAVURE
I M P R E S S I O N : ). L O N D O N , PARIS
LES CAHIERS
DU MUSÉE NATIONAL D'ART MODERNE

MAGICIENS DE LA TERRE

TEXTES
JEAN-HUBERT MARTIN et BENJAMIN BUCHLOH Entretien

FUMIO NANJO Situation japonaise


JOHN MUND INE L'art aborigène de l'Australie contemporaine
JYOTINDRA JAIN Ganga Devi : tradition et expression dans la peinture Madhubani

LOUIS PERROIS Le regard du Blanc, de 1'« art nègre » aux arts africains
CARLO SEVERI Un primitivisme sans emprunts. Boas, Newman
et l'anthropologie de l'art
SALLY PRICE Art autre - art nôtre

JAMES CLIFFORD Les autres — au-delà des paradigmes de « préservation »


JEAN FISHER Autres cartographies
YVES MICHAUD Docteur explorateur chef curateur
GUY BRETT Terre et musée - local ou global ?
LUCY LIPP ARD Esprits captifs

NOTES DE LECTURE
par JEAN-PAUL BOUILLON, CLAIRE BRUNET, STÉPHANE DORÉ,
ETIENNE JOLLET, YVES KOBRY, ANTOINE PERROT

VIE DU MUSEE
Entretien avec SARKIS
Acquisitions

SUPPLÉMENT CATALOGUS 4

FO 6 0 2 4 - 8 9 - V
ISSN 0 1 8 1 - 1 5 2 5 - 1 8 28 ETE 1989

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