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La double réhabilitation
Une convergence sur laquelle il nous faut nous arrêter, pour nous interroger sur
les résultats philosophiques de cette double réhabilitation.
La dialectique
En premier lieu, la dialectique. Elle constitue, pour Jacques D’Hondt, comme elle
l’était déjà pour Marx et Engels, la partie la plus vivante de la construction théorique
hégélienne. Elle aussi a besoin aujourd’hui, à ses yeux, d’une sorte de réhabilitation,
d’actualisation.
Pour Jacques D’Hondt, la dialectique n’est pas une “ méthode ”, elle n’est pas
simplement “ un mode de réflexion et d’exposition du savoir ”. Elle est plutôt –
comme on peut le lire dans l’Entretien qui ouvre le volume d’hommage – une
manière de penser qui se révèle liée à la réalité plus étroitement, plus intimement que
d’autres modes de penser.
La supériorité de la dialectique consiste dans l’aptitude à “ comprendre les choses,
telles qu’elles passent, comme une totalité ”. On peut connaître une chose seulement
si l’on dépasse l’attitude abstraite qui tend à l’isoler des relations qu’elle entretient
avec les autres éléments du tout dans lequel elle est insérée.
Mais ce tout – et voilà le point de différentiation avec la plupart des notions
systémiques – n’est pas figé dans sa structure donnée. Il s’agit plutôt d’une totalité
dans laquelle s’effectuent sans cesse des différentiations, s’établissent des distinctions.
Une totalité qui n’est pas immobile, mais qui est au contraire régie, si l’on peut dire,
par deux forces opposées. D’un côté, la tendance à se conserver comme telle, donc à
affaiblir, à reprendre, à récupérer dans le mouvement du tout les différences et les
distinctions qui se sont produites. De l’autre, la poussée, de la part de ces
distinctions, à se fixer comme telles, à créer autour de soi une organisation nouvelle,
à fonder la totalité, si l’on veut, sur une base différente.
La dialectique exprime donc la possibilité de saisir le réel – l’histoire en premier
lieu (mais pas seulement l’histoire) – en tant que totalité, et totalité en devenir. Elle a
la prétention de jeter une lumière sur la synchronie des phénomènes, sur leur
organisation intérieure, sans perdre de vue leur diachronie, le développement
incessant dans lequel toute totalité est insérée, par principe.
La dialectique, comme l’idéalisme et le matérialisme, fait l’objet d’un choix, d’une
option philosophique fondamentale. Elle s’acharne à comprendre la continuité et la
discontinuité, l’identité et la différence, le même et l’autre, le dogmatisme et le
devenir dans leur lien indissoluble : le lien du lien et du non lien, selon une
perspective qui trouve déjà Héraclite et Platon sur son chemin.
Ce choix a exercé sur Jacques D’Hondt l’effet d’un antidote. Loin des tentations
du “ bon sens ” commun, qui se borne à l’immédiat en oubliant son origine et son
dépassement nécessaire, elle l’a préservé de l’emprise d’innombrables influences
philosophiques qui se sont succédées sur la scène pendant les dernières décennies.
L’option dialectique lui a fourni une arme polémique puissante quand il a accepté
de se confronter avec quelques-uns de ces courants philosophiques - il suffit ici de
mentionner la dispute qui l’a opposé au structuralisme – mais aussi bien, quand il a
Hegel & Marx : une double réhabilitation 4
élevé sa voix contre des piliers de la tradition, tels que Descartes ou Kant, envisagés
comme “ champions de la rupture ” et partisans de l’entière indépendance de la
pensée.
La décision en faveur de la dialectique entraîne en effet une transformation
ultérieure. Elle ne s’adresse pas simplement à l’objet de la connaissance – que ce soit
la nature, l’histoire, ou la philosophie –, mais au sujet même de cette connaissance.
La dialectique définit un statut particulier de la pensée, qui se voit soustraite à sa
prétendue indépendance, à sa supposée autonomie absolue.
La dialectique s’enracine dans une vision moniste selon laquelle le sujet et l’objet
appartiennent au même monde, à la même totalité. Le sujet ne peut se détacher du
processus global que “ momentanément ”, que “ relativement ”, pour se proposer en
tant que conscience de cette totalité.
Dans cette mesure, les idées peuvent jouir d’une autonomie qui reste relative, bien
qu’elles soient capable de se construire leur domaine particulier. Nous retrouvons ici
le point d’ancrage théorique pour l’un des critères le plus significatifs de la recherche
de Jacques D’Hondt : l’idée de la nécessaire intrusion de l’histoire dans la
philosophie.
nous l’explique, cela ne pouvait pas ne pas avoir les conséquences les plus
dévastatrices pour le matérialisme, tel qu’il était conçu auparavant. Si les matérialistes
du XVIIIe siècle sont, de ce point de vue, condamnés à l’échec, Marx, lui seul,
acceptera le défi. Les Thèses sur Feuerbach démontrent avec évidence – selon Jacques
D’Hondt – la dette de Marx lui-même envers l’expérience révolutionnaire française.
La réflexion de Marx indique aussi, entre autres, l’effort de bâtir le matérialisme
sur une base nouvelle, qui intègre d’une manière profonde et étendue la dialectique
hégélienne et qui s’approprie, dans une certaine mesure, et grâce à une subtile
transformation, le principe idéaliste même, ou mieux, sa valorisation de la
subjectivité.
Le “ matérialisme relationnel ”, dont Marx ferait preuve dans le Capital,
représente, selon Jacques D’Hondt, un exemple exhaustif de la mutation subie par le
matérialisme, passé à travers l’école de l’idéalisme. Ici les rapports – les rapports
économiques et sociaux en premier lieu - deviennent non seulement aussi matériels
que les objets apparents qui sont mis en relation, mais s’affirment bien plus comme
l’essentiel.
La lecture que Jacques D’Hondt propose nous débarrasse donc de l’opposition
abstraite entre idéalisme et matérialisme, envisagés comme figures éternelles des
principes philosophiques immuables. Elle paraît en outre envisager la direction d’une
emprise vivante de la philosophie sur la vie.
L’entreprise de Jacques D’Hondt se révèle, à bien des égards, comme tout à fait
originale dans le panorama philosophique français.
Une partie considérable de son oeuvre a été d’ailleurs dédiée à l’étude des rapport
entre Hegel et la France. Il n’a pas simplement démontré la persistante et profonde
inclination du philosophe allemand pour la culture et l’histoire d’en deçà du Rhin. Il
a aussi reconstruit, grâce à des documents oubliés et à des liens insoupçonnés, le
difficile chemin de la raison hégélienne en ce pays. Il a mis en évidence le double
préjugé dont Hegel a été l’objet – celui du conservateur, du réactionnaire, d’un côté,
celui du révolutionnaire, de l’athée, de l’autre. Avant de le lire et de le connaître, des
idées préconçues ont empêché son introduction et son acceptation, et elles ont avant
tout été l’obstacle à une étude sérieuse et “ objective ”.
Jacques D’Hondt n’épargne pas les critiques, aussi, envers la période féconde des
études hégéliennes entre les deux guerres, la soi-disant “ Hegel-Renaissance ”, à
laquelle il reproche de prendre plus à cœur ses propres perspectives existentialistes et
phénoménologiques, qu’une compréhension effective de l’oeuvre du philosophe.
Les grandes interprétations de l’époque – dans les figures de Jean Wahl, Koyré,
Kojève, Hyppolite – avaient pourtant essayé de renouveler l’image de Hegel. Elles
avaient mis en valeur des thèmes qui gardent leur importance aussi pour D’Hondt :
celui de l’homme, de l’histoire, du temps, de la négativité, de la vie et de la mort, de
l’aliénation et du travail.
Pourtant, Jacques D’Hondt s’éloigne de cette perspective, du dualisme
ontologique qui en dérive, de sa tentation de renfermer le sujet en soi-même, du
délaissement à un “ sens ” qui dépasserait l’homme. Il choisit une voie qui nous
paraît plus cohérente et plus conséquente. À force d’interroger Hegel, de le
confronter avec Marx, de se hisser sur leurs épaules pour porter son regard sur les
grandes philosophies du passé et le débat contemporain, il a finit par nous proposer
une direction féconde, un chemin attrayant : celui d’un monisme philosophique qui
nourrit une vision immanentiste du monde, centrée sur l’homme, sur ses conquêtes
difficiles et contradictoires, associée à une conception qui ne soustrait rien à
l’examen de la raison.
Fiorinda Li Vigni