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Laure Neumayer: «La mémoire reste une
ressource politique très efficace à l’Est»
PAR LUDOVIC LAMANT
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 7 NOVEMBRE 2019
À la veille du 30e anniversaire de la chute du
Mur de Berlin, que reste-t-il du clivage Est-Ouest
en Europe ? Est-il aussi pertinent qu’au moment
de l’élargissement de 2004 pour comprendre les
débats bruxellois ? Entretien avec Laure Neumayer,
spécialiste des questions mémorielles dans les pays de
l’Est.
À l’approche du trentième anniversaire de la chute
du Mur de Berlin, samedi 9 novembre, le clivage
Est-Ouest est-il encore d’actualité pour comprendre
le fonctionnement de la politique bruxelloise ?
L’élargissement de l’Europe à l’Est, à partir de 2004,
a-t-il affaibli les gauches au Parlement européen ?
Dans un entretien à Mediapart, Laure Neumayer,
maître de conférences en science politique à
l’université Paris 1, répond à ces questions délicates,
et revient sur la portée de ses travaux, autour de
l’activisme mémoriel d’eurodéputés issus de pays de
l’Est, désireux de faire reconnaître les « crimes du
communisme » au sein du Parlement européen.
Le clivage Est-Ouest est-il aussi pertinent qu’en
2004, au moment de l’élargissement de l’UE à l’Est,
pour comprendre la politique à Bruxelles ?
Laure Neumayer : Des acteurs travaillent à la
construction d’un clivage Est-Ouest. Les quatre pays
du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République
tchèque, Slovaquie) voudraient en particulier prendre
la tête d’un groupe informel de pays de l’Est. Cela fait
l’objet d’un travail politique, en particulier de Viktor
Orbán et des autorités polonaises, parce que ce bloc,
en réalité, n’a rien de naturel.
Ce clivage est récent, lié à la crise de l’accueil des
réfugiés, en 2015. Il est aussi précaire. C’est même
davantage un tandem polono-hongrois. La nouvelle
présidente slovaque a pris des positions claires contre
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Orbán. Quant aux Tchèques, ils ne se sont jamais
vraiment investis dans ce groupe, ça ne les intéresse
pas.
Le groupe de Visegrad n’est pas aussi cohérent
qu’il le voudrait.
Oui, il existe de fortes divergences entre ses membres.
Les Polonais et les Hongrois, par exemple, divergent
sur la question clé des relations avec la Russie. Mais
il y a bien, sur les questions migratoires, le budget de
l’UE, ou encore les violations de l’État de droit, une
tentative de faire bloc. Même si, encore une fois, cela
n’englobe pas du tout l’ensemble des pays entrés en
2004 et 2007.
Viktor Orbán après la 4e victoire du Fidesz aux législatives, le 10 avril 2018. © Reuters
On entend souvent dire que l’UE, confrontée à de
multiples crises, paie le prix d’un élargissement
mal pensé, réalisé dans la précipitation. Je pense
par exemple aux débats sur le travail détaché, et
la concurrence des salariés entre l’Est et l’Ouest.
Qu’en dites-vous ?
L’élargissement de 2004 et 2007 a été décidé en 1993
sans débat approfondi mené en amont, au sein des
États membres. Par la suite, cela a donné lieu à de
faux débats, par exemple sur le plombier polonais en
France pendant la campagne du Traité constitutionnel
européen (TCE) de 2005. C’était une manière absurde,
il me semble, de réfléchir aux conséquences de
l’élargissement.
Il est vrai qu’un nombre important de pays, avec un
niveau de développement plus faible, ont accaparé,
à partir de 2004, beaucoup de fonds structurels et
de financements de la Politique agricole commune
(PAC) – même s’il y a eu une forme de discrimination
pour les agriculteurs de l’Est. Ces transferts sont
légitimes, si l’on se place du point de vue du projet
européen. Mais cela n’a pas été clairement dit en
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amont. Cette absence de débat participe à la perception
d’une concurrence déloyale de l’Est. D’autant que
certains – je pense aux dirigeants hongrois – profitent
financièrement de l’UE, et profitent politiquement de
la critique de l’UE.
À partir de 2004, on a aussi l’impression que le
jeu se complique encore un peu plus, pour les
formations de gauche, à Bruxelles…
Oui, parce qu’en Europe centrale, pour le dire
de manière très rapide, les forces de gauche sont
marginales. Elles sont aussi très libérales sur le plan
économique. Afin de survivre, les anciens partis
communistes sont devenus des adeptes de la troisième
voie blairiste. Pour gagner en légitimité, et peut-être
aussi par conviction, ils ont défendu l’économie de
marché, par rapport à l’économie administrée, ce sont
des partis très libéraux.
L’élargissement a donc affaibli la gauche
traditionnelle, et n’a pas non plus renforcé le groupe
des écologistes. C’est le Parti populaire européen
(PPE, droite), et dans une moindre mesure l’extrême
droite, qui ont bénéficié de cet élargissement.
Emmanuel Macron vient de s’opposer à
l’ouverture des discussions en vue de l’adhésion de
l’Albanie et de la Macédoine du Nord. L’Élysée
explique qu’il préfère réformer l’Europe à 27,
plutôt que de poursuivre l’élargissement, tirant
des leçons de 2004. Certains hurlent à l’« erreur
historique lourde ». Qu’en pensez-vous ?
Il a raison de dire qu’en intégrant les pays d’Europe
centrale en 2004 et 2007, l’Europe s’est privée de
moyens de pression sur ces pays. Des institutions
comme la Cour de justice de l’UE ont été imaginées
pour des États pour qui les avis de cette Cour comptent
– ce qui n’est pas le cas en Hongrie, ou aujourd’hui
en Pologne. On ne s’est pas élargis à des démocraties
consolidées.
Mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée de
refuser l’ouverture de ces discussions. En particulier
avec la Macédoine du Nord, qui a réalisé un effort
remarquable en allant jusqu’à changer de nom, pour
se plier aux exigences de la Grèce, sur la base
d’une promesse d'ouverture des négociations. C’est
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problématique pour la crédibilité de l’UE. On aurait
pu envoyer un signal politique à la Macédoine du
Nord, et peut-être à l’Albanie, tout en expliquant que
l’ouverture de discussions ne signifiait pas forcément
une entrée rapide dans l’UE.
Leur fermer la porte s’avère totalement contre-
productif aujourd’hui. Cela déstabilise déjà la
Macédoine. Et la Serbie veut désormais rejoindre
l’Union économique eurasienne formée autour de la
Russie.
Venons-en à vos travaux sur l’activisme mémoriel
des élus d’Europe orientale à Bruxelles. La
résolution d’avril 2009 sur « la conscience
européenne et le totalitarisme » marque un
tournant, d’après vous. Pourquoi ?
D’abord, cette résolution prouve que les représentants
des nouveaux États membres ont réussi à
s’imposer dans l’assemblée, sur une question qui
n’est pas centrale pour les politiques publiques
communautaires, mais qui constitue un enjeu
symbolique important dans les pays anciennement
communistes.
Mais c’est aussi un texte important si l’on
s’intéresse à la manière dont l’UE cherche à faire
émerger une hypothétique identité commune. C’est la
reconnaissance officielle d’une thèse très contestée,
qui pose l’équivalence entre communisme et nazisme.
Qui sont ceux que vous appelez des « entrepreneurs
de mémoire », au Parlement européen ?
J’ai travaillé sur un groupe de 18 députés, élus à
l’assemblée parlementaire du conseil de l’Europe dès
les années 1990, ou eurodéputés à partir de 2004,
et pour certains jusqu’en 2014. À l’exception de
quelques-uns, dont le Polonais Bronislaw Geremek
[membre du groupe libéral ADLE – ndlr], la plupart
sont issus des rangs du Parti populaire européen [PPE,
premier groupe du parlement européen par le nombre
d’élus, ancré à droite – ndlr].
Dès leur adhésion, ils ont cherché à mettre à
l’agenda parlementaire la question du communisme,
et plus précisément à commémorer les victimes du
communisme et à dénoncer ce qu’ils nomment les
crimes du communisme. Ils ont saisi l’opportunité
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de la commémoration de la fin de Seconde Guerre
mondiale, en 2005, pour commencer à faire entendre
les spécificités historiques de l’Europe de l’Est. Il était
important pour eux de dire que 1945 ne correspondait
pas seulement à la libération du fascisme, mais
aussi au début d’une nouvelle tyrannie pour une part
importante de l’Europe.
« La capacité d’influence de ces élus n’est
pas exponentielle »
Cela a provoqué des conflits idéologiques au
Parlement européen ?
Des conflits très vifs, en effet, avec le groupe des
sociaux-démocrates, et avec celui de la gauche critique
(GUE). Les Français Francis Wurtz [eurodéputé PCF
de 1979 à 2009 – ndlr], et plus tard Marie-Christine
Vergiat [eurodéputée de 2009 à 2019 – ndlr], ont pris
position de manière très vive dans ces débats.
À l’inverse, le PPE a obtenu très facilement le soutien
des libéraux de l’ADLE ou encore des écologistes, au
nom de la défense des libertés individuelles. Daniel
Cohn-Bendit [eurodéputé de 1994 à 2014 – ndlr] a
pris la parole plusieurs fois pour affirmer l’équivalence
entre nazisme et communisme, expliquant qu’il fallait
condamner ces tyrannies de la même manière.
Que répondaient les communistes ?
Francis Wurtz a pris la parole en 2005 pour dénoncer
une forme de révisionnisme. À ses yeux, cette
présentation de l’Histoire revenait à occulter le rôle
de libération de l’Armée rouge en Europe orientale, à
minimiser l’importance de la victoire sur le fascisme,
qui n’aurait pas été possible sans l’Armée rouge.
L’autre critique qu’il leur a adressée était de dire
que leur demande d’équivalence entre nazisme et
communisme revenait à nier le caractère unique de
la Shoah. Le premier texte adopté en 2005 reconnaît,
finalement, la singularité de la Shoah. Mais cette
précision est beaucoup moins nette dans la résolution
de 2009.
Dix ans plus tard, quel impact a eu cette résolution
de 2009 ?
Un impact contradictoire. En 2009, les «
entrepreneurs de mémoire » de l’Est ont bien
obtenu la reconnaissance des victimes des crimes
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du communisme. Mais leur mobilisation a fait que
d’autres élus se sont mobilisés, issus du sud de
l’Europe notamment, pour faire reconnaître les crimes
du franquisme, de la dictature des colonels grecs
ou de Mussolini. La résolution dénonce donc tous
les régimes autoritaires et totalitaires : la cause
anticommuniste s’est diluée.
Après 2009, ils ont essayé de maintenir la question
des crimes du communisme en haut de l’agenda.
Ils ont réclamé à l’UE la création d’une cour
internationale, pour juger les anciens dirigeants
communistes toujours en vie, en rappelant que l’on
jugeait bien des anciens nazis de 90 ans. Ils ont aussi
proposé une harmonisation du contenu des manuels
scolaires pour évoquer l’histoire du bloc de l’Est dans
toute l’Europe. Mais ils ont échoué.
Une résolution a été adoptée en septembre dernier,
sur « l’importance de la mémoire européenne pour
l’avenir de l’Europe ». Qu’en pensez-vous ?
Oui, ces mêmes « entrepreneurs de mémoire »
essaient de saisir les opportunités offertes par toutes
les commémorations. Cette fois-ci, il s’agissait de
commémorer le 80e anniversaire du début de la
Seconde Guerre mondiale. Les élus mobilisés sont
surtout des députés d’Europe centrale et des pays
baltes.
Leur conception de l’Histoire place au centre le pacte
germano-soviétique Molotov-Ribbentrop du 23 août
1939, qui a conduit au partage de l’Europe centrale
et balte en zones d’influence entre l’Allemagne nazie
et l’Union soviétique. La nouvelle résolution fait
de ce pacte la cause directe de la Seconde Guerre
mondiale. Elle voit aussi, dans l’existence de ce pacte,
le signe d’une proximité structurelle entre les régimes
communiste et nazi.
On a tout de même l’impression que ces débats
mémoriels restent plus vifs dans les capitales à
l’Est, et plus éteints, aujourd’hui, à Bruxelles ?
Je pense aux polémiques suscitées par l’utilisation
du terme de camps de la mort polonais, ou par
la construction d’un musée de l’Holocauste en
Hongrie…
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Ces élus d’Europe de l’Est se sont rendu compte,
il me semble, qu’ils avaient atteint leur limite, dans
les instances officielles du Parlement européen. Et
qu’à part adopter des résolutions comme celles de
septembre dernier, leur capacité d’influence n’était pas
exponentielle. Mais la question est en effet présente
constamment, dans les débats nationaux.
Les enjeux mémoriels continuent aujourd’hui à
être instrumentalisés par les forces politiques en
concurrence à l’Est. Trente ans après la chute du
communisme, la question mémorielle ne disparaît
pas. On pensait dans les années 1990 que c’était
lié à l’ouverture des archives, au fait que la parole
pouvait enfin se libérer. Mais c’est aussi une ressource
politique très efficace.
L’UE a inauguré en 2017 une Maison de l’histoire
européenne, qui présente, à Bruxelles, l’histoire de
l’Europe et de l’UE. S’agit-il d’une victoire des
entrepreneurs de mémoire de l’Est ?
Non. Eux sont d’ailleurs très critiques de cette
Maison de l’histoire de l’Europe. Ils ont dénoncé
des partis pris pro-communistes dans la manière
dont l’histoire du bloc de l’Est est présentée. Avant
même l’ouverture de ce musée, l’eurodéputé polonais
Wojciech Roszkowski [élu de 2004 à 2009 – ndlr], par
ailleurs historien, a regretté que les racines chrétiennes
de l’Europe n’aient pas été assez mises en avant. Il a
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Amis de Mediapart, Société des salariés de Mediapart.
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aussi critiqué une présentation aseptisée de la période
communiste, qui n’insistait pas assez, selon lui, sur la
répression et les violences politiques.
La Maison de l'histoire européenne, dans le parc Léopold à Bruxelles © UE.
Et vous, qu’avez-vous pensé de la manière dont
l’UE met en scène son passé ?
Je trouve le projet assez équilibré. Dans la présentation
des années 1930, une symétrie très nette existe entre
l’Union soviétique de Staline et le régime nazi, comme
les deux faces d’une même pièce. Ce qui d’un point de
vue d’historien est problématique, et va plutôt dans le
sens des députés de l’Est dont nous avons parlé.
Mais la présentation de la période socialiste me paraît
très bien faite, complexe et nuancée. Une partie
consacrée à la vie quotidienne et aux loisirs rappelle
que tout le monde n’était pas au goulag, que ces
régimes avaient une certaine légitimité, que l’on ne
peut pas les considérer comme des parenthèses de
tyrannie totale, sans aucun soutien populaire.
Boite noire
Cet entretien a été réalisé le 25 octobre. Il a été relu, et
légèrement amendé, par Laure Neumayer.
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