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Marie-Claire Terrier
ERES | « Psychanalyse »
2011/1 n° 20 | pages 13 à 27
ISSN 1770-0078
ISBN 9782749213346
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-psychanalyse-2011-1-page-13.htm
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Dans ce poème, « l’art […] a peu de place », dit-il 2. Faisons confiance à cet « être
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Ce poème commente le « livre » qu’il offre à sa mère, c’est ainsi qu’il nomme l’al-
bum de photos, qu’il appelle des « images 5 ». L’idée est pour le moins originale, voire
surprenante, car ne figurent dans cet album aucune photo de personnes mais juste
des maisons classées par ordre chronologique du temps où y résida sa mère. Il tourne
une à une les pages et son poème s’attache à faire un commentaire en lien avec
l’image de la maison qui se présente. L’absence de personnages sur les photos et cette
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Peut-on ici dire en parlant de ces maisons qu’il s’agit du lieu de l’Autre, auquel
l’album donne une unité pour le moins factice ? Ou doit-on dire plus justement que
ce lieu de l’Autre, n’ayant pas été symbolisé, fait ici retour dans le réel ? Je m’y ris-
querai, m’appuyant pour ce faire sur la fin comme sur le début de l’enseignement de
Lacan. Mais de quel Autre s’agit-il ici ? S’agit-il de cet Autre que serait son inconscient,
son partenaire, ce avec quoi le sujet fait l’amour, ou s’agit-il de l’Autre de l’Autre, La
femme, Dieu, celui avec qui seul existerait le rapport sexuel 7 ?
La femme n’existe pas (La) et laisse donc le lieu où elle devrait être vide, dont il
y a nécessité qu’il soit occupé. Qui peut occuper cette place, à l’aube de la vie du sujet,
si ce n’est cette « pondeuse particulière » qu’est sa mère ? Elle est dans cette position
l’Autre préhistorique qui doit être symbolisée, assurant une assise à toutes les autres
symbolisations 8. Ce disant, le lieu de l’Autre ici évoqué par cet album serait, en cohé-
rence avec ce qui précède, le lieu occupé par la mère de Schreber en place d’Autre de
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6. À l’Assemblée de Paris.
7. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, transcription de J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005,
p. 127-128.
8. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 571.
9. L’ambiguïté de ce signifiant « Autre de l’Autre » introduit par Lacan tôt dans son enseignement et
repris tout au long de celui-ci a ici toute sa place, car il recouvre, me semble-t-il à la réflexion, deux choses
différentes que sont, au regard du langage, son incomplétude et son inconsistance. Cela rend parfois son
usage un peu acrobatique. La logique paranoïaque, telle celle d’un Schreber, tente de rejeter l’inconsis-
tance, là où Joyce joue avec, au bénéfice d’une complétude qui s’avère impossible, ce qui a comme consé-
quence, à mon sens, de poser une équivalence entre supplémentaire et complémentaire.
10. Ce savoir, en référence à la théorie des ensembles, on peut le nommer du non-savoir tel qu’il vien-
drait complémenter le savoir de l’Autre. On définit ainsi deux ensembles : l’ensemble A qui contient le
savoir mis en jeu par l’Autre du langage et l’ensemble non-A (A avec un trait au-dessus) qui contient le
savoir qui manque à l’ensemble A. Non-A se définit donc comme l’ensemble complémentaire de l’en-
semble A, mettant en jeu un non-Autre, qui renvoie ici à ce que Lacan nomme Autre de l’Autre dans
L’éthique de la psychanalyse.
11. J. Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 157 et 155.
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la forclôt […] en n’en faisant pas état ». L’on pourrait lire avec ce « en n’en faisant pas
état » les prémices de ce qu’il appellera une « forclusion de fait » dans le sinthome qui
se jouerait ici pour un autre signifiant que celui du Nom-du-Père, comme c’est le cas
pour Joyce. Forclusion de la Chose pour la science, car ce qu’elle vise est « le savoir
absolu », cet impossible savoir qui donnerait le sens de l’existence de ladite création
et « c’est quelque chose d’aussi énigmatique que la Chose qui se profile au terme de
la physique ». C’est là que l’hypothèse Dieu est au rendez-vous. Indémontrable, elle a
valeur d’axiome quand on y croit. Schreber, lui, a la certitude que Dieu existe, qu’il
est vivant, mettant en œuvre sur un mode délirant le discours de la science. Science
et connaissance se confondent, car ce qu’il énonce est la vérité.
12. J. Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73.
13. Mais la difficulté ici est que ce qui fera non-savoir pour l’enfant se divise en deux en ce qui concerne
la jouissance de la mère comme « Autre primordiale ». D’une part, il y a le savoir mis en jeu par l’in-
conscient de la mère, celui dont elle jouit et dont il pâtira, et qui suppose donc une mère vivante. Ce
pathos, qu’on peut dire aussi symptôme, il l’interprétera à la lueur de son fantasme et se forgera ainsi un
inconscient qui sera le sien et qui n’est donc pas celui de sa mère. L’inconscient de la mère, s’il y a, pose
donc un savoir qui est dans le champ de la mère et fait non-savoir pour l’enfant. Ce non-savoir, la cas-
tration venant du père viendra le recouvrir en posant un interdit de jouissance sur la mère, masquant de
la sorte l’incomplétude du langage. Nous sommes donc ici dans le registre de la jouissance phallique.
D’autre part, est aussi en jeu la jouissance féminine de la mère, non phallique. Elle lui est donnée à voir,
mais il n’en pâtit pas, elle lui est étrangère, ce qui suppose aussi une mère vivante. Cette jouissance reste
ininterprétable, ne faisant pas savoir dans le champ du langage pour la mère elle-même ; où s’introduit
là le versant de l’inconsistance du langage. Cela pose donc un autre savoir radicalement absent au-delà
de la castration. Il apparaît en leurre comme savoir complémentaire manquant dans le champ de l’en-
fant, donnant des assises potentiellement paranoïsantes à tout parlêtre, si par ailleurs il met en jeu une
jouissance supplémentaire dans le champ de la mère comme femme pas toute préoccupée par le phal-
lique. C’est sans doute en ce point que pourrait se lire le point de forclusion dans la névrose, relevé dans
le rapport pour les Assises du savoir du psychanalyste organisées par l’APJL le 6 février 2010.
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été suspendu, n’est pas qu’une métaphore, puisqu’il y séjourna neuf mois. Mais il ne
viendrait à l’idée d’aucun humain de dire qu’il est né d’un placenta, pas plus que d’un
spermatozoïde, comme le dit Lacan quand il reprend la question du père réel 14. Donc
le placenta est aussi une métaphore pour dire ce dont il va s’agir. S’il est dit celui de
la mère, il est en fait une production d’elle et de l’embryon, chacun en produisant la
moitié après la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde. Si l’un ou l’autre ne fait
pas son travail, il y a fausse couche. Après l’accouchement, il est enterré, voire brûlé,
belle métaphore du lieu définitivement perdu où une réelle symbiose était à l’œuvre.
La Chose une fois nommée, S(non-A) devient la « une femme » particulière qui
a donné la vie à l’enfant, sans qu’il sache en dernier ressort pourquoi elle l’a fait, la
découvrant aussi singulière, voire faisant cette découverte par le biais d’une autre
femme. Car, le sujet même parlé comme non désiré, le fait même qu’il soit né au lan-
gage suppose l’existence d’un désir inconnu à la mère elle-même – le vrai désir de La
femme dont la mère occupe la place. Sinon, c’est bien la science par la voie de l’or-
ganicité qui commande le ventre des femmes.
Dans cette perspective, chaque mère, si elle ne se prend pas pour Dieu, est donc
supposée recéler une part du savoir de La femme, dont elle est la messagère, porteuse
d’une lettre qui le contient, tel l’ange biblique. Pour connaître le savoir de Dieu, il
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14. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.
15. J. Lacan, « Préface », dans F. Wedekind, L’éveil du printemps, Paris, Gallimard, 1974.
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Pour l’enfant, le messager de Dieu, l’ange qu’est sa mère au début de sa vie, dont
la question du sexe reste en suspens, aurait compris le contenu de toute la lettre ; c’est
la position supposée à la mère quand elle occupe la place de La femme comme Autre
primordiale, place dont elle chutera doublement, d’une part comme castrée et d’autre
part comme étrangère. Mais deux possibilités peuvent aussi se présenter. Soit la mère
se prend réellement pour Dieu, ce qui n’est pas, me semble-t-il, le cas de la mère de
Schreber. Soit, deuxième possibilité, Dieu choisit un prophète à qui il révèle l’entièreté
de son savoir, ce qui lui permet de comprendre aussi le contenu de toute la lettre dont
il se fait le lecteur, désupposant à l’ange-mère le savoir de le faire. La jouissance fémi-
nine comme ininterprétable passe à la trappe comme dans le premier cas. La femme,
ici rendue toute phallique, a le savoir sur l’objet a qu’est son enfant qui la fait jouir,
qui ici se transfère au prophète. Le prophète, figure donc de la vraie père-version.
Première lecture : ses persécuteurs désignés l’en empêchent, lui pompant son
savoir par voie de nerfs. Pour lui, les nerfs sont les supports de son savoir, de son être,
de son âme – son objet a délirant – vidés de leur substance. Meurtre d’âme donc.
L’objectif de ses persécuteurs est de le rendre idiot, débile. Vous traduirez, cela va de
soi, du côté de la paranoïa : le faisant devenir une femme, désupposée réellement de
son savoir, et qui ne se résume qu’à son nom. Une « mademoiselle Schreber », où Paul
devient Pauline, qui sonne comme une injure. Comme le « luder » des mémoires ou
le « saloppe » adressé à sa mère dans le poème – écrit en français avec deux p – et qui
arrive, surprenant, comme un cheveu sur la soupe (vers 380-381) ? Ne peut-on pas
aussi lire, comme le fait Lacan pour « luder », l’émergence dans ce poème de la langue
fondamentale, dont le français se fait le support comme langue qui lui est fondamen-
talement étrangère ?
Deuxième lecture : il est mort. Le nom propre qui est le sien, Daniel Schreber,
celui de l’état civil qui l’inscrit potentiellement dans la lignée paternelle, il l’a lu dans
le journal annonçant sa mort, temps où le savoir devient réellement réel, impossible
à savoir. On n’est pas, bien sûr, sans avoir repéré que le père et ses deux fils portent
le même prénom, où une confusion générationnelle peut prendre sa source. Ce nom
est effectivement paru dans un journal informant : « Le docteur Daniel Schreber est
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mort », mais c’était de son frère et auparavant de son père qu’il s’agissait. Un mort ne
se résume qu’à son nom s’il ne laisse en héritage aucun savoir transmissible. Ou si,
faute d’héritier à qui transmettre ce savoir, comme c’est le cas de Schreber, ce nom va
s’effacer de l’histoire à partir de laquelle une généalogie, à laquelle Schreber est atta-
ché, ne pourra se faire.
Troisième lecture : finalement Schreber comprend ce qui s’est passé, il est le seul
survivant sur Terre et pour la repeupler Dieu l’engrossera après sa transformation en
femme, de la même manière qu’il l’a fait pour la Vierge Marie, de façon miraculeuse.
De sa position de femme débile ou d’homme mort, il passe au statut de femme igno-
rante, « servante du Seigneur », aurait dit la Vierge Marie. Dieu l’a choisi pour être
cette femme particulière au vu de sa haute moralité ; il donnera naissance à de « nou-
veaux hommes nés de l’esprit de Schreber 16 ». Je traduirai qu’ici son père joue le rôle
du prophète absolu, inspiré par le Saint-Esprit, dont les dires sont la vérité, infaillible,
comme le pape en quelque sorte – Saint Père. Ce père, rappelons-le, le jour de la confir-
mation de ses enfants, leur écrivait une lettre intitulée « Paroles paternelles ». Malade,
il avait préparé ces missives en prévision de sa mort, pour qu’elles fussent données ce
jour-là à ses filles non encore confirmées. Elles leur furent données par leur mère 17.
Donc les enfants tels que son père les a conçus dans son discours et dans ses
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Mais si sa mère est réellement l’Autre de l’Autre, il n’y croit pas plus, puisqu’elle
n’a pas su choisir le bon prophète, ni elle-même faire des enfants qui lui conviennent.
D’où me semble-t-il le dédoublement de Dieu dans son délire : Autre et Autre de
l’Autre, qui s’inscrit dans le mode de relation entre ses parents et est lisible dans ce
poème – je tâcherai de dire pourquoi. N’ayant été symbolisés ni l’un ni l’autre, ils font
retour dans le réel. D’où la difficulté de Schreber dans son délire pour rendre compte
de l’omniscience de Dieu. Perspicace, il voit bien que quelque chose ne va pas dans
16. Je me suis assurée de la traduction de ce passage et des autres que je cite dans ce texte auprès de
Gabrielle Gimpel, ne trouvant pas la même dans les mémoires et dans le cas repris par Freud.
17. H. Israëls, Schreber, père et fils, Paris, Seuil, Paris, 1986.
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cette omniscience attribuée à son Dieu dédoublé qui ne fait qu’Un, sinon à dire qu’il
a été trompé. Il se donne du mal pour l’expliquer et, bien qu’il s’applique à le faire,
il reconnaît modestement qu’il lui manque des données. C’est son point d’ignorance.
Ce qui intéresse en dernier ressort un sujet, c’est ce qu’il fait sur Terre ; ce qu’il
cherche, c’est une réponse au vrai pourquoi qui lui dirait en vérité pourquoi cette
pondeuse particulière qu’est sa mère lui a donné la vie. Cette pondeuse particulière,
on peut donc l’appeler une femme de La femme qui n’existe pas. Femme particulière
rendue Une qu’est sa mère qui occupe la place vide de La femme. De cette place la
mère va parler, messagère du savoir de Dieu, et ce qu’elle dit est parole divine, du
moins pour un certain temps, faut-il encore que, cette Une, il puisse l’identifier.
Nous avons là un Un qui n’est pas l’Un phallique, commente Lacan. Le signifiant
qui nomme cet Un est celui qui permet de symboliser l’Autre primordial, la Chose,
que je nomme quant à moi non-Autre, c’est ce que je tente de soutenir. Dans la lalan-
gue qui est la nôtre, ce signifiant, me semble-t-il, est celui qui s’énonce sous le vocable
de « maman », qui est le plus souvent le premier mot que dit un enfant et qu’il
n’adresse, dans le meilleur des cas, qu’à une seule femme. Pour que ce « maman »
tienne la route, il faut qu’il puisse permettre au sujet d’écrire un discours de jouis-
sance qui est celui de l’amour, qui permet l’émergence d’une femme imaginaire qui
est en somme la femme de rêve, l’Une qui ne serait pas frustrante, avec laquelle une
harmonie parfaite serait de mise. En effet, à cette nomination qui la fait Une répon-
dra un signifiant primitif venant de la mère qui rendra le sujet unique, qui le fera
compter pour Un.
Ce signifiant est à mon sens celui qui prénomme, voire surnomme l’enfant, ins-
tallant l’amour dans la réciprocité, dans une synchronie signifiante. À Paul répond
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Maman, à Maman répond Paul. Pour que ce discours soit possible à écrire, il faut que
la mère puisse prendre cette place de la « maman de l’amour », telle que la nomme
Pierre Bruno, nomination à laquelle j’adhère sans réserve, que je situerai là. Il me
semble que pour cela deux conditions s’imposent. Il faut qu’elle soit reconnue en cette
place par un tiers qui ne la lui conteste pas, qui la laisse materner tranquillement son
petit, lui supposant suffisamment de savoir pour le faire, et qu’à cette place celle-ci se
soit préalablement supposée suffisamment de savoir pour le faire, pour l’un comme
pour l’autre dans l’aimance et non dans l’indifférence, voire la rivalité. Ce tiers, c’est
le père, qui interdira par la suite à l’enfant l’accès à la mère comme objet sexuel. Sans
ce tiers qui intervient donc très tôt, le discours de l’amour ne peut pas s’écrire, sinon
à inscrire l’amour dans le seul registre de l’attachement, dont il ne pourra pas se déga-
ger. L’écriture de ce discours permet à l’amour de suppléer à l’absence de rapport
sexuel, qui n’existe qu’avec Dieu ou avec la mère mise en cette place. Si l’Autre pri-
mordial n’est pas symbolisé, qui n’est pas ici la mère symbolique qui apparaîtra elle
comme frustrante, elle reste la Chose réelle, La femme réelle.
La Chose, c’est vrai, dans tout ce que j’ai pu lire, est toujours renvoyée du côté
du seul réel, ce qui n’est pas aussi net chez Lacan. Mais il me semble qu’elle peut se
décliner dans les trois registres avec la lecture que j’ai tenté de faire : femme réelle
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Qu’en est-il pour Schreber ? Il me semble que pour lui la Chose n’est pas sym-
bolisée. Il n’y a pas pour lui de « maman de l’amour ». Face aux coups durs de la vie,
c’est là que le sujet vient se nicher, un homme pouvant tout aussi bien venir s’y sub-
stituer pour une femme ; dans son homme, en deçà de son père qui la masque, elle
peut aimer sa mère, ce que l’on ne dit pas beaucoup. Face à ses défaillances, face à
son impuissance à répondre du Nom-du-Père, après la culpabilité qui en découle
– celle de ne pas être à la hauteur de ce qu’il suppose que l’Autre attend de lui, de ne
plus être aimable pour le père –, c’est dans ce lieu de la mère que le sujet vient se res-
sourcer, car, pour cette Une-là au moins, il a la certitude de rester aimable. C’est de
cette façon seulement, me semble-t-il, que peut s’énoncer que de la mère on est sûr,
sinon à retomber dans l’organicité. Pas besoin quand la symbolisation a fait son
œuvre de bras réels, même si parfois il peut être réconfortant de trouver ceux de ceux
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qu’on aime. Cela se dit tout bêtement pour un sujet, passé le moment de déconfiture :
d’accord, sur ce coup-là j’ai été nul, mais je ne suis pas fondamentalement si nul que
ça quand même, pas nul au point d’être jeté à la poubelle, d’être mort comme sujet,
ce n’est pas la fin du monde, de mon monde. Ici, même si le sujet ne le sait pas, la
maman de l’amour est à l’œuvre.
Après les élections où il s’est fait magistralement évincé par son adversaire de
cette place où il aurait pu se croire réellement aimable pour tous, Schreber rencontre
la castration symbolique ; la culpabilité de ne pas avoir été à la hauteur ne peut se
mettre en œuvre, faute du Nom-du-Père, l’hypocondrie prend le relais. Je proposerai
de la lire comme une écriture délirante du discours de la haine qui fait retour dans
le réel de son corps. Il vient alors se réfugier chez sa mère ; ce n’est pas dans ses bras
qu’il se jette mais par la fenêtre qu’il tente de se jeter. Si, après son deuxième inter-
nement, alors que son délire est bien en place, c’est chez elle qu’il réside quelque
temps, on peut se demander s’il ne tente pas d’éviter ainsi, avec la présence de sa
mère, toute rencontre avec la Chose réelle.
Quand Schreber écrit ce poème, qui nous est parvenu en France en 1986 et que
ni Freud ni Lacan n’ont eu la chance d’avoir à leur disposition comme nous, il n’est
pas fou, mais il n’en reste pas moins psychotique, paranoïaque, et cette seule petite
phrase, me semble-t-il, en témoigne. Il n’est pas guéri de sa psychose, il compose avec.
C’est je crois ce qui m’a déterminée à partir de ce poème écrit à un moment où, comme
tout bon retraité qu’il est, il vaque à ses affaires et assiste à une fête de famille et ne
semble pas délirer. Bien sûr je savais avant de lire ce poème qu’il était paranoïaque,
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On remarque d’abord qu’il ne prend pas le risque de faire ressurgir son père
comme père, de faire appel au Nom-du-Père, dirions-nous. En effet, si de son père il
va dire quelque chose, ce n’est pas en position de père qu’il va le mettre, il en parlera
dans le rapport amoureux de sa mère avec lui. Nulle part dans ce poème ne seront évo-
quées les visées missionnaires de celui-ci mises en œuvre à travers les différents démé-
nagements. Jamais il ne dira « mon père » ou « notre père », mais il dira en parlant
de lui à sa mère « ton époux ».
Il va donc dire pour elle et elle seule ce que ces vieilles demeures représentent.
La formulation fait tendre l’oreille. Il ne dit pas qu’il va expliciter ce qu’il pense
qu’elles représentent pour sa mère à travers ce qu’elle aurait pu lui raconter ou ce
qu’il aurait vécu avec elle, ayant subjectivé sur un mode névrotique quelque chose de
l’histoire de sa mère et de la sienne, mais il dit ce qu’elles représentent pour elle, ce
qu’elles représentent vraiment ; où me semble-t-il du réellement imaginaire est à
l’œuvre. La façon dont est rédigée la suite du poème le confirme ; s’en dégage la cer-
titude du savoir qu’il énonce, jamais mis en doute. Il se met en position de l’un qui
sait lire dans la tête de sa mère, dans le livre de sa mère qui serait son inconscient à
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À la fin de son poème (vers 396-411), Schreber ouvre pourtant une porte où
peut-être son lien propre à sa mère aurait pu se dire mais qu’il referme aussitôt. Il
commente deux images que le hasard lui a fait retrouver et qu’il choisit de mettre à
la fin du livre mais dont il ne veut pas « nommer les noms pour éviter l’interpréta-
tion ». Cela ne figure pas comme tel dans la traduction française, ce qui est bien dom-
mage. Interprété, il ne peut l’être que par un Autre menaçant qui fait retour dans le
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réel faute d’un « je » inconscient qui serait bien à lui, dont ici il évite le surgissement.
Il est donc impossible de comprendre de quel lieu il parle. Cela reste très mystérieux
pour le lecteur et s’énonce quasiment comme un secret entre lui et sa mère ; il espère
qu’elle ne sera pas fâchée qu’il en fasse ressurgir le souvenir avec ces images. Suivent
alors quelques vers incompréhensibles où il cherche une rime avec Kliszschen mis
entre guillemets dans le texte, signifiant que personne n’a su traduire. Gabrielle
Gimpel m’a indiqué qu’il s’agissait sans doute d’un surnom donné dans les cuisines.
Piste que j’aurais aimé suivre mais qui reste incertaine.
Schreber conclut qu’il met là ces images comme « morceaux du bon vieux temps
qui revient […] rien que pour le plaisir ». Je me suis demandé si l’on ne pouvait pas
lire là « la coalescence entre S de A barré et a », que Lacan, dans Encore, dit être le
principe de plaisir qui signerait une non-séparation de Schreber avec sa mère sur un
mode non symbolisé. Cette non-symbolisation de la non-séparation où s’inscrit l’atta-
chement immuable d’un enfant à sa « maman de l’amour », on pourrait la lire dans
un vers qui se trouve dans le poème qu’il écrit pour les 50 ans de sa femme, peu avant
son dernier et définitif internement 18. Il évoque la mort de sa mère de cette façon :
« Je ne suis pas non plus resté fils de ma mère. » Morte ou vivante, quand il y a eu
« une primitive symbolisation de la Mère », le sujet reste son enfant, elle reste pour lui
« une maman pour toujours », me disait une amie. Elle est la seule et unique maman
qu’il ait eue dont il garde des traces indélébiles, le réel de son symptôme. Ici, cela
s’écrit dans un « ou bien ou bien » radical : si elle est vivante il est son enfant ; si elle
est morte il ne l’est plus, le cordon se rompt réellement.
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Si l’on repère chez Schreber des moments où il est dans une position maniaque
et d’autres dans une position mélancolique, il n’est pas pour autant au niveau de la
structure ni l’un ni l’autre. Pour lui le discours de l’amour va s’écrire dans son délire
sur un mode très particulier, celui d’identifications réelles en référence à la relation
de son père et de sa mère, telle qu’elle a été ou telle qu’elle fut interprétée par lui.
Le jeune docteur est Daniel Moritz Schreber. Il a été l’élève du père de la mère
du président Schreber. L’année de leur rencontre, son père et sa mère ont perdu leurs
pères. Pour Schreber, son père est celui que sa mère choisit parmi tous les hommes,
car c’est le seul et unique homme qui lui convienne, le Vrai homme. Dans le com-
mentaire sur la maison suivante (vers 156-167), celle de la jeune mariée qui a quitté
le foyer de son père pour suivre son époux, il fait un lapsus de mémoire. Il signale une
« ombre » qui passe sur le bonheur conjugal qui se dissipe très vite – « Bientôt dans
la tombe vous vîtes le père ». Mort du père de sa mère dont il parle comme si c’était
aussi le père de son père avec ce « vous » surprenant aussi, qui tombe là, introduisant
une fraternité entre ses parents, à une date qui n’est donc pas la bonne. Ce n’est pas
un banal lapsus, car ici ne s’inscrit pas pour lui une substitution signifiante du père
par l’époux pour sa mère. D’homme pour sa mère il n’y en a bien qu’un et un seul,
son époux, qui pour elle prend réellement la place du père mort qui signerait s’il y en
avait encore besoin une forclusion du Nom-du-Père.
Ce jeune docteur lui « parle d’amour ». Je ferai juste ce petit commentaire. Parler
d’amour, les paranoïaques s’y entendent. C’est en soi une jouissance, rappelle Lacan.
Mais parler d’amour, est-ce aimer ?
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Dans la lecture que Schreber fait du rapport entre son père et sa mère, de désir
il n’y a pas, car l’un et l’autre se comblent dans un amour qu’il décrit comme fusion-
nel, ce que l’on ne retrouve pas dans la manie, la mélancolie et la schizophrénie. Ici
son père et sa mère font Un. Autre de l’Autre et Autre sont confondus, ce qui est bien
l’embrouille paranoïaque qui posera dans cette logique l’équivalence entre non-A et
A barré – Lacan sur le sujet n’a pas vraiment tranché me semble-t-il. Schreber parle
de ses parents comme de « deux cœurs qui battent à l’unisson » et plus loin il écrit :
« Si deux cœurs se sont trouvés ce sont les vôtres et pour toujours jusqu’à l’éternité
[…] veuve depuis des lustres, tu portes encore le deuil. » Pas de place chez cette mère
pour un autre amour que celui de cet homme unique et irremplaçable. Comment
dans cette conjoncture seulement imaginer être le phallus qui lui manque ? S’il y en
a un qui l’a réellement, c’est cet homme. Comment être aimable pour elle sinon à être
réellement identifié à son père, ce à quoi il échoue ?
Schreber dira plus loin (vers 292-297), parlant de la position de sa mère après
la mort de son père : « Après cela, la vie, quoique supportable, parut terne, le monde
semblait vide, désert et sans joie, charmes de l’existence et joie de vivre s’étaient
enfuis, chagrins et soucis s’amoncelaient. Amer coup du sort : la douloureuse mort
de ton fils. » Mort de son frère qu’il associe en direct avec la mort de son père alors
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N’est-ce pas dans cette perspective amoureuse seulement que l’on peut dire que
le rapport sexuel existe ? Il me semble que ce qu’il décrit de l’amour entre son père
et sa mère, voire de son frère, fait exister le rapport sexuel tel que Lacan l’avance. Un
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rapport qui peut se lire aussi comme incestueux entre un frère et une sœur, comme
je l’ai questionné précédemment – qui pourrait aussi se lire ailleurs dans son poème.
Alors, quelle est sa place à lui dans ce contexte ? Parlant de la maison où il est né,
il dit (vers 230-231) : « C’est par hasard que la photo est sur la liste », car la maison va
bientôt être démolie (sa mère a 90 ans !), et il ajoute : « Tu avais mis au monde deux
marmots. Un garçon et une fille étaient nés, mais la cigogne eut l’audace de revenir
avant même qu’on y songeât, et j’apparus en effet en personne […]. Un fripon, qui pro-
met plus qu’il ne peut tenir. » D’accord, il n’est pas poète, mais à 63 ans la métaphore
de la cigogne mériterait que l’on mette dans la marge : peut mieux faire. À moins d’y
lire autre chose. J’y lirai que c’est d’un ailleurs qu’il vient et non pas « de ce ventre-là »,
pas de celui de sa mère qui ici comme « pondeuse particulière » s’efface.
Alors d’où vient-il ? Dans les vers qui précèdent (224, 226 et 227), il explique ce
qui a présidé au déménagement de l’ancienne maison, devenue trop petite, vers celle
où il verra le jour : « Pour la première fois la douleur, stridente, frappe le jeune
couple. Mère mourut […] il fallut recueillir la sœur cadette. » Il ne dit pas « ta mère »,
mais « Mère », lui donnant une valeur de mère universelle. La « Mère » est donc celle
de sa mère, sa grand-mère qu’il n’a pas connue, qui pour lui est morte depuis tou-
jours. Si la mort du père est juste « une ombre » qui passe vite, la mort de la mère est
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Je me risquerai à avancer que cette grand-mère est celle qui occupe la place de
la Déesse blanche, la Grand-Mère, ici en position de femme réellement réelle, où du
réel apparaît dans le réel du vivant de la mère, une autre femme réelle morte, sa
grand-mère (la mort dans la vie). Autre Chose réelle dans la Chose réelle, l’Achose, la
vraie Chose, « Autre à jamais dans sa jouissance qui nous suspendra, nous 19 ». Dans
le lieu où réside la grand-mère ne parviennent nulles paroles si ce n’est les hurlements
ou les dires sans sens des vivants qu’elle laisse derrière elle dans l’enfer des morts
vivants bâclés à la six quatre deux. C’est le lot de ceux qui n’ont pas « une maman
pour toujours », morts avant d’être morts. La cigogne, messagère anonyme d’une
lettre sans contenu de la grand-mère, au ventre de laquelle il était suspendu dans un
ailleurs, le laisse tomber dans un lieu où il n’est pas attendu et où il ne fait pas vrai-
ment l’affaire. On peut se demander s’il n’est pas là réellement identifié à la sœur
cadette de la mère, dont personne n’a jamais entendu parlé, place de sœur cadette
qu’il aurait occupée s’il avait été une fille.
Peut-on dire, pour finir, qu’il tombe dans l’abîme d’un nid vide d’amour de la
part de sa mère pour lui ? Ce que l’on peut avancer en suivant son dire, c’est que, pas
particulièrement désiré par sa mère, il est de sa part l’objet de soins indifférenciés, il
n’est pas unique pour elle. Parlant des enfants de la clinique, venus eux aussi d’un
ailleurs, il écrit : « Tu veillais sur eux comme sur les tiens. » Beau dévouement certes
de la part de cette femme dans l’accompagnement sans faille de son époux. Ces sacri-
fices sont bien une preuve de son amour pour lui quand il tombe malade mais qui se
solde pourtant par sa mort, dit-il. Cadavre qui traîne d’autres cadavres derrière lui
dont elle jouit encore, elle qui, aux dires de sa fille, fit disparaître le jour même de sa
mort tout ce qui pourrait le lui rappeler vivant. Mère dont la façon d’aimer ne permet
pas au sujet d’échapper à la mort sinon à être réellement immortel ou à être reconnu
dans une place qui le rendra unique : celle d’une femme extraordinairement particu-
lière de La femme, qui donnera réellement à cette femme qui n’existe plus le phallus
qui lui manque par le biais des nouveaux hommes nés de l’esprit de Schreber et à qui
il donnera naissance.
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