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SAINT JÉRÔME, DE LA TRADUCTION INSPIRÉE

A LA TRADUCTION RELATIVISTE

Scrupuleusement orthodoxe dans ses convictions théologiques,


mais innovateur en matière scientifique, Jérôme a vécu une bonne
partie de sa vie dans une ambiguïté dont il s’est mal arrangé. Son
irritabilité notoire, s’accommodant peu de cet inconfort, a donné
un ton très personnel à une polémique aux implications séculaires.
A partir de 390, sa méditation et son énergie se sont concentrées
sur une préoccupation essentielle : révéler au monde chrétien de
langue latine la façon dont « les Hébreux » avaient transmis et
compris la Bible. Le cœur du problème de la traduction biblique
est désormais, pour lui, bien défini : pour ou contre la « vérité
hébraïque »? Mais les chrétiens de son époque, dont l’attachement
à la première traduction de la Bible était si grand que certains
croyaient trouver dans ce texte grec l’original lui-même, voyaient,
eux, les choses sous un angle différent; la question fondamentale
était pour eux : pour ou contre les LXX interprètes?
Jérôme n’était pas complètement isolé dans ses convictions,
puisqu’il est parvenu à réunir un petit cercle de partisans fidèles.
Il faut dire néanmoins que, pédagogue dans l’âme mais d’un
naturel peu patient, il ne supportait que les élèves doués, pour
lesquels son dévouement était d’ailleurs illimité. C’est pour le
«lecteur averti» (prudens lector) qu’il écrit et enseigne, qu’il
traduit et commente les textes sacrés. Imaginons que, tourmenté
par certains doutes et mû par une grande audace, un de ces « lec-
teurs avertis » soit venu à Bethléhem demander à Jérôme des
éclaircissements sur des points lui paraissant nébuleux. Nous avons
conservé l’anonymat de cette courageuse personne, que nous
appellerons simplement P. L. (prudens lector) et nous nous sommes
permis d’ajouter entre parenthèses les réflexions que ce dialogue
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peut suggérer au lecteur averti actuel 1. La nuit est déjà tombée :


le savant docteur n’a pas voulu distraire trop de son temps précieux
dans la journée. Nous voici dans la bibliothèque du couvent, dont
Jérôme a accepté d’ouvrir la porte à ce pèlerin de qualité. La
conversation bat déjà son plein.
P. L. — Je ne doute pas de votre croyance dans l’inspiration
des Saintes Écritures, mais...
Jér. — J’espère bien que vous n’en doutez pas ! Voilà si long-
temps que je vous le répète : je ne suis pas assez ignare ni assez
rustre pour croire qu’il faille corriger quelque chose aux paroles
du Seigneur, ou penser qu’elles ne sont pas divinement inspirées.
Chaque phrase, chaque syllabe, chaque accent, chaque point dans
les divines Écritures est plein de sens. L’ordre des mots lui-même
est un mystère. Aucune contradiction, aucun mensonge dans
l’Écriture, du moins dans le texte original 2.
(Nous — Aucun doute ici sur la sincérité de Jérôme dont il nous
donne de nombreux autres témoignages, quoiqu’il n’expose nulle
part une théorie de l’inspiration.)
P. L. — Précisément, c’est à propos de la traduction et non du
texte original que je me demande ce que vous pensez exactement.
J’ai cru comprendre que vous avez émis des doutes quant à la
valeur des LXX interprètes.

PL : Patrologia Latina. — CCSL : Corpus Christianorum Scriptorum Latinorum.


1 Nous avons rassemblé ici un ensemble de témoignages tirés surtout des œuvres
de Jérôme lui-même. Nous donnons en note le texte de ces citations. En ce qui concerne
l’attitude de Jérôme vis-à-vis de l’inspiration de la LXX, le point de départ de notre
réflexion nous a été fourni par P. Benoit, Exégèse el Théologie, tome IÏI, pp. 69-89,
Paris, 1968 (voir notes 4, 13, 15, 18 et texte correspondant). Dans cette partie du
dialogue, nous avons tenté autant que faire se pouvait de présenter les réactions de
Jérôme dans l’ordre chronologique, afin de mettre en relief le durcissement progressif
de sa position par rapport à la LXX. Quant à l’attitude que nous considérons comme
relativiste en matière de traduction, elle est plus diffuse dans son œuvre.
On peut se rendre compte des questions que se posaient sur le problème envisagé
ici les « lecteurs avertis * contemporains de Jérôme, sur celles aussi qu’ils ne se posaient
pas, en se fondant sur les réactions de certains de ses correspondants, et notamment
Augustin. On peut également s’en faire une idée indirecte en examinant le contenu
des nombreuses apologies de Jérôme, trouvées au fil de ses préfaces, de ses lettres ou
de ses textes purement polémiques.
* Ep. 27, 1 (date : 384) : « Non adeo me hebetis fuisse cordis et tam crassae rusti-
citatis (...) ut aliquid de Dominicis verbis, aut corrigendum putaverim, aut non divi-
nitus inspiratum *. Comm, in Ep. ad Eph., 5 (PL 26, 517-537; date : 387-389)
< Singuli sermones, syllabae apices, puncta in divinis Scripturis plena sunt sensibus ».
Ep. 57, 5 (date : 395) : « Scripturis sanctis, ubi et verborum ordo mysterium est... ».
Nous reprenons la conclusion à L. Sanders, Études sur Saint Jérôme, Bruxelles, 1903,
pp. 187-190. Voir également in Dictionnaire de Théologie catholique, Paris, 1924 ;
vol. 8, J. Forget (article « Saint Jérôme *), col. 927-958.
TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE ? 201

Jér. — Moi, des doutes?


P. L. — N’avez-vous pas critiqué leur traduction?
Jér. — Moi, critiquer la traduction d’hommes pénétrés du
Saint-Esprit 3?
P. L. — C’est la première fois que je vous entends parler du
Saint-Esprit à leur propos. Pourriez-vous préciser un peu votre
pensée?
Jér. — ...
(Nous — C’est la première et la dernière fois que Jérôme a
proféré une telle affirmation. La croyait-il d’abord fondée et ne l’a-
t-il que peu à peu désavouée ? A-t-il fait ici une concession de pure
forme à une idée qui était si chère à l’Église 4?)
P. L. — Pourtant, je vous assure, j’ai lu dans vos ouvrages
que souvent vous récusez leur traduction !
Jér. — Ah ! Je comprends maintenant de quoi vous voulez
parler! C’est le texte vulgaire des LXX que j’ai parfois critiqué.
Mais il se trouve que j’ai pu consulter grâce au travail d’Origène, le
vrai texte de leur traduction, celui qui n’a pas été corrompu, celui
dans lequel on peut voir les obèles et les astérisques ajoutés de la
main du grand savant. C’est ce texte que j’ai donné aux hommes
de ma langue. M’en fera-t-on grief? Je corrige des erreurs et on me
traite de faussaire ! On n’a qu’à interroger n’importe quel Hébreu,
et l’on verra si j’ai menti 5.*

* Praef. in Paralip. (PL 29, 402 A ; date : 389-392) : « Nec hoc Septuaginta inter-
pretibus, qui Spiritu Sancto pleni, ea quae vera fuerant, transtulerunt, sed scriptorum
culpae ascribendum, dum de inemendatis inemendata scriptitant... ».
* Cf. P. Benoit, op. cil., p. 82, n. 5.
5 Nous résumons dans la plus grande partie de cette tirade de Jérôme le contenu
des préfaces de ses révisions hexaplaires ainsi que des explications qu’il donne dans
la lettre 106 à propos du Psautier. Jérôme s’est appuyé dans son travail sur les Hexaples
qu’il a consultés à Césarée, mais surtout sur la recension origénienne de la LXX,
c’est-à-dire l’édition critique dont le texte figurait — moins quelques retouches —
dans la cinquième colonne des Hexaples, mais circulait aussi isolément ; cette édition
était évidemment de maniement plus facile que l’énorme synopse et présentait l’avan-
tage d’être munie des fameux signes diacritiques (obèles et astérisques) montrant les
additions et les omissions de la traduction par rapport à l’hébreu. Jérôme a fait souvent
allusion aux signes diacritiques, pour lesquels il éprouvait une sorte de fascination
et en a expliqué la signification à maintes reprises dans les préfaces de ses révisions
hexaplaires, dans la lettre 106, dans sa correspondance avec Augustin.
Voir aussi, praef. in Job ex LXX (PL 29, 61-62; date : 389-392) : «corrector
vitiorum falsarius vocor... » ; praef. in Paralip. iuxta LXX (PL 29, 403-404 ; même
date) : « Si quis in hac interpretatione voluerit aliquid reprehendere, interroget
hebraeos (...) et tune nostri labori, si potuerit, detrahat ». Cette apostrophe revient
fréquemment chez Jérôme, avec de légères variations dans la formulation.
202 COLETTE ESTIN

P. L. — Pas du tout ! Votre édition du Psautier, par exemple,


avec ses obèles et ses astérisques est au contraire très précieuse et
je suis convaincu que vous nous avez fait connaître de cette façon
la véritable traduction des LXX. Mais je voudrais savoir, maître,
pourquoi vous l’avez abandonnée pour faire un autre travail*.
Jér. — Je ne l’ai pas abandonnée. J’ai fait un autre travail,
voilà tout.
(Nous — A partir du moment où Jérôme s’est rendu compte
qu’il n’emporterait pas la conviction générale à propos de la vérité
hébraïque, il s’est enfermé, au cours de sa polémique, dans ce
genre d’affirmations. Ainsi, par exemple, il ne tranchera jamais
entre ses révisions hexaplaires et ses traductions d’après l’hébreu.)
P. L. — Pourtant...
Jér. — Décidez une fois pour toutes si vous me croyez de bonne
foi ou non 7 !
P. L. — Mais...
Jér. — Vous aussi, vous voulez me faire chanter ma palinodie 8?
P. L. — Oh, non !
Jér. — On me force à dire toujours la même chose : je n’ai rien
contre les LXX 9 !
P. L. — Mais il se trouve certaines personnes pour penser que...
Jér. — Des envieux ! des chiens ! Je suis harcelé par des chiens 1°.
P. L. — Croyez bien que je vous posais ces questions sans idée
préconçue et simplement parce qu’elles m’ont souvent troublé.•
• C’est la réaction par exemple d’Augustin, que celui-ci exprime dans la lettre 56.
Augustin, sous des formules respectueuses, marque en fait sa réprobation. La lettre 56
date de 394-395, mais de telles réactions avaient probablement été ressenties auparavant
déjà. La correspondance entre Jérôme et Augustin a fait l’objet de nombreuses études;
on trouvera une bibliographie chez F. Cavallera, Saint Jérôme, sa vie et son œuvre,
Louvain, 1922, tome I, p. 297, ainsi que dans la notice bibliographique du CCSL 72,
pp. xxiv-xxv, n°* 264 à 277.
’ Praef. in Sam. et Malachim (PL 28, 557-558 ; date : 389-392) : « Quae cum ita se
habeant, obsecro te lector, ne laborem meum reprehensionem aestimes antiquorum... *.
Dans cette préface, Jérôme supplie en somme qu’on le croie sur parole.
8 Ep. 102, 1 et 105, 4, à Augustin : « hortaris me ut παλινωδίαν super quodam
Apostoli capitulo canam * et « Si mea comminus dictas reprehendas et rationem
scriptorum expetas et quae scripserim emendare conpellas et ad παλινωδίαν provoces,
et oculos mi hi reddas, in hoc laeditur amicitia... ».
8 Praef. in Job (PL 28, 1079-84 ; date : 389-392) : « Cogor per singulos Scripturae
divinae libros adversariorum respondere maledictis, qui interpretationem meam
reprehensionem LXX interpretum criminantur ».
18 L’expression revient dans nombre de préfaces de Jérôme, qui traite ses ennemis
de chiens aboyant, à la morsure desquels il est perpétuellement exposé. C’est sur le
compte de la jalousie qu’il met toutes les critiques qui lui sont adressées.
TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE ? 203

(Nous — Jérôme ne se résout jamais à avouer, du moins


publiquement, qu’il puisse en être ainsi. En attendant, il reprend
son calme et se rassied.)
P. L. — Je voudrais en venir à un point que nous n’avons pas
encore abordé : parmi les livres sacrés, quels sont au juste ceux que
les LXX ont traduits? Il me semble que vous avez fait jadis une
remarque bien intéressante là-dessus.
Jér. — Je suis heureux que vous vous en souveniez. J’ai déjà
expliqué plusieurs fois en effet que le roi Ptolémée n’a fait traduire
que le Pentateuque. Je n’invente rien : c’est Josèphe qui l’a dit.
D’ailleurs cette traduction est beaucoup plus fidèle à l’hébreu que
celle des livres faussement attribués aux LXX interprètes u.
P. L. — Cela donne en effet à penser. Mais pour le Pentateuque
du moins, l’histoire qu’on nous a rapportée des soixante-dix inter-
prêtes, chacun dans sa cellule...
Jér. — Vous n’allez tout de même pas prendre au sérieux cette
fable ! Relisez vos textes, voyons ! Aristée et Josèphe ne nous ont
rien dit de tel. Ils nous ont raconté au contraire que les traducteurs
se trouvaient tous ensemble 11 12 !
(Nous — Jérôme a milité à bon droit pour rétablir les deux
données précédentes de la lettre d’Aristée, que la légende posté-
rieure avait déformées 13. Il est frappant cependant de constater
qu’il est assez fidèle aux habitudes de l’époque pour parler toujours
des LXX au pluriel, même pour les livres dont il ne sait à qui
attribuer la traduction.)
P. L. — Mais nierez-vous que ces soixante-dix interprètes
étaient des prophètes?
Jér. — Des prophètes? allons donc ! (Il se lève et va vers un
coffre d’où il prend un volume.) Les prophètes, les vrais, vous avez
leur parole sacrée ici, dans les limites étroites d’un seul volume 1

11 Quaestiones hebraicae in Gen. (CCSL 72, p. 2; date : 389-392) : «... accedit ad


hoc quoque Iosephus, qui LXX interpretum proponit historiam, quinque tantum ab
eis libres Moysi translates retert, quos nos quoque coniltemur plus quam ceteros cum
hebraicis consonare ». Cf. également Comm. in Mich., 11, 9 (CCSL 76, p. 447 ; même
époque) et Comm, in Ez., v, 12 et xvi, 13 (CCSL 75, p. 60 et p. 179 ; date : 410-411).
‫ ״‬Praef. in Pent. (PL 28, 150-151 ; date : 398) : « Et nescio quis primus auctor
septuaginta cellulas Alexandriae mendacio suo exstruxerit, quibus divisi eadem
scriptitarent cum Aristeas (...) et multo post tempore Iosephus nihil tale retulerint :
sed in una basilica congregates contulisse scribunt ».
‫ ״‬P. Benoit, op. cit., p. 73, note 9.
204 COLETTE ESTIN

La prophétie est une chose, la traduction en est une autre. Dans le


premier cas, l’Esprit Saint est là, qui prédit l’avenir; dans l’autre,
l’érudition et la connaissance des langues sont seules à intervenir
pour expliquer et traduire 14.
(Nous — Il convient ici de remettre la pensée de Jérôme dans
son contexte historique. Si de nombreux Pères de l’Église ont cru
sans peine à l’histoire merveilleuse des soixante-dix (ou douze)
interprètes, si certains même ont renchéri sur ce beau conte,
beaucoup en revanche se sont gardés d’insister sur le côté fabuleux
de l’aventure. Ces derniers, qui sont parmi les plus grands, fon-
daient leur respect des LXX sur la qualité humaine et sociale des
auteurs. Ils ont d’autre part ressenti profondément l’importance
du fait, dans lequel ils ont vu de façon plus ou moins consciente un
effet de la Providence, que cette traduction avait ouvert au monde
païen le trésor des Écritures 15.)
P. L. — Mais si vous dites que cette traduction n’est pas
d’inspiration divine... car c’est bien ce que je dois comprendre,
n’est-ce pas?
Jér. — ...
P. L. — ... Si donc elle n’est pas inspirée divinement, comment
se fait-il qu’elle jouisse d’un tel prestige dans nos églises?
Jér. — Ne voyez là aucune contradiction. Je me suis toujours
dit que nous devions continuer à chanter dans les églises le texte
des LXX, car c’est la première traduction de l’Écriture qui ait été
faite, et cela avant la venue du Christ. Elle a été d’autre part
utilisée par les Apôtres, mais attention ! seulement lorsqu’elle ne
différait pas de la vérité hébraïque 16 !
P. L. — Que voulez-vous dire?
Jér. — Eh bien ! voyez les citations que font les Apôtres de
l’Écriture : quand il y a désaccord entre les LXX et la vérité
hébraïque, c’est toujours sur cette dernière qu’ils s’appuient. C’est
pourquoi, si je ne blâme pas les LXX, pour parler franc, je leur
préfère les apôtres17 !

14 Praef. in Pent. (cf. note 12) : « Aliud est enim vatem, aliud esse Interpretern.
Ibi Spiritus ventura praedicit ; hic eruditio et verborum copia, ea quae intelligit,
transfert ». Ep. 53, 8 : * Duodecim prophetae in unius voluminis angustias coartati... ».
14 P. Benoit, op. eit., pp. 70-80.
14 Ep. 57, 11 (date : 395) : « ...et tarnen iure Septuaginta editio obtinuit in ecclesiis,
vel quia prima est, et ante Christi facta adventum, vel quia ab Apostolis, in quibus
tarnen ab Hebraico non discrepat, usurpata » ; cf. également, ep. 121, Il (date : 407).
17 Praef. in Pent, (voir note 12) : « Non damno, non reprehendo Septuaginta sed
confidenter cunctis illis apostolos praefero ».
TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE? 205

(Nous — Cette affirmation de Jérôme est fausse du point de vue


de la critique textuelle. Le Nouveau Testament suit le plus souvent
la LXX sans se soucier de l’hébreu. Même s’il existe une divergence
substantielle entre les deux, il n’hésite pas à appuyer sur le grec
une affirmation de portée dogmatique. En outre, Jérôme a bien
garde de rappeler ce que son interlocuteur ignore ou ce qu’il a
oublié : dans sa préface aux Évangiles, Jérôme ne faisait pas
pas encore la réserve qu’il vient d’émettre. Il affirmait alors que
la LXX était « elle, la vraie traduction, celle que les Apôtres ont
approuvée », à la différence des autres traductions grecques :
opinion de jeunesse 18?)
P. L. — Voilà donc les raisons de votre réserve vis-à-vis des
LXX?
Jér. — Moi, j’ai dit quelque chose contre les LXX? Eux dont,
il y a tant d’années, j’ai donné le texte épuré à grand soin aux
hommes de ma langue, que j’explique chaque jour dans l’assemblée
de mes frères, dont je chante et médite sans cesse les Psaumes?
Je serais assez sot pour vouloir oublier dans ma vieillesse ce que
j’ai appris dans mon enfance? Tous mes traités sont tissus de leurs
témoignages... 1®.
(Nous — En effet, Jérôme, même après avoir récusé la valeur
absolue de la LXX, continue à la citer, bien que ce soit parfois,
nous dit-il, « contre sa conscience » 20.)
P. L. — Mais vous aviez dit que...
Jér. — ... que la traduction des LXX est utile aux églises, bien
entendu 21 !
P. L. — Mais pourquoi, si...
Jér. — Une traduction vénérable comme celle-ci, vous voudriez
cesser de la chanter dans les églises? Il n’en est pas question. Mais

»· P. Benoit, op. cit., pp. 8485‫־‬. Voir préface aux Évangiles {PL 29, 527 A).
11 Apol. in Ruf. II, 24 (PL 23, 448 A ; date : 401) : « Egone contra Septuaginta
interprètes aliquid sum locutus, quos ante annos plurimos diligentissime emendatos,
meae linguae studiosis dedi, quos cotidie in conventu tratrum edissero, quorum Psalmos
iugi meditatione decanto ? Tam stultus eram, ut quod in pueritia didici, senex oblivisci
vellem ? Universi tractatus mei horum testimoniis texti sunt... ».
*° CCSL 76 A, p. 539 : «... maxime cum et interpretationis varietate torquear et
adversus conscientiam meam cogar interdum Vulgatae editionis consequentiam texere ».
w Apol. in Ruf. II, 35 {PL 23, 456 c) : «... approbatur et Septuaginta interpretum
editionem quae legentium vetustate flrmata est, utilem esse Ecclesiis ».
206 COLETTE ESTIN

la vérité hébraïque, les érudits se doivent de la connaître, je l’ai


toujours dit “.
P. L. — Mais je ne comprends pas exactement...
(Nous — Nous non plus d’ailleurs, ou plutôt nous craignons
de trop bien comprendre.)
Jér. — Je ne vois pas où réside le problème pour vous. Mais
surtout je ne puis plus me contenir; comment se fait-il que vous
n’ayez pas encore abordé le seul sujet qui en vaille la peine : la
vérité hébraïque ! Depuis le temps que je m’efforce de la révéler
aux hommes de ma langue, je ne comprends pas que si peu reconnais-
sent ce principe éclatant, ni qu’ils s’obstinent à boire l’eau des
ruisseaux, alors que je leur donne la possibilité de remonter à la
source. Ah ! mon très cher frère ! la vérité hébraïque ! Oui, je dois
vous le dire et le redire : au fil des années, elle est devenue pour moi
la forteresse où j’ai pris l’habitude de me réfugier 23.
P. L. — Il existe donc une si grande différence entre la vérité
des LXX et la vérité hébraïque?
(Nous — A notre connaissance, personne n’a jamais objecté
clairement à Jérôme que la LXX était elle-même une traduction
juive et qu’elle constituait de ce fait un témoignage important,
fût-il contestable, sur la vérité hébraïque. Sans doute, Jérôme
lui-même dit que la traduction a précédé la venue du Christ et
qu’elle a été faite par des Juifs, mais il ne dégage pas les consé-
quences de ce fait. Nous ne pensons pas qu’on doive pour cela le
taxer sur ce point d’hypocrisie. Ce silence est dû partiellement aux
limites contemporaines de la réflexion critique sur les textes
bibliques. Mais il nous paraît refléter clairement d’autre part l’état
de la polémique judéo-chrétienne à l’époque. Du côté des Juifs,
ne l’oublions pas, la publication de la LXX était désormais commé-
morée par un jour de jeûne et de deuil « en expiation pour le péché

M Ep. 106, 46 : ‫ י‬Hoc enim quod Septuaginta transtulerunt, propter vetustatem


in Ecclesiis decantandum est ; et illud (hebraica veritas) ab eruditis sciendum propter
notitiam Scriturarum >.
** Nous nous contentons ici de résumer la pensée de Jérôme. Il n’a cessé de déve-
lopper ce thème sous diverses formes à partir de 390 environ. On est frappé de son
enthousiasme et même de son émoUon quand il aborde ce sujet. Nous n’avons retenu
que deux images illustrant sa pensée : celle de la forteresse et celle de la source, qui
reviennent plusieurs fois chez lui. Cf. Comm, in Eccl. (CCSL 72 ; p. 249 ; date : 386-
387) ; ep. 72, 2 (date : 393) : « Et si quidem in his historiis aliter haberent Septuaginta
interprètes, aliter hebraica veritas, confugere poteramus ad soliia praesidia, et arcem
linguae tenere vernaculae ».
TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE ? 207

commis quand la Torah fut divulguée dans la langue des Goyîm »,


alors qu’au temps de Philon, elle était encore célébrée par des
réjouissances. Il est donc peu probable que les rabbins consultés
par Jérôme aient insisté sur l’origine juive de cette traduction M.)
Jér. — Mais voyez le livre de Job, le livre de Daniel et tant
d’autres textes ! Souvent il serait trop long de dire tout ce que les
LXX ont ajouté ou omis par rapport au texte hébraïque 25.
P. L. — A quoi doit-on attribuer de telles différences?
Jér. — J’ai maintes fois expliqué que les copistes ont gâté le
texte de cette traduction. (Il repose sur la table d’un mouvement
sec le stylet qu’il tenait machinalement.) Ah oui ! c’est intolérable,
on nous accuse de leur négligence 29 ! Et pourtant, vous avez pu
vous en rendre compte aujourd’hui, lorsque vous avez visité notre
humble demeure : vous avez vu à quel point nous veillons ici à ce
qu’ils travaillent dans de bonnes conditions. J’exige absolument
que le silence règne; eh bien ! vous avez vu, quand nous sommes
entrés dans la pièce, il y en a un qui a sursauté : je suis sûr qu’il
était en train de s’endormir27 !
P. L. — Ainsi, les copistes sont responsables de toutes ces
erreurs?
Jér. — Il ne s’agit pas toujours d’erreurs. J’ai souvent pensé
que les LXX, ayant précédé la venue du Christ, n’ont pas voulu
que Sa passion et Sa résurrection soient connues facilement des
hommes de leur époque. Peut-être d’ailleurs n’entrevoyaient-ils
eux-mêmes qu’imparfaitement la vérité 28.
(Nous — Jérôme emprunte cette idée à Eusèbe, qui lui-même
l’avait reprise à Origène. Pour ce dernier l’obscurité du texte sacré

" Cf. Philon, De vita Moysis, 11, 7, 41 et Talmud de Babylone, glose de Megillaih
Ta'anith, 50).
15 Déjà formulée dans les préfaces des traductions des livres de Job et de Daniel
(PL 28, 1079-84 et 1293-94 ; date : 389-392), cette critique deviendra de plus en plus
fréquente et vive dans les commentaires bibliques de Jérôme.
*· Cf. Praef. in Paralip. (PL 28, 1324 B - 1325 A ; date : 396) où Jérôme évoque
la trifaria varieiaa de la LXX (les recensions d'Hésychius, de Lucien et d’Origène),
voir aussi ep. 106, 2 ; Jérôme parle souvent des erreurs dues aux copistes, cf. E. Arns,
La technique du livre d'après Saint Jérôme, Paris 1953, pp. 68-69.
" Cf. ep. 106, 30 : «... vitium librarii dormitantis... » ; ep. 126, 2 : « silentio ac
librariorum sedulitate... ».
‫ ״‬Praef. in Pent. (PL 28, 151 A ; date : 398) : « Illi interpretati sunt ante adventum
Christi, et quod nesciebant, dubiis protulere sententiis * ; Praef. in Is. (PL 28, 772 B ;
date : 408-410) : « Concilio noluisse tune temporis Septuaginta interprètes fldei suae
sacramenta perspicue ethnicis prodere, ne sanctum canibus et margaritas porcis
darent ·.
208 COLETTE ESTIN

étant inscrite dans les desseins de la Providence divine, celle de la


traduction l’était évidemment a fortiori 2®. Mais Jérôme, doté d’un
tempérament nettement plus pragmatique que celui d’Origène et
peu porté vers d’amples considérations dogmatiques, ne retient
de cette vue d’ensemble que quelques éléments lui permettant de
justifier sa propre attitude vis-à-vis de la LXX.)
P. L. — Si j’ai bien compris, votre pensée est en somme la
suivante : cette vérité que les LXX interprètes n’ont connue ou ne
nous ont révélée que partiellement, c’est chez les Hébreux que
nous devons la rechercher?
Jér. — Exactement.
P. L. — Mais comment pouvons-nous les consulter?
Jér. — C’est bien simple : j’ai pu découvrir la vérité hébraïque
chez des traducteurs grecs postérieurs aux LXX : Aquila, Sym-
maque, Théodotion 3°.
(Nous — Jérôme n’a pratiquement pas donné de détails sur
ses maîtres hébreux et il a gardé un silence total sur l’identité
des rabbins qu’il a de toute évidence consultés de façon épisodique.
En revanche, il n’a ressenti aucune gêne à avouer sa dépendance
vis-à-vis des traducteurs juifs dont Origène avait collationné les
travaux.)
P. L. — Mais tout de même, ce sont des juifs; n’ont-ils pas...?
Jér. — Non, non, il n’y a pas d’inquiétude à avoir. Croyez-moi,
depuis longtemps j’ai bien vérifié l’édition d’Aquila, pour voir si,
par haine du Christ, la Synagogue n’a point fait de changement.
D’ailleurs le fait qu’ils soient juifs n’empêche pas que leurs tra-
ductions nous donnent souvent des témoignages plus clairs que
ceux des LXX sur notre Seigneur s1.
(Nous — Nous ne trouvons pas chez Jérôme d’explication plus
détaillée sur ce second effet de la Providence divine qui a permis
une révélation plus manifeste du christianisme, grâce à l’œuvre
de traducteurs qui n’avaient ;pourtant pas reconnu en Jésus*·

*· Cf. D. Barthélémy, Eusèbe, la Septante et « les autres », dans La Bible et les Pères
(Colloque de Strasbourg, 1-3 octobre 1969), Paris, 1971, p. 56 et p. 65.
·° C’est l’idée qui se dégage des préfaces des traductions de Jérôme d’après l’hébreu :
parlant de la vérité hébraïque, il la présente comme révélée par Aquila, Symmaque
et Théodotion.
11 D. Barthélemy, ibid. ; cf. ep. 32, 1.
TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE ? 209

Messie. Jérôme reprend ce point, comme le précédent à Origène,


par l’intermédiaire d’Eusèbe 32.)
P. L. — Et vous-même, vénérable maître, vous nous avez
transmis le travail de ces traducteurs?
Jér. — Bien plus, mon ami, je suis retourné au texte hébraïque
lui-même et j’ai bien veillé à consulter les exemplaires authen-
tiques 33 !
P. L. — Authentiques?
Jér. — Est-il besoin de le répéter? Les copistes ! On ne peut pas
se fier à ces gens-là ! Même en hébreu, ils vous mélangent les lettres
comme un rien.
(Nous — Jérôme, pas plus qu’Origène, n’envisage jamais la
possibilité de variantes réelles dans les leçons hébraïques.)
P. L. — En somme, vous devez (je dis vous, car je ne vois pas
qui d’autre dans notre monde latin en serait capable), vous devez
vous demander constamment si votre texte est exact?
Jér. — C’est bien cela, mais ce n’est pas tout. Il nous faut (je
dis nous, parce que vous êtes bien capable de le faire, mon ami, il
ne faut pas vous sous-estimer), il nous faut nous poser la question :
les auteurs des traductions latines que nous avons sous les yeux
ont-ils bien compris le texte grec?
P. L. — Comment, se pourrait-il que?...
Jér. — Vous ne sauriez imaginer ! Figurez-vous que les Latins
ont même commis des contresens sur la LXX ! Ainsi, au psaume
cxxvn, ils lisent « Tu te nourriras des travaux de tes fruits » au
lieu des « travaux de tes mains », parce qu’ils n’ont pas vu le double
sens du mot καρποί 34,
P. L. — C’est navrant ! Mais dites-moi, trouve-t-on beaucoup
de fautes de cet acabit?
Jér. — Non, mais il y en a de plus dangereuses encore, car plus
insidieuses. Par exemple, au psaume cxxxi, il nous faut dire la
vérité, Jacob n’a pas « prié » Dieu, il lui a « fait un vœu » ss.

" Ibid., p. 64.


** L’expression est familière à Jérôme ; cf. par exemple, CCSL 72, p. 218 : ‫ י‬Quod
autem sequitur, « Asaph psalmus « in veris exemplaribus non habetur ».
“ Ep. 34, 5.
·· Ep. 106, 79.
210 COLETTE ESTIN

(Nous — A ce stade, Jérôme est parvenu à deux conclusions


importantes : la responsabilité pleine et entière des traducteurs
latins et la multiplicité des traductions possibles.)
P. L. — Alors, il nous faut confronter les textes latin et grec?
Jér. — Oui, mais ici encore ce n’est pas tout. Je n’ai pas honte
à l’avouer, souvent je suis incapable de comprendre ce que les LXX
ont pu vouloir dire 3®.
(Nous — Cet aveu deviendra de plus en plus fréquent au fur
et à mesure que son propre travail de traducteur donnera à Jérôme
davantage confiance en lui-même.
P. L. — C’est extraordinaire ! Nous avons le droit, dites-vous,
de nous demander si le traducteur grec a bien compris l’hébreu?
Jér. — Vous progressez, mon ami; c’est bien la question. Nous
n’en avons pas seulement le droit, mais aussi le devoir.
P. L. — L’hébreu...
Jér. — Rien là qui doive vous effrayer : pensez que les saintes
femmes qui vivent dans ce couvent ont percé les mystères de cette
langue qui paraît stridente au début, mais finit par dévoiler aux
élèves studieux son élégante structure 3,.
P. L. (après un court silence) — Je vous serais tellement
reconnaissant, maître, si vous me donniez un exemple de vos
savantes réflexions. Tout cela est un peu flou pour moi.
Jér. — Volontiers. Tenez, on m’a récemment fait remarquer
qu’au psaume cxxix, à l’endroit où il est écrit : « A cause de ta loi,
je t’ai soutenu Seigneur», on trouve aussi «à cause de ton nom».
C’est vrai, il se trouve plusieurs exemplaires de cette sorte; mais
étant donné que nous aspirons à la vérité, nous devons dire avec
simplicité ce qu’il y a dans l’hébreu. Au lieu de « nom » ou de « loi »,
on lit THIRA, ce qu’Aquila a interprété φοβόν, c’est-à-dire « peur »,
Symmaque et Théodotion νομόν c’est-à-dire « loi », croyant voir
THORA à cause de la ressemblance des lettres iod et vav qui se
distinguent seulement par leur grandeur. La cinquième édition...
P. L. — La cinquième édition?...
Jér. — C’est une traduction anonyme collationnée par Origène.*·

*· Cf. par exemple : CCSL 73, p. 90 ; p. 132 ; p. 231, etc.


" Ep. 125, 12 : «...stridentia anhelantiaque verba...»; CCSL 73, p. 68 : «...elegans
structura sonusque verborum... ».
TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE ? 211

Ne nous attardons pas aux détails 88. La cinquième édition donc


a traduit « terreur », la sixième « parole ».
P. L. — Je suis un peu perdu...
(Nous — Ce n’est pas tellement étonnant, si l’on considère que
Jérôme présente ici trois séries de variantes : la leçon « peur »
qu’il attribue à Aquila et à laquelle se rattache apparemment
le mot « terreur » de la Quinta, reposant sur le texte THIRA, la
leçon « loi » adoptée par Symmaque et Théodotion et provenant
d’une lecture fautive THORA; quant à la traduction «nom» qui
lui a été soumise et dont l’existence est peut-être confirmée par
la Sexta (« parole »), Jérôme n’explique pas son origine. Le lecteur
à ce point devait se sentir bien désemparé. Nous-mêmes, qui dispo-
sons d’autres documents que lui, le sommes encore davantage, car
les données du problème sont plus complexes que Jérôme ne le
dit 89.)
P. L. (dont l’agitation grandit) — C’en est trop ! Vous dites
qu’on a des difficultés à trouver le sens du texte hébraïque même
quand on connaît la langue! Mais que faire? Je n’ose espérer
atteindre jamais le dixième du degré de votre science, maître !
Où trouverai-je des explications sur tout cela?
Jér. — Rassurez-vous. Vous avez à votre disposition des
commentaires. Ils expliquent les dits d’un autre, rendent mani-
feste par un langage simple ce qui a été écrit de façon obscure,
reproduisent les pensées de nombreux auteurs et disent : « Cet
endroit, certains l’expliquent ainsi, d’autres l’interprètent ainsi,
de telle sorte que le lecteur averti (et vous en êtes certainement
un), après avoir lu des explications diverses et appris ce qu’il y a à

‫ ״‬Sur le sens et l’emploi du mot edilio, voir E. Arns, op. cit. (note 27), p. SI.
Jérôme « emprunte * dans la très grande majorité des cas à Aquila et à Symmaque.
Par fidélité à Origène, son maître en matière d’érudition, il tient à mentionner le
nom de Théodotion dans ses préfaces, ses apologies et ses commentaires. Mais il ne
fait pas grand usage, sauf cas exceptionnel, de sa traduction, trop proche de la LXX.
Quant aux traductions anonymes, la Quinta et la Sexta, dans la plupart de ses préfaces
il ne se sent pas obligé de rappeler leur existence, il ne les cite que de façon épisodique
et ne s’appuie sur elles, là encore, que très rarement.
*· Voir ep. 106, 79. Le texte massorétique donne le verbe twr’ (« tu seras craint *).
Il est tout à fait improbable qu’Aquila ait rendu un verbe par un substantif — cela
serait totalement contraire à ses habitudes littéralistes. Il faut supposer une leçon
supplémentaire, mwr’. Il existait donc trois variantes : twr', mwrtwrh (THORA).
Il est intéressant de noter que Jérôme connaît le sens de la racine yr', mais qu’il inter-
prête à tort THIRA comme un substantif. D’autre part, la Quinta ne comporte pas
de substantif, mais on y trouve la traduction έπκρόβος Ιση, qui provient elle de THIRA
et que Jérôme a d’ailleurs reproduite dans le Psalterium iuxta Hebraeos, où il a traduit,
cum terribilis sis.
212 COLETTE ESTIN

approuver ou à désapprouver chez de nombreux auteurs, juge ce qui


est le plus authentique et comme un bon banquier rejette la fausse
monnaie » 40.
(Nous — Cette conception est inspirée à Jérôme par l’étude de
certains commentateurs grecs. De façon plus frappante encore,
elle se situe dans la ligne de l’exégèse rabbinique, pour laquelle il
n’est pas un verset de la Bible qui ne puisse être compris de deux
ou trois façons. Mais Jérôme utilise également les méthodes
exégétiques traditionnelles à son époque. Sans élaborer de véritable
théorie systématique, il reprend l’exégèse « à trois niveau » d’Ori-
gène, qu’il expose ainsi :)
Jér. — Il y a dans notre cœur une triple description qui est la
règle des Écritures. La première est de les comprendre selon le
sens historique, la seconde la tropologie, la troisième selon l’intelli-
gence spirituelle. Dans l’histoire, on garde l’ordre de ce qui est
écrit. Dans la tropologie nous nous élevons de la lettre vers des
considérations plus hautes; tout ce qui chez l’ancien peuple s’est
passé sur le plan charnel, nous l’interprétons sur le plan moral et
nous le tournons au profit de notre âme. Dans la contemplation
spirituelle nous allons au delà, vers des régions plus sublimes
encore; quittant les horizons terrestres nous dissertons de la
béatitude future et des choses du ciel 41.
(Nous — Cette définition apparemment claire est en fait très
ambiguë, car nulle part ne sont précisés les rapports entre les
différents niveaux de l’exégèse. On peut en outre s’interroger sur
la confusion présentée entre le sens historique et le sens littéral.
Il ne semble pas pourtant que parmi les contemporains de Jérôme,
habitués à ce genre de commentaires, le bien-fondé de la méthode
ait été mis en doute quand il s’agit d’élucider le sens du texte
biblique. L’interlocuteur est néanmoins demeuré longtemps pensif;
puis,)
P. L. — Si vous pouviez me montrer comment vous-même,
maître, procédez dans vos commentaires...

« Apol. in Ruf. I, 16 [PL 23, 409-410).


41 Ep. 120,12 ; sur l’exégèse patristique de la Bible, comparée à l’exégèse rabbinique,
voir R. Loewe, Midrashim and Patristic Exegesis of the Bible, dans Stadia Patristica,
vol. I, Berlin 1957, pp. 492-514.
TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE? 213

Jér. — Mais certainement. Prenez par exemple le psaume xliv42,


ce cantique dédié au très cher et à l’aimé, celui dont Isaïe chante
« Je chanterai un cantique à l’aimé de ma vigne » et l’Évangile
« Celui-ci est mon fils aîné, en qui je me suis complu; écoutez-le ».
Le psaume tout entier énonce les mystères de l’Église du Christ,
cette fille à qui Dieu a dit : « Écoute ma fille, regarde, tends ton
oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père ; et le roi convoi-
tera ton charme, car c’est lui qui est ton Seigneur et on l’adorera.»
Elle est appelée encore « fille de Tyr », en hébreu « fille du très
fort ». Le mot hébreu sor peut se traduire par « Tyr », « tribulation »,
« très valeureux » ou « très valeureuse », « silex », c’est-à-dire
« pierre très dure ». De là est venue l’erreur dans le passage que
nous étudions. En effet, Aquila, les Septante, Théodotion et la
cinquième édition ont traduit « Tyr », la sixième a reproduit le mot
hébreu sor, Symmaque κραταίαν, c’est-à-dire : très valeureuse »...
(Nous — Une fois de plus, il ne s’agit pas ici d’une erreur, mais
d’une divergence entre les leçons : sor (Tyr — texte massorétique)
et sûr (rocher), substantif dont Symmaque fait un attribut de la
princesse. Jérôme poursuit avec assez de désinvolture :)
Jér. — ... Quant à nous, c’est à Dieu que nous avons rapporté
ce même mot, en sorte que cette femme soit appelée « fille du très-
puissant » ou encore soit elle-même très puissante, parce qu’elle a
imité un père très puissant.
P. L. — En tout cas, je vois bien maintenant que je ne dois pas
tenir compte du sens « fille de Tyr » donné par les LXX, puisqu’il
est erroné, n’est-ce pas?
Jér. — Pas du tout : de même qu’avant la venue du Sauveur,
ceux qui étaient de Tyr, c’est-à-dire du peuple des nations et
désiraient être prosélytes, suppliaient ce riche qu’était le peuple
d’Israël et par ses soins étaient introduits dans le Temple, ainsi,
après la venue du Seigneur, tous ceux qui voudront croire vien-
dront vers la fille de Tyr et, en lui offrant les dons variés des vertus
et de la profession de foi au Christ, ils l’imploreront pour trouver
parmi les nations ce salut qu’ils ont perdu en Judée 43.
(Nous — Prenons la parole au nom du P. L. qui n’aurait pro-

“ Dans les Commentarioli in Psalmos (CCSL 72, p. 209), Jérôme donne du


psaume 44 une interprétation globale christologique, dans la lettre 65 il en fait une
étude exhaustive ; voir le passage cité ici § 18).
‫ ״‬Ep. 65, 18.
214 COLETTE ESTIN

bablement pas plus que ses contemporains demandé ici d’éclair-


cissements supplémentaires. Voilà validée par le commentaire une
interprétation que l’on pouvait considérer quelques instants plus
tôt comme définitivement rejetée par Jérôme. Soit pour infléchir
l’interprétation dans un sens bien déterminé, soit pour développer
l’application de son commentaire, soit pour adapter sa pensée à des
nécessités diverses — scientifiques ou homilétiques notamment —,
Jérôme peut éventuellement retenir des versions douteuses,
d’autres qu’il qualifie expressément d’inexactes, d’autres qu’à de
certains endroits il écarte de son commentaire et de sa traduction **.
Là non plus cette pratique ne semble pas susciter de commentaire
parmi ses contemporains. Très souvent d’ailleurs, le lecteur n’a ni
commentaire littéraire, ni choix définitif dans la traduction qui lui
permette de trancher entre des versions différentes.
Les cas de ce genre sont si nombreux que nous ne croyons pas
pouvoir les mettre tous sur le compte d’« amnésies ». L’effort de
Jérôme en matière de critique textuelle et littéraire, sa conception
des rapports entre exégèse et traduction nous ont suggéré une autre
hypothèse. Jérôme avait, nous le croyons, une attitude à la fois
positiviste et relativiste en matière de traduction. Au dossier du
positivisme, nous verserons les documents que nous avons examinés
montrant son refus de croire à l’inspiration de la LXX, son effort
pour établir un texte sûr, son exigence vis-à-vis de la traduction
latine. Nous pensons d’autre part pouvoir qualifier légitimement
de relativiste une réflexion qui entérine de façon concomitante des
traductions très divergentes 48. Ce relativisme existait et continue
d’exister dans le domaine de l’exégèse. Jérôme a accompli une
véritable révolution en le faisant passer dans celui de la traduction.44 *

44 Les exemples abondent. Ainsi, commentant le verset 14 du même psaume dans


la lettre 65, il retient pour appuyer son commentaire, une variante étrange esebon
(cogilaiiones), qui ne figurait ni dans le Psalterium Romanum, ni dans aucun ancien
psautier latin, que l’on ne trouve ni dans le Psalterium Gallicanum, ni dans le iuxta
Hebraeos (où figure ab intus, corrigé plus tard en inlrinsecus). Quand Jérôme cite ce
verset par la suite dans ses lettres, c’est toujours en employant ab intus (ep. 107, 7
et 121, 2) ou intrinsecus (ep. 130, 2).
Un autre exemple : au psaume 128, 4 figure dans le iuxta Hebraeos, laqueos, inspiré
par Aquila, Symmaque, Théodotion et la Quinta (,bwt). Mais dans le Gallicanum,
il avait traduit cervices (gbwt) la suite de la LXX. Dans les Tractaius in Psalmos
(CCSL 78, p. 272) postérieur au iuxta Hebraeos, c’est le texte comportant cervices
qu’il cite et commente.
** On voit son souci du respect de la tradition justement en ce qui concerne l’usage
liturgique des traductions latines décalquées sur la LXX (voir notes 21 et 22). Jérôme
reconnaît la valeur de la tradition dans le domaine de la liturgie, mais ne lui fait pas
de concessions quand il étudie et médite la Bible.
TRADUCTION INSPIRÉE OU RELATIVISTE? 215

Jérôme ne témoigne jamais d’attachement absolu à une tra-


duction déterminée, pas plus à l’une des siennes qu’aux traduc-
tions antérieures. Si nous tentons de dégager son attitude vis-à-vis
de ses propres traductions du climat polémique où elles ont vu le
jour, nous voyons que Jérôme ne se considérait pas lui-même
comme le traducteur par excellence. Le fait d’être un « homme
trilingue », phénomène à peu près unique dans le monde latin, lui
inspirait un orgueil légitime. Il avait à juste titre le sentiment
de remplir une mission capitale en révélant aux chrétiens de
langue latine tout un monde nouveau pour eux. Mais Jérôme, nous
semble-t-il, ne prévoyait pas qu’il serait consacré comme le tra-
ducteur officiel de l’Église romaine. Si cela s’est produit, c’est que,
parallèlement à l’idée qu’une traduction donnée était inspirée et
à l’encontre des vues relativistes de Jérôme, une autre forme de
pensée avait vu le jour, qui reposait sur la force de la tradition.
Rufin, par exemple, attaque Jérôme en lui opposant la valeur et
le poids d’une traduction déjà vieille de plusieurs centaines
d’années. C’est également sur la foi de la tradition que la tra-
duction de Jérôme sera intégrée dans la Vulgate. C’est la force de
la même tradition qui a engendré un certain nombre de traductions
en langue vernaculaire décalquant la Vulgate 46.)

La flamme de la lampe a vacillé. Les voix se sont éteintes.

Haïfa, 1980. Colette Estin.

46 Jérôme parle de la même façon de la vérité hébraïque comme si elle était une
et indivisible, alors qu’elle est représentée par plusieurs personnalités.
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