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La

notion de rapport au savoir commence à se répandre dans le champ des


sciences humaines. Elle attire l’attention sur le savoir comme sens et plaisir et
ouvre un espace de dialogue entre disciplines. Mais par là même elle court le
risque de devenir attrape-tout.
L’auteur, qui est l’un des « pères » de la notion, entreprend ici de lui donner
statut de concept. Ce faisant, il bouscule quelques idées reçues sur « les causes »
de l’échec scolaire et transgresse un tabou en avançant l’idée d’une sociologie
du sujet. Prenant appui sur une réflexion anthropologique, il explore diverses
« figures de l’apprendre » et propose plusieurs définitions du rapport au savoir.
Ce livre repose sur un pari : rien n’est plus utile que la théorie, dès lors qu’elle
parle du monde, en un langage accessible à tous.

Du Rapport au Savoir
Éléments pour une théorie

Bernard CHARLOT

Anthropos
Diffusion : Economica, 49, rue Héricart - 75015
Paris

Sommaire

Couverture

Présentation
Page de titre

Dédicace

INTRODUCTION

CHAPITRE I - « L’échec scolaire » : un objet de recherche introuvable

1. Les chercheurs et les objets soda-médiatiques

2. « L’échec scolaire » n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des élèves en

échec

CHAPITRE II - La reproduction, l’origine sociale et les handicaps sont-ils


« la cause de l’échec scolaire » ?

1. Les sociologies de la différence


2. L’origine sociale n’est pas la cause de l’échec scolaire

3. Les élèves en échec ne sont pas des handicapés socioculturels


4. De la lecture en négatif à la lecture en positif

CHAPITRE III - Pour une sociologie du sujet

1. Une sociologie sans sujet : Durkheim et Bourdieu


Durkheim
Bourdieu

2. Une sociologie de la subjectivation : Dubet

3. Le « fantôme d’autrui que chacun porte en soi » : une incursion chez

les psychologues

CHAPITRE IV - Le petit d’homme, obligé d’apprendre pour être : une

perspective anthropologique

1. Naître, c’est être soumis à l’obligation d’apprendre


2. Mobilisation, activité, sens : définition des concepts

CHAPITRE V - Le savoir et les figures de l’apprendre

1. Il n’est pas de savoir sans rapport au savoir

2. Les figures de « l’apprendre »

2.1. Les figures de l’apprendre : repères

2.2. Le rapport épistémique au savoir

2.3. Le rapport identitaire au savoir


2.4. Le rapport social au savoir

CHAPITRE VI - Le rapport au savoir : concept et définitions

1. Le concept de rapport au savoir

2. Le rapport au savoir comme objet de recherche


3. Les définitions du rapport au savoir

4. Rapport au savoir et désir de savoir


5. Rapport au savoir et représentation du savoir
6. Rapport au savoir et rapports de savoir

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

Notes
Copyright d’origine
Achevé de numériser

À Marie-Louise, mon présent
À Manon, mon surlendemain...

INTRODUCTION

Pourquoi certains élèves sont-ils en échec à l’école ? Pourquoi cet échec est-il
plus fréquent dans les familles populaires 1 que dans d’autres familles ? Mais
aussi : pourquoi certains enfants de milieux populaires réussissent-ils malgré tout
à l’école, comme s’ils parvenaient à se glisser dans les interstices statistiques ?
Telles sont, sous leur forme brute, les questions qui ont présidé à la naissance
de l’équipe de recherche ESCOL 2, en 1987, et qui, aujourd’hui encore, sont à
l’horizon de ses travaux. Pour tenter d’y répondre, ESCOL mène des recherches
sur le rapport au savoir et le rapport à l’école de jeunes fréquentant des
établissements scolaires situés en banlieue. Une première recherche a porté sur
les collèges et, dans une moindre mesure, sur les écoles primaires (Charlot,
Bautier et Rochex, 1992). L’équipe s’est ensuite intéressée aux lycées : Élisabeth
Bautier et Jean-Yves Rochex ont travaillé sur les lycées généraux et techniques,
et moi-même 3 sur les lycées professionnels ; ces recherches donneront lieu à
deux livres, actuellement en cours de rédaction.
Toutefois, il ne suffit pas de recueillir des données, encore faut-il savoir ce
qu’on cherche exactement. C’est encore plus nécessaire lorsqu’on aborde une
question ancienne d’une façon relativement nouvelle. Or, telle est précisément
notre ambition. Nous travaillons sur la question de l’échec scolaire, c’est-à-dire
dans un champ saturé de théories construites et d’opinions de sens commun.
Nous abordons cette question classique en termes de rapport au savoir et à
l’école. Or, si l’expression « rapport au savoir » tend à se répandre, on ne
dispose pas actuellement d’une théorie du rapport au savoir suffisamment bien
établie pour que la recherche puisse prendre appui sur des fondements solides et
stables. Lorsque les membres de l’équipe ESCOL présentent leurs recherches, en
interne ou à d’autres équipes, ou lorsque chacun d’entre nous travaille à
l’interprétation de ses données, la nécessité d’un approfondissement conceptuel
et théorique apparaît vite.
Nous avions remis cet approfondissement à plus tard car nous pensions plus
urgent de prolonger vers le lycée nos recherches antérieures sur l’école primaire
et le collège. Mais lorsque j’ai commencé à rédiger le livre sur les élèves des
lycées professionnels, il m’a paru indispensable d’expliquer pourquoi je posais
en termes de rapport au savoir des questions habituellement traitées en termes
d’échec scolaire, d’origine sociale ou même de handicaps socio-culturels. La
question n’est pas simple... et le texte a pris de l’ampleur ! J’ai ainsi construit,
sans en avoir eu initialement l’intention, un texte d’élaboration théorique 4 et ai
finalement décidé de le publier sous forme de livre.
Pourquoi étudier l’échec scolaire (ou la réussite) en termes de rapport au
savoir ? Que faut-il entendre exactement par rapport au savoir ? Telles sont les
deux questions, liées, qui sont abordées dans ce livre.
Le premier chapitre explique que « l’échec scolaire » est un objet socio-
médiatique que l’on ne saurait adopter tel quel comme objet de recherche : si
l’on veut analyser les phénomènes habituellement désignés comme « échec
scolaire », il faut construire un objet de recherche précis.
Le deuxième chapitre se penche sur l’objet que la sociologie de la
reproduction construit pour étudier l’échec scolaire : les différences entre
positions sociales. Il analyse également l’idée que l’origine sociale et les
handicaps socio-culturels seraient causes de l’échec scolaire.
Le troisième chapitre prolonge les analyses précédentes et amorce l’effort de
construction théorique qui suivra. Il avance l’idée d’une sociologie du sujet, à
partir d’une étude critique des travaux de Pierre Bourdieu, de ceux de François
Dubet et d’un livre récent que l’équipe de recherche animée par Jacky Beillerot a
consacré au rapport au savoir, dans une perspective psychanalytique.
Le quatrième, le cinquième et le sixième chapitres portent sur le rapport au
savoir, considéré comme un objet de recherche permettant d’étudier « l’échec
scolaire » autrement qu’on ne le fait classiquement. Le quatrième tente d’ancrer
le concept de rapport au savoir dans une approche anthropologique de la
condition du petit d’homme. Le cinquième est consacré aux diverses figures de
« l’apprendre ». Le sixième précise le concept de rapport au savoir et en propose
des définitions.
CHAPITRE I

« L’échec scolaire » : un objet de recherche


introuvable

Certains objets du discours social et médiatique ont acquis un tel poids


d’évidence que les chercheurs risquent de s’y laisser prendre. Il en est ainsi, par
exemple, de « l’exclusion », de « la crise de l’éducation » ou de « l’échec
scolaire », auquel nous nous intéresserons dans ce livre.
1. Les chercheurs et les objets soda-médiatiques
De tels objets renvoient toujours à des pratiques et à des situations et ils sont
censés rendre compte du « vécu » et de « l’expérience ». Les enseignants
reçoivent quotidiennement dans leurs classes des élèves qui n’arrivent pas à
apprendre ce qu’on voudrait leur faire apprendre, les dispositifs d’insertion
accueillent chaque jour des jeunes dépourvus de diplômes et parfois de repères :
dans ces conditions, comment nier « la réalité » de l’échec scolaire ? Il est exact
que de tels jeunes existent et que l’on rencontre de telles situations. Pour autant,
« l’échec scolaire » n’est pas un « fait », que « l’expérience » permettrait de
« constater ». L’expression « échec scolaire » est une certaine façon de mettre en
mots l’expérience, le vécu et la pratique – et par là même une certaine façon de
découper, d’interpréter et de catégoriser le monde social. Plus la catégorie ainsi
construite est large et plus elle est polysémique et ambiguë. Ainsi, la notion
d’échec scolaire est utilisée pour exprimer aussi bien le fait qu’un enfant ne
passe pas dans la classe suivante que le fait qu’il n’a pas acquis certains savoirs
ou certaines compétences ; elle réfère aussi bien aux élèves de Cours
préparatoire qui n’apprennent pas à lire en un an qu’à ceux qui échouent au
baccalauréat, voire en premier cycle d’université ; elle a même pris une telle
extension qu’une sorte de pensée automatique tend aujourd’hui à l’associer à
l’immigration, au chômage, à la violence, à la banlieue... Une notion à laquelle
on fait dire tant de choses et qui renvoie à tant de processus, de situations et de
problèmes, par ailleurs si différents, devrait apparaître comme floue et vague. En
fait, il n’en est rien : chaque manifestation de « l’échec scolaire », si différente
soit-elle des autres, tend au contraire à conforter l’évidence de la notion.
En effet, de tels objets de discours n’ont pas une fonction analytique, ce sont
plutôt ce que j’appellerai des attracteurs idéologiques. D’une part, leur évidence
leur permet de s’imposer peu à peu comme des catégories immédiates de
perception de la réalité sociale : « échec scolaire » est une clef disponible pour
interpréter ce qui se passe dans les classes, dans les établissements scolaires,
dans certains quartiers, dans certaines situations sociales. D’autre part, si ces
objets de discours ont acquis une telle évidence, si leur poids social et
médiatique est devenu si lourd, c’est parce qu’ils sont porteurs d’enjeux
professionnels, identitaires, économiques, socio-politiques multiples. La
question de l’échec scolaire renvoie à de nombreux débats : sur l’apprentissage,
certes, mais aussi sur l’efficacité des enseignants, sur le service public, sur
l’égalité des chances, sur les moyens que le pays doit investir dans son système
scolaire, sur la « crise », sur les modes de vie et de travail dans la société de
demain, sur les formes de citoyenneté, etc. Toutes les notions qui, ainsi, couvrent
des pratiques et des expériences fort diverses tout en bénéficiant d’une sorte
d’évidence, sont au carrefour de multiples rapports sociaux. En tant que notions-
carrefours, elles jouent un rôle d’attracteurs. En tant qu’elles sont inscrites dans
des rapports sociaux de nature diverse, elles se prêtent fort bien à un usage
idéologique : le débat sur l’échec scolaire comme inégalité sociale peut être
dévié vers la question de l’inefficacité pédagogique des enseignants... et
inversement.
Ces objets de discours qui sont devenus des catégories « évidentes » de
perception du monde et qui fonctionnent comme attracteurs idéologiques tendent
à s’imposer au chercheur. Celui-ci court en permanence le risque de se voir
« refiler » des objets socio-médiatiques comme objets de recherche – au sens où
l’on se fait « refiler » de la fausse monnaie (ou une maladie...). D’une part, il
semble indubitable que de tels objets existent et doivent être étudiés. D’autre
part, les enjeux que recouvrent ces objets et leur impact social et médiatique
induisent des demandes de recherche – et les financements qui les
accompagnent. On attendra donc du chercheur qu’il découvre « la cause » de
l’échec scolaire – tout comme on a pu découvrir le bacille de Koch ou le virus du
sida.
Face à cette demande, le chercheur accepte parfois de se conduire comme
« expert » – voire comme exorciste... 5. L’expert accepte l’objet qu’on lui
propose, la question qu’on lui soumet, et répond dans le langage de celui qui a
soulevé cette question. La caractéristique du chercheur est de questionner la
question qu’on lui pose, d’interroger les termes dans lesquels elle est formulée. Il
lui faut déconstruire et reconstruire l’objet qu’on lui propose et la question qu’on
lui soumet. C’est très difficile à faire, d’autant plus difficile que cet objet
apparaît souvent évident au chercheur lui-même et que celui-ci est pris, en tant
que personne privée, dans les enjeux idéologiques qui donnent une apparente
consistance à l’objet 6. En outre, l’objet de discours a souvent phagocyté les
résultats de recherches antérieures, de sorte que le chercheur croit y retrouver les
siens ; ainsi, les discours sur l’échec scolaire que tiennent aujourd’hui les
enseignants et les médias ont intégré, après transmutation, une part des
sociologies de la reproduction des années 60 et 70.
Le chercheur doit donc essayer de retrouver une certaine naïveté pré-
sociologique, pour se protéger contre les allant-de-soi – tout en sachant, s’il a lu
Bachelard et Bourdieu, que nul ne peut-être épistémologiquement et
sociologiquement vierge. Il essaiera de décrire les phénomènes, de façon fine et
en réduisant autant que faire se peut (et cela ne se peut jamais totalement) la part
initiale d’interprétation. Il donnera la parole à ceux qui sont engagés dans les
situations et les pratiques qu’il étudie – tout en sachant que nul n’est transparent
à lui-même et que dire sa pratique c’est toujours la mettre en mots et donc
l’interpréter, la théoriser. Décrire, écouter : le chercheur se situe alors au plus
près des phénomènes qu’il étudie, dans un effort pour ne pas se laisser imposer,
sans même le savoir, un objet de recherche pré-construit et les mots pour le dire.
Mais si le chercheur est vraiment naïf, si sa naïveté est autre chose qu’un effort
heuristique et maîtrisé pour se préserver des allant-de-soi, il prendra pour argent
comptant ce qu’il voit et ce qu’on lui dit. Aussi doit-il également s’interroger sur
la façon même dont ceux qu’ils observent et qui lui parlent (et lui-même)
organisent et catégorisent le monde : quel regard portent-ils sur les élèves, sur les
professeurs, sur leur travail, sur l’école, et, en définitive, sur les hommes, sur la
société et sur le monde ? Pour ne pas se laisser imposer des objets socio-
médiatiques comme objets de recherche, il faut « serrer au plus près » les
phénomènes mais aussi s’en tenir à distance et toujours revenir aux fondements :
décrire et écouter mais aussi conceptualiser et théoriser. La construction d’un
objet de recherche procède de ce double mouvement d’immersion dans l’objet et
de prise de distance théorique. Sans le premier, la théorie ne sait pas de quoi elle
parle. Sans le second, le chercheur ignore quel langage il utilise.
Décrire, écouter, théoriser, nous l’avons fait dans notre recherche sur le
collège et l’école primaire, et nous continuons à le faire dans nos recherches sur
les lycées. Mais il n’est pas facile de tout mener de front et de faire cohabiter des
formes d’écriture différentes. Ce livre est un moment dans une démarche de
recherche qui l’a précédé et qui continuera : un moment délibérément centré sur
la théorisation et sur la question des fondements.
2. « L’échec scolaire » n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des
élèves en échec
Pourquoi étudier le rapport au savoir des élèves quand on s’intéresse à l’échec
scolaire, et non pas l’échec scolaire lui-même, directement ? Parce que, à
strictement parler, « l’échec scolaire » n’existe pas. Certes, les phénomènes que
l’on désigne sous le nom d’échec scolaire sont bien réels. Mais il n’existe pas
d’objet « échec scolaire », analysable tel quel. Pour étudier ce que l’on appelle
l’échec scolaire, il faut donc définir un objet que l’on puisse analyser. Arrêtons-
nous un instant sur ce point.
Il existe, bien sûr, des élèves qui n’arrivent pas à suivre l’enseignement qui
leur est dispensé, qui n’acquièrent pas les savoirs qu’ils sont censés acquérir, qui
ne construisent pas certaines compétences, qui ne sont pas orientés vers la filière
où ils voudraient entrer, des élèves qui perdent pied et réagissent par des
conduites de retrait, de chahut, d’agression. C’est l’ensemble de ces
phénomènes, observables, avérés, que l’opinion, les médias, les enseignants
regroupent sous le nom « d’échec scolaire ».
Mais ce n’est là qu’un nom générique, une façon commode de désigner un
ensemble de phénomènes ayant, semble-t-il, quelque parenté. Le problème est
que peu à peu on a réifié ce nom générique, comme s’il existait une chose
nommée « échec scolaire ». Affirmer que « l’échec scolaire » n’existe pas, c’est
refuser ce mode de penser, sous lequel se glissent subrepticement les idée de
maladie, de tare congénitale, de contagion, d’événement fatal. À écouter les
discours, on a souvent le sentiment qu’on est aujourd’hui « victime » de l’échec
scolaire tout comme on était autrefois frappé par la peste. L’échec scolaire n’est
pas un monstre tapi au fond des écoles et qui se jette sur les enfants les plus
fragiles – un monstre que la recherche devrait débusquer, apprivoiser, terrasser.
« L’échec scolaire » n’existe pas, ce qui existe ce sont des élèves en échec, des
situations d’échec, des histoires scolaires qui tournent mal. Ce sont ces élèves,
ces situations, ces histoires qu’il s’agit d’analyser, et non un objet mystérieux ou
un virus résistant qui s’appellerait « échec scolaire ».
Mais cette analyse se heurte à une difficulté particulière : la notion d’échec
scolaire renvoie à des phénomènes qui sont désignés par de l’absence, du refus,
de la transgression – absence de résultats, de savoirs, de compétences, refus de
travailler, transgression des règles... L’échec scolaire 7, c’est « ne pas avoir »,
« ne pas être ». Comment penser ce qui n’est pas ? On ne peut pas le faire
directement car il est impossible de penser le non-être. Mais on peut le faire
indirectement. Il y a deux façons de « traduire » l’échec scolaire pour pouvoir le
penser.
On peut tout d’abord le penser comme écart, comme différence – c’est-à-dire
penser le non-être par référence à ce que, précisément, il n’est pas. L’échec
scolaire, c’est de la différence : entre élèves, entre cursus, entre établissements.
C’est comme différence que la sociologie a analysé l’échec scolaire dans les
années 60-70. Plus précisément encore, comme différence de positions entre
élèves : l’élève en échec occupe dans l’espace scolaire une position différente de
celle de l’élève en réussite – ces positions étant évaluées en termes de notes,
d’indicateurs de réussite, d’années de retard, de place dans un système scolaire
hiérarchisé, etc. Non seulement l’échec est alors analysé comme différences de
positions mais ces positions elles-mêmes ne prennent sens que comme positions
différentes d’autres positions. En effet, ce sont les positions respectives, et non
ces positions en elles-mêmes, qui permettent de parler d’échec scolaire : qu’un
jeune soit scolarisé en 3e à 17 ans ne prend sens que si l’on sait que la majorité
des élèves arrivent en 3e à 14 ou 15 ans ; qu’un enfant obtienne une note de 2 sur
20 à un exercice signifie certes qu’il n’a pas compris cet exercice mais on ne
parlera pas d’échec scolaire si les autres élèves de la classe ont eux aussi une
note très faible. Ce type de sociologie ne traite en fait que de différences et
recourt essentiellement à l’outil qui permet d’appréhender et de traiter des
différences : la statistique.
Ses résultats ont été amplement utilisés pour affirmer que l’origine sociale est
la cause de l’échec scolaire et que les élèves en échec souffrent de handicaps
socio-culturels : la position devient alors origine et la différence est pensée
comme manque. Il nous faudra nous intéresser également à ce type de discours.
Mais l’échec scolaire, ce n’est pas seulement de la différence. C’est aussi une
expérience que l’élève traverse, qu’il interprète et qu’on peut constituer en objet
de recherche. On reviendra alors aux phénomènes empiriques que désigne
l’expression « échec scolaire » : les situations dans lesquelles des élèves se
trouvent à un moment de leur histoire scolaire, les activités et les conduites de
ces élèves, les discours qu’ils tiennent. Mais on n’oubliera pas que l’expérience
scolaire de l’élève en échec porte la marque de la différence et du manque : il
rencontre des difficultés dans certaines situations, il subit des orientations qui lui
sont imposées, il construit une image dévalorisée de lui-même ou parvient au
contraire à apaiser cette souffrance narcissique que constitue l’échec, etc.
L’échec scolaire est alors étudié « de l’intérieur », comme expérience de l’échec
scolaire.
On peut d’ailleurs, dans un second temps, procéder à une comparaison des
expériences scolaires des élèves, selon qu’ils sont en réussite ou en échec. On
retrouve alors une analyse en termes de différences mais il s’agit de différences
dans le rapport au savoir et à l’école et non plus (seulement) de différences entre
positions dans l’espace scolaire.
Ces deux façons de « traduire » l’idée floue d’échec scolaire en un « objet de
recherche » sont légitimes et elles produisent toutes deux du savoir sur ce que le
sens commun appelle l’échec scolaire. Mais elles ne sont pas équivalentes : elles
ne produisent pas du savoir sur les mêmes objets, même si apparemment toutes
deux traitent de « l’échec scolaire ». La première, celle qui raisonne en termes de
différences de positions, caractérise les sociologies grandes consommatrices de
statistiques, notamment les sociologies dites de la reproduction. Je rappellerai
leurs acquis et leurs limites et soulignerai les erreurs d’interprétation auxquelles
elles ont donné lieu. La seconde, qui se centre sur les situations, les histoires, les
conduites, les discours, est celle que l’équipe ESCOL adopte dans ses recherches
sur le rapport au savoir.
CHAPITRE II

La reproduction, l’origine sociale et les handicaps


sont-ils « la cause de l’échec scolaire » ?

La sociologie des années 60-70 a analysé l’échec scolaire en termes de


différences entre positions sociales. Elle a ainsi produit des résultats de
recherche fort intéressants mais qui, nous allons le voir, sont loin de rendre
compte de l’ensemble des phénomènes que l’on évoque à travers l’expression
« échec scolaire ». En outre, elle a été interprétée par les enseignants et par
l’opinion en termes d’origine sociale, de handicaps et de causalité – ce qui est
tout à fait abusif. Ainsi s’est peu à peu imposée une « lecture en négatif » de
l’échec scolaire, et plus généralement de la scolarité des enfants des familles
populaires.
1. Les sociologies de la différence
Pour beaucoup de sociologues, rendre compte de l’échec scolaire c’est
expliquer pourquoi – et parfois comment – les élèves sont amenés à occuper telle
ou telle position dans l’espace scolaire. Tel est l’objectif des sociologies dites de
la reproduction, qui, sous des formes différentes, se sont développées dans les
années 60 et 70 (Bourdieu et Passeron, 1970 ; Baudelot et Establet, 1971 ;
Bowles et Gintis, 1976). Tel est, aujourd’hui encore, l’objectif premier de
certains sociologues de l’éducation, qu’ils se réfèrent ou non à l’idée de
reproduction (Duru-Bellat, 1988 ; Langouet, 1994).
C’est dans l’œuvre de P. Bourdieu que cette démarche trouve sa forme la plus
accomplie. Pour comprendre les positions scolaires des élèves (et donc leurs
futures positions sociales), il faut les comparer aux positions sociales de leurs
parents. Plus précisément encore, Bourdieu raisonne en termes de systèmes de
différences : aux différences de positions sociales des parents correspondent des
différences de positions scolaires des enfants – et, plus tard, des différences de
positions sociales entre ces enfants devenus adultes. Il y a reproduction des
différences. Comment s’opère cette reproduction ? À nouveau par des
différences : aux différences de positions des parents correspondent chez les
enfants des différences de « capital culturel » et d’ « habitus » (de dispositions
psychiques) – de sorte que ces enfants occuperont eux-mêmes des positions
différentes à l’école.
Qu’est-ce qui est ainsi établi ? Il est montré, de façon claire et irréfutable,
qu’il existe une corrélation statistique entre la position sociale des parents et la
position des enfants dans l’espace scolaire. C’est cette corrélation que la théorie
de Bourdieu entreprend d’expliquer. Mais qu’est-ce qu’expliquer pour
Bourdieu ? C’est montrer l’homologie de structure entre des systèmes de
différences.
Cette corrélation est importante et elle doit être considérée comme un acquis
de la sociologie de l’éducation ; désormais, toute explication de l’échec scolaire
doit en rendre compte, sous peine d’être au mieux incomplète, au pire
mystificatrice. En tout état de cause, l’échec scolaire « a quelque chose à voir »
avec les inégalités sociales.
Mais une sociologie de la différence peut-elle aller au-delà des corrélations,
des homologies, de la transposition de systèmes de différences ? Peut-elle
expliquer pourquoi certains élèves ne travaillent pas à l’école, n’apprennent pas,
ne comprennent pas, se réfugient dans l’indifférence ou explosent dans la
violence ? Elle peut sans doute affiner le traitement statistique grâce à des
méthodes comme l’analyse multivariée ou l’analyse factorielle et faire ainsi
apparaître des différences fines entre ceux qui apprennent et ceux qui
n’apprennent pas, ceux qui se mobilisent à l’école et ceux qui se mettent en
retrait, etc. Mais une approche de l’échec scolaire en termes de positions, pour
intéressante qu’elle soit, se heurte à des limites qu’elle ne peut dépasser. Ce sont
ces limites, que nous allons maintenant explorer, qui m’amènent à poser le
problème de l’échec scolaire en termes de rapport au savoir.
En 1994-95, 13,2 % des étudiants des universités de France métropolitaine
étaient enfants d’ouvriers (Repères et références statistiques, 1996). Ce
pourcentage est intéressant à un double titre. D’une part, il permet de mesurer
l’inégalité sociale face à l’université : les ouvriers représentent environ 35 % de
la population active et tel devrait donc être le pourcentage d’enfants d’ouvriers
parmi les étudiants. D’autre part, il rappelle que les exceptions au destin
statistique sont loin d’être marginales : les universités accueillent plus de
170 000 enfants d’ouvriers. Autrement dit, une analyse en termes de positions ne
rend pas compte de l’ensemble du phénomène à expliquer : s’il est exact que les
enfants d’ouvriers ont beaucoup moins de chances que d’autres d’accéder à
l’université, il n’en reste pas moins que 170 000 y étaient inscrits en 1994-95. La
différence entre 13,2 % et 35 % montre l’intérêt d’une analyse du système
scolaire en termes de positions sociales des parents. L’existence même de ces
13,2 % incite à ne pas en oublier les limites.
Pour comprendre ces limites, il faut d’abord s’interroger sur ce que l’on
entend par « position sociale » de la famille.
Le plus souvent, les sociologues choisissent la catégorie socioprofessionnelle
du père (CSP) 8 comme indicateur de la position sociale de la famille. Mais c’est
surtout la mère qui prend en charge le suivi scolaire de l’enfant. Or, la majorité
des mères sont aujourd’hui actives et elles relèvent parfois d’une CSP différente
de celle du père. Par ailleurs, nos recherches montrent que dans certaines
familles, notamment celles issues de l’immigration maghrébine, le personnage
clef en matière de réussite scolaire n’est ni le père ni la mère mais la grande
sœur. L’espace familial n’est donc pas homogène, il est traversé de tensions et
l’enfant doit y opérer un positionnement singulier.
En outre, la position sociale de la famille n’est pas réductible à la catégorie
socioprofessionnelle des parents. J.P. Laurens (1992), par exemple, a montré que
la position sociale des grand-parents pouvait avoir un effet sur la position
scolaire des enfants, notamment en cas de contre-mobilité (le fils rejoint une
position sociale qui était celle du grand-père et avait été perdue par le père) ou
d’immigration (la position sociale en France étant souvent sensiblement
différente de celle occupée par la famille dans le pays d’origine).
Plus encore : la position sociale de la famille ne peut être saisie uniquement en
termes socio-professionnels ; ainsi, J.P. Terrail (1984b) et J.P. Laurens (1992)
ont montré que la pratique religieuse et le militantisme politique pouvaient eux
aussi avoir des effets sur la position scolaire des enfants. Un tel résultat incite à
ne pas s’en tenir aux positions de la famille mais à s’intéresser aussi aux
pratiques éducatives familiales. Mais C. Montandon (1994) aboutit à la
conclusion qu’il « est impossible de déduire l’ensemble des stratégies des
familles ou de leurs attitudes vis-à-vis de l’école de leur appartenance à une
classe sociale ».
Enfin, deux enfants qui appartiennent à la même famille, et dont les parents
ont donc la même position sociale, peuvent obtenir des résultats scolaires très
différents. Ce constat nous rappelle qu’un enfant n’est pas seulement « fils de »
(ou « fille de »). Il occupe lui-même une certaine position dans la société. Cette
position tient à celle de ses parents mais elle ne s’y réduit pas, elle dépend aussi
de l’ensemble des relations qu’il entretient avec des adultes et d’autres jeunes.
La position de l’enfant lui-même se construit au cours de son histoire et elle est
singulière. Pour comprendre la réussite ou l’échec scolaire de cet enfant, il faut
prendre en compte cette singularité.
Mais on est alors amené à distinguer la « position objective » et la « position
subjective ». La notion de position renvoie à celle de place (au sens où une
armée prend position) mais aussi à celle de posture (au sens où une mauvaise
position provoque des courbatures). La position des parents, ou de l’enfant lui-
même, est celle qu’ils occupent mais aussi celle qu’ils assument, la place dans
un espace social mais aussi la posture qu’ils y adoptent. La place objective, celle
que l’on peut décrire de l’extérieur, peut être revendiquée, acceptée, refusée,
ressentie comme insupportable. On peut également en occuper une autre dans sa
tête et se comporter en référence à cette position imaginaire. Il ne suffit donc pas
de connaître la position sociale des parents et des enfants, il faut aussi
s’interroger sur le sens qu’ils confèrent à cette position.
À ces difficultés liées à la définition de la notion de position, s’ajoute un
second problème : comment le passage de la position sociale des parents à la
position scolaire des enfants s’opère-t-il ? Une théorie comme celle de Bourdieu
établit l’homologie de structure entre des systèmes de différences (les
différences scolaires entre enfants correspondent aux différences sociales entre
parents). Mais une homologie est une relation mathématique et non un principe
d’effectuation. Elle ne dit rien de la façon dont se produit, dans le temps, le
passage des différences entre parents aux différences entre enfants. Bourdieu lui-
même parle de « reproduction », d’ « héritiers », de « transmission » d’un capital
culturel. Si ces termes ne font qu’inscrire la corrélation statistique dans le temps,
pour souligner qu’elle traduit une relation temporelle entre deux générations, ils
sont recevables. Mais la question reste posée de savoir comment se produit la
reproduction, comment se transmet l’héritage. Ces termes sont dangereux en ce
qu’ils laissent entendre que la question est résolue : ce serait une action de
reproduction, de transmission, qui expliquerait que les différences entre parents
se retrouvent comme différences entre enfants. Mais on est alors enfermé dans
une tautologie : ce qui explique la reproduction (comme constat d’une
corrélation statistique), c’est la reproduction (action dont on ne sait rien, sinon
son résultat : la corrélation statistique...) 9. En fait, pour que se produise cette
reproduction (entendue comme constat), il faut un travail, une activité, des
pratiques. La position des enfants n’est pas « héritée », comme un bien qui
passerait d’une génération à une autre par volonté testamentaire, elle est produite
par un ensemble de pratiques familiales : celles des parents (qui surveillent les
devoirs, emmènent les enfants au musée, au concert, en voyage, les conduisent
de la danse au tennis, etc.) et celles des enfants (les « héritiers » savent bien qu’il
ne suffit pas d’être « fils de » pour réussir à l’école mais qu’il faut travailler dur).
La réussite à l’école n’est pas affaire de capital mais de travail – plus
précisément : d’activités, de pratiques.
Encore n’est-ce pas suffisant. Il faut en effet préciser qu’il s’agit d’activités
spécifiques : c’est de positions scolaires dont il est question et non de n’importe
quel type de position. Prenons un exemple. La sociologie a montré que les
mariages ne se font pas au hasard : statistiquement, on tombe amoureux d’une
personne qui appartient au même milieu social que soi. Autrement dit, les
enfants « héritent » également d’une position matrimoniale. Mais hérite-t-on
d’une position matrimoniale par les mêmes processus que ceux qui permettent
d’hériter d’une position scolaire ? Certainement pas : l’ « héritage » d’un mari et
celui d’un capital scolaire supposent des pratiques fort différentes. Si les
pratiques scolaires étaient de même nature que les pratiques amoureuses, cela se
saurait... 10. Autrement dit, une activité ne dépend pas seulement de la position
sociale des « agents », ou de leurs parents, mais aussi des règles qui régissent
cette activité ; si ces règles ne sont pas respectées, l’activité manque son but, est
inefficace : le mari convoité n’est pas séduit, l’élève se retrouve en situation
d’échec scolaire. Chaque activité comporte une normativité qui lui est propre.
Expliquer l’échec scolaire exige donc que l’on analyse aussi les conditions
d’appropriation d’un savoir.
Résumons-nous. Pour analyser l’échec scolaire, il faut prendre en compte :
• le fait qu’il « a quelque chose à voir » avec la position sociale de la famille –
sans pour autant réduire cette position à une place dans une nomenclature
socioprofessionnelle, ni la famille à une position ;
• la singularité et l’histoire des individus ;
• le sens qu’ils confèrent à leur position (ainsi qu’à leur histoire, aux situations
qu’ils vivent et à leur propre singularité) ;
• leur activité effective, leurs pratiques ;
• la spécificité de cette activité, qui se déploie (ou non) dans le champ du savoir.
L’analyse de l’échec scolaire en termes de différences de positions, quelque
intéressante qu’elle soit, ne peut intégrer toutes ces dimensions. L’analyse en
termes de rapport au savoir essaie de le faire.
Il me faut maintenant procéder à l’examen critique de deux avatars de la
sociologie de la reproduction, fort répandus dans le milieu scolaire et dans
l’opinion publique : l’interprétation de l’échec scolaire en termes d’origine et de
handicaps.
2. L’origine sociale n’est pas la cause de l’échec scolaire
Les sociologies de la reproduction ont établi qu’il existe une corrélation
statistique entre les positions sociales des parents et les positions scolaires des
enfants. C’est là un résultat de recherche très important, je l’ai souligné. Mais on
a fait dire à ces sociologies beaucoup plus qu’elles n’ont montré.
Un premier glissement s’opère quand on affirme qu’il existe « une corrélation
statistique entre l’origine sociale et la réussite scolaire ». Certes la formule est
globalement exacte, mais traduire « position sociale des parents » par « origine
sociale » et « position scolaire des enfants » par « réussite scolaire » ou « échec
scolaire », c’est déjà prendre le risque d’une interprétation fausse : on pense plus
de choses dans « origine », « réussite » ou « échec » que dans « position » 11.
Un second glissement s’opère à partir du terme de « reproduction ».
Reproduction peut renvoyer à l’idée de copie, comme lorsqu’on parle d’une
reproduction d’un tableau de maître ; en ce sens, on peut considérer, de façon
métaphorique mais pertinente, que les différences entre enfants sont une
reproduction des différences entre leurs parents. Mais reproduction est souvent
interprété comme action de reproduire ; on considère alors, bien au-delà de ce
qui a été effectivement montré, que la position des parents produit celle des
enfants.
Si l’on combine les deux glissements de sens, on arrive à l’idée que l’origine
sociale des parents est la cause de l’échec scolaire des enfants. Les objets ont été
changés : ce ne sont plus les positions mais l’origine et l’échec. Le mode
d’explication a lui aussi été transformé : expliquer ce n’est plus montrer une
homologie de structure, une transposition de systèmes de différences, mais faire
appel à une cause.
C’est bien ainsi que la théorie de Bourdieu, et plus largement les sociologies
de la reproduction, ont été interprétées par l’opinion publique et par les
enseignants. Après avoir fait quelque peu scandale, l’idée de reproduction a été
admise et a même acquis une telle évidence qu’elle fait souvent office
d’« explication » de l’échec scolaire : si certains enfants échouent à l’école, ce
serait « à cause » de leur origine familiale – et, aujourd’hui, de leur origine
« culturelle », c’est-à-dire « ethnique ». Une telle interprétation est tout à fait
abusive. Certes, l’échec scolaire a quelque rapport avec l’inégalité sociale. Mais
cela n’autorise absolument pas à dire que « l’origine sociale est la cause de
l’échec scolaire » ! D’une part, les sociologies de la reproduction traitent de
positions et de différences entre positions et non pas de l’ensemble de ces
phénomènes que l’on regroupe sous l’expression d’échec scolaire. D’autre part,
une corrélation statistique ne peut être interprétée en termes de causalité : deux
phénomènes peuvent être statistiquement liés sans que l’un soit la cause de
l’autre (tous’ deux pouvant n’avoir aucune relation directe mais être les effets
d’un troisième phénomène).
Pour être compris au-delà d’un cercle restreint, je prendrai un exemple
« intuitif ». On établirait facilement, dans un pays du Tiers-Monde, qu’il existe
une corrélation statistique entre le fait, pour un enfant, d’habiter un appartement
où il y a une salle de bain et le fait d’apprendre à lire en un an 12 : plus un
enseignant a d’élèves qui habitent un tel appartement et plus il aura d’élèves qui,
en fin d’année, sauront lire. On comprend tout de suite qu’il serait dérisoire, et
même ridicule, de transformer la corrélation statistique en causalité : prendre des
bains ou des douches n’aide pas à apprendre à lire. Pourtant, les deux variables
ainsi mises en corrélation ont « quelque chose à voir » : on peut faire l’hypothèse
qu’il existe un lien entre les possibilités financières de la famille, son « niveau
culturel », les pratiques d’éducation qu’elle met en œuvre et la réussite de ses
enfants dans l’apprentissage de la lecture. Mais on ne sait pas comment
fonctionne ce système de médiations, quoi produit quoi, comment et pourquoi.
L’origine sociale n’est pas plus la cause de l’échec scolaire que les salles de bain
ne sont la cause de l’apprentissage de la lecture.
Affirmer que l’origine sociale est la cause de l’échec scolaire, c’est commettre
deux erreurs. D’une part, c’est passer de variables construites par le chercheur
(les positions) à des réalités empiriques (nommées origine ou échec scolaire).
D’autre part, c’est interpréter un lien lui aussi construit (la corrélation) en termes
de cause effective, d’action empirique. Certes, l’échec scolaire « a quelque chose
à voir » avec l’origine sociale (sinon il n’existerait pas de corrélation entre les
deux variables) mais l’origine sociale ne produit pas l’échec scolaire. Une des
fonctions de la recherche est précisément de transformer ce « quelque chose à
voir » en énoncés clairs et rigoureux.
3. Les élèves en échec ne sont pas des handicapés
socioculturels
Les sociologies de la reproduction raisonnent en termes de différences de
positions. Nous venons de voir que ces sociologies sont l’objet d’une
interprétation abusive quand on traduit position par origine ou par échec. Elles
sont l’objet d’une seconde interprétation abusive quand la différence est pensée
comme handicap socioculturel.
Contrairement à ce qu’on entend parfois dans les établissements scolaires, le
« handicap socioculturel » n’est pas un « fait », un constat qui s’imposerait à la
pratique enseignante, c’est une construction théorique, une certaine façon
d’interpréter ce qui se passe (et ne se passe pas) dans les classes. Ce que l’on
peut constater, c’est que certains élèves échouent dans les apprentissages et
qu’ils appartiennent souvent à des familles populaires. Rien de plus. Parler de
handicaps et attribuer ces échecs à l’origine familiale, ce n’est pas dire sa
pratique, c’est formuler une théorie.
Il existe plusieurs formes de la théorie du handicap. John Ogbu (1978) en
distingue trois. Premièrement, la théorie de la deprivation : le handicap est ce qui
manque à des enfants pour réussir à l’école. Deuxièmement, la théorie du conflit
culturel : le handicap est le désavantage que subissent les élèves lorsque leur
culture familiale n’est pas accordée à celle que suppose la réussite scolaire.
Troisièmement, la théorie de la déficience institutionnelle : le handicap est cette
fois un désavantage que produit l’institution scolaire elle-même, dans sa façon
de traiter les enfants des familles populaires (filières, programmes, attentes des
enseignants...).
La deuxième et la troisième formes raisonnent en termes de relations (entre la
culture familiale et la culture scolaire, entre l’élève et l’institution). Peu importe
ici de savoir si ces théories sont justes ou non ; en tout état de cause, elles font
un usage pertinent de la notion de handicap : le handicap est un désavantage que
subit l’élève, du fait d’une relation. En revanche, la première forme pose le
handicap non plus comme une relation mais comme un manque imputable à
l’élève lui-même : il a des handicaps, des lacunes, des carences. Ce manque est
pensé comme une caractéristique de l’élève : il est un handicapé socioculturel.
Pour comprendre ce glissement du handicap comme relation au handicap
comme manque imputé à l’élève, il est intéressant d’analyser l’histoire de la
notion même de handicap. Selon le Dictionnaire historique de la langue
française (1993) le mot vient de l’anglais hand in cap (la main dans le chapeau),
nom d’un jeu de hasard. Il passe ensuite au vocabulaire hippique (1754) : pour
égaliser les chances dans une course, on impose à un cheval réputé plus rapide
un handicap, c’est-à-dire un désavantage (sous forme de poids ou de distance
supplémentaire). Dès 1827 le mot est utilisé en français et dès 1889 handicapée
désigne une personne affectée d’une déficience physique ou mentale.
On notera que tout au long de cette histoire, il est question de chances,
d’inégalités et d’égalité : la notion de handicap pourra être greffée sans
difficultés sur les sociologies de la reproduction et sur leur interprétation en
termes d’origines. Mais c’est surtout la façon de penser le désavantage et sa
compensation qui m’intéresse ici.
Le handicap, c’est d’abord le fait d’imposer un désavantage à un cheval plus
rapide. Celui qui est ainsi « défavorisé », c’est le cheval le plus rapide, à qui on
retire un avantage et qui ne sera donc plus le « favori » de la course. Il n’est pas
défavorisé en lui-même : on le défavorise, volontairement. Ce qui est ainsi pensé
dans l’idée de handicap, c’est la production d’une compensation (proportionnelle
à l’avantage initial). C’est donc une relation.
Mais la notion se renverse ensuite sur plusieurs points, corrélatifs. Le
handicap devient la déficience dont est affectée une personne qui, de ce fait
même, se trouve en position d’infériorité : désormais, c’est le plus faible qui est
handicapé, défavorisé, et non le plus fort ; en outre, personne n’a voulu ce
handicap, on ne fait que le constater. Le handicap ne désigne plus la
compensation d’une supériorité mais ce qui doit être compensé, la déficience
dont souffre le plus faible : le handicap n’est plus pensé comme une relation
mais comme un manque qui caractérise le plus faible.
Comment s’opère un tel renversement ? Dans un premier temps, on ne pense
plus la compensation elle-même mais la chose compensatoire, ce qui doit assurer
la compensation, par exemple le poids supplémentaire imposé au cheval plus
rapide : on a transformé la relation en chose, par un processus mental de
réification. Dans un deuxième temps, on ne pense plus la chose compensatoire
mais ce qui doit être compensé, ce qui manque au plus faible : on a transformé la
chose compensatoire en son inverse, un manque, par un processus mental que
j’appellerai néantisation. Par ce double processus de réification et de
néantisation, on a créé cette chose absente qu’est le handicap, manque imputé à
un individu 13. Ce qui implique que l’individu soit lui-même réifié et néantisé :
dire qu’un élève est un handicapé socioculturel, c’est non seulement le penser
comme un objet mais penser cet objet par ce qui lui manque – ses « lacunes »,
ses « carences ».
Le handicap est donc un manque, posé comme constitutif de l’individu. Mais
un manque de quoi ? Cette fois encore il est intéressant d’identifier le mode de
penser implicite. Lorsqu’un élève est en situation d’échec, on constate
effectivement des manques – c’est-à-dire des différences entre cet élève et
d’autres, ou encore entre ce qu’on attendait et ce qui s’est produit. L’élève ne
sait pas, ne sait pas faire, n’est pas tel ou tel. Ou pourrait alors s’intéresser à
l’activité de l’élève et à celle du maître et se demander ce qui s’est passé, en quoi
et où l’activité a dysfonctionné. Mais ce n’est pas ainsi qu’on procède quand on
raisonne en termes de handicaps. Constatant un « manque » au terme de
l’activité, on le projette, on le rétroprojette, au début de cette activité : l’élève en
échec manque des ressources initiales, intellectuelles et culturelles, qui auraient
permis à l’apprentissage (et au maître...) d’être efficace. Il est handicapé.
Pourquoi l’élève manque-t-il ainsi des ressources qui rendraient possible un
apprentissage efficace ? Parce qu’il appartient à une famille qui est elle-même
définie par le manque : de ressources financières, de diplômes, de culture – sans
oublier cette prétendue « démission des parents », autre forme du manque, sans
cesse invoquée dans les établissements scolaires malgré les démentis unanimes
des chercheurs. Le processus de rétroprojection continue ainsi à fonctionner,
produisant un déplacement du manque de l’aval vers l’amont : manque
d’appropriation des savoirs (échec scolaire) ; donc manque des ressources
initiales permettant à l’élève d’apprendre efficacement (handicap) ; donc
manques dans la famille (origine). Le raisonnement est ainsi « remonté vers
l’origine », celle-ci étant entendue comme situation initiale. Mais l’origine peut
aussi être pensée, à partir du lien de filiation, comme « source », comme point où
s’engendre ce qui va suivre, c’est-à-dire comme cause. La notion d’origine
permet de greffer un principe de causalité sur la notion de manque. La chaîne du
manque peut alors être parcourue de l’amont vers l’aval, en termes de causalité
cette fois : l’origine familiale produit le handicap, qui produit l’échec scolaire.
Donc l’origine familiale est la cause de l’échec scolaire.
Ainsi se construit une véritable théorie de l’échec scolaire, formulée en termes
d’origine et de handicaps. Loin d’être l’expression immédiate de la pratique
enseignante, elle met en œuvre un ensemble de processus articulés : réification,
néantisation, rétroprojection des manques, introduction d’un principe de
causalité du manque. Cette théorisation s’adosse aux sociologies de la
reproduction, et plus largement aux théories qui raisonnent en termes de
différences de positions, en réinterprétant les notions de position et de
différence. Le déplacement du manque le long d’une chaîne causale est
l’équivalent, dans cette théorie, de l’homologie de structure entre systèmes de
différences positionnelles qui constitue le principe explicatif de Bourdieu 14.
Comment une telle théorie de l’origine et du handicap est-elle produite ? Il
s’agit bien, je l’ai souligné, d’une théorie et non d’un constat qui s’imposerait
aux enseignants dans leur pratique quotidienne. Mais cette construction
théorique n’est pas fantasmagorique ; elle s’enracine dans l’expérience
professionnelle des enseignants, interprétée à la lumière de leurs intérêts
idéologiques.
Elle prend appui sur des faits que tout enseignant peut observer dans sa classe.
Il est exact que certains enfants ne parviennent pas à acquérir certains savoirs. Il
est exact que souvent ils n’ont pas les bases nécessaires pour se les approprier. Il
est exact qu’ils appartiennent souvent à des familles populaires. Ce ne sont pas
ces faits que je mets en cause mais la façon dont ils sont théorisés en termes de
manques, de handicaps et d’origine – sans que soient posées la question du sens
de l’école pour les familles populaires et leurs enfants ni celle de la pertinence
des pratiques de l’institution scolaire et des enseignants eux-mêmes face à ces
enfants. Ce que je mets en cause, c’est aussi le tri qui est ainsi opéré parmi les
faits. Il est également avéré que certains enfants de milieux populaires
réussissent malgré tout à l’école. Cela devrait fragiliser la théorie du handicap et
de l’origine : tous ces enfants ne sont donc pas handicapés par leur origine et il
faudrait par conséquent y regarder de plus près. Mais lorsqu’ils sont confrontés à
un tel fait, les enseignants recourent à la notion de don : les élèves de familles
populaires échouent à l’école à cause de handicaps dus à leur famille mais
certains s’en sortent quand même parce qu’ils sont doués 15. La théorie du
handicap socioculturel prend certes appui sur des faits, mais sélectionnés et
réinterprétés.
Par ailleurs, la notion de handicap procure aux enseignants d’importants
bénéfices idéologiques.
D’une part, elle les préserve de toute critique directe : l’échec scolaire n’est
pas imputable aux pratiques enseignantes mais aux élèves et à leurs familles.
Mais n’est-ce pas accabler les milieux populaires ? Non, car les élèves et leurs
familles sont les premières victimes de ces handicaps qui produisent l’échec
scolaire. Dès lors, le « vrai » responsable est la société elle-même, qui produit et
reproduit inégalités, manques et handicaps.
D’autre part, les enseignants et l’école souffrent eux aussi de manques, sous
forme de pénuries de ressources financières, matérielles et humaines. Aussi les
syndicats enseignants peuvent-ils soutenir, par un nouveau déplacement de la
notion de manque, que la pénurie de moyens empêche l’école de compenser les
handicaps des enfants : les enseignants sont des victimes, tout comme les
familles populaires et leurs enfants, et toute lutte pour améliorer leurs conditions
de travail est aussi une lutte pour l’école du peuple 16.
Ainsi s’explique cet apparent paradoxe : les enseignants adhèrent
massivement à une théorie de la reproduction qui met en accusation l’institution
scolaire, dénoncée comme inégalitaire et reproductrice. Pour eux, c’est la
mauvaise institution qui est mise en cause, celle dont sont victimes les enfants,
leurs familles et les enseignants eux-mêmes, l’institution d’une société
mauvaise. Les enseignants se désolidarisent d’une telle institution, au nom d’une
image de la bonne institution : l’école libératrice ou l’école du peuple.
On comprend dès lors qu’une telle construction théorique soit si prégnante et
résiste si bien aux critiques que les chercheurs ont émises depuis vingt ans.
Certes, elle est scientifiquement non fondée, et à strictement parler aberrante
puisqu’elle repose sur l’idée d’une causalité du manque. Mais son fondement
n’est pas un énoncé de type scientifique, donc réfutable. Elle s’enracine dans une
expérience professionnelle quotidienne interprétée à la lumière de principes
visant à préserver, valider et légitimer le corps enseignant. Il s’agit d’une
idéologie, au sens fort du terme. Face à une idéologie, il est inutile d’argumenter
terme à terme, énoncé par énoncé : la critique d’une idéologie doit porter sur sa
façon même de lire le monde, et, par là même, d’interpréter l’expérience
quotidienne.
4. De la lecture en négatif à la lecture en positif
La théorie du handicap socioculturel pratique une lecture « en négatif » de la
réalité sociale, qu’elle interprète en termes de manques. L’analyse du rapport au
savoir implique au contraire une lecture « en positif » de cette réalité : elle
s’attache à l’expérience des élèves, à leur interprétation du monde, à leur
activité.
La lecture en négatif réifie les relations pour en faire des choses, néantise ces
choses en les transformant en choses absentes, « explique » le monde par
déplacement des manques, postule une causalité du manque. Ce type de lecture
engendre des « objets » comme « l’échec scolaire », « le handicap
socioculturel », mais aussi, dans d’autres champs, « l’exclusion » ou les « sans
domicile fixe ». La lecture en négatif, c’est le regard que les dominants portent
sur les dominés, c’est l’effet de la domination dans l’espace de la dénomination
et dans le champ de la théorie.
Qu’est-ce que la lecture « en positif » ?
Cette expression, que nous avons employée dans notre livre sur les collèges, a
souvent été interprétée comme lecture « optimiste » de la réalité. Ce n’est pas
tout à fait faux. Pratiquer une lecture en positif, c’est prêter aussi attention à ce
que les gens font, réussissent, ont et sont et non pas seulement à ce qu’ils ratent
et à ce qui leur manque. C’est, par exemple, se demander ce que savent (malgré
tout) les élèves qui sont en échec – ce qu’ils savent de la vie mais aussi ce qu’ils
ont acquis des savoirs que l’école essaie de leur dispenser. En ce sens, il s’agit
bien d’une lecture « optimiste », si l’on tient à ce mot.
Mais l’essentiel n’est pas là. La lecture en positif est avant tout une posture
épistémologique et méthodologique. Pratiquer une lecture en positif, ce n’est pas
seulement, ni fondamentalement, apercevoir des acquis à côté des manques,
c’est lire autrement ce qui est lu comme manque par la lecture en négatif. Ainsi,
face à un élève qui échoue dans un apprentissage, une lecture en négatif parle de
handicaps, de carences, de lacunes et met en œuvre les processus de réification
et de néantisation que nous avons analysés, alors qu’une lecture en positif se
demande « ce qui se passe », quelle activité l’élève met en œuvre, quel sens la
situation a pour lui, quel type de relations il entretient avec d’autres, etc. La
lecture en positif cherche à comprendre comment se construit une situation
d’élève qui échoue dans un apprentissage, et non pas « ce qui manque » à cette
situation pour être une situation d’élève qui réussit. Un élève échoue, rate sa
scolarité, se retrouve en difficultés à l’école : peut-on expliquer pourquoi à partir
de ce qui lui est arrivé, de ce qu’il a fait, de ce qu’il a pensé – et non pas
seulement à partir de ce qui ne lui est pas arrivé, de ce qu’il n’a pas fait, de ce
qu’il n’a pas pensé ? Il s’agit, j’y insiste, de rendre compte autrement d’une
situation où effectivement l’élève a échoué, et non pas, ou pas seulement,
d’invoquer, de façon « optimiste », le fait qu’il a réussi ailleurs ou à un autre
moment.
À travers cette question épistémologique et méthodologique est en débat la
définition même du dominé. Raisonner en termes de manques, c’est le penser
comme un objet incomplet – point de vue du dominant, qui se pose comme sujet
accompli, et voit et traite le dominé comme objet. Essayer de comprendre
l’échec comme une situation qui advient au cours d’une histoire, c’est considérer
que tout individu est un sujet, si dominé soit-il. Un sujet qui interprète le monde,
résiste à la domination, affirme positivement ses désirs et ses intérêts, essaie de
transformer l’ordre du monde à son avantage. Pratiquer une lecture en positif,
c’est refuser de penser le dominé comme un objet passif, « reproduit » par le
dominant et complètement manipulé, jusques et y compris dans ses dispositions
psychiques les plus intimes. Mais sans tomber dans l’angélisme et sans oublier
que le dominé est certes un sujet mais un sujet dominé.
CHAPITRE III

Pour une sociologie du sujet

L’élève en échec est un élève, et l’on est donc tenté de le penser


immédiatement comme tel, en référence à sa position dans l’espace scolaire, aux
savoirs, aux activités et aux règles spécifiques de l’école. Mais l’élève est aussi,
et d’abord, un enfant ou un adolescent, c’est-à-dire un sujet confronté à la
nécessité d’apprendre et à la présence dans son monde de savoirs de divers
types.
Un sujet est :
• un être humain, ouvert sur un monde qui ne se réduit pas à ici et maintenant,
porteur de désirs et porté par ces désirs, en relation avec d’autres être humains,
qui sont eux aussi des sujets ;
• un être social, qui naît et grandit dans une famille (ou un substitut de la
famille), qui occupe une position dans un espace social, qui est inscrit dans des
rapports sociaux ;
• un être singulier, exemplaire unique de l’espèce humaine, qui a une histoire,
interprète le monde, fait sens de ce monde, de la position qu’il y occupe, de ses
relations aux autres, de sa propre histoire, de sa singularité.
Ce sujet :
• agit dans et sur le monde,
• rencontre la question du savoir comme nécessité d’apprendre et comme
présence dans le monde d’objets, de personnes et de lieux porteurs de savoir,
• se produit lui-même et est produit, à travers l’éducation.
Étudier le rapport au savoir, c’est étudier ce sujet en tant qu’il est confronté à
la nécessité d’apprendre et à la présence dans le monde de « savoir ».
On ne peut donc pas faire l’économie du sujet quand on étudie l’éducation.
Mais on ne saurait oublier pour autant que le sujet de l’éducation est un sujet
social. Il y a là une difficulté importante : comment penser le sujet comme
social, alors que la sociologie s’est construite en se démarquant des théories du
sujet ?
1. Une sociologie sans sujet : Durkheim et Bourdieu
La sociologie d’inspiration durkheimienne, longtemps dominante en France, a
voulu se passer du sujet. Elle s’est même construite contre le sujet de la
philosophie et de la psychologie. Mais la sociologie, pour autant, ne peut se
passer de toute référence au psychisme. Une société, en effet, ce sont des
structures, des institutions, mais aussi des représentations, des valeurs et les
actions individuelles qu’elles induisent. Même si l’on pense que la société
inculque aux individus leurs représentations et leurs valeurs et régit plus ou
moins secrètement leurs actions, il n’en reste pas moins nécessaire de poser un
psychisme comme support des représentations, des valeurs et des mobiles de
l’action. Or, au-delà de la métaphore, il n’y a de psychisme qu’individuel, il n’y
a de psychisme que d’un sujet.

Durkheim
Cette difficulté apparaît clairement chez Durkheim lui-même. « Il faut
considérer les faits sociaux comme des choses », « les faits sociaux ne peuvent
être expliqués que par des faits sociaux », « toutes les fois qu’un phénomène
social est directement expliqué par un phénomène psychique, on peut être assuré
que l’explication est fausse » (1895). Pour Durkheim, la société est une réalité
spécifique, elle ne peut pas être réduite à une somme d’individus et les faits
sociaux ne peuvent donc pas être expliqués par des faits psychiques. Mais dire
que les faits sociaux doivent être considérés comme des choses, et étudiés
comme tels, ne signifie nullement que ces faits sociaux soient des choses de
même nature que les objets matériels : les faits sociaux sont « des manières
d’agir, de penser et de sentir, extérieurs à l’individu, et qui sont doués d’un
pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui » (1895). On ne peut
donc analyser le social sans appréhender « des manières d’agir, de penser et de
sentir ». Mais il faut les étudier comme extérieures à l’individu. Toute la
difficulté est là : penser un psychisme sans sujet – ou plus exactement un
psychisme analysé en référence à la société et non au sujet. La notion de
« représentations collectives » permettra à Durkheim de penser du psychique
sans le référer à un sujet.
La notion d’habitus, chez Bourdieu, remplit la même fonction.
Bourdieu
Pour Bourdieu, « l’agent social » (c’est ainsi qu’il le nomme) n’est pas « un
individu autonome, pleinement conscient de ses motivations », dont la
« conscience intentionnelle » viserait des fins explicites. Les agents sociaux « ne
sont pas comme des sujets en face d’un objet (ou, moins encore, d’un problème)
qui serait constitué comme tel par un acte intellectuel de connaissance »
(1994) 17. Bourdieu, dans la filiation de Durkheim, refuse de rendre compte du
social à partir du sujet de la philosophie classique, libre et rationnel – et sur ce
point je le suivrai car il s’agirait là d’un sujet non social.
Mais pour Bourdieu, on peut exclure les sujets sans pour autant anéantir les
agents. Ceux-ci, en effet, sont « éminemment actifs et agissants (sans pour autant
en faire des sujets) », ce ne sont pas « de simples épiphénomènes de la
structure » (1994). Si leurs conduites n’ont pas la raison et l’intention pour
principes, pour autant ils « ne font pas n’importe quoi », « ne sont pas fous »,
« n’agissent pas sans raison ». Ils sont dotés d’un « sens pratique de ce qui est à
faire dans une situation donnée ». C’est bien eux qui agissent et non pas la
structure à travers eux, mais ils agissent en fonction de dispositions psychiques
qui ont été structurées socialement : leur habitus. L’habitus est un ensemble de
dispositions psychiques transposables et durables : principes de classements, de
vision, de division, goûts, etc. – bref, principes de perception et de mise en ordre
du monde. Ce sont ces dispositions qui régissent les représentations et les
pratiques de l’agent social. Mais elles-mêmes ont été socialement construites :
« l’espace des positions sociales se retraduit dans un espace des prises de
position par l’intermédiaire de l’espace des dispositions (ou des habitus) »
(1994). Autrement dit, les positions sociales engendrent des dispositions
(l’habitus), qui elles-mêmes produisent des représentations et des pratiques. Ce
qui rend compte de ce que l’on attribue naïvement à un sujet, c’est donc, pour
Bourdieu, « l’espace des positions sociales ». Bourdieu introduit dans sa théorie
une place pour le psychique, mais cette place est occupée par du social, ce qui
permet de faire l’économie du concept de sujet. L’habitus est un ensemble de
dispositions psychiques mais ce psychisme n’est pas pensé en référence à un
sujet, c’est un psychisme de position. Arrêtons-nous un instant sur ce point.
Comment se constitue l’habitus ? Par « intériorisation », « incorporation »,
répond Bourdieu tout au long de son œuvre.
Autrement dit, le social devient du psychique quand il passe de « l’extérieur »
à « l’intérieur » – et par là même l’intérieur (ce qu’on nomme la subjectivité) a
son principe d’intelligibilité à l’extérieur (dans l’espace des positions sociales).
Mais c’est négliger le fait que « l’intérieur », le psychique, la subjectivité, a des
lois propres d’organisation et de fonctionnement, irréductibles à celles de
« l’extérieur », du social, d’un espace de positions. Lorsque l’extérieur devient
intérieur (pour autant qu’une telle distinction ait un sens...), il ne change pas
seulement de place mais aussi de logique. Ainsi, ce qu’on a longtemps appelé
« l’intériorisation de l’échec scolaire » est une restructuration du sujet, dans la
logique du psychique, induite par une situation que l’on nomme, dans la logique
du social, « échec scolaire ». Cette intériorisation ne peut être comprise à partir
de la seule logique du social ; son explication requiert la prise en compte de la
logique spécifique du psychique – c’est-à-dire du sujet. L’individu (pour
employer un terme aussi neutre que possible) n’intériorise pas le monde, il se
l’approprie, dans sa logique de sujet – ce qui est fort différent.
Dans La misère du monde (1993), confronté à la parole singulière d’individus
qui disent leur souffrance, Bourdieu développe une analyse qui me semble
sensiblement différente, en ce qu’elle reconnaît une logique spécifique du
psychique. « Il va de soi que les structures mentales ne sont pas le simple reflet
des structures sociales », écrit-il. « La sociologie ne prétend pas substituer son
mode d’explication à celui de la psychanalyse ; elle entend seulement construire
autrement certaines des données que celle-ci prend aussi pour objet ». Une
« sociogenèse » de l’habitus « devrait s’attacher à comprendre comment l’ordre
social capte, canalise, renforce ou contrecarre des processus psychiques selon
qu’il y a homologie, redondance et renforcement entre les deux logiques ou au
contraire contradiction, tension ». D’un côté, à l’intérieur, « des pulsions qui
poussent à s’investir dans l’objet » ; de l’autre, à l’extérieur, un « espace des
possibles », « un univers particulier d’objets socialement offerts à
l’investissement ». Le désir se manifeste sous la forme spécifique que l’espace
des possibles lui assigne à un moment donné du temps.
On peut lire ce texte de deux façons.
Ou bien on y lit qu’il existe des processus psychiques spécifiques, des
pulsions, du désir, qui certes s’expriment sous des formes socialement possibles
mais qui ont une spécificité, ne sont pas le simple reflet intériorisé du social. Dès
lors, il faut interpréter les entretiens avec les jeunes en prenant en compte à la
fois leurs désirs de sujets et les formes qu’ils peuvent prendre dans l’espace des
possibles que dessine la société. Une sociologie du sujet est envisageable à partir
d’une telle approche.
Ou bien on lit dans ce texte que le désir ne peut s’exprimer que sous la forme
que lui assigne le champ social. Dès lors, non seulement les représentations et
les pratiques mais le désir lui-même, en tant qu’il prend forme, peuvent être
expliqués à partir du social, sans qu’on ait à s’interroger sur le sujet. La
sociologie reste une sociologie des positions et les entretiens doivent être
interprétés en référence à ces positions. C’est ce que fait Bourdieu dans La
misère du monde. Certes, il affirme la nécessité de « comprendre » celui avec qui
on réalise un entretien mais il s’agit de « tenter de se situer en pensée à la place
que l’enquêté occupe dans l’espace social pour le nécessiter en l’interrogeant à
partir de ce point ». Il ne s’agit plus de possibles offerts à diverses formes
d’expression du désir, mais d’une nécessité qui donne forme au désir : on
retrouve l’idée d’un psychisme de position.
La force de la sociologie de Bourdieu est de rappeler sans cesse, contre les
philosophies de la conscience, que le sujet est social, y compris dans ce qu’il
semble avoir de plus intime. Mais cette sociologie exclut également le sujet de la
psychologie. Ou bien elle en dénie l’existence, affirmant que sa « constance
n’est sans doute que celle d’un nom propre » (1994). Ou bien elle en accepte
l’hypothèse mais ne peut et ne veut rien en savoir ni en dire. Le sociologue a le
droit d’adopter une telle posture et de déclarer : tel est mon objet, tels sont mes
principes d’explication et, en tant que sociologue, je m’interdis tout recours au
concept de sujet. Mais cette posture doit être assumée jusqu’au bout, et le
discours rester dans les limites qui ont été fixées – limites qui ne doivent être
transgressées ni par le sociologue lui-même ni par ceux qui interprètent ce qu’il
a écrit. La sociologie de Bourdieu traite de positions sociales, d’agents sociaux,
et ne peut pas rendre compte de l’expérience scolaire des sujets.
On peut analyser en termes d’habitus le rapport au savoir d’un groupe mais
pas celui d’un sujet appartenant à ce groupe. L’habitus, nous l’avons vu, est du
psychisme de position – du psychisme en tant qu’il est pensé à partir d’une
position sociale, et uniquement à partir de cette position 18. Un tel concept
permet d’étudier le rapport au savoir d’un groupe, pensé à travers une figure
exprimant les caractéristiques de ce groupe : « l’ingénieur », « le paysan
africain », « l’élève de famille populaire ». Compte tenu de ce que l’on sait de la
position des familles populaires dans l’espace social, que peut-on dire du rapport
au savoir d’un enfant x appartenant à une famille populaire ? Pour répondre à
cette question, on peut prendre appui sur des entretiens ; mais on doit alors les
interpréter à partir du point que les enquêtés occupent dans l’espace social, pour
reprendre les termes de Bourdieu – et uniquement à partir de ce point. L’élève
dont on parle est en fait une figure que le sociologue construit pour donner forme
individuelle à une position sociale ; en cet élève on ne pense rien de plus que la
position sociale qu’il occupe. De sorte que le rapport au savoir de « l’élève de
famille populaire » n’est que l’intériorisation dans un psychisme de rapports de
savoir – de rapports entre positions sociales en tant qu’ils mettent en jeu la
question du savoir.
Il n’y a rien à reprocher à une telle analyse, mais à condition qu’elle reste dans
ses limites de validité. Elle porte sur le rapport au savoir d’un groupe et ne peut
être projetée, telle quelle, sur le rapport au savoir d’un sujet appartenant à ce
groupe – ce que pourtant on ne cesse de faire dans les établissements scolaires,
en interprétant la conduite de tel élève singulier à partir de ce que l’on sait (ou de
ce que l’on fantasme...) sur ses « origines » familiales et culturelles. Certes, tout
sujet appartient à un groupe mais il ne se réduit pas à cette appartenance et à ce
qui peut être pensé à partir de la position de ce groupe dans un espace social. Il
interprète cette position, fait sens du monde, y agit, y est confronté à la nécessité
d’apprendre et à diverses formes de savoir – et son rapport au savoir est l’effet
de ces multiples processus. La sociologie de Bourdieu n’est pas inutile pour
comprendre le rapport au savoir des élèves, car le sujet occupe effectivement une
position dans l’espace social. Mais elle est insuffisante. Alors que le sujet fait
sens du monde, chez Bourdieu le sens n’est que l’intériorisation de relations
entre positions, sous forme d’habitus. Alors que le sujet a une activité sur et dans
le monde, chez Bourdieu l’activité est réduite au sens pratique, qui permet
d’actualiser des rapports de position. Alors que le sujet est confronté à la
question du savoir, chez Bourdieu cette question est ramenée à celle de
« l’arbitraire culturel » et de la « violence symbolique », c’est-à-dire à nouveau à
des rapports entre positions sociales.
La sociologie de Bourdieu est parfaitement légitime (et fort intéressante) dans
les limites qu’elle se fixe. Mais elle a pour objet des positions sociales, des
agents sociaux, et ne permet pas de penser l’expérience scolaire, notamment
cette forme d’expérience que désigne la notion d’échec scolaire. L’expérience
scolaire est celle d’un sujet et une sociologie de l’expérience scolaire doit être
une sociologie du sujet.
C’est une telle sociologie de l’expérience scolaire que François Dubet propose
dans ses deux derniers livres (Dubet, 1994, Dubet et Martuccelli, 1996).
2. Une sociologie de la subjectivation : Dubet
François Dubet a construit une sociologie de l’expérience scolaire qui prend
en compte la question de la subjectivité. Il affirme clairement qu’il est
impossible « de réduire la sociologie à l’étude des positions sociales » (1996) et
que « l’objet d’une sociologie de l’expérience sociale est la subjectivité des
acteurs » (1994) 19. Pour autant, cette sociologie est-elle une sociologie du sujet ?
Je ne le crois pas. C’est plutôt une sociologie de la subjectivation, qui ne
parvient pas à se défaire complètement des limites que la sociologie classique
s’impose en refusant de prendre en considération la spécificité du sujet. C’est ce
que je voudrais montrer ici.
Je rappellerai d’abord les grandes lignes de la sociologie de l’action que
propose Dubet. La sociologie classique, explique-t-il, étudie la société comme
une « unité fonctionnelle » ; elle analyse les fonctions sociales, les normes, les
valeurs, les intérêts en jeu dans la société. Elle n’a pas besoin de s’intéresser à la
subjectivité car l’individu ne fait qu’intérioriser les normes et les valeurs
sociales. Mais nous ne pouvons plus nous satisfaire d’une telle sociologie car la
société, aujourd’hui, « ne peut plus être conçue comme un système unifié »
(1996). En effet, l’ensemble social est maintenant formé par la coprésence de
trois systèmes, régis chacun par une logique différente : une « communauté »,
structurée par une logique de l’intégration ; un ou plusieurs marchés compétitifs,
relevant d’une logique de la stratégie ; un système culturel, répondant à une
logique de subjectivation. L’individu social est lui-même soumis à chacune de
ces logiques : il intériorise des valeurs à travers des rôles, il est en concurrence
avec d’autres acteurs dans l’ensemble des activités sociales, il est un sujet qui ne
se confond ni avec ses rôles ni avec ses intérêts (1994). Dès lors, l’unité de
l’individu n’est plus donnée, elle non plus, elle doit être construite : « l’acteur est
tenu d’articuler des logiques d’action différentes, et c’est la dynamique
engendrée par cette activité qui constitue la subjectivité de l’acteur et sa
réflexivité » ; l’expérience sociale est « la combinaison subjective, réalisée par
les individus, de plusieurs types d’action ». L’individu social est désormais
conçu comme un acteur doté d’une subjectivité, et non plus comme un simple
agent.
Ce modèle général s’applique à l’école – d’autant mieux qu’en fait il a été en
bonne partie construit à partir des recherches de Dubet sur la galère des jeunes et
sur les lycéens (1987 et 1991).
Tout comme la société, l’école ne peut plus être analysée comme un système
régi par une logique unique, « comme une institution qui transforme des
principes en rôles » (1996). Elle est elle aussi structurée par plusieurs logiques
d’action : la socialisation, la distribution des compétences, l’éducation. Dès lors,
le sens de l’école n’est plus donné mais doit être construit par les acteurs : « on
définira l’expérience scolaire comme la manière dont les acteurs, individuels ou
collectifs, combinent les diverses logiques de l’action qui structurent le monde
scolaire ». Or, rappelons-nous que cette activité d’articulation entre les logiques
de l’action « constitue la subjectivité de l’acteur ». L’expérience scolaire produit
donc de la subjectivité, et des expériences scolaires différentes engendrent des
formes différentes de subjectivité : ainsi, l’école « fabrique, ou contribue à
fabriquer, des acteurs et des sujets de nature différente ».
Dubet étudie ce processus de subjectivation aux différents étages du système
scolaire.
« À l’école élémentaire, la socialisation prime sur la subjectivation qui
n’émerge, et de manière ponctuelle, que sous forme de “rejets” ».
Au collège, au contraire, l’expérience scolaire est dominée par les clivages et
les tensions, de sorte que s’affirme progressivement un principe de
subjectivation adolescente : les collégiens parviennent plus ou moins à
« construire un programme de subjectivation ».
Au lycée, quand tout se passe bien les tensions se réduisent et les diverses
dimensions de l’expérience sont conciliées. « Le lycéen se construit comme un
sujet, c’est-à-dire comme l’auteur de sa propre éducation, quand il possède la
capacité de construire son expérience, de lui donner un sens et de la maîtriser en
fonction de la nature des épreuves qui lui sont imposées ». Mais il y a diverses
figures de la subjectivation lycéenne. Dubet et Martuccelli en proposent quatre.
Première figure : la subjectivation prolonge la socialisation. On retrouve là
l’idéal classique (la paideia) mais alors que celui-ci proposait un modèle
d’homme, aujourd’hui il n’y a plus de modèle substantif et central d’humanité.
Le lycéen est confronté à deux images de l’individu : celle de la performance et
celle de l’expressivité, et il est obligé de combiner le calcul et la vocation.
Deuxième figure : l’aliénation lycéenne. Chez Dubet, « l’aliénation est conçue
comme la privation de la capacité d’être sujet » (1994). Les lycéens aliénés ne
parviennent pas à se percevoir comme les sujets de leur expérience scolaire. Ils
ressentent un sentiment d’invalidation personnelle, d’impuissance, d’absurdité
ou de vide de la culture scolaire.
Troisième figure : les lycéens qui se construisent comme sujets à côté de
l’école proprement dite, que ce soit à travers les petits boulots ou, parfois, dans
la citoyenneté lycéenne que confère le statut de délégué d’élève.
Quatrième figure : les lycéens qui se subjectivent contre l’école. Le sujet se
constitue alors dans sa capacité de résister à l’école, d’en refuser la légitimité, de
ne jamais se prendre dans ses catégories.
On aura perçu, à travers ces lignes, l’intérêt de ces analyses souvent très fines
et prenant appui sur de nombreuses données de terrain. Il n’en reste pas moins
qu’elles posent plusieurs problèmes.
Premièrement, un problème de cohérence interne. Dubet utilise en fait deux
modèles, l’un ternaire, l’autre binaire. Le modèle général, exposé dans
Sociologie de l’expérience (1994) et repris dans À l’école, Sociologie de
l’expérience scolaire (1996), est ternaire : il existe trois logiques de l’action, la
subjectivation n’étant que l’une des trois. Mais le modèle opératoire utilisé en
1996 pour analyser l’expérience scolaire est binaire : d’un côté la socialisation,
de l’autre la subjectivation. « La formation des acteurs sociaux est double. D’une
part, c’est une socialisation dans laquelle les individus intériorisent des normes
et des modèles. D’autre part, c’est une subjectivation conduisant les individus à
établir une distance à leur socialisation » 20. C’est effectivement ce combat entre
socialisation et subjectivation qui, nous l’avons vu, sert de fil directeur à
l’analyse de l’expérience scolaire des écoliers, des collégiens et des lycéens.
Mais cela pose, précisément, un deuxième problème : le modèle opératoire
mis en œuvre par F. Dubet et D. Martuccelli disjoint et oppose la socialisation et
la subjectivation. Or, toute socialisation n’est-elle pas aussi subjectivation et
toute subjectivation n’est-elle pas aussi socialisation ? Les auteurs ont
conscience de cette difficulté. Ils écrivent : « C’est là le paradoxe de la
socialisation qui est aussi une subjectivation puisque l’acteur ne se réduit pas à la
somme de ses apprentissages sociaux » (1996). Il me semble qu’il faut
comprendre par là que la socialisation produit aussi de la subjectivité, comme
une sorte de plus qui interdirait de réduire l’acteur à une somme d’apprentissages
sociaux. Mais que devient alors l’opposition entre socialisation et
subjectivation ?
Enfin, les énoncés mêmes qui sont construits à partir d’une telle approche
posent une série de problèmes. Il nous faut admettre que les élèves de l’école
primaire commencent tout juste à émerger comme sujets – alors qu’ils viennent
de traverser la période du conflit œdipien. Il nous faut admettre qu’un lycéen est
plus ou moins sujet, selon que le processus de subjectivation a plus ou moins
réussi à imposer sa logique au processus de socialisation. Il nous faut également
admettre, à l’inverse, qu’un lycéen en échec est privé de la capacité d’être sujet –
tout au moins s’il continue à adhérer aux valeurs scolaires. Or, je ne peux
admettre que l’on puisse être plus ou moins sujet, ni que l’on puisse être privé de
la capacité d’être sujet. Tout être humain est un sujet, y compris lorsqu’il est
dominé et aliéné, et s’il y a diverses façons de se construire comme sujet elles ne
relèvent pas du plus ou du moins.
Ces trois séries de problèmes renvoient à la même difficulté fondamentale :
Dubet construit une théorie de la subjectivation qui tente de faire l’économie de
la notion de sujet. Certes, il emploie fréquemment les termes de subjectivité et
de sujet, mais le sujet n’est en fait qu’une hypothèse que le sociologue doit poser
et non un objet de recherche. C’est ce que je voudrais maintenant établir.
La difficulté centrale réside dans la définition même de la subjectivation, de la
subjectivité et du sujet.
Je partirai du premier problème ci-dessus évoqué. Dans le modèle général de
Dubet, ternaire, la subjectivation est l’une des trois logiques, celle qui régit « le
système culturel ». Dans son modèle opératoire, binaire, la subjectivation est un
processus, qui conduit les individus « à établir une distance à leur socialisation ».
Pourquoi opérer un tel passage du ternaire au binaire, de la subjectivation
comme logique à la subjectivation comme processus ? Parce que selon Dubet le
statut de ces trois logiques n’est pas le même. Les logiques de l’intégration et de
la stratégie « apparaissent comme des logiques “positives” de l’action, comme
des “réalités” » (1994). La logique de subjectivation « n’apparaît que de manière
indirecte dans l’activité critique » car le sujet n’a pas de « réalité incarnée ». Dès
lors, le passage d’un modèle ternaire à un modèle binaire devient
compréhensible. Les deux premières logiques, celles de l’intégration et de
l’intérêt, engendrent, par intériorisation, des « Moi sociaux » ; elles induisent
donc un processus de socialisation. Mais on constate que l’individu n’adhère
jamais complètement à ses rôles et à ses intérêts, qu’il prend de la distance vis-à-
vis de ses Moi sociaux. Il existe donc une autre logique, un autre processus, qui
s’oppose à la socialisation et témoigne d’un « effort de subjectivation »
permettant de se démarquer des Moi sociaux. Le modèle ternaire des trois
logiques est ainsi relayé par le modèle binaire des deux processus : la théorie est
cohérente.
Dans cette théorie, ce qui définit d’abord le sujet, c’est la distance. La
subjectivation conduit « les individus à établir une distance à leur socialisation »
(1996) ; c’est « la distance à soi, qui fait de l’acteur un sujet » (1994). Cette
distance est rendue possible par la multiplicité des logiques sociales mais cette
multiplicité même induit chez les individus une activité d’articulation des
logiques diverses : « c’est la dynamique engendrée par cette activité qui
constitue la subjectivité de l’acteur ». La subjectivité naît donc de l’hétérogénéité
du social, de la distance de l’individu vis-à-vis de ses Moi sociaux, d’une activité
d’unification de soi. Il y a là une intuition juste de ce qu’est un sujet. Ce que
nous dit en fait Dubet, c’est que le sujet est irréductible à l’intériorisation du
social (à des Moi sociaux) et qu’il est porteur d’une exigence d’unité. Quand on
se donne des « Moi sociaux » constitués par intériorisation d’une position, d’un
rôle, d’une norme, d’une stratégie, etc., on ne trouve pas le sujet. D’une part,
parce que le sujet est autre chose que du social intériorisé. D’autre part, parce
que le sujet est une forme d’unité que l’on ne peut constituer par l’addition de
Moi sociaux – « l’acteur ne se réduit pas à la somme de ses apprentissages
sociaux » (1996). Autrement dit, toute la pensée de Dubet devrait l’amener à
poser la spécificité du sujet.
Mais il s’interdit de poser le sujet car ce serait pour lui une sorte de trahison
de l’entreprise sociologique. « Il est d’autant plus difficile de définir une logique
sociale du sujet que la sociologie s’est construite, principalement, contre l’idée
même de sujet, qu’il s’agisse du sujet historique de l’historicisme ou du sujet
individuel de la Raison », explique Dubet (1994). Aussi prend-il soin de dénier
au sujet toute réalité autre que sociale – alors que la norme et l’intérêt ont, eux,
une « réalité »... « Le sujet n’a pas vraiment de « réalité incarnée » en dehors de
ses représentations dans l’art comme subjectivité « pure », bien que, là aussi, la
définition du sujet soit sociale et culturelle ». « Dans une perspective
sociologique, la subjectivité est perçue comme une activité sociale engendrée par
la perte de l’adhésion à l’ordre du monde, au logos ». Autrement dit, le sujet ne
peut pas être un objet direct de l’analyse sociologique. L’objet d’analyse, c’est la
subjectivation (la prise de distance), et le sujet n’est qu’une hypothèse que le
sociologue est amené à poser lorsqu’il prend acte de l’existence d’un processus
de subjectivation : s’il y a un processus de subjectivation, il construit quelque
chose qu’il faut bien appeler un sujet.
Ce refus de se donner le sujet comme objet à penser par la sociologie précipite
Dubet dans de nombreuses difficultés théoriques.
Premièrement, il pose et nie, tout à la fois, la spécificité de la logique du sujet.
Il la pose : la logique de subjectivation est l’une des trois logiques d’action par
lesquelles il définit la société. Mais il la nie : ce n’est, précisément, que l’une des
trois logiques, placée à côté des deux autres. Mais il ne peut pas la nier : cette
logique est différente des deux autres (de sorte qu’il est amené à passer du
modèle ternaire au modèle binaire). Je dirai pour ma part que la logique du sujet
n’est ni une troisième logique ni une deuxième mais une logique autre,
spécifique. Le sujet ne s’ajoute pas à des Moi sociaux intériorisés, il ne s’en met
pas à distance, il ne les combat pas. Le sujet s’approprie le social sous une forme
spécifique, y compris sa position, ses intérêts, les normes et les rôles qu’on lui
propose ou impose. Le sujet n’est pas une distance vis-à-vis du social, il est un
être singulier qui s’approprie le social sous une forme spécifique, transmuée en
représentations, en comportements, en aspirations, en pratiques, etc. En ce sens,
le sujet a une réalité sociale, qui peut-être étudiée, analysée autrement qu’en
termes de différence ou de distance.
Poser le sujet comme un être à la fois singulier et social permettrait de
résoudre également la question des rapports entre subjectivation et socialisation.
La subjectivation est prise de distance vis-à-vis de la socialisation, écrit Dubet.
Mais comment expliquer une telle prise de distance dès lors que l’on s’interdit
de sortir du social ? On est alors obligé de penser une subjectivation qui
s’engendre à partir du social et qui, pourtant, permet à l’individu de prendre ses
distances vis-à-vis du social : « c’est là le paradoxe de la socialisation qui est
aussi une subjectivation » (1996). F. Dubet parvient à résoudre ce paradoxe. « La
subjectivation des individus ne se forme que dans l’expérience de la distance
entre les divers Moi sociaux et l’image d’un sujet offerte dans la religion, l’art, la
science, le travail... bref, toutes les figures historiques disponibles ». Autrement
dit, l’individu rencontre dans la société des « figures sociales de la subjectivité »
qui lui permettent de prendre de la distance vis-à-vis des Moi sociaux constitués
par intériorisation des normes et intérêts. La subjectivation est pensée comme
distance entre les Moi sociaux et l’image sociale d’un sujet. L’honneur du
sociologue est sauf : il n’est pas sorti du social.
La solution est intellectuellement élégante mais elle n’est pas sans poser
problème. En effet, quel est le statut de ces « figures sociales de la
subjectivité » ? Deux réponses sont possibles. Ou bien il s’agit de figures
offertes aux aspirations du sujet et lui permettant de se défaire de l’identification
à des normes et à des intérêts. Mais cela suppose que l’on ait posé un sujet, ce
que l’on s’est interdit. Ou bien il s’agit de figures elles-mêmes intériorisées.
Dans ce cas, l’individu porte en lui un Moi social qui est refus d’une définition
en termes de rôles et d’intérêts et exigence d’unité ; ce Moi social entretient une
dynamique de la subjectivation. Une telle solution est cohérente avec la théorie
développée par Dubet. Mais elle oblige à définir le psychisme en termes
d’intériorisation du social, l’originalité de Dubet étant alors de considérer que le
social intériorisé est hétérogène et travaillé par des tensions. L’explication en
termes d’intériorisation a été affinée mais on n’est pas sorti de l’intériorisation.
Tout le problème est là, précisément, et l’on pourrait concentrer toutes les
questions qui précèdent en une seule : à qui tout ce que décrit Dubet arrive-t-il ?
Qui ressent une distance à soi ? Qui se sent « tenu d’articuler des logiques
d’action différentes », qui éprouve ainsi cette aspiration à une unité de soi ? Qui
s’engage vers des modèles culturels proposant la représentation d’un sujet ? Qui,
au terme du processus, se ressent comme sujet ou comme aliéné ?
En tout état de cause, on est obligé de se donner, d’emblée, un psychisme à
qui tout cela arrive. D’où, immédiatement, la question : quelle est la nature de ce
psychisme, est-ce ou non celui d’un sujet ?
Ma réponse est oui : c’est le psychisme d’un sujet, et il n’y a de psychisme
que d’un sujet. Mais alors ce que Dubet étudie sous le nom de subjectivation, ce
n’est pas la construction d’un sujet, qui est déjà là, dès le départ. Ce qu’il étudie,
ce sont des formes sociales de la subjectivité et la prise de conscience réflexive
de soi comme sujet. Mais peut-on mener une telle étude sans prendre en compte
tout ce que nous ont appris la psychologie, et, au-delà, l’anthropologie, la
philosophie, la linguistique... ?
La réponse des sociologues est non, ou plus exactement : c’est sans doute le
psychisme d’un sujet mais le sociologue s’interdit de penser ce psychisme en
référence à un sujet. Nous avons vu que Bourdieu définit, avec le concept
d’habitus, du psychisme de position. Dubet, pour sa part, cherche à constituer la
subjectivité comme catégorie sociologique sans avoir pour autant à poser le sujet
comme objet d’analyse du sociologue 21. Pour ce faire, il prend appui, comme la
sociologie classique, sur le concept d’intériorisation. Or, un tel concept, nous
l’avons vu, vide les notions mêmes de psychisme et de subjectivité de leur
spécificité. Penser en termes d’intériorisation aboutit toujours à constituer un
psychisme qui n’en est pas un, une subjectivité qui n’en est pas une. Par là
même, le regard sociologique s’enferme dans des limites qui le brident. Ainsi, il
est quand même étonnant que la sociologie de Dubet, construite en termes de
logiques d’action, n’accorde pas de véritable place à la question de l’activité de
l’individu sur et dans le monde. Tout comme il est étonnant – mais c’est sans
doute une conséquence de ce qui précède – que sa sociologie de l’expérience
scolaire ne dise pratiquement rien de l’élève s’affrontant au savoir et à la
nécessité d’apprendre. Une véritable sociologie du sujet ne pourrait oublier que
l’enfant est jeté dans un monde qu’il doit s’approprier par son activité et qu’il y
est confronté en permanence à la question du savoir.
C’est donc à une sociologie du sujet qu’il faut travailler. Cette sociologie ne
pourra pas faire l’économie d’un dialogue (critique) avec les sciences humaines
qui traitent elles aussi du sujet : la psychologie, bien sûr, mais aussi
l’anthropologie (c’est d’un sujet humain qu’il s’agit), les sciences du langage,
d’autres peut-être 22. Je ne suis pas loin de penser, d’ailleurs, que F. Dubet en
arrive aux mêmes conclusions. Vers la fin de Sociologie de l’expérience, il écrit :
« aucune explication sociologique ne peut se dispenser d’une anthropologie et,
plus encore, d’une psychologie abstraites mais vraisemblables ». Dans la
conclusion, il franchit un pas supplémentaire : « on ne pourra pas se résoudre
toujours à séparer totalement la psychologie abstraite des sociologues de la
psychologie clinique des psychologues, qui ne va d’ailleurs pas sans sociologie
latente. Le détour d’une analyse de l’expérience par la sociologie ne peut se
passer d’un équivalent ou d’un prolongement dans la psychologie particulière
des individus ». Il est temps, en effet, que les sociologues cessent de traiter du
psychisme tout en déniant le sujet et s’interrogent sur les conditions de
possibilité d’une sociologie du sujet 23.
Ces conditions restent à travailler et à établir. Il ne s’agit pas de poser un sujet
philosophique doté de facultés échappant à toute forme d’objectivation, ou un
sujet psychologique conçu comme une mystérieuse entité enfermée dans son
intimité. La sociologie doit étudier le sujet comme un ensemble de rapports et de
processus 24. Le sujet est un être singulier, doté d’un psychisme régi par une
logique spécifique, mais c’est aussi un individu qui occupe une position dans la
société et qui est pris dans des rapports sociaux. Une sociologie du sujet peut
s’attacher à comprendre comment l’individu s’approprie l’univers social des
possibles (pour reprendre les termes de Bourdieu), comment il construit son
monde singulier en référence à des logiques d’action hétérogènes (en référence à
Dubet), quelles relations il entretient avec le « savoir » (en référence à nos
propres travaux), et sans doute bien d’autres choses encore. Il ne s’agit pas de
dissoudre la sociologie dans un discours flou sur le sujet mais de lui proposer de
l’étudier comme un ensemble de rapports et de processus.
3. Le « fantôme d’autrui que chacun porte en soi » : une
incursion chez les psychologues
Une sociologie du sujet ne peut faire l’impasse sur la psychologie et ses
acquis. Mais toute psychologie n’est pas d’égale utilité pour un sociologue.
Ainsi, la psychologie de Piaget ne lui apportera guère. Il s’agit en effet,
fondamentalement, d’une psychologie du développement qui puise ses
références dans la biologie et la logique, même si elle n’ignore pas
complètement la dimension sociale du développement de l’enfant. Une
sociologie du sujet ne peut entrer en dialogue qu’avec une psychologie qui pose
comme principe que tout rapport à soi passe par le rapport à l’autre 25. Or, tel est
précisément aujourd’hui un des principes de base de la psychologie clinique.
La psychanalyse repose largement sur un tel principe. Freud le met en œuvre à
travers des concepts comme identification, sublimation, Surmoi. Lacan
développe une théorie où l’autre est au cœur du sujet et attache une grande
importance au stade du miroir, ce premier rapport à soi qui est rapport à soi
comme autre (Ogilvie, 1987).
Mais la psychanalyse n’a pas le monopole du principe. On le rencontre
également chez des psychologues qui ne s’en réclament pas, en tout cas pas
directement, comme Wallon ou Vygotski.
Wallon écrit : « L’individu, s’il se saisit comme tel, est essentiellement social.
Il l’est non par suite de contingences extérieures, mais par suite d’une nécessité
intime. Il l’est génétiquement » (1946). Pour Wallon, en effet, le moi et l’autre
sont à jamais liés. Ils se constituent conjointement, à partir d’un état premier
d’indistinction, et l’Autre reste un « partenaire perpétuel du Moi dans la vie
psychique », ce « fantôme d’autrui que chacun porte en soi » (1946).
Vygotski, par une autre voie, pose lui aussi que le sujet humain est
génétiquement social 26. « Chaque fonction psychique supérieure apparaît deux
fois au cours du développement de l’enfant : d’abord comme activité collective,
sociale, et donc comme fonction interpsychique, puis la deuxième fois comme
activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l’enfant, comme
fonction intrapsychique » (1933). Ainsi, le langage n’est pas d’abord
égocentrique puis socialisé, comme chez Piaget ; il est d’abord forme de
l’échange social, puis dialogue égocentrique puis langage intérieur (1934). Mais
cette intériorité est pensée comme mode de fonctionnement spécifique du
psychisme, et non comme intériorisation : « Le transfert (des fonctions
psychiques) à l’intérieur est lié à des changements dans les lois qui gouvernent
leur activité ; elles sont incorporées dans un nouveau système qui possède ses
propres lois » (1930).
Notons enfin que des philosophes et anthropologues posent eux aussi comme
principe que le rapport à soi suppose le rapport à l’autre. Ainsi, toute l’œuvre de
Girard repose sur l’idée que le désir est désir du désir de l’autre (Girard, 1982 ;
Martinez, 1996).
Tout rapport à soi est aussi rapport à l’autre, et tout rapport à l’autre est aussi
rapport à soi. Il y a là un principe essentiel pour construire une sociologie du
sujet : c’est parce que chacun porte en soi le fantôme de l’autre et parce que,
inversement, les rapports sociaux produisent des effets sur les sujets, qu’une
sociologie du sujet est possible. Il y a là également un principe fondamental pour
comprendre l’expérience scolaire et pour analyser le rapport au savoir :
l’expérience scolaire est, indissociablement, rapport à soi, rapport aux autres
(aux enseignants et aux copains), rapport au savoir.
Sur ce point, le livre récent de l’équipe de Paris X, qui travaille la question du
rapport au savoir d’un point de vue psychanalytique, me fait problème (Beillerot,
Blanchard-Laville, Mosconi et al., 1996). En effet, après avoir posé l’autre au
cœur du désir de savoir, les auteurs oublient ce principe, me semble-t-il, et
régressent vers une interprétation biologisante du désir.
Au terme de son texte, Jacky Beillerot écrit : « Toute étude qui prendra le
rapport au savoir comme notion centrale ne pourra pas s’affranchir du
soubassement psychanalytique ; non que cela interdise d’autres approches, mais
c’est à partir de la théorisation de la relation d’objet, du désir et du désir de
savoir, puis de l’inscription sociale de ceux-ci dans des rapports (qui lient le
psychologique au social) 27 qu’il sera possible de prendre le risque de faire
travailler et évoluer la notion ; une évolution qui n’oubliera pas une chose
essentielle, sous peine de lui faire perdre son sens : il n’y a de sens que du
désir ». Il y a là plusieurs affirmations, qu’il convient de dissocier.
Il n’y a de rapport au savoir que d’un sujet, et le sujet est désir : je suis tout à
fait d’accord sur ce point – et c’est parce qu’elle néglige cette dynamique du
désir que la sociologie se jette dans les embarras d’un psychisme sans sujet.
J’adhère également aux formules par lesquelles J. Beillerot rappelle ce qu’est le
désir. Le désir est « une aspiration première », « c’est le désir qui est cause et
non l’objet cause du désir ». Toutefois, si le désir est la donnée de base, s’il se
définit en tant que tel et non à partir de ce dont il est désir, il ne peut exister que
sous la forme d’un « désir de » : il n’y a pas de désir sans objet du désir. Cet
objet, en dernière analyse, c’est toujours l’autre. « Autrui est la visée du désir,
autrui comme personne ; le désir ne porte que sur un autre désir, il vise ce qui
dans l’autre désigne un autre désir ». Je ne songerais donc pas un instant à nier
qu’il y ait place pour un travail psychanalytique sur le désir de savoir et sur le
rapport au savoir.
En revanche, je ne peux être d’accord avec une approche qui entend fonder le
désir sur la pulsion (dans une perspective biologisante qui fait régresser de Lacan
à Freud), et n’introduit le social que dans un second ou un troisième temps. C’est
une telle approche qui est mise en œuvre dans le texte de Nicole Mosconi qui
suit immédiatement celui de J. Beillerot.
À la source de tout, explique-t-elle, se trouve « le processus somatique qui est
localisé dans un organe » et qui engendre une pulsion. Cette pulsion cherche à se
satisfaire en investissant un objet (« Le but d’une pulsion est toujours la
satisfaction » ; son « objet » est « ce par quoi la pulsion peut atteindre son but »).
Mais une pulsion peut changer d’objet : « des buts intermédiaires peuvent
s’offrir à la pulsion. Le savoir peut se présenter comme capable d’offrir ces
satisfactions intermédiaires ». À travers ce processus de sublimation, l’objet-
savoir devient « l’objet des tendances pulsionnelles ». Mais une dernière étape
reste à franchir. En effet, cet objet-savoir est encore sous l’emprise du sujet, « il
est partiellement au moins le produit de son imaginaire individuel ». Pour qu’il y
ait rapport au savoir, il reste à passer au savoir « produit par l’imaginaire social
de sa société ». Ce qui est possible grâce à « la socialisation de la psyché ».
Dans une telle théorisation, la pulsion permet de penser le psychisme sans
référence à l’autre (qui n’est introduit qu’au moment de la sublimation). Dès
lors, la construction du concept de rapport au savoir suivra les transformations
de la pulsion – et ne rencontrera l’autre que dans un deuxième temps, et le social
dans un troisième. Les auteurs sont en fait sortis d’une théorie du désir – ou plus
exactement ils l’ont rabattue sur une théorie de la pulsion, en oubliant qu’
« autrui est la visée du désir », que « le désir ne porte que sur un autre désir ». Ils
nous proposent un sujet qui n’est pas immédiatement social et ne le devient que
par « la socialisation de la psyché » – tout comme la sociologie pose un
psychisme qui n’est pas immédiatement celui d’un sujet et ne le devient
(éventuellement...) que par un processus de subjectivation. Aussi n’est-il pas
étonnant qu’ils campent sur une position impériale (la psychanalyse comme
soubassement de tout discours sur le rapport au savoir), face au camp, tout aussi
impérial, de la sociologie qui considère le sujet comme une illusion. On me
permettra de souligner que cette violence que les sciences humaines exercent les
unes à l’encontre des autres (Martinez, 1996) repose largement sur une
ignorance de l’identité de l’autre. L’équipe de Paris X réduit la sociologie à sa
version classique : « les grandes forces sociales n’agissent jamais directement
sur les individus mais toujours au travers des collectifs, groupes ou institutions
dont l’individu fait partie » (Mosconi). Tout comme beaucoup de sociologues
semblent ignorer que la psychologie clinique actuelle pose l’autre au cœur du
sujet.
« Il n’y a de sens que du désir », écrit J. Beillerot. Certes, mais ce désir n’est
pas l’avatar d’une pulsion biologique. Il est, indissociablement, absence du sujet
à lui-même et présence du sujet en l’autre. Il n’y a de sens que pour un sujet en
quête de soi et ouvert à l’autre et sur le monde. Tout rapport à soi est rapport à
l’autre. Tout rapport à l’autre est rapport à soi. Et ce double rapport – qui n’en
fait qu’un – est rapport entre moi et l’autre dans un monde que nous partageons,
et qui excède notre rapport. La question relève de l’anthropologie. La
perspective anthropologique manque à Dubet, qui pose la socialisation et la
subjectivation mais oublie l’hominisation. Elle manque à l’équipe de Paris X,
qui oublie que le sujet et son désir ne sont intelligibles qu’à travers l’humaine
condition. C’est de là qu’il faut partir : de la condition du petit d’homme. Cette
condition qui fait de lui un sujet, lié à l’autre, désirant, partageant un monde avec
d’autres sujets, et transformant ce monde avec eux. Cette condition qui impose
au petit d’homme de s’approprier le monde et de se construire lui-même, de
s’éduquer et d’être éduqué.
CHAPITRE IV

Le petit d’homme, obligé d’apprendre pour être :


une perspective anthropologique

C’est un petit d’homme qui devient sujet, qui est éduqué et qui s’éduque : la
condition première de l’individu humain devrait être le fondement ultime de
toute théorie de l’éducation, de quelque discipline qu’elle relève.
1. Naître, c’est être soumis à l’obligation d’apprendre

Kant écrivait déjà, à la fin du 18e siècle : « L’homme est la seule créature qui
doive être éduquée (...) Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être ;
une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de
sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa
conduite. Or puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais au
contraire vient au monde pour ainsi dire à l’état brut, il faut que d’autres le
fassent pour lui ». En 1796, Fichte reprend cette idée : « En un mot tous les
animaux sont achevés et parfaits, l’homme est seulement indiqué, esquissé (...)
Tout animal est, ce qu’il est ; l’homme seul originairement n’est rien. Il doit
devenir ce qu’il doit être ; et puisqu’il doit être un être pour soi, il doit le devenir
par lui-même. La nature a achevé toutes ses œuvres ; mais elle a abandonné
l’homme et l’a remis à lui-même (...) Si l’homme est un animal, alors il s’agit
d’un animal extrêmement imparfait et précisément pour cette raison ce n’est pas
un animal » 28. L’essentiel est déjà là : l’homme n’est pas, il doit devenir ce qu’il
doit être ; pour cela, il doit être éduqué par ceux qui suppléent à sa faiblesse
initiale, et il doit s’éduquer, « devenir par lui-même ».
Cet inachèvement de l’homme a été pensé par les scientifiques comme
prématuration : tout se passe en effet comme si l’homme naissait alors que son
développement n’était pas terminé et devait s’achever hors de l’utérus. Aussi
naît-il fragile mais également doté d’une grande plasticité : il n’est pas défini par
des instincts mais s’achève au cours d’une histoire. Pour reprendre les termes de
Fichte, c’est parce que l’homme est un animal imparfait (qui n’est pas fait
complètement) qu’il n’est pas un animal. Cette immaturation, à en croire la
théorie de la néoténie, s’inscrit dans l’histoire de l’espèce : l’homme naît
prématuré parce qu’il est un néotène. On désigne par néoténie le fait, observé
chez des insectes et des batraciens, que certaines espèces se reproduisent alors
que les individus ont conservé leur forme larvaire (Bolk, 1926 ; Lapassade,
1963) 29. Dans l’histoire des espèces, l’homme serait une forme fœtale – un
fœtus de primate en quelque sorte...
Mais la prématuration de l’homme n’est qu’une face de la condition humaine,
inséparable de son autre face : l’homme survit parce qu’il naît dans un monde
humain, qui lui préexiste, qui est déjà structuré. Lucien Sève a centré ses travaux
sur cette autre face (1968). Il rappelle et développe la VIe Thèse de Marx sur
Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu
pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux ». Certes,
l’enfant est pauvrement équipé à sa naissance mais il bénéficie de « la richesse
fabuleuse de son “équipement” social excentré ». « Autrement dit l’individu
humain n’a pas originairement son essence au-dedans de lui-même, mais au
dehors, en position excentrée, dans le monde des rapports sociaux ». « L’
humanité (au sens de l’“être homme”), par opposition à l’animalité (l’“être
animal”) n’est pas une donnée présente par nature dans chaque individu isolé,
c’est le monde social humain, et chaque individu naturel devient humain en
s’hominisant par son processus de vie réel au sein des rapports sociaux ». La
condition humaine, ce n’est donc pas seulement l’absence de l’être dans l’enfant
qui naît, c’est aussi l’entrée dans un monde où l’humain existe sous la forme
d’autres hommes et de tout ce que l’espèce humaine a construit précédemment.
L’éducation est cette appropriation, toujours partielle, d’une essence excentrée
de l’homme.
Kant et Fichte, l’anatomie comparée, Sève : les références sont disparates et
les théories ne sont pas compatibles. Mais elles convergent sur le point qui nous
intéresse ici : la définition de la condition humaine qui, seule, permet de prendre
en compte toutes les dimensions de l’éducation de l’homme.
Par condition, l’homme est absent à lui-même. Il porte cette absence en lui,
comme désir. Un désir qui est toujours, au fond, désir de soi, de cet être qui lui
manque, un désir qui ne saurait être assouvi car l’assouvissement anéantirait
l’homme comme homme.
Mais par condition également, l’homme est présent hors de lui-même.
Il est présent en cet autre qui, fort concrètement, lui permet de survivre, et qui
est lui aussi un homme 30. Cet autre, parce qu’il est la figure de l’humain, est
objet de désir, en des formes complexes 31. Il est objet d’amour, car il est ce dont
j’ai besoin, et indissociablement objet de haine, car son existence même
témoigne que je ne suis pas tout l’humain.
Mais l’homme est également présent sous forme d’un monde, un monde
humain produit par l’espèce au cours de son histoire et qui préexiste à l’enfant,
sous forme de structures, d’outils, de relations, de mots et de concepts, d’œuvres.
Cette absence à soi/présence à soi hors de soi est la condition même de
l’homme. Elle le constitue comme sujet, et entretient la dynamique du désir –
que l’on ne saurait réduire à une pulsion organique en quête d’objet. Mais ce
sujet ne se réduit pas pour autant au désir et à la relation à l’autre comme
personne. Il est aussi un corps engagé dans un monde où il doit survivre, agir,
produire – même si, dans un premier temps, cette nécessité est prise en charge
par d’autres. Le monde ne se surajoute pas à un univers où il n’y aurait que le
sujet et l’autre, unis et déchirés dans des relations de désir. Le monde est là,
immédiatement, l’autre et l’altérité y prennent des formes « concrètes », sociales.
Si le désir est bien la structure fondamentale du sujet, il est toujours « désir de »
et ce « de » renvoie à une altérité qui a forme sociale, qu’il s’agisse de l’autre
personnel ou de l’objet du désir.
Naître, c’est entrer dans cette condition humaine. Entrer dans une histoire,
l’histoire singulière d’un sujet inscrite dans l’histoire plus large de l’espèce
humaine. Entrer dans un ensemble de relations et d’interactions avec d’autres
hommes. Entrer dans un monde où on occupe une place (y compris sociale) et où
il faudra avoir une activité.
Par là même, naître c’est être soumis à l’obligation d’apprendre. Apprendre
pour se construire, dans un triple processus d’hominisation (devenir homme), de
singularisation (devenir un exemplaire unique d’homme), de socialisation
(devenir membre d’une communauté, dont on partage des valeurs et où l’on
occupe une place). Apprendre pour vivre avec d’autres, des hommes avec qui
l’on partage le monde. Apprendre pour s’approprier le monde, une partie de ce
monde, et pour participer à une construction du monde qui a commencé avant
soi. Apprendre dans une histoire qui, tout à la fois, est mienne, profondément, en
ce qu’elle est unique, et m’échappe de toute part. Naître, apprendre, c’est entrer
dans un ensemble de rapports et de processus qui constituent un système de
sens – où se dit qui je suis, qui est le monde, qui sont les autres.
Ce système s’élabore dans le mouvement même par lequel je me construis et
suis construit par les autres – ce mouvement long, complexe, jamais
complètement achevé qu’on appelle éducation.
L’éducation est une production de soi par soi mais cette autoproduction n’est
possible que par la médiation de l’autre et avec son assistance. L’éducation est
production de soi par soi : elle est le processus par lequel l’enfant né inachevé se
construit comme être humain, social et singulier. Nul ne saurait m’éduquer si je
n’y consens en quelque sorte, si je n’y « mets pas du mien » ; une éducation est
impossible si le sujet à éduquer ne s’investit pas lui-même dans le processus qui
l’éduque. Mais inversement je ne saurais m’éduquer que dans un échange avec
les autres et avec le monde ; une éducation est impossible si l’enfant ne trouve
pas dans le monde ce qui lui permet de se construire. Toute éducation suppose le
désir, comme force d’impulsion qui entretient le processus. Mais il n’y a de
force d’impulsion que parce qu’il y a une force d’attraction : le désir est toujours
« désir de », l’enfant ne peut se construire que parce que l’autre et le monde sont
humains, et donc désirables.
On aboutit à la même conclusion en raisonnant à partir des éducateurs et de la
société qui ont le projet de former l’enfant. Pour se reproduire, ils doivent
produire des enfants – les engendrer mais aussi les produire comme leurs
enfants, membres d’une famille et d’une société à un moment de l’histoire. Mais
cette production présente un caractère particulier : l’enfant est à la fois la
« matière première » et l’opérateur immédiat du processus, les éducateurs ne
pouvant en être que les concepteurs et les médiateurs. On peut appliquer à
l’éducation le concept d’« usage de soi par soi » qu’Yves Schwartz développe à
propos du travail : « tout indique dans l’étude des actes de travail que l’“usage”
n’est pas seulement celui qu’on fait de vous, mais aussi celui que soi-même fait
de soi-même » (1987).
Parce que l’enfant naît inachevé, doit se construire et ne peut le faire que « de
l’intérieur », l’éducation est production de soi. Parce que l’enfant ne peut se
construire qu’en s’appropriant une humanité qui lui est « extérieure », cette
production exige la médiation de l’autre. L’éducation n’est pas subjectivation
d’un être qui ne serait pas sujet : le sujet est toujours déjà là. L’éducation n’est
pas socialisation d’un être qui ne serait pas déjà social : le monde, et avec lui la
société, est toujours déjà là.
Ce qui est ici analysé comme relation fonctionne comme un processus qui se
déroule dans le temps et implique des activités. Pour qu’il y ait activité, il faut
que l’enfant se mobilise. Pour qu’il se mobilise, il faut que la situation présente
pour lui du sens. Je voudrais préciser ces trois concepts que l’équipe ESCOL
utilise souvent dans ses analyses du rapport au savoir : mobilisation, activité,
sens.
2. Mobilisation, activité, sens : définition des concepts
Le concept de mobilisation implique l’idée de mouvement. Mobiliser, c’est
mettre en mouvement ; se mobiliser, c’est se mettre en mouvement. C’est pour
insister sur cette dynamique interne que nous employons le terme de
« mobilisation » de préférence à celui de « motivation ». La mobilisation
implique que l’on se mobilise (de « l’intérieur »), alors que la motivation met
l’accent sur le fait que l’on est motivé par quelqu’un ou quelque chose (de
« l’extérieur »). Certes, au terme de l’analyse les deux concepts convergent : on
pourrait dire que je me mobilise pour atteindre un objectif qui me motive et que
je suis motivé par quelque chose qui peut me mobiliser 32. Mais le terme de
mobilisation présente l’avantage d’insister sur la dynamique du mouvement.
Au-delà de l’idée de mouvement, le concept de mobilisation renvoie à deux
autres concepts : celui de ressources et celui de mobile (entendu comme « raison
d’agir »).
Mobiliser, c’est mettre des ressources en mouvement. Se mobiliser, c’est
réunir ses forces, pour faire usage de soi comme d’une ressource. En ce sens, la
mobilisation est à la fois le préalable à l’action (la mobilisation n’est pas la
guerre...) et son premier moment (... mais elle indique l’entrée prochaine dans la
guerre).
Mais se mobiliser, c’est aussi s’engager dans une activité parce qu’on est
porté par des mobiles, parce qu’on a « de bonnes raisons » de le faire. On
s’intéressera alors aux mobiles de la mobilisation, à ce qui produit la mise en
mouvement, la mise en activité. Le mobile lui-même ne peut être défini qu’en
référence à une activité : l’activité est un ensemble d’actions portées par un
mobile et qui visent un but (Leontiev, 1975 ; Rochex, 1995). Les actions, ce sont
les opérations mises en œuvre au cours de l’activité. Le but, c’est le résultat que
ces actions permettent d’atteindre. Le mobile, qui doit être distingué du but, c’est
le désir que ce résultat permet d’assouvir et qui a déclenché l’activité. Ainsi, un
crime est un ensemble d’actions qui aboutissent à la mort de quelqu’un (résultat
de ces actions). Le but du crime, c’est de se débarrasser d’un gêneur. Le mobile
du crime, c’est l’amour, la haine, le désir d’être riche ou puissant...
L’enfant se mobilise dans une activité lorsqu’il s’y investit, fait usage de soi
comme d’une ressource, est mis en mouvement par des mobiles qui renvoient à
du désir, du sens, de la valeur. L’activité a alors une dynamique interne. On
n’oubliera pas, cependant, que cette dynamique suppose un échange avec le
monde, où l’enfant trouve des buts désirables, des moyens d’action et d’autres
ressources que lui-même.
Pourquoi parlons-nous d’activité plutôt que de travail ou de pratique ? Les
trois termes sont en partie interchangeables, mais en partie seulement car ils ne
mettent pas l’accent sur la même chose. Le concept de travail porte l’attention
sur la dépense d’énergie : étymologiquement, le mot est lié à l’idée de torture,
ou, dans la Bible, à celle de punition, et c’est encore l’idée de dépense d’énergie
que l’on retrouve dans le travail de l’accouchement ou dans l’usage du mot en
physique. Le concept de pratique renvoie à une action finalisée et contextualisée,
confrontée en permanence à des mini-variations (Charlot, 1990). Si nous parlons
plutôt d’activité, c’est pour mettre l’accent sur la question des mobiles, c’est-à-
dire pour souligner qu’il s’agit d’une activité d’un sujet. Mais nous n’oublions
pas que cette activité se déploie dans un monde, et qu’elle suppose donc du
« travail » et des « pratiques ».
Il me faut enfin préciser ce que j’entends par sens, concept abondamment
utilisé dans toutes nos recherches. La tâche est difficile et il ne s’agit
évidemment pas de régler ici en quelques lignes une question très débattue mais
seulement d’indiquer ce que j’ai dans l’esprit quand j’utilise ce concept.
Je m’aiderai d’un article de Francis Jacques intitulé De la signifiance (1987).
Un énoncé est signifiant s’il a du sens (plan syntaxique, celui de la différence),
s’il dit quelque chose du monde (plan sémantique, celui de la référence) et s’il
peut être compris dans un échange entre interlocuteurs (plan pragmatique, celui
de la communicabilité). « Signifier, c’est toujours signifier quelque chose à
propos du monde, le signifier à quelqu’un ou avec quelqu’un ». A de la
« signifiance » ce qui a du sens, qui dit quelque chose du monde et qui s’échange
avec d’autres. Qu’est-ce que le sens, à strictement parler ? C’est toujours le sens
d’un énoncé, produit par les rapports entre les signes qui le constituent, signes
qui ont une valeur différentielle dans un système.
En traduisant (très librement...) cette analyse, pour l’utiliser hors de son
champ, celui du langage et de l’interlocution, je proposerai une triple définition.
A du sens un mot, un énoncé, un événement, qui peut être mis en relation avec
d’autres dans un système, ou dans un ensemble ; fait sens pour un individu
quelque chose qui lui arrive et qui a des rapports avec d’autres choses de sa vie,
des choses qu’il a déjà pensées, des questions qu’il s’est posées. Est signifiant
(ou, si l’on accepte cet élargissement, a du sens) ce qui produit de l’intelligibilité
sur quelque chose d’autre, ce qui éclaire quelque chose dans le monde. Est
signifiant (ou, cette fois encore par élargissement, a du sens) ce qui est
communicable et peut être compris dans un échange avec d’autres. Bref, le sens
est produit par une mise en relation, à l’intérieur d’un système ou dans les
rapports avec le monde ou avec les autres.
Je proposerai de faire un pas de plus, pour souligner que ce sens est du sens
pour quelqu’un, qui est un sujet. Je m’appuierai cette fois sur Leontiev et sa
théorie de l’activité (Leontiev, 1975 ; Rochex, 1995). Pour Leontiev, le sens
d’une activité est le rapport entre son but et son mobile, entre ce qui incite à agir
et ce vers quoi l’action est orientée comme résultat immédiat. Reprenons
l’exemple du crime. Quel sens cela a-t-il de tuer quelqu’un ? Sa mort (résultat du
crime), le fait que je sois débarrassé du gêneur (but), me permet de satisfaire le
désir qui était le mobile du crime. Ni le but seul ni le mobile seul ne permet de
comprendre le sens de l’acte, qui ne s’éclaire que si je mets en relation ce but et
ce mobile. En introduisant l’idée de désir (qui n’est pas explicitement dans la
théorie de Leontiev), on peut dire que fait sens un acte, un événement, une
situation qui s’inscrit dans ce nœud de désirs qu’est un sujet. Comme l’écrit J.
Beillerot, « il n’y a de sens que du désir » (Beillerot, Blanchard-Laville, Mosconi
et al., 1996).
Encore conviendrait-il de distinguer le sens en tant que désirabilité, valeur
(positive ou négative), et le sens simplement attaché à la signifiance. Si je dis
« cela a vraiment du sens pour moi », j’indique que j’y attache de l’importance,
que cela a pour moi de la valeur (ou si cela n’a pas de sens, c’est que « c’est
nul », comme disent les lycéens). Mais si je dis que « je n’y comprends rien »,
cela veut dire tout simplement que l’énoncé ou l’événement n’a pas de
signifiance.
Il faut également préciser qu’une chose peut faire sens pour moi sans que je
sache clairement pourquoi, ni même que je sache qu’elle fait sens. Toute la
psychanalyse est là pour le montrer : nous ne sommes pas transparents à nous-
mêmes.
Enfin, il faut souligner que la question du sens n’est pas réglée une fois pour
toutes. Une chose peut prendre sens, perdre son sens, changer de sens 33 car le
sujet lui-même évolue, par sa dynamique propre et par sa confrontation avec les
autres et avec le monde.
Le sujet dont nous étudions le rapport au savoir n’est donc ni une mystérieuse
entité substantielle définie par la Raison, la Liberté ou le Désir, ni un sujet
enfermé dans une intimité insaisissable, ni un ersatz de sujet construit par
intériorisation du social dans un psychisme de fiction, mais un être humain porté
par le désir et ouvert sur un monde social dans lequel il occupe une position et
est actif. Ce sujet peut être étudié de façon rigoureuse : il se constitue à travers
des processus psychiques et sociaux que l’on peut analyser, il se définit comme
un ensemble de rapports (à soi, aux autres et au monde) que l’on peut inventorier
et articuler conceptuellement.
CHAPITRE V

Le savoir et les figures de l’apprendre

Naître c’est entrer dans un monde où l’on sera soumis à l’obligation


d’apprendre. Nul ne peut échapper à cette obligation car le sujet ne peut advenir
qu’en s’appropriant le monde.
Mais il est bien des façons de s’approprier le monde car il existe bien des
« choses » à apprendre. Apprendre, cela peut être acquérir un savoir, au sens
strict du terme, c’est-à-dire un contenu intellectuel (« se mettre des choses dans
la tête », comme disent les jeunes) : c’est alors apprendre la grammaire, les
mathématiques, la date de la bataille de Marignan, la circulation du sang,
l’histoire de l’art... Mais apprendre, cela peut être aussi maîtriser un objet ou une
activité (nouer ses lacets, nager, lire...) ou entrer dans des formes relationnelles
(dire bonjour à la dame, séduire, mentir...). La question de « l’apprendre » est
donc plus large que celle du savoir 34. Elle est plus large en deux sens.
Premièrement, comme je viens de le souligner il est des façons d’apprendre qui
ne consistent pas à s’approprier un savoir, entendu comme contenu de pensée.
Deuxièmement, alors même que l’on cherche à acquérir un tel type de savoir, on
n’en entretient pas moins d’autres rapports avec le monde.
C’est de ce second point que je partirai. Toute tentative pour définir un pur
sujet de savoir 35 oblige, in fine, à réintroduire d’autres dimensions du sujet.
Symétriquement, toute tentative pour définir « le savoir » fait apparaître un sujet
qui entretient avec le monde un rapport plus large qu’un rapport de savoir.
1. Il n’est pas de savoir sans rapport au savoir
Acquérir du savoir permet de s’assurer une certaine maîtrise du monde dans
lequel on vit, de communiquer avec d’autres êtres et de partager le monde avec
eux, de vivre certaines expériences et de devenir ainsi plus grand, plus sûr de soi,
plus indépendant. Mais il est d’autres façons d’atteindre les mêmes objectifs.
Rechercher le savoir, c’est s’installer dans un certain type de rapport au monde ;
mais il en est d’autres. Aussi la définition de l’homme comme sujet de savoir se
heurte-t-elle à la pluralité des rapports qu’il entretient avec le monde.
Il en est ainsi de la philosophie classique, qui définit l’essence de l’homme par
la Raison, l’esprit, l’entendement – bref, quel que soit le nom qu’on lui donne,
par la faculté qui lui permet d’être un pur sujet de savoir. Tout au long de son
histoire, bien que sous des formes diverses, elle met en scène le combat de la
Raison contre les passions, les émotions, et en définitive le corps. Il s’agit en fait
de couper tous les liens du sujet avec le monde, pour n’en conserver qu’un : le
rapport du sujet comme Raison au savoir comme Idée.
Mais il n’est pas si facile de trancher ce faisceau de liens qui unit le sujet au
monde et aux autres de multiples façons. Donner congé aux passions et
convoquer la Raison est une belle ambition, mais encore faut-il que la Raison
elle-même ne soit pas le masque dont se couvrent les passions. Marx, Freud,
Nietzsche, Bourdieu, Foucault, et quelques autres, nous ont appris que
l’idéologie, l’inconscient, la volonté de puissance, la domination symbolique, la
volonté de contrôler, surveiller et punir empruntent à la Raison ses formes et ses
argumentaires. La Raison est une forme de rapport au monde qui est sans cesse
réinvestie par d’autres formes, qui ne relèvent pas de la Raison : derrière le sujet
de savoir, l’analyse met au jour les autres dimensions du sujet.
Est-ce à dire que ce sujet de savoir n’est qu’un charlatan et un escroc ? Ce
serait tomber dans l’erreur que commet le relativisme épistémologique lorsque,
au nom de l’impossibilité de délier le sujet de savoir de ses autres rapports au
monde, il en arrive à dénier à ce sujet toute spécificité. Si la Raison (ou quelque
nom qu’on lui donne, l’activité scientifique par exemple) n’est pas une forme
autonome de rapport au monde, elle n’en est pas moins une forme spécifique. Le
sujet de savoir déploie une activité qui lui est propre : argumentation,
vérification, expérimentation, volonté de démontrer, de prouver, de valider.
Cette activité est aussi action du sujet sur lui-même : prendre le parti de la
Raison et du savoir, c’est endosser des exigences et des interdits vis-à-vis de soi-
même. Cette activité implique également une forme de rapport aux autres,
perçus comme communauté intellectuelle. Enfin, il serait facile de montrer que
cette activité du sujet de savoir suppose et induit un certain rapport au langage et
au temps. Certes, cette activité peut-être captée par les « passions », l’idéologie,
l’inconscient, voire par une entreprise volontaire de tromperie. Mais si une telle
captation contredit sa spécificité épistémologique, elle ne l’annihile pas.
Au total, il apparaît à la fois que le sujet de savoir entretient avec le monde un
rapport spécifique et qu’il n’en reste pas moins engagé dans d’autres types de
rapports au monde. Il est pris en permanence dans un double processus, qui
l’incite à se retirer du monde (dans son « poêle », son jardin, son grenier ou son
laboratoire) et qui le porte à l’investir pour comprendre, mettre en ordre et
maîtriser le grand Tout. On ne peut comprendre le sujet de savoir sans
l’appréhender dans cette forme spécifique de rapport au monde. Autrement dit,
on ne saurait, pour définir le rapport au savoir, partir du sujet de savoir (de la
Raison) : car pour comprendre le sujet de savoir, il faut appréhender son rapport
au savoir 36.
On ne saurait davantage partir de la question « qu’est-ce que le savoir ? »,
c’est-à-dire d’une définition du savoir dans son acception générale. Une telle
tentative n’est pas sans intérêt mais elle aboutit, nous allons le voir, à l’idée qu’il
n’y a de savoir que pour un sujet engagé dans un certain rapport au savoir.
Ainsi, J.M. Monteil (1985) s’attache à distinguer l’information, la
connaissance et le savoir. L’information est une donnée extérieure au sujet, on
peut l’emmagasiner, la stocker, y compris dans une banque de données ; elle est
« sous le primat de l’objectivité ». La connaissance est le résultat d’une
expérience personnelle liée à l’activité d’un sujet doté de qualités affectivo-
cognitives ; en tant que telle, elle est intransmissible, elle est « sous le primat de
la subjectivité ». Le savoir, comme l’information, est « sous le primat de
l’objectivité » ; mais c’est de l’information appropriée par un sujet. De ce point
de vue, c’est aussi de la connaissance, mais détachée « de la gangue dogmatique
où la subjectivité a tendance à l’installer ». Le savoir est produit par le sujet
confronté à d’autres sujets, il est construit « dans des cadres méthodologiques ».
Il peut donc « entrer dans l’ordre de l’objet » et devient alors « un produit
communicable », « de l’information disponible pour un autrui ».
L’analyse me semble pertinente : il n’y a de savoir que pour un sujet, il n’y a
de savoir qu’organisé selon des relations internes, il n’y a de savoir que produit
dans une « confrontation interpersonnelle ». Autrement dit, l’idée de savoir
implique celle de sujet, d’activité du sujet, de rapport du sujet à lui-même (il doit
se défaire du dogmatisme subjectif), de rapport de ce sujet aux autres (qui
coconstruisent, contrôlent, valident, partagent ce savoir).
Les analyses de J.-M. Monteil rejoignent ainsi celles de J. Schlanger (1978),
qui, s’interrogeant sur ce qu’est le savoir, conclut : « il ne peut y avoir de savoir
hors la situation cognitive, il ne peut y avoir de savoir en soi ». « Le savoir est
une relation, un produit et un résultat. Relation du sujet connaissant à son
monde, produit par l’interaction entre le sujet et son monde, résultat de cette
interaction ». Certes, le savoir ainsi produit apparaît ensuite comme un objet
autonome – ce qui amène par exemple à parler d’un savoir renfermé dans les
livres. Mais c’est là donner forme de substance à ce qui est d’abord activité et
relation. Comme le dit très bien J. Schlanger, il n’y a pas de savoir en soi, le
savoir est une relation. Cette relation, ajouterai-je, est une forme de rapport au
monde. Ou encore : si la question du rapport au savoir est si importante, c’est
parce que le savoir est rapport.
Cette idée que le savoir est rapport est à la fois perçue et méconnue par ceux
qui entreprennent de dresser un inventaire empirique des différents types de
savoir (par exemple Malglaive, 1990). Il y aurait ainsi des savoirs pratique,
théorique, procédural, scientifique, professionnel, opératoire, etc. : les savoirs
sont traités comme des espèces et classés dans de méticuleux inventaires à la
Linné. Il y a là une intuition juste : le savoir n’existe qu’en des formes
spécifiques. Mais l’erreur consiste à croire que ce sont les formes spécifiques
d’un objet naturel qui se nommerait « savoir », et dont on pourrait définir des
espèces et des variétés, alors que ce sont des formes spécifiques de rapport au
monde. Une telle erreur précipite ceux qui la commettent dans de nombreuses
difficultés.
Ainsi, en quoi un savoir peut-il être dit « pratique » ? Ce n’est pas le savoir
lui-même qui est pratique, c’est l’usage qu’on en fait, dans un rapport pratique
au monde. Cette distinction permet d’éviter de faux débats. Par exemple,
lorsqu’un ingénieur utilise un énoncé de physique des matériaux, doit-on parler
d’un savoir scientifique ou d’un savoir pratique ? Ce n’est pas parce que
l’ingénieur l’utilise que l’énoncé cesse d’être scientifique. Mais l’ingénieur
l’utilise pour s’en servir dans une pratique. Bref, c’est l’impasse... En fait, cet
énoncé n’est ni scientifique ni pratique en tant que tel. En tant que tel, c’est un
énoncé, auquel il n’y a aucune raison d’accoler tel ou tel adjectif. Cependant, il a
été produit dans un rapport scientifique au monde (avec expérimentation,
validation par une communauté, etc.) et il sera reconnu comme scientifique par
toute personne s’installant de façon compétente dans un tel rapport au monde.
Mais ce même énoncé est mobilisé par l’ingénieur dans un rapport pratique au
monde (c’est-à-dire dans un rapport finalisé et contextualisé) 37. Autrement dit,
c’est le rapport à ce savoir qui est « scientifique » ou « pratique », et non ce
savoir lui-même.
Mais, dira-t-on, la pratique est bien une forme de savoir ; ou encore : il y a
bien du savoir dans les pratiques. Certes, une pratique doit être apprise pour être
maîtrisée, mais qu’elle suppose de l’apprendre ne signifie pas qu’elle soit un
savoir – sauf à confondre l’apprendre et le savoir, ce qui, je l’ai signalé et j’y
reviendrai, est une erreur. Certes, la pratique mobilise des informations, des
connaissances et des savoirs, et en ce sens il est exact qu’il y a du savoir dans les
pratiques, mais cela ne signifie pas, cette fois encore, qu’elle soit un savoir
(Charlot, 1990). Mais enfin, objectera-t-on, à pratiquer il y a des choses que l’on
sait, et que ne savent pas ceux qui « n’ont pas la pratique ». Ainsi, un vendeur ou
un instituteur réagira, « d’instinct », de façon pertinente dans telle ou telle
situation, ce que ne saurait pas faire celui qui n’a pas la pratique de la vente ou
de l’enseignement. C’est exact mais cela reste à interpréter. Celui qui « a de la
pratique » vit dans un monde où il perçoit des indices que d’autres
n’apercevraient pas et il y dispose de repères et d’une gamme de réponses dont
d’autres seraient démunis. La pratique n’est pas aveugle, elle est outillée et elle
organise son monde – elle suppose et produit de l’apprendre. Mais cet apprendre,
qui est maîtrise d’une situation, n’est pas de même nature, ni dans son processus
ni dans son produit, que le savoir énonçable comme savoir-objet. Si, pour des
raisons de légitimation sociale, on veut nommer « savoir » (savoir pratique...)
cette forme de l’apprendre, qu’on le fasse. Mais c’est attribuer un même nom à
des rapports au monde, à des processus et à des produits qui ne sont pas du
même ordre. Et l’expérience a montré que cela induit beaucoup d’ambiguïté et
de confusion.
Résumons-nous. Il n’y a de sujet de savoir et il n’y a de savoir que dans un
certain rapport au monde – qui se trouve être, en même temps et par là même, un
rapport au savoir. Ce rapport au monde est aussi rapport à soi et rapport aux
autres. Il implique une forme d’activité et, ajouterai-je, un rapport au langage et
un rapport au temps.
Le savoir se présente sous forme d’ « objets », d’énoncés décontextualisés qui
semblent être autonomes, avoir une existence, du sens et de la valeur par eux-
mêmes et en tant que tels. Mais ces énoncés sont les formes substantialisées
(Schlanger, 1978) d’une activité, de relations et d’un rapport au monde.
Il n’est pas de savoir qui ne soit inscrit dans des rapports de savoir. Le savoir
est construit dans une histoire collective qui est celle de l’esprit humain et des
activités de l’homme, et il est soumis à des processus collectifs de validation, de
capitalisation, de transmission. En tant que tel, il est le produit de rapports
épistémologiques entre les hommes. Toutefois, les hommes entretiennent avec le
monde, et entre eux (y compris lorsqu’ils sont « hommes de science ») des
rapports qui ne sont pas seulement épistémologiques. Aussi les rapports de
savoir sont-ils, plus largement, des rapports sociaux 38. Ces rapports de savoir
sont nécessaires pour constituer le savoir mais aussi pour le soutenir après qu’il a
été construit : un savoir ne reste valide que tant que la communauté scientifique
le reconnaît comme tel, qu’une société continue à considérer qu’il s’agit là d’un
savoir ayant de la valeur et méritant d’être transmis.
Ce savoir construit collectivement est approprié par le sujet. Cela n’est
possible que si ce sujet s’installe dans le rapport au monde que suppose la
constitution de ce savoir. Il n’est pas de savoir sans un rapport du sujet à ce
savoir. Toutefois, le sujet, nous l’avons vu, n’est jamais un pur sujet de savoir ;
il entretient avec le monde des rapports de diverses sortes. Aussi, un énoncé qui
peut être investi dans un rapport au monde qui soit un rapport de savoir peut
également être investi dans un autre type de rapport au monde : l’élève
apprendra pour éviter une sale note ou une raclée, pour passer dans la classe
suivante, pour avoir un bon métier plus tard, pour faire plaisir au professeur qu’il
trouve sympathique, etc. Dans un tel cas, l’appropriation du savoir est fragile car
ce savoir n’est que peu soutenu par le type de rapport au monde
(décontextualisation, objectivation, argumentation...) qui lui donne un sens
spécifique – il prend sens dans un autre système de sens. Dans un tel cas
également, l’appropriation du savoir ne s’accompagne pas de l’installation dans
une forme spécifique de rapport au monde et elle n’a guère d’effet de
formation – ni de « transfert » 39.
Les analyses qui précèdent entraînent plusieurs conséquences, de divers
ordres.
Premièrement, une conséquence méthodologique. Si l’on se donne d’abord le
sujet, pour partir à la recherche du savoir, ou d’abord le savoir, pour partir à la
recherche du sujet, on ne peut pas penser le rapport au savoir. C’est ce rapport
lui-même qu’il faut se donner, d’emblée.
Deuxièmement, ces analyses ont des conséquences théoriques. Ainsi, j’ai
parlé à plusieurs reprises, dans notre livre de 1992 (Charlot, Bautier et Rochex),
d’élèves pour qui le savoir « a sens et valeur en tant que tel ». Il y a là une
insuffisance dans l’expression et dans l’analyse. Si le savoir est rapport, la valeur
et le sens du savoir lui viennent des rapports qu’implique et qu’induit son
appropriation. Autrement dit, un savoir n’a de sens et de valeur qu’en référence
aux rapports qu’il suppose et qu’il produit avec le monde, avec soi-même, avec
les autres. Les élèves pour qui le savoir a, semble-t-il, « sens et valeur en tant
que tel » sont ceux qui confèrent du sens et de la valeur au savoir-objet sous sa
forme substantialisée – ce qui suppose des rapports d’un type particulier au
monde, à soi et aux autres.
Enfin, ces analyses ont bien évidemment des conséquences pédagogiques
importantes. Si le savoir est rapport, c’est le processus qui conduit à adopter un
rapport de savoir au monde qui doit être l’objet d’une éducation intellectuelle –
et non l’accumulation de contenus intellectuels. Mais attention : ce processus
n’est pas purement cognitif et didactique. Il s’agit d’amener un enfant à
s’inscrire dans un certain type de rapport au monde, à soi et aux autres – qui
procure du plaisir mais implique toujours le renoncement, provisoire ou profond,
à d’autres formes de rapport au monde, à soi et aux autres. En ce sens, la
question du savoir est toujours aussi une question identitaire. On comprend
mieux, ainsi, la profondeur des romans qu’Annie Ernaux a consacrés à son
histoire d’école (notamment Les armoires vides, 1974) et la pertinence du terme
de « transfuge » que J.-P. Terrail utilise pour désigner ces enfants de familles
populaires qui changent de monde grâce à la réussite scolaire (Terrail, 1990).
Sur le plan pédagogique, toujours, on comprend mieux également l’erreur de
ceux qui, depuis quelques années, se répandent dans les médias en pourfendant,
au nom de la Raison, toute tentative d’innovation pédagogique. Ils se veulent les
héritiers de ceux qui ont mené, tout au long de l’histoire, le combat de la Raison
contre les passions (version philosophique) ou contre l’obscurantisme (version
républicaine). Noble et grande ambition, louable exigence éthique et politique,
qui nous rappelle que l’homme est éducable et que l’accès aux formes les plus
élaborées de l’activité intellectuelle est virtuellement promis à tout individu
appartenant à l’espèce humaine. Je souscris à ce principe et adhère à cette
exigence. Mais cela ne résout pas le problème de l’éducation, qui est
précisément de savoir comment peut s’actualiser ce qui n’est donné à l’homme
que potentiellement, comment la Raison humaine, présente virtuellement en
chaque enfant, y advient effectivement. Pour répondre à cette question, la
philosophie classique développait une théorie de l’épuration : la discipline libère
l’enfant des passions, des émotions, du mal, etc., et la Raison triomphe. Pour y
répondre, j’essaie pour ma part de comprendre quel type de rapport au monde et
au savoir l’enfant doit construire, avec l’aide de l’école, pour accéder au plein
usage des potentialités que recèle l’esprit humain. Le discours sur la Raison que
quelques intellectuels déversent dans les médias présente la particularité de ne
pas répondre à cette question et même de refuser obstinément qu’elle soit
posée 40. Le combat n’est plus celui de la Raison contre les passions, mais celui
de la Raison contre la Pédagogie ! Ce n’est là qu’un conservatisme social et
pédagogique, couvert pudiquement du manteau de Condorcet. En effet, si la
Raison est virtuellement présente en chaque homme son usage ne devient
optimal que par l’éducation – par une éducation qui permet de découvrir une
autre forme de rapport au monde que celle qui est construite au quotidien dans
les familles populaires. Refuser de prendre en compte les difficultés spécifiques
que doivent affronter les enfants des familles populaires pour accéder à l’usage
optimal de la Raison, c’est en fait leur refuser l’accès à cet usage, et ce au nom
de l’universalité de la Raison ! La défense des privilèges au nom de l’universel,
c’est le ressort profond de toute idéologie – d’autant plus mystificatrice, ici,
qu’elle se présente comme porteuse des droits de la Raison.
2. Les figures de « l’apprendre »
Tout être humain apprend : s’il n’apprenait pas, il ne deviendrait pas humain.
Mais apprendre n’est pas équivalent à acquérir un savoir, entendu comme
contenu intellectuel : l’appropriation d’un savoir-objet n’est qu’une des figures
de l’apprendre.
Il y a là une question clef pour comprendre l’expérience scolaire – et
particulièrement l’expérience de l’échec scolaire. Lorsque nous avons
commencé notre recherche sur les collèges, nous pressentions qu’apprendre
n’avait pas toujours le même sens pour les enseignants et pour les élèves. Nous
connaissions cette scène, presque classique : le professeur envoie un élève au
tableau et lui demande de réciter sa leçon, l’élève perd pied rapidement,
l’enseignant le renvoie à sa place en lui reprochant vertement de ne pas avoir
appris (« comme d’habitude... »), l’élève part en maugréant (« j’l’avais appris,
c’te leçon »). L’élève est souvent de bonne foi, l’enseignant aussi : tout
simplement, ils ne donnent pas le même sens au terme apprendre 41. Même ainsi
avertis, nous avons souvent été surpris par l’ampleur des malentendus.
L’exemple le plus étonnant que je connaisse m’a été ramené par une étudiante ;
interrogeant un enfant de 7 ans redoublant son C.P. et lui demandant ce qu’il
faisait quand il ne savait pas lire un mot, elle s’est attirée cette réponse : « ben, si
je sais pas lire un mot, j’en lis un autre ». La réponse est logique, tout au moins
dans la logique de cet élève qui, comme beaucoup d’autres, a un rapport binaire
au savoir : on ne peut apprendre que ce que l’on sait déjà, si on ne le sait pas on
ne peut pas l’apprendre 42. Plus généralement, beaucoup d’élèves s’installent
dans une figure de l’apprendre qui n’est pas pertinente pour acquérir du savoir,
et donc pour réussir à l’école.

2.1. Les figures de l’apprendre : repères


Procédons à l’inventaire des figures sous lesquelles se présentent aux enfants
du savoir et de « l’apprendre ».
Les enfants sont confrontés à la nécessité d’apprendre en rencontrant, dans un
monde qui est déjà là :
• des objets-savoirs 43, c’est-à-dire des objets dans lesquels est incorporé du
savoir : livres, monuments et œuvres d’art, émissions télévisées
« culturelles »... ;
• des objets qu’il faut apprendre à utiliser, des plus familiers (brosse à dents,
lacets...) aux plus élaborés (appareil photo, ordinateur...) ;
• des activités à maîtriser, de statut divers : lire, nager, démonter un moteur... ;
• des dispositifs relationnels où entrer et des formes relationnelles à s’approprier,
qu’il s’agisse de dire merci ou d’engager une relation amoureuse.
Face à ces objets, à ces activités, à ces dispositifs et formes, l’individu qui
« apprend » ne fait pas la même chose, l’apprentissage ne passe pas par les
mêmes processus. Il y a là un problème dont la dimension n’est pas seulement
cognitive et didactique. La question est plus radicale : apprendre, c’est avoir quel
type d’activité ? Analyser ce point, c’est travailler le rapport au savoir en tant
que rapport épistémique 44.
Mais cette approche épistémique n’épuise pas l’inventaire des figures de
l’apprendre. Apprendre, c’est déployer une activité en situation : dans un lieu, à
un moment de son histoire et dans diverses conditions de temps, avec l’aide de
personnes qui vous aident à apprendre. Le rapport au savoir est rapport au
monde, en un sens général, mais il est aussi rapport à ces mondes particuliers
(milieux, espaces...) dans lesquels l’enfant vit et apprend. Je ne suis pas capable
de proposer sur ce point un inventaire aussi formalisé que celui que je viens de
dresser au niveau épistémique – cela requiert des recherches. Mais il est possible
d’avancer quelques repères.
Les lieux dans lesquels l’enfant apprend ont des statuts divers du point de vue
de l’apprentissage. Certains sont tout simplement des lieux de vie (la cité, par
exemple). D’autres se consacrent à une activité spécifique qui n’est pas
l’éducation ou l’instruction (l’entreprise, par exemple). D’autres, enfin, ont pour
fonction propre d’éduquer, d’instruire, de former. Un lieu peut d’ailleurs avoir
plusieurs fonctions, qui se recouvrent. La famille est lieu de vie, cellule
économique (de production ou de consommation) et groupe affectif dont une des
fonctions importantes est d’éduquer. L’entreprise est vouée à la production et
l’église à l’activité spirituelle mais elles contribuent aussi à former des individus.
L’école a pour fonction centrale d’instruire mais elle participe à l’éducation et
est aussi un lieu de vie 45. Si l’on admet que les diverses activités développées
dans une société ne sont pas régies par les mêmes logiques, il apparaît
immédiatement que cette question est importante : il est des lieux qui sont plus
pertinents que d’autres pour mettre en œuvre telle ou telle figure de l’apprendre.
Dans ces lieux, les enfants apprennent au contact de personnes avec qui ils
entretiennent des relations prenant des formes diverses (parents, enseignants,
tuteurs, animateurs sportifs ou socioculturels mais aussi voisins, copains...).
Lorsque ces personnes ont pour tâche spécifique d’instruire et d’éduquer, elles
ne peuvent pas pour autant être réduites à ces tâches. Ainsi, un professeur
instruit et éduque mais il est aussi agent d’une institution, représentant d’une
discipline d’enseignement, individu singulier plus ou moins sympathique. Les
rapports qu’un élève entretient avec ce professeur sont surdéterminés : ce sont
des rapports à son savoir, à sa professionnalité, à son statut institutionnel, à sa
personne. Cette fois encore, la question est importante : l’élève peut investir
d’autres sens une relation en principe définie comme relation de savoir (le
professeur aussi, d’ailleurs).
Enfin, la situation d’apprentissage n’est pas seulement marquée par le lieu et
par les personnes mais aussi par un moment. Apprendre, sous quelque figure que
ce soit, c’est toujours apprendre à un moment de mon histoire – mais aussi à un
moment d’autres histoires, celles de l’humanité, de la société dans laquelle je
vis, de l’espace dans lequel j’apprends, des personnes qui sont en charge de
m’apprendre. « La relation pédagogique est un moment, c’est-à-dire un ensemble
de perceptions, de représentations, de projets actuels s’inscrivant dans une
appropriation des passés individuels et projections que chacun construit du
futur » 46. Là encore, la question est importante : on apprend parce que l’on a des
occasions d’apprendre, à un moment où l’on est plus ou moins disponible pour
saisir ces occasions ; mais parfois l’occasion ne se représentera pas : apprendre
est alors une obligation (ou une chance que l’on a laissé passer).
L’espace de l’apprentissage, quelle que soit la figure de l’apprendre, est donc
un espace-temps partagé avec d’autres hommes. Les enjeux de cet espace-temps
ne sont jamais uniquement épistémiques et didactiques. Sont également en jeu
des rapports aux autres et des rapports à soi : qui suis-je, pour les autres et pour
moi-même, moi qui suis capable d’apprendre cela ou moi qui n’y parviens pas ?
Analyser ce point, c’est travailler le rapport au savoir en tant que rapport
identitaire.
Je vais revenir, successivement, sur ces deux questions, épistémique et
identitaire.

2.2. Le rapport épistémique au savoir


L’inventaire des figures de l’apprendre permet de retrouver les trois formes de
rapport épistémique au savoir que nous avons identifiées à partir des discours
des collégiens (Charlot, Bautier et Rochex, 1992).
Du point de vue épistémique, apprendre cela peut être s’approprier un objet
virtuel (le « savoir »), incarné dans des objets empiriques (les livres par
exemple), abrité dans des lieux (l’école...), possédé par des personnes qui ont
déjà parcouru le chemin (les enseignants...). Apprendre, c’est alors « se mettre
des choses dans la tête », entrer en possession de savoirs-objets, de contenus
intellectuels qui peuvent être nommés, de façon précise (le théorème de
Pythagore, les Gallo-Romains...) ou vague (« à l’école on apprend plein de
choses »). Apprendre est une activité d’appropriation d’un savoir que l’on ne
possède pas mais dont on pose l’existence dans des objets, des lieux, des
personnes. Celles-ci, qui ont déjà suivi le chemin que je dois parcourir, peuvent
m’aider à apprendre, c’est-à-dire remplir une fonction d’accompagnement, de
médiation. Apprendre, c’est passer de la non possession à la possession, de
l’identification d’un savoir virtuel à son appropriation réelle. Ce rapport
épistémique est rapport à un savoir-objet. Or, le savoir ne peut prendre forme
d’objet qu’à travers le langage – mieux encore, le langage écrit, qui lui confère
une existence apparemment indépendante d’un sujet (Lahire, 1993a et b). Aussi
avons-nous nommé objectivation-dénomination le processus épistémique qui
constitue, dans un même mouvement, un savoir-objet et un sujet conscient de
s’être approprié un tel savoir. Le savoir apparaît alors comme existant en soi,
dans un univers de savoirs distinct du monde de l’action, des perceptions, des
émotions. Le processus de construction du savoir peut alors s’effacer derrière le
produit : le savoir peut être énoncé sans que soit évoqué le processus
d’apprentissage ; on peut ainsi parler du théorème de Pythagore sans rien dire de
l’activité qui a permis de l’apprendre.
Mais il est d’autres rapports épistémiques au savoir (qui sont alors plutôt des
rapports épistémiques à l’apprendre).
Apprendre, ce peut être aussi maîtriser une activité ou se rendre capable
d’utiliser un objet de façon pertinente. Ce n’est plus passer de la non possession
à la possession d’un objet (« le savoir ») mais de la non-maîtrise à la maîtrise
d’une activité. Cette maîtrise s’inscrit dans le corps. Le sujet épistémique est
alors le sujet incarné dans un corps, en entendant par là non pas un système
d’organes distinct de « l’âme » mais le corps tel qu’il est défini par Merleau-
Ponty. Le corps est un lieu d’appropriation du monde, un « ensemble de
significations vécues », un système d’actions tendu vers le monde, ouvert aux
situations réelles mais aussi virtuelles. Le corps, c’est le sujet en tant qu’il est
engagé « dans le mouvement de l’existence », qu’il « habite l’espace et le
temps » (Merleau-Ponty, 1945). Il y a bien un Je dans ce rapport épistémique à
l’apprendre, mais ce n’est pas le Je réflexif qui déploie un univers de savoirs-
objets, c’est un Je pris dans la situation, un Je qui est corps, perceptions, système
d’actes dans un monde corrélat de ses actes (comme possibilité d’agir, comme
valeur de certaines actions, comme effets des actes). Aussi avons-nous nommé
imbrication du Je dans la situation le processus épistémique où l’apprendre est
maîtrise d’une activité engagée dans le monde.
Ce processus n’engendre pas un produit qui s’autonomiserait sous forme d’un
savoir-objet pouvant être nommé sans référence à une activité. Apprendre à
nager, c’est apprendre l’activité elle-même, de sorte que le produit de
l’apprentissage n’est pas ici séparable de l’activité. On peut cependant adopter
une position réflexive (métacognitive 47) et désigner l’activité à travers un
substantif qui lui donne l’apparence d’un savoir-objet : apprendre à nager sera
apprendre « la nage », apprendre à faire des additions ou à utiliser un ordinateur
deviendra apprendre « l’addition » ou « l’informatique ». D’une façon plus
générale, élaborer une « technologie » c’est produire ainsi un ensemble
d’énoncés articulés qui mettent en mots une activité (l’activité elle-même, son
matériau, les ressources et les outils qu’elle utilise, les conditions de son
déroulement, etc.).
Une telle mise en discours n’est pas sans intérêt : elle indique qu’une culture
de l’activité est possible, par prise de distance réflexive. Toutefois,
l’apprentissage de ces énoncés n’est pas équivalent à l’apprentissage de l’activité
elle-même. D’une part, une énonciation exhaustive est difficile et parfois
impossible 48. Plus l’activité est soumise à des mini-variations de la situation,
plus elle est inscrite dans le corps, et plus il sera difficile d’en rendre compte
intégralement sous forme d’énoncés. Inversement, plus l’activité est proche d’un
algorithme (succession d’actes normée et sans ambiguïté) et plus elle est
énonçable. Faire une addition ou utiliser un ordinateur se met plus facilement en
mots que nager ou conduire une voiture. D’autre part, l’appropriation de
l’énoncé, aussi exhaustif soit-il, n’est jamais équivalente à la maîtrise de
l’activité. Non seulement étudier « la nage » ne suffit pas pour savoir nager mais
connaître « l’informatique » ne garantit pas qu’on saura utiliser un ordinateur –
même si bien entendu cela aide, et plus encore dans le second cas que dans le
premier. Il s’agit là de deux rapports épistémiques différents : apprendre à nager,
c’est essayer de maîtriser une activité, apprendre « la nage » c’est se rapporter à
cette activité comme à un ensemble d’énoncés (normatifs) constituant un savoir-
objet. Il ne serait sans doute pas sans intérêt de demander à des enfants s’ils
apprennent à nager ou s’ils apprennent la nage et d’analyser de ce point de vue
leurs conduites au cours de l’activité.
Enfin, apprendre ce peut être aussi apprendre à être solidaire, méfiant,
responsable, patient..., à mentir, à se battre, à aider les autres..., bref à
« comprendre les gens », « connaître la vie », savoir qui on est. C’est alors entrer
dans un dispositif relationnel, s’approprier une forme intersubjective, s’assurer
un certain contrôle de son développement personnel, construire de façon
réflexive une image de soi. Comme dans le cas précédent, apprendre c’est passer
de la non-maîtrise à la maîtrise et non pas constituer un savoir-objet. Mais il
s’agit cette fois de maîtriser une relation, et non une activité : la relation de soi à
soi, la relation de soi aux autres – la relation à soi à travers la relation aux autres
et vice-versa. Apprendre, c’est se rendre capable de réguler cette relation et de
trouver la bonne distance entre soi et les autres, entre soi et soi – et ce, en
situation. Aussi avons nous nommé ce processus épistémique distanciation-
régulation. Le sujet épistémique est ici le sujet affectif et relationnel, défini par
des sentiments et des émotions en situation et en acte – c’est-à-dire, pour éviter
d’introduire de l’insaisissable, le sujet comme système de conduites
relationnelles, comme ensemble de processus psychiques mis en œuvre dans les
rapports aux autres et à soi-même.
Apprendre, c’est alors maîtriser une relation, de sorte que là non plus le
produit de l’apprentissage ne peut pas être autonomisé, séparé de la relation en
situation. Toutefois, là aussi on peut adopter une position réflexive et désigner la
relation. Elle peut être nommée par un substantif : j’ai appris la solidarité, la
haine, l’hypocrisie, la persévérance, la confiance en moi... Elle est souvent mise
en mots sous forme de principes, de règles, dont le statut peut être fort divers : tu
aimeras ton prochain comme toi-même, « agis de telle sorte que tu traites
l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre
toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un
moyen » (Kant, 1785), « les copains c’est bien beau mais ça nous met dans la
merde plutôt que de nous en sortir » (un collégien) ou « la confiance est une
chose dont il faut se méfier » (id.). Cependant, comme dans le cas précédent,
l’appropriation de tels énoncés n’est pas équivalente à l’apprentissage de la
relation elle-même, en situation et en acte – la pratique psychanalytique
confirme que la mise en mots ne saurait à elle seule restructurer le système
relationnel du sujet, qui doit « revivre » les situations dans le cadre du
« transfert ».
Au terme de cette analyse, et afin d’éviter une grave erreur d’interprétation, je
voudrais préciser un point : il ne s’agit pas ici de différences entre « le concret »
et « l’abstrait », « la pratique » et la « théorie ». Une telle interprétation
spontanée n’est pas sans fondement et l’on comprend qu’elle soit sans cesse
produite et reproduite : certains élèves ne comprennent qu’en référence à des
situations, alors que d’autres sont capables de s’orienter dans des univers de
savoirs-objets, de sorte que les premiers sont désignés comme « concrets » et les
seconds comme « abstraits ». Mais une telle interprétation n’en est pas moins
fausse car elle traduit des rapports épistémiques en caractéristiques de l’élève
ou de la « réalité ». « Le concret », « l’abstrait », « la pratique », « la théorie »
n’existent pas comme une forme d’être, qu’il s’agisse de l’élève ou du monde.
Ce qu’on désigne ainsi, de façon sauvage et non pertinente, c’est un rapport : le
rapport au monde comme ensemble de situations et de relations dans lesquelles
est engagé un sujet incarné, actif, temporel, doté d’une affectivité ou le rapport à
un monde mis à distance et mis en mots. Dans chacune de ces trois figures de
l’apprendre, dans chacun de ces trois processus épistémiques, il y a une activité,
même si elle est de nature différente (constitution d’un univers de savoirs-objets,
action dans le monde, régulation de la relation aux autres et à soi-même). Dans
chacune de ces figures, dans chacun de ces processus, il y a un sujet, donc une
forme de conscience, ce qui interdit de réduire l’apprentissage à du « concret ».
Si cette conscience n’est réflexive que dans la première figure, elle n’est pas
pour autant absente des deux autres : l’individu contrôle ses actions ou ses
relations, il est plongé dans la situation mais il ne s’y dissout pas, il a conscience
de ce qui se passe, de ce qu’il fait, de ce qu’il vit, et cette conscience peut
devenir réflexive et engendrer des énoncés. Ce qui est différent dans ces trois
figures, c’est le rapport au savoir et non des caractéristiques « naturelles » et
ontologiques de l’élève ou du monde. Il y a là un point très important du point de
vue pédagogique : un esprit « concret » et « pratique », cela ne se change pas, ou
fort difficilement, alors qu’un rapport au savoir, cela se construit.

2.3. Le rapport identitaire au savoir


Tout rapport au savoir, en tant que rapport d’un sujet à son monde, est rapport
au monde et à une forme d’appropriation du monde : tout rapport au savoir
présente une dimension épistémique 49. Mais tout rapport au savoir comporte
également une dimension identitaire : apprendre fait sens en référence à
l’histoire du sujet, à ses attentes, à ses repères, à sa conception de la vie, à ses
rapports aux autres, à l’image qu’il a de lui-même et à celle qu’il veut donner
aux autres.
Tout rapport au savoir est aussi rapport à soi-même : à travers « l’apprendre »,
quelle que soit la figure sous laquelle il se présente, est toujours en jeu la
construction de soi et son écho réflexif, l’image de soi. L’enfant et l’adolescent
apprennent pour conquérir leur indépendance et pour devenir « quelqu’un ». On
le sait, la réussite scolaire produit un puissant effet de réassurance et de
renforcement narcissique et l’échec de gros dégâts dans la relation à soi-même
(avec, pour conséquence éventuelle, la déprime, la drogue, la violence, y
compris suicidaire). En principe, il est bien des façons de « devenir quelqu’un »,
à travers les diverses figures de l’apprendre ; mais la société moderne tend à
imposer la figure du savoir-objet (de la réussite scolaire) comme passage obligé
pour avoir le droit d’être « quelqu’un ».
Tout rapport au savoir est également rapport à l’autre. Cet autre est celui qui
m’aide à apprendre les mathématiques, celui qui me montre comment démonter
un moteur, celui que j’admire ou que je déteste. Mais cela ne suffit pas. Cet autre
n’est pas seulement celui qui est physiquement présent, il est aussi ce « fantôme
de l’autre » que chacun porte en soi. Comprendre un théorème mathématique,
c’est s’approprier un savoir (rapport au monde), se sentir intelligent (rapport à
soi), mais aussi comprendre quelque chose que tout le monde ne comprend pas,
accéder à un monde que l’on partage avec certains mais pas avec tous, participer
à une communauté des intelligences (rapport à l’autre). De même, être capable
de démonter un moteur c’est entrer dans la communauté (virtuelle) de ceux qui
en sont capables. Enfin, la relation que j’entretiens avec une personne est « sous
le regard » d’un autre virtuel qui contribue à la réguler : il me dit à quel point est
grand cet amour, est légitime cette haine, est noble ce dévouement. Apprendre,
c’est toujours entrer dans un rapport avec l’autre, l’autre physiquement présent
dans mon monde mais aussi cet autre virtuel que chacun porte en soi comme un
interlocuteur. Tout rapport au savoir comporte donc une dimension
relationnelle – qui est partie intégrante de sa dimension identitaire 50.
Que l’on ne croie pas qu’il s’agisse là de débats purement « théoriques ». Ces
points sont essentiels pour comprendre ce qui se passe dans une classe. Ainsi,
qu’est-ce qu’un cours « intéressant » ? Un cours qui est « en soi » intéressant
(rapport au monde) ? Un cours qui est intéressant pour moi (rapport à soi) ? Un
cours qui est dispensé par un professeur intéressant (rapport à l’autre) ? J’ai
personnellement tourné en rond pendant des heures sur cette question, en
traquant les moindres nuances des discours des élèves de lycée professionnel, et
ne suis sorti du tunnel que grâce à cette analyse théorique du rapport au savoir :
un cours « intéressant » est un cours où se noue, en une forme spécifique, un
rapport au monde, un rapport à soi et un rapport à l’autre. Autre exemple :
pourquoi certains élèves, assez nombreux, affirment-ils qu’ « il y a des années
où j’aime les maths parce que j’aime le prof et il y a des années où je suis nul en
maths parce que je n’aime pas le prof » ? Le rapport aux mathématiques est ici
sous la dépendance du rapport à l’enseignant et du rapport de l’élève à lui-même
(« j’aime », dit-il) : le rapport au monde dépend du rapport à l’autre et du rapport
à soi. Ce sont bien des questions à la fois épistémiques et identitaires qui
s’imbriquent ici.
2.4. Le rapport social au savoir
Je voudrais enfin rappeler que « le monde », « soi » et « l’autre » ne sont pas
de pures entités. « Le monde » est celui dans lequel vit l’enfant, un monde
inégalitaire, structuré par des rapports sociaux. « Soi », « le sujet », c’est un
élève qui occupe une position, sociale et scolaire, qui a une histoire, marquée par
des rencontres, des événements, des ruptures, des espoirs, l’aspiration à « avoir
un bon métier », à « devenir quelqu’un », etc. « L’autre », ce sont des parents qui
assignent à l’enfant des missions, des enseignants qui expliquent plus ou moins
bien, qui encouragent ou parfois prononcent d’insupportables « paroles de
destin » 51. Il n’y a de rapport au savoir que d’un sujet. Il n’y a de sujet que dans
un monde et dans une relation à l’autre. Mais il n’y a de monde et d’autre que
déjà là, sous des formes qui pré-existent au sujet. Pour être celui d’un sujet, le
rapport au savoir n’en est pas moins rapport social au savoir.
Mais il convient de préciser deux points.
Premièrement, cette dimension sociale ne s’ajoute pas aux dimensions
épistémique et identitaire : elle contribue à leur donner forme particulière. Il n’y
a pas d’un côté l’identité du sujet et de l’autre son être social, les deux sont
inséparables. De même, l’engagement préférentiel du sujet vers telle ou telle
figure de l’apprendre peut être mis en correspondance avec son identité sociale.
Ce n’est certainement pas un hasard si les garçons des familles populaires
valorisent « l’apprendre » qui permet de se débrouiller dans n’importe quelle
situation : il leur faut effectivement apprendre l’usage d’un monde qui n’a pas
été organisé à leur profit. Ce n’est pas non plus un hasard si les filles, quelle que
soit leur appartenance sociale, s’intéressent particulièrement à la maîtrise des
formes relationnelles : l’intelligence relationnelle leur est souvent nécessaire
pour contourner l’inégalité sociale entre les sexes. Mais attention à ne pas
reproduire ici un avatar du « handicap socioculturel ». Il s’agit d’une
correspondance, de type probabiliste et non pas déterministe, et qui fonctionne
dans les deux sens : l’identité sociale induit des préférences quant aux figures de
l’apprendre mais l’intérêt pour telle ou telle figure de l’apprendre contribue à la
construction de l’identité.
Deuxièmement, que le rapport au savoir soit social ne signifie pas qu’il doive
être mis en correspondance avec la seule position sociale. Certes, cette position
est importante mais la société n’est pas seulement un ensemble de positions, elle
est aussi histoire. Pour comprendre le rapport d’un individu au savoir, il faut
prendre en compte son appartenance sociale mais aussi l’évolution du marché du
travail, du système scolaire, des formes culturelles, etc. Cette analyse est encore
plus nécessaire lorsque se produisent des ruptures entre les générations, comme
c’est le cas dans les sociétés contemporaines. Ainsi, l’analyse du rapport au
savoir des jeunes scolarisés en lycée professionnel doit prendre en considération
le chômage et le travail précaire, la création du baccalauréat professionnel, les
nouvelles formes d’entrée dans la vie adulte, les débats autour de la valeur
travail, etc. À ne considérer que la position sociale, on passerait à côté
d’éléments d’analyse essentiels pour comprendre le rapport au savoir dans les
lycées professionnels.
Il y a là deux points importants du point de vue de la méthode. Premièrement,
l’analyse du rapport au savoir comme rapport social ne doit pas être produite à
côté de l’analyse des dimensions épistémique et identitaire mais à travers elles.
Deuxièmement, cette analyse doit porter sur des histoires sociales et pas
seulement sur des positions ou sur des trajectoires, entendues comme
déplacements entre des positions. La question en débat est celle de l’apprendre
comme mode d’appropriation du monde et pas seulement comme mode d’accès
à telle ou telle position dans ce monde.
CHAPITRE VI

Le rapport au savoir : concept et définitions

Les analyses qui précèdent permettent d’expliciter et de définir le concept de


rapport au savoir.
1. Le concept de rapport au savoir

Le rapport au savoir 52 est une forme du rapport au monde : telle est la


proposition de base.
Revenons au point de départ : la condition anthropologique, fondement de
toute élaboration théorique sur le rapport au savoir. « D’un côté », l’enfant
comme individu humain inachevé ; « de l’autre », un monde déjà là et structuré.
Mais précisément il ne faut pas les poser ainsi face à face, sinon on ne pourra
jamais penser leur rapport. L’enfant n’est pas un objet incomplet situé dans un
« environnement » (un ensemble d’autres objets qui l’entourent). Poser le
problème en termes d’environnement, c’est se précipiter dans des difficultés
inextricables. En effet, on est alors obligé de raisonner en termes d’influences de
l’environnement sur l’enfant. Mais « l’influence » n’influence que ceux qui se
laissent influencer par cette influence... Un événement, un lieu, une personne
produit des effets sur tel individu sans pour autant en produire nécessairement
sur tel autre, qui pourtant présente les mêmes caractéristiques objectives.
Autrement dit, l’un est « influencé » mais pas l’autre. Pour le comprendre, il faut
rechercher la relation qui existe entre chacun de ces individus, d’une part, et cet
événement, ce lieu, etc., d’autre part. Mais cela veut dire que « l’influence » est
en fait une relation, et non une action que l’environnement exercerait sur
l’individu.
C’est effectivement en termes de relations qu’il faut penser, dès lors qu’est en
jeu un être vivant, et plus encore un sujet. Un être vivant n’est pas situé dans un
environnement, il est en relation avec un milieu. Il est biologique-ment ouvert
sur ce milieu, tourné vers lui, il s’en nourrit, se l’assimile 53, de sorte que ce qui
était élément du milieu devient ressource du vivant. Inversement, le milieu n’est
pas une somme de données physico-chimiques mais un ensemble de
significations vitales. Comme l’écrit G. Canguilhem, « un vivant ne se réduit pas
à un carrefour d’influences », « si le vivant ne cherche pas, il ne reçoit rien »,
« entre le vivant et le milieu, le rapport s’établit comme un débat » (Canguilhem,
1952). Pour l’homme, ce milieu est un monde, qu’il partage avec d’autres.
Le rapport au savoir est rapport d’un sujet au monde, à soi-même et aux
autres. Il est rapport au monde comme ensemble de significations mais aussi
comme espace d’activités et il s’inscrit dans le temps. Précisons ces trois points.
Le monde n’est donné à l’homme qu’à travers ce qu’il en perçoit, en imagine,
en pense, à travers ce qu’il désire, ce qu’il ressent : le monde s’offre à lui comme
ensemble de significations, partagées avec d’autres hommes. L’homme n’a un
monde que parce qu’il accède à l’univers des significations, au « symbolique »,
et c’est dans cet univers symbolique que se nouent les relations entre le sujet et
les autres, entre le sujet et lui-même. Aussi le rapport au savoir, forme du rapport
au monde, est-il rapport à des systèmes symboliques, et notamment au langage.
Mais n’oublions pas pour autant que le sujet et le monde ne se confondent pas.
L’homme a un corps, il est dynamisme, énergie à dépenser et à reconstituer ; le
monde a une matérialité, il préexiste au sujet et subsistera après lui. S’approprier
le monde, c’est aussi s’en emparer matériellement, le modeler, le transformer. Le
monde n’est pas seulement ensemble de significations, il est aussi horizon
d’activités. Aussi le rapport au savoir implique-t-il une activité du sujet. C’est
pour bien marquer cette « extériorité » du monde et du sujet que je parle de
« rapport » au savoir plutôt que de « relation » au savoir : le terme « rapport »
indique mieux que le sujet se rapporte à quelque chose qui lui est extérieur
(Mosconi, in Beillerot, Blanchard-Laville, Mosconi et al., 1996).
Enfin, le rapport au savoir est rapport au temps. L’appropriation du monde, la
construction de soi, l’inscription dans un réseau de relations aux autres –
« l’apprendre » – exigent du temps et ne sont jamais achevées. Ce temps est
celui d’une histoire : celle de l’espèce humaine, qui lègue un patrimoine à
chaque génération ; celle du sujet ; celle de la lignée qui a engendré le sujet et
qu’il engendrera. Ce temps n’est pas homogène, il est scandé par des
« moments » significatifs, par des occasions, par des ruptures ; il est le temps de
l’aventure humaine, celle de l’espèce, celle de l’individu. Ce temps, enfin, se
déploie en trois dimensions, qui s’interpénètrent et se supposent l’une l’autre : le
présent, le passé, l’avenir.
Telles sont les dimensions constitutives du concept de rapport au savoir.
Analyser le rapport au savoir, c’est étudier le sujet confronté à l’obligation
d’apprendre, dans un monde qu’il partage avec d’autres : le rapport au savoir est
rapport au monde, rapport à soi, rapport aux autres. Analyser le rapport au
savoir, c’est analyser un rapport symbolique, actif et temporel. Cette analyse
porte sur le rapport au savoir d’un sujet singulier inscrit dans un espace social.
2. Le rapport au savoir comme objet de recherche
Un concept peut être défini soit en référence aux données empiriques qu’il
permet de mettre en ordre et de penser, soit en référence aux relations
constitutives de ce concept. Ainsi, le concept d’arbre dénote (désigne) des
chênes, des êtres, des sapins, les arbres qui sont sous mes fenêtres et connote
(renvoie à) un végétal ligneux qui possède un tronc et se ramifie.
Il en va du concept de rapport au savoir comme de tout concept. Analyser le
rapport au savoir, cela peut être, selon le moment de la démarche, soit mettre en
ordre des données empiriques, soit identifier des relations caractéristiques. Que
fait le chercheur qui étudie le rapport au savoir ?
Il étudie des rapports à des lieux, à des personnes, à des objets, à des contenus
de pensée, à des situations, à des normes relationnelles, etc. – en tant, bien sûr,
qu’est enjeu la question de l’apprendre et du savoir. Il analyse alors, par
exemple, des rapports à l’école, aux enseignants, aux parents, aux copains, aux
mathématiques, aux machines, au chômage, à l’avenir, etc. Il peut nommer ces
rapports par ce qui les désigne (à l’école, aux enseignants, etc.). Il peut aussi, s’il
veut éviter une énumération, dire qu’il étudie alors des rapports au savoir (ou à
l’apprendre) 54.
Ces rapports s’articulent entre eux, dans des configurations qui ne sont pas en
nombre infini 55 : les figures de l’apprendre (qui sont des figures du rapport au
savoir). Le chercheur analyse ces figures, qu’il construit en assemblant les
données empiriques dans des constellations 56 et en essayant d’identifier les
processus qui caractérisent ces figures. J’ai présenté, dans le chapitre précédent,
certaines de ces figures de l’apprendre (en m’en tenant à la dimension
épistémique). Le chercheur analyse également l’articulation de ces rapports dans
un psychisme singulier : il dira alors qu’il étudie le rapport au savoir de tel
individu.
Enfin, le chercheur s’intéresse aux relations entre les diverses figures du
rapport au savoir, ou entre les dimensions du rapport au savoir de tel individu.
Cela le conduit à étudier les rapports constitutifs du rapport au savoir, et les
relations entre ces rapports (rapports au monde, à l’autre, à soi, aux systèmes
symboliques, aux formes d’activité, au temps). Il analyse alors le rapport au
savoir (comme concept qu’il cherche à développer).
3. Les définitions du rapport au savoir
La définition du rapport au savoir peut renvoyer au concept lui-même ou à tel
moment de la démarche de recherche ; tout dépend du destinataire et de l’usage
potentiel de cette définition. Sans doute est-ce pour cela que j’ai quelque peu
varié dans les définitions que j’ai proposées antérieurement, et telle est la raison
pour laquelle je proposerai aujourd’hui plusieurs définitions.
En 1982, je définissais ainsi le rapport au savoir : « J’appelle rapport au savoir
l’ensemble d’images, d’attentes et de jugements qui portent à la fois sur le sens
et la fonction sociale du savoir et de l’école, sur la discipline enseignée, sur la
situation d’apprentissage et sur soi-même » (Charlot, 1982) 57. Cette définition
procédait par accumulation de rapports au savoir. Aussi présentait-elle
l’avantage d’être très « intuitive » (« concrète », diraient certains, mais j’évite ce
mot autant que faire se peut...). En revanche, elle occultait l’idée, essentielle, de
relation. On peut, si l’on veut, conserver cette définition, mais en n’oubliant pas
que le rapport au savoir est un ensemble de relations et non une accumulation de
contenus psychiques – et en élargissant la définition au-delà du savoir-objet et de
l’école.
En 1992, soucieux de rigueur formelle, je proposais la définition suivante :
« Le rapport au savoir est une relation de sens, et donc de valeur, entre un
individu (ou un groupe) et les processus ou produits du savoir » (Charlot, Bautier
et Rochex, 1992). Cette définition a le mérite de mettre l’accent sur la notion de
relation mais elle présente deux défauts : d’une part, elle est si formelle qu’elle
s’est révélée peu opératoire ; d’autre part, elle occulte cette fois la pluralité des
rapports. On peut, si l’on veut, conserver cette définition mais en la corrigeant :
le rapport au savoir est un ensemble de relations...
On peut aussi, à partir des analyses développées dans les pages précédentes,
construire une autre définition (ou plusieurs...). J’adopterais volontiers celles-ci :
• Le rapport au savoir est le rapport au monde, à l’autre et à soi-même d’un
sujet 58 confronté à la nécessité d’apprendre ;
• Le rapport au savoir est l’ensemble (organisé) des relations qu’un sujet
entretient avec tout ce qui relève de « l’apprendre » et du savoir ;
• Ou, sous une forme plus « intuitive » : le rapport au savoir est l’ensemble des
relations qu’un sujet entretient avec un objet, un « contenu de pensée », une
activité, une relation interpersonnelle, un lieu, une personne, une situation, une
occasion, une obligation, etc., liés en quelque façon à l’apprendre et au savoir –
par là même, il est aussi rapport au langage, rapport au temps, rapport à
l’activité dans le monde et sur le monde, rapport aux autres, et rapport à soi-
même comme plus ou moins capable d’apprendre telle chose, dans telle
situation.
L’important n’est pas la définition « en forme » que l’on adopte, mais
l’inscription du concept de rapport au savoir dans un réseau de concepts.
Pour travailler encore le concept, et étendre le réseau dans lequel il s’inscrit, je
préciserai maintenant quelles sont, selon moi, les relations entre « rapport au
savoir » d’une part, et, d’autre part, « désir de savoir », « représentation du
savoir », « rapports de savoir ».
4. Rapport au savoir et désir de savoir
Le concept de rapport au savoir implique celui de désir : il n’y a de rapport au
savoir que d’un sujet et il n’y a de sujet que désirant. Mais attention : ce désir est
désir de l’autre, désir du monde, désir de soi, et le désir de savoir (ou
d’apprendre) n’en est qu’une forme – qui advient lorsque le sujet a fait
l’expérience du plaisir d’apprendre et de savoir. C’est donc une erreur de
chercher comment une « pulsion » rencontre un « objet » particulier, nommé
« savoir », et devient ainsi « désir de savoir ». L’objet du désir est toujours déjà
là : c’est l’autre, le monde, soi-même. C’est le rapport qui se particularise, et
non l’objet du rapport qui devient particulier : c’est le désir du monde, de l’autre
et de soi qui devient désir d’apprendre et de savoir, et non « le désir » qui
rencontre un objet nouveau, « le savoir ».
Pour autant, la notion de « pulsion » n’est pas sans intérêt : elle rappelle que le
sujet est dynamisme, mouvement, et qu’il ne se réduit pas à un ensemble de
relations psychiques. L’erreur est d’interpréter la dynamique du sujet comme
développement psychique et social d’une pulsion organique, alors qu’elle est
investissement d’un sujet certes doté d’énergie vitale mais immédiatement
projeté, par condition anthropologique, vers un monde humain.
Cette distinction entre le sujet comme ensemble de relations et le sujet comme
dynamique du désir me permettra d’apporter quelques précisions
supplémentaires sur le rapport au savoir.
Le sujet peut être défini comme un ensemble organisé de relations – que les
psychologues pensent comme « personnalité », système d’instances (Ça, Moi,
Surmoi), structure... Or, le rapport au savoir est lui aussi un ensemble organisé
de relations. À strictement parler, il n’est donc pas correct de dire qu’un sujet a
un rapport au savoir. Le rapport au savoir, c’est le sujet lui-même, en tant qu’il
doit apprendre, s’approprier le monde, se construire. Le sujet est rapport au
savoir.
Fait sens pour le sujet un « contenu de pensée », une activité, une relation, un
lieu, une personne, une situation, etc., qui peuvent s’inscrire dans cet ensemble
de relations qu’est le sujet. S’ils sont liés en quelque façon à l’apprendre ou au
savoir, ils peuvent s’inscrire dans cet ensemble de relations qui constitue le
rapport au savoir du sujet (ou le sujet comme rapport au savoir). Mais « faire
sens » veut dire ici avoir de la « signifiance », et pas nécessairement avoir une
valeur, positive ou négative. Par exemple, la chimie organique, l’alpinisme ou
les formes relationnelles qui caractérisent le gentleman anglais « font sens » pour
moi : je comprends de quoi il s’agit, je sais que cela s’apprend. Mais je ne suis ni
« pour » ni « contre » (pour être franc, je m’en moque complètement...) : de ce
point de vue, ils ne font pas sens pour moi. Passer de la signifiance à la valeur
suppose que l’on considère le sujet comme dynamique du désir.
Le sujet, en effet, peut également être défini comme un être vivant engagé
dans une dynamique du désir – et il sera alors étudié comme ensemble de
processus articulés. Le sujet est polarisé, il s’investit dans un monde qui est pour
lui espace de significations et de valeurs : il aime, n’aime pas, déteste, recherche,
fuit... Cette dynamique est temporelle et elle construit la singularité du sujet.
Celle-ci n’est pas une mystérieuse intimité, mais l’effet d’une histoire qui est
originale en chaque être humain – aussi semblable soit-il, du point de vue des
variables objectives, à ceux qui appartiennent au même groupe social que lui. Je
suis singulier non parce que j’échapperais au social mais parce que j’ai une
histoire 59 : je vis et me construis dans la société mais j’y vis des choses
qu’aucun autre être humain, aussi proche soit-il de moi, ne vit exactement de la
même façon.
Cette dynamique du sujet entretient celle du rapport au savoir. C’est parce que
le sujet est désir que son rapport au savoir met en jeu la question de la valeur de
ce qu’il apprend. De ce point de vue, dire qu’un objet ou une activité, un lieu,
une situation, etc. lié au savoir a du sens, ce n’est pas simplement dire qu’il a de
la « signifiance » (qu’il peut s’inscrire dans un ensemble de relations), c’est aussi
dire qu’il peut provoquer un désir, mobiliser, mettre en mouvement un sujet qui
lui trouve de la valeur. Le désir est le ressort de la mobilisation, et donc de
l’activité – non pas le désir nu mais le désir d’un sujet engagé dans le monde,
dans des relations avec les autres et avec lui-même. Mais cette dynamique, ne
l’oublions pas, se développe dans le temps : la valeur de ce qu’on apprend
(qu’elle soit positive, négative ou nulle) n’est jamais acquise une fois pour
toutes.
5. Rapport au savoir et représentation du savoir
Le sujet a des représentations du savoir, il est son rapport au savoir. Toutefois,
les chercheurs utilisent parfois la notion de représentation en un sens large qui
n’est pas très éloigné de ce que j’entends par rapport au savoir.
Dans l’ouvrage publié sous sa direction en 1989, D. Jodelet définit les
représentations comme des « réalités mentales », « des versions de la réalité,
communes et partagées ». « La représentation mentale, comme la représentation
picturale, théâtrale ou politique, donne à voir cet objet, en tient lieu, est à sa
place ; elle le rend présent quand il est lointain ou absent ». Ainsi entendue, la
représentation est un contenu de pensée, « le représentant mental de l’objet ».
Mais D. Jodelet précise elle-même que la représentation est « expressive du
sujet » et qu’elle inclut donc des « croyances, valeurs, attitudes, opinions,
images ». « Représenter ou se représenter correspond à un acte de pensée par
lequel un sujet se rapporte à un objet ». Dès lors que l’on met ainsi l’accent sur
le sujet, les représentations apparaissent comme « des systèmes
d’interprétation » et sont ancrées « dans un réseau de significations ». Ainsi
entendue, la représentation est proche du « rapport à... ». Cette proximité est
encore plus grande dans le chapitre du livre rédigé par M. Gilly. Il définit les
représentations comme des « ensembles organisés de significations sociales » et
précise : « les systèmes de représentations sociales relatifs à l’école ne peuvent
être considérés indépendamment de leurs liens avec d’autres systèmes généraux
de représentations sociales dont ils sont dépendants » (Gilly, in Jodelet, 1989).
Lorsque l’accent est ainsi mis sur l’idée de système en relation avec d’autres
systèmes, la parenté entre le concept de représentation et celui de rapport au
savoir est évidente. Pour autant, les deux concepts restent différents : dans
« représentation » ce sont les éléments du système qui sont pensés, dans
« rapport à... » ce sont les relations.
Le rapport au savoir inclut généralement des représentations, par exemple
celle du bon élève ou du « bon prof ».
Toutefois, la situation de recueil de données tend à cristalliser sous forme de
« représentation » ce qui n’existait peut-être pas comme contenu explicite de
conscience avant que le chercheur ne pose la question. Tout jeune sera capable
de dire ce qu’est un « bon élève » mais il n’est pas sûr pour autant qu’il avait
déjà construit, « dans sa tête », une représentation explicite du bon élève avant
que la question ne lui soit posée. Or, le chercheur sera tenté, après avoir
« recueilli » cette représentation, d’expliquer certains comportements du jeune
par sa représentation du bon élève. Dans ce cas, non seulement le chercheur
provoque la construction d’une image mentale mais il confère à cette image le
pouvoir d’être cause de conduites. Je ne pense pas que la conscience puisse être
ainsi décrite comme une somme de représentations, ni que les conduites soient
simplement des effets des représentations. Certains jeunes ont sans doute une
représentation du bon élève – ils y ont déjà réfléchi et peuvent délivrer au
chercheur une image déjà construite et disponible. Mais le plus souvent le « bon
élève » est une signification latente, au carrefour de divers rapports (aux
exigences des enseignants, aux relations entre camarades, aux disciplines
scolaires, à ce que l’on est prêt à sacrifier à l’école, etc.). Il faut prendre garde à
ce paralogisme que Bourdieu a souvent dénoncé : projeter dans l’objet la
méthode que le chercheur emploie pour construire cet objet (« mettre le savant
dans la machine ») – c’est-à-dire, ici, imputer au jeune une représentation que le
chercheur a construite à partir de ce que le jeune lui a dit.
Il n’en reste pas moins que le rapport au savoir inclut probablement des
représentations qui ne sont pas des artefacts. Mais ce sont souvent des
représentations d’autres choses que le savoir. D’une façon plus générale, le
« rapport à » inclut des représentations qui ne sont pas nécessairement celles de
ce dont le rapport est « à ». Ainsi, le rapport à l’école peut mettre en jeu des
représentations de l’école mais aussi de l’avenir, de la famille présente et future,
du travail et du chômage dans la société de demain, des technologies modernes,
etc.
Par ailleurs, en tout état de cause la représentation du savoir est un contenu de
conscience (inséré dans un réseau de significations) alors que le rapport au
savoir est un ensemble de relations (c’est le réseau lui-même). La représentation
des mathématiques est un contenu de conscience qui porte sur les
mathématiques – même s’il est induit par le chercheur à partir d’un discours plus
large. Le rapport aux mathématiques est l’ensemble des relations qu’un individu
entretient avec un x (théorèmes, lieux, personnes, situations, événements, etc.)
qui est lié de quelque façon aux mathématiques.
6. Rapport au savoir et rapports de savoir
Naître, c’est entrer dans un monde où l’on est obligé d’apprendre. Mais
d’autres m’ont précédé dans ce monde (sinon, je ne serais pas né...) : le monde
dans lequel je nais est organisé, sous forme humaine et sociale.
Cela est vrai du monde comme ensemble de significations. Les idées, les
émotions, les perceptions mêmes, si personnelles soient-elles, n’en sont pas
moins ancrées dans le social. Je pense avec des idées et des mots qui doivent à
toute l’histoire de l’humanité, j’aime en des formes qui ont été construites par la
littérature et la télévision, je perçois un seul type de blanc là où les latins en
percevaient deux.
Le monde comme horizon d’activités est lui aussi organisé sous forme
humaine et sociale. Il prend la forme d’outils et de machines, de dispositifs, de
structures, d’institutions, d’organisations, de division du travail, etc. L’homme
les trouve là, lorsqu’il naît, tout comme il trouve des formes symboliques, et
c’est ce monde structuré par des rapports sociaux qu’il entreprend de
s’approprier.
S’approprier le monde, c’est apprendre la mécanique auto ou l’histoire de
l’art, à se bagarrer ou à faire du cheval, à traîner dans la rue avec les copains ou à
échanger des idées avec des amis, à jouer au football ou à faire de la danse
classique, à aimer Bach et Picasso ou à préférer le rap et les reproductions de
chevaux de Camargue. Ce ne sont pas les mêmes qui apprennent ces choses, tout
au moins en termes de probabilités : le rapport au savoir, nous l’avons vu, est un
rapport social au savoir.
Mais il faut distinguer le rapport au savoir en tant que rapport social et les
rapports de savoir
J’appelle rapports de savoir les rapports sociaux en tant qu’ils sont considérés
du point de vue de l’apprendre. Entre l’ingénieur et l’ouvrier, entre le médecin et
son patient, il existe un rapport de savoir : un rapport social fondé sur la
différence de savoir (chacun d’eux entretenant par ailleurs un rapport au savoir).
Entre le chef d’entreprise et son ouvrier, entre le banquier et l’agriculteur auquel
il prête de l’argent, il existe un rapport social qui n’est pas fondé sur le savoir : le
lien de dépendance ne repose pas ici sur le savoir. Toutefois, leur rapport social
est surdéterminé par le savoir : ils n’ont pas les mêmes savoirs, ne maîtrisent pas
les mêmes activités et les mêmes formes relationnelles, et il existe des
différences sociales de légitimité entre ces savoirs, activités ou formes
relationnelles.
Cependant, après avoir ainsi distingué rapport au savoir et rapports de savoir,
il convient de les articuler. Le rapport au savoir de l’ingénieur, du médecin, de
l’ouvrier ou de l’agriculteur n’est pas sans lien avec leur position sociale (définie
par leur origine mais aussi par leur situation actuelle) et avec les rapports de
savoir qu’elle induit. Occuper telle ou telle place dans les rapports sociaux, y
être engagé dans tel ou tel type de rapports de savoir, c’est être autorisé, incité et
parfois obligé à s’investir dans certaines formes de savoirs, d’activités ou de
relations (et à y investir ses enfants). Un étudiant par ailleurs chauffeur routier
m’a expliqué un jour qu’il devait prendre garde à ne pas laisser l’auto-radio réglé
sur France-Culture car cela lui valait des remarques acerbes de la part de ses
collègues qui prenaient ensuite le volant. Chacun occupe dans la société une
position qui est aussi une position du point de vue de l’apprendre et du savoir.
Attention toutefois à ne pas interpréter cette proposition en termes
déterministes : sinon on ne comprendrait pas qu’un chauffeur-routier puisse
écouter France-Culture et s’inscrire à l’université...
Si le rapport au savoir est un rapport social, c’est parce que les hommes
naissent dans un monde structuré par des rapports sociaux qui sont aussi des
rapports de savoir. Le sujet est pris dans ces rapports de savoir. Il y est pris parce
qu’il occupe dans ce monde une position. Il y est pris également parce que les
objets, les activités, les lieux, les personnes, les situations, etc., auxquels il se
rapporte lorsqu’il apprend, sont eux-mêmes inscrits dans des rapports de savoir.
Mais s’il y est pris, il peut aussi s’en déprendre.
Le rapport au savoir se construit dans des rapports sociaux de savoir. Le
montrer, en analyser les modalités et les processus, telle est peut-être la tâche
spécifique d’une sociologie du rapport au savoir.

CONCLUSION

« L’échec scolaire » n’existe pas. Certes, certains élèves n’arrivent pas à


suivre, n’apprennent pas ce qu’ils sont censés apprendre, redoublent ou sont
orientés vers des filières dévalorisées : ces phénomènes, que l’on désigne sous le
nom d’échec scolaire, sont bien réels. Mais il n’existe pas une chose nommée
« échec scolaire », que l’on pourrait analyser comme telle. Pour étudier « l’échec
scolaire », il faut donc construire un objet de recherche.
La sociologie a montré, il y a plus de trente ans, que les positions occupées
par les enfants dans l’espace scolaire sont corrélées aux positions des parents
dans l’espace social. Sur cette base se sont développées des théories de la
reproduction, qui sont des sociologies de la différence : l’idée s’est peu à peu
imposée qu’étudier l’échec scolaire, c’est analyser des différences de réussite
liées à des différences sociales. Il y a là une voie de recherche fort intéressante
mais qui ne rend pas compte de l’ensemble des phénomènes qu’évoque
l’expression « échec scolaire ».
J’ai proposé dans ce livre d’emprunter une autre voie et d’analyser « l’échec
scolaire » en termes de rapport au savoir. Construire une sociologie du rapport
au savoir implique de transgresser un tabou : une telle sociologie doit,
délibérément et sans honte, être une sociologie du sujet. Par là même, elle
rencontrera d’autres disciplines, qui travaillent elles aussi la question du sujet ou
celle du sens. Une sociologie du rapport au savoir ne peut prétendre construire à
elle seule la théorie du rapport au savoir – aujourd’hui à l’état embryonnaire. Je
voudrais, dans cette conclusion, dire quelques mots sur ce point.
Plusieurs disciplines peuvent contribuer à une théorie du rapport au savoir.
Chacune choisira son entrée mais toutes doivent garder en horizon l’ensemble
des données du problème. Quelle que soit la discipline, elle doit prendre en
compte :
• un sujet ;
• en relation avec d’autres sujets ;
• pris dans la dynamique du désir ;
• parlant ;
• agissant ;
• se construisant dans une histoire, articulée sur celle d’une famille, d’une
société, de l’espèce humaine elle-même ;
• engagé dans un monde où il occupe une position, et où il s’inscrit dans des
rapports sociaux.
Quelles sont les disciplines qui peuvent contribuer à une théorie du rapport au
savoir ?
La psychologie est évidemment concernée puisqu’elle se veut science du
sujet : la psychologie clinique (y compris la psychanalyse), la psychologie
générale comme « métapsychologie », telle ou telle branche de la psychologie
(cognitive, notamment).
La sociologie est tout autant concernée, en tant que science des rapports
sociaux : la sociologie de l’éducation, bien sûr, mais aussi celles qui étudient la
famille, le travail... Il n’existe guère aujourd’hui de sociologie du savoir, cette
question n’étant abordée que de façon incidente à propos des curricula scolaires,
de la formation ou de la production scientifique. Une telle sociologie devient
urgente car les sociétés contemporaines sont travaillées en profondeur par la
question du savoir et les rapports sociaux y sont surdéterminés par des rapports
de savoir. Une sociologie du rapport au savoir serait une pièce importante de
cette sociologie du savoir ; sa tâche spécifique serait sans doute de montrer
comment le rapport au savoir se construit dans des rapports sociaux de savoir.
La philosophie et l’anthropologie, en tant qu’elles posent la question du sens
et celle de la condition de l’homme, les sciences du langage à coup sûr et
l’histoire probablement pourraient également concourir à une théorie du rapport
au savoir.
Les sciences de l’éducation sont bien évidemment concernées par une telle
théorie. Leur apport pourrait être double. D’une part, elles ont vocation à se
centrer très directement sur la question de « l’apprendre », dans ses multiples
dimensions – que les disciplines plus spécialisées tendent à désarticuler. Elles
pourraient sur ce point jouer leur rôle de carrefour interdisciplinaire où se
croisent, s’interrogent et parfois se fécondent des questions et des résultats issus
de diverses sources. D’autre part, les sciences de l’éducation sont un lieu où sont
confrontés, dans une tension permanente, les connaissances, les questions
axiologiques (que doit-on faire ?) et le souci des pratiques (que peut-on faire, et
comment ?) (Charlot, 1995).
Pour autant, il ne s’agit pas de tout confondre dans un fourre-tout que l’on
baptiserait théorie du rapport au savoir. Chaque discipline construit et construira
ses questions, ses objets et ses méthodes. Mais chacune pourrait et devrait
s’approprier, dans sa logique propre, des questions et des réponses produites par
d’autres. C’est sans doute ainsi que peut se construire une science de l’homme,
non comme science totale mais comme espace de « circulation entre les
différents ordres de recherche » (Bruston, 1993). Une telle ambition implique
que les chercheurs eux-mêmes s’interrogent sur leur propre rapport au savoir.

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Notes

1
Nous ne sommes pas dupes de l’apparente évidence de cette expression. En fait
on ne sait pas bien comment désigner et définir ces familles que l’on nomme
« populaires » et « défavorisées ». Je considérerai ici comme « populaires » des
familles qui occupent une position dominée dans la société, vivent des situations
de pauvreté ou de précarité, produisent une mise en forme pratique et théorique
du monde traduisant à la fois leur position dominée et les moyens mis en œuvre
pour vivre ou survivre dans cette position et parfois pour transformer les rapports
de force.

2
Éducation, Socialisation et Collectivités Locales (département de sciences de
l’éducation, Université Paris 8 Saint-Denis).

3
Dans ce livre, l’énonciateur sera désigné parfois par « je », parfois par « nous ».
Par « je » quand il s’agit de moi-même comme auteur du texte ou personne
empirique. Par « nous » quand est évoquée ESCOL comme équipe de recherche.

4
Est-il nécessaire de préciser que je ne prétends nullement épuiser ici la question
et poser des fondements qu’il faudrait considérer comme définitifs ? Plus
modestement, j’ai l’ambition de contribuer à un approfondissement théorique qui
donne statut de concept au « rapport au savoir » – et lui évite de devenir une
expression passe-partout.

5
Selon le Robert, l’exorcisme est une « pratique religieuse ou magique dirigée
contre les démons », « ce qui chasse un tourment, une angoisse ». Définition qui
me semble assez bien applicable à certains rapports qu’on a pu produire sur
l’école, l’exclusion, les politiques de la ville, le travail, etc.
6
J’ai moi-même pris longtemps comme allant-de-soi le fait qu’il fallait étudier
« l’échec scolaire » et ce n’est que peu à peu que j’ai compris que si l’on veut y
voir plus clair sur les phénomènes que l’on nomme ainsi, il faut s’intéresser
(notamment) au rapport au savoir.

7
Je continuerai à parler d’échec scolaire, pour ne pas alourdir le texte par des
formules comme « cet ensemble de phénomènes que l’on nomme échec
scolaire ». Mais qu’il soit bien clair que cette expression ne renvoie pas à une
chose mais à des élèves, à des situations, à des histoires – référés à une absence.

8
Depuis 1989, on utilise la nomenclature PCS (professions et catégories sociales)
établie par l’INSEE. Il ne s’agit là que d’une amélioration technique, et je
continuerai donc à parler de « catégories socioprofessionnelles » (CSP),
expression plus répandue.

9
J’ai conscience de simplifier ici la théorie de Bourdieu, je n’oublie pas qu’il
avance les concepts de capital et d’habitus. Mais cela ne fait que reculer le
problème puisqu’on ne sait pas comment se transmet ce capital, comment se
construit cet habitus.

10
J’ai failli écrire : et il y aurait moins d’échec scolaire. Mais je n’en suis pas si
sûr...

11
Cette traduction semble si « naturelle » et si innocente que j’ai moi-même
souvent exprimé ainsi la corrélation statistique, y compris dans notre livre de
1992 (Charlot, Bautier et Rochex).

12
Je n’invente pas cet exemple. Je l’ai trouvé, exposé sans aucun recul critique,
dans une revue que je n’aurai pas la cruauté de citer.

13
On pourrait appliquer la même analyse à la notion de tare : la pensée passe de
l’opération de tarage à la tare comme objet puis à l’absence que la tare
compense ; au terme du processus, la tare est devenue une défectuosité.

14
Les sociologies de la reproduction sont des constructions théoriques rigoureuses,
tout au moins tant qu’elles cherchent à appréhender des systèmes de différences
et à montrer l’homologie entre leurs structures. Mais on sort de la rigueur quand
on confond « systèmes de différences » et « échec scolaire » ou quand on
interprète la reproduction en termes de causalité (et ces sociologies se prêtent
souvent elles-mêmes à ces interprétations) et plus encore quand on raisonne en
termes de handicaps socioculturels (ce que ces sociologies elles-mêmes ne font
pas, malgré certaines tentations).

15
En première analyse, il y a incohérence à associer ainsi la notion de don
(biologique) et celle de handicap (socioculturel), d’autant que la seconde a
permis de faire régresser l’usage de la première dans l’interprétation de l’échec.
Mais à y regarder de plus près, ces deux notions fonctionnent dans la même
logique : celle de la transmission d’un capital (génétique ou culturel) d’une
génération à une autre.

16
Afin d’éviter toute ambiguïté, je précise quelle est exactement ma position sur ce
point : il est exact que la lutte contre l’échec scolaire des élèves de familles
populaires requiert des moyens supplémentaires ; mais il est faux que la seule
amélioration des conditions de travail suffise à résoudre les problèmes ; et il est
mystificateur d’exiger les moyens supplémentaires tout de suite en renvoyant à
plus tard l’analyse des autres aspects du problème.

17
Les termes soulignés dans une citation le sont par l’auteur lui-même.

18
En ce sens, on peut parler de l’habitus d’un groupe, ou d’un individu en tant
qu’il est considéré (et considéré seulement) comme membre de ce groupe, mais
pas de l’habitus d’un individu envisagé comme individu singulier, c’est-à-dire
comme sujet.

19
Dans ce passage, je cite deux livres. On considérera qu’en l’absence d’indication
la référence de la citation est la même que celle de la citation qui précède.

20
Le livre de 1994 est publié par le seul F. Dubet, alors que celui de 1996 est écrit
en collaboration avec D. Martuccelli. On pourrait donc faire l’hypothèse que le
passage d’un modèle ternaire à un modèle binaire est dû à D. Martuccelli. Je ne
le crois pas : d’une part, Sociologie de l’expérience (1994) porte déjà des traces
de cette dualité ; d’autre part, les deux modèles coexistent dans le livre de 1996.
Par ailleurs, nous verrons que ces deux modèles sont compatibles mais que le
passage de l’un à l’autre est significatif des difficultés auxquelles se heurte cette
théorie.

21
Tout au moins dans sa sociologie explicite. Car, fort heureusement, sa sociologie
réelle, celle qu’il met en œuvre dans l’analyse des données, recourt sans cesse à
des processus subjectifs – de sorte que je suis souvent d’accord avec ses
interprétations.

22
On ne peut pas exclure a priori l’idée qu’une telle sociologie ait quelque chose à
apprendre de la philosophie, de l’histoire et même de la littérature.

23
Étant bien entendu qu’une sociologie du sujet n’est pas la seule sociologie
possible, ou légitime. Tout dépend de l’objet que se donne le sociologue.

24
Il n’est de science que relationnelle, comme le rappelle fort justement Bourdieu
(1994).

25
Bien entendu, « l’autre » dont il est ici question n’est pas nécessairement un
autre physiquement présent. C’est l’autre comme forme personnelle de l’altérité,
comme ordre symbolique, comme ordre social...

26
Je reprends ici largement des analyses de J.Y. Rochex (1995).

27
Note de J. Beillerot : « L’inscription sociale ne « suit » pas évidemment la
production psychique, celle-ci se développant dans un être-là social qui la
précède ; mais chaque sujet contribue aussi au développement social d’une part
de sa liberté ».

28
Kant, Réflexions sur l’éducation. Le manuscrit a été établi à partir de cours
donnés par Kant entre 1776 et 1787. Je cite ici l’édition publiée en 1966 chez
Vrin. Je cite Fichte à partir d’une note d’Alexis Philonenko, qui introduit, traduit
et commente le texte de Kant.

29
L’idée de prématuration de l’homme est au cœur de la pensée de Wallon et de
Lacan. Ce dernier écrit : « Il ne faut pas hésiter à reconnaître au premier âge une
déficience biologique positive, et à considérer l’homme comme un animal à
naissance prématurée » (cité par Ogilvie, 1987).

30
En fait cet autre, quand on ne le réduit pas à la figure de l’altérité, est pluriel :
l’enfant naît parmi d’autres hommes – et il naît d’une femme et d’un homme,
situation qu’il aura à affronter dans le triangle œdipien.

31
Ce désir est désir de l’autre. Il est aussi, dans une perspective hégélienne, désir
d’être reconnu par l’autre en tant que sujet (et désiré par lui). Il est enfin, dans
une perspective girardienne par exemple, désir du désir de l’autre : puisque
l’autre est désir, je ne peux m’emparer de l’être de l’autre qu’en m’emparant de
son désir même.

32
Nous constatons une fois encore qu’on ne peut pas dissocier « l’intérieur » et
« l’extérieur ». La « disjonction de l’intériorisation de l’extériorité et de
l’extériorisation de l’intériorité » est impossible (Terrail, 1987).

33
Je dois cette remarque à Jean-Yves Rochex.

34
On peut certes élargir l’acception du terme savoir, jusqu’à lui faire englober tout
ce que l’on apprend. On dira alors que l’on sait nager ou que l’on sait mentir –
mais on hésitera davantage à affirmer que « nager » ou « mentir » est « un
savoir ». D’une certaine façon peu importe que l’on confère au terme savoir une
acception stricte ou large – c’est une question de convention. En revanche, il est
essentiel de ne pas confondre les diverses figures de l’apprendre, sous peine
d’être plongé dans de faux débats – comme nous allons le voir. À strictement
parler, il faudrait donc distinguer le « rapport à l’apprendre » (forme la plus
générale) du « rapport au savoir » (forme spécifique du « rapport à
l’apprendre »). Toutefois, je répugne quelque peu à traîner, au fil du texte, une
expression aussi lourde et jargonneuse que « l’apprendre ». En outre,
l’expression « rapport au savoir » est aujourd’hui entrée dans le vocabulaire des
sciences humaines. Je continuerai donc à l’utiliser, en un sens large, quand il n’y
a pas risque d’ambiguïté. Cependant, je ne m’interdirai pas d’employer le terme
« l’apprendre » quand le risque du jargon sera moins grand que celui de
l’obscurité...

35
Par « sujet de savoir », j’entendrai ici le sujet qui se voue (ou prétend se vouer) à
la quête du savoir. J’ai hésité à employer le terme « sujet épistémique » et ai
finalement renoncé à le faire car il est aujourd’hui employé en de multiples sens.

36
On peut encore moins, je l’ai dit, partir de la pulsion biologique en quête d’objet.

37
En fait, la situation est plus complexe encore car l’ingénieur sait que cet énoncé
est « scientifique ». C’est pour cela, précisément, qu’il est reconnu comme
ingénieur : il est capable d’articuler un rapport scientifique et un rapport pratique
au monde. Toutes ces questions ne sont sans doute pas sans relation avec ce que
Wittgenstein nomme des « jeux de langage ». Je ne connais pas suffisamment
Wittgenstein pour m’aventurer sur cette piste. Je dirai donc uniquement que ce
n’est pas seulement de langage qu’il s’agit, mais de rapport au monde ; il me
semble que telle est aussi la position de Wittgenstein : « Le mot “jeu de langage”
doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d’une activité ou d’une
forme de vie » (Wittgenstein, 1952). Je dois à M.-L. Martinez d’avoir attiré mon
attention sur cette « piste » Wittgenstein.

38
Étant bien entendu que les rapports épistémologiques ne sont pas réductibles à
des rapports sociaux – même s’ils sont rapports entre des individus entre lesquels
existent aussi des rapports sociaux.
39
À vrai dire, si l’élève ne s’installe pas du tout dans cette forme de rapport au
monde, aucune appropriation de savoir, même fragile et provisoire, n’est
possible. Si des élèves qui ne travaillent que pour « passer ».... passent parfois, et
accèdent éventuellement en seconde, en terminale, voire à l’université, c’est que,
malgré tout, ils ont un peu assumé un rapport de savoir au monde.

40
Je songe ici à J.-C. Milner (1984) et aux positions exposées dans les médias par
A. Finkielkraut, É. Badinter et quelques autres.

41
Pour l’élève, apprendre cela peut être lire une fois ou deux, ingurgiter sans
comprendre ou inversement comprendre sans mémoriser, et même, souvent,
passer du temps « le nez dans les livres » (c’est alors le temps passé qui atteste
qu’on est en règle avec la demande de l’école, et non l’activité intellectuelle
effective ou le savoir acquis). Pour l’enseignant, apprendre c’est comprendre +
mémoriser + être capable d’appliquer ou de commenter.

42
Entretien réalisé par Fabienne Damo. Notons qu’il y a là un problème très
sérieux, abordé par Platon dans le Ménon : comment peut-on apprendre quelque
chose puisque si on le sait, il n’est pas nécessaire de l’apprendre, et si on ne le
connaît pas, on ne peut pas chercher à l’apprendre ?

43
Par « objet-savoir », j’entends un objet dans lequel est incorporé du savoir (un
livre, par exemple). Par « savoir-objet », j’entends le savoir lui-même, en tant
qu’il est « objectivé », c’est-à-dire qu’il se présente comme un objet intellectuel,
comme le référent d’un contenu de pensée (sur le mode de l’Idée chez Platon).

44
Je rappelle que je continue à parler de « rapport au savoir », au sens large du
terme, puisque l’expression est aujourd’hui passée dans le vocabulaire de la
recherche, mais qu’il s’agit en fait, d’une façon plus générale, d’un « rapport à
l’apprendre ».

45
Dans L’école en mutation (1987), j’ai proposé les concepts de forme éducative et
de système éducatif pour penser ces articulations de fonctions et d’instances.

46
R. Hess, Les surprises de la découverte de l’autre, Université Paris 8, avril 1994.
Ce passage du texte est écrit en référence à nos propres recherches et à l’œuvre
d’Henri Lefebvre (Lefebvre, 1959 ; Hess, 1988).

47
On appelle métacognitive une connaissance sur la connaissance.

48
Dans la mesure, précisément, où tout n’est pas énonçable, une frontière subsiste
entre « l’expérience » et « la connaissance », pour reprendre les termes utilisés
par Y. Schwartz (1988). Sur cette question de la mise en discours, cf. aussi
Bautier (1995).

49
J’introduirai cependant ici une nuance, afin de prendre en compte un cas limite.
Il peut arriver qu’un sujet s’enferme dans l’imaginaire et veuille savoir sans pour
autant se poser la question de « l’apprendre » : il peut fantasmer une situation de
toute puissance cognitive, ou encore penser que grandir permet de savoir (de
sorte qu’il suffit d’attendre...). Dans ce cas, le rapport au savoir est tout entier
construit dans sa dimension identitaire. Mais hors ce cas limite, tout rapport au
savoir comporte une dimension épistémique – et dans tous les cas il présente une
dimension identitaire. Le rapport au savoir doit donc toujours être analysé dans
la double dimension de l’épistémique et de l’identitaire (y compris dans le cas
limite que je viens de signaler : il convient alors d’établir que l’on est
effectivement dans ce cas limite, c’est-à-dire que le sujet n’est pas confronté à la
question de « l’apprendre »).

50
On pourrait d’ailleurs dire l’inverse : la dimension identitaire est partie
intégrante de la dimension relationnelle. Il n’y a de rapport à soi que comme
rapport à l’autre et de rapport à l’autre que comme rapport à soi.

51
Je dois cette belle expression à un étudiant, Frédéric Géral. Elle désigne toutes
ces paroles qui rivent un élève à un destin : « tu ne feras jamais rien de bon »,
« tu seras toujours nul en maths », « tu n’auras pas ton BEP », etc.
52
Je rappelle à nouveau que par « rapport au savoir » je désigne le rapport à
« l’apprendre », quelle que soit la figure de l’apprendre – et non pas seulement le
rapport à un savoir-objet, qui ne représente qu’une des figures de l’apprendre.

53
Ce qui est bien autre chose qu’ « intérioriser ». Assimiler, ce n’est pas seulement
intérioriser, c’est « convertir en sa propre substance » (Robert) – c’est moi qui
souligne.

54
Pour éviter toute ambiguïté il me semble préférable de réserver l’expression
rapports aux savoirs aux rapports aux savoirs-objets.

55
J’en fais en tout cas l’hypothèse – nécessaire au chercheur, qui doit postuler que
son objet peut être construit en des formes organisées et dénombrables.

56
La notion de constellation a été introduite dans notre équipe par É. Bautier. Dans
une thèse récente, L. de Andrade avance la notion intéressante de « zones
d’agglomération de propos » (1996). « Constellation » renvoie à l’assemblage
des données empiriques et « figure » à la conceptualisation de ce qui a été ainsi
assemblé.

57
J’utilise dès 1979, dans un livre écrit en collaboration avec M. Figeat, les notions
de « rapport au savoir » et de « rapport au langage », repérées dans un article de
N. Bisseret (1975). Mais je ne prends pas alors la peine de les définir...

58
Je continue toutefois à considérer qu’on peut parler du rapport au savoir d’un
groupe (sans le confondre avec les rapports de savoir) lorsque, comme les
sociologues le font volontiers, on se donne un individu abstrait représentatif de
ce groupe, individu que l’on peut penser en termes de psychisme de position
(d’habitus). Mais à la condition (stricte) de ne pas commettre l’erreur de projeter
ensuite les conclusions sur un sujet membre de ce groupe.

59
Cette histoire ne se réduit pas à une trajectoire. La trajectoire est un déplacement
dans un espace (social) ; elle est la relation qu’un observateur extérieur peut
établir entre des positions successives. L’histoire relève du temps, et non de
l’espace ; elle est relation entre trois dimensions du temps (présent, passé et
avenir) qui se supposent l’une l’autre et ne peuvent pas être juxtaposées comme
peuvent l’être des positions ; elle est une relation constitutive du sujet.

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