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DE LA SOCIÉTÉ CIVILE À LA SOCIÉTÉ CIVILE MONDIALE

Michaël Biziou

Presses Universitaires de France | « Cités »

2004/1 n° 17 | pages 13 à 23
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130542636
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De la société civile
à la société civile mondiale
MICHAËL BIZIOU
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INTRODUCTION

Il n’est pas rare que les critiques de la mondialisation libérale se fassent au


nom de la société civile : les militants alter-mondialistes et autres forces
d’opposition à l’emprise du libéralisme économique sur les échanges 13
internationaux se présentent volontiers comme porte-parole ou représen-
tants de celle-ci. Toutefois il n’est pas facile de comprendre exactement ce De la société civile
que l’on doit entendre par cette expression si commune, mais si à la société civile mondiale
galvaudée, de « société civile ». Ce qui rend la question encore plus M. Biziou
trouble est que les débats en la matière se situant par définition au niveau
mondial, on s’est aventuré jusqu’à parler de « société civile mondiale ».
L’expression est neuve, elle semble avoir moins d’une dizaine d’années. Sa
signification est flottante, encore plus que la signification du terme
« mondialisation », ce qui n’est pas peu dire. À l’heure actuelle, personne
ne serait sans doute capable d’en donner une définition sur laquelle un
consensus puisse se faire. Toutefois elle est en passe d’être acceptée par les
hommes politiques, la presse, les politologues et les sociologues, etc.1

1. L’idée d’une société civile mondiale (global civil society en anglais, puisque mondialisation se
dit globalization) constitue le sujet d’un nombre croissant d’écrits récents, notamment : Mary
Kaldor, Global Civil Society. An Answer to War, Cambridge, Polity Press, 2003 ; John Keane,
Global Civil Society ?, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; Gordon Laxer et Sandra
Halperin (eds), Global Civil Society and its Limits, London, Palgrave-Macmillan, 2003. On peut
également consulter le Global Civil Society Yearbook (Oxford, Oxford University Press), recueil
Cités 17, Paris, PUF, 2004
Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’il y a peu l’on parlait uniquement de
société civile tout court, et dans un contexte simplement national : on
opposait alors ce concept à celui d’État. Comment et pourquoi le récent
qualificatif est-il apparu ? Conduit-il encore à opposer la société civile,
devenue désormais mondiale, à l’État ? Ou bien l’oppose-t-elle plutôt au
marché ? Interrogeons-nous sur l’usage idéologique et sur le fondement
philosophique de cette idée nouvelle.

1 – L’USAGE IDÉOLOGIQUE
DE L’IDÉE DE SOCIÉTÉ CIVILE MONDIALE
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Plaçons-nous d’abord sur le plan idéologique – nous voulons dire au
niveau d’une utilisation du langage destinée à fournir des mots d’ordre
propres à mobiliser des militants dans le combat politique, sans qu’il
s’agisse forcément d’un discours mystificateur. L’apparition de l’expres-
sion « société civile mondiale » doit évidemment être comprise par
rapport à l’expression « société civile » tout court, telle qu’elle est utilisée
14 depuis plusieurs décennies dans le discours politique contemporain.
Le discours politique contemporain en appelle le plus souvent à la
Dossier : société civile tout court dans un cadre critique. Il s’agit de critiquer l’État,
Résistances ou plutôt ceux qui sont aux commandes de l’État ou qui cherchent à s’en
de la société civile emparer. En les distinguant de la société civile, on reproche à ceux-ci de
à l’époque former une caste à part, volontairement ou involontairement coupée de la
de la mondialisation réalité sociale du reste de leurs concitoyens. On souligne alors, pour la
déplorer, une fracture entre la sphère politique et la sphère civile.
L’insatisfaction occasionnée par la politique au niveau étatique conduit à
l’abstentionnisme lors des élections, mais suscite aussi des réactions actives
de la société civile. Surgissent alors à côté de l’État (quand il est jugé défi-
cient), ou même contre l’État (quand il est jugé nuisible), des formes de
revendication et d’action dont il faut reconnaître que l’on a du mal à les
désigner par un vocabulaire précis. On les nomme tour à tour associa-

d’articles annuel dont les deux premiers numéros ont paru en 2001 et 2002 sous la direction de
Helmut K. Anheier, Marlies Glasius et Mary Kaldor. Le numéro de 2001 contient notamment
deux articles posant la problématique de la société civile mondiale de façon aussi éclairante que
synthétique, celui de H. K. Anheier, M. Glasius et M. Kaldor, « Introducing Global Civil
Society », ainsi que celui de J. Keane, « Global Civil Society ? ».
tions, coordinations, comités, mouvements, groupements, initiatives ; on
les qualifie au choix de civiles, civiques, citoyennes.
Le thème de l’opposition entre la société civile et l’État est présent dans
le discours de la droite inspirée par le libéralisme économique : la société
civile est alors décrite comme composée d’acteurs économiques dont l’État
étouffe les initiatives et contrôle arbitrairement les négociations. Mais c’est
bien sûr de l’autre côté de l’échiquier politique, dans la gauche dite associa-
tive, qu’il faut chercher l’origine d’une utilisation alter-mondialiste du
concept de société civile. De ce point de vue, c’est de la société civile seule
que peuvent émaner les associations qui font un travail de terrain toujours
plus efficace que l’action étatique télécommandée d’en haut. C’est juste-
ment pour prévenir ce genre de reproches que ceux qui détiennent le
pouvoir étatique, ou qui y prétendent, invitent parfois des membres de la
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société civile à participer directement à ce pouvoir. Au lieu de choisir tous
les ministres d’un gouvernement parmi les professionnels de la politique,
certains sont nommés à titre de personnalités représentatives de la société
civile ; il en va de même pour la constitution des listes électorales.
Or, si l’on peut opposer la souplesse adaptative et l’intelligence
informée des forces vives de la société civile à la rigidité et à l’aveuglement
de l’État au niveau national, on peut idéologiquement reconduire cette 15
opposition au niveau international. De même que la société civile
s’oppose à l’État, la société civile mondiale est censée s’opposer aux États. De la société civile
Mais en même temps que les États, c’est bien sûr le marché que visent les à la société civile mondiale
alter-mondialistes. Les États et le marché sont englobés dans une même M. Biziou
critique parce que les premiers seraient soumis au second. Les États sont
en effet accusés d’avoir plus ou moins renoncé à jouer leur rôle d’acteurs
politiques et de manquer d’une véritable volonté de contrôler les effets
néfastes de la mondialisation libérale. On explique que, faute d’avoir
d’autre horizon intellectuel que la tristement célèbre « pensée unique », les
dirigeants aux commandes des États ont accepté de se soumettre aux lois
d’airain de l’économie. Les directives de l’Organistation mondiale du
commerce révéleraient clairement cet enfermement des États dans une
vision libérale des choses, aboutissant à un abandon de toute vision poli-
tique. Les alter-mondialistes battent alors le rappel des hommes de bonne
volonté de tous les pays pour les convier à des contre-sommets, afin de
protester contre les sommets officiels réunissant les États.
Que les organisateurs et les militants de ces contre-sommets soient
représentatifs de quelque chose comme la « société civile » mérite d’être
discuté ; mais ce qui est indiscutable est que la présence de personnes
venues de pays différents justifie l’usage du qualificatif « mondiale ». Dans
les périodes qui séparent les contre-sommets, l’activité d’organisations
non gouvernementales (ONG) diverses dont les réseaux s’étendent dans de
nombreux pays, ainsi que les innombrables forums de discussion sur la
toile mondiale (l’Internet), témoignent suffisamment de la dimension
internationale de l’opposition à la mondialisation libérale. En somme la
mondialisation a suscité des réactions dans le monde entier, et ce sont ces
réactions que l’on s’efforce de récupérer idéologiquement à travers
l’expression de « société civile mondiale ».

2 – RETOUR À L’HISTOIRE DU CONCEPT DE SOCIÉTÉ CIVILE


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Lorsque nous disons que l’analyse ci-dessus se place sur le plan de
l’usage idéologique de l’idée de société civile mondiale, ce n’est pas forcé-
ment pour récuser un tel usage. C’est simplement pour souligner ses
inévitables limites : soucieux de mobiliser les militants pour gagner le
combat politique, il ne se préoccupe pas d’élaborer un concept de société
civile mondiale qui puisse lui servir de fondement théorique. Pour savoir
16 ce que pourrait être un tel concept, il faut passer du plan idéologique au
plan philosophique. Or le concept philosophique de société civile possède
Dossier : une histoire longue et compliquée dont il nous faut retracer les grandes
Résistances lignes, car elle conditionne sa signification actuelle1.
de la société civile Si l’on se réfère à son origine, rien ne paraissait destiner le concept de
à l’époque
de la mondialisation
société civile à être utilisé dans le cadre d’une critique de la mondialisation
libérale. Société civile vient du latin civilis societas, qui lui-même est la
traduction du grec politikê koinônia que l’on trouve chez Aristote. Le terme
désigne la communauté politique par opposition à l’oikos, c’est-à-dire la
maison ou la communauté domestique. Cette communauté politique est le
lieu où l’homme peut réaliser son essence d’animal politique, où il peut non

1. D’excellents articles de synthèse exposent l’histoire du concept de société civile : M. Riedel,


« Bürgerliche Gesellschaft », dans Brunner, Conze et Koselleck (Hrsg.), Geschichtliche Grundbe-
griffe, Stuttgart, Klett-Cotta, 1975 ; C. Colliot-Thélène, « État et société civile », dans P. Raynaud
et S. Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996 ; D. Castiglione, « Civil
Society », dans P. Newman (ed.), The New Palgrave Dictionary of Economics and the Law, Londres,
Macmillan, 1998 ; L. Ferry, « L’émergence du couple État / société », dans A. Renaut (dir.),
Histoire de la philosophie politique, t. IV : Les critiques de la modernité politique, Paris, Calmann-
Lévy, 1999. Voir également le livre de D. Colas, Le glaive et le fléau. Généalogie du fanatisme et de
la société civile, Paris, Grasset, 1993.
seulement vivre mais encore vivre bien, c’est-à-dire vivre conformément à
la vertu1. La vertu se pratique en effet surtout entre égaux, entre citoyens, et
non pas seulement face à ces inférieurs ou dépendants que sont – selon Aris-
tote – les esclaves, les enfants et les femmes qui forment la communauté
domestique sous l’autorité du chef de famille. La politikê koinônia est donc
identifiée à la polis, la cité des citoyens2. De même, en latin, civilis societas ne
se distingue pas de civitas, que l’on a plus tard traduit par État. Autrement
dit, dans l’acception classique on peut considérer comme synonymes
société civile et société politique. La société civile et l’État ne sont pas des
concepts opposés mais au contraire identifiables l’un à l’autre.
Ce vocabulaire et cette liaison conceptuelle perdurent jusqu’au
XVIIe siècle, malgré de nombreuses et profondes transformations. Insistons
seulement sur deux d’entre elles, telles qu’on peut les observer chez les théori-
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ciens des droits naturels. En premier lieu, la société civile n’est plus conçue à
la manière d’Aristote comme une réalité naturelle3. Les théoriciens des droits
naturels opposent désormais la société civile non seulement à la commu-
nauté domestique, comme le faisait Aristote, mais encore à ce qu’ils
nomment l’état de nature. La communauté domestique est naturelle alors
que la société civile, elle, est artificielle. L’état civil s’institue en rupture avec
l’état de nature par le biais de cet artifice qu’est le contrat social4. Toutefois 17
cette opposition du civil et du naturel n’abolit pas pour autant
l’identification du civil et du politique. Locke, par exemple, lie dans une De la société civile
même expression political or civil society5. De même, le latin de Hobbes iden- à la société civile mondiale
tifie societas civilis et civitas6. Or, et c’est là la seconde transformation notable M. Biziou
chez les théoriciens des droits naturels, cette identification traditionnelle du
civil et du politique se fait par un moyen inédit par rapport à la philosophie
d’Aristote : le concept de souveraineté. Le contrat social produit la société
civile en instituant un souverain. La société civile est alors pensée comme
l’ensemble des hommes assujettis à ce souverain. C’est ce dernier qui donne
leur légitimité aux lois politico-juridiques ordonnant la vie des sujets.
1. Aristote, Les politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, I, 1, 1252 a 1-7
et I, 2, 1252 b 28-30.
2. Ibid., I, 1, 1252 a 6-7.
3. Ibid., I, 2, 1253 a 2-5.
4. Se reporter à la théorie du contrat social chez Thomas Hobbes, Léviathan (1651), II, 17 :
« Des causes, de la génération et de la définition de la république » ; ainsi que chez John Locke,
Second traité du gouvernement civil (1689), VIII : « Du commencement des sociétés politiques ».
5. Dans le titre du chapitre VII du Second traité du gouvernement civil.
6. Hobbes, De cive (1642), V, 9. Le traducteur de Hobbes au XVIIe siècle, Samuel Sorbière,
rend civitas par État (Le citoyen, trad. de 1649 ; rééd., Paris, Garnier-Flammarion, 1982).
Au XVIIIe siècle se produit une rupture de taille : un nouveau concept de
société civile voit le jour chez des auteurs anglo-écossais comme Bernard
Mandeville, David Hume, Adam Ferguson et surtout Adam Smith1. La
société civile est désormais pensée hors de la théorie du contrat. Elle est
conçue comme un ordre social relativement stable et capable de
s’autoréguler de façon non intentionnelle, quoique seulement dans une
certaine mesure. Un des facteurs particulièrement déterminants de
cette autorégulation non intentionnelle est le facteur économique : les
hommes, en recherchant leur intérêt chacun de leur côté, contribuent
sans le vouloir et même sans le savoir à l’ordre et à la prospérité de la
société. C’est cette capacité de relative autorégulation économique
qu’illustre la fameuse métaphore de la « main invisible » utilisée par
Smith2. Le rôle de l’instance politique en vient par conséquent à être
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conçu autrement. Pour tenir compte de la capacité d’autorégulation de la
société civile, le problème de la souveraineté laisse la place à celui du
gouvernement. Il ne s’agit plus de savoir avant tout ce qui fonde juridique-
ment le pouvoir, mais plutôt de déterminer comment et jusqu’où il doit
s’exercer. La société civile se distingue de la société politique et de l’État,
et il devient donc possible de penser son autonomie. Dans le contexte des
18 théories des droits naturels, le terme d’autonomie de la société civile
n’avait par définition pas de sens, puisque la société n’était civile qu’en
Dossier :
tant qu’elle était sous l’autorité du souverain. Désormais l’on peut parler
Résistances d’autonomie au sens où la société civile possède des lois socio-économiques
de la société civile différentes des lois politico-juridiques instituées par l’État. Le couple
à l’époque conceptuel État / société civile tel que nous le concevons aujourd’hui s’est
de la mondialisation mis en place.
Ce couple conceptuel nous a été transmis, moyennant des changements
certes importants, dans la réflexion d’auteurs du XIXe siècle dont les plus

1. Mandeville, La fable des abeilles (1705-1729) ; Hume, Traité de la nature humaine (1739-
1740) ; Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile (1767) ; Smith, Enquête sur la nature et les
causes de la richesse des nations (1776). Sur ces auteurs, on peut consulter l’excellent ouvrage de
Claude Gautier, L’invention de la société civile. Lectures anglo-écossaises : Mandeville, Smith,
Ferguson (Paris, PUF, 1993). Lire également M. B. Becker, The Emergence of Civil Society in the
Eighteenth Century. A Privileged Moment in the History of England, Scotland and France, Bloo-
mington, Indiana University Press, 1994.
2. Smith, Enquête, trad. P. Taïeb, Paris, PUF, 1995, IV, p. 513. Contrairement à ce que l’on
affirme le plus souvent, Smith estime que la « main invisible » ne produit qu’une autorégulation
suboptimale du lien social et du marché, voir M. Biziou, Adam Smith et l’origine du libéralisme,
Paris, PUF, 2003, II, 2, p. 203-213.
notables sont peut-être Hegel et Marx. Même s’ils ne reprennent pas la
théorie smithienne de la « main invisible », ces deux philosophes conti-
nuent d’insister sur le rôle majeur des déterminations économiques pour
la société civile. Hegel s’inspire directement des économistes, et notam-
ment de Smith1, pour élaborer un nouveau rapport entre État et société
civile qui soit capable de dépasser les tensions propres au « système des
besoins », c’est-à-dire la sphère du travail et des échanges économiques.
Ces tensions naissent du fait que l’accumulation des richesses produit la
paupérisation d’une partie des travailleurs, que Hegel nomme la « popu-
lace », laquelle vit dans « un état d’esprit de révolte contre les riches,
contre la société, contre le gouvernement »2. À partir de là, les problèmes
d’interprétation se doublent d’un nouveau problème de traduction. En
effet l’expression allemande utilisée par Hegel, bürgerliche Gesellschaft,
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peut aussi bien signifier société civile que société bourgeoise. Marx, en
critiquant tout à la fois Hegel, l’économie politique classique et les libé-
raux, ne se prive pas de jouer sur cette ambiguïté. Il rabat, pour ainsi dire,
toute la problématique de la société civile sur ses déterminations économi-
ques, sur ce « système des besoins » dont Hegel considérait au contraire
qu’il n’était que le premier moment de la société civile. Les droits civils ne
sont pour Marx pas autre chose que des droits bourgeois, et la société 19
civile mérite d’être qualifiée de société « civile-bourgeoise ». Selon une
formule restée célèbre, procéder à « l’anatomie de la société civile » c’est De la société civile
analyser la domination économique des bourgeois sur le prolétariat3. à la société civile mondiale
M. Biziou

1. Lire N. Waszek, The Scottish Enlightenment and Hegel’s Account of Civil Society, Dordrecht,
Kluwer Academic, 1988. L’analyse hégélienne de la société civile se trouve dans les Principes de la
philosophie du droit (1821 ; Paris, Vrin, 1982), § 182 à 256. Smith est cité, avec Ricardo et Say, au
§ 189.
2. Ibid., § 243-244 et addition.
3. Marx indique clairement la filiation de son propre concept de société civile en le faisant
remonter à l’économie politique britannique via Hegel : « Les conditions juridiques et les formes
politiques [ont] leur fondement dans les conditions de la vie matérielle que, suivant l’exemple des
Anglais et des Français du XVIIIe siècle, Hegel appelle d’un nom générique, la société civile ; et c’est
dans l’économie politique qu’il faut chercher l’anatomie de la société civile » (dans la Contribution
à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 1957, Préface, p. 4). Au XXe siècle,
Gramsci reprend les thèses de Marx en centrant l’analyse sur la distinction de la société civile et de
la société politique. Se reporter aux Notes sur Machiavel dans Gramsci dans le texte (Paris, Éditions
sociales, 1975), p. 469 : « Les positions du mouvement du libre-échange se fondent sur une erreur
théorique dont il n’est pas difficile d’identifier l’origine pratique : la distinction entre société poli-
tique et société civile qui, de distinction méthodique, se trouve transformée en distinction orga-
nique et présentée comme telle. »
3 – DEUX EXIGENCES POUR FONDER PHILOSOPHIQUEMENT
LE CONCEPT DE SOCIÉTÉ CIVILE MONDIALE

Que nous apprend cette vieille histoire du concept de société civile sur
le nouveau-né qu’est l’idée de société civile mondiale ? Nous ne pouvons
pas ici, dans les limites étroites du présent article, prétendre en déduire
une définition définitive et indiscutable du concept de société civile
mondiale. Mais nous pouvons au moins, à la lumière des analyses précé-
dentes, en dessiner les contours, c’est-à-dire indiquer à quelles exigences
théoriques ce concept devrait pouvoir répondre pour être considéré
comme valide. Nous avons distingué schématiquement deux grandes
étapes dans l’histoire du concept de société civile (avant et après la rupture
du XVIIIe siècle). À chacune de ces deux étapes nous pouvons faire corres-
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pondre une exigence pour fonder philosophiquement le concept de
société civile mondiale.
La première étape de l’histoire du concept de société civile pose
l’exigence théorique de définir une légitimité politico-juridique. Pour les
philosophes des droits naturels du XVIIe siècle, nous l’avons vu, la société
civile trouve cette légitimité politico-juridique au travers du souverain
20 institué par le contrat social. Si l’on veut élaborer un concept de société
civile mondiale, le problème est alors de savoir à quelle légitimité politico-
Dossier : juridique cette dernière pourrait se référer. Faut-il imaginer qu’une société
Résistances civile mondiale suppose un souverain universel ? À l’époque moderne les
de la société civile partisans de la démocratie, Rousseau par exemple, expliquent que le
à l’époque
de la mondialisation
souverain est le peuple lui-même ; si bien que la société civile et l’État ne
sont en fait que deux noms pour désigner un même ensemble d’hommes
sous deux points de vue différents, selon que ces hommes sont considérés
comme sujets ou comme souverain1. Aujourd’hui le souverain universel ce
pourrait être, dans le cadre d’une démocratie mondiale, l’humanité elle-
même. Par-delà les États, les sommets officiels et les organisations gouver-
nementales, ceux qui se proclament les représentants de la société civile
mondiale pourraient s’autoriser de la souveraineté du peuple humain.
Mais peut-on vraiment étayer une telle thèse ?
Pour indiquer des éléments de réponses, notons qu’au XVIIIe siècle Kant
donne un audacieux prolongement cosmopolitique aux théories des droits
naturels du siècle précédent, et avance explicitement le concept d’une

1. Rousseau, Du contrat social, 1762, I, 6 : « Du pacte social. »


« société civile administrant universellement le droit »1. La réalisation
d’une telle société civile universelle est un idéal posé par la raison en vue
de l’établissement de la paix mondiale. Toutefois Kant ne croit pas
possible de concevoir cette société civile universelle comme une instance
de légitimité juridico-politique de même nature, quoique à un niveau
supérieur, que la société civile au niveau national. La société civile univer-
selle dont parle Kant ne renvoie pas à un souverain universel ou à un État
mondial, qui selon lui ne peut que dégénérer en despotisme, qui lui-
même sombrera dans l’anarchie. C’est pourquoi « la raison préfère [la]
coexistence des États à leur réunion sous une puissance supérieure aux
autres »2. La société civile universelle de Kant n’a pas d’autre cadre juri-
dique qu’une « fédération de peuples, sans que ces peuples form[ent]
néanmoins un seul et même État, l’idée d’État supposant le rapport d’un
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souverain au peuple, d’un supérieur à son inférieur »3. Le droit cosmopoli-
tique n’est pas identique au droit politique d’un État mais doit seulement
édicter les « conditions d’une hospitalité universelle », l’hospitalité étant
définie comme « le droit qu’a chaque étranger de ne pas être traité en
ennemi dans le pays où il arrive »4. En rappelant cette position de Kant sur
la société civile universelle nous ne voulons pas dire, bien sûr, que la
pensée politique contemporaine sur la société civile mondiale devrait s’y 21
ranger sans s’essayer à de nouvelles réflexions. Nous voulons simplement
suggérer quel cadre théorique peut guider ces nouvelles réflexions. De la société civile
Passons maintenant à l’enseignement qu’apporte la seconde étape de à la société civile mondiale
l’histoire du concept de société civile. Cette étape pose également M. Biziou
l’exigence théorique de définir une légitimité, mais cette fois il s’agit de ce
que l’on peut nommer une légitimité socio-économique. Les deux types de
légitimité vont de pair mais renvoient à des fondements différents. Ce qui
fonde la légitimité politico-juridique est, nous venons de le rappeler, le
concept de souveraineté. En revanche, personne dans les débats politiques
ne prétend que la légitimité socio-économique consiste à être souverain
ou autorisé par le souverain. Le concept utilisé en l’occurrence est celui

1. Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784 ; trad. L. Ferry
dans Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985), Ve proposi-
tion, p. 193, Ak. VIII, 22.
2. Kant, Projet de paix perpétuelle (1795 ; trad. du XVIIIe siècle revue par H. Wismann dans
Œuvres philosophiques, t. III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986), Ier supplément,
p. 361, Ak. VIII, 367.
3. Ibid., 2e article définitif, p. 345, Ak. VIII, 345.
4. Ibid., 3e article définitif, p. 350, Ak. VIII, 357.
d’autonomie, ce concept né au XVIIIe siècle avec les Lumières anglo-
écossaises. L’action étatique apparaît illégitime si elle ne reconnaît pas que
les membres des associations, les citoyens regroupés en comités, les acteurs
économiques, ou quelle que soit la façon dont on désigne ceux qui consti-
tuent la société civile, sont dans une certaine mesure autonomes. Auto-
nomes c’est-à-dire, étymologiquement, qu’ils sont capables d’agir selon
leurs propres lois. Il ne s’agit pas bien sûr de lois au sens politico-
juridique, qui ne peuvent être instituées que par l’État. Il faut plutôt
parler de lois de fonctionnement socio-économiques, réglant des
processus de prise de décision et de prise de responsabilité. On dit que la
société civile est autonome en ceci que ses membres sont dans une large
mesure capables de faire des choix et d’assumer la responsabilité de ces
choix sans que l’État ait à le faire pour eux.
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Le problème est donc, pour les partisans de l’idée d’une société civile
mondiale, de montrer l’existence au niveau international des processus de
prise de décision et de prise de responsabilité qui ne passent pas par les
États. En fait, chacun sait qu’il existe bien de tels processus, mais il s’agit
justement des processus du marché auxquels les contempteurs de la
mondialisation libérale veulent dans une certaine mesure s’opposer. En
22 quoi consiste donc l’autonomie de la société civile mondiale, si cette auto-
nomie n’est pas celle du marché ? Faut-il la chercher dans l’action des
Dossier :
réseaux internationaux des organisations non gouvernementales, voire
Résistances dans l’échange d’idées et d’informations qui se pratique entre des millions
de la société civile d’inconnus connectés à la toile mondiale ? Telle est la seconde question à
à l’époque laquelle l’élaboration d’un concept philosophiquement valide de société
de la mondialisation civile mondiale exige une réponse.

CONCLUSION

Il est temps de conclure notre enquête, ce que nous ferons en expri-


mant un étonnement. N’est-il pas étonnant, en effet, que les opposants à
la mondialisation libérale soient allés chercher l’idée de société civile pour
caractériser leur position ? Comme nous le remarquions en retraçant briè-
vement l’histoire du concept de société civile, rien ne paraissait destiner ce
concept à être utilisé dans ce sens. D’abord, dans sa signification classique,
c’est-à-dire jusqu’au XVIIe siècle, il est l’élément d’une théorie de l’État-
nation. Ensuite, dans le nouveau sens qu’il acquiert chez les auteurs anglo-
écossais du XVIIIe siècle, il sert à justifier la doctrine du libéralisme écono-
mique sous la plume de Smith. Enfin, chez Marx, il désigne la domina-
tion économique des bourgeois sur le prolétariat. Ainsi « société civile »
est-elle une expression qui a été utilisée pour désigner à peu près tout ce
contre quoi se battent les alter-mondialistes : l’État-nation, le libéralisme
économique et l’oppression bourgeoise. Alors pourquoi ce choix de
« société civile », le terme fût-il nuancé par l’adjectif « mondiale » ? On
peut y voir, si l’on se veut critique de cette critique de la mondialisation,
le signe d’une certaine confusion théorique dont s’arrange volontiers un
discours avant tout idéologique. À l’inverse, on peut choisir de
l’interpréter, si l’on veut s’enthousiasmer pour l’idée nouvelle de société
civile mondiale, comme la marque d’une magnifique capacité de subver-
sion des théories politiques traditionnelles.
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De la société civile
à la société civile mondiale
M. Biziou

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