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F.

W. J. von Schelling, traduit de l'allemand par Pascal


David

Les Âges du monde


Fragments (dans les premières versions de
1811 et 1813 éditées par Manfred Schröter)

1992
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130639060
ISBN papier : 9782130440345
Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement
réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion
au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de
cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon
prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute
atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales.
Présentation
Voici la première traduction française intégrale du dernier tome
des Œuvres de Schelling publié en 1946 par Manfred Schröter.
« Reconstitution de la vie divine » telle est l'ambition de ce projet
intitulé Les âges du monde, resté inachevé dans ses différentes
versions.
Table des matières
Avertissement du traducteur (Pascal David)

[I] Livre premier. Le passé (premier tirage, 1811)

Introduction

Livre premier. Le passé

[II] Livre premier. Le passé (deuxième tirage, 1813)

Introduction

Livre premier. Le passé

[III] Projets et fragments en vue du livre premier des Ages du


monde

Remarque préliminaire de l’éditeur

Brouillon primitif
[187] (Idée des Ages du monde)

Deux projets d’avant-propos


I
II

Brouillon d’introduction
Introduction
Livre premier - Le passé

Huit fragments isolés


Epreuves du manuscrit ULT  
Feuillets III-IV du manuscrit ULT - Le passé

Extrait du manuscrit ULT4, feuillets VII, VIII

[IV] Projets et fragments en vue du livre II des Ages du monde

Transition avec le livre II


Feuillet XXXVIII

Introduction au livre II
Feuillets XXXIa, b, XXXII

Fragments du début du livre II


Feuillets Χa, Χa I, Χa II, Χa ΙΙI

La généalogie du temps

Postface du traducteur (Pascal David)


I - Le système des temps et la question du système
II - La structure organique du temps
III - « Les Ages du monde »
IV - Le fil directeur de la temporalité humaine
V - Genèse de Dieu et généalogie du temps

Bibliographie
Avertissement du traducteur
Pascal David

L es versions des Ages du monde dont nous proposons ici une


traduction française sont celles de 1811 et de 1813, éditées par
Manfred Schröter en 1946 [1] , soit près d’un siècle après la mort de
Schelling, comme Nachlassband (tome posthume) de son édition des
Schellings Werke en douze volumes. Nous possédons en effet trois
versions successives (sans compter les projets, brouillons et
fragments, du plus haut intérêt, également traduits ici) des
Weltalter : la première, datée de 1811, celle de 1813, la troisième
enfin, qui date vraisemblablement de 1815, et qui est donc à peu
près contemporaine du Discours sur les divinités de Samothrace.
C’est cette dernière version que S. Jankélévitch a traduite en
français il y a une quarantaine d’années [2] , celle qu’on trouve dans
le tome VIII des Schellings Werke. Nous proposons ici la première
traduction française intégrale du tome posthume des Werke de
Schelling [3] . Dans notre essai publié à la suite de cette traduction, et
intitulé (d’une expression directement empruntée à Schelling) « La
Généalogie du temps », nous avons essayé de dégager les grandes
lignes et les principales articulations de ces premières versions, de
les situer, autant que faire se peut, dans l’itinéraire philosophique
de Schelling, et d’en proposer une interprétation.
Nous remercions MM. les Prs Rémi Brague et Friedrich-Wilhelm
von Herrmann, ainsi que le Père Xavier Tilliette, pour l’aide qu’ils
nous ont apportée dans la compréhension de certains passages, et
l’identification des sources. Cette traduction ne serait pas ce qu’elle
est, d’autre part, si M. le Pr Jean-François Marquet n’en avait suivi
patiemment l’élaboration et ne l’avait enrichie de précieux conseils
et suggestions. Les conseils et l’amitié de Jean-François Courtine ne
l’ont pas non plus desservie, si l’on nous passe cette litote. Nos
remerciements vont enfin à Jean-Luc Marion, à qui cette traduction
doit d’avoir vu le jour, et que nous remercions de la confiance qu’il
nous a témoignée.
Signalons pour finir que ce travail a été soutenu en Sorbonne (Paris
IV), en juin 1990, comme thèse de doctorat, devant un jury composé
de MM. les Prs Pierre Aubenque, Jean-François Courtine et Jean-
François Marquet, dont les remarques ont permis d’améliorer sur
plus d’un point notre travail.

Notes du chapitre
[1] ↑ Publiées à la hâte en 1946 (après la destruction du Nachlass manuscrit de Schelling
entreposé à l’Université de Munich, à la suite des bombardements de juillet 1944), ces
versions présentent parfois un texte fautif. Chaque fois qu’une correction nous a paru
s’imposer, nous l’avons signalé par une note du traducteur, en proposant une autre leçon.
[2] ↑ F. W. Schelling, Les Âges du monde, suivis de Les Divinités de Samothrace, trad. de S.
Jankélévitch, Aubier, Ed. Montaigne, 1949.
[3] ↑ Les Éditions Ousia ont publié en 1988 une traduction de ces premières versions, due
à Bruno Vancamp, préfacée par Marc Richir. Mais cette traduction ne propose qu’une
sélection des brouillons, projets et fragments de Schelling publiés en 1946 par Manfred
Schröter.
[I] Livre premier. Le passé (premier
tirage, 1811)
Introduction

[3] Le passé est su, le présent est connu, l’avenir est pressenti. Ce qui
est su est objet de récit, ce qui est connu objet d’exposé, ce qui est
pressenti objet de prophétie.
Selon la représentation de la science qui a eu cours jusqu’ici, celle-ci
serait une simple suite, un simple développement de concepts et de
pensées qui lui seraient propres. En vérité, elle est le
développement d’un Être (Wesen) vivant, effectif, qui en elle
s’expose.
C’est un avantage de notre temps que d’avoir rendu l’Être à la
science, et ce, il est bien permis de l’affirmer, de façon telle qu’il lui
soit désormais acquis. Ce n’est pas juger trop sévèrement de le dire :
[1]
une fois que s’est éveillé l’esprit dynamique   , toute philosophie
qui n’y puise pas sa force ne peut être considérée que comme un
pur et simple abus du noble don de la parole et de la pensée.
Ce qu’il y a de vivant dans la science la plus haute ne peut être que
le vivant des origines (das Urlebendige), l’Être que nul autre ne
précède, donc le plus ancien des Êtres.
Comme rien n’est avant lui ni en dehors de lui dont il soit
susceptible de recevoir une détermination, ce vivant originel ne
peut se développer, dans la mesure où il se développe, que
librement, par une impulsion et un vouloir propres, purement à
partir de lui-même ; mais, pour cette raison précisément, non point
sans loi mais, bien au contraire, conformément à la loi [qui est la
sienne]. Il n’y a en lui rien d’arbitraire ; [4] c’est une nature au sens
plein et éminent du mot, de même que l’homme, sans préjudice de
la liberté, et même à cause d’elle, est une nature.
Après être parvenue à l’objectivité quant à sa matière, la science se
mit en quête de cette même objectivité quant à sa forme — c’est là,
semble-t-il, une suite naturelle.
Pourquoi donc cela s’est-il avéré, ou du moins s’avère-t-il jusqu’à
présent impossible ? Ce qui est su par la science la plus haute,
pourquoi cela ne peut-il se raconter au même titre et de façon aussi
simple et obvie que ce qui est su par ailleurs ? Qu’est-ce qui le
retient en arrière cet âge d’or que l’on pressent, où la vérité
redevient fable, et la fable vérité ?
Il faut reconnaître à l’homme un principe extérieur au monde, et
supérieur à ce monde ; car comment pourrait-il sinon, seul parmi
toutes les créatures, refaire en sens inverse le long chemin des
développements qui séparent le présent de la nuit des temps ?
Comment pourrait-il, lui, être le seul à remonter jusqu’au
commencement des temps s’il n’y avait en lui un principe antérieur
au commencement des temps ? Créée et puisée [2]  à la source des
choses, et pareille à cette source, l’âme humaine a une con-science
(Mitwissenschaft) de la création. En elle réside la plus haute clarté
de toutes choses, et elle est moins sachante qu’elle-même science.
Mais ce principe supérieur au monde n’est pas libre en l’homme, il
ne s’y trouve pas non plus dans sa pureté [3]  originelle. Il y est lié à
un autre principe qui est moindre. Cet autre principe est lui-même
un produit du devenir, il est donc, par nature, non sachant et
obscur ; par son obscurité, il obscurcit nécessairement le principe
supérieur auquel il est lié. Celui-ci garde le souvenir de toutes
choses, de leurs rapports originels, de leur devenir, de leur
signification. Mais cette image originelle, ce proto-type (Ur-bild) des
choses, sommeille dans l’âme comme une image obscurcie et
oubliée, sinon tout à fait éteinte. Peut-être ne retrouverait-elle
jamais sa vivacité s’il n’y avait, dans le principe obscur lui-même,
un pressentiment et une nostalgie de la connaissance. Mais sans
cesse appelé par ce dernier à l’anoblir, le principe supérieur
remarque que l’inférieur ne lui est pas accolé pour l’entraver, mais
au contraire pour qu’il dispose d’un autre que lui où il puisse lui-
même se contempler, s’exposer et accéder à sa propre
compréhension. Car en lui-même [5] tout est indifférencié,
simultané, car il est un, tandis qu’en l’autre il peut différencier,
exprimer, disjoindre ce qui en lui est un. C’est pourquoi tous deux
aspirent également à la séparation ; celui-ci afin d’être rapatrié en
sa liberté originelle et de devenir à lui-même manifeste ; celui-là
afin de pouvoir être fécondé par lui et devenir lui aussi, encore que
d’une tout autre manière, sachant.
Cette séparation, ce dédoublement de nous-mêmes, ce secret
commerce entre deux êtres dont l’un pose les questions auxquelles
l’autre répond, l’un qui sait ou, bien plutôt, qui est la science même,
et l’autre qui ne sait pas et lutte pour la clarté, ce dialogue intime [4] ,
donc — tel est le véritable secret du philosophe dont le dialogue
extérieur, qui pour cette raison s’appelle dialectique, n’est que la
réplique ; là où celle-ci devient purement formelle, il n’en est que
l’apparence et l’ombre.
Ainsi, tout ce qui est su est par nature objet de récit ; mais ce qui est
su n’est pas ici quelque chose qui serait déjà là tout prêt depuis le
début, mais ne surgit chaque fois que de l’intériorité. C’est par
séparation et libération intérieures que la lumière de la science doit
nécessairement se lever avant de pouvoir devenir extérieure. Ce
que nous appelons science n’est d’abord qu’un effort vers la reprise
de conscience, donc plutôt une aspiration à la science que la science
elle-même ; c’est sans conteste pour cette raison que ce grand
homme de l’Antiquité lui a donné le nom de philosophie. Car
l’opinion entretenue de temps à autre selon laquelle la philosophie
pourrait enfin, grâce à la dialectique, se transformer en une science
effective est une opinion qui trahit des vues quelque peu bornées :
l’existence même et la nécessité de la dialectique, en effet, sont
précisément là pour attester que la philosophie n’est encore
[5]
aucunement une science effective   .
À cet égard, le philosophe se trouve au fond dans une situation qui
ne diffère pas de celle de tout autre historien. Car celui-ci a besoin,
lui aussi, d’exercer tout d’abord un art consommé du discernement,
ou critique, pour séparer le vrai du faux, et le juste de l’erroné dans
les documents transmis et conservés. De même, le philosophe a
besoin au plus haut point d’exercer en lui-même cet art de la
séparation, dont relève ce que l’on a coutume de dire à son sujet :
qu’il doit chercher à se libérer [6] des concepts et des singularités de
son temps, entre autres exigences sur lesquelles il serait trop long
de s’étendre ici.
Tout, absolument tout, même ce qui par nature est extérieur, doit
d’abord nous être devenu intérieur pour que nous soyons à même
de l’exposer de façon extérieure et objective. Si l’époque reculée que
l’historien se propose de nous dépeindre ne ressuscite pas en lui, il
ne l’exposera jamais de façon parlante, vraie, vivante. Que serait
tout le savoir de l’historien si un sens interne ne lui venait en aide ?
Il serait ce qu’il est chez beaucoup, qui savent bien, pour l’essentiel,
tout ce qui s’est passé, mais n’entendent strictement rien à l’histoire
proprement dite. Or les événements humains ne sont pas les seuls à
avoir leurs monuments : l’histoire de la nature a elle aussi les siens,
et l’on peut dire que jamais elle ne quitte une étape, tout au long de
son chemin créateur, sans y laisser une marque de son passage.
Pour la plupart, ces monuments de la nature sont sous nos yeux, ils
ont été soumis à maintes explorations, et quelques-uns sont même
effectivement déchiffrés. Et cependant ils ne nous parlent pas <et>,
mais au contraire restent lettre morte aussi longtemps que cette
suite d’actions et de productions n’a pas été intériorisée par
l’homme : c’est par l’intériorisation que commence tout savoir,
toute saisie conceptuelle.
[6]
Or certains    ont affirmé qu’il était possible de laisser de côté cet
élément subordonné et de supprimer en nous toute dualité, en sorte
que nous ne serions pour ainsi dire qu’intérieurs, vivant
entièrement dans le supra-mondain. Et qui ira nier la possibilité
d’une telle transposition de l’homme dans son principe supra-
mondain et, par conséquent, d’une élévation de toutes les forces de
son être (Gemüthskräfte) à l’état de pure contemplation ? Tout ce
qui forme un tout, que ce tout soit physique ou moral, a besoin,
pour se conserver, d’être réduit de temps à autre à son plus intime
commencement. Toujours l’homme rajeunit et ressuscite par le
sentiment qu’il a de l’unité de son Être. C’est dans un tel sentiment
qu’en particulier le chercheur puise continuellement des forces
neuves. Le poète n’est pas seul à connaître de tels ravissements, le
philosophe a lui aussi les siens. Et il en a besoin, afin que le
sentiment de l’indescriptible réalité de ces représentations le
préserve des concepts forcés d’une dialectique vide et terne. Ce qui
ne revient pas pour autant à exiger la permanence de cet état
contemplatif, car ce [7] serait aller à l’encontre de la nature et de ce
qui détermine la vie présente. De quelque manière en effet qu’on
envisage ses rapports avec la vie qui l’a précédée, on en revient
toujours à la constatation suivante : ce qui, en celle-ci, était réuni de
façon indissociable se trouve déployé et en partie dissocié en cette
vie. Nous ne vivons pas dans la contemplation ; notre savoir n’est
pas d’un seul tenant (ist Stückwerk), ce qui veut dire qu’il doit
s’engendrer de manière fragmentaire, au gré de sections et d’étapes,
ce qui ne peut se faire en se passant de réflexion [7] .
C’est pourquoi le but ne peut être atteint dans la seule
contemplation. Car dans la contemplation comme telle
l’entendement est absent. Dans le monde extérieur aussi, tous
voient plus ou moins la même chose, mais tous ne sont pas capables
d’exprimer ce qu’ils voient. Chaque chose parcourt certains
moments pour parvenir à son accomplissement — toute une série
de processus où l’ultérieur s’engrène dans l’antérieur et le porte à
sa maturité. Ce parcours, dans la plante par exemple, le paysan [8]  le
voit aussi bien que le savant, sans que pour autant il le connaisse à
proprement parler ; il n’est pas capable en effet d’en dissocier les
moments, de les séparer, de les considérer dans leur opposition
réciproque. De la même façon, l’homme peut parcourir en lui-même
et pour ainsi dire éprouver immédiatement cette suite de processus
à la faveur desquels la plus grande simplicité de l’Être engendre, à
la fin du parcours, une diversité infinie, et même, pour parler
précisément, c’est en lui-même qu’il lui faut faire l’expérience de
ces processus dans leur consécution. Mais tout ce qui est
expérience, sentiment, contemplation est par soi-même muet, et
requiert la médiation d’un organe pour trouver à s’exprimer. Que
cet organe fasse défaut à celui qui contemple, ou soit
intentionnellement repoussé par lui, à dessein de ne parler qu’à
partir de la contemplation et sans autre intermédiaire, et le
contemplateur perdra la mesure qui lui est nécessaire : dès lors il
ne fait qu’un avec l’objet et se confond aux yeux d’un tiers avec
l’objet lui-même ; c’est pourquoi il n’est pas maître de ses pensées,
et perd toute assurance dans ses vains efforts pour exprimer
l’inexprimable ; il lui arrive bien de tomber juste [9] , mais il n’en est
pas certain, dans son incapacité à ériger fermement face à lui et à
contempler dans son entendement, comme en un miroir, ce sur
quoi il tombe.
À aucun prix, donc, il ne faut renoncer à ce principe extérieur ; car
tout doit d’abord nécessairement être l’objet d’une réflexion
effective afin de pouvoir être exposé de la façon la plus haute. C’est
ici que [8] passe la ligne de démarcation entre la théosophie et la
philosophie, que tout ami de la science s’attachera à maintenir dans
toute sa netteté. La théosophie l’emporte autant sur la philosophie
par la profondeur, la plénitude et la vivacité du contenu, que l’objet
réel sur l’image qu’on y confronte, que la nature sur son
exposition ; la différence va même jusqu’à interdire toute
comparaison si la philosophie prise comme terme de comparaison
est une philosophie qui cherche l’Être (Wesen) dans des formes et
des concepts, c’est-à-dire une philosophie morte. D’où la
prédilection qu’éprouvent pour la théosophie les âmes
intérieures [10] , qui s’explique tout aussi aisément que la
prédilection pour la nature par opposition à l’art. Car les systèmes
théosophiques ont, sur tous ceux qui ont eu cours à ce jour, un
avantage insigne : au moins, il y a place en eux pour une nature,
même si cette nature n’est pas maîtresse d’elle-même, à l’opposé des
autres systèmes, où il n’y a qu’absence criante de nature (Unnatur)
et pur artifice. Mais la plénitude et la profondeur de vie sont aussi
peu inaccessibles à une science bien comprise qu’à l’art bien
compris la nature ; ce n’est que peu à peu que la science parvient à
cette plénitude et à cette profondeur de vie, médiatement, et par
une progression procédant par étapes, en sorte que celui qui sait
reste toujours distinct de son objet, ce dernier restant à son tour
séparé et devenant l’objet d’une contemplation sereine, jouissant
calmement de ce qu’elle contemple.
Toute science doit donc passer par la dialectique. Mais n’y a-t-il pas
un moment où elle devient libre et vivante, comme l’est, pour
l’historien, l’image d’une époque en face de laquelle il oublie ses
recherches ? Le souvenir du tout début (Urbeginn) des choses ne
peut-il à nouveau devenir si vivant que la science — qui, par son
objet, et comme son nom l’indique, est histoire — le devienne même
d’après sa forme extérieure ; et que le philosophe, semblable en ceci
au divin Platon, qui est dialectique tout au long de ses œuvres, mais
devient historique à leur sommet, dans leur ultime
transfiguration [11] , que le philosophe, donc, puisse, lui aussi,
revenir à la simplicité de l’histoire ?
Il semble avoir été réservé à notre époque d’ouvrir à jamais la voie
à cette objectivité de la science. Tant que celle-ci reste bornée au
domaine intérieur, il lui manque le moyen naturel d’une exposition
extérieure. C’est maintenant qu’après bien des égarements s’est
ravivé pour la science le souvenir de la nature et du temps où elle
ne faisait qu’un avec elle. Mais [9] on ne s’en tint pas là. À peine eût-
on fait les premiers pas vers la réunion de la philosophie avec la
nature que l’on dut reconnaître la haute antiquité du physique, et
reconnaître que, loin d’être le dernier, celui-ci est bien plutôt le
premier en date, que c’est par lui que commence tout
développement, y compris le développement de la vie divine.
Depuis lors, la science n’a plus son début dans l’éloignement des
concepts abstraits pour descendre ensuite de ces concepts vers le
naturel ; commençant, à l’inverse, par l’existence (Daseyn)
inconsciente de l’éternel, elle l’élève à la plus haute transfiguration
dans une conscience divine. Les pensées supra-sensibles reçoivent
désormais une force et une vie physique, et inversement, la nature
devient de plus en plus l’expression visible des concepts suprêmes.
On verra bientôt disparaître le mépris et la condescendance avec
lesquels les ignorants, et eux seuls du reste, considèrent encore tout
ce qui est physique ; la parabole de la pierre que les maçons ont
rejetée et qui est devenue pierre angulaire [12]  se vérifiera encore
une fois. La popularité que l’on recherche si souvent en vain
viendra alors d’elle-même. Aucune différence ne subsistera plus
entre le monde de la pensée et celui de la réalité effective. Il n’y
aura plus qu’un monde, et la paix de l’âge d’or s’annoncera d’abord
dans la liaison harmonieuse de toutes les sciences.
Dans ces perspectives, que le présent écrit s’efforcera à bien des
égards de justifier, il est bien permis d’oser une tentative souvent
méditée, et qui constitue une sorte d’entraînement à cette future
exposition objective de la science. Peut-être est-il encore à venir, ce
chantre du plus grand poème héroïque, embrassant dans son esprit,
comme les voyants de la haute Antiquité en eurent la renommée, ce
qui fut, ce qui est et ce qui sera [13] . Mais le temps n’est pas encore
venu. Nous ne devons pas méconnaître notre temps. En
annonciateurs de ce temps à venir, nous ne voulons pas cueillir son
fruit avant qu’il ne soit mûr, ni non plus méconnaître le nôtre.
Notre temps est encore celui de la lutte. Le but de la recherche n’est
pas encore atteint ; la science doit encore être portée et
accompagnée par la dialectique, comme la parole par le rythme.
Nous ne pouvons pas être des narrateurs mais seulement des
chercheurs, pesant le pour et le contre de toutes les opinions jusqu’à
ce que l’opinion juste tienne bon, indubitable, à jamais enracinée.

Notes du chapitre
[1] ↑ Dimension dynamique « ressuscitée par Kant », selon le début des Recherches de
1809, mais au profit d’un « mécanisme supérieur » où la nature n’est pas reconnue « dans
son identité avec le spirituel » — SW, VII, 233 = OM, p. 121. Le mot « dynamique » se
retrouve en bonne place p. [107], à la fin de cette version de 1811, à propos des preuves de
l’existence de Dieu recensées par Kant dans la Critique de la raison pure.
[2] ↑ C’est la parenté, en allemand, entre schöpfen et schaffen qui guide le mouvement de
cette phrase : puiser et créer.
[3] ↑ Lauterkeit (plutôt que Reinheit) : ce terme appartient au vocabulaire mystique, de
Maître Eckhart à Angélus Silesius ; cf. p. ex. Pèlerin chérubinique, I, 95 ; II, 12 et 70. Très
fréquent dans Les Ages du monde, auxquels il n’est pas sans donner parfois une certaine
tonalité mystique ou théosophique, ce terme sera rendu par pureté ou par limpidité (cf.
espagnol limpieza).
[4] ↑ « Dialogue » en référence à Platon, qui est de loin l’auteur le plus fréquemment cité
par Schelling dans Les Âges du monde (cf. notre Index nominum). Le « véritable secret du
philosophe » n’est autre que ce « dialogue intime et aphone de l’âme avec elle-même »
évoqué par le Sophiste (263e ; cf. aussi Théétète, 189e). Il n’en reste pas moins que le
« grand homme de l’Antiquité » semble viser Pythagore, si l’on se réfère au passage suivant
des Leçons sur la méthode des études académiques (trad. fr., p. 49 = SW, V, 217) : « Les
historiens de la philosophie racontent de Pythagore qu’il a pour la première fois changé le
nom jusque-là usuel de la science — σοφία — en celui de φιλοσοφία — amour de la sagesse
—, pour cette raison que personne n’est sage hormis Dieu. »
[5] ↑ C’est le projet même de Hegel dans la Préface au Système de la science — que la
philosophie « puisse déposer son nom d’amour de la sagesse pour être savoir effectif » —
qui se trouve rabaissé ici au niveau d’une « opinion ». Schelling joue en quelque sorte
Pythagore contre Hegel. Contre Hegel, mais aussi contre Fichte, Schelling s’est toujours
prononcé, dès ses premiers écrits, en faveur du maintien du nom de philosophie — cf. SW,
I, 307 n. == Premiers écrits, p. 178. Sur la question de la « rupture » entre Schelling et Hegel,
cf. X. Tilliette, « Hegel et Schelling à Iéna » ainsi que « Schelling contre Hegel », in L’Absolu
et la philosophie. Essais sur Schelling,PUF, 1987.
[6] ↑ C’est de façon générale aux mystiques, et plus spécialement sans doute à Jacob
Böhme, que Schelling fait ici allusion.
[7] ↑ Cette dernière phrase, ainsi que le paragraphe qui suit seront repris presque mot
pour mot dans les Leçons de Munich sur l’histoire de la philosophie moderne — SW X, 187-
189 = Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, trad. J.-F. Marquet, PUF, 1983, p.
206-207.
[8] ↑ « J’ai plus appris de la physique des paysans que dans celle des salles de cours des
savants » : SW, IX, 26 = Clara, trad. E. Kessler, L’Herne, 1984, p. 59. Cf. aussi Louis-Claude de
Saint-Martin, L’Homme de désir, Ed. Du Rocher, 1979, p. 33 : « C’est avec la mort que vous
composez la vie ; vous prenez toute votre physique dans les cimetières. »
[9] ↑ Was er trifft, das trifft er — jeu de mots sur treffen, à la fois tomber par hasard sur
quelque chose, mais aussi tomber juste, « tomber bien ». Même expression, assortie de
guillemets et de la mention de Jacob Böhme en SW, X, 187 = trad. fr. citée p. 206.
[10] ↑ « Ames intérieures » (innige Gemüther) : l’expression a cours en français à l’époque
de Schelling, c’est ainsi que s’appelait une secte piétiste de Lausanne à laquelle Benjamin
Constant fait allusion dans sa Cécile (cf. Œuvres, Ed. Pléiade, p. 173).
[11] ↑ « Du moins est-ce ainsi que Schleiermacher voit le Timée » précise, dans un même
contexte, la Sixième Leçon de la Philosophie de la Révélation en SW, 6 Ε 100.
[12] ↑ Matth. 21, 42, qui cite les Psaumes, 118, 22.
[13] ↑ Cf. Homère, Iliade, Chant I, v. 70, à propos du devin Calchas.
Livre premier. Le passé

Q u’il est délicieux le ton des récits qui proviennent du monde à


son premier matin, lorsque tout, en cette heure sacrée, est
encore rassemblé dans la maison du père, jusqu’à ce que les fils s’en
aillent vaquer à leurs occupations respectives, et qu’enfin des tribus
et des peuples commence à s’élever la rumeur!
Ce n’est pas d’eux pourtant que nous parlerons ici ; c’est l’histoire
des développements de l’Être originel (Urwesen) que nous nous
sommes proposé de décrire, en commençant par son état premier,
[1]
encore inéclos — le temps d’avant le monde   .
Aucune légende de ce temps n’a eu d’écho jusqu’à nous, car il est le
temps du silence et de la quiétude. C’est seulement dans les paroles
divines révélées que resplendissent quelques-uns de ces éclairs qui
sillonnent ces ténèbres de la nuit des temps.
Mais c’est avant tout en nous-mêmes qu’il nous faut rappeler le
passé, afin de trouver ce dont tout est issu et ce qui, d’abord, a
constitué le commencement. Car plus nous prendrons toute chose
humainement, et plus nous pourrons nourrir l’espoir de nous
approcher de l’histoire effective.
Mais le fait même que nous admettions un passé en un sens si
éminent semble à bien des égards demander une justification.
Si le monde n’était, comme certains <soi-disant> [2]  sages l’ont [11]
<estimé> [3] , qu’une chaîne de causes et d’effets, allant à l’infini dans
un sens comme dans l’autre, il n’y aurait au vrai sens des termes ni
passé ni avenir. Mais cette <ineptie> [4]  devrait avoir disparu,
comme de juste, avec le système mécanique, car c’est à lui seul
qu’elle appartient.
Combien peu connaissent un véritable passé ! Sans un présent
vigoureux, résultant d’une scission de soi-même, il n’y a nul
passé [5]  ! L’homme qui n’est pas capable de s’opposer à son passé
n’en a pas, ou bien plutôt il n’en sort jamais mais vit constamment
en lui. Il en va de même de ceux qui regrettent le passé, qui ne
veulent pas suivre le mouvement, quand tout va de l’avant, et qui
montrent, par l’éloge bien impuissant qu’ils font des temps révolus,
comme par leurs stériles invectives contre le présent, leur
incapacité à faire quoi que ce soit dans ce présent.
En règle générale, la plupart semblent ne connaître d’autre passé
que celui qui, à chaque moment qui s’écoule, se trouve accru de ce
moment écoulé, ce passé qui manifestement n’est pas lui-même
encore passé, c’est-à-dire séparé du présent.
<Mais> [6]  même si se trouvait vérifiée, dans tous ses sens, l’antique
parole [7]  selon laquelle il ne se passe rien de nouveau dans le
monde ; si, à la question : qu’est-ce qui est advenu ? la réponse
devait être toujours : Cela, précisément, qui adviendra par la suite,
et à la question : qu’est-ce qui adviendra ? Cela, précisément, qui est
advenu, en ce cas, donc, il s’ensuivrait seulement que le monde
n’aurait en lui ni passé ni avenir ; que tout ce qui est advenu en lui
depuis le commencement, et tout ce qui adviendra jusqu’à la fin
n’appartiennent qu’à un seul vaste temps ; que le passé proprement
dit, le passé radical, est le temps d’avant le monde ; que l’avenir
proprement dit, l’avenir radical, est le temps d’après le monde — et
ainsi se déploierait devant nous un système des temps dont le
système des temps humains ne serait qu’une réplique, une
répétition dans un cercle plus restreint.
Tout ce qui nous entoure renvoie à un passé incroyablement reculé.
<Il faut attribuer à la terre elle-même et à nombre de ses formations
[12] un âge indéfiniment plus reculé qu’au règne des plantes et des
animaux, lesquels, à leur tour, ont fait leur apparition bien avant le
règne de l’homme. Ce que nous voyons, c’est une série de temps
dont chacun fit suite à un autre, que toujours il recouvrit : nulle
part ne se montre quelque chose d’originel ; il faut défaire une
[8]
masse de couches peu à peu superposées,)    le travail accompli par
des millénaires pour arriver enfin au fond.
Si le monde présent qui est le nôtre est finalement devenu ce qu’il
est à travers tant de temps intermédiaires, comment pourrions-
nous connaître ne serait-ce que le présent sans une science du
passé ? Même les propriétés d’une individualité humaine hors pair
restent pour nous souvent inconcevables tant que nous n’avons pas
appris dans quelles circonstances particulières cette individualité
est née et s’est forgée. Et il faudrait parvenir sans grande difficulté
au fondement de la nature ? Une œuvre éminente de l’Antiquité se
dresse devant nous comme un tout insaisissable tant que nous
n’avons pas retrouvé trace de son mode de croissance et de sa
genèse progressive. Ce qui s’applique bien davantage à un individu
aussi composé et recomposé que la terre ! C’est là que de tout autres
complications et de tout autres imbrications nous attendent ! Même
l’infiniment petit, en descendant jusqu’au grain de sable, doit porter
en lui des déterminations avec lesquelles il soit impossible d’en
avoir fini sans avoir parcouru toute la distance de la nature
créatrice jusqu’à lui. Tout n’est qu’œuvre du temps, et c’est
seulement du temps que chaque chose reçoit sa spécificité et sa
détermination.
Mais si <la base [9]  de> [10]  toute connaissance, science ou déduction
appartient au passé, où trouver un point d’arrêt ? Car, même
parvenu aux bornes du visible, l’esprit trouve encore un
présupposé qui n’est pas fondé par lui-même, qui le renvoie à un
temps où rien n’était que [13] l’<Être> Un, insondable <qui contenait
tout englouti en lui, et> [11]  des profondeurs duquel tout s’est produit
et formé ; que l’esprit, de nouveau, considère cela pour de bon et de
nouveaux abîmes ne manqueront pas de se découvrir en lui ; et ce
n’est pas sans quelque effroi, <comparable à l’effroi avec lequel un
homme apprend que sa paisible demeure est construite sur le foyer
d’un volcan très ancien, qu’il remarque> [12]  que même dans l’Être
originel lui-même quelque chose doit être posé comme passé avant
que le temps présent ne soit devenu possible, que ce quelque chose
de passé [13]  <réside toujours en son fond, abrité en lui, et que ce
même principe qui, inactif, nous sert de base et de soutien ne
manquerait pas, s’il était efficace, de nous consumer et de nous
anéantir> [14] .
Je me suis risqué à consigner par écrit les pensées qui se sont
formées en moi au fil de considérations souvent réitérées au sujet
du caractère organique du temps et de ses trois segments, que nous
distinguons comme passé, présent et avenir ; ces pensées,
cependant, ne sont pas présentées ici sous une forme
rigoureusement scientifique, mais seulement sous une forme
courante, afin qu’elles semblent par là reconnaître elles-mêmes
l’imperfection de leur formation ; car, même si elles ont été
longtemps ballottées, l’impétuosité des temps qui sont les nôtres ne
nous a pas permis de les parfaire.
Que de multiples facettes offre le temps ! Maintenu, dans le concept,
en opposition à l’éternellement vrai, comme il est pauvre ! Au point
qu’il semble excusable de le tenir pour un carillon qui serait le fruit
de nos pensées, et qui cesserait sitôt que nous ne compterions plus
heures et jours ! Tantôt cet être passe inaperçu, à la manière des
esprits, et chemine d’un pas si discret que nous pourrions dire avec
l’Oriental qu’il est au repos sans cesser de voler, et vole sans cesser
d’être au repos ; et tantôt il s’avance à grandes enjambées, et la
terre alors de trembler sous ses pas, et les peuples de s’effondrer.
Autrefois, lorsque le temps de telles recherches abstraites n’était
pas encore révolu, il pouvait être méritoire de distinguer
strictement forme et réalité, apparence et essence du temps. Dans
l’état actuel de la science, [14] c’est à bon droit que nous exigeons de
tout voir d’emblée en vie et en acte, et que nous ne traitons plus
isolément, ou séparément, par chapitres, les objets de quelque
importance. Nous pressentons qu’un organisme réside,
profondément enfoui, dans le temps, et cela jusqu’en ses plus
intimes divisions. Et nous sommes convaincus (qui ne l’est pas ?)
que tout événement, majeur, que toute action d’éclat riche de
conséquences a son jour, son heure, son moment prescrits ;
[15]
qu’aucune ne paraît au grand jour ne fût-ce qu’un rien de temps   
avant que n’y consente la force qui retient et tempère les temps.
Peut-être serait-il encore [16]  trop présomptueux de vouloir <d’ores
et> déjà contempler les <abîmes> [17]  <des> [18]  temps ; le moment est
venu cependant de développer dans toute son ampleur le grandiose
système des temps.
Avant de fouler depuis son début le long et obscur chemin des
temps, qu’il nous soit permis toutefois d’exprimer en peu de mots ce
qu’il y a <d’éminent au-dessus de tout temps> [19] , et qui va se
révéler dans tout le développement.
Les meilleures doctrines, toutes les doctrines supérieures sont sur
ce point unanimes : l’être est déjà un état inférieur de l’essence, et
son état inconditionné et primitif est au-dessus de tout être. Chacun
de nous a le sentiment que qui dit être dit Nécessité. Tout être tend
à se révéler et, dans cette mesure, à se développer ; tout étant a en
lui l’aiguillon qui l’incite à progresser et à s’épandre, et renferme
quelque chose d’infini qu’il aimerait exprimer ; car tout étant aspire
à n’être pas seulement intérieur mais bien, au contraire, à être de
nouveau, à savoir extérieurement, ce qu’il est. C’est seulement au-
dessus de l’être que la véritable, l’éternelle liberté a sa demeure.
Liberté — tel est donc le concept affirmatif de l’éternité, ou de ce
qui est au-dessus de tout temps.
La plupart des hommes n’ayant jamais éprouvé cette suprême
liberté, il leur semble que ce qui est suprême est un étant ou un
sujet ; c’est pourquoi ils demandent : qu’est-ce qui peut bien être
pensé au-dessus de l’être ? et se répondent à eux-mêmes : le néant,
ou quelque chose de semblable.
[20]
[15] Assurément, c’est un néant, mais comme la <pure>    liberté
est un néant ; comme la volonté qui ne veut rien, qui ne désire
aucune chose (Sache), à laquelle toutes choses (Dinge) sont égales, et
qui de ce fait n’est mue par aucune. Une telle volonté est néant, et
elle est tout. Elle est néant dans la mesure où elle ne désire pas
devenir elle-même efficiente, ni n’aspire à aucune effectivité. Et elle
est tout parce que c’est d’elle seulement, comme éternelle liberté,
que vient toute force, parce que toutes les choses sont au-dessous
d’elle et qu’elle règne sur tout, elle sur qui rien ne règne.
La signification que revêt la négation est généralement très
différente selon qu’elle se rapporte à l’intérieur ou à l’extérieur. Car
la suprême négation en ce dernier sens ne doit faire qu’un avec la
suprême affirmation au premier sens. Ce qui <a> [21]  tout en soi ne
peut < l’> [22]  avoir en même temps, pour cette raison même, en
dehors de soi. Toute chose a des propriétés qui permettent de la
reconnaître et de la saisir ; plus elle a de propriétés, plus elle est
aisément saisissable. Ce qu’il y a de plus grand, en revanche, est
sphérique, sans propriétés. Le goût, c’est-à-dire le don de distinguer,
ne trouve aucun goût au sublime, aussi peu qu’à l’eau puisée à la
source. Est roi, dit un Ancien [23] , celui qui n’espère rien, et qui rien
ne craint. Aussi cette volonté-là est-elle appelée pauvre dans le
spirituel jeu de mots d’un vieil écrivain allemand riche de vie
intérieure [24]  <, cette volonté qui, parce qu’elle a tout en elle-même,
n’a rien en dehors d’elle qu’elle soit susceptible de vouloir> [25] .
C’est précisément pourquoi l’éternité<, elle qui n’est rien d’étant et,
[26]
extérieurement, est>    la plus pure absence d’efficience, est en
elle-même la suprême essentialité.
Mais comment nous y prendre pour décrire cette pureté ? Il nous
suffit de nous enquérir de ce qui en l’homme précède tout être
effectif, tout être conditionné ; car ce qui est suprême en l’homme,
c’est en Dieu, comme en toutes choses, l’essence, l’éternité
proprement dite. Regardez <un> [27]  enfant, ignorant en soi toute
différenciation, et vous connaîtrez en lui une image de la plus pure
divinité. Nous avons déjà désigné ailleurs le Très-Haut comme la
véritable unité absolue du sujet [16] et de l’objet, car il n’est ni l’un
ni l’autre, et cependant il est l’un et l’autre en puissance. C’est la
pure joie en soi-même, qui ne se connaît pas, les sereines délices,
comblées d’elles-mêmes et ne pensant à rien, la calme intimité qui
se réjouit de son non-être. Son essence n’est que bienveillance,
amour et candeur. Elle est en l’homme la véritable humanité, en
Dieu la déité. C’est pourquoi nous avons <osé> [28]  poser cette
simplicité de l’essence au-dessus de Dieu, de même que quelques
auteurs anciens [29]  ont parlé d’une sur-déité, et à la différence sur
ce point des modernes, qui, dans leur zèle à tout prendre de travers,
ont voulu à nouveau inverser cet ordre de préséances. Cette
candeur n’est pas Dieu, mais l’éclat de la lumière inaccessible en
laquelle Dieu demeure, la dévorante intensité de la pureté, dont
l’homme ne peut s’approcher que si son essence est d’une égale
limpidité (Lauterkeit). Car, comme elle consume tout être en elle,
comme en un feu, nul ne peut l’approcher qui est encore empêtré
dans l’être.
D’où la question si universelle : comment reconnaître cette
limpidité ? A cette question, une seule et unique réponse : deviens
en toi-même une limpidité égale, sens-la et reconnais-la en toi
comme ce qu’il y a de plus haut, et tu la connaîtras comme ce qu’il y
a de plus haut absolument. Car comment la suprême simplicité
deviendrait-elle Quelque Chose pour celui qui en lui-même est
partagé et multiple ?
Eu égard à l’homme, toute science est remémoration ; rapportée à
l’éternité, elle ne l’est pas, car celle-ci ne peut jamais devenir du
passé. Seul l’homme a besoin d’une libération, afin que son essence
soit à nouveau ce qu’elle est en soi — un éclat (Blick) de la plus pure
divinité, dans laquelle sujet et objet sont aussi peu différenciés que
dans la divinité elle-même. C’est bien pourquoi la connaissance de
ce qu’il y a de plus haut est unique en son genre, en immédiateté et
en intensité. —
Qu’est-ce qui a pu inciter cette félicité à abandonner sa pure
limpidité pour sortir dans l’être ? — Telle est la formulation
habituellement donnée à la question du rapport de l’éternité à
l’être, de l’infini au fini. Mais [17] selon une remarque souvent faite
à ce propos, il serait impossible que cette pure limpidité sortît
jamais d’elle-même, impossible qu’elle séparât, expulsât quelque
chose d’elle-même, ou que de façon générale elle agît vers
l’extérieur. Elle ne saurait que demeurer éternellement en elle-
même : seuls des mouvements internes peuvent être pensés en une
telle intimité ; et même, on ne saurait non plus dire qu’en elle
quelque chose se passe ; car cette pure limpidité ne fait qu’un avec
son faire, elle est son propre faire.
Qu’on nous permette ici encore de prendre les choses de façon
humaine ; peut-être réussirons-nous en effet à connaître de façon
plus intuitive ce rapport difficile à saisir à l’aide de concepts, en
raison de leur abstraction. Qui est à même de décrire avec précision
les palpitations d’une nature lors des premiers commencements ?
Qui peut prétendre dévoiler ce lieu secret où naquit l’essence ?
Cependant, on peut voir que toute nature, en sa première intimité,
n’est rien d’autre qu’une paisible rêverie sur elle-même — rêverie,
cependant, qui ne peut jamais être conscience d’elle-même, parce
que la nature n’est pas à même de détacher d’elle cette rêverie ;
c’est un mouvement d’entrer-en-soi, un se-chercher et un se-trouver
d’autant plus exquis que plus intime ; ce mouvement engendre le
[30]
désir    de s’avoir et de se reconnaître extérieurement, lequel désir
à son tour conçoit la volonté, qui à l’existence est commencement.
Cette volonté n’est que conçue, elle n’est pas engendrée, car au sein
de la pure essence il n’y a nulle force <d’engendrer> et d’agir au-
dehors [31] . Cette autre volonté qu’est la volonté tendue vers
l’existence s’engendre donc elle-même, et pour cette raison mérite le
nom de volonté éternelle [32] . Car il ne faut songer ici <non plus> à
aucun devenir ou commencement issu de ce qui précède ; car avant
l’intervention de cette autre volonté, l’éternité était comme un
néant ; elle était <ce qu’> [33]  <était> ton Moi avant qu’il ne se soit
lui-même trouvé et senti ; elle était, mais comme si elle n’était pas,
et ne pouvait pour cette raison précéder activement rien d’autre, ni
être commencement à <Quelque Chose> [34] . <Il n’est de
commencement qu’> [35]  à partir de cette autre volonté qui, du fait
que la première volonté ne peut la précéder réellement, doit être à
sa manière tout aussi absolue que la volonté qui ne veut rien.
[18] On considère communément que le temps est le contraire et
l’opposé de l’éternité, tout en entretenant avec celle-ci un rapport
nécessaire. Se représenter ce rapport comme si l’éternité cessait
dans le temps, par lequel elle serait posée comme passé, cela s’avère
impossible. Car l’éternité est éternellement telle, et tout passé
appartient lui-même d’emblée au temps. Si nous confions à la terre
une graine, celle-ci est indépendante du temps de la plante à venir
en tant qu’elle est l’œuvre d’un autre temps, et elle pourrait à bon
droit être considérée comme éternelle par rapport à la plante ; mais
à peine les forces de la terre et de l’eau ont-elles agi en elle que déjà
elle s’engrène dans le temps de la plante en devenir, non pas du fait
qu’elle perdure en elle, mais au contraire du fait qu’en tant que
graine elle cesse alors d’être, pour être posée comme passé. Voilà
suffisamment démontré que cette graine contenait déjà le temps à
[36]
titre de possibilité   .
Mais on peut tout aussi peu penser l’éternité comme posant
immédiatement le temps : car on ne voit pas comment elle
deviendrait en quoi que ce soit efficiente, ni comment elle ferait,
elle qui est l’absolument pareil à soi-même, pour produire ce qui lui
est non pareil.
Seul un principe distinct de l’éternité comme telle, et même, un
principe activement opposé à l’éternité peut être ce qui pose en
premier lieu le temps. Pourtant, ce principe ne saurait être séparé
absolument de l’éternité ; en vertu de l’opposition même [entre ces
deux principes], il lui faut, d’une autre manière, ne faire à nouveau
qu’Un avec lui.
Si cette seconde volonté, qui s’engendre elle-même dans la limpidité
de l’essence, est la volonté tendue vers l’existence, et si l’être va de
pair avec une aspiration à la révélation et au développement, alors,
c’est à cette autre volonté qu’il revient de poser la possibilité d’un
temps ; car de la réalité effective du temps il n’est encore nullement
question.
Mais cette autre volonté est dans l’éternité et pour cette raison
même c’est par nature une volonté éternelle. Elle est, si nous
pouvons nous exprimer ainsi, égale à l’éternité quant à l’existence.
Mais elle est distincte de l’éternité au point de lui être opposée de
par sa nature tout autre, du seul fait que l’une est la volonté qui ne
veut rien et l’autre la volonté déterminée qui veut Quelque Chose. Si
l’éternité n’est en elle-même rien d’autre qu’infinie profusion et
affirmation [19] d’elle-même, cette autre volonté doit être,
relativement à l’éternité, d’une nature qui borne, qui contracte et
qui nie.
Force nous est donc de reconnaître deux volontés tout aussi
éternelles l’une que l’autre qui, selon la nature, sont distinctes, voire
opposées, mais constituent, selon l’existence, Un seul et même être.
Tous sont unanimes à admettre que la divinité est un Être de tous
les Êtres, l’amour le plus pur, effusion et communication infinies.
Mais ils n’en prétendent pas moins en même temps que la divinité
existe en tant que telle. Or de lui-même l’amour ne parvient pas à
l’être. L’existence est être-en-propre, elle est sécession, alors que
l’amour est la négation de tout ce qui est propre, il ne cherche pas
ce qui est sien et ne saurait non plus, pour cette raison, être par lui-
même existant. De même, un Être de tous les Etres n’a rien pour
support, et comme il n’est pas en lui-même personnel, il faut que ce
soit l’Etre personnel, particulier, que nous nommons Dieu qui lui
donne un fondement. Seul le Quelque Chose est le support du néant,
qui lui-même ne peut être. Et quand bien même nous serions prêts
à admettre un Dieu personnel comme allant de soi, celui-ci pourrait
tout aussi peu consister en pur et simple amour que n’importe quel
autre être personnel, l’homme par exemple. Car, faute d’une force
de cohésion lui donnant consistance, cet amour qui par nature
s’étend à l’infini se diluerait et se perdrait. Mais de même que
l’amour ne pourrait exister en l’absence d’une force lui offrant une
résistance, cette dernière pourrait tout aussi peu exister sans
l’amour. Si la force de l’être-en-propre était seule, ou simplement
prépondérante, soit il n’y aurait rien, soit il n’y aurait qu’éternelle
réclusion, se recluant et recluse, dans laquelle rien ne pourrait
vivre, ce qui entraînerait la perte du concept d’un Etre de tous les
Êtres et l’exclusion de la créature. Car, face à la créature, cette force
d’ipséité en Dieu serait un feu qui l’anéantirait et la consumerait,
une éternelle colère qui ne tolérerait rien si l’amour ne l’en
empêchait, une mortelle contraction comparable à celle qui
produirait le froid dans notre monde planétaire si le soleil en était
soustrait.
Au cours de ce développement, nous voyons pourtant cette seconde
volonté — que nous pouvons nommer à bon droit la volonté propre
de la divinité — subordonnée, [20] dès le début, à la première, du
moins selon le concept. L’amour apparaît comme l’Etre véritable ;
bien que de lui-même il ne soit pas étant, il est pourtant, par
opposition à l’autre force, le seul étant proprement dit, tandis que
cette force à laquelle il s’oppose ne se rapporte à lui que comme
fondement de son existence — comme ce qui n’est pas soi-même ni
en vue de soi-même, mais seulement afin que l’amour puisse être
comme l’Etre véritable ; par conséquent, c’est en tant que non-étant
relatif que cette autre force se rapporte à l’amour.
Ce rapport propre à l’autre volonté, au sein duquel elle est comme
non-étant relativement à l’essence, a induit en erreur, de diverses
façons, ceux qui l’ont considéré. Pour certains, en ce qu’ils ont cru
que cette force, du fait qu’elle se rapporte comme non-étant à l’Etre
véritable, était aussi du même coup en elle-même non étante, et
ainsi un néant. C’est pourquoi les idéalistes ont coutume de la
traiter sans façons comme une force qui ne serait donnée d’aucune
manière. Mais déjà le divin Platon a montré, au niveau le plus
général, avec quelle nécessité il faut que le non-étant, lui aussi, soit,
et comment, faute de considérer les choses ainsi, rien ne permet
plus de distinguer la certitude du doute, ni la vérité de l’erreur [37] .
Ici, où ce principe a été exposé d’emblée dans son rapport vivant au
principe supérieur, qu’il nous suffise de faire le rappel suivant :
En tant que tel, l’être ne peut assurément au grand jamais être
l’étant ; mais il n’y a précisément pas d’être pur et simple, il n’y a
pas d’objectif pur qui ne serait qu’objectif et dans lequel n’entrerait
rien de subjectif. Le non-étant n’est pas manque absolu d’essence, il
est seulement l’essence opposée à l’essence proprement dite, mais
qui, de ce fait, n’est pas moindrement positive, à sa façon ; si
l’essence proprement dite est l’unité, le non-étant, lui, est
l’opposition, et même l’opposition radicale ou en soi. Cela suffit à en
faire une force éternelle, ou plus précisément il est la force éternelle
radicale, la vigueur de Dieu par laquelle, avant toute autre chose,
Lui-Même est en tant que Lui-Même, l’Unique, coupé de tout, qui
doit nécessairement être d’abord et être tout seul afin qu’autre
chose puisse être [38] . Sans ce principe efficient, le concept de
l’unicité de Dieu serait un concept vide et universel-négatif. Même
si Dieu a voulu que ce principe soit soumis à l’essence comme à la
divinité proprement dite en Lui, ce n’en est pas moins, en soi,
quelque chose de vivant. Dieu, ce proprement étant, est au-dessus
de son [21] être, le ciel est son trône et la terre son escabeau ; mais
même ce qui est non-étant relativement à son essence suprême est
tellement plein de force qu’il éclate en une vie propre. Aussi, dans la
vision du prophète [39]  telle que Raphaël [40]  l’a représentée, l’Eternel
apparaît-il porté non pas par le néant mais bien par des figures
animales vivantes. De manière non moins grandiose, l’artiste grec a
sculpté l’extrémité que peuvent atteindre les destins humains — la
mort des enfants de Niobé au pied du trône sur lequel siège son
Zeus olympien ; il a même été jusqu’à doter d’une puissante vitalité
le piédestal du dieu en y représentant des combats d’amazones.
Mais ce concept en a induit d’autres en erreur d’une autre façon, à
savoir ceux dont l’aveugle sentiment veut que la force de l’existence
constitue ce qu’il y a de plus haut, voire le divin lui-même. Ceux-là
ont bien un sentiment de l’Eternel ou de Dieu, mais quant à la
tendre divinité, à celle qui en Dieu lui-même est au-dessus de
Dieu [41] , ils n’en ont pas eu le moindre sentiment. Or, du fait que la
force de l’existence repose sur l’obscurité, ou sur son opposition
active à l’essence et à ce qui lui est apparenté, cette force semble
indicible et inconnaissable, ou, pour reprendre l’expression dont
[42]
use un Ancien    (à vrai dire dans un autre contexte), elle semble
n’être connaissable qu’au non-connaissant. C’est pourquoi ceux-là
précisément qui accordent à cette force une place prépondérante,
voire exclusive, sont amenés à l’opinion selon laquelle le savoir
consiste en non-savoir, tout savoir en acte revenant à dissoudre et à
anéantir l’être.
Mais même indépendamment du fait que cette représentation
surestime beaucoup trop la force de l’être en la prenant comme seul
et unique objet de connaissance, la conséquence ne vaut pas non
plus, selon laquelle tout savoir consisterait par nature en un non-
savoir. Car, si l’être est inconnaissable en tant que non-étant, il ne
laisse pas d’être en tant que tel un étant et il peut bel et bien, à ce
titre, être saisi et connu. Car l’étant et le non-étant en lui ne font pas
deux mais un être unique, considéré seulement de différents côtés.
Ce par quoi il est non-étant est cela même par quoi il est étant. Car il
n’est pas non-étant par manque de lumière ou d’essence, mais au
contraire comme active réclusion, comme retrait dans la
profondeur et la réserve, et donc bien comme une force efficiente
qui, à sa façon, est également une volonté ; le non-étant est donc
nécessairement un étant, et dans cette mesure il est connaissable.
[22] Dès lors débute une nouvelle époque à prendre en
considération.
La volonté qui ne veut rien ignorait toute différenciation : il n’y
avait en elle ni sujet ni objet, mais au contraire suprême simplicité.
Mais la volonté qui contracte, qui est la volonté tendue vers
l’existence, produit en elle le divorce du sujet et de l’objet. Car elle
ne s’engendre pas dans la volonté qui ne veut rien autrement
qu’une volonté à l’état naissant dans le cœur de l’homme : dans
cette mesure, elle est entourée et tenue par la volonté qui ne veut
rien, et elle a beau être une volonté autonome et différente de celle-
ci, elle ne peut en fait en être séparée. Mais de même que la volonté
qui a son siège dans le cœur de l’homme l’entrave et le lie, de même
la volonté propre (ou de contraction) détient l’amour ; car ce n’est
que de l’amour, qui en lui-même est inefficient, que provient toute
force, et sans l’amour cette volonté ne pourrait être ni créatrice ni
efficiente. Aussi, à aucun prix cette volonté ne renoncerait à
l’amour : elle s’en constitue l’objet, ou l’agent, et en fait le sujet,
l’intérieur, le principe latent d’elle-même ; par là, elle se pose
comme étant l’amour qui de prime abord était non-étant. Mais dans
la contraction tout s’inverse au point que le principe d’affirmation
devient bien objectif par rapport à la force originelle de contraction,
mais non pas pour autant efficient, pas plus qu’il ne s’épanche alors
librement : il devient quelque chose de passif, d’inclus, de latent.
Mais le moyen terme, ou le lien entre sujet et objet, est précisément
la volonté de contraction elle-même, dans la mesure où, en amont,
elle se fait objet, et en cela détient l’amour en le forçant à devenir
étant ; et en aval se fait sujet et, à l’aide de la force puisée en amont,
contracte l’essence en être.
Nous n’avons donc plus à considérer dorénavant deux volontés,
mais la volonté une issue de la concrétion de ces deux volontés, que
j’appellerai la première volonté efficiente, ou encore, eu égard à sa
totalité, tout simplement la première effectivité.
Les hommes ont coutume de considérer l’être comme quelque
chose d’entièrement démuni de volonté et, pour ainsi dire, comme
un simple ajout à l’essence. Si toutefois ils se donnaient la peine de
prêter attention à l’existence intérieure, ils ne manqueraient pas de
s’apercevoir du contraire : ils remarqueraient par exemple que les
meilleures dispositions ne donnent rien d’effectif si celui qui en
jouit n’y met pas du sien. Car [23] lorsqu’il y va des qualités qui les
flattent et qui les mettent à leur avantage, les hommes s’entendent à
les rehausser et à les mettre en lumière ; comme ils s’entendent,
lorsque des fins bonnes ou mauvaises l’exigent, à enterrer des pages
entières de leur existence, et sinon à les anéantir, à les mettre sous
le boisseau. Un Etre qui ne s’assume pas soi-même est comme s’il
n’était pas. Se vouloir soi-même, s’accepter soi, se rassembler en soi
et être entier, tout cela ne fait qu’un et c’est en cela seulement que
consiste l’existence active et véritable.
Nous voilà arrivés au point où commence tout développement et,
du même coup, nous voilà enfin à notre affaire.
Un point cependant reste obscur : celui de savoir comment la force
de contraction peut se faire en quelque sorte le foyer de l’existence,
comment elle peut devenir souveraine et se poser elle-même
comme l’Existant, car nous avons bel et bien déclaré expressément
que cette force ne pouvait se rapporter à l’essence ou à l’étant
proprement dit que comme quelque chose de subordonné, de non-
étant.
Qu’il nous suffise de dire ceci en guise d’explication : nous n’avons
nullement déclaré, pour commencer, que la force de contraction
était pur et simple non-étant, mais au contraire qu’elle est aussi un
étant en soi. Ainsi, ce n’est pas la volonté propre en tant que telle
que nous tenons pour l’Existant, mais le tout qui résulte du fait que
cette volonté pose l’essence d’un côté comme étant et de l’autre
comme être. Ensuite, nous n’avons pas déclaré que la volonté
comprimante était l’Existant pur et simple, mais seulement le
premier Existant. Que cette volonté, en tant que lien entre le sujet et
l’objet, devienne ou non de surcroît un non-étant relatif, nous
l’ignorons. Mais du fait que le seul Existant à se révéler finalement
au cours du développement n’est autre que l’amour, il ne résulte
nullement que la force originelle qui lui est opposée n’ait jamais eu
le dessus et n’ait pas contenu l’amour renfermé en elle, de même
qu’à présent c’est peut-être cette force qui paraît subordonnée à
l’amour.
Tout développement présuppose un enveloppement. Pourquoi
toutes choses progressent-elles de la petitesse vers la grandeur, vu
que s’il ne s’agissait que de progresser, l’inverse se pourrait tout
aussi bien ? C’est dans la concentration que réside le
commencement. Tout [24] être est contraction et la force
fondamentale de resserrement est la force proprement originelle
qui constitue la force radicale de la nature.
Ténèbres et fermeture — voilà ce qui caractérise le temps originel.
Toute vie n’advient et ne se forme que dans la nuit ; c’est pourquoi
celle-ci a été appelée par les Anciens la mère féconde des choses, et
même, avec le chaos, le plus ancien des êtres [43] . Plus nous
remontons dans le passé, et plus nous trouvons un repos
impassible, un état d’indistinction et de réunion indifférent de ces
forces qui vont s’éveiller d’abord tout doucement, puis entrer les
unes contre les autres dans une lutte de plus en plus sauvage. Ainsi
les massifs montagneux du monde primitif, qui semblent regarder
de haut, avec une indifférence éternellement muette, la vie qui
s’agite à leurs pieds ; ainsi les plus anciennes productions de l’esprit
humain. C’est le même caractère que l’on rencontre dans le sérieux
taciturne de l’Egyptien, dans les gigantesques monuments de l’Inde
— qui ne semblent construits pour aucun temps mais pour
l’éternité — et jusque dans la calme magnificence, la sublime
sérénité des œuvres archaïques de l’art hellène, qui sont nées,
pourrait-on dire, juste avant que ne s’embrase le conflit, et semblent
être l’ultime floraison de la force propre à cet âge du monde plus
paisible.
N’a-t-il pas dû être semblable, cet état originel de l’Etre dont nous
croyons voir les développements dans la vie protéiforme du
monde ? Ne serions-nous pas en droit, de ce fait, de croire à un
passé en un sens beaucoup plus éminent qu’au sens habituel ?
Toutes les doctrines du temps le plus reculé sont unanimes à décrire
l’état qui a précédé l’état présent comme celui d’une infinie
réclusion, d’un silence et d’une réserve insondables. Tout
développement présuppose que quelque chose soit là (ein Daseyn)
au préalable, mais le caractère de l’être pur, considéré en lui-même,
n’est-il pas précisément celui d’une vie muette, repliée sur elle-
même et qui ne se fait pas connaître ?
Énonçons dès à présent la loi qu’à vrai dire nous ne nous sommes
pas fait faute de reconnaître déjà, mais qui se trouvera confirmée,
au cours de la présente exposition, par quantité de cas récurrents !
Ces mêmes forces dont la présence simultanée et l’action conjuguée
[25] constituent la vie intérieure sont celles qui, dans leurs
manifestations successives, apparaissent comme les principes de la
vie qui se développe extérieurement et de ses périodes
consécutives. Ces mêmes degrés qui peuvent être considérés dans
leur simultanéité comme autant de puissances (Potenzen) de l’être
apparaissent dans leur succession comme autant de périodes du
devenir et du développement. C’est ainsi que l’on a coutume de dire
que la première époque dans la vie de la terre a été magnétique, et
qu’à cette époque a succédé l’époque électrique, sans nier pour
autant que durant cette période originelle toutes les forces, sans
excepter la force magnétique, étaient déjà présentes comme forces
particulières, mais subordonnées à cette seule et unique force
magnétique. De même donc qu’ici où une force comprise
constamment dans la totalité garde néanmoins une certaine
indépendance par rapport à elle, en sorte que, comprise dans la
totalité, elle reste capable de comprendre cette totalité ; de même, il
doit être permis de considérer cet état originel qui a précédé tout
développement comme la période de la vie divine durant laquelle
l’être, ou encore la force originellement négatrice à laquelle il sera
réservé ultérieurement de se montrer subordonnée, régnait comme
principe universel déterminant la vie elle-même.
C’est ici que l’opposition apparaît à sa véritable hauteur, dans ce
qu’elle a d’aussi inconditionné que l’unité. Les deux forces, si nous
sommes en droit de les nommer ainsi, à savoir tant celle de l’amour,
qui afflue paisiblement et s’épanche avec douceur, que celle qui
comprime et offre une résistance à l’épanchement, sont les forces
d’une seule et même nature ; dans cette mesure elles sont
subordonnées à l’unité. D’un autre côté, elles apparaissent libres et
indépendantes de l’unité qu’en retour elles subordonnent à elles.
C’est bien de par sa seule volonté que l’Eternel existe, mais il ne
dépend pas de sa liberté de se choisir une autre consécution dans la
révélation que celle déterminée par la nature de ces deux principes.
L’obscurité prend sur lui les devants et c’est seulement à partir de la
nuit de sa nature que peut éclater au grand jour la clarté de son
essence. L’inférieur précède nécessairement le supérieur dans le
développement ; il faut que la force originelle de négation et de
compression soit pour que Quelque Chose soit, qui porte et
soutienne la clémence de l’Etre divin, lequel ne pourrait sinon se
révéler. Il faut donc nécessairement que la colère soit antérieure à
l’amour, que [26] la rigueur précède la douceur, et la puissance la
mansuétude. La priorité est en rapport inverse avec la supériorité
— deux concepts que seule peut confondre une furieuse partialité
bien caractéristique de notre époque.
Comme nous avons mentionné ici le concept d’unité, qu’il nous soit
permis d’expliquer plus précisément les différents sens que prend
ce concept selon les moments où on le considère.
Nous avons déclaré en effet, au tout début, que la pureté est unité
absolue du sujet et de l’objet, n’étant aucun des deux et cependant
les deux en puissance. Ce dernier point s’est éclairci par le
développement qui précède. Car la pure limpidité était déjà, par
nature, l’essence ou encore ce qui est apparu ultérieurement
comme l’étant ; mais en même temps elle contenait, selon la
possibilité, cette autre volonté qui ne peut s’engendrer qu’en elle et
qui est la force de tout être, c’est-à-dire de tout ce qui est objectif.
Mais c’est à un autre type d’unité que nous avons affaire lorsque
celle-ci surgit en même temps que l’opposition, dans la mesure où la
volonté comprimante devient le lien entre sujet et objet. Car, du fait
que la volonté comprimante est ainsi, en tant que première
effectivité, le moyen terme, ou encore un produit commun du sujet
et de l’objet résultant de leur concrétion, les deux opposés sont
relativement à cette volonté les deux formes strictement égales de
l’existence, et alors qu’ils sont essentiellement inégaux et se
rapportent l’un à l’autre comme ce qui est supérieur à l’égard de ce
qui est inférieur, ils deviennent existentiellement égaux. C’est cette
égalité existentielle, ou égalité des deux principes dans leur rapport
à l’Existant, que nous avons qualifiée d’équivalence, ou
indifférence [44]  de ces deux principes.
Des critiques habitués à envisager chaque concept et chaque
proposition d’une façon purement extérieure, dans la mesure où la
démarche interne et l’intime connexion du développement leur
échappent, ont tenu cette égalité existentielle pour une unité
indifférenciée (Einerleiheit) des principes eux-mêmes, confusion
que ne saurait excuser la formulation négligente selon laquelle les
deux ne font qu’un. Car pour ne rien dire du fait que cette
expression a été fort souvent expliquée par l’expression plus
précise où cette affirmation [27] s’énonce : le même Existant qui est
l’un est aussi ce qu’est l’autre, ceux qui ont pu se méprendre à ce
point même sur l’expression courante semblent en fait ignorer les
premières règles de tout jugement. Car aucun type de jugement, fût-
ce la proposition purement tautologique ou explicative, ne revient à
comprendre une unité indifférenciée, mais toujours, au contraire,
une dualité effective sans laquelle l’unité (Einheit) elle-même
n’aurait aucun sens. Celui qui dirait par exemple : Dieu et l’univers
sont un, et qui comprendrait cette unité comme unité
indifférenciée, n’aurait obtenu à son insu qu’un seul concept, et non
pas deux comme il aurait pu croire : il n’aurait donc produit aucun
jugement. De même, ici, cette unité des deux principes n’est pas à
prendre au sens d’une unité indifférenciée : car que l’amour soit
jamais colère et la colère amour, cela, assurément, ne se peut. Ce
qui, en revanche, est tout à fait possible, c’est qu’Un seul et même
Existant soit colère d’après l’une de ses propriétés, et amour selon
l’autre.
Aucune objection dialectique n’a prise sur cette unité qui est
uniformité du sujet, non des prédicats, à moins de prétendre que
cela même est impossible et va à l’encontre du principe dit de
contradiction. Mais l’expression habituelle selon laquelle le même
ne saurait en même temps être et ne pas être suffit à montrer à quel
point ce principe a été compris de travers : de ce que nous avons
traité précédemment, il s’ensuit nécessairement, en effet, que tout
étant doit être en même temps étant et non-étant, dans la mesure où
l’être est précisément ce qu’il y a en lui de non-étant. Bien compris,
ce principe ne dit rien d’autre que ceci : des sujets opposés ne
peuvent en tant que sujets être Un, ce qui n’empêche pas qu’ils le
soient en tant que prédicats. Que ceux qui soutiennent le contraire
examinent comment ils vont justifier la nature, elle qui semble
éprouver comme un malin plaisir à pécher contre ce prétendu
principe, sans pour autant se laisser fourvoyer dans l’égalité
existentielle qu’elle se plaît à accorder aux forces antagonistes de
telle sorte que l’une soit par nature plus faible que l’autre ; car bien
que le pôle Sud de l’aimant, par exemple, soit plus faible que le pôle
Nord, et le sexe féminin plus faible que le masculin, selon l’être,
cependant, aucun principe ne le cède à l’autre ; l’un et l’autre
principe revendiquent bien plutôt l’égalité la plus tranchée.
[28] Lorsqu’ils tentaient d’élucider le concept de trinité dans la
nature divine, les scolastiques tenaient déjà pour nécessaire de
déterminer le sens du lien, en tout jugement, d’une façon plus
précise que n’a coutume de le faire la logique de notre époque.
Leibniz encore, qui en cela suivait les scolastiques, remarque la
non-vérité de cette règle si souvent invoquée : les disparates ne
peuvent être prédiqués ni entre eux ni d’un tiers. De l’avis de
Leibniz, il n’y aurait pas grand sens à dire que le fer est bois, ou
inversement, bien que le cas puisse se présenter où l’on dira à bon
droit : quelque chose qui est fer (pour partie), c’est cela même qui
est bois (pour une autre partie). De même, on ne saurait dire tout
bonnement : l’âme est corps, ou le corps est âme, alors qu’on peut
bien dire : cela même qui à tel égard est corps est âme à un autre
égard [45] . Nous pourrions dire de façon générale : le lien dans le
jugement n’en est jamais une pure et simple partie, fût-ce, comme
on l’admet communément, la plus importante, il en est au contraire
toute l’essence, et le jugement n’est proprement que le lien lui-
même déployé ; le sens véritable de tout jugement, par exemple du
jugement le plus simple : A est B, n’est autre que le suivant : ce qui
est A est cela même qui est B, où l’on voit que le lien est au
fondement tant du sujet que du prédicat. Ce n’est pas une unité
simple, mais une unité redoublée avec elle-même, ou encore une
identité de l’identité. La proposition A est B a pour contenu :
premièrement, la proposition A est X (ce cela même, qui n’est pas
toujours nommé, dont sujet et prédicat sont tous deux des
prédicats) ; deuxièmement, la proposition X est B ; et c’est
seulement du fait que ces deux propositions se trouvent de nouveau
reliées — par reduplication, donc, de leur lien — que procède la
troisième proposition : A est B. D’où il appert également que dans le
simple concept se trouve déjà préfiguré le jugement, jugement dans
lequel est contenu le syllogisme, le concept n’étant que le jugement
enveloppé et le syllogisme le jugement déployé — remarques que je
pose ici en attente d’une élaboration hautement souhaitable du
noble art de raisonner. Car même si la dialectique considérée pour
elle-même n’est nullement la science suprême, celle-ci doit
néanmoins en être accompagnée, comme la parole par le rythme.
Quant aux débutants ou aux ignorants en cet art, il ne saurait être
question pour eux de philosopher : il faut au contraire les renvoyer
à l’école pour qu’ils y apprennent les règles [29] comme c’est le cas
pour les autres arts, car nul ne se risquera à composer ou à juger à
la légère une œuvre musicale qui n’ait appris les règles de l’art [46] .
Mais certains ont cru pouvoir opposer à ce concept de l’unité celui
de la connexion, en s’accordant sur l’opinion qu’il faut renoncer à
l’unité pour sauver la différence des principes. De ceux-là nous
nous bornerons à dire qu’ils ne sont pas même arrivés au point où
nous en sommes de nos considérations. Car qui ira présumer
l’existence d’une connexion dans la pure limpidité la plus primitive,
là où ne s’atteste encore aucune dualité ? Qui ira nommer
cohérence l’unité de l’Existant dans les deux principes ? Nul ne s’y
risquera, ou alors il lui faudrait soutenir qu’en celui qui se montre
tantôt doux et tantôt emporté, l’homme qui agit avec douceur est en
connexion avec celui qui agit avec emportement, alors que tous
deux ne sont qu’un seul et même homme.
Peut-être indiquerons-nous, nous aussi, le point où l’unité des deux
principes peut s’énoncer comme connexion. Mais cette connexion
présuppose déjà l’unité supérieure.
Ces explications données, nous ne nous priverons pas de parler du
premier Existant en termes d’être double, résultant pour ainsi dire
de la concrétion de deux volontés, qui n’est point amour ni colère,
mais l’indifférence effective des deux, en sorte que tous deux
appartiennent également à son existence (Daseyn).
La première volonté en acte n’est donc point, de ce fait, le moyen
terme inactif mais actif, le lien contractant entre sujet et objet,
qu’elle pose bien comme opposés mais non moins comme
indissociables, indistinguables en elle. D’où la naissance de la plus
complète unité, différente, certes, de cette unité limpide de l’essence
qui ignorait une quelconque dualité, mais sans qu’elle le cède en
rien à celle-ci en intimité. L’unité qui auparavant ne se sentait pas
elle-même peut à présent se sentir, mais elle n’en est pas moins
l’unité la plus délicieuse. Ce moment du Se-reprendre pour la
première fois, de la première [30] saisie-de-soi n’est comparable
qu’à celui de la conscience douée de la plus grande force, lorsque
sujet et objet se sentant mutuellement et agissant réciproquement
l’un sur l’autre ne constituent qu’Un Etre indivisible ; vu la rareté
d’une telle intensité de la conscience dans la vie courante, on peut
encore comparer ce moment à ces états extraordinaires dans
lesquels un être humain est entièrement ramassé en lui-même, dans
une suprême clarté intérieure, mais en même temps totalement
coupé du monde extérieur. Car quoiqu’en ce moment l’Être d’abord
inefficient soit devenu efficient, il ne l’est qu’en lui-même, non vers
l’extérieur, tel le germe qui abrite en lui une vie encore en attente
de son déploiement.
Il est encore trop tôt pour songer d’ores et déjà ici à un conflit entre
le sujet et l’objet, ou à une discordance des forces au sein de l’être ;
chacune de ces deux forces se réjouit bien plutôt, en une gracieuse
réciprocité, de trouver (finden) l’autre comme d’être trouvée par
l’autre. Ce n’est pas sans délices que la pureté éprouve
[47]
(empfindet)    sa réalité première et la plus pure, tandis que la
force contractante se réjouit, elle, de voir sa rigueur et sa rudesse
tempérées, comme de voir apaisée sa soif de contraction. Et comme
ce n’est pas un lien nécessaire qui enchaîne les deux forces au sein
de l’être, mais seulement l’activité libre, se répétant à chaque
instant, et jouant pour ainsi dire avec elle-même, du principe
contractant, le libre mouvement de ces deux forces n’est nullement
enrayé : aspirant librement à chaque instant à se démarquer, et à
chaque instant de nouveau paisiblement réunies, ces deux forces
produisent dans l’Existant les plus pures délices de la calme
contemplation, où se révèle à ce dernier la merveille de son Être
propre.
Les Anciens semblent avoir parfaitement reconnu ce jeu de délices
dans la vie originelle de Dieu, qui l’appellent de façon si expressive
la Sagesse, un miroir immaculé de la puissance divine et (en raison
des propriétés passives qui sont celles de l’essence dans l’être) une
image de sa bonté. Dans un livre que l’on vénère à juste titre comme
sacré [48] , voilà ses propres paroles en guise de présentation : le
Seigneur m’a acquise au commencement de ses chemins ; avant
qu’il fasse quoi que ce soit, j’étais là. J’ai été sacrée de toute éternité,
dès le commencement, avant les premiers temps de la terre : avant
que n’aient surgi les montagnes [31] avant que ne jaillissent les
sources profondes des eaux, je fus maître d’œuvre à ses côtés, et
chaque jour me comblant de nouvelles délices, je jouais en sa
présence en tout temps.
Il existe une doctrine aussi vieille que la science elle-même [49] ,
d’après laquelle les essences des choses seraient de provenance
éternelle, et auraient pré-existé dans les Arché-Types éternels avant
de prendre les dehors du visible. Il y a beau temps que cette
doctrine eût été comprise de façon plus vivante si l’on ne s’était pas
contenté de l’étayer par des raisons très générales. L’engendrement
de tels Arché-Types (Ur-Bilder) constitue en effet un moment
nécessaire dans le développement de l’Etre originel (Urwesen). Il est
propre à l’état de la première intimité en acte.
C’est là que s’est déroulé fugitivement, sous le regard intérieur de
l’Etre absorbé dans une tranquille contemplation, le spectacle de
tout ce qui devait être un jour. Dans le jeu de la dualité, qui
cependant se dissolvait toujours de nouveau en unité, naissait, selon
la position respective des forces qui s’affrontaient, un éclair (Blick)
ou une vision (Gesicht) de la créature qui lui était appropriée ; un
éclair, parce qu’en ce tendre milieu il ne faisait pour ainsi dire que
projeter une lueur ; une vision, parce que ce spectacle
s’évanouissait en cours d’ascension, en sorte que rien n’était
permanent ni fixe, tout étant au contraire en voie de formation
incessante.
En sa première acception, le beau vocable d’idea dit la même chose
que le mot allemand Gesicht [50] . Si, par conséquent, même ces
apparitions paradigmatiques des choses ne doivent pas être
considérées comme des natures physiques au sens habituel du mot,
elles ne sont pas pour autant de simples êtres de l’entendement,
comme on a compris les archétypes platoniciens, et ne peuvent non
plus être pensées en faisant abstraction de tout ce qui est physique.
Il est indéniable que dans les états de profonde exaltation — les
seuls avec lesquels le moment présent de l’Etre originel souffre la
comparaison — l’élément physique entre toujours lui aussi en un
rapport spécifique avec l’élément spirituel. Or le moment présent
de la vie est déjà lié à la première et à la plus tendre corporéité,
dont l’élément spirituel se revêt, pour ainsi dire, immédiatement.
Car dans l’être, où la force originelle de contraction est la force
incluante, et où la force affirmante est incluse, l’essence de la pure
limpidité reçoit les premières propriétés passives. Une lumière
quelque peu atténuée en résulte, qui se distingue du premier éclat
insoutenable de la pure limpidité en ce qu’elle est déjà tempérée
[32] par le principe opposé. Mais cette corporéité la plus délicate qui
soit se distingue aussi peu de l’étant lui-même que, dans le Se-
reprendre par lequel commence nécessairement toute production
interne, ce qui se reprend se distingue de ce qui est repris. Etre et
étant, corporel et spirituel ne font donc qu’Un ici. Ils ne se
rapportent pas l’un à l’autre comme deux essences, mais seulement
comme les deux aspects d’une seule et même essence.
À ce stade, le spirituel et le corporel se trouvent être encore les deux
côtés de la même existence, et nous pouvons bien dire que le
moment présent de leur suprême intimité est le commun lieu de
naissance de ce qui, ultérieurement, va s’opposer de façon tranchée
comme matière et esprit.
Car la première matière s’engendrant à l’instant présent ne saurait
être encore une matière opposée à l’esprit, mais seulement une
matière elle-même spirituelle qui, même si elle comporte des
propriétés passives par rapport à l’étant, n’est que force et vie en
elle-même et relativement à tout ce qui lui est subordonné. S’il n’y
avait ce point de complète fusion entre le spirituel et le physique, la
matière ne serait pas capable de se rétablir, alors que c’est sans
conteste le cas. Jusque dans la matière des choses purement
corporelles réside un point ultime de transfiguration qui, dans le
cas de la matière organique seulement, est… effectivement déployé
et… [I ligne manqué]… [cho]ses. Quiconque a l’œil un tant soit peu
exercé à la libre considération des choses sait bien qu’elles
n’apparaissent pas achevées par cela seul qui appartient
nécessairement à leur simple existence, mais qu’il y a autre chose
autour d’elles, ou en elles, qui seul leur confère tout l’éclat et tout le
resplendissement de la vie : quelque chose de superflu joue pour
ainsi dire autour d’elles, dont elles sont baignées et inondées, un
Etre certes insaisissable mais qui ne passe pas inaperçu [51] . Or cet
Etre qui transparaît et resplendit à travers les choses ne serait-il pas
précisément cette intime matière spirituelle encore tapie dans
toutes les choses de ce monde et qui n’attend que d’être libérée ?
Parmi les choses corporelles, on l’a cherchée avec prédilection dans
les métaux, dont l’éclat singulier a toujours fasciné les hommes ;
mais comme s’ils étaient mus par une sorte [33] d’instinct universel,
c’est dans l’or que les hommes l’ont pressentie, lui que sa
malléabilité et sa tendreté quasiment charnelle, associées à la plus
grande fermeté, semblent apparenter le plus à l’être spirituel-
corporel ; lui qui, par une de ces coïncidences apparemment
fortuites que nous avons si souvent l’occasion de remarquer, sert
chez tous les peuples à désigner l’âge du monde de la félicité, de
l’innocence et de la [52]  simplicité de toutes choses, comme s’il était
le seul vestige conservé de ce temps primitif et de sa félicité.
Mais c’est surtout dans la matière organique que ce principe semble
s’approcher le plus de sa palingénésie. Huile dont le vert de la
plante est saturé, baume de vie à l’origine de la santé [53] , il est
reconnaissable dans l’éclat de la chair et des yeux, dans cet effluve
indéniablement physique grâce auquel le pur, le sain, l’aimable
exerce sur nous une action bienfaisante et libératrice — et, sans
conteste, jusque dans l’être spirituel, dont l’afflux se manifeste
comme grâce dans la suprême transfiguration de la corporéité
humaine. Vu que la rudesse même ne résiste pas à la grâce, ou du
moins la sent lorsqu’elle ne la reconnaît pas, cette grâce est à peine
pensable sans la présence d’un être physique qui produise un
certain effet ; à moins que cet effet, qui semble tenir du miracle et
suscite au moins quelque étonnement même chez le Barbare, tienne
seulement au fait que nous avons alors sous les yeux la matière en
son état divin et pour ainsi dire primitif ?
Nous ne ferons donc plus preuve de précipitation en élucidant le
moment présent comme… [I ligne manqué]..., ce moment dans
lequel l’Etre ne s’éprouve encore que comme étant là (daseyend). Il
n’y a ici en tout et pour tout, rigoureusement parlant, qu’Un seul
Etre, l’Existant, auquel l’étant appartient comme sujet et l’être
comme objet, tous trois confondus et strictement indistinguables.
Or la vie suprême elle non plus, et elle moins que toute autre, ne
[34] peut en rester à un tel moment. Car même Dieu n’est que
l’enveloppe de la divinité. La pure limpidité primordiale n’est
encore que de façon latente l’Existant proprement dit, et la
première volonté en acte n’est cependant, à vrai dire, que le
fondement de son existence. N’étant en soi ni sujet ni objet, mais
posée à présent par la volonté en acte comme les deux à la fois, elle
ne laisse pas de rester, en elle-même, l’unité essentielle. Elle se
réjouit bien un moment de sa vie sentante, à elle-même devenue
sensible — qu’on nous accorde provisoirement ce langage figuré —,
mais elle a tôt fait d’éprouver de façon plus intense, et d’autant plus
aiguë, l’unité de son Etre propre, par contradiction avec l’opposition
dans laquelle elle est transposée. Elle sent la douceur de sa nature
originelle en opposition tant avec la rigueur de la volonté de
contraction qu’avec elle-même en tant qu’elle a été posée comme
sujet : elle demeure bien unité, mais une unité qui ne s’épanche
plus calmement et en douceur car elle est devenue une unité en
acte, une unité contractante ; mais c’est bien plus encore avec l’être
qu’elle se sent en opposition, car elle y éprouve la dualité effective
et la contrariété dans la mesure où, à l’encontre de sa propre nature
qui l’incite à s’écouler et à se diffuser, la voilà comprimée et
contenue.
C’est pourquoi elle aspire désormais à n’être ni sujet ni objet mais à
devenir libre, afin d’échapper à l’un et à l’autre comme leur douce
et calme unité.
C’est le destin de toute vie que d’aspirer d’abord à la limitation, et,
après avoir été au large, à se retrouver à l’étroit afin de pouvoir s’y
ramasser — puis, après avoir été à l’étroit et avoir éprouvé
l’exiguïté, elle aspire en retour à se retrouver au large et aimerait
retourner dans le néant paisible où elle se trouvait auparavant, et
toutefois elle ne le peut, parce qu’il lui faudrait pour ce faire mettre
fin à la vie qu’elle s’est elle-même donnée en propre.
C’est de la même façon que la pure limpidité aspire elle aussi à
échapper à l’existence, après être venue à l’existence dans la
première volonté en acte. Sujet et objet sont posés comme Un par la
volonté en acte, et du même coup se trouve posée l’existence. Aussi
voit-on naître une calme aspiration à la séparation du sujet et de
l’objet, aspiration qui ne laisse pas non plus en paix la volonté en
acte, car [35] celle-ci n’est pas un être simple mais double, dans
lequel amour et colère s’équilibrent. Dans la mesure où cette
volonté éprouve en elle l’amour, où elle est sa volonté, elle aspire
non moins à la séparation ; mais à peine l’autre volonté, ou volonté
propre, éprouve-t-elle la séparation en elle-même qu’elle s’effraye,
craignant que l’existence ne puisse aller à sa perte [54] , et par
conséquent se rétracte.
Toutefois, la volonté existante ne peut délaisser cette autre volonté,
car sa réalité effective repose précisément sur le fait qu’elle est le
moyen terme des deux ; c’est par conséquent en elle-même que naît
le conflit, cette alternance d’expansion et de contraction, dans la
mesure où l’amour l’incite à la séparation, mais la volonté propre à
l’attraction. Dans le conflit entre ces deux volontés antagonistes, la
volonté existante perd sa liberté propre : première pulsation, elle
devient pour ainsi dire le cœur battant de la divinité qui, dans
l’incessante alternance de la systole et de la diastole, cherche un
repos qu’il ne trouve pas. Mais plus elle éprouve, de cette façon
même, la détresse (Noth) et la contrariété, et plus elle aspire, elle
aussi, à la libération et au salut qui la ferait échapper à cette
nécessité (Nothwendigkeit).
Dans l’expansion, l’être, et avec lui le conflit, sort de l’unité et remet
celle-ci en liberté ; mais dans l’union cette dernière est
continuellement tenue de ne pas s’échapper et continuellement
maintenue, et de nouveau contractée en être ; mais du même coup
la voilà de nouveau posée comme étant. C’est là un mouvement
involontaire qui, une fois commencé, ne cesse de se réaccomplir par
lui-même ; car à chaque contraction c’est de nouveau l’amour que
la volonté en acte est à même d’éprouver comme volonté première,
en sorte qu’elle se résout de nouveau à l’expansion : mais du fait de
la séparation, l’autre volonté est pour elle perpétuellement stimulée
comme désir de passer à l’existence, et comme la volonté en acte ne
peut se détacher de cette autre volonté — parce que l’existence
repose précisément sur l’union en elle des deux volontés — la
contraction naît immédiatement de l’expansion, et il n’y a ici
aucune échappatoire possible.
Dans la mesure où le conflit sort de l’unité, les deux forces
originelles au sein de l’être sont elles aussi nécessairement posées
hors de l’unité et indépendamment l’une de l’autre ; ou, bien plutôt,
étant donné qu’au sein de l’être seule la force d’expansion ou
d’affirmation se comporte [36] de façon passive, c’est cette force qui
échappe librement à la contrainte. Mais dans la mesure où l’être est
rappelé à l’unité avec l’étant, et donc de nouveau posé comme être,
les deux forces se voient dans la nécessité de se chercher un être
commun : les voilà donc de nouveau détenues, et à nouveau
réalisées.
Même dans l’être, par conséquent, il y a une alternance de
séparation et d’union ; ou, bien plutôt, la séparation entre l’être et
l’étant est elle-même conditionnée par la séparation au sein de
l’être, et ces deux séparations se trouvent coïncider.
En se démarquant l’une de l’autre au sein de l’être, les forces
deviennent libres, et la première vie autonome en résulte au sein de
l’objectif.
Cette vie première, se mouvant par elle-même, telle est la toute
première nature éternelle de Dieu qui, toujours proférée, est
toujours à nouveau reprise, et n’a de vie qu’en cette constante
alternance d’une expiration et d’une inspiration.
Dans la mesure, en effet, où la volonté de l’amour provoque la vie
autonome dans l’être, et sépare les forces, l’autre volonté, celle de la
colère, perd pour ainsi dire ses droits sur l’être, et le jour de la
liberté se lève, le temps d’un éclair, dans la séparation ; mais il suffit
que l’autre volonté rappelle les forces en train de s’échapper pour
que l’amour perde à nouveau ses droits sur elles, et l’ouverture qui
avait pu poindre se referme à nouveau. Ainsi la vie de l’éternelle
nature en ce moment n’est qu’une constante alternance de vie et de
mort, dans la mesure où vivant à une volonté [55]  et mourant à
l’autre, en alternance, tour à tour elle sort de l’unité dans un être
autonome et à nouveau perd cet être. L’être évoqué ici ne connaît
pas la permanence, et tout cet engendrement n’est en quelque sorte
qu’une divine apparition qui, jaillie de la contradiction, ne peut
devenir ni donner rien de constant.
L’expansion est spiritualisation, la contraction est incarnation.
Ainsi, nous voyons ici la matière faire un pas de plus vers sa
configuration finie. Car dans le premier état de la tranquille
contemplation, où l’être ne fait qu’un avec l’étant, aucun conflit
n’opposait ces deux propriétés : le corporel était spirituel, et le
spirituel corporel. Mais ici la matière semble se trouver dans un état
d’indécision et pour ainsi dire sur le terrain d’une lutte entre la
spiritualité et la corporéité.
[37] Si l’objectif, dans le moment qui précédait, était un Etre
spirituel-corporel, le voilà qui à présent se rapproche déjà d’un
degré de plus de la corporéité : force nous est donc d’admettre, dans
l’être de l’essence primitive, l’engendrement effectif d’une matière
obscure qui n’est plus ouverte au spirituel mais lui offre une
résistance. Car, du fait que la force de contraction — à savoir celle
qui proprement donne corps — est ici en vigueur dans un conflit
ouvert avec la force de spiritualisation, elle ne peut engendrer
qu’une matière s’opposant au spirituel, bien qu’il faille se garder de
songer ici à une naissance autre qu’éphémère.
Or l’état intermédiaire entre le divorce et l’union — car rien n’est
tranché en faveur de l’un ou de l’autre — n’est autre que le conflit. À
force d’être séparées, d’être sans arrêt rappelées à l’unité, les deux
forces, dont les rapports consistaient dans le premier état de l’être
en un jeu harmonieux où elles se sollicitaient paisiblement, en
viennent à s’opposer en un conflit de plus en plus violent. Mais
arrachées de nouveau à cette nouvelle unité, jusqu’à ce que naisse
entre elles la contrariété la plus exaspérée, elles semblent devoir se
chercher non pour ne plus faire effectivement qu’Un, mais afin de
se combattre mutuellement. Comme la force de négation est chaque
fois avec l’union tandis que la force d’affirmation, elle, est avec la
séparation, chacune trouve du renfort en sorte qu’aucune n’a
durablement le dessus, chacune étant tour à tour victorieuse et
vaincue.
Mais il est essentiel de reconnaître même ici des moments
distinctifs. Car au commencement de ce conflit, lorsque la
contraction n’est que moindrement surmontée, c’est elle qui dans
l’ensemble est toujours prépondérante au détriment de l’expansion.
Car le conflit ne s’est pas encore embrasé dans toute son ardeur.
Cependant, la séparation voit sa puissance croître au cours de ses
assauts répétés, et devenue égale à la force de contraction, elle
menace de conserver sur elle le dessus. À l’instant de ce combat
sans cesse renouvelé entre une séparation dont les assauts répétés
sont d’une violence croissante, et une contraction qui offre de
moins en moins de résistance, la matière — moyen terme entre ces
deux forces — doit être pour ainsi dire déchirée, en attendant que
se produise finalement une décomposition jusqu’à l’infiniment
petit, une dissolution de l’unité primitivement fermée de l’être,
dissolution qui aboutit au chaos.
[38] Il est permis de considérer le conflit entre la scission et l’union
comme un conflit qui oppose aussi les deux dimensions. Car il
revient à la force originelle de contraction, qui ne cesse de s’exercer
en direction du centre, de poser la première dimension, en vertu de
laquelle les choses ne montreraient plus aucune diversité et
n’auraient les unes à l’égard des autres ni liberté ni indépendance,
sous le règne d’une unité infrangible et d’une nécessité réprimant
toute singularité. Seule la présence d’une force s’exerçant à
l’encontre de cette dernière, niant sa contrainte et l’abrogeant — et
dont l’action, croisant celle de la force de contraction, produit la
seconde dimension — seule une telle force rend possible une
distinction des choses comme une vie libre et indépendante entre
les différents organes du grand Tout. Mise en liberté face à la force
de contraction, mais non pas pour autant relâchée par elle, la force
d’expansion fait éclater dans toutes les directions l’unité hors de
laquelle elle cherche à s’enfuir ; fuyant, de tous côtés à la fois, le
point médian tout en restant tenue par la force de contraction, elle
forme des centres parfaitement isolés qui, mus par des forces
adverses, semblent doués d’une vie propre et autonome.
Il est frappant de constater que dans toute la nature il n’est pas de
vie autonome qui ne commence par un mouvement autour de son
centre, ou d’un centre extérieur. Dans l’infiniment grand comme
dans l’infiniment petit, dans la ronde des planètes, où l’unité
profondément celée du monde semble s’épanouir pour la première
fois, comme dans les mouvements rotatoires de ce monde plein de
vie par lequel la nature organique semble commencer — ce monde
qui n’est pratiquement visible qu’à un œil équipé — c’est partout
comme circuit (Umtrieb) qu’apparaît la première forme, la première
manifestation de la vie propre et séparée. On ne serait sans doute
pas trop mal inspiré de comparer ce divin chaos, les astres qui se
meuvent à une vitesse inconcevable autour de leur axe propre et du
centre, à celui des infusoires. La circulation du sang, ce chaos
simplement intériorisé et déjà soumis à des forces supérieures,
conserve encore la forme ancienne du mouvement dans le tout
comme dans le singulier, et la nature, éprise d’une plus grande
quiétude, semble ne rien chercher avec autant de zèle qu’à
échapper à ce mouvement et à démêler les forces adverses : c’est ce
qu’elle [39] commence par la merveille de l’articulation — cette
merveille d’une indicible sublimité, que nul n’a encore comprise —
jusqu’à ce qu’elle réussisse à dissocier les deux forces dans le
système du libre mouvement, grâce à l’antagonisme des muscles
extenseurs et des muscles fléchisseurs qui, telles des baguettes de
sourcier obéissant à la volonté [56] , suivent bien toujours le
mouvement rotatoire, mais ceux-là exclusivement en dehors, ceux-
ci en dedans.
Dans cette roue d’un mouvement qui revient inlassablement à son
point de départ, la matière achève de recevoir son ultime apprêt.
Car en n’ayant de cesse de se séparer et de se réunir, les deux forces
en viennent de plus en plus à s’éprouver mutuellement [57]  ; la force
qui par nature devait être inactive et subordonnée, à savoir la force
de contraction, reçoit, dans son opposition à l’autre force, de plus en
plus de propriétés spirituelles et actives ; tandis que l’autre force, en
revanche, qui est la plus pure spiritualité, est tirée de plus en plus
vers la passivité et la subordination : ainsi, à l’infini l’une s’in-forme
dans l’autre [58] , et le fondement des futures facultés réceptive et
représentative se trouve posé dans les deux.
Cependant, l’apparition de toutes les propriétés corporelles ne doit
être comprise ici que comme une lueur fugitive ; comme les deux
forces au sein de l’être, et au même titre l’étant et l’être, sont
toujours à nouveau posées comme ne faisant qu’un, et rappelées à
l’unité, il en va de même de l’objectif, qui demeure pour ainsi dire
constamment sur le point de [59]  passer à l’extériorité, sans toutefois
être à même d’y parvenir effectivement.
S’il était légitime de considérer la lutte au sein de l’objectivité
comme une lutte entre la spiritualité et la corporéité, c’est comme
une lutte entre l’intériorité et l’extériorité que l’on pourrait
considérer celle qui oppose l’étant et l’être.
Mais il est temps de revenir à l’intériorité de l’Etre existant dans ce
conflit [60] .
En posant la constante alternance de scission et d’union, cet Etre est
nécessairement déchiré par des contradictions tout autant internes
[40] qu’externes, de même que l’intérieur d’un Etre compatit aussi
aux mouvements violents et désordonnés que lui imposent ses
forces organiques [61] .
Tout développement vital a pour conséquence de déranger, par la
contradiction qu’il oppose à l’être, la simplicité première du vivant,
et de le livrer à la souffrance et à la douleur. Qu’il nous suffise de
rappeler ici les maladies qui affectent le développement de la vie
humaine, tant au sens physique que moral. La douleur est quelque
chose de nécessaire et d’universel, elle est l’inévitable transition
vers la liberté. Nous n’hésiterons pas à présenter même l’Etre
primitif, à un certain stade de son développement, dans un état où il
pâtit. Pâtir est universel, non point toutefois exclusivement eu égard
à l’homme : c’est aussi pour le Créateur le chemin de gloire. Il ne
mène pas sa créature sur une autre voie que celle par laquelle il lui
a fallu lui-même passer. Toute souffrance vient de l’être et de lui
seul, et comme chaque Etre doit commencer par s’inclure dans
l’être et percer hors de l’obscurité de celui-ci pour rayonner, l’Etre
divin lui-même n’est pas quitte de toute douleur : il lui faut pâtir
avant de célébrer le triomphe de sa libération.
Voilà donc ce qu’il est advenu de la paisible unité de l’Etre et de son
existence (Daseyn) que nous avons reconnue dans le premier
moment — cette unité qui est partout l’état primitif de toute vie. Les
deux forces qui au début concordaient se retrouvent à présent
scindées dans l’être, et plus l’unité de l’étant avec l’être se fait
intime, plus l’Existant prend part, en tant qu’étant, à cette discorde
dans l’être qui ne cesse de s’amplifier. Cependant, il faut distinguer
ici aussi plusieurs moments, dans la mesure où aux mouvements
paisibles du début succèdent, au sein de l’Etre aussi, des
mouvements de plus en plus violents. Aussi longtemps que la force
de contraction affirme sa prépondérance sur la force d’expansion,
elle n’est encore dans son intériorité qu’obscurément excitée par le
conflit qui commence à une action aveugle et inconsciente ; on
assiste alors à des créations puissantes et violentes, voire
monstrueuses du fait qu’elles ne sont pas tempérées par l’unité,
comparables à celles résultant des forces en jeu [41] dans le rêve,
lorsque l’âme rationnelle n’influe pas sur ces forces, qui peuvent
dès lors agir pour elles-mêmes. Sorti de l’état d’intimité, de
clairvoyance où toute l’intériorité est comme comblée de lumière, et
n’étant plus ravi par des visions bienheureuses et prémonitoires,
l’Etre existant dans ce conflit est absorbé comme en ces rêves
accablants surgis du passé : mais dès que le conflit s’envenime, de
sauvages fantasmagories font irruption dans son intériorité, dans
lesquelles il éprouve tout ce que son Etre propre a de terrifiant. La
sensation dominante qui est alors la sienne, et qui correspond à la
lutte des tendances dans l’être, car il ne sait ni entrer ni sortir, est
celle de l’angoisse. Pendant ce temps, la scission s’accentue et
amène les forces à une séparation de plus en plus grande, au point
que la force de contraction semble frémir pour son existence. Plus
elle se montre encore en possession de sa force, et plus la volonté
existante agit aveuglément ; c’est pourquoi les forces aspirent avec
une rage aveugle, de façon sauvage et hébétée, à se réunir. Mais au
fur et à mesure que les forces sont scindées dans l’être, et que se
trouvent scindés, du même coup, l’étant et l’être, la liberté jaillit du
cœur de leur divergence — la liberté, ou encore l’essence de la
limpidité primordiale, dans un éclat dévorant, à l’instar du
processus électrique où le feu électrique apparaît dans la scission
même comme une étincelle lorsque les forces séparées ont atteint
l’une contre l’autre leur ardeur maximale. Or cette pure limpidité
est en opposition <avec la puissance <aveugle> de la volonté
existante> [62] , unité essentielle dans laquelle résident la liberté,
l’esprit, l’entendement et la différenciation. Aussi <la volonté en état
de contraction> [63]  aimerait-elle saisir l’éclair de la liberté et le
confisquer [64] , ce qui lui permettrait de devenir une volonté
librement créatrice et consciente qui échapperait à la contrariété et
ignorerait dès lors toute opposition, comme elle aimerait bien
communiquer à <ses> [65]  créatures cette unité essentielle qui est
entendement et esprit. Mais la volonté aveugle ne peut saisir [42] la
liberté, car c’est là un esprit insaisissable et par trop puissant ; et
c’est bien pourquoi elle s’effraie lorsque la liberté fait son
apparition (craignant sa pure limpidité dans la mesure où elle
reconnaît, bien malgré elle, que cette pure limpidité est sa véritable
essence, et qu’avec toute sa douceur elle est plus forte qu’elle en sa
rigueur), et devient comme étourdie à la vue de cet esprit dont elle
cherche aveuglément à s’emparer et qu’elle tente de copier
intérieurement dans ses propres productions — comme si elle
pouvait le retenir. Mais l’entendement avec lequel cette volonté
aveugle agit n’est pour ainsi dire qu’un entendement étranger, qui
n’est pas maître de lui-même, intermédiaire entre la nuit noire de la
conscience et l’esprit réfléchi [66] , c’est une espèce de folie qui
représente l’état ultime du conflit et de la contradiction internes
poussés au plus haut point.
Ce n’est pas sans raison que les Anciens ont parlé d’un délire
divin [67]  [68] . <Car c’est ainsi que> nous voyons encore la nature
visible [69] , <qui n’est que l’image extériorisée de la nature interne,>
devenir de plus en plus chancelante, comme si elle était prise de
vertige, au fur et à mesure qu’elle se rapproche de l’esprit. Certes,
toutes les choses de la nature se trouvent dans un état dépourvu de
réflexion ; mais quant à ces créatures qui apparaissent au terme du
combat que se livrent la scission et l’union, la conscience et
l’inconscience, nous les voyons errer çà et là comme si <, pour ainsi
dire,> la folie [70]  les y poussait, dans un état semblable à l’ivresse. Ce
n’est pas sans raison si le char de Dionysos est traîné par des lions,
des panthères et des tigres ; car c’est ce sauvage vertige
[71]
d’enthousiasme auquel succombe la nature <à cause de>    la
vision de l’Etre que célébrait le culte archaïque de la nature, chez
des peuples doués de pressentiment, dans l’enivrement des fêtes au
[72] [73]
cours des orgies bacchiques   . Tandis que    cette roue de la
<nature> [74]  primitive, tournant sur elle-même à une vitesse folle,
de même que les forces redoutables <, puissantes de> [75]  ce
mouvement circulaire trouvent leur expression dans d’autres rites
encore plus effrayants du culte archaïque des dieux : ainsi ces
danses insensées et furieuses, ainsi encore l’impressionnante [43]
procession de la Mère de toutes choses, traînée sur un char aux
roues d’airain dans le tumulte d’une musique sauvage,
assourdissante et déchirante. Comme seuls des sons semblent sortir
de cette lutte entre la spiritualité et la corporéité, seule la musique
est à même de donner une image de cette nature primitive et de son
mouvement ; car tout son être réside lui aussi dans ce caractère
cyclique, la musique partant d’une note fondamentale pour
retourner enfin, après toutes sortes de variations, à son
commencement.
Nous n’avons pas décrit cet état en le faisant dériver de forces
particulières de l’essence primitive, nous nous sommes contenté de
décrire le destin universel d’une nature se développant à partir de
ses propres forces, entièrement pour elle-même. Car, si l’homme
secourt l’homme, si Dieu même le secourt, rien, en revanche, ne
peut venir au secours de l’Etre primitif en son effrayante
solitude [76]  ; il ne peut compter que sur ses propres forces pour
trouver une issue dans sa lutte contre l’état chaotique.
La meilleure confirmation de la vérité de cette description nous est
fournie par le fait que cette roue tournante de la génération [77] ,
cette folie de sauvage auto-lacération constitue encore de nos jours
le fond le plus intime de toutes choses ; dominée seulement et
comme adoucie par la lumière d’un entendement supérieur, elle est
la force proprement dite de la nature dans toutes ses productions.
Ceci dit, nous nous imaginons fort bien de quel œil on va regarder
cette description d’une partie du temps. Nous nous attendons
d’ailleurs à entendre une fois de plus à cette occasion la vieille
accusation de divinisation païenne de la nature.
Il n’aura pas échappé au lecteur attentif que nous n’avons prononcé
le concept de Dieu qu’avec bien des restrictions au cours de cette
première période, et jamais tout uniment, comme cela a toujours
été le cas dans nos exposés à caractère rigoureusement scientifique.
Car nous avons expliqué que cette essence primitive de la pure
limpidité est ce qui est même au-dessus de Dieu et de la divinité en
lui ; et quant à ce que nous avons appelé la première effectivité,
nous n’avons pas osé la nommer Dieu.
Qu’est-elle alors d’après notre façon de voir ? Considérée dans sa
totalité, elle est pour ainsi dire le germe éternel de Dieu car ce n’est
[44] pas encore un Dieu en acte mais seulement en puissance, un
Dieu virtuel ; ce germe, cet état potentiel de Dieu, doit aussi
nécessairement précéder Dieu, dans la suite de l’évolution, que
l’enveloppement doit précéder le développement.
Je demande à ceux qui contestent cette priorité de la nature s’ils ne
reconnaissent donc en général aucune nature en Dieu ? Il leur faut
dès lors se borner à cette essence primordiale de la pure limpidité ;
car elle seule, comme divinité purissime, est exempte de nature,
parce qu’elle se situe au-dessus de tout être et qu’elle est éternelle
liberté ; et pourtant, leur façon grossière de voir les choses les
amène à tenir cette éternelle liberté pour le néant, par quoi ils
entendent ce que l’on englobe généralement sous ce terme. Où donc
alors est leur Dieu ?
Dès qu’ils quittent cette région, fût-ce d’un seul pas, et qu’ils
[78]
attribuent à Dieu l’effectivité, l’existence (Existenz, Daseyn   ), il
leur faut reconnaître en lui une nature. Car là où est réflectivité, là
il y a nature, il y a force de contraction, il y a profondeur et
fermeture sur soi.
Mais ceux-là mêmes qui refusent la nature à Dieu n’ont-ils pas usé
et abusé de l’expression selon laquelle Dieu serait le fondement de
sa propre existence ? Qu’entendaient-ils donc par fondement ? Se
contentaient-ils de lâcher des paroles en l’air ou pesaient-ils
réellement leurs mots ? Dans la première hypothèse, la démarche
scientifique nous impose à nous d’y regarder de plus près, et nous
ne permettrons plus qu’on use de mots dénués de sens. Et dans la
seconde hypothèse, il en résulte qu’entre Dieu en tant que
fondement de sa propre existence et Dieu en tant qu’étant il doit y
avoir une différence réelle ; en outre, il suit de là que les propriétés
qui reviennent à Dieu lui-même ne peuvent être identiques à celles
qui lui reviennent en tant qu’il est à lui-même son propre
fondement. D’où il s’ensuit que si Dieu doit être reconnu, en tant
qu’étant, comme un être libre, doué d’intelligence et éminemment
conscient de lui-même, ce n’est pas dans le même sens qu’on dira de
lui qu’il est tel en tant que fondement. Or comme la plupart
appellent physique ce qui s’oppose aux propriétés que nous venons
d’énumérer, qu’ils examinent eux-mêmes si, malgré toute l’horreur
que leur inspire ce qui est physique, ils n’accordent pas à leur insu
la priorité du physique (ou potentiel) en Dieu.
Il est aisé de remarquer que la principale infirmité de la façon de
philosopher qui a cours aujourd’hui réside dans le manque de
concepts intermédiaires : on dira par exemple que ce qui n’est pas
libre au sens moral ne peut être que mécanique, que ce qui n’est
[45] pas étant ou est non-étant n’est rien du tout, ou encore que ce
qui n’est pas doué d’intelligence est sans entendement aucun. Les
concepts intermédiaires sont précisément pourtant les plus
importants, car ce sont les seuls susceptibles de fournir de
véritables explications dans toute la science. Celui qui se refuse à
penser autrement qu’en se réglant sur le « principe de non-
contradiction » peut bien faire preuve d’habileté en disputant,
pareil aux Sophistes, pour et contre tout, mais il est parfaitement
inhabile à trouver la vérité, qui n’est pas dans des extrêmes aussi
criants.
Mais peut-être cherchons-nous plus profondément qu’il n’est
nécessaire le fondement du malentendu ; une explication historique
suffit amplement à le dissiper. Spinoza parle lui aussi de Dieu
comme d’une nature. Donc, prétendent-ils, nul ne saurait énoncer
quelque chose de semblable sans être en tout point du même avis
que cet auteur ; d’autant qu’ils s’imaginent avoir démontré que son
système est le seul système rationnel possible [79] .
Spinoza mérite d’être considéré sérieusement ; loin de nous l’idée
de renier en lui ce qui en fait notre ancêtre scientifique, notre
maître et précurseur. Il est en effet le seul de tous les Modernes qui
ait eu le sentiment de ce temps originel dont nous avons tenté de
donner une idée dans ce livre.
Spinoza connaît ce puissant équilibre des forces originelles, qu’il
oppose l’une à l’autre comme force étendue (et donc bien
originellement en état de contraction ?) et force pensante (et qui
serait donc, par opposition, force d’extension et d’expansion ?).
Mais cet auteur ne connaît que ce moment-là de leur égalité
existentielle. Quant à savoir si dans cette égalité il admet une
subordination de l’une à l’autre, selon la nature ou selon l’essence,
cela reste pour le moins douteux. Mais ceux qui nous ont attribué
une telle équivalence ont-ils jamais prêté attention au concept de
puissance (Potenz), ce concept propre à notre façon de voir les
choses qui, à lui seul, suffirait à la distinguer entièrement de celle
de Spinoza ? Ne leur est-il jamais apparu que nous n’avons jamais
présenté la nature, ou ce qu’il y a de réal en Dieu, que comme
première puissance de son existence (Daseyn) ? — En raison de leur
opposition imparfaite, les deux forces originelles restent chez
Spinoza juxtaposées dans une indifférence et une inactivité totales,
sans se stimuler ni s’intensifier mutuellement. C’est pourquoi sa
substance persévère elle aussi dans son éternelle égalité [46] et dans
son être fermé, sans développement ni progression. Bien qu’elle soit
l’unité des deux forces originelles, elle ne l’est qu’à la façon dont,
pour nous, le fondement de l’existence ou encore la première
effectivité constitue une unité ; elle demeure de ce fait
éternellement en latence, ne passe jamais à l’acte, ne se sublime
jamais en un étant. En un mot, Spinoza est bien, comme on l’a
expliqué depuis fort longtemps, le plus pur réaliste, d’un réalisme
aussi achevé que le permettait le rapport si abstrait de tous les
systèmes modernes à la nature effective.
Mais c’est un autre type d’obstacle que notre façon de voir les
choses a rencontré d’emblée, du fait qu’elle placerait si haut la
nature visible, et reconnaîtrait dans toutes ces forces que nous
voyons éclore de l’intérieur de la matière des forces véritablement
éternelles. À la vérité, nous n’affirmons rien de neuf, à cet égard,
par rapport aux Anciens proprement dits. Nous n’avons fait que
comprendre plus précisément leur manière de voir, sans nous
contenter de la représentation d’archétypes simplement pensés ou
pensables. Nous ne nous bornons pas à rejeter l’opinion habituelle
qui veut que les forces originelles de contraction et d’expansion, les
éléments comme le feu et l’eau, la force de l’éclair et la clémence de
la lumière n’aient fait leur apparition qu’avec ce monde extérieur et
visible ; nous allons jusqu’à admettre que ces forces n’ont pas été
sans s’exercer dans l’Etre originel qui a précédé le monde, et c’est la
raison pour laquelle les expressions dont nous usons à ce sujet ne
sont pas à prendre au sens figuré, comme certains se sont imaginé,
mais bel et bien au sens propre. Il n’aurait dépendu que de nous de
désigner les deux moments capitaux du développement que nous
avons décrits jusqu’à présent par des expressions purement
physiques empruntées à la nature (organique ou non). Le lecteur
expérimenté trouvera les rapports ici adéquats sans avoir besoin
d’un rappel.
Qu’est-ce qui, au demeurant, désole la plupart des hommes dans la
matière, au point qu’ils la tiennent pour d’aussi basse extraction ?
Ce n’est après tout que l’humilité de la matière qui les choque tant.
Mais l’abandon propre à son essence montre précisément que lui
est inhérent quelque chose de cette essence primitive qui,
intérieurement, est la plus pure spiritualité mais en même temps,
extérieurement, parfaite passivité. Si haut que nous placions nous
aussi l’actuosité, nous n’en doutons pas [47] moins qu’elle soit en
elle-même ce qu’il y a de plus éminent. Car l’essence dont Dieu
procède est un éclat de la pure limpidité, c’est-à-dire qu’il peut
seulement se diffuser, mais non agir. Ce qui est doucement passif et
réceptif semble partout précéder ce qui est efficient et actif. Pour
bien des raisons, je ne doute pas que dans la nature organique le
sexe féminin ait devancé le sexe masculin et que le caractère
prétendument asexué des plantes et des animaux inférieurs repose
partiellement sur cette préséance.
On admet communément que tout système doit être jugé à son
principe. Mais il reste à savoir ce qu’il faut entendre par principe.
Pour autant que tout développement présuppose qu’un seul et
même sujet s’y développe, chaque système a un seul sujet, un être
vivant qui en lui se développe. Mais si l’on entend principe en ce
sens, on sera bien en peine d’en fixer le concept une fois pour
toutes ; car du fait qu’il est alors conçu dans un mouvement, dans
une progression constante et une gradation, chaque concept ne peut
valoir que comme un moment ; en tant qu’être vivant, il n’est pas
un, en fait, mais infiniment multiple. D’où l’on peut voir qu’il n’est
aucun ensemble vivant produit par l’art de la science où il soit
possible de trouver un point où l’on pourrait en quelque sorte
s’arrêter, ou que l’on pourrait fixer : il faut au contraire se résigner
à attendre le développement du tout avant d’être à même de donner
le concept exhaustif du sujet du développement. Car ce sujet se
trouve tout autant au milieu du parcours ou à sa fin qu’en son
début, et il ne se réduit pas à ce qu’il est en tel ou tel point du
développement ; il n’est jamais rien d’isolé, mais l’un et le tout dans
l’ensemble. Celui qui reproche au sujet d’un tel développement sa
nature protéiforme a donc grosso modo touché plus juste que lui-
même ne s’en doute.
On nous a rebattu les oreilles avec l’idée selon laquelle un système
serait, de façon générale, impossible, en omettant à vrai dire
d’expliquer ce que l’on entend alors par système. Si système était
synonyme d’ensemble de propositions énonçant toutes un être fixe
et stationnaire, la prétendue « histoire naturelle » serait alors, en
supposant qu’elle ait [48] atteint la perfection dans ses descriptions,
le modèle de tous les systèmes. Si par système il fallait entendre un
ensemble de propositions cohérentes dont chacune a aussi une
vérité isolément et en elle-même, la géométrie serait peut-être alors
le seul et unique système, bien qu’à vrai dire il ne soit venu à l’idée
de personne de la considérer comme telle. En ce qui concerne la
science vivante, en revanche, on peut dire qu’il suffit qu’une
proposition quelconque soit énoncée comme proposition pour
qu’elle soit fausse. Ainsi la proposition : l’Etre originel est unité
absolue du sujet et de l’objet est manifestement fausse pour autant
qu’elle est énoncée comme une vérité qui vaudrait pour soi-même,
parce que le même Etre est aussi à un autre égard unité efficiente,
et même peut-être à un autre égard encore opposition du sujet et de
l’objet. Mais tout aussi fausse est sa contradictoire : l’Etre originel
est non-unité du sujet et de l’objet, si on la considère isolément.
Alors qu’en revanche chacune de ces deux propositions peut
apparaître vraie dans la vivante connexion du tout qui lui assigne la
place qui lui revient et ainsi les limites de sa validité. C’est pourquoi
on serait bien plutôt tenté de dire inversement : toute proposition
est fausse en dehors du système, et il n’y a de vérité que dans le
système, dans la connexion organique du tout vivant.
C’est pourquoi le système au mauvais sens du terme a été dérivé,
comme tous les maux, de l’état stationnaire, d’une déficience de la
force de développement, d’accroissement, d’exécution. C’est ainsi
que nous voyons tous les systèmes du passé surgir dans leur
foisonnante diversité du seul fait qu’ils se sont figés chacun sur un
seul point de vue : ce n’est pas ce point de vue qui est faux, c’est de
s’y arrêter. Développés et prolongés, tous ces points de vue doivent
être chez eux dans le vrai système propre à les contenir tous.
Mais le concept de principe n’est généralement pas pris en un sens
si relevé : il signifie pour la plupart le point de départ, et rien de
plus. On voit à l’évidence l’insuffisance ou l’absurdité qui
caractérise alors une conception où la nature du tout est jugée
d’après la nature de ce qui y est premier. Quel nom donner alors à
la conception dans le développement de laquelle nous sommes ici
impliqués ?
[49] Celui qui s’en tiendrait au moment le plus élevé du tout, à cette
essence primordiale de la pure limpidité, pourrait être tenté
d’appeler le tout idéalisme dans la mesure où cette essence s’avère
être dans la suite du développement le seul étant ou idéal
proprement dit ; et j’ai moi-même pris la liberté de désigner cette
essence comme l’idéalité absolue, et ce afin de la distinguer d’elle-
même en tant qu’elle est déjà un étant en acte ; le tout pourrait donc
être appelé idéalisme absolu.
Mais on ne saurait méconnaître pour autant ce que cette
désignation a de réducteur, ni les malentendus auxquels elle prête.
Car en soi cette essence n’est ni idéale ni réale ; ou bien plutôt, si
elle apparaît intérieurement comme le plus pur idéal, comme la
plus limpide actuosité, elle est cependant, extérieurement, inactive,
passivité pure, et dans cette mesure elle est égale à la nature du
réal.
S’il fallait donc désigner le tout d’après ce point suprême, on ne
pourrait manifestement le considérer ni comme réalisme ni comme
idéalisme ; il s’agirait bien plutôt d’attendre que ces oppositions
surgissent au cours du développement.
Cependant, comme nous avons montré qu’en cette essentialité ne
s’atteste pas même encore la possibilité d’un commencement, lequel
ne peut venir que de l’autre principe, c’est exclusivement dans cet
autre principe qu’on pourrait chercher le commencement, ou nerf
du système.
C’est en s’appuyant sur ce principe qu’il fallait déclarer le tout
réalisme et panthéisme, comme on n’a d’ailleurs pas manqué de le
faire assez couramment ; de quel droit, on peut en juger par ce qui
précède. Si l’on prend pour critère l’ancienneté, c’est sans conteste
le réalisme qui l’emporte sur l’idéalisme. Celui qui ne reconnaît pas
la priorité du réalisme veut le développement sans enveloppement
préalable ; il veut le fruit et l’épanouissement qu’il promet sans la
dure écorce qui le renferme. De même que l’être est la force et la
vigueur de l’Eternel lui-même, le réalisme est la force et la vigueur
de tout système philosophique.
[50] Tout un chacun reconnaît que la force de contraction constitue
le commencement proprement efficient de toute chose. Ce n’est pas
de ce qui se déploie sans difficulté mais de ce qui est refermé, et ne
se résout qu’avec résistance au déploiement qu’on peut attendre la
souveraine majesté du développement. C’est cette force archaïque
et sacrée de l’être que la plupart se refusent de reconnaître, qui
voudraient la bannir dès le commencement, sans même lui laisser
le temps de se surmonter elle-même pour céder à l’amour qu’elle
porte et met au monde.
Le premier homme à avoir senti intimement les choses, et à s’être
montré attentif à elles, a dû reconnaître en lui, et hors de lui,
l’existence d’une éternelle opposition. Trouvant cette résistance dès
les premiers commencements de la nature, mais ne trouvant nulle
part sa source dans le visible, il a dû se dire très tôt que le
fondement de l’opposition est plus ancien que le monde, et même
qu’il est aussi ancien que le plus ancien des Etres ; que dans le
vivant originel comme en tout ce qui vit il existe une dualité qui,
parvenue jusqu’à nous peut-être par d’innombrables degrés, se
présente aujourd’hui sous la forme du corporel et du spirituel, des
ténèbres et de la lumière, du feu et de l’eau, ou encore du masculin
et du féminin. C’est précisément la raison pour laquelle les
doctrines archaïques présentent avec une telle unanimité ce
principe premier, à partir duquel tout s’est produit, comme un Etre
ambivalent ou encore ayant deux façons d’agir conflictuelles.
Mais en notre temps si éloigné de ce sentiment originaire de
l’humanité auquel il est chaque jour plus étranger, le sentiment de
cette dualité a presque davantage trouvé à s’exprimer par les
tentatives visant à la supprimer d’une façon ou d’une autre, voire à
la nier, que par une reconnaissance et une compréhension
effectives.
À ne retenir de l’être que ce par quoi il s’oppose à nous, et de l’autre
principe uniquement ce que le simple adepte du mécanisme peut en
trouver en lui-même, on n’obtiendra que l’expression la plus
abstraite dans laquelle la dualité se puisse exposer ; elle apparaît
alors comme une opposition entre être et pensée.
À cette pensée s’est opposé de tout temps, comme une force
incoercible, l’être tout-puissant, en sorte que la philosophie, qui a
des lumières sur tout [80] , n’a rien trouvé de plus difficile que de
donner un éclaircissement de cet être. Mais c’est précisément ce
caractère insaisissable, [51] cette résistance opposée de fait à toute
pensée, cette active obscurité, cette inclination positive aux
ténèbres que la philosophie devait poser comme explication. Elle a
préféré cependant éliminer totalement ce qui la gênait, et dissoudre
entièrement l’intelligible en intelligence ou, d’une façon ou d’une
autre, en représentation.
Quiconque procède ainsi, quiconque nie l’existence d’un principe
opposé positivement à toute pensée et lui offrant une résistance
active, nie du même coup la réalité en soi, et c’est à bon droit qu’on
peut l’appeler (au sens courant du terme) un idéaliste.
Si l’on comprend l’idéalisme en ce sens, c’est-à-dire comme
dénégation totale de cette force originelle de l’être, les écoles n’en
ont nullement l’exclusivité, pas plus que l’idéalisme ainsi compris
n’a attendu notre époque pour voir le jour [81] . Tel qu’il a fait son
apparition parmi nous, il n’est en fait que le mystère avoué de la
tendance suivie depuis plusieurs siècles déjà par la faculté de
penser aventureuse de l’homme.
On trouve ici aussi la confirmation du fait que l’homme forge en
tout temps son Dieu d’après lui-même, de même assurément qu’à
son tour il se forge lui-même à l’image de son Dieu. Et comme on
s’est de plus en plus accoutumé à considérer chez nous
l’humanité [82]  comme ce qu’il y a d’unique, en tenant pour rien la
force qui doit bien pourtant lui servir de fondement, on s’est efforcé
d’éliminer autant que faire se pouvait de l’idée suprême ce qu’il y a
en elle de vigueur et de force, au point qu’un orateur philosophe de
notre temps est en mesure de donner de ce Dieu humain une
description à la portée de tout le monde où la lumière darde de tels
rayons qu’il n’y a plus rien à voir.
Un tel Dieu est à l’image naturelle d’un homme qui a entièrement
perdu en lui la force de rentrer en soi-même ; et son impuissance
est comparable à celle d’un peuple qui, dans ses efforts optimistes
vers ce qu’il appelle civilisation et Lumières, en est arrivé à tout
dissoudre en pensées ; tandis qu’avec cette obscurité il a perdu
toute vigueur, il a perdu ce principe pour tout dire barbare — car
pourquoi ne pas l’appeler par son nom ? — qui, surmonté, mais non
point anéanti, est la véritable assise de toute grandeur.
Si, par conséquent, aux yeux de notre orateur, tout ce qu’il y a en
dehors de cette lumière originelle de la divinité n’est qu’image [5 2]
et vide schématisme de celle-ci, et si tout ce qui devient visible en ce
monde d’images, si toute la nature « phénoménale » — la terre et le
ciel, que d’autres appellent le vêtement de la puissance divine —
n’est que le néant d’un néant et l’ombre d’une ombre (et pourquoi
pas, dans cet envol pindarique, les rêves d’ombres [83]  ?), il ne reste
plus qu’un conseil à lui donner, si tant est qu’on puisse appliquer à
un peuple qui a donné de tels orateurs le vers d’Homère que Caton
l’Ancien appliquait aux guerriers devant Carthage : celui de
renoncer à trouver, parmi ce peuple, ne fût-ce que celui dont on
pourrait dire, comme de Scipion :
Lui seul est valeureux, les autres vacillent comme des ombres [84] .
Comme il est bienfaisant de connaître un principe qui, nonobstant
toute la mobilité et toute l’agilité de la pensée, ne peut se
décomposer dans le dissolvant du concept le plus corrosif, ni se
volatiliser dans le feu de la pensée la plus spirituelle ! Sans
l’existence de ce principe qui offre une résistance à la pensée, le
monde se serait déjà peut-être effectivement décomposé, à l’heure
qu’il est, en néant ; seul cet ancrage le préserve des tempêtes de
l’esprit dans sa mobilité qui ne connaît pas de repos. Oui, il est bien
la force éternelle de Dieu. Il faut nécessairement qu’il y ait dans le
premier Existant un principe de résistance à la révélation. <Car
si> [85]  c’est bien d’une force que résulte la révélation, ne faut-il pas
qu’il y ait également une force qui agisse à son encontre ? Une
indifférence qui serait absolument inactive est-elle pensable ? Il y a
dans la première effectivité un principe irrationnel qui résiste à
toute explicitation, hostile, donc, à la créature, et qui en Dieu
constitue la force proprement dite ; de même, au sommet du
sérieux tragique, ce sont Force et Pouvoir, serviteurs de Zeus, qui
enchaînent Prométhée, l’ami des hommes, à son rocher battu par
les flots [86] . Reconnaître ce principe est aussi nécessaire que
reconnaître la personnalité de Dieu. Or cette personnalité est bien
définie, dans la langue d’une philosophie plus ancienne, comme
l’acte ultime ou la puissance ultime en quoi consiste un Etre doué
d’intelligence, et de façon telle qu’il ne puisse la communiquer. Tel
est le principe qui fait éternellement le départ entre Dieu et la
création, au lieu de les mêler, comme on n’a pas manqué de le dire.
Tout peut se communiquer à la créature, à une seule exception
[87]
près : <être de soi-même et par   > soi-même.
[53] On ne saurait affirmer qu’il est indigne de la nature divine
d’admettre un tel principe : car comment se pourrait-il que ce qui
appartient nécessairement à son être soit indigne d’elle ? Mais cette
objection contient de surcroît de fausses prémisses. Car, en tant
qu’il est efficient, ce principe précède Dieu en tant qu’étant ;
inversement, en Dieu en tant qu’étant il est subordonné ; et si
d’aventure il passait de nouveau à l’acte, encore faudrait-il établir
au préalable si c’est bien la volonté divine qui en est à l’origine.
Ce qui vaut pour le réalisme vaut d’ailleurs tout autant pour le
panthéisme. En cet état primitif où toutes les forces s’équilibrent,
l’Un est aussi le tout, et inversement. Mais même cette unité n’est
pas inactive : elle est posée au contraire par une force efficiente
dans l’Etre primitif. Et par conséquent, de même que le réalisme a
sur toutes les autres conceptions la primauté de l’âge, c’est sans
conteste au panthéisme que revient la priorité sur son opposé,
idéalisme ou dualisme. Nous pouvons bien dire qu’il est en Dieu
même le système le plus précoce et le plus ancien. Mais c’est
précisément ce système panthéiste du temps primitif, cet état
primitif d’omni-unité et d’omni-réclusion qui se trouve de plus en
plus refoulé et posé comme passé par le temps qui a suivi.
Par quoi cet état est-il devenu du passé ? Telle est la question, car
que cet état ne soit plus, l’extériorité de la nature, la tranquillité
dont elle offre à nouveau l’apparence et sa complexion organique
contrastant avec ce temps sauvage inorganique suffisent à nous en
convaincre.
La cause ne doit pas en être cherchée dans une quelconque
puissance extérieure à l’Etre primitif, à supposer d’ailleurs qu’une
telle puissance soit elle-même pensable. Car rien ne peut faire
ployer sa force ; rien n’est en mesure de rompre cette unité à toute
épreuve de son Etre, ni de mettre fin à la simultanéité et à
l’équipollence des forces en lui.
Lui-même, à savoir le Dieu inclus dans l’être, en est par lui-même
bien incapable. Car de lui-même il est un tout indissociable, et cette
volonté supérieure, qui en même temps est sienne, à savoir l’amour,
peut bien le poser en état de contradiction et de conflit, mais non
l’en sortir ; aucun des principes inclus en lui n’est non plus à même
d’altérer [54] cet état, car rien ne peut être séparé de lui.
De façon générale, donc, seuls les cas suivants pourraient être
envisagés :
Soit il faudrait que l’Etre primitif persévère en cet état de
contradiction, où il n’en viendrait ni à la scission ni à l’union. Soit il
faudrait que la scission ait lieu effectivement, que la volonté
supérieure prenne le dessus ou que la volonté efficiente sacrifie sa
vie propre. Soit, enfin, il faudrait que cette volonté supérieure qui
pousse impétueusement à la scission voie son aspiration comblée
d’une autre manière, et de telle sorte que l’autre volonté
demeurerait en pleine possession de sa force et de son efficacité.
La première hypothèse pèche contre le présupposé, elle s’avère
même impensable. Car un désordre éternel, un éternel chaos, un
tourment et une angoisse éternels sont impossibles ; toute
contradiction trouve par elle-même sa fin. Quant à la seconde
hypothèse, dans laquelle l’union remporte une victoire absolue sur
la scission, elle est à son tour impossible. Car par cette victoire le
principe de contradiction serait complètement anéanti ; la pure
limpidité initiale régnerait bien à nouveau, mais sans révélation. Or
cela, elle ne le veut pas ; car si fréquente que soit chez elle la
possibilité d’échapper à l’emprise de ce mouvement cyclique, elle
ne laisse pas de rester sous cette emprise car elle ne peut renoncer à
son aspiration à la révélation ; elle veut l’opposition, afin de pouvoir
en ressortir comme unité. Qui doute que cette essence supra-divine
de la pureté puisse consumer en elle toute contrariété pour peu que
l’envie lui prenne de se libérer de l’existence ? Qui doute qu’elle
puisse alors s’en échapper, tel un feu anéantissant ? Mais cela,
l’amour ne le souffre pas, le dessein de se révéler ne le souffre pas.
Dans la constance du feu, dont l’embrasement n’est pas moins
constamment empêché, réside le plus haut secret. Troisième
hypothèse enfin — que la volonté existante sacrifie entièrement sa
[88]
propre vie (sa volonté propre   ) — cela n’est pas moins impossible,
car cela reviendrait à ce qu’elle reprenne tout et résilie le
commencement. Ce serait là une régression totale. Or tout ce qui
régresse vient du Malin, et non pas la liberté de reprendre, mais au
contraire la force de venir à bout du commencement et de le mener
à bonne fin — voilà qui est divin. En soi, une telle régression est
d’ailleurs impensable. [55] Car il faudrait soit que la volonté propre,
ou volonté de contraction, fût abolie par la volonté supérieure, ce
qui, comme nous venons de le démontrer, est impossible ; soit que
la volonté de contraction comme telle s’abolît elle-même. Or cette
volonté est une volonté en elle-même aveugle, ne jouissant
d’aucune liberté à l’égard d’elle-même, et il est impossible que ce
qui surmonte soit identique à ce qui est surmonté. Il ne reste par
conséquent que la quatrième et dernière hypothèse, à savoir : que
l’Etre, et du même coup l’Existant, voie apaisée d’une autre façon sa
nostalgie [89]  de liberté et de révélation.
La contradiction apparemment insoluble qui se fait jour ici consiste,
comme on l’a vu de plus en plus clairement, en ceci que l’Existant
devait se scinder tout en restant existant, c’est-à-dire Un. S’il était
loisible à l’unité de périr, nous ne serions plus en présence d’une
contradiction : mais rien ne doit être perdu dans ce qui est le
comble de la perfection ; même une transition toute en douceur
entre l’unité et la dualité, où celle-là prendrait fin, irait à l’encontre
de la perfection et de l’immutabilité de la nature divine, où il ne
peut y avoir aucune métamorphose de l’Etre, aucune alternance de
ténèbres et de lumière. Si l’Un se mouvait de lui-même de l’unité à
la dualité, ce serait la perte de l’unité. Mais la dualité doit être, et
l’unité ne doit pas moins subsister. Cela ne serait possible que si le
principe unifiant posait le principe scindant par le fait même de
rester en lui-même et, posant le principe d’ouverture, subsistait lui-
même comme principe de contradiction. Mais c’est seulement à
condition de poser le principe de scission hors de lui en se
ramassant sur soi-même qu’il resterait en lui-même un principe de
contraction. Or rien ne saurait être hors de Dieu, fût-ce d’un Dieu
qui ne serait encore présent qu’en germe, car il est l’Etre de tous les
Etres, et c’est en lui que résident la semence et la possibilité de toute
réalité effective. Il faudrait donc que ce principe posé en dehors de
l’Existant soit à la fois en Dieu et seulement en dehors de l’Existant,
c’est-à-dire qu’il suffirait que Dieu se dédouble en lui-même et qu’il
y ait par conséquent une autre personnalité de Dieu, distincte certes
de celle de l’Existant, mais non de lui-même. Toutefois, il faudrait
que cette autre personnalité soit de Dieu dans la mesure où il est
l’Existant ou ce qui est inclus dans l’être ; car, en dehors de l’être,
rien n’était au préalable, pas même Dieu. Or cet Existant est un tout
indissociable et il doit rester tel qu’il est, en accord avec [56] ce
présupposé. Ce n’est donc ni par division, ni par séparation ou
scission d’un des principes contenus en lui que le Dieu inclus dans
l’être peut poser l’autre personnalité, mais seulement en restant, ce
faisant, dans son intégrité et sa réclusion. Or poser de cette façon un
autre en dehors de soi tout en restant entièrement en soi-même,
cela s’appelle engendrer. Engendrement, auto-dédoublement de
l’Etre inclus dans l’être, telle serait donc l’issue finale, la seule issue
possible du suprême conflit.
Le concept d’engendrement (Zeugung), il est vrai, est pris aussi en
un sens plus large, et on l’applique à toute situation où, chez un Etre
vivant, la première force créatrice d’abord interne commence à se
tourner vers l’extérieur — que cette force produise quelque chose
de semblable à lui ou simplement un être indépendant de lui et
autonome. C’est ainsi que l’on attribue aussi aux poètes et aux
artistes, en leurs productions, une force d’engendrement, pour
autant que ce qu’ils ont produit apparaît indépendant d’eux. La
plante, où la force primitive de l’engendrement se présente dans
toute sa pureté, n’engendre pas seulement au moment où elle
fructifie effectivement, mais déjà, dans une certaine mesure, lors du
passage à l’état de fleur, en ce qu’elle y produit déjà quelque chose
de distinct d’elle, mettant ainsi un terme à sa pure et simple
perpétuation. Mais l’être organique dans son ensemble n’est pas
seul à éprouver du plaisir à engendrer ; c’est le cas aussi des
organes particuliers, et notamment des organes des sens. L’oreille
est toujours à l’écoute (will immer hören), comme le montre le fait
que certains ne peuvent pas vivre, pour ainsi dire, en l’absence de
bruit, de son ou de parole : ils en tirent tout seuls d’eux-mêmes pour
peu que le silence règne autour d’eux, et beaucoup ont même
l’habitude de monologuer à voix haute. C’est ainsi que l’œil est
constamment enclin à voir, c’est-à-dire à se livrer à une activité qui
est une véritable création-hors-de-soi, une contraction, c’est-à-dire
une génération [90] , et en l’absence d’une sollicitation extérieure il se
résout, dans des états d’excitabilité particulièrement grande, à
engendrer des visions qui sont entièrement de son propre cru. Tout
être qui ne peut plus se contenir ou se ramasser en sa propre
plénitude semble universellement se ramasser hors de soi, ce dont
relève par exemple le haut prodige de la formation [57] du verbe
que les lèvres laissent échapper, véritable engendrement de toute
l’intériorité, lorsque celle-ci n’en peut plus de demeurer en elle-
même.
Lorsque la plénitude de son intériorité va croissant, l’Existant ne
cherche rien d’autre, lui non plus, que le verbe susceptible de
l’exprimer, de le libérer, de l’épanouir, et partout la contradiction
interne n’est résolue que par le mot engendré ou trouvé.
Lorsque sa première personnalité commence à ressentir l’angoisse
et ces profondes douleurs intimes qui caractérisent toute vie,
l’homme doit lui aussi, au risque sinon de rester dans un état
chaotique, ou de succomber à un intime feu dévorant, engendrer
son sauveur : cette autre personnalité, cette personnalité supérieure
qui amène la première à la décision, à la déclosion et à la
pondération.
L’amour est le facteur de tout développement. C’est l’amour qui
pousse l’Etre primitif à renoncer à sa réclusion. Car ce n’est pas
simplement extérieurement, mais intérieurement aussi que la force
de contraction est surmontée. Plus l’essence de la pure limpidité se
révèle à elle, plus elle la ressent intimement par les progrès de la
scission, plus elle sent que celle-ci est sa propre et véritable essence
originelle, et ce quels que soient la sévérité, la dureté et
l’aveuglement de sa nature comparés à la clémence, à
l’entendement et à la lumière propres à cet être supérieur ; elle a de
moins en moins le cœur de lui résister, sans toutefois pouvoir cesser
d’être contractante en tant qu’éternelle force et puissance. Plus elle
consent à la scission sans pour autant pouvoir renoncer à la
contraction, plus elle en a le cœur gros ; en proie à une nostalgie
croissante, elle devient plus pressante ; ses mouvements ne
ressemblent plus aux tumultueuses bourrasques de l’hiver mais à la
brise légère qui annonce le printemps, lorsqu’un souffle
douloureusement délicieux fait frissonner la nature entière et que
tous les êtres semblent fondre d’intime volupté, s’apprêtant à laisser
culminer bientôt leur énergie vitale. Dans la mesure en effet où la
force de contraction relâche intérieurement la vie dont elle est
porteuse, où la colère devient impuissante, perd toute volonté et du
même coup tout pouvoir de contraction, sans qu’il soit pour autant
en son pouvoir de cesser d’être créatrice et contractante
extérieurement ou dans le fait, elle qui est la force éternelle du seul
Etre par nature immortel — dans cette [58] mesure, donc, c’est tout
autant eu égard à l’Etre primitif que dès lors est atteint ce moment
où les forces exercent leur pression maximale, et où, comme il n’est
pas en son pouvoir de se contracter ou d’engendrer en soi, c’est par
conséquent en dehors de soi qu’elle engendre son semblable, qui de
ce fait est quelque chose d’indépendant et d’autonome.
Mais que pourrait-elle engendrer à partir d’elle-même, cette force
primitive de contraction, sinon ce que convoite l’essence en son
essentialité, ce dont l’aspiration l’a seule transposée dans ce conflit,
à savoir : son semblable, l’ amour le plus pur ! De même que l’amour
naît dans le cœur, le Fils éternel prend naissance à partir du foyer
de contraction du Père éternel.
Le vœu de l’amour est alors exaucé. Pour la première fois, il
reconnaît la force de contraction comme d’accord avec lui. Car
l’amour elle-même [91] , la limpide pureté en elle-même ne peut ni
engendrer ni créer ; pour ce faire, elle a dû recourir à la force de
contraction, la seule à être efficiente et génitrice, qui, de ce fait, est
tout aussi éternelle qu’elle. Mais cette force était tenue de n’être que
génitrice, et donc, au sein de l’Existant, de ne pas être pour soi. Voilà
pourquoi l’amour s’est élevée contre elle jusqu’à ce
qu’intérieurement vaincue elle se soit résolue à engendrer
effectivement. Dès lors qu’est exaucé son vœu le plus cher, l’amour
est satisfaite ; elle laisse désormais libre cours à la force de
contraction. Car il n’est pas loisible à la force de contraction de
trouver un quelconque répit : c’est éternellement qu’elle continue à
s’exercer, afin que le Fils soit éternellement engendré par le Père et
que la force paternelle trouve éternellement à s’épanouir dans le
Fils, afin aussi que naissent de leur action concertée les éternelles
délices qu’éprouvent alors tant le Père que le Fils, l’un en ce qu’il
surmonte, l’autre en ce qu’il est surmonté [92] . Le Fils n’est pas
l’antagoniste du Père, mais sa délectation et son amour, semblable,
dirions-nous, quitte à en donner une comparaison bien faible, à cet
intime soulagement que nous éprouvons lorsque nous avons trouvé
l’ami susceptible d’amener à s’ouvrir et à s’exprimer ce qui est
renfermé au-dedans de nous-mêmes, voire de résoudre toutes les
contradictions de notre vie en nous en donnant le mot. Car c’est
seulement à partir du moment où le Fils intervient que le Père
commence à se comprendre lui-même, que la distinction s’opère en
lui, ou encore, pour reprendre les termes d’un vieil écrivain : le Fils
est la limite des profondeurs du Père et la source vive des choses
intelligibles.
De façon purement immédiate, en effet, du seul fait de la présence
[59] du Fils, l’unité paternelle tendant à l’indifférence des forces et à
la fermeture sur soi, sinon le Père lui-même, est posée comme non-
étant, non point certes en elle-même mais relativement au Fils. Or
ce qui en soi est étant et se trouve posé comme non-étant
relativement à un autre que soi, cela est posé comme passé. Du fait
qu’elle a engendré le Fils, l’obscure force primitive du Père recule
elle-même dans le passé et se reconnaît comme passé relativement
au Fils. Mais aussitôt que la force de contraction est retournée dans
la potentialité, le passé et l’intériorité (= est effectivement posée
comme première puissance), l’amour cesse de la contredire, car elle
se trouve dès lors ramenée à son véritable rapport. Qu’à sa guise
elle continue d’agir en son intériorité, l’amour ne peut que s’en
réjouir ; son action est en effet seule à faire exister le Fils éternel,
dans lequel repose désormais l’amour du Père, qui n’attise plus le
conflit des temps antérieurs. Tel est le moment où pour la première
fois les deux principes sont posés comme libres l’un à l’égard de
l’autre, où ils se réjouissent de leur indépendance réciproque, car à
tout prendre ils ne constituent ensemble qu’une nature.
[93]
Le Fils est le conciliateur   , le libérateur et le rédempteur du Père,
et si la force du Père était avant le Fils, elle était tout autant avant le
Père ; car le Père lui-même n’est tel que dans et par le Fils. C’est
pourquoi le Fils est à son tour cause de l’être du Père, et c’est
éminemment ici qu’il convient de citer cette formule bien connue
des alchimistes : le Fils du Fils est celui qui était le Père du Fils.
Avec le Fils débute la seconde époque, le temps du présent, le temps
où règne l’amour. Voilà donc confirmée, et en l’occurrence dans le
cas le plus éminent qui soit, la loi que nous avons énoncée plus
haut : cette grande loi, régissant toute vie, qui veut que les mêmes
forces qui se conjuguent intérieurement deviennent extérieurement
indépendantes les unes à l’égard des autres, comme autant de
puissances ayant chacune son temps à elle.
Le premier effet du Fils, à l’égard de la force paternelle, c’est de
surmonter en celle-ci l’unité de l’être et de l’étant, ce qui n’est
possible qu’à condition de poser aussi l’étant ou l’essence en liberté
vis-à-vis de l’être dans chacun des deux pris pour soi.
Car l’essence était tout autant dans l’être que dans l’étant, mais de
façon opposée.
[60] Dans l’étant, l’essence n’était pas libre du fait qu’elle y était
posée comme sujet de la force de contraction et, du même coup,
comme elle-même contractante, alors que par nature elle est une
force qui s’épanche et se communique.
Dans l’être, en revanche, elle n’était pas libre du fait qu’elle y était
posée comme contractée, et dans cette mesure comme objet.
Or l’unité entre l’étant et l’être repose précisément sur le fait que
l’essence est posée comme sujet dans l’étant, et dans l’être comme
objet. Par conséquent, cette unité ne peut être supprimée sans que
l’essence soit du même coup, dans l’étant comme dans l’être,
affranchie de l’être, ou encore de la force de contraction.
Nous ne pouvons mieux nous représenter la situation de l’essence
par rapport à la force de contraction dans l’étant que par analogie
avec la situation dans laquelle se trouve le cœur humain, par lui-
même libre et pur, lorsqu’il doit affronter une volonté déterminée
qui s’engendre en lui : car bien que cette volonté jaillisse dans le
cœur, elle a tôt fait de s’en emparer, en sorte que le cœur se voit
ravir par rapport à elle sa liberté et sa pure limpidité. Mais il s’en
libère au moment où cette volonté redevient latente, intérieure, et
dès lors il peut à nouveau s’épancher librement et se communiquer.
Si, dans l’étant, l’essence n’était pas libre du fait qu’elle était posée
comme sujet, elle qui en soi ou par nature se situe au-dessus de tout
sujet, c’est inversement le fait d’être objective, non étante par
rapport à la force de négation qui, dans l’être, la prive de liberté,
elle qui devait être bien plutôt, relativement à cette force, quelque
chose d’étant. Ainsi, la libération de l’essence dans l’être consistera
en ceci que l’essence sera de plus en plus posée ici comme quelque
chose d’étant ou de présent (et dans cette mesure de subjectif),
tandis que c’est l’être, ou la force originelle de négation qui, là, sera
de plus [61] en plus posée comme quelque chose de relativement
non étant, de passé (et dans cette mesure d’objectif).
Car la scission des forces ne signifie pas séparation absolue, ni
déchirement du lien initial de l’unité ; si cela était, la force éternelle
du Père ne serait pas surmontée en amour, elle serait anéantie.
Cette scission ne doit être que délivrance, par laquelle chaque
principe devient indépendant de l’autre, ou mis en sa liberté
propre. La façon la plus juste de considérer cette dissolution, c’est
d’y voir une articulation du lien tout d’abord muet de l’existence,
métamorphosant ce lien en un Verbe perceptible, parlant, dans
lequel voyelles et consonnes ne sont pas séparées mais simplement
posées les unes par rapport aux autres en un rapport convenable et
expressif.
Or le Fils se réalise dans la mesure où il surmonte la force obscure
de l’indifférence dans le Père, à savoir dans la mesure où il articule
le lien. C’est pourquoi le Fils, en se réalisant, n’est rien d’autre que
le Verbe lui-même vivant, articulant, ce Verbe vivant n’étant rien
d’autre à son tour que le Fils dans son accomplissement.
Du fait qu’il abrite en lui la force de contraction comme intériorité,
ou comme sujet, tout en se manifestant au-dehors comme pure
essence qui sourd librement, l’étant devient essence autonome,
consciente d’elle-même, en un mot élevé au spirituel. Feu
resplendissant par lui-même, il ne requiert aucun être en dehors de
lui mais se suffit à lui-même.
Mais c’est seulement par le Fils, et en lui, que l’étant est séparé de
l’être et élevé au spirituel, de même que le Père n’est effectivement
tel que dans le Fils. En lui-même, cependant, il est toujours ce qu’il
était auparavant, et à supposer que le Fils pût disparaître, la
conscience de soi du Père retournerait elle aussi à cette profonde
réclusion dont les ténèbres, l’absence de liberté et l’indécision où
nous sommes parfois plongés ne peuvent nous donner qu’une bien
faible image.
L’être est nécessairement posé comme passé dans la mesure où
l’étant est scindé de l’être et élevé à l’éternelle présence à soi. Mais
c’est [62] seulement en tant qu’être qu’il peut être posé comme
passé. Ce qui à son tour n’est possible que si ce qui en lui est étant
ou essence est, dans la même mesure, posé comme présent ou
comme étant.
Ainsi, c’est en chacun des deux, dans l’étant comme dans l’être, que
les forces efficientes sont posées dans le rapport fibre approprié à
leur nature ; en chacun d’eux le Verbe vivant est comme le lien
librement unissant et créateur ; chacun d’eux est ainsi déployé en
un monde autonome.
Le monde en lequel l’être se déploie est la nature ; le monde en
lequel se déploie l’étant est le monde des esprits.
La nature et le monde des esprits jaillissent toujours
symétriquement et simultanément, à partir du point médian
comme d’une seule et même unité originelle par l’acte unique de
l’éternelle dualisation.
Car la force paternelle ne cesse jamais d’agir, en sorte que ces deux
mondes ne procèdent pas au commencement seulement du Père et
de lui seul, mais au contraire perpétuellement — et c’est pourquoi
le Père est appelé à bon droit l’unité de la nature et du monde des
esprits. L’absence de la contraction du Père ferait entièrement
cesser la nature comme être ne consistant depuis le commencement
qu’en contraction et par contraction, mais elle ferait cesser du
même coup le spirituel, lequel ne devient éternellement que pour
autant que la force contractante est surmontée et posée comme
intériorité.
Mais les deux mondes ne sont scindés que par l’intervention du
Fils ; c’est par lui que sont faites, au sens propre [94] , toutes les
choses, tant dans le monde visible que dans l’invisible. Si d’aventure
il pouvait cesser d’agir, la nature et le monde des esprits se
rejoindraient et retomberaient dans l’unité. Par quelle force ces
deux mondes sont-ils disjoints dans le présent ? La question est au
moins aussi importante que celle de la force par laquelle
originellement, ou considérés dans le passé, ils ne font qu’un.
Mais sont-ils complètement séparés par le Fils, et n’y a-t-il d’autre
rapport entre eux que l’unité paternelle qui, à titre de passé les
soutenant, est toujours au fondement de l’opposition dans laquelle
ils se trouvent ? Est-ce qu’une unité supérieure ne naît pas [63]
précisément de cet état de scission, et ne leur fallait-il pas peut-être
se trouver scindés tout simplement afin que se déploie cette unité
supérieure ? Si l’unité première reposant sur l’indistinction était
inconsciente et nécessaire, cette autre unité qui procède de la
scission devrait être une unité libre et consciente.
Pour parvenir à répondre à cette question, il est nécessaire de
revenir au premier sens de la scission. Mais, afin de ne pas répéter
la même chose de la même façon, nous allons tenter d’exprimer ici
de façon plus dialectique ce que nous avons dit plus haut sous une
forme plus narrative.
Comme l’être ou l’objectif se rapporte comme non-étant à l’étant en
entier, nous pouvons le considérer comme l’opposition, en tenant
l’étant pour l’unité. L’Existant, lui, dans lequel l’étant et l’être sont
fondus en une suprême intimité, peut se caractériser comme l’unité
de l’unité et de l’opposition, pour recourir à une expression dont
nous avons déjà fait usage.
Mais cette dernière unité, l’Existant ne l’est encore aucunement
pour soi, mais seulement en soi ou de façon latente. Il ne saurait en
rester à cette intimité ; toute existence va impétueusement de
l’avant vers son développement ; tout ce qui croît aspire à sa
plénitude et veut pousser et faire sa poussée [95]  pour s’épanouir
enfin en fleur. Ce qu’il fut, à savoir unité et opposition en un seul et
même Etre, l’Eternel a voulu l’être à nouveau, c’est-à-dire se devenir
manifeste à lui-même comme tel. À cette fin, l’unité et l’opposition
devaient être scindées ou encore opposées — et c’est jusque-là que
nous avons nous aussi mené le développement.
Mais cette scission, ou opposition, n’était pas en vue d’elle-même,
elle était seulement afin que l’Eternel se manifeste à travers elle
comme unité de l’unité et de l’opposition.
Or cela ne serait pas possible du seul fait que cette unité déjà
présente de façon enveloppée dans l’existence (à savoir l’unité de
l’unité et de l’opposition) surgirait de nouveau immédiatement
comme lien entre les deux ; car alors toute scission (Scheidung)
cesserait aussitôt, on reviendrait au fond à la situation de départ,
faute d’aboutir à une véritable dé-cision (Entscheidung), et
l’ancienne réclusion se substituerait à nouveau au développement.
[64] Il faut donc que l’opposition demeure ; chacun doit être unité et
opposition, chacun pour soi, et — précisément dans cet être-pour-
soi de chacun et sans qu’il soit supprimé, l’unité doit apparaître.
Cela à son tour n’est pensable que si l’unité se produit, dans le
rapport d’opposition des deux, en chacun des termes scindés pris
pour soi, si ces termes par conséquent deviennent un dans la
scission et par elle, grâce à un accord intime produit à partir de
chacun en particulier.
C’est seulement ainsi que se manifeste l’essence suprême de
l’amour : car, que des principes soient à l’unisson parce qu’ils y sont
contraints par une force qui les lie, cela n’a rien d’étonnant, mais
amour il y a lorsqu’en toute indépendance existentielle le libre est
attiré vers le libre [96] .
Il faut bien pourtant que la disposition à une telle unité de plein gré,
ou sa possibilité, réside en chacun pris pour soi, fût-ce confusément
et sans l’amorce d’un développement. Les mêmes principes sont
effectivement dans les deux, le même Verbe y fait œuvre de scission
et d’union. Ce n’est pas la diversité des forces qui fait la différence,
mais seulement leur rapport inverse dans chacun. En tous deux le
procès a pour conséquence, en sa progression, de poser de plus en
plus comme latente la force originelle de négation ; mais c’est en
devenant de plus en plus sujet dans l’étant, et de plus en plus objet
dans l’être. L’amour peut s’épancher comme entité se
communiquant librement à proportion que la force de contraction
est posée dans l’étant comme intériorité ; de même, dans l’exacte
mesure où la force de contraction de l’être est posée à l’extérieur,
l’amour germe en son cœur et surmonte, à partir de son intériorité,
la dure extériorité. Là, l’amour est l’élément extérieur efficient, et la
force contractante l’élément intérieur latent qui n’est qu’afin que
l’amour ait quelque chose qui le retienne et par quoi il devienne
autonome ; tandis qu’ici l’amour est l’élément intérieur efficient, et
la force de négation l’élément extérieur sans effet. De cette façon, il
est possible que la plus parfaite unité interne se conjugue avec
l’opposition externe la plus tranchée. Ainsi la nuit abrite le jour et le
jour la nuit, chacun n’étant que dompté par l’autre. Ainsi encore, le
mal réside dans le bien, mais [97]  [65] caché et inefficace, comme une
nécessaire butée cependant du bien lui-même, de même qu’à son
tour le bien réside, mais dominé par lui, dans le mal, qui sans lui ne
pourrait être.
Ici commence donc à se présenter un troisième type d’unité,
laquelle n’est autre toutefois que la première devenue manifeste
dans l’effectivité, mais diffère totalement de la seconde qui repose
sur l’égalité existentielle. Cette intime unité, nous pouvons la
nommer essentielle et qualitative, alors qu’en revanche la
différence devient de plus en plus extérieure, inessentielle et
quantitative.
Ce concept de différence purement quantitative de l’être et de
l’étant a couramment été tenu pour l’affirmation d’une différence
inessentielle des principes eux-mêmes, tant il est vrai qu’en ces
matières on peut difficilement s’attendre de la part du plus grand
nombre à autre chose qu’à une considération et à un jugement
superficiels. Mais quiconque se montre ici un tant soit peu attentif
doit s’apercevoir que précisément la différence purement
quantitative entre l’étant et l’être présuppose l’opposition
qualitative la plus tranchée des principes à l’état pur, ou considérés
en eux-mêmes.
C’est précisément ce concept qui a été expliqué par celui de
différence de simple « puissance ». Car dans l’être, par exemple, il y
a aussi un étant ; mais dans l’étant comme tel on trouve encore
l’étant de cet étant ; et si la formule A = B se prête à désigner l’être
selon ses principes désormais distinguables ou comme différence
articulée, c’est par A2 qu’il faudrait exprimer l’étant élevé au
spirituel et au conscient.
Ainsi, la seule nature interne de l’étant et de l’être, du spirituel de
Dieu et du corporel qui en est scindé, de la nature et du monde des
esprits suffit à les apparenter. Mais c’est là parler de façon encore
abstraite, comme si les deux étaient des concepts fixes. En vérité,
cette intime unité est une unité qui devient de plus en plus et se
développe au fur et à mesure de la scission. Car la nature et le
monde des esprits jaillissent, dans une mesure constamment égale,
de l’unité éternelle. À mesure que dans l’être l’amour devient étant
et s’élève à partir du non-étant, [66] la colère se fait latente ou
s’intériorise dans l’élément spirituel du Père, tandis que l’amour
s’extériorise et devient manifeste ; et inversement. Mais par là
même ils sont aussi scindés ; car l’être n’était inséparable de l’étant
que par la contraction efficiente du Père. C’est donc par cela même
qui les scinde qu’ils sont portés à cette suprême unité dans laquelle,
chacun des termes de la scission étant à même d’embrasser l’autre,
ils se dissolvent l’un dans l’autre avec toute la richesse de leur
contenu. Quand en effet l’essence encore si profondément enfouie
de la pure limpidité primitive est de plus en plus élevée dans l’être
et posée comme étant par le procès continu d’un art de la
séparation [98]  véritablement divin, la nature en son ultime
accomplissement est complètement, selon l’essence, encore que
d’un tout autre côté, ce qu’au moment même va devenir le spirituel
en Dieu ; car en celle-là comme en celui-ci, quoique de façon
opposée, l’amour est posé comme le seul étant, et le principe
négateur comme le non-étant.
C’est donc ainsi que les deux mondes sont préparés de plus en plus
par les progrès de la scission à leur ultime unité, qui ne peut se
développer qu’à partir de l’intériorité de chacun pris pour soi.
Cette unité ne doit pas être présente (vorhanden) ; car le présent
(Gegenwart) repose sur l’opposition, il n’est que la transition de
cette indifférence initiale profondément celée à l’unité ultime au
comble de son déploiement. Cette unité ne peut être que toujours en
devenir, s’engendrant constamment et, en un mot, du point de vue
présent, à venir.
Elle n’est pas présente au sens où elle serait déjà posée entre les
deux termes de la scission, ou de manière objective ; mais elle doit
pourtant être déjà là entre eux, c’est-à-dire en puissance, et donc
subjectivement — dans les profondeurs de la divinité doit résider
de façon latente la force invisible qui se reconnaîtra au moment
voulu comme Etre ou sujet par rapport à cette unité jaillissant de
l’intime accord des termes scindés.
Cet Etre eu égard auquel la nature et le monde des esprits, l’unité et
l’opposition ne font qu’un, d’une façon déjà maintenant supérieure
mais non encore visible extérieurement, ne peut pas être le Père ;
car le Père n’est toujours que la force de la première unité par
laquelle la nature et le monde des esprits sont fondus et indistincts ;
tandis que [67] le Fils est la Personne qui les scinde, et qui par
conséquent ne peut être en même temps celle qui, en tant que sujet,
les réunit à nouveau. Vu qu’elle ne peut être que Dieu, il faut donc
que cette unité invisible et cachée dans le présent soit une troisième
Personne, différente tant de celle du Père que de celle du Fils :
certes, cette Personne devait bien être déjà présente, enveloppée,
dans celle du Père, parce qu’il était déjà en lui unité de l’unité et de
l’opposition, et toutefois elle n’est effectivement développée que par
le Fils qui, pour cette raison précisément, a dû surmonter
l’indifférence du Père, et scinder la première unité enveloppant
encore l’opposition. Il serait donc parfaitement conforme à la
nature des choses de dire que cette troisième Personne procède
potentiellement du Père, et actuellement du Fils.
C’est seulement grâce à cette troisième Personne que Dieu est un
Etre véritablement entier, fermé, achevé en lui-même ; il est clair en
même temps que la suprême unicité de l’Etre ne peut se révéler
qu’en cette trinité de Personnes. Cette Personne elle-même n’est pas
un principe isolé, ni une partie de la divinité, elle est Dieu tout
entier, mais dans l’état de son déploiement le plus haut et le plus
vivant.
Comme pour cette troisième Personne ce qui était auparavant
subjectif, et a été élevé au spirituel par la scission, ne fait à nouveau
qu’un avec l’être ou l’effectif, nous ne saurions en exprimer plus
adéquatement l’essence qu’en disant qu’en elle réside à nouveau la
pure limpidité primordiale, l’unité absolue du sujet et de l’objet en
sa suprême réalisation : et dans cette mesure c’est Esprit qu’il
conviendrait de la nommer — non pas cependant relativement, au
même titre que l’étant élevé au spirituel et opposé à l’être, mais
bien, du fait de son élévation au-dessus de l’étant comme de l’être,
l’Esprit en soi ou Esprit absolu.
Qu’on nous permette de dire un mot d’une portée générale sur ce
développement de la divinité en plusieurs Personnes.
Dieu ne saurait être pensé comme force au repos, sinon en ces
systèmes abstraits, sans vie, qui à d’autres égards sont presque
universellement discrédités. S’il y a en Dieu une vie et une
personnalité, [68] il y a en lui un mouvement progressif, tel
cependant qu’il ne puisse sortir que de lui-même et également ne
retourner qu’en lui-même, tel par conséquent qu’il soit à la fois
commencement et but du mouvement. Il n’y a ici ni progression
arithmétique, ni pluralité extérieure, mais bien pluralité intérieure,
qui part de l’Un et demeure toujours une ou en soi. De même qu’il y
a en Dieu un progrès, on doit nécessairement admettre qu’il y a
également en lui une consécution de Personnes. Car autrement
même si l’on représentait l’action par laquelle l’Eternel se résout à
la création comme un mouvement continu de l’unité passant à la
dualité, nous perdrions l’unité au profit de la dualité, et ensuite,
avec le progrès de l’opposition vers l’unité supérieure, donc dans la
trinité, c’est l’unité et la dualité que nous perdrions au profit de la
trinité. Si, sans préjudice du progrès, il ne doit y avoir aucune
modification en Dieu, il faut que l’unité subsiste avec la dualité,
comme la dualité avec la trinité, ce qui assurément n’est pas
pensable en l’absence de Personnes différentes correspondant à
chacun de ces moments.
Si la divinité n’est pas posée comme épanouie dès son premier état,
en sorte qu’il n’y ait besoin d’aucune création, son état primitif est
donc celui d’un non-déploiement ; or la force par laquelle le
développement est nié et retenu ne saurait être la même que celle
par laquelle il est aussi affirmé et introduit. Il est donc fort
compréhensible que tous ceux qui ne s’élèvent pas jusqu’à cet acte
d’auto-dédoublement ne soient jamais à même de poursuivre le
développement au-delà du moment que nous avons désigné par le
terme d’existence, et qu’à partir de là leur tentative de poursuivre
ne soit que flatus vocis.
Dans toutes les conceptions originelles de l’humanité, comme dans
toutes les religions sans distinction, on retrouve le pressentiment
silencieux de cette suite de personnes, nécessaire pour expliquer
l’état de la création épanouie en même temps qu’apaisée. Ainsi, non
seulement la religion indienne fait-elle naître de son dieu suprême
son second dieu, Brahma, par lequel le monde caché dans le
premier est produit au grand jour ; même dans la fable grecque, au
règne d’Ouranos, l’entité céleste initiale, succédait celui de Cronos,
dont la nature réunit [69] deux représentations : celle du temps
éternellement engendrant, éternellement engloutissant, de la roue
de la naissance [99]  tournant inlassablement sur elle-même, et celle
de l’âge d’or [100] , auquel servit toujours de modèle cette simplicité
dans laquelle les choses coexistent avant le commencement des
temps présents. Car, même lorsque l’homme éprouve le sentiment
le plus vif d’une scission avec lui-même comme avec le monde
entier, même alors il lui reste encore le pressentiment d’avoir été
dans le tout, d’avoir été partie intégrante de ce tout, et il est bien
naturel de souhaiter y retourner directement plutôt que d’y accéder
de nouveau au terme d’un long combat. Mais Cronos fut refoulé par
son fils Zeus, le maître du présent, auquel un semblable destin n’est
prédit que dans l’avenir. Avant le règne de Zeus, seules se
produisaient des générations sauvages et désordonnées, rien de
durable ni de constant ; avec Zeus en revanche commence le règne
de la forme, c’est le début des figures durables et sereines. Mais à
l’autre égard, vu que les temps de Saturne étaient considérés
comme des temps d’une grande félicité, ce refoulement de Cronos a
été représenté et blâmé comme un acte de violence [101]  par suite du
réalisme de la religion grecque.
Mais incomparable et unique est l’idée chrétienne [102] , notamment
dans la façon dont elle unit la pluralité des personnes et l’unité de
l’essence, en ce qu’elle rend manifeste que ce mouvement
progressif part du même, traverse le même et arrive au même, ne
permettant par conséquent aucune métamorphose de l’essence. Un
maître plein d’esprit [103]  des premiers siècles dit déjà excellemment
à ce sujet : admettre plusieurs natures est hellénique, ne croire
qu’en Une personne est juif, mais déployer Une seule nature en une
sainte Trinité pour rassembler à nouveau la trinité des personnes
dans l’unité de l’essence — voilà la doctrine la plus juste et la plus
vraie.
Les effets silencieux et invisibles du christianisme sont
incontestablement plus grands et plus étendus que l’on n’a coutume
de l’admettre. Il ne serait assurément pas sans intérêt de relever
dans toutes les œuvres les plus importantes de la science et de l’art
les traits diffus qui sont hérités du christianisme. Ne serait-ce que
par leur transmission dès l’enfance (du moins si l’on se réfère à
l’ancienne éducation, bien meilleure au demeurant), ses
enseignements gardent, toute la vie durant, une présence presque
incontournable ; ils sont la matière sur laquelle [70] s’exerce, à son
insu et dès la jeunesse, la vigueur naturelle de l’esprit chez tous les
hommes d’une certaine profondeur ; il se peut bien qu’ils aient agi,
comme une incitation secrète, sur plus d’une âme portée à la
méditation, fût-ce chez celui auquel le détail de ces enseignements
est demeuré étranger, à qui cependant ils ont communiqué ce qu’ils
ont de plus élevé et de plus rare — le sens, si propre au
christianisme, de ce qui est humain et naturel, si essentiel dans les
réalisations et les recherches les plus hautes. Car, dans la mesure où
la Révélation exprime les choses les plus sublimes dans les termes
les plus clairs et les plus simples, qui les rendent si proches au
chercheur qu’il s’effraie de cette proximité même, la première
impression demeure, alors même que celui-ci les a de nouveau
reléguées dans les lointains de la science : on peut donc bien
prétendre que sans la lumière de la Révélation nul chercheur
scientifique ne pourrait oser se représenter l’intime succession des
premiers effets divins aussi naturellement, et au moyen de concepts
aussi humains qu’il est pourtant nécessaire de le faire. Vu la grande
distance où nous devons poser ces objets, il est naturel de
rechercher pour eux les concepts les plus lointains et les plus
éloignés de tout ce qui est humain ; c’est peut-être de là que vient
aussi le fait, illustré de façon si frappante par l’histoire de la
philosophie, que tous ceux qui, parmi les auteurs récents, ne se
fiant qu’à leur impression en ces matières, cherchèrent à s’éloigner
autant que possible du contenu de la Révélation, se soient abîmés
de plus en plus en leurs pensées pour aboutir finalement à la
vacuité et à la stérilité. J’avoue bien volontiers qu’aucun livre
humain ni aucun autre moyen n’a autant stimulé mes vues que la
tranquille incitation de ces écrits, que leur profondeur jointe à la
suprême clarté, leur merveilleuse concordance même dans des
assertions isolées et qui semblent égarées, et leur précision
perceptible au seul connaisseur dans les choses apparemment les
plus insaisissables suffiraient déjà à élever au rang de livres divins.
C’est d’eux que j’ai appris d’abord à chercher finalement de la
manière la plus humaine ce que dès ma jeunesse j’éprouvais le plus
véhément penchant à connaître, ce sont eux qui m’ont appris à
ramener les pensées éthérées à l’aune de la compréhension
humaine.
[71] Ce qui ne revient pas à dire pour autant que la concordance
doive être recherchée à dessein : car l’adepte de la science pure est
le moins capable de s’approprier quoi que ce soit de façon
purement extérieure ; pour lui, même une parole divine doit être en
pure perte tant qu’elle n’a pas rencontré d’écho en lui, un écho qui
lui réponde intérieurement, surgissant de la propre poitrine de
l’homme. C’est pourquoi je doute de la possibilité de représenter
l’idée du christianisme de façon compréhensible sans accomplir un
tel mouvement progressif, que seule peut-être la science est à même
de développer. Ici aussi, ce n’est pas moins la façon de tout
présenter avec une rigidité dogmatique, et grossièrement, sous
forme de propositions, qui a été préjudiciable à une conception
vivante, alors que la Révélation, elle, présente tout en devenir et en
mouvement, et, par exemple, n’exprime nulle part comme un
dogme l’idée de la Trinité, mais représente au contraire le Père
engendrant le Fils, celui-ci étant engendré et proféré par le Père, et
l’Esprit procédant des deux, ou du Père seul. Nous n’ignorons pas
les explications alléguées à ce sujet, à savoir que dès le début la
doctrine chrétienne a dû se développer en combattant des types
antérieurs de religion et des ennemis intérieurs, d’où la nécessité de
catéchismes, de concepts dogmatiques précis ou de symboles. Et
même si intérieurement le protestantisme, qui par nature se devait
d’être un conflit constant contre toute sclérose, avait laissé espérer
un développement plus constant et plus libre, lui aussi devait
succomber aux conditions extérieures. Ses adeptes ayant été très tôt
combattus pour leur foi, soumis à des interrogatoires, voire traduits
en justice pour y faire des dépositions publiques, il était inévitable
que cette foi fût ramenée à des articles et à des propositions bien
établies. C’est là un triste effet de toute polémique, dont toute
doctrine doit se préserver, encore que les maîtres n’en soient
instruits que par l’expérience.
Mais, dans des conditions totalement différentes, le temps semble
venu où le développement libre et vivant du christianisme, dont la
renaissance longtemps attendue est manifestement proche,
pourrait être entrepris avec calme et dans l’attente qu’en cette
figure plus humaine il puisse à nouveau conquérir les cœurs des
hommes et donner à toute notre façon d’envisager les choses une
direction tout autre.
[72] Certes, dans les définitions habituelles de la doctrine
chrétienne, l’ordre des personnes en Dieu n’est pas celui de la
succession temporelle, ni même celui de la subordination.
Seulement, la négation d’une succession temporelle ne revient
nullement à conclure à la négation de toute succession en général ;
or en ce qui concerne le rapport déterminé du Père au Fils, la force
du Père est bien antérieure au Fils, mais non moins au Père ; car
entre les deux il y a un rapport de parfaite réciprocité et avant le
Fils le Père lui non plus n’est pas : seule est la nature renfermée,
latente de la divinité non épanouie. Entre celle-ci et la nature de la
divinité épanouie dans les trois personnes, il n’y a pas de succession
temporelle. Mais même si le Fils, en tant que Fils, était
nécessairement subordonné au Père en tant que Père, cette
inégalité serait immédiatement supprimée du fait qu’à un autre
égard le Fils à son tour est au-dessus du Père, de même que l’Esprit,
bien qu’il semble présupposer le Père et le Fils en procédant de tous
les deux, est néanmoins, à un autre égard, au-dessus des deux ; d’où
il appert que chaque différenciation se dissout à nouveau
immédiatement dans la surabondante unité de l’essence.
Toute autre représentation, comme celles qui ont vu le jour à notre
époque, après que la science se fut à nouveau rapprochée de cette
idée, semble ne concevoir les trois personnes que comme autant de
parties ou de principes de la divinité, ce qui obligerait à poser Dieu
lui-même, en quelque sorte, comme un quatrième terme. Une
représentation de ce genre consisterait par exemple à tenir pour
l’Esprit cet étant élevé au spirituel (le A2) ; car cet étant n’est jamais
que le Père transfiguré par le Fils ; de même l’être (le A = B) n’est
jamais que l’être du Père scindé de l’étant par le Fils, mais
constamment retenu par la force paternelle : le Fils n’est pas
quelque chose (une partie) du Père, il est ce qui, dans le Père en
entier, dans les deux principes (A2 comme A = B), surmonte l’unité,
et donc à son tour une personne entière ; et l’on pourrait [73]
montrer, de la même façon, qu’il en va de même pour l’Esprit. C’est
pourquoi, même s’il semblerait possible à un certain égard
d’exprimer également les trois personnes en termes de puissances,
et par exemple de poser le Père comme la première, le Fils comme
la seconde et l’Esprit comme la troisième, bien considérée, cette
explication ne peut que s’avérer inadéquate dans la mesure où la
différence de puissances n’est possible qu’au sein de chaque
personne et ne souffre qu’une application oblique aux personnes
elles-mêmes, en raison de la parfaite égalité, de la totalité parfaite
de leur essence.
Nous nous sommes permis à plusieurs reprises d’user de
l’expression selon laquelle la force paternelle ou contractante est
posée de plus en plus comme passée ou latente. C’est là exprimer
l’opinion qu’elle n’est pas surmontée simultanément, d’un seul
coup, pour ainsi dire. Or les deux êtres efficients sont bien dans un
rapport d’indépendance mutuelle ; mais la force contractante du
Père est en elle-même une force aveugle, et dans la mesure où le
Père est par le Fils élevé au spirituel ou à la conscience, dans cette
mesure seulement elle est surmontée, et donc posée comme non
efficiente. C’est pourquoi le déterminant de cette résistance ne peut
résider dans la force contractante du Père ni, de façon générale,
dans le Père en tant que tel : mais elle peut tout aussi peu résider
dans le Fils ; car celui-ci n’a d’autre vouloir ou aspiration que
d’effectuer la scission au sein du Père et ainsi de surmonter enfin en
lui la force aboutissant à l’indifférence. Comme ce déterminant ne
peut être ni dans le Père ni dans le Fils, il ne peut résider qu’en
dehors d’eux — dans l’Esprit. L’Esprit est libre du Père et du Fils au
sens où ceux-ci sont à leur tour libres et indépendants l’un à l’égard
de l’autre ; mais il est en même temps l’unité essentielle, libre et
consciente des deux, ou en lui réside la conscience commune du
Père et du Fils. Car l’Esprit en tant qu’essence de la limpidité
primordiale réalisée par le Père et le Fils est en soi la plus pure
pondération, la suprême liberté, la volonté la plus limpide qui, sans
se mouvoir, met tout en mouvement et passe à travers tout. Il est
donc en même temps la volonté commune des deux, ou la volonté
dans laquelle tous deux ne font qu’un. C’est pourquoi le Père ne
peut agir autrement [74] relativement au Fils, ni le Fils autrement
relativement au Père que selon la volonté libre de l’Esprit.
S’il n’y avait pas de résistance dans la force du Père, si tout ce qui
est était posé d’emblée et simultanément comme passé, si tout étant
était posé comme présent, et si cette suprême unité à venir des deux
était posée comme effective, les trois personnes seraient fondues les
unes dans les autres en une suprême clarté, il n’y aurait pas de
temps mais une éternité absolue.
Or, dans une certaine mesure, l’Etre n’est pas surmonté
simultanément ni sans résistance.
C’est donc ici que naît une lutte continuelle qui met aux prises le
principe posant l’être comme passé et celui le posant comme
présent ; ou encore, vu que la présence de l’être repose sur l’unité
des forces, et son caractère de passé sur la libération de l’étant par
rapport à lui, une lutte permanente naît entre le principe posant
l’unité et celui posant la dualité.
Mais en cette lutte est constamment posée une dualité, à savoir que
l’étant est posé à un certain degré comme présent, l’être à un
certain degré comme passé, la dualisation parfaite, quant à elle (qui
passe immédiatement dans l’ultime et suprême unité) est posée plus
ou moins comme à venir ; c’est ainsi qu’à chaque instant surgit le
temps, et en vérité le temps en entier, le temps dans lequel passé,
présent et avenir sont dynamiquement dissociés et par là du même
coup conjoints.
Mais comme ce rapport ne peut demeurer, dans la mesure où l’être
est de plus en plus surmonté, à chaque temps ainsi posé succède un
autre temps, par lequel à son tour celui-là est posé comme passé ; en
d’autres termes, il naît des temps.
Une origine ou un commencement du temps qui, comme tout
commencement de vie, ne peut être pensé sans une puissante
différenciation et sans une opposition effectivement polaire, est
inconcevable d’après toute conception mécanique. Si, comme on
l’admet communément, le temps n’a qu’une direction, il faudrait lui
accorder, de façon contradictoire, de se précéder [75] lui-même et
pour ainsi dire de partir avant lui-même, mais sans être encore
temps : se précéder lui-même, parce que tout temps advenant
suppose un temps advenu, et sans être encore temps, parce que
sinon il n’y aurait pas de commencement proprement dit. Et s’il est
vrai que tout commencement du temps présuppose un temps qui a
été (et cela est vrai), le commencement qui en est effectivement un
ne doit pas avoir à attendre le déroulement de ce temps : c’est au
contraire dès le commencement que ce temps doit être passé. Un
commencement du temps est donc impensable si d’emblée toute
une masse n’est pas posée comme passé, et une autre comme
avenir ; car c’est seulement en cette disjonction polaire que naît à
chaque instant le temps.
Un tel commencement résulte de lui-même des vues développées
ici. Exposons maintenant les moments capitaux de toute la
généalogie du temps, tels qu’ils ont été préparés par les analyses qui
précèdent.
L’essence ou la force proprement dite du temps réside dans
l’Eternel. Car l’essence primordiale et limpide ne doit pas même
être considérée comme l’Eternel, elle est bien plutôt l’éternité elle-
même. Nulle place non plus en elle pour une prédétermination du
temps, car elle est absolument au-dessus du temps. Mais l’Existant
est déjà l’Eternel ; l’unité qui est en lui n’est plus l’unité limpide et
paisible, mais l’éternité réale ou efficiente. En lui donc passé,
présent et avenir sont déjà posés de façon latente en leur unité ; le
passé par l’être, le présent par l’étant ; mais même cette suprême et
ultime unité (qu’est l’unité de l’unité et de l’opposition) résidait déjà
en lui, recelée ou de façon enveloppée.
Mais même l’Eternel n’est pour soi, comme on l’a déjà remarqué,
que le commencement du commencement, et non point encore le
commencement effectif. C’est ainsi que le grain est bien la
possibilité du commencement de la plante, mais nullement encore
le commencement lui-même.
Un commencement effectif ne peut venir que d’une absolue liberté.
C’est l’amour qui en cette première unité renfermée pousse à la
scission. Mais l’amour lui-même n’est encore qu’une quête du
commencement qui ne peut le trouver. Toute cette confusion, tout
cet état chaotique où se trouve notre être intérieur chaque fois que
commence un nouveau processus [76] de formation, provient de la
quête inassouvie du commencement. Trouver le commencement,
c’est trouver le mot, le verbe qui résout tout conflit. Cela vaut aussi
pour cet état de contradiction et de conflit avec soi-même où
l’amour met l’Existant. C’est pourquoi il est dit : Au commencement
était le Verbe.
Or dans la mesure où l’état d’unité paisible mais complètement
intérieure doit être pensé comme précédant celui de la
contradiction, il pourrait sembler possible de demander à quel
moment, précoce ou tardif, l’aspiration à la révélation s’est éveillée
en cette unité, à partir de quand elle a occasionné l’état du conflit
intérieur en poussant à la scission.
Toutefois, celui qui se représente bien cette profondeur de
l’indifférence et de la réclusion dans l’Eternel, celui qui a vu qu’elle
ne peut être commencement effectif, celui-là concevra aussi que
cette première mise en œuvre de l’amour est commencement
absolu, dans la mesure où rien de ce qui précède ne peut se
rapporter à lui de façon réelle. Car, même si nous avons appelé
premier Etre effectif l’essence qui se trouve en cette indifférence,
cet Etre n’est précisément comme tel effectif qu’en soi :
relativement à autre que soi il n’est que graine, que première
possibilité de l’être effectif, et par conséquent précède bien ce
dernier selon la puissance ou le concept, mais nullement en fait. Si
nous devions déterminer le commencement de cette mise en œuvre
selon ce que dure l’état de simplicité initiale, il faudrait que cet état
originel lui-même ait déjà été celui d’une existence actuelle
(déployée) ; et non d’une totale absorption en soi-même, qui
extérieurement est sans effet aucun. Il n’y a donc rien d’autre ici
qu’un insondable abîme d’éternité, où aucune mesure n’est
applicable, où aucun terme ni aucun temps ne sont assignables ; et
cette quête du commencement n’est elle-même qu’une quête
éternelle, jaillissant d’elle-même.
Si nous nous sommes permis d’exposer cet état originel en termes
de durée, ce n’était à prendre qu’au figuré, de façon mythique et
non scientifique.
Celui qui nous objecte que nous expliquons l’origine du monde par
de purs miracles, eh bien ! il a tout a fait raison. Qui peut [77] croire
en effet que le monde ait pu naître sans un miracle, et même sans
une série de miracles ? Jusqu’à la naissance du Fils tout est miracle,
tout n’est qu’éternité. Rien ne naît alors par l’effet de ce qui
précéderait, tout naît au contraire de façon éternelle.
Si l’on admet que la volonté qui ne veut rien est suprême, aucune
transition n’est possible à partir d’elle ; ce qui immédiatement lui
fait suite, à savoir la volonté qui veut Quelque Chose, doit se
produire soi-même, jaillir de façon absolue. Et ainsi, si l’Eternel est
bien Quelque Chose d’éternel, il ne peut précéder tout ce qui suit
que selon la possibilité. Le commencement de la nostalgie [104]  doit
donc lui aussi être en lui commencement absolu.
Avec cette première scission dans laquelle l’amour cherche le
commencement éternel sans le trouver, un temps intérieur est déjà
posé dans l’Eternel ; car le temps naît immédiatement par
différenciation des forces posées en lui non pas simplement dans
leur unité mais en leur équipollence. Mais d’emblée ce temps n’est
pas un temps durable, ordonné : contraint à chaque instant par une
nouvelle contraction, par la simultanéité (qui, en ce conflit, luit déjà
fugitivement comme espace), il lui faut engloutir à nouveau les
créatures qu’il vient d’engendrer ; c’est pourquoi il n’est pas non
plus un temps qui pourrait trouver son commencement effectif, qui
pourrait devenir explicite, manifeste : dans cette mesure, il mérite
le nom de temps sans commencement, et même, puisqu’il n’est que
dans l’Eternel et ne peut devenir extérieur, du temps éternel — ;
comme on le voit sans peine, les deux expressions sont à prendre en
un sens totalement différent de leur sens habituel.
L’engendrement du Fils par la force du Père est le premier rapport
réel ; avec lui va de pair le premier commencement effectif. C’est
pourquoi l’être du Fils ne fait qu’un avec le commencement, et
inversement.
Seule une seconde personne, distincte de la première, supprimant
en elle de façon tranchée la simultanéité des principes et posant
l’être comme première période ou puissance (Potenz), l’étant
comme présent, et leur unité essentielle et libre, également incluse
dans la première, comme avenir, seule donc une telle personne est
à même d’expliciter et de révéler aussi le temps en réserve dans
l’Eternel (die im Ewigen [78] verborgene Zeit) : cela a lieu lorsque les
principes qui coexistaient en lui comme autant de puissances de
l’être, et y étaient simultanés, surgissent comme autant de périodes.
Voilà donc trouvé un commencement effectif, et aussi, par là même,
un commencement du temps ; et même un commencement du
monde, dans la mesure où celui-ci n’est jamais chaque fois que la
forme correspondante de la vie divine, non point certes en soi mais
en sa révélation. Mais ce commencement n’est pas commencement
qui pourrait cesser d’être commencement, au contraire il est
toujours commencement également éternel. Car c’est encore en
chaque instant que naît le Fils divin par lequel l’éternité est déclose
et explicitée en temps ; cet engendrement n’est pas transitoire, il
n’est pas un engendrement qui cesserait une fois qu’il est advenu,
c’est un engendrement éternel et advenant constamment. En
chaque instant comme au premier sont surmontées la rigueur et la
fermeture du Père, et comme cet acte, et lui seul, pose constamment
un temps dans les choses, il n’est pas seulement une fois mais
toujours, et c’est par nature un acte pré-temporel.
Cet acte, disions-nous, poserait un temps dans les choses. Le temps
commençant ne doit nullement être pensé, en effet, relativement
aux choses ou au monde, comme un temps externe, tel que les
choses ou le monde commenceraient ou existeraient en lui. C’est la
nature du monde (au sens précisé plus haut, car monde n’équivaut
pas ici au tout, celui-ci ne pouvant être que l’Un, et même l’Un
comme tel), c’est donc la nature du monde, en ce sens, que d’être
initial. Mais ce commencement n’est pas un commencement dans le
temps. L’illusion presque universellement répandue qui veut que le
monde ou du moins chaque chose soit dans le temps se laisse
aisément dissiper. Car ce n’est point seulement telle ou telle chose,
par exemple l’astre ou le végétal organique, mais bien toute chose
qui a son temps en elle-même, encore que, dans les deux exemples
que nous venons de prendre, ce temps est plus déployé, mieux
explicité que dans les autres cas ; et même si une chose devait, à
cause de son degré élevé d’indistinction, paraître dépourvue de
temps interne vivant, elle ne serait soumise du moins à aucun
temps externe ; aucune chose n’a un temps externe, toute chose n’a
au contraire qu’un temps interne, propre à elle, qui lui est inné et
inhérent. L’erreur du kantisme relativement au temps consiste en
ceci qu’il ne reconnaît pas cette subjectivité universelle du temps, et
lui accorde par conséquent une subjectivité restreinte qui en fait
une simple forme de nos représentations. Nulle chose ne naît dans
le temps, c’est au contraire en toute chose que le temps naît à
nouveau immédiatement [79] à partir de l’éternité, et si l’on ne
saurait dire de toute chose qu’elle est dans le commencement du
temps, le commencement du temps, lui, est en toute chose, et en
toute chose commencement également éternel. Car chaque être
singulier naît par cette même scission par laquelle naît le monde, et
par conséquent sitôt commencé il a son propre centre du temps.
Son temps est lui aussi en chaque instant tout son temps, et même
s’il advient selon des temps, ce n’est pas pour autant dans le temps
qu’il advient. Seul le fait que d’autres êtres sont en dehors de lui,
qui eux aussi ont leur temps en eux-mêmes, rend possible une
comparaison entre son temps à lui et celui des autres. C’est cette
comparaison, cette mesure de temps différents qui est à l’origine de
cette apparence d’un temps abstrait : de ce temps abstrait, on peut
bien dire qu’il est un simple mode de notre représentation, sauf
qu’il ne s’agit pas d’un mode nécessaire et inné, mais d’un mode
contingent et conventionnel. C’est à cette apparence que s’adressent
toutes les objections élevées de tout temps contre la réalité du
temps.
La question de savoir si le monde a toujours existé ou s’il existe
depuis un temps déterminé s’est elle aussi posée de tout temps,
preuve que la bonne réponse, si simple qu’elle paraisse à celui qui
l’a trouvée, n’a encore jamais été donnée. Que le concept d’un temps
infini ne rime à rien, il est aisé d’en convaincre quiconque ; et
pourtant, l’entendement humain y revient toujours tant que la
racine n’en a pas été extirpée. Cette racine vient de ce que, comme
nous l’avons dit précédemment, tout commencement du temps
présuppose un temps ayant été qui, selon le concept mécanique
répandu du temps, ne peut être pensé comme exclu et scindé
d’emblée en tant que passé (avoir-été absolu) d’une unité
antérieure, mais seulement comme effectivement écoulé ; de là
vient qu’avant chaque temps possible un autre temps est pensé
comme s’écoulant, si bien qu’au grand jamais ne peut être pensé
quelque chose de tel qu’un commencement du temps.
Mais si à présent, après l’explication dynamique que nous avons
donnée, un commencement du temps est tout à fait pensable par
dualisation, on ne peut plus demander depuis quand le temps a
commencé ni depuis combien de [80] temps il dure. Non pas parce
que le temps ne serait pas enclos en chaque instant en de certaines
limites, mais parce que le temps est en chaque instant le temps tout
entier, à savoir passé, présent et avenir, et ne commence pas à
partir du passé, ni de ses confins, mais du centre, et reste égal en
chaque instant à l’éternité. Du fait que chaque instant est le temps
tout entier, on pourrait seulement demander — non pas : combien
de temps s’est déjà écoulé ? mais : combien de temps ont déjà été ?
Et l’on voit à l’évidence, vu que chaque instant en est un, qu’il peut
y en avoir, vers le dedans, une véritable infinité (de même qu’on
trouve en chaque partie de la matière cette infinité externe,
dynamique), sans que pour autant on puisse admettre un temps
extérieurement sans limite ou sans fin.
Ce n’est pas par des parties discrètes, successives d’un seul et même
temps, mais en songeant au fait que le temps est en chaque instant
le temps tout entier, le temps tout entier prenant la relève du temps
tout entier, qu’il faut concevoir cette calme continuité que l’on a
tenté d’exprimer par l’image d’un fleuve du temps. Or cette suite du
temps doit bien pourtant être elle-même intemporelle, et ne saurait
par conséquent être mesurée ou déterminée à son tour selon un
temps quelconque. Cela fait apparaître aussi comme rien moins que
fondée la proposition bien connue du prétendu criticisme,
contredite d’ailleurs par le phénomène sensible lui-même, selon
laquelle aucune succession réelle n’est pensable sans le temps,
proposition qui ne pouvait agréer qu’à son explication mécanique
de l’usage de l’entendement. Car même là où est en jeu la relation
de cause à effet selon les concepts habituels, un temps ne fait
nullement irruption entre les deux. Les cercles que fait un caillou
jeté dans l’eau sont là du même coup (zumal) que l’action de leur
cause ; comme le tonnerre sur les lieux de l’éclair. En général, dans
toute relation de cause à effet, un processus dynamique, analogue à
ce premier processus - d’engendrement - du - temps, semble se
produire, et la priorité de la prétendue cause semble n’être rien
d’autre qu’un être-posé-comme-passé par l’effet ; c’est là une pensée
que nous laissons à d’autres [105]  le soin d’appliquer au passage ou
évanouissement de la cause dans l’effet, aux lois de transmission du
choc et aux choses similaires.
[81] Le sujet qui nous occupe ici a de tout temps été compté au
nombre des plus obscurs ; et encore que nous ayons la conviction
d’avoir projeté sur lui une lumière nouvelle et d’avoir apporté une
réponse à des questions qu’on osait à peine soulever, nous ne
tenons ces pensées pour rien moins qu’achevées ou complètes. Un
tel sujet nous réserve encore bien des merveilles susceptibles de
compléter ce à quoi nous n’avons fait qu’allusion et de lui donner
un relief plus saisissant.
Qu’est-ce à dire que chaque temps particulier possible est le temps
tout entier ? Cela ne revient pas simplement à dire que chaque
temps est en soi tout entier parce qu’il contient du même coup
passé, présent et avenir ; mais nous affirmons aussi qu’il contient
en soi le temps tout entier lui-même, encore non étant (qu’il
conviendrait peut-être d’appeler, pour plus de clarté, le temps
absolu), qu’il en est par conséquent une image effective. Le temps
tout entier existerait en effet lorsqu’il ne serait plus à venir, et c’est
pourquoi nous pouvons dire que l’avenir, le temps dernier, est le
temps tout entier. Si l’on admet cela, chaque temps possible contient
le temps tout entier ; car ce qu’il n’en contient pas comme présent, il
le contient cependant comme passé ou comme avenir. Et même :
chaque temps contient la même chose ; car il ne se distingue du
temps qui lui est antérieur qu’en ce qu’il pose d’une part comme
passé ce que ce temps antérieur posait comme présent ; et d’autre
part comme présent ce que celui-ci ne posait encore que comme
avenir ; et de même, c’est par ce seul rapport inverse qu’il se
distingue du temps qui lui est postérieur. Chaque temps particulier
présuppose donc d’emblée le temps comme un tout. Si le temps tout
entier ne le précédait idéellement [106] , il ne pourrait poser celui-ci
comme à venir, c’est-à-dire ne pourrait se poser soi-même dans la
mesure où en l’absence de cet avenir déterminé il ne pourrait être
ce temps déterminé qu’il est. Mais ce n’est qu’idéellement qu’il
présuppose le temps complet, car si celui-ci était posé en lui comme
effectif, il ne serait pas ce temps particulier, ce temps déterminé
qu’il est.
Or un tel rapport du particulier au tout, dans lequel celui-là
présuppose d’emblée, pour être effectif, la présence idéelle du tout,
est d’une manière générale considéré comme un rapport organique.
Le temps pris dans son ensemble et dans son tout est donc
organique. Mais s’il l’est dans son ensemble, il l’est tout autant dans
le détail. Plusieurs [82] temps, voire un nombre infini de temps
peuvent à leur tour présupposer un temps (relativement) complet
comme leur unité, ce qui permet de penser comme système un
organisme des temps infini vers l’intérieur, ou dynamiquement, et
néanmoins fini ou clos vers l’extérieur.
En l’absence d’un tel organisme, l’histoire tout entière ne serait
qu’un chaos plein de choses incompréhensibles. Ces unités de temps
sont des périodes. Chaque période expose en soi le temps complet ;
car elle aussi, la période, recommence à partir d’un état de plus ou
moins grande indécision, si bien qu’elle semble rétrograder
(relativement) jusqu’aux derniers temps de la période précédente
alors qu’en réalité elle a progressé dans l’ensemble.
Or quel est le principe organisateur de ces périodes ? Sans aucun
doute, celui qui contient le temps comme totalité. Et le temps
complet, c’est l’avenir. Seul l’Esprit est donc le principe organique
des temps. L’Esprit est affranchi de l’antagonisme entre la force
contractante du Père et la force d’expansion du Fils. C’est d’abord
en lui que les deux forces sont parvenues de nouveau à la parfaite
égalité ; car Il accorde aux deux un droit égal parce qu’il est
éternellement épanoui à partir du Père par le Fils, et a donc
également besoin des deux pour exister. Si la force du Père est
posée comme passé par rapport au Fils, cela ne signifie nullement
qu’elle est absolument posée comme non étant. C’est seulement
dans le présent qu’elle est posée comme n’étant pas, mais dans le
passé elle reste posée comme étant et comme efficiente. Et elle n’est
pas même posée absolument comme passé (ne cessant pas d’être
surmontée par le Fils, dont l’action de surmonter dure encore), et
elle est donc posée partiellement encore comme présente et
partiellement comme à venir. Or, la volonté du Père relativement
au Fils, et du Fils relativement au Père, c’est la volonté de l’Esprit.
L’Esprit reconnaît dans quelle mesure l’éternelle réserve du Père
doit s’ouvrir et être posée comme passé. L’Esprit est donc le
répartiteur et l’ordonnateur des temps. Car la différence et la suite
des temps ne reposent que sur la différence entre ce qui est posé en
chaque temps comme passé, comme présent et comme avenir. Seul
l’Esprit sonde tout, jusqu’aux profondeurs de la divinité. C’est en lui
seul que [83] repose la science des choses à venir, c’est à lui seul
qu’il revient de décacheter le sceau sous lequel l’avenir est
renfermé. C’est pourquoi les prophètes reçoivent leur impulsion de
l’Esprit de Dieu, parce que lui seul décèle les temps ; prophète est
tout un chacun à qui il est donné de percer la concordance des
temps.
Ainsi, par conséquent, la vie divine, telle qu’elle jaillit de l’action
antagoniste des forces de contraction et d’expansion du Père et du
Fils, a elle aussi, comme toute vie, ses temps et ses périodes de
développement. La seule différence est que Dieu est l’Etre le plus
libre qui soit et que les périodes de développement de sa vie ne
dépendent que de sa liberté, tandis que toute autre vie progresse
vers son déploiement au gré de restrictions auxquelles elle n’a pas
librement consenti. Chaque temps, chaque période de la révélation
divine est en elle une limitation. Ira-t-on contester la possibilité
d’une telle limitation en invoquant les concepts abstraits de Dieu
comme Etre le plus illimité ? C’est la mesure qui en tout est le
comble de la grandeur. Platon et tous les grands esprits avant lui
ont vu dans l’illimité le principe relativement mauvais, et dans la
limite et la mesure l’essence du Bien. Sans même se tourner vers
des concepts aussi vides, le bon sens devra nécessairement
reconnaître en chaque instant des limitations de la révélation
divine. D’où viennent donc ces limitations ? Seul Lui-Même, qui
n’est déterminé par rien d’extérieur à lui, peut se les imposer à lui-
même grâce à ce qui en lui est proprement liberté : la volonté
pondérée. Il peut de son plein gré occulter et laisser clos un côté de
son Etre afin de ne pas le révéler ; car le Père n’a pas cessé d’agir,
non plus toutefois avec une force aveuglément contractante, selon
une nécessité ne découlant que de son essence et avec la puissance
irrésistible de son existence inconditionnée ; s’il ne cesse pas d’agir,
c’est conformément à la volonté de l’Esprit qui, en tant que
pondération d’une pureté sans égale, en tant qu’omniscience et
Providence, tempère avec une sagesse insondable le
développement, et avec lui les temps. Ce qui doit surgir hors de la
réserve du Père et ce qui en elle doit rester clos, tout cela dépend de
la volonté libre de l’Esprit, qui est en même temps celle du Père. Tel
l’artiste serein plus soucieux de ralentir que d’accélérer le
développement en art ou en science [107] , [84] afin que la lumière
appropriée resplendisse à l’endroit qui convient, et que l’effet
recherché ne résulte que de la gradation optimale des causes,
l’Esprit divin déploie paisiblement et avec circonspection les
merveilles de son essence, et à présent encore la force de
retardement et de renfermement que la sagesse vient tempérer
constitue en Dieu la véritable force.
Que de fois l’impatience humaine n’appelle-t-elle pas de ses vœux et
de ses supplications un cours accéléré du développement du
monde, tandis que le seul Sage temporise, et laisse porter au monde
toute la mesure des douleurs, avant que n’en résulte la naissance
réconciliatrice ! Durant de longues époques, des peuples entiers
ressentent un malaise, qui cependant ne se sentent pas la force de
changer leur destin, de faire leur percée dans un temps meilleur. Si
le temps n’est pour l’homme qu’une forme interne, qu’est-ce donc
qui retient ces peuples de faire sauter cette barrière établie par eux-
mêmes et d’entrer d’un coup de baguette magique dans des temps
plus heureux ? Qu’est-ce qui conserve durant des siècles entiers,
malgré toutes les instructions en sens contraire, des vues, des avis
ou des maximes qui se sont traduits par les conséquences
visiblement les plus désastreuses ? Rien, en effet, ne devrait
sembler plus facile que de les modifier, une fois l’esprit aiguisé par
ces expériences. Qu’est-ce qui laisse sommeiller d’une torpeur
mortelle, durant des temps très longs, des qualités, des talents ou
des aspirations de l’esprit jusqu’à ce qu’ils sortent de leur
hibernation, comme éveillés par un soudain printemps, et éclatent
dès lors non point isolément, mais comme les bourgeons et les
fleurs sur les arbres, les haies et les arbustes, de toutes parts, à
profusion, en un vrai cortège ? Ces questions, qui sont simplement
les premières qui viennent à l’esprit, sans préjudice des questions
analogues autrement plus frappantes qui ne peuvent manquer
[108]
d’assaillir l’observateur attentif, suffisent à montrer que tout a   
son temps, que le temps n’est pas un principe extérieur sauvage et
inorganique, mais un principe intérieur toujours là tout entier et
organique, dans les grandes choses comme dans les petites.
Le secret de toute vie saine et vigoureuse consiste, à n’en pas
douter, dans le fait de ne jamais laisser le temps devenir extérieur à
soi et de ne jamais être en intime désaccord avec le principe qui
engendre le temps. Car l’homme intérieur à soi est porté par le
temps, tandis que l’homme livré à l’extériorité porte le temps, ou
plutôt, selon le mot bien connu [109] , le temps conduit le volontaire et
entraîne le réfractaire. [85] Comme Dieu, l’homme n’est élevé à la
suprême présence à soi et à la spiritualité que par la scission de son
être. N’est libre que celui auquel tout son être est devenu pur et
simple instrument. Tout ce qui vit encore dans l’indécision vit dans
le passé aussi longtemps que se prolonge cet état. À celui qui
s’oppose à la scission en lui, le temps apparaît comme rigoureuse et
impérieuse nécessité. Mais quant à ceux qui, engagés dans une
perpétuelle victoire sur eux-mêmes, ne regardent pas ce qui est
derrière mais ce qui est devant eux, la puissance du temps leur
devient insensible. L’amour presse vers l’avenir, car c’est seulement
grâce à l’amour que le passé est abandonné. La nostalgie, elle,
s’accroche au passé, elle est quête de l’unité première et manque
d’amour actif. La joie est dans le présent : le temps dérange l’une et
l’autre, la nostalgie comme la joie, il n’est l’allié que de l’amour.
C’est par l’amour qu’a été surmontée la première unité, cette unité
rigide qui exclut la créature. La création est la victoire remportée
par l’amour divin sur l’ipséité divine. La nature n’est rien d’autre
que l’égoïsme divin tempéré et rompu en douceur par l’amour.
De l’action conjuguée de la force incluante du Père et de la force
d’expansion du Fils, dont l’Esprit est la conscience et qu’il dirige à
dessein, résulte spontanément la configuration du monde visible.
Car, à mesure que l’obscure force originelle est surmontée, l’essence
ou l’étant s’élève à partir d’elle ; mais comme cette force ne peut
être surmontée à chaque instant que jusqu’à un certain point, elle
agit, une fois ce degré atteint, de façon à empêcher le
développement de se poursuivre, en sorte que le produit de ce
devenir en reste là et apparaisse comme quelque chose de
déterminé. Car faire en sorte que les choses en restent là, ce n’est
pas une tâche moindre que de faire en sorte qu’elles se
développent. Dans la mesure où elle retient l’étant à une étape
déterminée du développement, la force de retardement joue le rôle
d’un être auquel sa nature interdit d’être affirmant et qui n’est là
que pour rendre le singulier compréhensible, comme ensemble de
consonnes lui permettant d’être proféré et de devenir effectif.
La naissance de l’espace, qui accompagne le surgissement des
choses visibles hors de l’invisible, se montre le plus naturellement
dans ce phénomène que nous appelons turgescence lorsqu’il s’agit
des membres [86] des êtres organiques. L’espace ne se déverse pas
pour ainsi dire d’un seul coup, ainsi qu’on a coutume de se le
représenter, il n’est pas non plus une vacuité étendue à l’infini de
tous côtés ; lui aussi naît de l’intérieur à partir du foyer de la force
de résistance, qui est sa véritable essence, et sans la résistance
constante de cette force contre l’extension, aucun espace ne serait
possible.
En outre, les déterminations de la nature du temps données plus
haut valent également pour la nature de l’espace ; à savoir, par
exemple : les choses ne sont pas dans l’espace, c’est au contraire
l’espace qui est dans les choses, qui en est la force déterminante ;
tout espace possible est l’espace tout entier, en sorte que l’espace est
organique dans les grandes choses comme dans les petites.
Nous nous réservons de développer plus précisément en une
prochaine occasion toutes ces déterminations, qui entraînent
quelques autres conséquences remarquables.
L’espace tout entier n’est rien d’autre que le cœur palpitant de la
divinité qui, néanmoins, est toujours encore retenu et contracté par
une force invisible.
En toutes choses visibles nous reconnaissons tout d’abord la réalité
en tant que telle, puis son actualité ou être-pour-soi extérieur, et
enfin son mode, ou sa différence intrinsèque avec les autres choses.
La réalité ne peut être impartie que par la force créatrice
proprement dite ; l’actualité, par le principe qui profère, et le mode,
par l’Etre librement et sereinement formateur. Le Père seul est le
Créateur des choses, le Fils en est l’Artisan, l’Esprit le Formateur.
Comme toutes les choses ne se distinguent modalement que par le
degré auquel le principe d’affirmation est développé en elles et
élevé à partir du non-étant ; comme, d’autre part, la force de
négation n’est pas surmontée d’un seul coup ni sans mesure et sans
règle mais graduellement et par étapes, selon une progression qui
obéit à une loi et qui ne saute aucun maillon intermédiaire, cette
victoire remportée peu à peu sur la force de négation ne fait qu’un
avec la production successive des choses selon des divisions, des
étapes et des différences où à nouveau l’inférieur précède
nécessairement le supérieur.
Mais dans la mesure où ce refoulement progressif de la force de
négation et l’exhaussement symétrique de la force d’affirmation ont
précisément [87] déterminé la suite des temps, il apparaît
immédiatement que la suite des choses ne fait qu’un avec la suite
des temps, que toutes choses ne sont que les fruits de leurs temps
respectifs, chacune étant le fruit d’un temps déterminé, et qu’elles
ne peuvent être comprises que comme telles.
Mais le temps propre à chaque chose, et qui seul détermine son
mode, son caractère et tout son être, est toujours lui-même refoulé à
son tour, et elle avec lui.
Et comme le temps est organique pris dans son ensemble et en son
tout comme en chaque être singulier, comme par conséquent tout
temps qui survient est à son tour l’unité de tous les temps
antérieurs, chaque temps survenant reproduit les œuvres des temps
antérieurs, mais en les posant comme non étant, comme passées,
c’est-à-dire subordonnées par rapport à ses propres réalisations.
Il y a donc une éternelle alternance d’avènement et d’effacement
jusqu’à ce que le temps complet, contenant tout et égal à l’éternité,
soit développé en un Etre, ce qui advient nécessairement au stade
suprême du déploiement. Lorsque ce stade est atteint, toutes les
œuvres des temps reçoivent leur ultime confirmation ; car lorsque
le déploiement est totalement achevé, la contraction entièrement
posée désormais comme passée peut de nouveau agir en toute
liberté.
Après donc que l’être s’est déployé à son plus haut niveau et qu’il a
été ex-posé par le temps [110] , la force de contraction reprend tous
ses droits à titre de passé qui soutient, et elle a pour dernier effet,
par lequel le procès s’achève, de produire la simultanéité entre tout
ce qui est advenu en posant une fois encore comme unité ce qui
s’est déployé, en le ramassant (sans toutefois pouvoir le reprendre) ;
en sorte que les fruits des différents temps coexistent dans un seul
et même temps et se rassemblent en position concentrique autour
d’un même centre comme les feuilles et les organes d’une seule et
même fleur.
Ainsi donc, nous avons cherché à montrer, dans la mesure de nos
forces, comment ce règne archaïque (uralt) du passé est de plus en
plus refoulé par une force supérieure, et développé jusqu’à prendre
la figure du monde présent.
Si le système dominant du temps primitif était celui de l’omniunité,
[88] ou panthéisme, quel est donc le système correspondant au
présent, à ce temps qui dure encore ? Telle est la question qu’on
peut se poser.
Du fait que le présent, comme nous venons de le montrer, repose
sur l’opposition, le système universellement dominant en lui ne
saurait être mieux qualifié que par le terme de dualisme.
Mais, vu que le présent lui-même n’est que transition, qu’il n’y a
d’ultime et de suprême que cette unité la plus épanouie au sein de
laquelle unité et opposition sont elles-mêmes à nouveau réunies, il
est clair que le dualisme ne peut jamais être l’ultime système
parachevé en lequel toute science pourrait être fixée, même s’il est
le dernier système en lequel doivent se développer les systèmes
antérieurs, ceux qui appartiennent au temps primitif.
Si nous sommes en droit de supposer que même pour l’origine des
conceptions humaines aucune contingence ne prévaut, et que l’Etre
éternel ne peut se manifester à l’esprit humain que selon la même
succession qu’il observe en sa révélation originelle, nous pouvons
légitimement voir, dans les trois moments capitaux que connaît la
vie divine dans son développement jusqu’au présent, les germes de
ces trois grands systèmes primitifs de toute religion et de toute
philosophie, tels que les a établis un écrivain plein d’esprit [111] ,
encore que nous doutions de la possibilité d’être d’accord avec
l’ordre et la succession qu’il leur donne, car nous croyons devoir
nous éloigner de lui quant à la conception de chacun de ces
systèmes.
Au sein de la limpidité primordiale, de la pure éternité, aucune
action, aucune activité ne se laisse penser ; ou alors, si une action a
lieu en elle, un autre Etre est pensé comme s’y engendrant ; rien ne
peut donc non plus en résulter par un acte ou un mouvement
propre, elle n’est qu’effluve et effusion éternels, comparables à la
beauté qui déborde de grâce sans se départir de la plus grande
quiétude. C’est donc à ce moment qu’appartient le plus ancien de
tous les systèmes, à savoir la doctrine de l’émanation. Nous pouvons
comparer ce temps au temps mythique de l’histoire ; et toute
doctrine de l’émanation devient elle aussi mythique dès qu’elle
outrepasse le moment pour lequel seulement elle a une validité, de
[112] [113]
sa première apparition en Orient    jusqu’à la Kabbale juive    et
aux rêves des gnostiques.
Il est incontestable qu’en un certain sens tout système a besoin, au
départ, de l’émanation, dans la mesure où ce qui succède
immédiatement [89] à l’éternité ne peut jaillir par un mouvement
en celle-ci mais seulement de son propre chef, de même que ce qui
est surabondant se sépare de soi-même de ce à partir de quoi il
surabonde.
La première volonté à s’épancher librement et absolument de la
limpidité est la volonté d’exister, et dans la mesure où celle-ci est
opposée à la volonté qui ne veut rien, c’est ici que prend naissance,
si l’on veut, le premier dualisme, mais le dualisme encore le plus
tendre et le plus pur, distinct du dualisme ultérieur qui ne se
développe qu’à partir de l’unité efficiente qu’il présuppose, et plus
distinct encore du dualisme opposé à toute unité et la niant. Car
nous nous refusons à recenser dans une suite de développements
vivants et réguliers ce système détruisant toute raison [114]  qui
affirme l’existence de deux principes conflictuels non seulement
indépendants l’un de l’autre mais encore également originels et
absolument inconciliables : s’il nous fallait assigner à ce système
une place historique, nous le rangerions parmi les avatars de
l’incompréhension et de l’oubli dont sont victimes les systèmes les
plus éminents et les meilleurs.
Le dualisme auquel nous songeons ici [115]  tombe, pour ainsi dire,
durant la transition du temps mythique au temps héroïque de
l’histoire. Le réel s’éveille déjà ici comme opposition, mais à un
certain égard il est encore subordonné à l’idéal.
C’est bien pourquoi il faut se garder de confondre ce dualisme avec
le dualisme efficient ou réel, lequel appartient à une époque bien
postérieure ; le premier ne peut avoir lieu, de façon générale, que
pour autant qu’on a égard simplement à l’idée de deux principes et
nullement à leur existence. Car, eu égard à l’existence, les deux
principes se présentent bien en effet à nouveau comme réunis du
seul fait que le second jaillit au sein du premier, fût-ce
indépendamment de lui, tous deux appartenant donc bien dans
cette mesure à un seul et même Etre.
Mais on peut encore moins mettre ce dualisme en opposition
exclusive avec le panthéisme, dans la mesure où il comprend en lui
le principe à venir de ce panthéisme comme l’un de ses membres
organiques.
Si l’on en reste à ce moment, on voit naître un système comparable
au dualisme perse qui, si l’on en juge par les enquêtes les plus
minutieuses faites à son sujet, ne doit pas être compris autrement.
Car [90] l’unité supérieure à laquelle il est censé reconduire les
deux principes est manifestement une fiction qu’on lui a attribuée,
et ce qu’il y a de mieux établi quant à sa conception du rapport
entre les deux principes consiste en ceci que le dieu bon qu’est
Ormuzd est supérieur au mauvais principe représenté par
Ahriman, lequel n’en était pas moins indépendant de celui-là ; car la
supériorité du bon principe n’est compatible qu’avec la doctrine de
la victoire finale du bien sur le mal, et si nous en restons là, les deux
principes eux aussi, en leur opposition, ne peuvent être qualifiés
autrement que de bon et de mauvais — ce à quoi devait de toute
façon inviter l’homme le sentiment qu’il éprouva très tôt de la
profonde corruption morale et des nombreux maux de la vie.
Que dans le bien lui-même, et donc aussi dans le bien suprême,
réside un principe qui, s’il venait à se soulever hors de son état
latent ou de sa subordination, aurait la lumière et l’amour pour
adversaires, et que la bonté effective consiste précisément à
dompter ce mal toujours présent, fût-ce seulement en puissance—
nous ne nous contentons pas de l’admettre selon nos concepts, nous
l’affirmons bel et bien comme une vérité irréfutable.
Un pas de plus suffit pour reconnaître que ces deux principes n’en
appartiennent pas moins à un seul et même Etre, même si cette
unité est encore cachée, enveloppée, et par conséquent ne peut être
énoncée que comme existant virtuellement ou potentiellement, et
non comme l’unité supérieure qui subsume les deux principes. Car
la suprême unité essentielle (l’identité absolue du sujet et de l’objet)
demeure toujours l’amour lui-même ; en d’autres termes : l’amour
est l’unité radicale, de même que l’autre principe est l’opposition
radicale.
Parce qu’il reconnaît l’unité cachée dans les deux principes, le
système qui les englobe peut énoncer d’emblée celle-ci comme unité
de l’unité et de l’opposition, mais en sorte qu’elle soit reconnue
plutôt comme à venir que comme présente.
Encore un pas de plus, et la première unité, tacite, des deux
principes s’avère être une unité effective explicite, qui n’est possible
cependant que par le fait que la volonté d’exister prend le dessus,
comme le [91] principe autre. Le système qui prévaut est alors le
réalisme, ou, ce qui peut être considéré comme revenant au même,
le panthéisme. Cette époque peut être comparée à l’âge héroïque de
l’histoire.
[116]
L’auteur déjà mentionné    semble vouloir établir une opposition
irréductible entre dualisme et panthéisme et soutenir par tous les
moyens l’opinion selon laquelle un panthéisme qui serait en même
temps un dualisme est tout à fait impensable. Mais si l’on comprend
le dualisme au sens qui vient d’être développé, nous avons montré
que le principe du panthéisme est la volonté tendue vers l’existence,
volonté que le dualisme comprend comme l’un de ses termes ; et si
par panthéisme il fallait n’entendre que la doctrine de l’unité des
principes en général, l’unité est déjà abritée en ce dualisme, comme
nous venons également de le montrer. Si l’unité invisible n’était
déjà présente, comment les principes absolument opposés
pourraient-ils ne serait-ce que se sentir et s’éprouver mutuellement,
ce qui est pourtant bien requis pour une opposition active ? Ce qui
se combat doit se pouvoir trouver [117] , et ce qui peut se trouver doit
bien d’une façon ou d’une autre s’entre-appartenir. En outre, et
nous croyons l’avoir montré, si ce dualisme initial se change en
réalisme ou en panthéisme et s’y insère, ce n’est pas par
dégénérescence, mais bien en vertu d’une loi nécessaire de tout
développement, afin précisément de révéler cette unité qu’il abrite
en lui. Le dualisme lui-même exige donc le panthéisme comme un
élément essentiel, comme une transition nécessaire qui seule lui
permet de devenir dualisme proprement dit, ou efficient (réel).
Si dualisme est entendu en ce dernier sens, nous ne pouvons
reconnaître entre lui et le panthéisme d’autre opposition que celle
qui existe entre le germe et la plante qui en éclôt. En suivant cette
analogie, nous pouvons bien nous imaginer un panthéisme sans
dualisme, c’est-à-dire un panthéisme resté germe, ne s’étant pas
épanoui en dualisme ; mais non pas, inversement, un dualisme qui
ne contiendrait pas implicitement l’unité, tel ce dualisme initial, ou
qui ne surgirait pas du panthéisme en présupposant celui-ci comme
son involution.
[92] Ici aussi, lors de la transition de l’unité à la dualité, naît un
dualisme supérieur dans lequel se répète le premier dualisme, à
savoir le dualisme où s’opposent les principes des deux systèmes
eux-mêmes. Car le principe qui amène la force du Père à s’ouvrir et
opère en elle une scission, et qui dans cette mesure doit être
différent d’elle et autonome, est le principe du dualisme ; tandis que
la force incluante du Père est le principe du panthéisme. Même ici,
donc, chaque principe, chaque système appelle l’autre. Mais là où
précisément l’unité initialement non manifeste de l’unité et de
l’opposition se présente comme effective, l’unité demeure ce qu’il y
a de plus haut, et elle se subordonne à elle-même les deux systèmes
antagonistes. La doctrine chrétienne, qui reconnaît les deux
principes comme deux personnes différentes d’un seul et même
Etre, réunit à la perfection la dualité et l’unité ; car même l’unité
(d’abord seulement potentielle) devenue maintenant effective dans
l’Esprit ne supprime nullement cette dualité, elle n’est elle-même à
son tour qu’une personne de Dieu, en sorte que unité, dualité et leur
unité à toutes deux apparaissent chacune comme autonome,
chacune pour soi. Dans la mesure où le dualisme le plus éminent est
celui dans lequel dualisme et panthéisme, dualité et unité sont à
nouveau les termes en opposition, on ne saurait imaginer plus
parfaite dissolution du conflit entre tous les systèmes humains que
celle révélée depuis longtemps déjà dans le concept de trinité de
l’Etre divin.
En termes éthiques, notamment, le conflit du panthéisme et du
dualisme peut être également considéré comme un conflit entre
nécessité et liberté.
Chacun de nous a le sentiment que toute nécessité ne vient que de
l’être ; seul ce qui ne peut jamais être considéré comme étant vit
dans une liberté surnaturelle et même supra-divine.
La liberté est comme l’amour, comme la pureté de la volonté, ce
qu’il y a de plus haut [118] . Cette liberté n’est pas encore une liberté
d’action, et même les mouvements internes que nous pouvons
admettre en une telle limpidité sont libres d’une façon si essentielle
(eux qui ne font [93] qu’un avec l’essence, avec la liberté) qu’on ne
peut les mettre en opposition avec la nécessité.
La volonté d’exister, lorsqu’elle passe à l’acte (Aktus), est déjà acte
(Tat) tranché ; ici commence la possibilité de distinguer ; ici, semble-
t-il, c’est liberté ou nécessité.
La contraction de la première volonté efficiente, par laquelle la
limpidité primordiale se revêt elle-même d’un être, est comparable
à l’acte insondable par lequel l’être humain, avant toute action
particulière ou temporelle, se contracte en un Etre intérieurement
déterminé, ou encore se donne ce que nous appelons en lui un
caractère.
Nul n’admettra aisément, je pense, qu’il a lui-même choisi son
caractère ni que quiconque a choisi le sien ; et cependant nul ne se
fait faute de s’attribuer l’action résultant de son caractère comme
une action libre. En cela, chacun reconnaît donc une liberté qui en
elle-même est nécessité, et non pas liberté en ce sens ultérieur où il
n’y a de liberté que là où il y a opposition. C’est pourquoi le
jugement moral universel reconnaît en tout homme — et dans cette
mesure partout — une région où il n’y a strictement aucun fond,
mais absolue liberté qui à elle-même est destin, à elle-même
nécessité.
Telle est la proximité de l’abîme, du sans-fond de l’éternité, qui fait
reculer tout homme d’effroi pour peu qu’on lui en fasse prendre
conscience.
De [119]  l’action issue de ces profondeurs, aucune raison de fond ne
peut être donnée ; elle est telle parce qu’elle est telle, elle est, tout
simplement, et dans cette mesure elle est nécessaire. Devant cette
liberté sans fond, nécessaire par elle-même, la plupart s’effraient,
comme devant la magie et devant tout ce qui passe l’entendement,
notamment le monde des esprits [120] . Là où ils prennent conscience
d’une telle action issue de l’abîme, ils sont atterrés comme devant
une apparition du monde supérieur, et ne trouvent pas la force de
lui résister. Agir en raison de ce qui est sans raison et au fond sans
fond (aus dem Ungrund), c’est là le talisman secret, l’occulte et
effrayant ascendant par lequel, de temps à autre, la volonté d’un
seul homme peut faire que le monde se courbe devant lui. Le
mystère qui l’entoure est peut-être une chance [121] . On trouve aussi
des hommes [94] avides de ce pouvoir, qui aimeraient bien l’exercer
mais ne le comprennent pas. Ils remarquent bien le sceau de la
nécessité dans l’action libre inconditionnée, mais cette nécessité, ils
la cherchent à l’extérieur. C’est pourquoi, depuis toujours, la
plupart de ceux auxquels il est échu de pouvoir agir exclusivement
à partir d’eux-mêmes ont cherché leur liberté dans les actions les
plus contingentes auxquelles faisait défaut le sceau d’une nécessité
interne, en proie qu’ils étaient au délire du libre arbitre. Si le
monde se courbe devant les premiers, il raille en revanche l’ivresse
et le délire de ces derniers, quelles que soient par ailleurs les
craintes que puisse inspirer leur état.
En notre temps où le réal a été éloigné et exclu autant que faire se
pouvait de la théorie, le caractère a subi le même sort par rapport à
la doctrine des mœurs [122] . Certes, celui-ci n’est que le fond éternel
que se constitue la volonté afin que l’autre volonté, à savoir celle
engendrée par la première, aille à l’encontre d’un objet, afin qu’elle
trouve quelque chose lui faisant obstacle [123] , qu’elle soit susceptible
d’épanouir et de développer en une figure de plus en plus haute.
Nous exigeons certes de l’homme lui aussi qu’il surmonte son
caractère, mais non pas qu’il soit sans caractère. Et c’est
précisément parce que ce caractère doit être surmonté, déclos,
surpassé, qu’il lui faut être antérieur à ce qui surmonte : d’où
résulte sa priorité résolue en toute action et en toute œuvre et
même, dirions-nous, en toute production même interne. Car il
s’avère partout que ce n’est pas le talent, l’entendement, la ruse ni
l’astuce — comme beaucoup se l’imaginent de nos jours, après que
l’entendement et le talent eurent été à vrai dire écartés pendant fort
longtemps, plus qu’il n’était de mise — mais bel et bien le caractère
qui en dernier ressort est décisif. Nous avons pu qualifier l’être,
cette force originelle de contraction et de négation, de vigueur en
Dieu — de même le caractère est-il l’unique et véritable vigueur des
hommes. Le caractère est cette force de démarcation en l’homme en
vertu de laquelle seulement il est lui-même et demeure distinct de
tous les autres même au sein de la communication la plus vive.
Nous reconnaissons l’action qui se règle sur des raisons et ce qu’il
est convenu d’appeler des principes comme quelque chose
d’excellent à la place qui est la sienne ; en revanche, il nous est
impossible d’admirer celui auquel son action laisse une trop grande
marge de choix, ou de reconnaître la vocation d’éducateurs d’une
nation à ceux qui ne reconnaissent que ce type d’action et qui, dans
leur ignorance du véritable inconditionné, rabaissent la volonté
jusqu’à l’asservir totalement à l’entendement [124] .
[95] Il suffit à la volonté de s’incliner vers l’être pour devenir
intérieurement nécessité, mais tout autre est la nécessité qui
découle de l’action. Car bien qu’elle doive demeurer toujours libre
en amont (au sens où elle est intime nécessité), elle est néanmoins
liée par le moyen terme entre l’étant et l’être où elle se trouve. Et
bien que l’Etre infini éternellement libre contredise cette allégeance
et désire intensément la liberté, il ne peut plus cependant briser ce
cercle. En vertu de la pure nécessité de la nature divine, plus aucun
développement ne s’ensuivrait. D’où le fait que certains en restent
là et ne puissent admettre qu’un système de création interne.
Même la liberté, donc, doit commencer par s’inclure dans son
contraire afin de devenir liberté efficiente et de faire irruption
comme telle. La nécessité précède nécessairement la liberté morale.
Car si celle-ci ne peut être admise que là où une scission, une
décision, a lieu, il faut bien qu’elle soit précédée d’un état
d’indécision, et donc de nécessité. En ce sens, une nécessaire
priorité revient donc aussi au fatalisme par rapport au dualisme.
L’équilibre initial des forces dans lequel nous posons la nécessité de
la nature divine pourrait facilement rappeler le fameux équilibre
du libre arbitre que les moralistes ont imaginé pour expliquer la
liberté humaine ou morale. S’ils veulent dire par là qu’un équilibre
de forces serait le commencement de la naissance spirituelle, la nuit
à partir de laquelle seulement l’homme naîtrait à la lumière
souriante de la liberté, nous pourrions bien concilier leur idée avec
la nôtre. Car si l’enveloppement précède le développement, et si
celui-là se rapporte à celui-ci comme sa négation, il faut que la
liberté elle aussi soit précédée de la négation de la liberté. Mais, tout
d’abord, ils ne pensent pas cet équilibre comme le préalable de la
liberté en soi, mais seulement comme ce qui précède l’action libre
particulière. Avant toute action libre particulière, la volonté se
trouve dans un parfait [96] état d’équilibre entre des motifs
opposés : mais comme dans cette situation une action est
impossible, une difficulté surgit : il faudrait en effet que ce qui
surmonte soit identique à ce qui est surmonté, que la même volonté
se trouve et en même temps ne se trouve pas en cet état d’équilibre :
pour sortir néanmoins de cet état d’équilibre, on imagine alors un
libre arbitre situé hors de cet équilibre et indépendant de tous
motifs, autant dire dépourvu de sens, qui met bien fin de façon
mécanique à cet équilibre, mais qui, tout bien considéré, n’est rien
d’autre qu’absolue contingence.
Si l’on compare cette représentation confuse, obscure et contraire à
la raison, si universellement admise et au fond dominante jusqu’à
notre époque, à la véritable idée <de la liberté>, dont elle a bien
quelque apparence, on ne peut s’empêcher de penser qu’il n’est
accordé à la plupart des hommes, fût-ce à ceux qui se targuent de
penser, de ne voir la vérité, dans les choses les plus proches comme
dans les plus éloignées, que comme à travers un nuage.
En vérité, cet équilibre des forces n’est pas, en premier lieu, inactif
ou au repos, c’est au contraire un équilibre vivant, dynamique, où
s’exerce une force de contraction effective ; en second lieu, cet
équilibre n’est qu’une condition, que l’un des facteurs de la liberté
proprement dite, l’autre facteur, à savoir celui qui surmonte cet
équilibre, ne pouvant être le libre arbitre ni un Etre où il y a place
pour un choix, mais seulement un principe tout à fait déterminé,
qui ne peut qu’agir dynamiquement à l’encontre du premier, qui ne
peut donc avoir que cette façon d’agir, à l’exclusion de toute autre ;
l’équilibre, à son tour, ne se rapporte pas à cet autre facteur comme
quelque chose de mécanique et de passif [125]  qui serait aussitôt
surmonté par un pur et simple libre arbitre (par exemple, le projet
fait par libre arbitre d’être dorénavant vertueux) ; enfin, de cette
tension résulte un dualisme bien supérieur à cette opposition des
forces qui se trouvent en équilibre, à savoir un dualisme entre la
première force ou personne qui pose l’équilibre et la seconde qui le
surmonte ; et c’est à partir de là seulement que naît ce procès dans
lequel seulement l’homme s’annonce comme un être moralement
libre, procès qui, loin d’être aussi superficiel, aussi mécanique et
anodin, est tout au contraire un procès profond, éminemment
dynamique et vigoureux.
[97] Mais comment en vertu de ce dualisme supérieur la liberté
proprement dite, i.e. morale, surgit aussi en Dieu, voilà qui semble
exiger un développement plus fouillé.
Pour le premier Moi — car cet autre Moi qui surmonte le premier
doit bien en procéder, être engendré par lui — la question qui se
pose est de savoir si, dans cet engendrement, ce premier Moi est
quelque chose de libre ou de non libre. Nous ne pourrions le
qualifier de libre que pour autant qu’un Etre peut être dit libre
alors même qu’il est violemment épris de quelque chose. Le désir, la
soif d’amour, qui en tout Existant se fait d’autant plus aiguë qu’il se
ramasse plus rigoureusement en lui-même [126] , l’impuissance de ce
qui lutte avec l’amour à se contenir en soi-même : voilà ce qui
pousse un Etre à cet auto-dédoublement qui rend le premier Moi
capable d’engendrer le second. Et comme tout Etre fibre a besoin de
cet autre Moi afin, tout simplement, de devenir libre, il aspire à cet
autre Moi comme il aspire à la pondération, à la conscience ou à la
liberté. Mais comme lui-même devient libre par le second Moi, un
être aussi exposé que l’homme à s’égarer peut très bien, au lieu de
laisser cet autre Moi agir en lui, en faire un moyen pour ses propres
fins et sa propre liberté — ce qui est bien la pire inversion possible
du vrai rapport entre les deux Moi — et cet engendrement, cette
force d’auto-dédoublement peut finir par s’en trouver tellement
restreinte qu’elle n’agit plus dès lors que comme moyen d’une
surenchère croissante de l’ipséité, et non plus comme ce qui en
libère ; et il pourrait même survenir un moment où l’homme serait
totalement dépossédé de cette force d’engendrement. Mais là où en
revanche le premier Moi utilise ce second Moi comme moyen de sa
libération effective, ou le laisse agir comme tel en lui, il l’aide de
nouveau à naître : car cet acte d’engendrement est un acte éternel,
qui ne cesse jamais, et qui en Dieu comme en l’homme se produit et
doit se produire à chaque instant.
Quelle sorte de liberté assignerons-nous alors à cet autre Moi qui
surmonte le premier ? Manifestement il se rapporte librement à
l’être, et même à l’Existant lui-même, et si nous n’avons en vue que
ce concept négatif de la liberté, il peut bel et bien être dit libre. Mais
[98] pour ce qui est de son action, celle-ci ne résulte nullement d’un
choix ; même suprêmement sensée, elle est au contraire conforme à
l’intime nécessité de sa nature. Car il n’est rien d’autre qu’amour, et
ne peut avoir en lui aucune volonté autre que celle de l’amour et de
la clémence. Ce n’est donc pas cette autre personne que nous
pouvons considérer comme l’Etre moralement libre que nous
cherchons en lui.
Le second Moi a pour effet de produire une scission au sein du
premier, scission par laquelle celui-ci est libéré, en tant qu’étant, de
son être et élevé au spirituel. Pour autant qu’il est dès lors libéré de
l’être, cet étant jouit de la liberté en lui-même. Mais ce premier Moi
n’est pas scindé une fois pour toutes ; c’est à chaque moment que
doit avoir lieu la scission, à chaque moment, de nouveau, la
transfiguration de l’étant en spirituel. Le premier Moi n’est donc
pas anéanti ; la force de son unité persiste encore et agit à chaque
instant. S’il n’y avait pas de scission, ce serait une force contractant
inconsciemment, aveuglément. Mais du fait qu’au moment où se
produit l’action de la scission lui-même est élevé à la conscience de
soi, et se saisit à chaque instant comme libre, comme un Etre qui n’a
en arrière de soi que l’abîme de l’éternité dont il a immédiatement
jailli, il peut, dans l’acte de la scission elle-même, soit s’y sacrifier,
soit transformer sa nouvelle liberté en moyen lui permettant d’y
résister — et telle est bien la possibilité sur laquelle repose
finalement la liberté morale. Se sacrifier à ce Moi autre et meilleur,
voilà qui est finalement se résoudre [127]  ; c’est en cette déclosion, en
cette ouverture que consiste la véritable décision. Alors qu’en
revanche le refus de s’y sacrifier n’est pas à proprement parler
résolution (Ent-schliessen) mais plutôt solution de repli sur soi (Ein-
schliessen), entêtement et sclérose, encore que de plein gré.
Depuis fort longtemps a prévalu le sentiment qu’il n’y a de véritable
liberté que dans le Bien, qu’il n’y en a à proprement parler aucune
dans le Mal. D’où les adages : seul l’homme vertueux est libre ; le
méchant est un serviteur du péché, etc. ; d’où aussi l’affirmation
scientifique de quelques-uns selon laquelle il n’y a de volonté libre
que pour le bien [128] . Si cette opinion signifiait que la volonté
mauvaise n’est pas libre d’elle-même ni par elle-même mais qu’à
cette réserve près elle est libre, il n’y aurait rien à objecter là contre.
Car nous venons de montrer que le premier Moi, le Moi de l’ipséité,
ne doit la liberté qu’à l’autre Moi, meilleur que [99] lui, et ne saisit
cette liberté qui, le sollicitant constamment de renoncer à l’ipséité,
lui advient telle une lueur que pour en user pour soi-même, c’est-à-
dire pour en mésuser.
Ainsi serait donc démontré que seul le premier Moi peut être appelé
moralement libre, au sens où une égale possibilité du bien et du mal
est requise pour qu’il y ait liberté — non pas originellement libre,
certes, mais seulement dans la mesure où dans cette scission des
forces, lorsque éclatent les ténèbres, surgit une lueur de l’éternité,
et donc aussi de la liberté de son essence.
En Dieu aussi, par conséquent, seul le premier Moi, ou le Père, peut
être appelé libre au sens moral, dans la mesure où il est en
constante scission par l’œuvre du Fils. C’est sans conteste la volonté
libre du Père que de faire cesser en lui l’équilibre originel des
forces ; c’est donc sa volonté libre que la création. C’est de plein gré
qu’il renonce à sa propre vie, comme sa vie propre (exclusive de
toute autre). Lui-même étant par là la première illustration de cette
doctrine grandiose qu’on ne saurait trop reconnaître : Qui trouve sa
vie la perdra, et qui perd sa vie la trouvera [129] . À la première envie
de rentrer en soi il trouva sa vie et se mit en situation de la perdre ;
maintenant il la perd pour la reconquérir en un sens beaucoup plus
éminent. Lui aussi pourrait se saisir de la liberté, de l’éternité de
son essence qui lui a été révélée à nouveau par l’autre Moi pour
perdurer, tel qu’en lui-même, dans une réclusion éternelle et
autosuffisante.
Il est une question qui aurait pu déjà être soulevée lors du premier
développement, à savoir si ce principe irrationnel en Dieu, résistant
à toute analyse, s’est soumis de son plein gré ou s’il n’est retourné
dans le passé que pour avoir été dompté par la puissance
supérieure. Le passage bien connu et fort profond de l’Ecriture [130] 
où il est dit que la créature n’est pas soumise de son plein gré à la
vanité mais seulement à contrecœur, pourrait être interprété dans
le sens d’une soumission contre son gré de la nature. Mais le
passage qui suit, qui dit qu’elle est soumise à cause de celui qui l’a
soumise et garde l’espérance, suffit à montrer que seule la volonté
naturelle ou nécessaire est visée ici. [100] Car aucun être ne meurt à
son être propre en vertu de la volonté naturelle, et le renoncement
ne s’exerce jamais au profit de celui qui renonce mais au profit de
quelque chose de supérieur — et néanmoins sans contrainte mais
de plein gré. Le cœur du Père, en tant qu’il est soumis à la volonté
supérieure, se meut donc bien toujours en vertu du désir naturel,
mais sans cesse conjuré, non point tant vaincu que convaincu, selon
la belle image platonicienne [131] , et apaisé par la volonté
supérieure, il demeure constamment en une réclusion librement
consentie, cœur sacré qui bat intérieurement, entretenant
paisiblement la vie mais ne prolongeant jamais son action au-
dehors.
Et qui ne songerait volontiers ici au sublime Platon, qui le premier a
osé admettre dans le temps primitif, et moins à côté de l’Etre serein
et ordonnant spirituellement qu’avant lui, un état de remuement
sauvage dû à un principe anarchique et hostile à toute
ordonnance [132]  ? Et si ce qui s’y apparente dans notre perspective
devait ne pouvoir échapper à la condamnation de notre temps,
puisse Son nom être accolé au nôtre en guise de garantie toujours
opportune, vu que ce temps le compte au nombre des idéalistes
sans s’aviser du fait qu’il déclare expressément que l’être est un
principe original qui s’oppose activement à l’entendement.
Lorsque Platon parle de la matière comme d’un principe coexistant
avec Dieu, il semble avoir en vue cette perspective où Dieu, scindé
de l’être, est déjà en suspens au-dessus de son enveloppe comme
esprit transfiguré. Mais lorsqu’il s’enquiert d’une unité antérieure
où Dieu et la matière ne faisaient qu’un, on serait mal inspiré de la
chercher chez lui ailleurs que dans cette nature qui a été, Dieu
n’étant devenu proprement Dieu qu’après avoir remporté une
victoire sur elle. À Dieu aussi il fallut s’élever hors d’un état
antérieur où il n’était pas encore Dieu, de même que l’homme en
son premier état n’est homme que selon la possibilité, non selon
l’effectivité ; et il y a bien longtemps que nous avons émis l’avis que
tout ce qui réside au-delà de l’être véritable, personnel, de la
divinité doit être appelé nature. Car seul le spirituel en Dieu peut
être appelé Dieu même, tout comme seul le spirituel en l’homme est
l’homme lui-même ; et de cette spiritualisation provient tout ce qui,
en la nature désormais apaisée, est intelligible, radouci et ordonné ;
et tout ce qui est dur et rebutant provient, comme le dit Platon en ce
passage inestimable, [101] de l’état antérieur, de ce qui s’apparente
au corporel, au chaotique, de ce qui lui reste de sa nature d’antan,
car il y avait en elle une bonne part de confusion avant qu’elle ne
soit parvenue à l’éclat présent de l’ordre.
Loin de nous cependant l’intention de prendre ainsi les devants sur
les exégètes qualifiés, au jugement desquels nous soumettons bien
volontiers cette explication.
Il n’y aurait pas de liberté en l’absence d’une volonté naturelle la
précédant. La dualité au sein de la volonté vient seulement du fait
qu’une volonté est déjà là et qu’une autre volonté lui agrée. La
nécessité précède donc constamment la liberté, et en toute action.
Comme il semble absurde de faire prendre à Dieu une fois pour
toutes, avant la création, sa décision par rapport à elle ! Certes, la
création n’est que par une décision de Dieu, mais cette décision est
une décision éternelle, elle ne cesse jamais ; l’ipséité du Père éternel
est toujours et encore surmontée en amour, toujours elle s’ouvre et
s’épanche dans la créature. Chaque jour annonce de plus belle cette
victoire, chaque nuit en renouvelle le prodige.
La haute opinion que l’entendement humain a de lui-même, qui
s’imagine en situation de choisir et de discerner par art et astuce le
meilleur parmi tous les possibles, n’a pas manqué d’être appliquée
à Dieu. Mais celui qui n’accorde à Dieu d’autre liberté que celle
d’élire, entre plusieurs mondes possibles, le meilleur, ne lui accorde
que le plus infime degré possible de liberté. Qui dit choix dit
tourment (Wahl ist Qual [133] ) ; le choix résulte d’une volonté non
éclairée, non épanouie, il n’est pas liberté mais manque de liberté,
irrésolution. Celui qui sait ce qu’il veut agit directement. Choisir
entre la vertu et le vice signifie tout bonnement être incertain quant
à ce qui est le plus avantageux. Celui qui est passé maître dans l’une
ou dans l’autre agit sans choix et alors seulement en toute liberté.
Il résulte de ce qui précède qu’autre est la liberté du Père, autre
celle du Fils : c’est à l’Esprit que nous attribuerons la liberté
proprement spirituelle, laquelle consiste en sérénité absolue, en
clarté et en omniscience. Ces trois niveaux ou types de liberté sont,
toutes proportions gardées, les mêmes [134]  pour l’homme.
[102] L’Esprit — voilà ce en quoi tout enfin se transfigure ; car seul
l’Esprit est la divinité entièrement déployée et entièrement revenue
à l’unité.
Pour le savoir humain lui aussi, il existe un point ultime de
transfiguration. Aucun des trois principaux systèmes n’est le
système suprême, bien que l’un d’entre eux se trouve toujours plus
près de l’ultime étape du développement. Mais tous trois sont
nécessaires, comme autant d’étapes différentes dans la formation
d’une vie ; aucun ne peut être omis si ce qui doit être développé est
le tout proprement dit, à savoir le seul vrai système.
Si je donne peut-être ici l’impression d’envisager la possibilité d’un
tel système, je n’estime nullement qu’il puisse être à la portée de
tout un chacun ; je dirais bien plutôt : le système est bien possible,
voire effectif, mais il n’est pas susceptible d’être exposé — à savoir
extérieurement, de telle sorte que quiconque pourrait le reprendre
et s’en emparer au même titre que tout autre savoir. Car ce savoir
total ne se trouve qu’en un engendrement constant, qui jamais ne
cesse, si bien qu’au grand jamais il ne peut se transformer en acquis
mort. Il est le procès répétant intérieurement, comme sa réplique,
ce procès grandiose et inouï de toute vie, de son premier et paisible
commencement jusqu’au présent, et même jusqu’à l’avenir le plus
lointain. Mais combien ont la force, combien ont assez de capacité
et d’abnégation pour s’abandonner à ce procès et s’inscrire en lui ?
Car la vérité n’est conquise que par une lutte intérieure et sans
merci, et par une scission de soi d’avec soi-même. Accomplir soi
aussi théoriquement ce procès, cela ne suffit pas. Celui qui n’a pas
éprouvé pratiquement le procès de toute vie, tel qu’il est décrit dans
ce livre, celui-là ne le concevra jamais [135] . Mais celui qui a formé et
mené à bien, du premier germe enfoui jusqu’à sa figure parfaite,
une œuvre qu’il portait en son âme, celui qui, aux prises avec une
nature apparemment incoercible, parvient néanmoins à la clarté,
celui-là seul peut juger. Les gens sans expérience spirituelle ne
peuvent prétendre ici être juges.
La nécessaire conséquence de la connaissance du seul vrai système
n’est pas non plus, contrairement à ce que prétendent les
adversaires de tout véritable savoir, la science omni-suffisante ;
c’est même bien plutôt le contraire qui, de façon fort naturelle,
pourrait en résulter. Et j’ai [103] tant défendu à tout moment les
droits de la science, que tout au long de ma vie je continuerai à
défendre, que j’aimerais dire à cette occasion, si ce n’était manquer
à la modeste, ce que j’ai si souvent ressenti, et de façon
particulièrement vive au cours du présent exposé, à savoir :
combien je suis plus près que la plupart ne le peuvent concevoir de
ce mutisme de la science qui intervient nécessairement dès que
nous reconnaissons à quel point tout advient de manière si
infiniment personnelle qu’il s’avère impossible de savoir
rigoureusement quoi que ce soit. Ce résultat de la science différerait
bien peu du résultat atteint par Socrate, qui se vantait d’avoir
acquis au moins ceci qu’il ne savait rien. Mais cela, il le savait bel et
bien et cette certitude n’était point le commencement mais
l’aboutissement de ses recherches. Et lorsque certains s’imaginent
autorisés à se tranquilliser dès le départ en faisant aveu de leur
ignorance, cela ne peut être considéré que comme un étrange
fourvoiement [136] . Car lorsque celui qui effectivement ne sait rien
assure qu’il ne sait rien, ou que son talent réside dans le non-savoir,
qu’y a-t-il là en effet de remarquable ? C’est lorsque cet aveu émane
de celui qui sait qu’il a un sens éminent. C’est une chose que d’être
non sachant par manque de science, c’en est une autre de l’être en
raison de la surabondance de la connaissance et des objets. En ce
dernier sens, Socrate pouvait à bon droit se vanter du non-savoir ;
mais qu’un veule relâchement, qu’une apathie du cœur et de
l’esprit, incapables du moindre effort et dont toute l’activité se
résume à se défendre, au moyen d’une sophistique dictée par
l’amour-propre, contre tout savoir sérieux, s’octroie la licence d’une
telle affirmation et tente de la faire passer aux yeux du monde pour
mûre réflexion et sagesse toute socratique, on ne saurait y voir que
l’un des nombreux symptômes de la terrible confusion qui sévit de
nos jours.
Comme le système véritablement englobant ne peut porter son nom
d’après l’un quelconque de ces moments particuliers qui, envisagés
séparément, engendrent autant de systèmes particuliers, on ne
saurait manifestement le nommer que d’après son ultime point de
transfiguration, d’après cette suprême unité où tout conflit se
résout.
[104] Et vu que celui-ci n’est autre que l’Esprit, la dénomination la
plus appropriée serait système de l’esprit, lequel est nécessairement
du même coup celui de la vérité.
On peut affirmer que la métaphysique admise officiellement ne
cherche en fait que ce tout supérieur. Car même si elle se borne
aujourd’hui encore au théisme, lequel ne peut subsister qu’avec le
dualisme et au fond ne fait qu’un avec lui, elle rencontre tant de
difficultés à le revendiquer comme point de vue originel ne pouvant
être dérivé d’un point de vue supérieur et ne pouvant non plus
conduire à aucun développement plus ample, qu’elle en est arrivée
au point de se déclarer elle-même impuissante et de renoncer
solennellement à son existence. Mais comme cet auto-
anéantissement peu vaillant ne saurait durer, et vu que l’exigence
d’une vraie métaphysique ne peut que se réveiller au sein d’une
nation qui à ce jour ne s’est éteinte ni par le cœur ni par l’esprit,
d’une nation aussi essentiellement religieuse que la nation
allemande, il est permis d’espérer qu’une fois parvenue à la
connaissance du présent elle surmontera aussi sa pusillanimité face
aux points de vue supérieurs en se voyant bien obligée d’admettre
que seule la reconnaissance de ces points de vue, non pas comme
points de vue ultimes mais initiaux, est à même de la mettre en
tranquille possession de la vérité, de cette vérité qu’elle a si
longuement convoitée mais en vain parce qu’elle partait d’un point
de vue erroné. C’est pourquoi cette métaphysique se défend en
quelque sorte aveuglément contre tout système unitaire, et au fond
contre tout développement vivant. C’est à ces deux égards qu’elle ne
pourra s’empêcher de trouver épouvantable, dans le présent
exposé, à supposer toutefois qu’elle en prenne connaissance, le fait
que Quelque Chose soit en Dieu qui, refoulé, est posé comme passé.
Elle n’avait pas compris, pour commencer, que le panthéisme est le
germe nécessaire à partir duquel seulement peut se développer un
véritable théisme, c’est-à-dire le système proprement historique et
appartenant au temps historique. Il lui échappera ici que c’est
précisément cet Etre panthéiste qui lui répugne qui doit être refoulé
en Dieu pour faire place au libre, au personnel en Lui.
Mais comme nous ne pouvons disconvenir que la patience de cette
ancienne métaphysique et de la tolérance qu’elle rencontre dans le
public [105] et dont, comme de juste, nous ne pouvons guère nous
vanter, est souvent mise à rude épreuve et que nos présentes
recherches n’ont pas particulièrement ménagé cette science admise,
ce nous est d’autant plus un devoir de montrer en quoi, malgré des
divergences apparentes, sa démarche présente quelque
ressemblance avec le cours de nos considérations.
La métaphysique recense, comme on sait, trois preuves de
l’existence de Dieu [137] . La première, qu’on appelle à bon droit
ontologique, est celle qui repose en fin de compte sur ceci : en Dieu,
l’existence serait déjà posée par l’essence (Wesen), Lui-même serait
par conséquent un Etre (Wesen) intrinsèquement nécessaire. Si
cette preuve se cantonne en elle-même, sans vouloir par exemple
effectuer une transition de cet Etre intrinsèquement nécessaire à un
Etre extrinsèque, ou encore attribuer derechef l’existence comme
prédicat à cette unité de l’Etre et de l’existence, il n’y a strictement
rien à lui objecter [138] . Elle ne fait alors qu’établir l’idée d’un Etre
pour lequel l’être est intrinsèque, mais auquel il ne peut
absolument pas être attribué extrinsèquement. Cette preuve
correspond par conséquent en tout point à cet état de limpidité
primordiale dans laquelle toute existence est engloutie, où la
divinité est bien trop pure pour pouvoir être qualifiée ne serait-ce
que d’existante. Mais la métaphysique ne se contente pas de cet être
purement ontologique, elle demande un Existant effectif, tel que
l’être puisse lui être attribué comme prédicat. Mais à vouloir arriver
à cette fin au moyen de cette preuve ontologique, elle la corrompt
en la poussant au-delà de ses limites. Il ne lui resterait plus par
conséquent d’autre ressource que de progresser à partir de ce
premier Etre jusqu’à un second qui, loin de se confondre avec le
premier, serait un Etre effectivement second, fondement de
l’existence du premier. Mais comme cela lui était impossible sans
admettre en Dieu une progression, voire un jaillissement en Lui, ce
qui lui paraissait par trop naturel et par trop vivant, et contredisait
à ses concepts fixes et abstraits, la métaphysique préfère ici couper
court et chercher à se procurer par d’autres voies, encore qu’à son
insu, ce qui lui manque.
Comme toutefois elle se voit pressée de reconnaître un Existant, elle
[106] se le procure par un syllogisme ascendant ; par la seconde
preuve, nommée à bon droit cosmologique, vu que de la
contingence de toutes les choses (Dinge) existantes elle infère
finalement leur cause ultime inconditionnée (unbedingte [139] ) et
parvient ainsi à ce que nous avons appelé le premier Existant. Mais
comme elle ne peut considérer comme cause inconditionnée qu’un
Etre existant nécessairement, elle se voit contrainte de relier de
nouveau à l’idée de l’Etre ontologique cette idée qu’elle a obtenue
par de tout autres voies, sans être à même d’établir entre ces deux
idées une connexion ou une véritable unité. Elle a besoin par
conséquent, pour compléter sa preuve ontologique, de la preuve
cosmologique qu’elle est allée chercher ailleurs ; et pour compléter
la preuve cosmologique, de la preuve ontologique qui ne s’y
rattache en aucune façon. Comme cependant elle ne se satisfait pas
non plus de l’idée d’un Etre premier existant nécessairement, mais
demande un Etre doué de conscience de soi et de personnalité, qui
agisse intentionnellement, un Etre tel que ni la preuve ontologique
ni la preuve cosmologique ne sauraient lui en fournir à moins
qu’elle ne les pousse au-delà de leurs limites respectives, il lui fallait
ici aussi à vrai dire considérer à nouveau cet Etre cosmologique
comme un Etre enveloppé, et comprendre la gradation ou
succession de ses concepts comme une succession ou gradation au
sein de l’Etre lui-même. Mais comme cela va autant à l’encontre de
ses concepts abstraits que cela s’avère impossible faute d’avoir
matière à développement du fait que, dans sa crainte du
panthéisme, elle a posé la cause séparément de son effet en la
mettant, d’une façon aussi peu naturelle que possible, tout en haut,
en en faisant une cause reléguée, solitaire, abstraite et sans vie :
cette métaphysique n’a donc plus d’autre ressource, à nouveau, que
de chercher à obtenir par une preuve nouvelle et tout autre ce
qu’elle n’a pu obtenir par celle-ci.
Si la métaphysique s’en tenait jusque-là à la propriété universelle
qu’ont les choses d’être contingentes, elle pénètre maintenant dans
l’intérieur des choses et dans leur agencement et, y détectant
partout les traces d’une Cause agissant intentionnellement, avec
liberté et pondération, de cette observation elle infère finalement,
en retour, un Etre personnel, libre et doué d’intelligence comme
auteur du monde. Mais dans la mesure où le concept d’un Etre libre,
doué d’intelligence, resterait [107] en suspens si la nécessité ne lui
servait de fondement, il lui faut revenir de cette troisième preuve,
la preuve physico-théologique, à la seconde, la preuve
cosmologique, et de cette façon même, sans toutefois s’en aviser,
reconnaître le nécessaire comme base [140]  du libre, comme son
préalable. Comme en outre l’intelligence attribuée à cet Etre
n’explique que la forme et l’ordonnance des choses, la matière
devant nécessairement être là, à vrai dire, dès le moment
précédent, il est besoin, pour présenter cet Etre comme Créateur du
monde, de recourir au concept d’un Etre absolument nécessaire
avec lequel celui d’une pluralité est incompatible, et hors duquel
par conséquent tout doit être contingent, y compris la matière,
laquelle ne saurait lui appartenir en propre.
Ces trois preuves se rapportent donc elles aussi les unes aux autres
comme les maillons d’une chaîne, dont chacun devrait toujours être
produit par le précédent, ce qui toutefois est impossible dans le
procédé mécanique et sans vie de la métaphysique. Leur connexion
originelle, comme le fait qu’elles n’expriment proprement que
différents moments du développement d’un seul et même Etre, se
révèle cependant en ceci qu’en elles l’antérieur appelle tout ce qui
est postérieur, qui présuppose quant à lui tous les maillons
antérieurs. Aucune de ces preuves ne suffit à parvenir au but fixé,
c’est-à-dire à produire l’idée exhaustive de Dieu en sa réalité ; elles
n’y suffiraient que toutes ensemble à condition d’être mises en
relation vivante et dynamique, ce qui à vrai dire n’est possible que
sur la voie par nous frayée.

Notes du chapitre
[1] ↑ R.m. : A utiliser pour la préface aux A.d.M.
[2] ↑ prétendus S.
[3] ↑ affirmé S.
[4] ↑ non-pensée S.
[5] ↑ ; combien peuvent-ils se féliciter d’un tel passé ? S.
[6] ↑ cependant.
[7] ↑ Ecclésiaste I, 9-10. (Cf. H. Meschonnic, Les Cinq Rouleaux, Gallimard, 1970, p. 136.)
[8] ↑ remplacé par S. par l’alinéa correspondant dans le second tirage (cf. infra, p. [120]).
(Note de l’éditeur.)
[9] ↑ Cf. infra, p. [107]. Basis (plutôt que Grundlage) : le terme fait écho au vocabulaire de
la chimie et de l’alchimie. Cf. TILLIETTE, 1, 524, n. 67 ; 526, n. 71-72.
[10] ↑ le véritable fondement et le commencement même de S.
[11] ↑ Être étant par lui-même.
[12] ↑ qu’il reconnaît finalement.
[13] ↑ justement S.
[14] ↑ est ce qui porte la création présente, et qui est toujours abrité en son fondement. S.
[15] ↑ Kein Nu : terme familier à la mystique allemande, qui donne son titre, par exemple,
à un distique d’Angelus Silesius : Im Nu.
[16] ↑ à vrai dire S.
[17] ↑ profondeurs S.
[18] ↑ du.
[19] ↑ par-delà tout temps.
[20] ↑ plus pure.
[21] ↑ est.
[22] ↑ rien.
[23] ↑ Quel est cet Ancien ? « L’ “Ancien” peut être tout ce qu’on veut, de l’Antiquité au
XVIIIe siècle. L’idée de souveraineté est stoïcienne, le “royaume de l’âme”. Cette royauté sur
les passions est notamment exprimée par Sénèque, lettre 114 a Lucilius. À partir de là il
faudrait chercher dans le courant stoïcien, mais peut-être aussi dans la mystique de la
Gelassenheit : Eckhart, Tauler, théologie germanique… », nous écrit le Père X. Tilliette
(5 juillet 1988).
[24] ↑ Cf. Angélus Silesius, « La vie royale » (in Der Cherubinische Wandersmann, éd.
Diogenes, p. 67) :
Gib deinen Willen Gott, denn wer ihn aufgeben,
Derselbe führt allein ein königliches Leben.

(Donné ta volonté à Dieu, car qui l’a abandonnée,


Celui-là seul mine une vie royale)
Un autre distique s’intitule Armut ist göttlich, « Divine est la pauvreté ».
[25] ↑ cette volonté qui ne tient à tien, pour laquelle il n’y a rien qu’elle puisse vouloir,
parce qu’elle se suffit a elle-même.
[26] ↑ est muette et comme S.
[27] ↑ l’.
[28] ↑ été jusqu’à.
[29] ↑ Comme Angélus Silesius, Le Pèlerin chérub., I, 15.
[30] ↑ Lust., terme éminemment boehmien, cf. MARQUET, 578.
[31] ↑ il n’y a pas non plus de force engendrant hors d’elle-même S.
[32] ↑ car la première était plutôt le vouloir de l’éternité elle-même S.
[33] ↑ comme S.
[34] ↑ quelque chose S.
[35] ↑ Il n’est d’effet qu’avec et S.
[36] ↑ Cf. Ev. de Jn, XII, 24-25.
[37] ↑ Cf. Platon, Sophiste, 240e- 259b.
[38] ↑ « Dieu est lui-même le grand Solitaire de l’univers, l’éternel Célibataire des
mondes » : Chateaubriand, Génie du christianisme, Première Partie, liν. I, chap. IX.
Schelling connaissait cette œuvre depuis sa parution — cf. Aus Schellings Leben in Briefen
(éd. par G. L. Plitt, Leipzig, 1869-1870), I, 249.
[39] ↑ Εzéchiel, I, 22 sq.
[40] ↑ Raphaël est aux yeux de Schelling le sommet de la peinture : « Il n’est plus peintre,
mais philosophe en même temps que poète » : SW, VII, 320 = Discours sur les arts
plastiques (1807), in Textes esthétiques, Ed. Klincksieck, 1978, trad. A. Pernet, p. 181.
[41] ↑ « Surdivinité » dont a osé parler Angélus Silesius. Cf. SW, VIII, 234.
[42] ↑ Thème plotinien, mais cf. aussi : Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, II, 163 (et la
« ténèbre lumineuse »), et Denys, Th. myst., I, 3. Cf. OM, p. 318.
[43] ↑ χάος ἤ νύξ : Aristote, Mét. Λ, 6, 1072 a 8. Cf. Orphée, frg. 12 Diels.
[44] ↑ Sur le concept d’Indifferenz, cf. MARQUET, p. 401.
[45] ↑ Tout ce développement est une citation quasi littérale de Leibniz dans sa Responsio
ad objectiones Wissowatii, éd. Gerhardt, t. IV, p. 121. On trouve, dans cette même page de
Leibniz, la notion de reduplicatio mentionnée un peu plus bas par Schelling.
[46] ↑ die Regeln des Satzes, où Satz peut signifier à la fois, de façon intraduisible, la
phrase grammaticale, la proposition logique et le « mouvement » d’une œuvre musicale.
[47] ↑ Sur ce rapport entre finden et empfinden, cf. MAUQUET, p. 35 et surtout 580, qui
renvoie au De signature rerum de Boehme.
[48] ↑ Proverbes de Salomon, VIII, 22-30.
[49] ↑ Une doctrine dont Platon n’est lui-même que l’interprète et dont l’origine se perd
dans la nuit des temps (die tiefste Nacht), comme le précisera la dernière version des Ages
du monde — cf. SW, p. 289.
[50] ↑ Au double sens du mot vision : l’action de voir et ce qui est vu. La version de 1815
des Weltalter préférera le mot Blick, porteur de la même équivocité mais plus proche du
vocabulaire mystique, comme équivalent d’idea : SW, ibid., et trad. S. Jankélévitch, Les Ages
du monde, Aubier, 1949, p. 121.
[51] ↑ « Vous avez l’apparence de la vie ; mais vous n’exprimez pas son trop-plein qui
déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur
l’enveloppe » (Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, éd. Conard, t. XXVIII, p. 11).
[52] ↑ la paisible.
[53] ↑ Sur ces expressions venant de l’alchimie, cf. TILLIETTE, I, 609, n. 12.
[54] ↑ geben möchte semble être une coquille pour gehen möchte.
[55] ↑ Nous respectons la tournure évangélique de l’allemand telle qu’on la trouve chez
Luther — cf. I Rom. VI, 10-11. Cf. Calvin : « Nul ne vit plus désordonnément que celui qui
vit à soy, et ne pense qu’à son profit », Instit.,313, cité par Littré à l’article « Vivre ».
[56] ↑ X. Tilliette voit dans cette expression « un écho des malheureuses expériences
faites avec Ritter au début du séjour munichois » : TILLIETTE, I, 611, n. 22. Cf. le « Précis sur
le magnétisme » dont Balzac fait un chapitre d’Ursule Mirouët.
[57] ↑ Sur cette Emp-findung par laquelle les forces se trouvent en s’éprouvant et
s’éprouvent en se trouvant, cf. supra, p. [30], et notre note a.
[58] ↑ En filigrane ici la notion d’Ineinsbildung : cf. TILLIETTE, I, 367, 393, 551.
[59] ↑ Sur cette expression topique, cf. MARQUET, p. 458, n. 21.
[60] ↑ R.m. : Sujet. Risquons-nous maintenant à regarder l’intériorité.
[61] ↑ (S’embrase de plus en plus vivement).
[62] ↑ avec la puissance de la force aveugle de négation.
[63] ↑ la force aveugle dans l’agir.
[64] ↑ R.m. : Car c’est à vrai dire contre son gré qu’elle est promue à l’efficience, et comme
cependant elle doit et ne peut être qu’affirmante, elle aimerait se transformer elle-même
en liberté. C’est pourquoi elle cherche à saisir l’éclair de l’Etre affirmant.
[65] ↑ leurs.
[66] ↑ Avec S. Jankélévitch, nous lisons ici besonnenem Geist au lieu de begonnenem :
l’esprit réfléchi (ou pondéré) plutôt que commencé — cf. trad. cit., p. 180.
[67] ↑ qu’ils attribuent au poète comme à tous ceux chez qui se montre une force qui agit
plus qu’elle ne comprend. Ainsi.
[68] ↑ Cf. Platon, Phèdre, 244 b-d.
[69] ↑ déjà apaisée.
[70] ↑ de lacération.
[71] ↑ à.
[72] ↑ déplorant ainsi, en quelque sorte, le déclin du culte pur et ancien de la nature.
[73] ↑ la terrible pression exercée par la force de contraction.
[74] ↑ génération.
[75] ↑ qui s’exercent en.
[76] ↑ Sur cette « effroyable solitude » (Schelling) du « grand Solitaire de l’univers »
(Chateaubriand), cf. supra, p. [20], et notre note b.
[77] ↑ Jac, 3,6 :ὁ τροχὸς τῆς γενέσεως. « Roue de la naissance », « roue de la nature » — ces
expressions reviennent constamment chez Jacob Böhme, remarque la VIIe Leçon de la
Philosophie de la Révélation, SW, 6 Ε 123.
[78] ↑ Si Kant peut rendre l’expression existentia Dei par Daseyn Gottes, Existenz et
Daseyn ne se confondent pas pour Schelling. L’existence, telle qu’elle est problématisée
dans les Recherches de 1809, renvoie à un Grund, fond et fondement d’où elle existe.
N’oublions pas que Schelling eut pour auditeur un certain Kierkegaard.
[79] ↑ Schelling vise ici Jacobi et ses disciples, leur rôle dans la « querelle du
panthéisme ». C’est sur cette querelle que s’ouvraient les Recherches de 1809. On peut lire
sur cette question les pages que Heidegger lui a consacrées dans le cours du semestre d’été
1936 : Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, trad. J.-Fr. Courtine,
Gallimard, 1977, p. 112-122.
[80] ↑ « Die alles erklärende Philosophie. » La langue allemande, remarquait Kant, n’a
pour rendre les expressions expositio, explicatio, declaratio et definitio que le mot :
Erklärung : Critique de la raison pure, A 730, B 758. Dans notre contexte, il semble que
l’auteur de Clara pense aux Lumières, à l’Aufklärung nommée à la page suivante.
[81] ↑ eiue Geburt, coquille pour eine Geburt.
[82] ↑ Humanität était un slogan de l’époque que Fichte, dans une autre perspective
(« teutomaniaque », dira Nietzsche), avait dénoncé en 1807 dans ses Discours à la nation
allemande : IVe Discours, éd. Kröner, p. 62 ; trad. S. Jankélévitch, Aubier, p, 116. Par
« l’orateur philosophe de notre temps », Schelling semble viser Fichte.
[83] ↑ VIIIe Pythique, in fine.
[84] ↑ Cf. Plutarque, Vies, V, 27, qui cite Homère, Odyssée, X, 495 :Οἶος πέπνυται τοὶ δὲ
σχιαὶ ἀίσσουσι.
[85] ↑ car seul un tel principe peut devenir le fondement de la révélation. Si.
[86] ↑ Eschyle, Prométhée enchaîné, 12.
[87] ↑ avoir en soi-même le fondement immortel de la vie, être de soi-même et à partir de.
[88] ↑ Jeu de mots sur Eigenwille, entêtement, obstination, qui signifie littéralement
« volonté-propre » au sens où on parle en français d’« amour-propre ».
[89] ↑ « Nostalgie » traduit, faute de mieux, Sehnsucht, terme que Schelling entend à
partir de Sucht, le désir, la rage — lui-même rapproché de Seuche, l’épidémie. Gelbsucht,
par exemple, est le nom allemand pour la jaunisse. À la page [85], Schelling rattachera la
Sehnsucht au passé. Sur ce terme déjà en bonne place dans les Recherches de 1809, cf. le
commentaire de Heidegger dans le cours déjà cité, trad. fr., p. 216.
[90] ↑ Zusammenziehen d.i. Zeugen, « contracter, c’est-à-dire engendrer » : zeugen
(engendrer) vient en effet de ziehen (tirer), d’où vient Anziehung, la contraction.
[91] ↑ Le genre anciennement féminin d’amour, au singulier (« une vraie amour » dit par
exemple Descartes à l’article 169 des Passions de l’ âme), pour rendre ici DIE Liebe, nous a
semblé plus fidèle à l’esprit de ce passage. Schelling se montre d’ailleurs souvent attentif
au genre des noms, par exemple, p. [165], au nom féminin en hébreu de la Sagesse.
[92] ↑ Tout ce passage sut l’engendrement éternel du Fils et les délices (Wonne vient
directement du vocabulaire de J. Boehme) de l’Ueberwindung, ou victoire remportée sur
soi-même, s’inspire de Boehme, le « vieil écrivain » évoqué un peu plus bas ; cf. par
exemple Mysterium magnum, XIV, 9 : « .In der Ueberwindung ist Freude » : « La joie consiste
à remporter une victoire sur soi. » A. Koyré voit là « la clef de la doctrine de Boehme » (La
philosophie de Jacob Boehme, Vrin, 1979, p. 74 et 352).
[93] ↑ Der Sohn ist der Versöhner. Cf. p. [264] (Sohn/Sonne) et notre note a.
[94] ↑ L’accent est ici sur le machen, le « faire », dont Schelling fera un peu plus loin (p.
[86]) l’apanage du Fils.
[95] ↑ treiben — verbe éminemment boehmien, cf. p. ex. Epîtres théosophiques, I, 4 (trad.
B. Gorceix, Monaco, Ed. Du Rocher, 1979).
[96] ↑ En d’autres termes, ceux des Aphorisme pour introduire à la philosophie de la
nature de 1805, ce sont là des opposés qui « pris chacun pour soi, pourraient être, et
cependant ne sont pas l’un sans l’autre », et « s’il y a amour, c’est parce que chacun est un
tout, mais n’est pas ni ne peut être sans l’autre » —SW, VII, 174 = OM, p. 152-153,
aphorismes 162 et 163 — paradoxe que les Recherches de 1809 reformuleront ainsi : « Le
secret de l’amour, c’est qu’il lie ceux qui pourraient être chacun pour soi, et cependant ne
le sont pas, et ne peuvent être l’un sans l’autre » — SW, VII, 408 = OM, 189.
[97] ↑ mur, coquille pour nur.
[98] ↑ Scheidekunst, art de la séparation ou du divorce, selon le jeu de mots d’Edouard
dans Les Affinités électives (chap. IV, Ed. Aubier bilingue, p. 122), ce « triste mot » (Goethe)
pouvant également désigner la chimie.
[99] ↑ Cf. p. [43] et notre note b.
[100] ↑ Cette expression d’« âge d’or », qui n’apparaissait jusqu’ici qu’en filigrane,
notamment supra, p. [33], où l’expression, pour ainsi dire, brille par son absence, est
amenée ici par l’évocation de la mythologie grecque, en l’occurrence de la théogonie
hésiodique, mais elle n’est pas sans évoquer aussi Œtinger et sa güldene Zeit.
[101] ↑ Ce que W. F. Otto appelle le « refus d’Homère » (génitif subjectif) dans Les dieux de
la Grèce, trad. C. -N. Grimbert et A. Morgant, Payot, 1981, p. 69. On peut également songer
aux diatribes de Platon, par exemple dans le livre III de la République.
[102] ↑ « … einzig ist aber die christliche Idée… » : l’un des grands poèmes de Hölderlin
s’intitule précisément Der Einzige, et sous ce titre c’est du Christ qu’il s’agitWiewohl
Herakles Bruder— « ce poème dit justement que le Christ n’est pas l’Unique », dit
Heidegger (GA, t. 39, p. 220= Les hymnes de Hölderlin : « La Germanie » et « Le Rhin », trad.
F. Fédier et J. Hervier, Gallimard, 1988, p. 204).
[103] ↑ Difficile à identifier du fait que le thème de la Trinité comme « juste milieu » entre
monothéisme et polythéisme, donc entre le Juif et le Grec, n’est pas rare chez les Pères de
l’Eglise. R. Brague a bien voulu nous indiquer plusieurs références : Grégoire de Nysse,
Disc, catéch., III, 2 ; Basile de Césarée, Traité du Saint-Espr., XXX, 77 ; Grégoire de Naziance,
Maxime le Confesseur…
[104] ↑ Cf. p. [55].
[105] ↑ Cf. MARQUET, p. 475, n. 72, qui regrette « que Schelling n’ait pas lui-même prolongé
ces réflexions dans le domaine des lois mécaniques du choc ».
[106] ↑ Nous lisons der Idée nach (comme deux lignes plus bas) plutôt que … noch.
[107] ↑ « Le véritable artiste se reconnaît partout plutôt à sa force de retenue et de
retardement qu’à celle de production, d’impulsion, d’accélération » : SW, IX, 238 (Leçons
d’Erlangen) = OM, p. 297.
[108] ↑ hak, coquille pour hat.
[109] ↑ Cf. Sénèque, Ep. ad Licilium, CVII : Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.
[110] ↑ durch die Zeit auseinandergesetz.
[111] ↑ Allusion au « livre indien » de Fr. Schlegel, Sur la langue et la sagesse dis Hindous,
qui venait de paraître en 1808 ? Cf. toutefois p. [91] et notre note a.
[112] ↑ Lire Morgenland au lieu de Morgenand.
[113] ↑ Sur la question délicate des rapports entre Schelling et la Kabbale, cf. TILLIETTE, I,
586, n. 23.
[114] ↑ Même refus, dans les Recherches de 1809, d’un système conduisant à un
« désespoir de la raison » — SW, VII, 354 = OM, p. 141.
[115] ↑ À savoir le « premier dualisme », et le premier parmi les trois énumérés par le
paragraphe précédent, dont seul le dernier (ou manichéisme) est jugé irrecevable et
indigne de figurer au sein d’un développement digne de ce nom, c’est-à-dire d’un
développement vivant.
[116] ↑ Fr. Schlegel (cf. p. [88] et la note a), à moins qu’il ne s’agisse de Fr. Creuzer, auquel
pourrait faire songer l’expression Ursystem qui apparaît p. 88. Sa Symbolique et mythologie
des peuples anciens et singulièrement des Grecs, dont le premier volume parut en 1810,
exerça une profonde influence sur Schelling. Sur le rapport Schelling/Creuzer, cf. W. F.
Otto, Essais sur le mythe (éd. T. E. R., 1987), p. 8, et X. Tilliette, L’Asbolu et la philosophie, p.
205 ; 8.
[117] ↑ Assonance qui donne à la phrase la frappe d’un aphorisme : Was sich feindet, das
muss sich finden können. C’était déjà une idée directrice de la troisième des Lettres sur le
dogmatisme et le criticisme — SW, I, 193 = Premiers écrits, p. 163.
[118] ↑ Grammaticalement, la phrase pourrait également se lire : « Le Très-Haut est
liberté, comme il est amour, comme il est pureté de la volonté. »
[119] ↑ En lisant ici von au lieu de vor.
[120] ↑ « La plupart des gens redoutent la liberté comme ils redoutent la magie et toute
chose inexplicable, comme en particulier le monde des esprits », dit le médecin à Clara en
SW, IX, 39 = trad. citée, p. 75. Cette page des Ages du monde est proche du développement
qui suit dans Clara.

[121] ↑ « Le mystère est pour les heureux, dit Schiller » : Ire Leçon de la Philosophie de la
Révélation, SW, 6 Ε 12.
[122] ↑ Cf. le début des Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos revue
par A. Philonenko, Vrin, p. 56.
[123] ↑ Gegenstand… etwas Widerstehendes : Schelling entend ici Gegenstand dans sa
première acception en allemand, qu’on trouve par exemple chez Luther (cf. Heidegger,
Nietzsche, II, Neske, Pfullingen, 1961, p. 461) : ce qui se tient face à… La Critique de la raison
pure définit le Gegenstand comme « etwas, was… dawider steht » (A. 104), « quelque chose
qui se tient là contre ». Gegenstand n’a pas toujours été la tradution allemande d’objectum.
[124] ↑ C’est Fichte qui est visé ici, et notamment la fin de ses Conférences de 1794 Sur la
destination du savant, auxquelles s’en prenait déjà, en 1802, la Première des Leçons sur la
méthode des études académiques — SW, V, 218 = trad. fr. J.-Fr. Courtine et J. Rivelaygue, in
Philosophies de l’Université, Payot, 1979, p. 50 : « L’action, l’action ! Tel est le cri qui
résonne de tous côtés, mais la voix la plus forte est celle de ceux chez qui le savoir
n’avance guère. »
[125] ↑ passibes, coquille pour passives.
[126] ↑ Vocabulaire de J. Boehme, et à vrai dire des mystiques et alchimistes allemands en
général ; sur cette Schärfe, « acuité » ou encore « astringence » chez Louis-Claude de Saint-
Martin, cf. TILLIETTE, I, 526, n. 71.
[127] ↑ En français dans le texte. (N.d.T.)
[128] ↑ Cf. par exemple Leibniz, Nouveaux Essais, liv. II, chap. XXI, 19 : « On ne saurait
vouloir que ce qu’on trouve bon », ou Théodicée, art. 149 : « La volonté ne va qu’au bien. »
Mais l’idée remonte sans doute à Platon : « Nul n’est méchant volontairement. »
[129] ↑ Matth. X, 39 ; Marc VIII, 35 ; Luc IX, 24 ; XVII, 33 ; Jn XII, 25. Cette « doctrine
grandiose » se trouve également citée dans les Leçons d’Erlangen — SW, IX, 217 = OM, p.
279.
[130] ↑ I Rom. VIII, 20 ; seule la fin du verset, dans la phrase suivante, est citée
littéralement dans la traduction de Luther. Vulgate : Vanitati enim creatura subjecta est non
volens, sed propter eum, qui subiecit eam in spe.
[131] ↑ Cf. Timée, 48 a 4.
[132] ↑ Timée, 30 A.
[133] ↑ Qual — mot très important chez J. Boehme, apparenté à Quelle (la source) ou
encore à Qualität. Wahl ist Qual : proverbe allemand.
[134] ↑ Lire die nämlichen au lieu de dien ämlichen.
[135] ↑ Cette exigence d’une résolution pratique, et non simplement théorique, de
l’homme dans son rapport au savoir se fait jour dès les premiers écrits de Schelling — cf.
par exemple la VIe des Lettres sur le dogmatisme et le criticisme. C’est ce qui faisait dire au
Fichte de la Première Introduction à la Doctrine de la Science : « Ce que l’on choisit comme
système philosophique dépend de l’homme que l’on est. »
[136] ↑ Sur cette question du non-savoir socratique, cf. les Leçons d’Erlangen, SW, IX, 239,
ainsi que la VIe Leçon de la Philosophie der Offenbarung, p. 99.
[137] ↑ Kant — pour ne pas le nommer —-, dans la Critique de la raison pure.
[138] ↑ « Il n’y aurait rien à objecter à cet argument, à condition de bien s’entendre sur
l’idée d’existence nécessaire et de n’y comprendre rien d’autre que l’opposé de l’existence
contingente », dira encore, bien plus tard, la Contribution à l’histoire de la philosophie
moderne, SW, X, 15, trad. fr. citée, p. 27. Descartes n’a pas démontré l’existence de Dieu, il a
démontré que, si Dieu existe, Il ne peut exister que nécessairement. Le Dieu de la IIIe
Méditation se prête donc à l’interprétation en termes mystiques (ceux de Boehme et de
Silesius) que va en donner Schelling. Le séjour bavarois de Descartes est au moins aussi
important, aux yeux de Schelling, que sa naissance entre Touraine et Poitou — cf. sur cette
question la Contribution, p. 20, ainsi que le commentaire qu’en donne J.-F. Marquet
dans« Schelling et l’histoire de la philosophie. Essai d’interprétation génétique », ibid., p.
274.
[139] ↑ Comme Novalis («Wir suchen überall das Unbedingte und finden nur die Dinge »),
Schelling tient au rapport entre Ding, la chose par définition toujours conditionnée, et das
Unbedingte, l’inconditionné, ce qui ne peut jamais être posé comme chose — au point de
voir dans le mot Bedingen (à la fois « conditionner » et « rendre chose ») « presque tout le
trésor de la vérité philosophique » — cf. Vom Ich, § 3, SW, I,166 = Premiers écrits, p. 67.
[140] ↑ Ici encore (cf. supra, p. [12]) Basis plutôt que Grundlage : le nécessaire est moins ce
sur quoi s’élève le libre que ce contre quoi il « réagit » en s’en libérant, au sens où Schelling
a pu dire ailleurs de la folie qu’elle est « la base de l’entendement » — Conférences de
Stuttgart, SW, VII, 470 = OM, p. 246.
[II] Livre premier. Le passé
(deuxième tirage, 1813)
Introduction

[ III] Le passé est su, le présent est connu, l’avenir est pressenti.
Ce qui est su est objet de récit, ce qui est connu objet d’exposé, ce
qui est pressent objet de prophétie.
La science est, comme son nom (Wissenschaft) l’indique, histoire
(ἱστορία). Elle ne pouvait l’être aussi longtemps qu’elle a été prise
pour une simple suite, un simple développement de pensées et de
concepts qui lui seraient propres. C’est un avantage de notre temps
que d’avoir rendu l’Etre à la science, et ce, il est bien permis de
l’affirmer, de façon telle qu’elle ne puisse de sitôt en être à nouveau
dépossédée. C’est dorénavant le développement d’un Etre effectif,
vivant, qui en elle s’expose.
Ce qu’il y a de vivant pour la science la plus haute ne peut être que
le vivant originel, l’Etre que nul autre ne précède, donc le premier
ou le plus ancien des Etres.
Comme rien n’est avant lui ni en dehors de lui dont il soit
susceptible de recevoir une détermination, ce vivant originel ne
peut se développer, dans la mesure où il se développe, que
librement, par une impulsion et un vouloir propres, purement à
partir de lui-même ; mais, pour cette raison précisément, non point
sans loi mais, bien au contraire, conformément à la loi [qui est la
sienne]. Il n’y a en lui rien d’arbitraire ; c’est une nature au sens
plein et éminent du mot, de même que l’homme, sans préjudice de
sa liberté, et même à cause d’elle, est une nature.
[112] Après être parvenue à l’objectivité quant à sa matière, la
science se mit en quête de cette même objectivité quant à sa forme
— c’est là, semble-t-il, une suite naturelle.
De tout temps la philosophie a tenté d’outrepasser les limites du
monde et par là du temps présent, d’expliquer la première
provenance des choses, et ainsi elle s’est tournée vers le passé au
sens éminent du terme. Pourquoi donc cela s’est-il avéré, ou du
moins s’avère-t-il jusqu’à présent impossible qu’elle soit aussi quant
à sa forme cette histoire qu’elle est déjà par son nom et par sa
matière ? Si ce qui est su est objet de récit, pourquoi donc ce qui est
su par la science la plus haute ne se peut-il raconter au même titre
et de façon aussi simple et obvie que le reste ? Qu’est-ce qui le
retient en arrière, cet âge d’or que l’on pressent, où la vérité
redevient fable, et la fable vérité ?
Il faut accorder à l’homme un être extérieur au monde, et supérieur
à ce monde ; car comment pourrait-il sinon, seul parmi toutes les
créatures, refaire en sens inverse le long chemin des
développements qui séparent le présent de la nuit des temps ?
Comment pourrait-il, lui, être le seul à remonter jusqu’au
commencement des choses s’il n’y avait en lui un principe antérieur
au commencement des temps ? Créé et puisé à la source des choses,
et pareil à cette source, ce qu’il y a d’éternel en l’âme a une
connaissance centrale [1]  de la création.
Cet être extérieur et supérieur au monde qu’il faut accorder à
l’homme est le lien qui le rend capable d’entrer immédiatement en
rapport avec le passé le plus ancien comme avec l’avenir le plus
éloigné, parce qu’il contient le temps à l’état d’enveloppement. Dans
quelles merveilleuses correspondances, dans quels intimes nœuds
de relations ne se voit-il pas souvent transposé par ce lien intime,
lorsqu’un instant présent lui semble s’être déjà produit il y a fort
longtemps, ou quand il a l’impression d’avoir été témoin d’un
événement ayant eu lieu dans un lointain passé [2]  !
C’est en lui que repose l’insondable temps primitif ; mais bien qu’il
garde fidèlement le trésor d’un passé sacré, en lui-même il reste
muet et ne peut exprimer ce qu’il renferme en lui.
Et jamais ce qu’il renferme en lui ne s’ouvrirait si un autre élément
ne lui était associé, qui, lui, est le fruit du devenir, et de ce fait
nescient par nature et pour ainsi dire éternellement jeune, comme
l’étaient [113] les Hellènes selon le prêtre égyptien [3] . Pour parvenir
à la science des choses passées, il lui faut donc s’adresser à cet
oracle intérieur, unique témoin du temps d’avant le monde.
Mais celui-ci ne se sent pas moins attiré par celui-là. En lui repose le
souvenir de toutes choses, de leurs rapports originels, de leur
devenir, de leur signification. Mais cet arché-type (Ur-Bild) des
choses sommeille en lui. Non pas certes comme une image éteinte et
oubliée, mais comme une image qui ne fait qu’un avec son être
propre, qu’il ne peut effacer ni retrancher de lui-même. Elle ne se
réveillerait assurément jamais si ne résidaient dans le principe
nescient lui-même le pressentiment et la nostalgie de la
connaissance. Mais sans cesse appelé par l’inférieur à se
perfectionner, le supérieur remarque que cet inférieur ne lui est
pas accolé pour le maintenir dans l’inaction, mais au contraire afin
qu’il dispose d’un organe où il puisse lui-même se contempler,
s’exprimer et accéder à sa propre compréhension ; car en lui-même
tout est indifférencié, simultané, car il est un, tandis qu’en l’autre il
peut différencier et disjoindre ce qui en lui est
<différenciable> [4] . [5] 
Il y a donc en l’homme quelque chose qui doit être ramené à la
mémoire et quelque chose qui le ramène à la mémoire ; quelque
chose en quoi se trouve la réponse à toute question amenée par une
recherche, et quelque chose qui puise en ce dernier la réponse ;
celui-ci est affranchi de tout et il est en son pouvoir de tout penser,
mais il est lié par l’être le plus intime et ne peut rien tenir pour vrai
sans l’assentiment de ce témoin. L’être le plus intime, en revanche,
est originellement lié et ne peut se déployer ; mais par l’autre il se
libère et s’ouvre à lui. C’est pourquoi tous deux aspirent également
à leur séparation, l’un afin d’être rendu à son savoir originel et
inné, l’autre afin d’être fécondé par lui et de devenir lui aussi,
encore que d’une tout autre manière, sachant.
Cette séparation, ce dédoublement de nous-mêmes, ce secret
commerce entre deux êtres dont l’un pose les questions auxquelles
l’autre répond, l’un qui ne sait pas et qui est en quête du savoir et
l’autre qui sait [114] mais sans savoir qu’il sait, ce calme dialogue,
cet art du dialogue intérieur — tel est le véritable secret du
philosophe dont l’art extérieur, qui pour cette raison est nommé
[6]
dialectique, n’est que la réplique ; là    où celle-ci devient purement
formelle, elle n’en est que l’apparence et l’ombre.
Ainsi tout ce qui est su est par nature objet de récit ; mais ce qui est
su n’est pas ici quelque chose qui serait déjà là tout prêt depuis le
début, c’est quelque chose qui naît toujours de l’intériorité par un
procès tout à fait spécifique. C’est par séparation et libération
intérieure que la lumière de la science doit nécessairement se lever
avant de pouvoir resplendir extérieurement. Quant à sa forme, la
science requise serait l’histoire ; mais ce que nous nommons ainsi
n’est qu’un effort vers la reprise de conscience, donc plutôt une
aspiration à la science que la science elle-même ; c’est sans conteste
pour cette raison que ce grand homme de l’Antiquité lui a donné le
nom de philosophie. Car l’opinion soutenue de temps à autre selon
laquelle la dialectique en son plus haut achèvement pourrait être
considérée comme la science même est une opinion qui trahit des
vues quelque peu bornées ; l’existence même et la nécessité de la
dialectique attestent précisément, en effet, que la véritable science
(ἱστορία) n’est pas encore trouvée.
À cet égard, le philosophe se trouve au fond dans une situation qui
ne diffère pas de celle de tout autre historien. Car celui-ci doit lui
aussi, pour ce qu’il désire savoir, interroger d’anciens documents ou
encore la mémoire de témoins encore en vie. Il lui est nécessaire à
lui aussi d’exercer un art consommé de la critique, ou de la
séparation, pour démêler et dégager le pur fait dans la confusion
des informations dont il dispose, et séparer le vrai du faux,
l’authentique de l’inauthentique dans ce qui a été transmis. Il a
besoin également au plus haut point de se séparer de lui-même, de
se tenir à distance du présent, de se vouer au passé afin de se
libérer des concepts et des particularités propres à son temps.
Et surtout, rien ne peut accéder immédiatement à la conscience, pas
même le donné extérieur, qui n’ait d’abord été intériorisé. Si
l’époque reculée que l’historien se propose de nous dépeindre ne
ressuscite pas elle-même en lui, il ne l’exposera jamais de façon
vraie, parlante, vivante. [115] Que serait toute la science historique
si un sens interne ne lui venait en aide ? Elle serait ce qu’elle est
chez beaucoup, qui savent certes beaucoup de choses sur tout ce qui
s’est passé, mais n’entendent strictement rien à l’histoire
proprement dite. Or les événements humains ne sont pas les seuls à
avoir leurs monuments : l’histoire de la nature a elle aussi les siens,
et l’on peut dire que jamais elle ne quitte une étape, tout au long de
son chemin créateur, sans y laisser une marque de son passage.
Pour la plupart, ces monuments de la nature sont là, sous nos yeux,
ils ont été soumis à maintes explorations, et quelques-uns ont même
été effectivement déchiffrés. Et cependant ils ne nous parlent pas,
mais au contraire restent lettre morte aussi longtemps que cette
suite d’actions et de productions n’a pas été intériorisée par
l’homme : tout reste donc inaccessible à l’homme tant qu’il ne l’a
pas intériorisé, c’est-à-dire tant qu’il ne l’a pas reconduit
précisément à ce que son être recèle de plus intime, qui lui est pour
ainsi dire le vivant témoin de toute vérité.
Or de tout temps certains ont estimé qu’il était possible de laisser
complètement de côté cet instrument extérieur et de supprimer en
nous toute dualité, en sorte que nous ne serions pour ainsi dire
qu’intérieurs, vivant entièrement dans le supra-mondain. Et qui ira
nier purement et simplement la possibilité d’une telle transposition
de l’homme dans son principe supra-mondain et, par conséquent,
d’une élévation de toutes les forces de son âme à l’état de
contemplation ? Tout ce qui forme un tout, physique ou moral, a
besoin, pour se conserver, d’être réduit de temps à autre à son plus
intime commencement. Toujours l’homme rajeunit et ressuscite par
le sentiment qu’il a de l’unité de son être. C’est dans un tel
sentiment qu’en particulier le chercheur puise continuellement des
forces neuves. Le poète n’est pas seul à connaître de tels
ravissements, le philosophe a lui aussi les siens. Et il en a besoin,
afin que le sentiment de l’indescriptible réalité de ces
représentations supérieures le préserve des concepts forcés d’une
dialectique vide et terne. Ce qui ne revient pas pour autant à exiger
la permanence de cet état contemplatif, car ce serait aller à
l’encontre de la nature et de ce qui détermine la vie présente. De
quelque manière en effet qu’on envisage ses rapports avec la vie
qui l’a précédée, on en revient toujours à la constatation suivante :
ce qui, en celle-ci, était réuni de façon indissociable se trouve
déployé et en partie dissocié en cette vie. Nous ne vivons pas dans la
contemplation ; notre savoir n’est pas d’un seul tenant, ce qui veut
dire [116] qu’il doit s’engendrer de manière fragmentaire, au gré de
sections et d’étapes, ce qui ne peut se faire en se passant de
réflexion.
C’est pourquoi le but ne peut être atteint dans la seule
contemplation. Car dans la contemplation comme telle,
l’entendement est absent. Dans le monde extérieur aussi, tous
voient plus ou moins la même chose, mais tous ne sont pas capables
d’exprimer ce qu’ils voient. Chaque chose parcourt certains
moments pour parvenir à son accomplissement — toute une série
de processus consécutifs où l’ultérieur s’engrène dans l’antérieur, la
porte à sa maturité. Ce parcours, dans la plante par exemple, le
paysan le voit aussi bien que le savant, sans que pour autant il le
connaisse à proprement parler ; il n’est pas capable en effet d’en
dissocier les différents moments, de les séparer, de les considérer
dans leur opposition réciproque. De la même façon, l’homme peut
parcourir en lui-même et pour ainsi dire éprouver immédiatement
cette suite de processus à la faveur desquels la plus grande
simplicité de l’Etre engendre, à la fin du parcours, une diversité
infinie, et même, pour parler précisément, c’est en lui-même qu’il
lui faut faire l’expérience de ces processus dans leur consécution.
Mais tout ce qui est expérience, sentiment, contemplation est par
soi-même muet et requiert la médiation d’un organe pour trouver à
s’exprimer. Que cet organe fasse défaut à celui qui contemple, ou
soit intentionnellement repoussé par lui, à dessein de ne parler qu’à
partir de la contemplation et sans autre intermédiaire, et le
contemplateur perdra la mesure qui lui est nécessaire : dès lors il
ne fait qu’un avec l’objet et se confond aux yeux d’un tiers avec
l’objet lui-même ; c’est pourquoi il n’est pas maître de ses pensées,
et perd toute assurance dans ses vains efforts pour exprimer
l’inexprimable ; il lui arrive bien de tomber juste, mais il n’en est
pas certain, dans son incapacité à ériger fermement face à lui et à
contempler dans son entendement, comme en un miroir, ce sur
quoi il tombe.
À aucun prix, donc, il ne faut renoncer à ce principe relativement
extérieur ; car tout doit d’abord nécessairement être l’objet d’une
réflexion effective avant de pouvoir être exposé de la façon la plus
haute. C’est ici que passe la ligne de démarcation entre la
théosophie et la philosophie, que tout ami de la science s’attachera à
maintenir dans sa netteté. La théosophie l’emporte autant sur la
philosophie par la profondeur, la plénitude et la vivacité du
contenu, que l’objet réel sur son image, que la nature sur
l’exposition qu’on en donne ; la différence va même jusqu’à
interdire toute comparaison si la philosophie prise comme terme de
comparaison est une philosophie qui [117] cherche l’Etre dans des
formes et des concepts, c’est-à-dire une philosophie morte. D’où la
prédilection qu’éprouvent pour la théosophie les âmes intérieures,
qui s’explique tout aussi aisément que la prédilection pour la nature
par opposition à l’art. Car les systèmes théosophiques ont, sur tous
ceux qui ont eu cours à ce jour, un avantage insigne : au moins, il y
a place en eux pour une nature, même si cette nature n’est pas
maîtresse d’elle-même, à l’opposé des autres systèmes, où il n’y a
qu’absence criante de nature (Unnatur) et pur artifice. Mais la
plénitude et la profondeur de vie sont aussi peu inaccessibles à une
science bien comprise qu’à l’art bien compris la nature ; seulement,
c’est peu à peu que la science y parvient, médiatement, et par une
progression procédant par étapes, en sorte que celui qui sait reste
toujours distinct de son objet, ce dernier restant à son tour séparé et
devenant l’objet d’une contemplation sereine, jouissant calmement
de ce qu’elle contemple.
Toute science doit donc passer par la dialectique. Mais n’y a-t-il pas
un moment où elle devient libre et vivante, comme l’est, pour
l’historien, l’image d’une époque qui lui fait oublier ses recherches ?
Le souvenir du tout début des choses ne peut-il à nouveau devenir
si vivant que la science devienne aussi historique par sa forme
extérieure, et que le philosophe, semblable en ceci au divin Platon,
qui est dialectique tout au long de ses œuvres mais devient
historique à leur sommet, dans leur ultime transfiguration, que le
philosophe, donc, puisse lui aussi revenir à la simplicité de
l’histoire ?
Il semble avoir été réservé à notre époque d’ouvrir au moins la voie
à cette objectivité de la science. Tout d’abord en lui rendant l’être,
ce qui va de pair avec un développement vivant, tandis qu’aucun
progrès vivant n’est possible entre des propositions qui se suivent
de façon dogmatique. Puis par la connaissance de la loi de
gradation, qui seule permet du même coup de trouver un véritable
commencement, une assise nécessaire et éternelle. Aussi longtemps
qu’elle se bornait à l’idéal, elle ne pouvait rien trouver de tel. Et dès
les premiers pas accomplis en direction de cette restitution de la vie
à la science, on dut reconnaître la haute antiquité du physique,
reconnaître que tout dernier qu’il soit en dignité il vient en premier
dans tout développement. Depuis lors, la science n’a plus son début
dans l’éloignement de concepts abstraits pour descendre ensuite de
ces concepts [118] vers le naturel ; commençant, à l’inverse, par
l’existence (Daseyn) inconsciente de l’Eternel, elle l’élève à la plus
haute transfiguration dans une conscience divine. Les pensées
supra-sensibles reçoivent désormais une force et une vie physique,
et, inversement, la nature devient de plus en plus l’expression
visible des concepts suprêmes. On verra bientôt disparaître le
mépris et la condescendance avec lesquels les ignorants, et eux
seuls du reste, considèrent encore tout ce qui est physique ; la
parabole de la pierre que les maçons ont rejetée et qui est devenue
la pierre angulaire se vérifiera encore une fois. La popularité que
l’on recherche si souvent en vain viendra alors d’elle-même.
Aucune différence ne subsistera plus entre le monde de la pensée et
celui de la réalité effective. Il n’y aura plus qu’un monde, et la paix
de l’âge d’or s’annoncera d’abord dans la liaison harmonieuse de
toutes les sciences.
Dans ces perspectives, que le présent écrit s’efforcera à bien des
égards de justifier, il est bien permis d’oser une tentative
longuement méditée, et qui constitue une sorte d’entraînement à
cette future exposition objective de la science. Peut-être est-il encore
à venir, ce chantre du plus grand poème héroïque, embrassant dans
son esprit, comme les voyants de la haute Antiquité en eurent la
renommée, ce qui fut, ce qui est et ce qui sera. Mais le temps n’est
pas encore venu. En annonciateurs de ce temps à venir, nous ne
voulons pas cueillir son fruit avant qu’il ne soit mûr, ni non plus
méconnaître le nôtre. Notre temps est encore celui de la lutte. Le
but de la recherche n’est pas encore atteint ; la science doit encore
être portée et accompagnée par la dialectique, comme la parole par
le rythme. Nous ne pouvons pas être des narrateurs mais seulement
des chercheurs, pesant le pour et le contre de toutes les opinions
jusqu’à ce que l’opinion juste bienne bon, indubitable, à jamais
enracinée.

Notes du chapitre
[1] ↑ Mitt-wissenschaft (et non plus Mittwissenschaft comme dans la première version) :
le terme suggérerait la cognitio centralis d’Œtinger — cf. TILLIETTE, I, p. 597, n. 64.
[2] ↑ Cf. l’article « Du nouveau sur Proust » publié par le Père Tilliette dans le numéro
d’août 1982 des Etudes, où l’auteur s’interroge sur les liens entre Proust et Schelling.
[3] ↑ Allusion au Timée, 22 b 5.
[4] ↑ un.
[5] ↑ Peut-être une coquille pour « indifférencié ».
[6] ↑ Lire wo au lieu de so.
Livre premier. Le passé

[ 119] Passé — éminent concept, commun à tous et intelligible à


bien peu ! La plupart ne connaissent d’autre passé que celui qui
à chaque instant s’accroît de cet instant même, devient encore, n’est
pas. Sans un présent déterminé, résolu, il n’est pas de passé ; et
combien jouissent d’un tel présent ? L’homme qui n’est pas capable
de se séparer de lui-même, de se détacher de tout ce qui lui est
advenu et de s’y opposer activement, n’a pas de passé, ou bien
plutôt il n’en sort jamais, il vit constamment en lui. La conscience
d’avoir quelque chose derrière soi, comme on dit, c’est-à-dire de
l’avoir posé comme passé, est pour l’homme bienfaisante et
salutaire ; c’est seulement ainsi que l’avenir lui devient radieux et
léger, et c’est à cette condition seulement qu’il peut se proposer
aussi quelque chose. Seul l’homme qui a la force de s’élever au-
dessus de lui-même est capable de se doter d’un véritable passé,
seul il jouit aussi d’un véritable présent comme il est seul encore à
affronter un authentique avenir ; ces seules considérations suffisent
à montrer que l’opposition des temps repose sur une gradation,
qu’elle n’est pas produite par un écoulement constant des parties du
temps les unes dans les autres.
Si le monde n’était, comme certains prétendus Sages l’ont affirmé,
qu’une chaîne de causes et d’effets allant à l’infini dans un sens
comme dans l’autre, il n’y aurait au vrai sens des termes ni passé ni
avenir. Mais cette ineptie devrait avoir disparu, comme de juste,
avec le système mécanique, car c’est à lui seul qu’elle appartient.
[120] Même si se trouvait vérifiée, dans tous ses sens, l’antique
parole selon laquelle il ne se passe rien de nouveau dans le monde ;
si, à la question : qu’est-ce qui est advenu ? La réponse devait être
toujours : Cela, précisément, qui adviendra par la suite, et à la
question : qu’est-ce qui adviendra ? Cela, précisément, qui est
advenu, en ce cas, donc, il s’ensuivrait seulement que le monde
n’aurait en lui ni passé ni avenir ; que tout ce qui est advenu en lui
depuis le commencement, et tout ce qui adviendra jusqu’à la fin
n’appartiennent qu’à un seul vaste temps ; que le passé proprement
dit, le passé radical est le passé d’avant le monde, que l’avenir
proprement dit, l’avenir radical est l’avenir d’après le monde — et
ainsi se déploierait devant nous un système de temps dont le
système des temps humains ne serait qu’une réplique, une
répétition dans un cercle plus restreint.
Tout ce qui nous entoure renvoie à un passé incroyablement reculé.
Les plus anciennes formations de la terre ont une apparence si
étrange que nous sommes à peine à même de nous faire une idée
du temps de leur genèse et des forces alors en action. Dans sa
majeure partie, nous la trouvons effondrée en ruines, témoins
d’une sauvage dévastation. Des temps plus calmes ont suivi, mais
qui furent eux aussi interrompus par des cataclysmes pour être
enfouis avec toutes leurs créations sous celles d’un temps
postérieur. Dans une suite immémoriale de temps, chaque temps a
chaque fois recouvert le précédent, si bien que c’est à peine si la
terre montre encore quelque chose d’originel ; il faut défaire une
masse de couches peu à peu superposées, le travail accompli par
des millénaires pour arriver enfin au fond.
Si le monde qui nous est présent est finalement devenu ce qu’il est à
travers tant de temps intermédiaires, comment pourrions-nous
connaître ne serait-ce que le présent sans une science du passé ?
Même les propriétés d’une individualité humaine hors pair restent
pour nous souvent inconcevables tant que nous n’avons pas appris
dans quelles circonstances particulières cette individualité est née
et s’est forgée. Et il faudrait parvenir sans grande difficulté au
fondement de la nature ? Une œuvre éminente de l’Antiquité se
dresse
devant nous comme un tout insaisissable tant que nous n’avons pas
retrouvé trace de son mode de croissance et de sa genèse
progressive. Ceci s’applique bien davantage à un individu aussi
composé et recomposé que la terre ! [121] C’est là que de tout autres
complications et de tout autres imbrications nous attendent ! Même
l’infiniment petit, en descendant jusqu’au grain de sable, doit porter
en lui des déterminations avec lesquelles il soit impossible d’en
avoir fini sans avoir parcouru tout le cours de la nature créatrice
jusqu’à lui. Tout n’est qu’œuvre du temps, et c’est seulement du
temps que chaque chose reçoit sa spécificité et sa détermination.
Mais si le véritable fondement et commencement de la
connaissance est une science ou une déduction procédant du passé,
où trouver un point d’arrêt ? Car même parvenu aux bornes du
visible, l’esprit trouve encore un présupposé qui n’est pas fondé par
lui-même, qui le renvoie à un temps où rien n’était que l’Etre un
insondable, étant par lui-même, des profondeurs duquel tout s’est
produit et formé ; que l’esprit de nouveau considère cela pour de
bon et de nouveaux abîmes se découvrent en lui ; et ce n’est pas
sans quelque effroi qu’il finit par reconnaître que même dans l’Etre
originel lui-même quelque chose doit être posé comme passé avant
que le temps présent ne soit devenu possible, et que c’est
précisément ce quelque chose de passé qui soutient la création
présente et s’abrite toujours en son fond.
Je me suis risqué à consigner par écrit les pensées qui se sont
formées en moi au fil de considérations souvent réitérées sur le
caractère organique du temps et de ses trois grands segments, que
nous distinguons comme passé, présent et avenir ; ces pensées,
cependant, ne sont pas présentées ici sous une forme
rigoureusement scientifique, mais seulement sous une forme
courante, afin qu’elles semblent par là reconnaître l’imperfection
de leur formation ; car même si elles m’ont longtemps accompagné,
la pression des temps qui sont les nôtres ne nous a pas permis de les
parfaire.
Il est aisé de dire, et c’est d’ailleurs maintenant une opinion
universellement admise, que le temps n’est rien de réel (wirklich),
rien d’indépendant de notre mode de représentation. Et tant
d’apparences, fausses en partie, se sont immiscées, en raison d’une
fausse représentation, dans le concept du temps, qu’il semble
pardonnable de le tenir pour un simple mécanisme de nos pensées,
qui cesserait dès que nous ne [122] compterions plus jours et
heures. Et pourtant, chacun apprend sans conteste de ses propres
faits et gestes le caractère essentiel du temps ; quant à ceux qui
affirment qu’il n’est rien, le temps se charge de les contraindre à
pousser des hauts cris sur sa terrible réalité.
Autrefois, à l’époque où on traitait encore les grands problèmes
isolément ou par chapitres, il pouvait être méritoire de distinguer
forme et essence, apparence et réalité dans nos représentations du
temps. Dans l’état actuel de la science, c’est à bon droit que nous
exigeons de tout voir d’emblée en vie et en acte. Nous pressentons
qu’un organisme réside, profondément enfoui, dans le temps, et
cela jusqu’en ses plus infimes divisions. Et nous sommes convaincus
(qui ne l’est pas ?) que tout événement majeur, que toute action
d’éclat riche de conséquences a son jour, son heure, son moment
prescrits ; qu’aucune ne paraît au grand jour ne fût-ce qu’un rien de
temps avant que n’y consente la force qui retient et tempère les
temps. Peut-être serait-il à vrai dire trop présomptueux de vouloir
déjà contempler les profondeurs du temps ; le moment est du moins
venu de développer dans toute son ampleur le grandiose système
des temps.
Celui qui se contente de prendre le temps tel qu’il se présente sent
en lui un conflit entre deux principes ; l’un qui incite à aller de
l’avant, qui pousse au développement, l’autre qui refrène, qui
retient et contrarie le développement. Si ce dernier n’offrait pas de
résistance, il n’y aurait pas de temps, parce que le développement se
passerait en un instant, sans répit ni succession ; et si le second
principe n’était pas constamment surmonté par le premier, il y
aurait repos absolu, mort, léthargie, et pour cette raison il n’y aurait
pas non plus de temps. Mais si nous pensons ces deux principes
comme agissant également en un seul et même Etre, nous sommes
alors en pleine contradiction.
Cependant, tous deux doivent nécessairement être pensés en tout ce
qui est, jusque dans l’être lui-même. — Tout ce qui est, tout étant
veut à la fois [entrer] en soi et [sortir] hors de soi. Il veut [entrer] en
soi dans la mesure où il se pose ou se ramasse en étant ou en sujet,
et dans cette mesure il s’oppose au développement et à l’expansion ;
et il veut [sortir] hors de soi dans la mesure où ce qu’il est en soi il
désire l’être à nouveau, à savoir extérieurement. Au premier égard,
il est un Etre retiré [123] en lui-même, qui s’est opposé de lui-même
à ce qui est en dehors de lui ; mais il ne s’y est opposé que pour se
révéler et se communiquer à nouveau tel qu’il est en soi à cet au-
dehors, et ne peut de ce fait persévérer dans son retrait.
Il en va de même de l’être. Car si nous le pensons purement en tant
que tel, il est sans soi-même (selbstlos) ou dans une totale
absorption en soi-même ; mais de ce fait il attire son contraire en lui
et il est une soif constante d’essence, une rage de s’attirer étant ou
sujet afin d’échapper grâce à eux à l’état potentiel pour accéder à
l’efficience. Mais si nous le pensons déjà comme être efficient,
comme un être qui est à nouveau lui-même, il s’accompagne
nécessairement d’un étant en conflit avec l’être, avec le simple
repos-en-soi.
Les principes que nous percevons dans le temps sont donc les
véritables principes internes de toute vie, et la contradiction n’est
pas seulement possible, elle est bel et bien nécessaire.
Les hommes éprouvent il est vrai une aversion sans égale pour la
contradiction lorsqu’elle leur devient patente et les contraint à agir.
Si la contradiction inhérente à leur situation ne peut plus depuis
longtemps être dissimulée, ils s’efforcent toujours néanmoins de la
recouvrir et, mus aveuglément, éloignent le moment où agir sera
une question de vie ou de mort.
Et de même que dans la vie on tient volontiers la contradiction à
distance, du moins autant que faire se peut, on a cherché la même
solution de facilité sur le terrain de la science en érigeant en
principe que la contradiction ne peut ni ne saurait jamais être
réelle. Mais comment une loi pourrait-elle être établie quant à
quelque chose qui jamais ni en aucune façon ne devrait être réel ?
Ou comment ce principe ferait-il ses preuves, c’est-à-dire
prouverait-il sa vérité, s’il n’y avait jamais nulle part de
contradiction ?
Bien que, dans la vie comme dans le savoir, les hommes ne
semblent rien tant redouter que la contradiction, il leur faut bien
pourtant s’y heurter parce que la vie même est en contradiction.
Sans contradiction il n’y aurait aucune vie, aucun mouvement,
aucun progrès, mais une mortelle léthargie de toutes les forces.
Seule la contradiction pousse voire contraint à agir. La
contradiction est donc proprement le poison de toute vie, et tout
mouvement vital n’est rien d’autre que la tentative de surmonter ce
poison. Là est la raison pour laquelle, [124] comme le dit un vieux
livre [1] , tout le travail qui se fait sous le soleil donne tant de peine,
et le soleil se lève et le soleil se couche, pour de nouveau se lever et
se coucher de nouveau, et tout se consume en travail et ne s’en lasse
pas, et toutes les forces luttent et travaillent incessamment les unes
contre les autres.
Mais comment se fait-il que si la contradiction, à ce qu’il semble, est
nécessaire, elle soit cependant si insupportable à toute vie et que
rien ne veuille y persévérer mais s’efforce continuellement au
contraire de s’y arracher ? En vérité cela ne pourrait se comprendre
s’il n’y avait derrière toute vie, et pour ainsi dire comme son
constant arrière-plan, l’absence de contradiction, si un sentiment
immédiat de celle-ci n’était inhérent à tout être vivant, par lequel il
est poussé à y retourner. En l’absence, en effet, d’une telle unité
régissant tout, la contradiction elle-même ne pourrait être
comprise.
Si par conséquent nous reconnaissons la contradiction, nous
reconnaissons aussi ce qui est sans contradiction. — Si celle-là est
l’élément moteur dans le temps, dans l’absence de contradiction
réside l’essence de l’éternité. Et si à vrai dire toute vie n’est qu’un
mouvement visant à échapper à la contradiction, le temps lui-même
n’est rien d’autre qu’une quête constante de l’éternité. Et si
l’absence de contradiction se tient en permanence à l’arrière-plan
de toute contradiction, il s’ensuit que derrière tout temps et au-
dessus de tout temps subsiste toujours encore quelque chose qui
n’est pas dans le temps.
Tout se languit de l’éternité. Mais comment quelque chose peut-il
être qui ne renferme aucune contradiction, et qui par conséquent
est éternel ? Le Très-Haut n’est-il pas nécessairement un étant, et
pouvons-nous lui contester l’être ? Si c’est un étant, alors se trouve
nécessairement en lui cette contradiction dont nous avons montré
qu’elle est en tout étant. Et de même si c’est un être ou s’il a un être,
et donc est les deux à la fois.
Et pourtant, si impossible que cela puisse sembler d’affirmer de lui
les deux à la fois, il est tout autant impossible de les lui dénier,
parce qu’il est impossible qu’il soit un non-étant, impossible pour
lui de ne pas être.
En effet, il semble aussi nécessaire qu’il soit un étant qu’un être. Car
l’Eternel ne peut qu’être en même temps l’inconditionné. Mais
qu’est-ce que l’inconditionné ? — Réponse : c’est l’être qui est de et
par lui-même ; c’est l’être dont la nature consiste en une éternelle
auto-position [125] ou auto-affirmation, et qui de ce fait ne peut être
pensé que comme posant en même temps que posé, comme l’étant
et comme l’être de lui-même. — Comment résoudre cette
contradiction ?
D’après le concept établi de l’inconditionné, il nous faut dire de lui :
Il est étant et être. Mais cette proposition demande à son tour à être
élucidée.
Tout d’abord : quel est ce Il (Es) qui est être et étant ?
Manifestement, il est possible de le considérer sous deux rapports. Il
peut être considéré comme étant et être, mais il faut aussi le
considérer en tant qu’il est purement Lui, c’est-à-dire seulement
cela qui est être et étant. Mais en tant que ce qui est être et étant, il
n’est nécessairement ni l’un ni l’autre. Car comme ce qui les est tous
deux, il est ce qui les exprime, et pour cette raison ne peut être ni
l’un des deux en particulier ni non plus tous les deux à la fois ; il est
au-dessus d’eux.
D’après le premier concept envisagé, il est donc étant et être, mais il
n’est pas cela, ou en d’autres termes il n’est pas en tant que cela qui
est les deux. En tant que ce qui est les deux, il ne peut être que dans
la mesure où il se pose comme ce qui les exprime effectivement.
Mais se pose-t-il comme les exprimant tous deux ? Les exprime-t-il
effectivement ? Cela n’est nullement impliqué par le premier
concept envisagé.
Il faut voir le concept ultime de la façon suivante : l’inconditionné
est étant et être parce qu’il est l’inconditionné par nature, sans qu’il
y soit pour rien, simplement par lui-même et avant même qu’il se
reconnaisse ou se pose comme quoi que ce soit d’étant.
Il est donc étant et être — sans le vouloir pour le moment — et il n’y
a rien qui éveillerait en lui la volonté d’être effectivement les deux,
de s’exprimer comme l’Un des deux, car l’étant et l’être sont certes
différents mais non pas disjoints. À moins qu’il faille nous
représenter de la façon suivante le fait qu’il est position de soi par
soi : pour une part il serait l’un — le posant — et pour une autre
part il serait l’autre — le posé ? Il est impossible qu’il soit pour une
part simplement posant ; car dès lors il ne serait pas posé comme
posant. Et il n’est pas moins impossible que pour une autre part il
soit simplement posé ; [126] car dès lors il ne serait pas en tant que
tel le posant, c’est-à-dire il serait pour une part quelque chose de
conditionné et non pas l’absolument inconditionné. Il ne lui reste
donc plus qu’à être complètement et de façon indivise chacun des
deux, à être en tant qu’étant et être et non pas deux Etres différents
mais un seul et même Etre en deux figures différentes. Dès lors, si
les opposés sont imbriqués l’un dans l’autre et si rien n’est à même
de les disjoindre et d’en faire une dualité effective, l’opposition
entre eux est de telle sorte qu’elle <ne met pas en mouvement> [2]  <
l’unité> [3] , donc ne lui permet pas de se déclarer effectivement
comme telle.
De même donc que l’inconditionné est bien être et étant mais n’est
pas à nouveau en tant que ce qui les est, les opposés ne sont pas non
plus en tant que tels ; ils sont bien, mais sans être à nouveau en tant
que ceux qu’ils sont. Et en tant que tels à vrai dire, ils ne pourraient
être que dans la mesure où ils seraient exprimés par ce qui est leur
exprimant, leur force, leur seule confirmation.
La contradiction n’est pas pensable sans une opposition active. Or
nous ne sommes pas ici en présence d’une opposition de ce genre. Si
l’étant était effectivement posé en tant qu’étant, le conflit ne
manquerait pas de surgir immédiatement en lui entre ces principes
internes que nous devons reconnaître en tout étant. Mais dans la
mesure où il est bien étant mais non pas posé à nouveau en tant que
cela même qu’est l’étant, ce conflit aussi est en lui à l’état de repos.
Et la même chose vaut pour l’être.
Certains, à vrai dire, ont prétendu déceler la contradiction
précisément en ceci qu’un seul et même Etre doit être à la fois
l’étant et l’être ; et à cette fin ils sont allés chercher le principe dit de
non-contradiction, d’après lequel il doit être impossible qu’un seul
et même terme soit à la fois Quelque Chose et son contraire.
Voilà ce que nous nous proposons maintenant d’examiner, car nous
pouvons en attendre des éclaircissements et cela n’est pas sans
importance pour la suite de notre propos. Bien compris, le principe
de non-contradiction se borne à affirmer que l’Exprimant (l’essence
de la copule, [127] comme il faudrait dire dans la langue de la
logique) ne peut être <qu’un> [4] , ce qui cependant n’empêche
nullement que < l’Exprimé soit> [5]  deux, et deux opposés.
Leibniz déjà, précédé en cela par les Scolastiques, remarque la non-
vérité de la règle toujours invoquée : les disparates ne peuvent être
prédiqués ni entre eux ni d’un tiers. En effet, de l’avis de Leibniz, on
ne saurait dire tout bonnement : l’âme est corps, ou le corps est
âme, mais on peut bien dire en revanche : cela même qui à tel égard
est corps est âme à un autre égard. Une unité = X est âme et corps,
c’est-à-dire est l’Exprimant des deux, et dans la mesure où elle les
exprime effectivement elle est effectivement les deux à la fois : mais
dans la mesure où elle se borne à être leur Exprimant, sans
considération du fait qu’elle les exprime effectivement, elle n’est ni
l’un ni l’autre. La même chose vaut ici : un seul et même X est leur
Exprimant à tous deux, l’étant et l’être. En tant que tel il n’est ni l’un
ni l’autre, il est donc absolument Un. Mais s’il les exprime
effectivement tous deux, il les est alors tous deux, non pas
cependant comme Exprimant mais selon l’Exprimé, de même
qu’auparavant aussi il les était tous deux, non pas comme
Exprimant mais bien selon <l’Exprimable> [6] .
Dans l’Exprimant comme tel il n’y a donc aucune contradiction ;
serait-elle alors dans l’Exprimable (car d’un Exprimé il n’est ici
nullement question) ? Voilà qui ne doit pas non plus échapper à
notre examen.
Une contradiction est à vrai dire bel et bien pensable dans
l’Exprimé ; mais seulement au cas où des termes contradictoires
sont également en acte dans le même Etre ; car si de deux opposés
l’un est posé comme inactif, toute contradiction cesse. On peut bien
dire par exemple : un seul et même homme = X est mauvais et il est
bon ; c’est-à-dire que bon et mauvais peuvent être exprimés à
propos d’un seul et même homme. Il y aurait contradiction si
chacun de ces deux prédicats était posé comme efficient. Mais si cet
homme est dit bon d’après ses façons d’agir, ou dans ses actions, ce
n’est pas en tant que ce même homme, en l’occurrence celui qui
agit, qu’il pourra également être mauvais, ce qui toutefois
n’empêche pas que ce [128] même homme ne soit mauvais eu égard
à ce qui en lui est inactif ou au repos et que de cette façon on puisse
lui attribuer sans contradiction aucune deux prédicats en
contradiction l’un avec l’autre (contradictoirement opposés).
Avec l’unité de l’étant et de l’être qu’il nous faut considérer ici, nous
ne sommes pas même en présence du cas où l’un des deux termes
serait inactif, mais tous les deux le sont ; car c’est là une opposition
paisible, ou encore les termes en opposition sont dans une relation
d’indifférence mutuelle. Ils ne sont qu’à titre d’Exprimable, pas
même de réellement Exprimé. Il ne peut donc nullement être
question ici d’une application du principe dit de non-contradiction,
qui ne trouve d’application que là où cette unité n’a plus cours.
Mais dans la mesure où nous écartons l’opposition effective, le
malentendu suivant pourrait surgir d’un autre côté : nous
supprimerions, semble-t-il, toute dualité, et l’étant et l’être seraient
pareils non seulement selon l’Exprimant mais bel et bien en eux-
mêmes. Mais deux font toujours deux, quand bien même ils ne sont
pas posés expressément comme deux. Qu’on se représente un œil
totalement actif et passif, qui en tout point soit vue et organe : la
vue et l’organe de la vue, cela fait bien ici deux, mais deux qui ne
sont pas en tant que deux, car on ne peut les dissocier ni les faire
entrer dans une opposition réelle. Et pourtant, la vue et son organe,
ce n’est pas la même chose, ils sont deux à jamais. Il en va de même
ici : il y a étant et être, mais l’unité entre eux est une unité
purement passive, parce que l’Un à même de les exprimer ne les
exprime pas effectivement, n’est pas lui-même efficient. Etant et
être ne sont donc assurément pas en tant que dualité, mais ils ne
sont pas non plus, pour cette raison précisément, pareils, ils sont
deux par nature.
Ceux qui comprendraient à l’envers la proposition : un seul et
même terme est l’étant et l’être comme voulant dire que l’étant et
l’être sont identiques montreraient leur ignorance des premiers
principes de tout jugement ; et même la formulation plus négligente
qui consiste à dire que le sujet est objet et, inversement, même cette
formulation ne devrait pas, elle non plus, être comprise ainsi. Car
en aucun type de jugement, pas même dans la proposition
purement répétitive, n’est affirmée [129] une identité des termes
exprimés (reliés) en tant que tels, mais seulement l’identité de ce
qui les exprime (les relie) ; peu importe que cet Exprimant (ce lien)
apparaisse en tant que tel ou reste caché, ou même soit seulement
pensé. Le véritable sens de tout jugement, par exemple du jugement
A est B, ne peut être que le suivant : CELA qui est = A EST CELA qui est =
B, ou encore : CELA qui est A et CELA qui est B sont identiques. Il y a
donc déjà un dédoublement au fondement du simple concept : A
dans ce jugement n’est pas A mais cet X qui est A ; B n’est pas B mais
cet X qui est B, et ce ne sont pas eux, pour soi ou en tant que tels, qui
sont identiques, mais le X qui est A et le X qui est B. Dans la
proposition mentionnée sont contenues à vrai dire trois
propositions : primo, A est = X, secundo, B est = X, tertio, car c’est des
deux premières seulement que s’ensuit la troisième proposition : A
et B sont le même, tous deux sont en effet le même X.
On peut en tirer diverses conséquences, par exemple : le lien (le est)
dans le jugement n’en est pas une simple partie, il est au contraire
également au fondement de toutes les parties ; prédicat et sujet
forment déjà chacun pour soi une unité, et par conséquent le lien
dans le jugement n’est jamais un lien simple mais pour ainsi dire un
lien redoublé avec lui-même, une unité d’unités. D’où il résulte que
le jugement est déjà préfiguré dans le simple concept et que le
syllogisme est contenu dans le jugement, le concept n’étant que le
jugement enveloppé et le syllogisme le jugement déployé —
remarques que je pose ici en attente d’une élaboration hautement
souhaitable du noble art de raisonner : car la connaissance des lois
universelles du jugement, si elle n’est pas, de loin, la science
suprême elle-même, est cependant si essentiellement entrelacée
avec elle qu’elle n’en est pas séparable. Quant aux débutants ou
ignorants en cet art, il ne saurait être question pour eux de
philosopher : il faut au contraire les renvoyer à l’école, comme c’est
le cas dans les autres arts, car nul ne se risquera à composer ou à
juger à la légère une œuvre musicale s’il n’a appris les règles de
l’art.
Que par conséquent l’étant comme tel soit l’être comme tel et
inversement, ou qu’en général des opposés soient identiques en tant
que tels, cela est bien évidemment impossible, cela va sans dire ; car
affirmer le [130] contraire reviendrait à sacrifier l’entendement
humain, à sacrifier la possibilité de s’exprimer et jusqu’à la
contradiction elle-même. Il est tout à fait possible, en revanche,
qu’un seul et même terme soit étant et être, affirmation et négation,
lumières et ténèbres, Bien et Mal.
Nous ne pouvions contourner ces discussions dialectiques ; il est
essentiel qu’une fois saisie toute l’acuité de cette première idée rien
d’autre ne soit pensé en elle que ce qu’elle contient ni plus ni moins.
Ni plus — ce qui serait le cas si on voulait la penser comme une
unité effectivement exprimée. On aura beau dire que l’opposition
qui n’est pas exprimée est une opposition inactive, et donc morte ;
c’est là ce qu’elle doit être : car l’essentiel dans la démarche
scientifique est de reconnaître la limite de chaque moment et de la
maintenir en toute sa netteté ; de ne pas anticiper et de ne rien
précipiter, car c’est ainsi que ceux qui entreprennent ce genre de
recherches sont d’emblée des gâcheurs d’ouvrage.
Ni moins — ce qui se passerait si l’on voulait s’imaginer toute
dualité supprimée du fait qu’un seul et même terme est l’étant et
l’être.
Par ce qui précède, nous n’avons fait que préparer la résolution de
cette contradiction initiale. En guise de récapitulation de tout ce que
nous venons de dire, nous pouvons nous expliquer de la façon
suivante : d’après la première idée, l’Eternel est étant et être, ou
encore tous deux en sont, non pas certes l’Exprimé, mais bien
l’Exprimable. Mais Lui-Même, qui les est, ou dont ils sont
l’Exprimable, ne peut en tant que tel être ni l’un ni l’autre, mais
seulement leur Exprimant à tous deux. Quant à savoir s’il les
exprime effectivement, s’il se révèle comme leur Exprimant à tous
deux, cela n’est pas posé par la première idée.
L’opposition (entre étant et être) est donc là ; mais ce qui pourrait
l’exprimer ne l’exprime pas effectivement ; cet Exprimant est bien
là lui aussi, mais il ne se charge pas de l’opposition, il est indifférent
à son égard, de cette indifférence que nous avons par ailleurs
désignée par le nom d’indifférence absolue du sujet et de l’objet,
comme Prius radical.
[131] De ce qui devrait exprimer l’opposition mais ne l’exprime pas,
nous pouvons dire que c’est et que ce n’est pas étant et être.
Il est étant et être, parce que l’étant et l’être c’est ce dont il pourrait
être l’Exprimant, ou encore il est étant et être selon l’Exprimable,
selon la possibilité. Et il n’est pas étant et être eu égard à soi-même
ou en fait, parce qu’il ne se charge pas de l’opposition. Or un être
qui ne se charge pas de ce qu’il est n’est pas non plus un être
effectif.
On peut donc bien dire sans contradiction de l’inconditionné qu’il
n’est pas étant ni être sans qu’il soit pour autant non-étant ni non-
être.
L’inconditionné peut s’exprimer comme étant et comme être, et il
peut ne pas s’exprimer ainsi ; en d’autres termes, il peut être les
deux et il peut délaisser les deux. C’est déjà de la volonté libre que
de pouvoir être Quelque Chose et de pouvoir ne l’être pas.
Mais plus encore : le Très-Haut peut être étant et être, il peut
s’exprimer comme cet étant ou comme cet être, c’est-à-dire il peut
s’exprimer, se poser comme existant. Car l’existence est union active
d’un étant déterminé avec un être déterminé.
En bref : le Très-Haut peut exister et il peut aussi ne pas exister ; il
réunit en lui pour ainsi dire toutes les conditions de l’existence, ce
dont il y va, c’est pour lui de se revêtir [7]  ou non de ces conditions,
de les utiliser ou non comme conditions.
Ce qui est libre non pas d’être ou de ne pas être Quelque Chose mais
d’exister ou de ne pas exister, cela ne peut être en soi-même et par
essence que volonté : car seule la pure volonté, seule la volonté pure
est libre de devenir efficiente, c’est-à-dire d’exister, ou de rester
inefficiente, c’est-à-dire de ne pas exister. C’est à elle seule qu’il est
accordé de tenir pour ainsi dire le milieu entre être et non-être. Cet
Exprimant qui est libre de prendre ou non en charge l’opposition,
de [132] s’affirmer ou de ne pas s’affirmer comme étant et comme
être, ne peut donc être par essence que pure et limpide volonté.
Dans la mesure où elle s’abstient de l’opposition, où elle ne
s’exprime pas effectivement comme étant et comme être, elle n’est
pas volonté absolue mais, de manière déterminée, la volonté qui ne
veut pas effectivement ou encore la volonté au repos.
Nous dirons donc dès lors que, considéré purement en lui-même,
l’inconditionné, l’Exprimant de tout Etre (Wesen), de tout étant et de
tout être (Seyn) est une pure volonté en général ; mais en vertu de
son indifférence à l’égard de l’étant et de l’être (ou, ce qui revient au
même, à l’égard de l’existence), en tant donc que cet Etre sans
contradiction que nous cherchions, il n’est autre que la volonté qui
ne veut rien.
Le Prius n’est donc pas, contrairement à ce que l’on a si souvent cru
(et cela sied bien du reste à notre époque agitée), un acte, une
activité ou une action inconditionnée [8]  ; car le Prius radical ne peut
être que ce qui peut être aussi le terme radical. Seule une
indifférence immobile, divine, ou pour le dire plus exactement,
supra-divine, est le Prius radical, le commencement qui du même
coup est aussi la fin.
Si l’activité en général ou une action déterminée était le Prius, la
contradiction serait éternelle. Mais il n’y a jamais de mouvement en
vue de lui-même, tout mouvement vise au repos. Si toute action
n’avait pas pour arrière-plan la volonté paisible et sereine, elle
s’anéantirait d’elle-même ; car tout mouvement ne cherche en fait
que le repos et le repos est son aliment, ou cela seul dont il tire sa
force ou grâce à quoi il se maintient.
Or si l’Exprimant de l’éternité est volonté qui ne veut rien, ce n’est
pas qu’il n’y ait rien qu’elle serait susceptible de vouloir ; ce qu’elle
a, au contraire, c’est elle-même comme éternel desideratum (elle-
même comme sujet et objet, comme l’Etre proprement dit), mais elle
l’a comme si elle ne l’avait pas, et telle est l’unique raison pour
laquelle elle est la volonté au repos, la volonté indifférente — Etre
comme si on n’était pas, avoir comme si on n’avait pas : cela est en
l’homme, cela est en Dieu le plus haut [9] .
[133] Le commun des mortels n’ayant jamais éprouvé la véritable
liberté, il lui semble qu’être un étant ou un sujet est ce qu’il y a de
plus haut, c’est pourquoi ils demandent, lorsqu’ils entendent dire
que l’Exprimant de la divinité n’est ni étant ni être : qu’est-ce qui
peut bien être pensé au-dessus de tout être et de tout étant ? et se
répondent à eux-mêmes : le néant, ou quelque chose de semblable.
Assurément, c’est un néant, mais comme la pure liberté est un
néant ; comme la volonté qui ne veut rien, qui ne désire aucune
chose (Sache), à laquelle toutes choses (Dinge) sont égales, et qui de
ce fait n’est mue par aucune. Une telle volonté est Néant, et elle est
Tout. Elle est Néant, dans la mesure où elle ne désire pas devenir
elle-même efficiente, ni n’aspire à aucune effectivité. Et elle est
Tout, parce que c’est d’elle seulement, comme éternelle liberté, que
vient toute force, parce que toutes les choses sont au-dessous d’elle
et qu’elle règne sur tout, elle sur qui rien ne règne.
La signification que revêt la négation est généralement très
différente selon qu’elle se rapporte à l’intérieur ou à l’extérieur. Car
la suprême négation en ce dernier sens ne doit faire qu’un avec la
suprême affirmation au premier sens. Ce qui <a> [10]  tout en soi ne
peut <l’> [11]  avoir <en même temps>, pour cette raison même, du
dehors. Toute chose a des propriétés qui permettent de la
reconnaître et de la saisir ; plus elle a des propriétés, et plus elle est
aisément saisissable. Ce qu’il y a de plus grand, en revanche, est
sphérique, sans propriétés. Le goût, c’est-à-dire le don de distinguer,
ne trouve aucun goût au sublime, aussi peu qu’à l’eau puisée à la
source. Est roi, dit un Ancien, celui qui n’espère rien, et qui rien ne
craint. Aussi cette volonté-là est-elle appelée pauvre dans le profond
jeu de mots d’un vieil écrivain allemand riche de vie intérieure,
cette volonté qui [12] , parce qu’elle a tout en elle-même, n’a rien en
dehors d’elle qu’elle soit susceptible de vouloir.
C’est donc en ce sens que nous appellerons néant cette pure liberté
elle-même, au sens où aucune action ni propriété dirigée vers
l’extérieur ne lui est attribuée. Nous allons même plus loin en
affirmant [134] que si seul ce qui est au moins là extérieurement ou
se pose soi-même s’appelle un Quelque Chose, nous ne saurions
tenir cette suprême Limpidité pour un Quelque Chose même en ce
sens. Elle est la pure liberté en elle-même, la sérénité qui ne pense à
rien et jouit de son non-être.
Il est une question que se pose l’enfance et qui tracasse encore l’âge
mûr : d’où est-ce que tout est sorti ? Mais ce dont tout est sorti ne
peut être rien d’autre que ce dont tout sort maintenant encore et en
quoi tout retourne, et qui par conséquent n’était pas tant avant le
temps, mais plutôt toujours encore et à chaque instant au-dessus du
temps.
C’est pourquoi, pour cette raison également, la volonté immobile, ne
voulant rien, est ce qu’il y a de plus haut, c’est elle le Prius. Car dans
la vie la plus agitée, parmi les forces les plus déchaînées qui soient,
c’est toujours la volonté qui ne veut rien qui règne. C’est elle que
tout vise, c’est à elle que tout aspire. Toute créature, tout homme en
particulier n’aspire à vrai dire qu’à retourner à l’état du non-
vouloir ; non pas seulement celui qui s’éloigne de toutes choses
désirables mais non moins, encore qu’à son insu, celui qui se laisse
aller à tous ses désirs ; car ce dernier n’est en quête lui aussi que de
l’état où il n’aura plus rien à souhaiter, plus rien à vouloir, bien que
cet état fuie devant lui et s’éloigne d’autant plus qu’il met plus
d’empressement à le poursuivre.
Et de même que la volonté qui ne veut rien est ce qu’il y a de plus
haut en l’homme, elle est en Dieu lui-même ce qui est au-dessus de
Dieu. Car par Dieu nous ne pouvons penser que le Bien suprême, et
par conséquent une volonté déjà déterminée, alors que dans la
volonté qui ne veut rien ne se trouvent ni l’un ni l’autre, ni Bien ni
Mal, ni étant ni être, ni inclination ni répulsion, ni amour ni colère :
tout cela y est bien, mais à l’état de forces.
Nous reconnaissons donc, dans la volonté qui ne veut rien —
l’Exprimant, le Moi de l’éternelle et primordiale divinité elle-même,
qui peut dire de lui-même : Je suis l’A et l’Ω [13] , le commencement et
la fin.
Avant de nous engager sur le chemin long et obscur des temps, il
nous a donc fallu chercher à connaître ce qui en tout temps est au-
dessus du temps.
[135] Or c’est ici que surgit la grande énigme de tous les temps :
comment quelque chose pourrait-il sortir de ce qui n’agit pas vers
l’extérieur et n’est pas non plus en soi-même quelque chose ? Et
pourtant la vie n’en est pas restée à cette immobilité et le temps est
non moins certain que l’éternité, au point que celle-ci, telle qu’on la
regarde habituellement, est refoulée par le temps : un monde aux
mouvements incessants dont les forces toujours sur le qui-vive sont
en perpétuel conflit semble avoir pris la place qu’occupaient
auparavant la suprême indifférence, l’éternel repos, l’éternel
consentement.
De tout temps il s’est trouvé des esprits qui se faisaient fort de
percer aisément cette énigme. L’inconditionné, selon eux, est
d’abord purement en soi, sans extériorité et latent ; puis le voilà qui
apparaît, qui s’extériorise et met lui-même un terme à son éternelle
indifférence. De tels propos n’ont aucun sens. C’est une règle
fondamentale et capitale de la science, en effet (même si bien peu la
connaissent), que ce qui est posé le soit une fois pour toutes sans
pouvoir être à nouveau supprimé, car en ce cas il eût mieux valu ne
pas le poser du tout. À celui qui ne montre pas la ferme résolution
de s’en tenir avec endurance à ce qu’il a posé, tout échappe en se
liquéfiant au cours de la progression et tout se perd à nouveau, si
bien qu’en fin de compte rien du tout n’a été posé. Une véritable
progression ou élévation — car c’est tout un — n’a lieu que là où
quelque chose a été posé fermement et sans modifications possible,
et devient par là le fondement de l’élévation et de la progression.
Par conséquent, soit le Très-Haut n’est pas une volonté au repos
telle que nous l’avons admise, soit il en est une. S’il en est une, il lui
faut également rester éternellement tel de par lui-même. Car on ne
voit pas comment il passerait du repos au mouvement. Il ne peut
donc sortir de lui-même, et tout aussi peut séparer, expulser ou
extrader quelque chose de lui en dehors de soi.
Il n’est jamais aisé, certes, d’exprimer le vrai de façon juste et
comme il convient. Cependant, le mieux que nous puissions faire ici
aussi est de tout prendre de façon aussi humaine et de façon aussi
naturelle que possible. Car la succession que nous entreprenons de
décrire ne saurait être autre que celle par laquelle toute nature
d’abord paisible et inconsciente d’elle-même accède et parvient à
soi.
L’éternité, par quoi nous comprenons la totalité, l’éternel étant et
être non moins que ce qui les exprime (bien qu’encore
implicitement) [136] tous deux — l’éternité, donc, n’est pas
consciente d’elle-même. Les opposés ne peuvent se dissocier et pour
cette raison ils ne peuvent pas non plus se rencontrer. L’étant ne
s’oppose pas à l’être et ne se reconnaît pas en lui. L’être est lui aussi
parfaitement indifférent à l’étant. Mais plus cette sérénité est
intériorisée, plus elle est délicieuse en elle-même, d’autant plus doit
s’engendrer dans l’éternité, sans qu’elle y soit pour rien et même à
son insu, une calme aspiration à s’atteindre elle-même, à se trouver
et à jouir d’elle-même, une impétuosité à prendre conscience dont
elle-même cependant ne prend pas à nouveau conscience. De même
que nous pouvons nous représenter que les pôles opposés d’un
aimant se trouvent dans une constante et inconsciente nostalgie en
vertu de laquelle ils s’efforcent de se rejoindre et s’empareraient
avec avidité du premier moyen venu pour s’atteindre
mutuellement, nous pouvons, de même, nous représenter les
éternels opposés, quoiqu’ils ne se reconnaissent pas, dans une
inconsciente aspiration et convoitise mutuelle, qui pourtant ne se
transforme pas en action ni en mouvement. Il suffirait, pour que
l’analogie soit parfaite, de présenter la nature humaine lors de sa
première accession, de son premier passage à l’existence réelle.
Mais qui est à même de décrire les premiers tressaillements d’une
nature encore inconsciente d’elle-même, ne se connaissant pas ?
Qui est à même de dévoiler ce secret lieu de naissance de
l’existence [14]  ? Rappelle-toi, s’il t’a jamais été permis d’en goûter,
ces rares instants d’une félicité et d’un contentement parfaits,
lorsque tous les vœux de ton cœur sont exaucés, ces instants dont tu
as pu souhaiter qu’ils demeurent éternellement tels qu’ils furent, et
qui furent vraiment pour toi une éternité ; rappelle-toi ces instants,
et tente de te remémorer comme en ces mêmes instants, à ton insu,
sans que tu pusses y contribuer en rien ni non plus t’en défendre,
s’engendrait déjà une volonté qui allait bientôt te ramener à elle et
t’entraîner dans la vie réelle ; remémore-toi tout cela, et tu auras
une image approximative de ce que nous entreprenons ici de
décrire.
Tout ce qui est Quelque Chose sans l’être encore effectivement doit
par nature se chercher soi-même, ce qui ne revient pourtant pas
encore à dire se trouve soi-même, et encore bien moins qu’un
mouvement ou une sortie-hors-de-soi ait lieu ici. C’est une quête
silencieuse [137] et tout à fait inconsciente, où l’Etre reste en soi-
même, et ce d’autant plus intimement, de façon d’autant plus
profonde et inconsciente qu’il y a en lui de plénitude. Si nous avons
pu dire de la volonté au repos qu’elle vient en premier, nous
pouvons dire qu’une paisible et inconsciente quête de soi vient en
second.
Or dans la mesure où l’éternité est contrainte de se chercher elle-
même inconsciemment, une volonté autonome s’engendre en elle,
indépendamment d’elle, et sans non plus qu’elle en soit consciente,
d’une façon pour elle inconcevable — une volonté qu’elle ne
connaît pas encore, qui ne fait que pressentir l’éternité et cherche
aveuglément l’essence sans y être pour rien, non pas comme
volonté consciente mais comme volonté initialement inconsciente.
Cette volonté s’engendre elle-même, elle est par conséquent une
volonté inconditionnée, en soi toute-puissante. Elle s’engendre
absolument, c’est-à-dire d’elle-même et par elle-même. Elle a pour
mère la nostalgie inconsciente, mais qui n’a fait que la concevoir,
car c’est elle-même qui s’est engendrée. Elle ne s’engendre pas à
partir de l’éternité mais dans l’éternité (pas autrement qu’une
volonté qui s’engendre dans le cœur de l’homme, inconsciemment,
sans intervention de sa part, une volonté qu’il ne produit pas mais
qu’il ne fait que trouver et qui, une fois trouvée, devient dès lors le
moyen pour lui d’extérioriser son intériorité). Comme elle ne
s’engendre pas à partir de l’éternité tout en s’engendrant en elle,
c’est volonté éternelle qu’il convient de l’appeler, et même la volonté
éternelle purement et simplement, vu que la volonté qui ne veut
rien n’était que le pur vouloir de l’éternité même. (Car à ce qui
n’existe pas activement on ne peut, dit une vieille règle, attribuer
aucun prédicat.) Gardons-nous de penser ici à une genèse ou à un
commencement à partir d’un antécédent, car avant l’éternité
s’engendrant elle-même l’éternité était comme un néant et de ce fait
ne pouvait non plus rien précéder activement, ni être
commencement de quoi que ce soit. Elle était, mais elle était ce
qu’était ton Moi avant de se trouver et de trouver à s’éprouver ; elle
était, mais comme si elle n’était pas. Tout commencement qui
commence de son propre chef n’est que par la volonté efficiente,
laquelle, d’une façon que nous nous réservons de montrer, est à
elle-même commencement.
Elle s’engendre dans l’éternité mais à son insu et lui reste cachée
quant à son fondement. Mais de cette façon l’éternité aussi lui
demeure cachée et lorsqu’elle s’engendre dans l’inconscience de son
aspiration [138] elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait bien qu’elle
ne soit plus absolument aveugle, car si elle cherche l’éternité, c’est
mue non pas par la connaissance mais par un pressentiment et une
indisible nostalgie.
C’est pourquoi, bien qu’indépendante de l’éternité et même dans
une certaine mesure opposée à elle, cette volonté ne supprime pas
l’éternité, contrairement à ce que certains ont voulu se représenter :
car elle est précisément la volonté qui veut l’éternité ; qui veut que
la volonté qui ne veut rien devienne en tant que telle efficiente et à
elle-même sensible. Il faut donc que l’éternité demeure, parce
qu’elle la cherche et ne pourrait sinon la trouver. Et parce qu’elle la
cherche, cette volonté ne peut jamais non plus devenir l’éternité
elle-même, ce n’est éternellement qu’une volonté voulant l’éternité,
et de l’éternité éternellement éprise.
Mais elle n’est que volonté de la trouver, loin de l’avoir encore
réellement trouvée : il y a donc quelque chose de nié en elle ; mais
c’est seulement dans la négation que réside le commencement, c’est
pourquoi il ne pouvait y avoir de commencement dans l’éternité.
Seule la volonté éternelle fournit le point de départ auquel se
rattache le grandiose procès du tout. Elle se pose elle-même comme
simple volonté d’éternité et dans cette mesure comme niée. Mais se
posant elle-même comme niée elle est du même coup la volonté se
niant elle-même. Elle ne peut cependant se nier en sorte qu’elle se
poserait comme absolument non-étant, mais seulement comme
n’étant pas l’essence, l’Affirmant, l’Etant proprement dit et par
nature. Elle ne peut en outre se nier comme essence sans se poser
comme priva-don, et pour autant qu’elle est en même temps
efficiente, comme soif, comme frénésie et désir d’essence. Faisant
retour à elle-même, elle se trouve donc nécessairement vide et
indigente, ce qui la rend d’autant plus avide d’être comblée, d’être
rassasiée d’essence. Mais elle ne trouve l’essence ni en soi ni en
dehors de soi car elle ne reconnaît pas l’éternité et en allant en soi
elle s’en détourne bien plutôt qu’elle ne se tourne vers elle. Il ne lui
reste donc plus qu’à poser absolument hors de soi l’Essence ou
l’Affirmant par une force inconditionnée et proprement génésique.
Elle engendre l’essence au sens propre parce que l’essence avant elle
n’était pas comme telle et parce qu’elle ne la pose pas en soi mais
hors de soi, comme essence différente d’elle, sans attache avec [139]
elle, et même par nature étrangère et opposée à elle. Comme en
l’occurrence elle se reconnaît elle-même comme n’étant pas l’étant
et dans cette mesure comme le non-étant, elle reconnaît au
contraire l’essence, l’Affirmant comme l’étant proprement dit et en
soi-même.
Or c’est comme une telle volonté, niée par nature et se niant elle-
même mais devenant dans cette négation éternel désir, position
d’essence et de l’étant véritable, que se présente tout simplement la
nature, et nous ne pouvons guère exprimer autrement la première
volonté négatrice, ne serait-ce que dans la mesure où elle est force
d’engendrement. Chacun a en mémoire ces expressions familières
aux Anciens : la nature (ou, comme ils disaient encore, la matière)
est en son fond pauvreté, privation d’essence, extrême indigence,
tout en étant continuellement avide de forme, d’esprit, d’essence,
d’étant proprement dit ; alors qu’en revanche l’essence proprement
dite avec laquelle la pauvreté désire s’accoupler est présentée
comme la richesse, l’excédent même, comme ce qui se communique
de façon surabondante et inépuisable [15] .
Si nous considérons la nature en ses premiers commencements,
nous trouvons dans tout ce qui est corporel une force centripète de
contraction qui cependant ne se montre jamais pour elle-même
mais seulement comme soutien et pour ainsi dire comme tuteur
fixant auprès de soi un autre être qui par nature s’étend et de ce fait
se volatilise, se spiritualise. S’il n’y avait pas de force de négation,
cet être n’aurait rien vis-à-vis de quoi il puisse s’extérioriser et être
mis en action. Et s’il n’y avait pas non plus cet Etre surabondant et
enclin à se communiquer, la force de contraction serait vide et
proprement sans effet, inassouvie et insupportable à elle-même. Là
où la nature s’ouvre à nos organes sensitifs, nous sentons cette
même force de négation et de contraction comme froid, mais le
froid aigu ou réel et sensible n’est que dans la mesure où il est une
voracité se dévorant elle-même pour cette essence bienfaisante de
la chaleur qui se communique, se diffuse librement, et partout est
délivrance. Si le froid n’était pas, la chaleur ne serait pas sensible,
car en l’absence d’une force la comprimant et la resserrant, la
chaleur irait se perdre en son expansion infinie. Mais si la chaleur
[140] n’était pas, le froid serait pour ainsi dire en vain, dans la
mesure où il n’est qu’afin que la chaleur puisse être engendrée et
ressentie. C’est ainsi que nous voyons la nature, à commencer par
son niveau le plus profond, animée de désir en son fond le plus
intime et le plus secret, s’élevant toujours et ne cessant de
progresser dans sa quête jusqu’à ce qu’elle ait attiré à soi, jusqu’à ce
qu’elle ait fait sien l’essentiel à son plus haut niveau, le purement
spirituel.
Nous reconnaissons ici que cette volonté engendrée à partir d’elle-
même au sein de la paisible éternité était l’éternelle volonté tendant
à la nature (der Wille zur Natur), si nous [16]  entendons par là non
pas le principe purement et simplement nié et se niant mais l’Etre
révélé et du même coup extériorisé. Car c’est avec la nature
seulement que commence l’opposition, que commencent la
distinction, la mutuelle extériorité et sensibilité des forces.
Mais tout ceci, toute la plénitude et toute la majesté à venir de la
nature, ne s’édifie que sur le fondement d’une volonté éternelle, se
niant elle-même et retournant à elle-même, sans laquelle
absolument rien ne pourrait être révélé.
En règle générale, les hommes sont hostiles à la négation et
montrent une prédilection naturelle pour l’affirmation. L’étant qui
se communique et coule de source leur paraît évident, mais ce qui
se refuse, ce qui se nie, même si cela n’est pas moins essentiel et
vient partout à leur rencontre sous diverses formes, ils ne peuvent
le comprendre aussi spontanément. La plupart des hommes sont
ainsi faits que les choses leur paraîtraient bien plus simples si tout
consistait en amour pur et simple et en pure bonté ; mais ils ne
tardent pas à s’apercevoir bien plutôt du contraire. Quelque chose
de réfractaire fait partout irruption et tout un chacun sent cet
élément autre qui pour ainsi dire ne devrait pas être et qui pourtant
est, doit nécessairement être ; ce Non qui s’oppose au Oui, ces
ténèbres face à la lumière, le tordu face au droit, la gauche face à la
droite, ou quelles que soient les façons imagées dont on a cherché à
exprimer cette opposition éternelle, mais il s’en faut de beaucoup
que tout un chacun soit à même d’en donner une expression, voire
de comprendre scientifiquement de quoi il retourne.
C’est en particulier le concept de non-étant, ce véritable Protée, qui
a toujours déconcerté et induit en erreur de bien des façons ceux
qui l’examinaient.
[141] Il est à peine besoin de rappeler que ce concept, tel qu’il est
découvert ici, ne doit pas être confondu avec le concept antérieur
du non-étant, celui qui nous a conduit à affirmer que le Très-Haut
n’est pas susceptible d’être exprimé comme un étant. Car si le Très-
Haut n’était pas un étant, c’est parce qu’il se situe au-dessus de
l’étant ainsi que les Anciens ont pu eux aussi le dire (comme un
ὐπερόν). Alors qu’en revanche le non-étant dont il est question ici se
situe au-dessous de l’étant.
Et comme il n’apparaît qu’à une infime minorité que la véritable
force réside dans la restriction et non dans l’expansion, et qu’il faut
plus de force pour se refuser que pour se donner, il est bien naturel
que tous les autres considèrent ce non-étant par soi-même, lorsqu’il
se présente à eux sous une forme quelconque, comme privation de
toute essence, comme un pur et simple néant, affirment en
conséquence qu’il n’est nullement ni en aucune façon, et dénoncent,
outrés qu’ils sont, la contradiction criante s’il se trouve une doctrine
pour affirmer que ce non-étant, en tant précisément que non-étant,
est.
Nous ne nous arrêterons pas à ceux qui soulèvent ce genre
d’objections, que notre déduction du non-étant suffit à écarter. Nous
avons montré en effet qu’il se pose lui-même comme non-étant. C’est
précisèment en se refusant à être étant qu’il montre nécessairement
sa suprême force, disons même plus précisément que c’est en cela
qu’il s’avère être la force même, la puissance même. On sait que le
divin Platon a déjà professé sous la forme de la généralité la plus
haute la nécessité que le non-étant lui aussi soit, faute de quoi rien
ne permettrait plus de distinguer la certitude du doute, ni la vérité
de l’erreur. Ce que nous pourrions formuler quant à nous, à notre
manière, de la façon suivante : la force de négation est l’être pour
l’Etre véritable ou étant ; or ne serait-ce que d’après son concept
l’être ne peut pas être pareil que l’étant, il est par nature (du fait
qu’il est son opposé) le non-étant, mais au grand jamais pour autant
le néant (pour reprendre la traduction erronée du grec ούκ ởυ, d’où
semble provenir également le concept de création ex nihilo) : car
comment se pourrait-il que ce qui est bel et bien soi-même l’être et
la force de l’être fut le néant ? Il faut que l’être soit lui-même de
nouveau. Il n’y a justement pas d’être pur et simple, il n’y a pas
d’objectif pur et vide [142] dans lequel il n’y aurait rien de subjectif.
Ce que le non-étant n’est pas, c’est un étant subjectivement, il n’en
reste pas moins qu’il est un étant non subjectivement. C’est
relativement à ce non-étant subjectivement pris comme étant
éminemment qu’il est non-étant, relativement à lui-même il n’en est
pas moins un étant. Le non-étant n’est en lui que l’extérieur, ce qui
de lui est manifeste à l’égard de ce qui est autre ; l’étant est
seulement, quant à lui, l’intérieur, le latent. Inversement, et pour
inférer provisoirement de l’opposée, l’être ou le négatif n’est dans
l’étant que latent, tandis que l’étant, ou principe positif, y est
manifeste et efficient. Une unité interne, qualitative des deux se
ferait jour ici, que nous nous contentons d’indiquer parce qu’elle
peut s’avérer importante pour la suite de notre propos.
Une autre sorte de sophistique fait elle aussi un mauvais usage de
ce concept. Celui-ci est en effet censé démontrer que l’être n’est pas
connaissable, d’où notre autre sorte de sophistique infère que rien
ne serait connaissable. Car le sentiment aveugle au-dessus duquel
elle ne sait pas s’élever n’a effectivement qu’un rapport immédiat
avec l’être. Et vu que celui-ci repose dynamiquement sur l’obscurité,
ou sur l’opposition active à l’essence et à tout ce qui lui est
apparenté, il semble indicible et inconnaissable ou, selon les termes
d’un Ancien, dans un autre contexte il est vrai, il n’est connaissable
qu’au non-connaissant. Certains en ont déduit que tout savoir
réellement sachant dissout l’être et l’anéantit ; que le véritable
savoir ne peut consister que dans le non-savoir. Quelle aubaine
pour les partisans du moindre effort ! Car le réal est précisément
moins facile à connaître et plus difficile à pénétrer en raison de
cette affinité, sa connaissance demande beaucoup d’application et
de concentration ; tandis que l’idéal, en raison des affinités que
présente sa nature avec le sujet connaissant, est bien plus facile et
immédiat à connaître. Quant à la conclusion qu’ils tirent de ce
concept contre la possibilité de la connaissance, qu’en est-il au
juste ?
En soi, assurément, seul l’étant est bien le connaissable, et le non-
étant est bien le non-connaissable. Mais il n’est insaisissable que
pour autant que, et dans la mesure où il est non-étant, seulement
pour autant et strictement dans cette mesure ; mais pour autant
qu’il n’en est pas moins un étant en tant que non-étant, il peut bel et
bien [143] être saisi et connu. L’étant et le non-étant ne sont pas
deux en lui mais n’y sont qu’un seul et même être, considéré
seulement sous des faces différentes ; ce par quoi il est non-étant est
précisément ce par quoi il est étant ; car il n’est pas non-étant par
manque de lumière ou d’essence, s’il est non-étant c’est en tant que
réclusion active, c’est en tant qu’active régression dans les
profondeurs et le retrait, et donc comme force efficiente qui à sa
façon doit être aussi un étant — et donc connaissable.
Arrêtons ici, pour l’instant, cette explicitation dialectique des
concepts d’étant et de non-étant, d’une importance capitale pour
toutes les conséquences qu’ils entraînent dans la science.
Sans rien savoir de l’éternité, la volonté qui est la première
lointaine amorce de révélation se produit donc par elle-même, sans
réflexion, mue par un pressentiment et une nostalgie obscurs, elle
se pose elle-même comme niée, comme n’étant pas l’étant. Mais elle
ne se nie qu’afin de parvenir à l’essence, elle est donc
immédiatement, en vertu de cette négation, une quête et un désir
éternels de l’essence, elle pose l’essence, par ce désir, comme étant
en soi indépendamment d’elle, comme le Bien éternel lui-même,
auquel seul il est accordé d’avoir l’être en soi-même.
Mais elle-même, la volonté de négation, se trouve par cette négation
en opposition avec l’essence s’épanchant librement, rigueur
contrastant avec la douceur, ténèbres s’opposant à la lumière,
éternel Non en conflit avec le Oui.
Mais ce qu’elle cherche, ou ce à quoi elle aspire, riche de
pressentiment et à son insu, c’est l’indifférence [17]  ; par un effet
progressif de sa force appétente, elle pose donc aussi pour soi-
même l’indifférence, ou l’unité qui la délivre du conflit, au sein de
laquelle elle peut se reconnaître comme ne faisant qu’un avec son
contraire. Cette unité est Esprit, même si [18]  cet Esprit est d’un degré
inférieur ; car cela où être et étant (car c’est bien ainsi que se
rapportent l’une à l’autre, [144] comme nous l’avons montré, la
volonté de négation et l’Etre affirmant qui est aussi une volonté) —
cela où être et étant, ces deux volontés opposées, ce Oui et ce Non se
différencient mutuellement et se reconnaissent comme appartenant
à un seul et même Etre, cela est Esprit.
Mais avec l’engendrement de l’Esprit, le but est nécessairement
atteint ; car rien de supérieur ne peut être engendré. Ainsi, par un
engendrement progressif de la première volonté désirante, la
totalité des principes se réalise ; car dans la force de négation, dans
cette force retournant à l’intériorité, dans l’essence s’épanouissant
en affirmation et dans l’unité active, libre et vivante des deux qui
est Esprit, sont inclus tous les principes. Au-delà de l’Esprit, il n’y a
plus d’engendrement ; c’est en Lui qu’elle repose, se saisit elle-
même et accède à l’éternité, et pour cette raison précisément s’en
tient là.
Cet engendrement progressif peut être représenté comme une
gradation. Si l’on pose le principe affirmant comme tel = A, le
principe niant comme tel = B, la première volonté efficiente est
certes dès lors en elle-même un étant, mais un étant qui se nie
comme tel, et par conséquent un A qui comme tel se comporte
comme = B (A = B). Tel est le commencement, telle est donc la
première puissance (Potenz). Mais ce A ne se pose comme nié
qu’afin de poser l’essence véritable comme indépendante de lui,
comme libre et réelle ; or, dans la mesure où celui-ci se comporte
comme l’étant d’un étant (A = B), il peut être considéré comme un
étant à la seconde puissance = A2. L’unité, enfin, c’est-à-dire l’Esprit,
ne peut être considérée, en tant qu’elle est l’Affirmant commun des
deux, que comme Affirmant de la troisième puissance = A3. Tout
engendrement est donc achevé en trois puissances et en passant par
ces trois étapes la force d’engendrement parvient jusqu’à l’Esprit.
Si nous considérons tous ces principes dans leur rapport, il est clair
que le fondement de leur réalisation, de leur différenciation et de
leur extériorité réciproque réside uniquement dans la volonté du
commencement. Si la volonté éternelle, cette force originaire de
négation, pouvait jamais cesser d’agir, ils retourneraient tous au
[19]
néant et il n’y aurait plus, comme auparavant, que néant   . Mais
après être [145] parvenu à la totalité, et s’être reconnu dans l’unité
de l’Esprit, ce rapport unilatéral se supprime à nouveau. Car
l’essence affirmante suscite éternellement la volonté de négation,
afin d’être éternellement engendrée par elle et de s’épanouir au-
dessus d’elle comme essence. En revanche, la force d’attraction
exige éternellement la volonté affirmante, s’épanchant librement,
afin de combler grâce à elle son désir d’essence. L’unité, ou Esprit,
exige aussi éternellement les opposés, vu qu’il ne peut être
engendré que par une élévation progressive au moyen de
l’opposition — opposition qui exige aussi à son tour l’unité, ou
Esprit, parce que c’est en Lui seul qu’elle peut devenir consciente
d’elle-même, se saisir elle-même, se concevoir comme éternité.
Donc règnent ici la plus haute harmonie intérieure, l’unanimité la
plus spontanée des principes. Tous ils sont en relation d’extériorité
réciproque, de mutuelle liberté les uns à l’égard des autres, chacun
étant un principe propre, ayant en lui-même sa propre racine ; et
cependant ils se tiennent solidairement non pas par un lien
extérieur mais liés entre eux par une nécessité interne. C’est
précisément une telle libre co-appartenance, et non une
inséparabilité externe, qui reçoit le nom de totalité dans la
rigoureuse acception scientifique du terme.
Ici ne règne donc pas la calme unité, insensible à elle-même, qui se
situe dans l’éternité, mais une opposition réelle, <qui cependant> [20] 
ne s’embrase pas en ce conflit ; les forces en présence s’exercent
bien les unes contre les autres, mais n’ont d’effet que dans la
[21]
mesure où elles sont des forces, i e. par nature efficientes   , ce
n’est pas une cause extérieure qui les dresse les unes contre les
autres ; elles se deviennent mutuellement sensibles, mais sans se
combattre mutuellement. Telle est la première joie pure d’un
trouver et d’un être-trouvé réciproques. L’Etre auquel il n’est
accordé que d’être étant en soi éprouve non sans délices sa
première et sa plus pure réalité, tandis que la force de négation se
réjouit de voir tempérées sa rigueur et sa rudesse comme de voir
apaisée la fringale de son attraction désirante. L’opposition fait la
joie éternelle de l’unité, de l’Esprit, qui ne devient sensible à lui-
même que dans les termes en opposition, et loin de vouloir la
supprimer, il cherche [146] bien plutôt à la poser et à la confirmer
constamment. Les termes opposés, quant à eux, se réjouissent tout
autant de l’unité enfin trouvée, au sein de laquelle eux aussi ont
pris conscience d’eux-mêmes et ont été délivrés de l’essence
aveugle, et ils maintiennent de toutes leurs forces cette unité. Mais
comme ce n’est pas un lien nécessaire qui relie les termes opposés
entre eux et à l’unité, mais seulement l’envie insatiable de
s’appartenir et de se sentir réciproquement, nous sommes ici en
présence de la vie la plus libre qui soit, jouant pour ainsi dire avec
elle-même, qui sans cesse s’anime et sourd toujours à nouveau
d’elle-même.
À considérer également de façon dialectique cette unité à laquelle
sont parvenus les principes, nous avons ici un cas où les opposés
exercent une action équivalente et pourtant sont posés sans
contradiction comme ne faisant qu’un. La contradiction se résout ici
en effet de la façon suivante : les opposés sont un, c’est-à-dire une
unité des deux est posée, égale ici à A3. Et malgré cela ils doivent
être activement opposés, ou encore être en tant qu’opposés
également agissants. Comme toutefois ils ne pourraient être tels au
sein de l’unité, il leur faut en même temps se situer hors de l’unité,
c’est-à-dire être séparés et chacun pour soi. En d’autres termes,
l’opposition doit être, non moins que l’unité ; l’opposition doit être
libre à l’égard de l’unité, comme celle-ci à son égard ; ou encore
opposition et unité doivent être elles-mêmes en opposition. Il n’y a
rien en cela de contradictoire, car l’opposition n’a en soi et pour soi
rien d’une contradiction. Mais si l’on posait l’unité de l’unité et de
l’opposition, alors il y aurait sans conteste contradiction.
Ce serait là assurément la plus belle et la plus parfaite unité, celle
où les termes conflictuels sont libres et néanmoins ne font qu’un, où
le libre mouvement ne supprime pas l’unité, ni l’unité le libre
mouvement. Si par conséquent ce type d’unité aussi se présente ici
à un niveau certes rudimentaire, il mérite pourtant d’être examiné
et bien compris. Si nous cherchions pour elle une comparaison, le
mieux serait de la comparer à cette unité des forces qu’on trouve
dans l’enfance innocente où en vérité toutes les forces sont
présentes et, conformément à leur nature, s’excitent mutuellement
dans une gracieuse réciprocité, mais sans qu’apparaisse encore un
caractère, quelque chose de tel qu’un Moi, qu’une unité maîtresse.
Mais de même qu’on a coutume de dire de cet état d’innocence qu’il
préfigure celui [147] auquel nous parviendrons de nouveau par le
conflit le plus acharné de toutes les forces, après leur réconciliation
finale, il se pourrait bien aussi que ce type d’unité, tel qu’il nous
apparaît ici à un niveau plus bas, préfigurât une unité à venir que la
vie doit reconquérir, en sa suprême transfiguration, après avoir fait
l’épreuve du combat.
Le moment est toutefois venu de se demander quel rapport toute
cette vie issue d’en bas entretient avec l’éternité ou avec cette
immobile indifférence. Seule la relation avec celle-ci est susceptible
de donner à celle-là sa parfaite détermination.
Car toute cette vie est d’abord née de la nostalgie qu’éprouve envers
elle-même l’éternité, de cette quête de soi avec impossibilité
pourtant de se trouver dans laquelle s’est engendrée de façon
irrésistible la volonté qui aspire à l’éternité et cherche à y parvenir.
Par une intensification progressive, cette volonté s’est construit
l’échelon qui lui permet d’arriver jusqu’à l’éternité. Car l’Esprit ou
la suprême unité engendrée par son désir ne fait qu’un par nature
avec l’indifférence ou l’éternité, et pour cette raison il n’est pas
seulement, comme nous l’avons admis jusqu’à présent, l’unité des
deux opposés, mais en même temps le lien entre l’éternité et la vie
édifiée d’en bas qui se présente de façon de plus en plus explicite
comme son instrument.
Car si la force d’engendrement n’est rien d’autre que la force, que la
première volonté de nature, la totalité engendrée par elle est d’ores
et déjà l’extérieur, le visible (même si ce visible n’est pas encore vu)
du Dieu encore caché dans l’éternité et (eu égard à la Révélation)
encore à venir. Mais, parvenue par une intensification progressive
jusqu’à cette libre unité que nous sommes déjà en droit de qualifier
de conscience et d’Esprit, l’essence de la première volonté aveugle
n’est plus pur pressentiment, mais sent et sait maintenant la
divinité présente. Parvenue au terme de ses aspirations, elle tire
l’éternité à elle et la conjure de reconnaître cet être extérieur
(encore sans soi-même, comme nous l’avons montré) et de le poser
comme son être propre.
[148] Mais, provenant du relativement objectif, l’Esprit s’élevant
d’en bas n’a lui-même une relation immédiate qu’avec l’objectif [22] 
de l’éternité, mais non à cet étant qui repose dans l’éternité.
Seulement, ce qui dans l’éternité est objet est par essence égal au
sujet, et se rapporte de nouveau à l’extérieur ou au visible lui-même
comme le plus pur Esprit et par conséquent comme sujet.
Par le fait, donc, que la nature désire cet Esprit éternel et tire à soi
l’objectif de l’éternité comme sujet immédiat, elle opère pour la
première fois une scission dans cette éternité, en sorte que l’être
éternel devient effectivement objet pour l’étant éternel ; non qu’elle
mettrait fin à l’indifférence : car en soi, ou abstraction faite de la
nature qui l’attire, l’éternité est toujours la même indifférence à
l’égard du sujet et de l’objet et doit toujours le rester parce que
sinon la nature elle-même régresserait.
Dans la mesure, donc, où la nature attire à soi ce très pur Esprit
qu’est l’objectif de l’éternité, toutes les forces reçoivent des
propriétés passives relativement à cet Esprit comme leur sujet
supérieur et véritable, toutes elles retombent et deviennent pour lui
matière. La première et la plus tendre corporéité en résulte ; le
principe affirmant, s’épanchant librement, se mue en un être de
lumière, adouci, tandis que la force de rigueur ou de négation est
apaisée et transfigurée par la lumière et la douceur de l’autre
principe. Mais c’est seulement eu égard à ce qui leur est supérieur
que les forces efficientes et jusque-là spirituelles reçoivent des
propriétés corporelles ; considérées en elles-mêmes, ou
relativement à ce qui est au-dessous d’elles, et comparées à
l’actuelle matière corporelle, elles ne sont qu’esprit et vie.
Or ce premier Etre corporel présente en lui-même un côté corporel
et un côté spirituel ; car le corps proprement dit est l’opposition
dont l’Esprit immédiatement se revêt comme d’une enveloppe
transparente ; mais l’unité est l’Esprit, passif vers le haut afin de
tirer à soi ce qui est supérieur, mais actif et efficient vers le bas
grâce à la force [149] puisée en haut. Le tout est donc un Etre
spirituel-corporel, et spirituel et corporel se trouvent être dès lors
les deux côtés d’une seule et même existence.
De tout temps, beaucoup ont éprouvé l’envie de pénétrer dans ce
paisible royaume du passé et donc d’aller voir en deçà du grandiose
procès dont ils sont en partie des spectateurs et en partie des
composantes actives et passives. Mais l’humilité de rigueur faisait
défaut à la plupart, qui voulaient tout commencer [23]  d’emblée avec
les concepts les plus élevés et sauter par-dessus les commencements
silencieux de toute vie. Et si à présent encore il se trouve quelque
chose qui défende au lecteur l’entreé dans le royaume du temps
d’avant le monde, c’est précisément cette précipitation qui préfère
d’emblée en jeter plein la vue avec des concepts et des expressions
d’ordre spirituel plutôt que de condescendre aux commencements
naturels de toute vie.
Bien que nous posions la divinité primordiale et éternelle au-dessus
de tout être, nous n’en affirmons pas moins de manière aussi
déterminée la priorité de la nature relativement à l’existence
efficiente manifeste — nous ne nous en cachons pas. Si haut que
nous placions l’actuosité à tout autre égard, nous devons cependant
nier que ce soit elle le Prius [24] . Car même cet Etre au sein duquel
s’est d’abord engendrée la volonté efficiente (si tant est que ces
concepts soient de façon générale applicables ici), même cet Etre,
donc, tient davantage en lui-même du mode passif que de l’actif. La
vie purement en germe (potentielle) précède d’une manière
générale celle qui est efficiente. Bien des raisons me portent à croire
que dans la nature organique le sexe qui conçoit est d’abord là tout
seul, et que le caractère prétendument asexué des espèces animales
inférieures repose partiellement sur ce fait.
Ira-t-on contester cette priorité, dans le cas présent, en recourant à
des concepts universellement admis tels que par exemple le concept
bien connu selon lequel Dieu est de lui-même l’Etre doué de la plus
grande actuosité ? Certes, ceci est vite dit, et dispense de toute
recherche plus poussée ! Il reste que ce n’est pas là un concept
trouvé de façon nécessaire mais conçu arbitrairement, sans
investigation préalable, bref, un véritable concept a priori au
mauvais sens du terme.
[150] D’autres objections sont encore plus insignifiantes : ainsi, celle
qui prétend que cette priorité accordée à la nature revient à
confondre la physique avec Dieu. Car, au sens où cela pourrait être
vrai, nos contradicteurs n’évitent pas non plus cette confusion pour
peu qu’ils affirment en général que Dieu est Seigneur et Créateur de
la nature. Ils ont également employé assez longtemps l’expression
selon laquelle Dieu serait le fondement de sa propre existence.
Qu’entendaient-ils donc par fondement ? Un simple mot ou bien
quelque chose de réel ? Dans la première hypothèse, il nous faut y
regarder de plus près et nous interdire d’user de mots dénués de
sens véritable ; et dans la seconde hypothèse, il leur faut eux-mêmes
reconnaître qu’avant le Dieu existant en tant que tel Quelque Chose
était qui lui-même, ce Quelque Chose, n’existait pas, qui à
l’existence n’était que fondement. Or ce qui à l’existence n’est que
fondement ne peut avoir un être et des propriétés identiques à
celles de l’Existant, et si celui-ci doit être considéré comme un Etre
libre, conscient et éminemment doué d’intelligence, ces mêmes
propriétés ne peuvent avoir le même sens lorsqu’elles sont
attribuées à ce qui n’est que fondement de son existence. Or comme
la plupart appellent physique ce qui s’oppose aux propriétés que
nous venons d’énumérer, qu’ils examinent eux-mêmes si, malgré
toute la répulsion qu’ils éprouvent à l’endroit de ce qui est
physique, ils n’accordent pas à leur insu la priorité du physique en
Dieu.
S’ils voulaient ne reconnaître absolument aucune nature ni quoi
que ce soit de physique en Dieu, il leur faudrait consentir à ne rien
reconnaître en dehors de cette Pureté ou indifférence absolue ; car
elle seule, ou la plus pure divinité, est sans nature parce que située
au-dessus de tout être elle est l’éternelle liberté elle-même ; et
néanmoins c’est elle qu’en leur grossière approche ils tiennent
précisément pour le néant, par quoi ils comprennent bien ce qui
doit s’appeler ainsi. Où donc alors est leur Dieu ?
Au demeurant, qu’est-ce qui, dans la matière, peut à ce point
désoler la plupart des hommes ? Ce n’est en fin de compte que
l’humilité de la matière qui les choque tant. Mais cet abandon qui
lui est propre atteste précisément que lui est encore inhérent
quelque chose de cette essence primitive, de ce germe et de cette
étoffe originelle de l’existence qui extérieurement est passivité tout
en étant en soi la plus pure spiritualité.
Il est aisé de remarquer que la principale infirmité de la façon de
philosopher qui a cours aujourd’hui réside dans l’absence de
concepts [151] intermédiaires, ce qui fait par exemple que ce qui
n’est pas libre au sens moral passe tout aussitôt pour mécanique,
que ce qui n’est pas spirituel au sens le plus éminent passe pour
corporel, que ce qui n’est pas doué d’intelligence passe pour
dépourvu de sens. Les concepts intermédiaires sont précisément
pourtant les plus importants, car ce sont les seuls susceptibles de
fournir de véritables explications dans toute la science. Celui qui se
refuse à penser autrement qu’en se réglant sur le principe dit de
non-contradiction peut bien faire preuve d’habileté en disputant,
pareil aux Sophistes, pour et contre tout, mais il est parfaitement
inhabile à trouver la vérité, qui n’est pas dans des extrêmes aussi
criants.
C’est ainsi que le concept d’une matière spirituelle et incorporelle
pour soi ou en soi semblera à beaucoup un concept tout à fait
insaisissable. À ceux-là nous rappellerons que la fameuse
[25]
construction de la matière à partir de forces    implique déjà au
fond que l’essence de toute matière est spirituelle au sens le plus
large du terme, car les forces sont indéniablement quelque chose
d’incorporel, et partant de spirituel. Remarque qui contient en
même temps la preuve que le mode de la matière actuelle,
corporelle, n’est pas explicable, comme on l’a prétendu, à partir de
ces seules forces internes, spirituelles prises pour elles-mêmes. Dans
la mesure où elle n’est produite que par ces forces, l’essence intime
ou pure de la matière doit bien plutôt être elle-même spirituelle, et
si la corporéité n’est pas un état reposant sur l’intériorité, il lui faut
être la conséquence d’une force externe distincte de la matière
ayant agi sur elle comme puissance contractante, coagulante.
Si par conséquent tous ceux qui échafaudent ne serait-ce qu’une
construction dynamique de la matière sont conduits à un état
spirituel de cette matière comme à son état originel, nous pouvons
aller plus loin et affirmer ce qui en découle nécessairement, à
savoir : cette matière spirituelle est maintenant encore l’étoffe
originelle de tout ce qui est corporel, étoffe qui partout se ferait jour
si seulement cette puissance externe pouvait lui être retirée.
Même dans les choses les plus corporelles réside un tel point de
transfiguration, souvent presque imperceptible par les sens, et en
l’absence duquel même un progrès de l’inorganique à l’organique
serait impensable. Quiconque a l’œil un tant soit peu exercé à la
libre considération des choses sait bien qu’elles n’apparaissent pas
achevées par cela seul qui constitue leur existence (Daseyn) au sens
le plus strict [152] du terme, mais qu’il y a autre chose en elles et
autour d’elles, qui seul leur confère tout l’éclat et tout le
resplendissement de la vie : quelque chose d’exubérant qui se joue
pour ainsi dire autour d’elles, dont elles sont baignées et inondées,
un Etre certes insaisissable mais qui ne passe pas inaperçu. Or cet
Etre qui transparaît et resplendit à travers les choses ne serait-il pas
précisément cette intime matière spirituelle encore tapie dans
toutes les choses de ce monde et qui n’attend que d’être libérée ?
Parmi les choses les plus corporelles, c’est de tout temps les métaux
que l’on a considérés comme projetant dans les ténèbres de la
matière des éclats isolés de cette essence ; et un instinct universel a
pressenti sa présence dans l’or, que ses propriétés plutôt passives,
son extensibilité presque infinie, sa malléabilité et sa tendreté quasi
charnelle, associées à la plus grande fermeté, semblent apparenter
le plus à l’être spirituel-corporel ; par une de ces coïncidences
apparemment fortuites que nous avons si souvent l’occasion de
remarquer, il sert chez tous les peuples à désigner l’âge du monde
de la félicité, de l’innocence et de la simplicité de toutes choses,
comme s’il n’était qu’un vestige de ce temps primitif et de sa félicité.
La tendance irrésistible, et qui à aucune époque n’a été entièrement
réprimée, à se rendre maître de cet Etre intérieur sert à prouver à
quel point ce concept est proche de toute pensée naturelle. La
représentation habituelle de l’alchimie doit être laissée au vulgaire ;
ceux qui comprenaient ce qu’ils voulaient ne cherchaient jamais
l’or, mais, pour ainsi dire, l’or de l’or, ou ce qui fait que l’or est or.
Car si c’est seulement par l’effet d’une puissance externe que la
matière est contractée en un Etre obscur, il doit bien y avoir
également une puissance opposée à celle-ci par laquelle, si l’homme
avait mainmise sur elle, l’effet de la force externe pourrait être soit
supprimé, soit, du moins, surmonté jusqu’à un certain point. Or
comme toute matière ne peut être qu’une selon son essence intime,
et comme d’autre part la différence entre les choses corporelles de
même niveau ne repose peut-être que sur la plus ou moins grande
incidence de cette puissance de coagulation, il serait bien possible,
si l’on admet cette supposition, de transmuer progressivement les
métaux les moins précieux en [153] métaux précieux et finalement
dans le plus précieux de tous en surmontant peu à peu cette force
(ce qui ne serait en fait que l’application très subalterne d’un
pouvoir beaucoup plus universel). Nous n’entreprendrons pas de
chercher ici quelle pourrait être cette autre puissance, ni de nous
demander si c’est l’essence originellement spirituelle de la matière
ou une essence distincte d’elle, quoique selon une loi bien connue
seul peut libérer ce qui soi-même est déjà libéré. Il n’en apparaît pas
moins qu’une métamorphose de ce genre, de quelque manière
qu’elle se produise, reposerait toujours sur la possibilité de restituer
aux forces internes de la matière cette liberté réciproque et
mutuelle indépendance qui leur est confisquée par la puissance
externe et que nous avons reconnue comme son état originaire.
C’est pourquoi cet Etre paraît si proche de sa restauration dans la
nature organique, notamment dans le règne animal. Si ce point de
transfiguration, présent en toute matière, s’est jamais épanoui
réellement, c’est dans la création organique, qui ne se distingue
manifestement [26]  de la création inorganique que par
l’épanouissement supérieur de ce point. Car cet Etre incorporel est
lui aussi presque visible de façon sensible. Il est l’huile dont le vert
de la plante est saturé, il est reconnaissable dans l’éclat diaphane de
la chair et des yeux, dans cet effluve indéniablement physique
grâce auquel le pur, le sain, l’aimable exerce sur nous une action
bienfaisante et libératrice. Même l’Etre généralement regardé
comme spirituel qui déborde comme grâce dans la suprême
transfiguration de la corporéité humaine, nous ne pourrions nous le
représenter sans la présence d’un agent physique, qui seul serait
susceptible d’expliquer le ravissement ou l’étonnement que sa vue
provoque, et dont même le Barbare ne se défend pas.
On peut <donc> [27]  présenter ainsi la chaîne continue qui va de la
nature à l’éternité ; vers le bas, la matière, et vers le haut, ou tourné
vers l’éternité, l’Esprit. Celui-ci est un Etre libre à l’égard de
l’éternité [154] parce qu’il a une racine autonome, indépendante de
celle-ci. Il se tourne donc librement vers l’éternité, se pose en
rapport immédiat avec l’être éternel et s’élève ce faisant au-dessus
de la matière pour devenir même par rapport à elle un Esprit libre,
agissant et créant librement en elle.
Il ne peut attirer à soi cet être de l’éternité sans le poser du même
coup comme être effectif [28]  relativement à l’étant éternel, sans
opérer du même coup une scission dans l’éternité et finalement
pousser à agir ce tréfonds qu’est l’Exprimant encore implicite de
l’éternité.
Voilà ce qu’il nous faut considérer et expliquer à présent moment
par moment.
L’Esprit, avons-nous dit, deviendrait librement créateur au sein de
la matière en vertu de son rapport avec l’éternel. En effet : la
matière, ou l’étoffe (Stoff) passive par rapport à l’Esprit est un
produit des forces antagonistes qui, du fait d’une inclination
naturelle, se conjuguent afin de se tempérer réciproquement. En
vertu, donc, de cette quête naturelle d’unité, ces forces tendent à
supprimer la contradiction entre elles. Mais l’Esprit libre ne peut
s’épanouir en tant qu’unité vivante que si les forces sont scindées et
dissociées. Par nature, l’Esprit ne laisse pas de faire pression pour
que scission il y ait. Mais comme cette scission ne peut jamais être
totale, la dissociation des forces préservant toujours une certaine
unité, une lueur de l’unité fuse dans la scission, lueur qui en raison
de sa pure limpidité parvient jusqu’à l’éternité et resplendit en elle
comme l’image circonscrite, limitée et pour ainsi dire spirituelle
d’une créature.
Mais comme l’Esprit est en rapport avec l’Etre éternel, c’est comme
Esprit affranchi de la matière, et non comme Esprit aveugle et
irréfléchi qu’il produit cette dissociation des forces.
L’Etre éternel n’est rien d’autre que ce qui, en Dieu, constitue
l’élément éternellement ob-jectif (Gegenbildliches oder Objektives),
dans lequel par conséquent est contenu de façon éternelle tout ce
qui doit être un jour objectivement réel en vertu de l’être de Dieu.
Mais tout [155] n’est contenu en lui que de façon implicite, ou
potentiellement. L’Esprit de la nature veut désormais être le lien
entre l’éternité et la nature, et c’est pourquoi il aspire à expliciter
réellement dans la matière, comme étoffe ou matériau subordonné
à lui, ce qui n’est contenu que potentiellement dans l’être éternel,
afin de le présenter comme en un miroir à celui-ci qui est en soi pur
Esprit, et ainsi de l’attirer à soi et de l’arracher à son éternelle
indifférence.
Mais par cette attraction l’être éternel est du même coup soustrait à
l’étant éternel et en devient le véritable ob-jet [29]  dans lequel il peut
tout apercevoir. Et, du fait que l’étant éternel voit dans l’être
éternel, les images (Bilder) des choses à venir qui se lèvent en celui-
ci lui deviennent à lui aussi manifestes et parviennent ainsi,
médiatement, jusqu’au suprême sujet. C’est avec ce statut qu’a
défilé devant l’étant de l’éternité tout ce qui dans la nature devait
un jour devenir réel ; car l’Esprit créateur a parcouru toute l’échelle
des formations (Bildungen) <jusqu’à la gracieuse figure
humaine> [30] , traitant à sa guise la matière [31]  comme étoffe de son
libre désir, n’agissant point aveuglément mais prenant au contraire
comme modèles (Vorbilder) les possibilités ou esprits des choses
qu’il avait entrevues dans l’être éternel, afin de leur donner corps et
de déployer ainsi tout le tableau (Bild) du monde à venir. Mais tout
n’a défilé sous les yeux de l’Eternel que comme une lueur ou une
vision : comme une lueur, car en ce tendre milieu cela ne faisait
pour ainsi dire que luire ; comme une vision, parce que ce spectacle
s’évanouissait en cours d’ascension ; en sorte que rien n’était
permanent ni fixe, tout étant au contraire en voie de formation
incessante. Car le mot de confirmation, le Verbe proprement
existant manquait encore.
Dans ce statut, l’élément objectif de l’éternité se trouvait dans un
rapport double : à l’égard de la nature, il était attiré comme son
étant immédiat, comme son Esprit, son sujet. Mais vers le haut [32] ,
ou à l’égard de l’étant éternel, il se comportait à nouveau comme
ob-jet et pour ainsi dire comme sa nature immédiate. De même que
[156] l’être éternel est désormais attiré par la nature, lui-même à
son tour attire l’étant éternel dont il est la nature immédiate, et ne
veut rien d’autre qu’être réellement posé par lui comme son être
propre. L’être éternel se fait lui aussi étoffe relativement à l’étant
éternel. En lui aussi les forces internes sont éveillées par l’attraction
de l’inférieur, en lui aussi se produit un Esprit qui voit dans l’étant
de l’éternité de même que l’Esprit de la nature voit dans l’être
éternel. Par cet Esprit il connaît aussi les possibilités contenues dans
le tréfonds, dans le véritable sujet de Dieu. Et comme il veut attirer
à soi cet étant éternel et l’amener à se poser comme son étant
immédiat, réel, il cherche également à présenter comme réelles ces
possibilités implicitement contenues en lui, afin de montrer à
l’Eternel, comme en un miroir, les pensées les plus secrètement
enfouies de sa propre intériorité, que lui-même ignorait.
Voilà donc comment l’Eternel a d’abord entrevu, dans l’élément
immédiatement ob-jectif de son essence, tout ce qui devait être un
jour dans la nature ; puis lui apparurent, en ce reflet, les pensées les
plus profondes qu’abritait sa propre intériorité ; car celles-ci,
exprimées et réalisées dans l’être éternel comme en un matériau,
s’élevèrent à partir de lui comme autant d’esprits dont la lueur, en
raison de sa pure limpidité, parvint jusqu’au sujet suprême.
Les visions de ces pensées les plus intimes de Dieu, qui surgissent
réalisées de l’être éternel, n’étaient autres que les visions des esprits
à venir, destinées à être créées en même temps que les êtres de la
nature ; dans la mesure où il prenait des propriétés passives par
rapport à l’étant éternel, ou devenait sa matière, l’être éternel lui-
même n’était rien d’autre que l’étoffe, le soubassement du futur
monde des esprits.
De même, en effet, qu’aucune création n’est pensable sans un
certain soubassement, une création d’esprits n’était possible, elle
aussi, qu’à partir d’un matériau réellement présent, et si cela peut
sembler quelque peu inouï par rapport aux façons de penser
habituelles, il n’en est pas moins fondé que cet objectif de l’éternité,
destiné à [157] être sujet immédiat de la nature, était en même
temps l’étoffe, la matière du monde des esprits encore à venir (du
point de vue présent).
La langue distingue très nettement la nature du monde des esprits
en nommant celui-ci, sans plus, l’éternité ; de même, de celui qui
passe dans le monde des esprits, on dit qu’il est entré dans
l’éternité. Par cette expression, la langue désigne la nature comme
un Etre dans une certaine mesure initial, ce qu’elle est en effet, en
un certain sens, comparée à l’éternité. Car la nature n’était pas dans
l’éternité originelle, elle lui fut adjointe par une force qui, quoique
éternelle, était une force d’engendrement. Alors qu’en revanche ce
que nous voyons comme le soubassement (le substrat) du monde
des esprits était déjà dans l’éternité primordiale ; il était de toute
éternité auprès de Dieu et avec Dieu (avec l’étant éternel), ce qui
fournit une explication de l’expression dont use la piété, qui dit que
« dans la mort, l’homme pieux rejoint Dieu ». Si par Dieu on
comprenait ici l’étant éternel, un tel passage ne serait pas pensable
sans anéantissement de la singularité (de l’individualité). De même,
si les esprits étaient créés à partir de l’étant de Dieu, ou s’ils étaient
de simples formes de celui-ci, il n’y aurait rien entre Dieu et les
esprits qui permît de les distinguer. Il serait dès lors impossible que
les esprits disposassent d’une liberté à l’égard de Dieu. Tout ce qui
dispose d’une liberté à l’égard de Dieu doit provenir d’un fond
indépendant de lui, et même si cela est originellement et stricto
sensu en Dieu, cela doit venir de Quelque Chose qui lui serve de
soubassement et de principe différenciant, et qui en Dieu même ne
soit pas Lui-même. L’existence d’un monde des esprits présuppose
donc quelque chose qui est de toute éternité en Dieu ou auprès de
Dieu sans cependant se confondre avec Dieu lui-même.
Ainsi se forme cette constante suite de maillons qui va du plus
supérieur au plus inférieur et par laquelle le très profond est relié
au Très-Haut.
Il en résulte à l’évidence que tout cet état intérieurement si plein de
vie repose sur la liberté et l’indépendance réciproque des divers
maillons les uns à l’égard des autres [33] . Si cet Etre intermédiaire,
[158] l’Esprit ascendant, n’était pas libre à l’égard de l’éternité, il ne
pourrait entrer en rapport libre et efficient avec l’être éternel, ni
présenter à celui-ci, comme en un reflet, les possibilités contenues
en lui. Et si, de même, l’être éternel ne devenait libre et efficient à
l’égard de l’étant par l’attraction de la nature, il ne pourrait montrer
à celui-ci, comme en une vision, ni les images des choses appelées à
devenir un jour réelles dans la nature, ni les merveilles de son Etre
propre, les pensées de son intériorité, et les esprits à venir : cette vie
contemplative, cette clarté intérieure cesserait tout aussitôt si la
liberté réciproque des maillons venait à être supprimée.
Nous allons tenter de clarifier également cet état par les similitudes
que présente avec lui la nature humaine. Tout ce qui est divin est
[34]
humain, selon Hippocrate, et tout ce qui est humain est divin   .
Par conséquent, plus nous prendrons toutes choses humainement,
plus nous pourrons espérer nous approcher de la vérité.
Au sein de la nature organique, ce n’est qu’avec le déploiement
réciproque et l’indépendance des forces que se fait jour le
commerce immédiat entre le physique et le spirituel [35] . Ce
commerce, qui a si souvent fourni à la perspicacité humaine une
occasion de s’exercer, ne peut être expliqué de façon satisfaisante
que par cette conception qui voit dans la matière, considérée vers
l’extérieur ou par le bas comme passive, et passible de propriétés
corporelles, quelque chose qui en soi, ou par le haut, n’en est pas
moins spirituel. C’est manifestement ainsi que ce qui chez l’homme
se montre corporel en aval est spirituel en amont ou du côté tourné
vers l’Esprit, et passe en un Etre spirituel qui ici aussi fait figure de
lien entre l’éternité et le temps. En vertu du procès même de la vie,
une image s’élève constamment du corporel, un esprit intime de vie
qui par ce même procès est lui aussi constamment réincarné. Ici
aussi, c’est par un Esprit ascendant, par un Etre intermédiaire que
l’inférieur est capable d’entrer en relation [36]  avec le supérieur, et le
très profond avec le Très-Haut.
[159] Mais de même que nous ne pouvons expliquer l’état corporel
actuel de la matière par son inférieur, mais seulement par l’effet
d’une puissance extérieure, de même l’homme semble lui aussi,
comme tout ce qui est organique, soumis au moins en partie à une
telle puissance extérieure, qui met fin en lui au libre rapport des
[37]
forces pour le transformer en un rapport nécessaire   .
L’homme à l’état de veille et celui qui dort sont à tous égards, en
leur intériorité, un seul et même homme. Aucune des forces
internes à l’œuvre à l’état de veille ne se perd dans le sommeil. D’où
il résulte déjà que ce n’est pas une détermination interne à
l’organisme mais bien une puissance extérieure à lui dont l’effet,
tantôt contractant, tantôt relâchant, détermine la différence et
l’alternance de ces états. À l’état de veille, toutes les forces de
l’homme sont manifestement sous l’emprise d’une unité qui en
maintient la cohésion, pour ainsi dire comme sous l’emprise d’un
exposant (ou exprimant) commun ; durant le sommeil, en revanche,
chaque force et chaque organe semble agir de façon autonome [38] ,
l’unité imposant de l’extérieur sa détermination cède alors la place
à une sympathie spontanée, et tandis que le tout est au-dehors
comme mort et inerte, le jeu et le commerce des forces semblent se
déployer en dedans en toute liberté.
Si dans le cours habituel de la vie l’effet de cette attraction
extérieure tantôt croît et tantôt surgit de façon perturbatrice, avec
une régulière alternance, phénomènes bien connus que l’on
regroupe sous le nom de « magnétisme animal » et qui semblent
montrer qu’une extraordinaire extinction ou du moins un
affaiblissement de cet effet est possible, il semble même que puisse
être accordé à un homme [39] , relativement à l’un de ses semblables,
de surmonter cette puissance extérieure et de replacer [l’hypnotisé]
dans le rapport de forces libres et intérieures de la vie, ce qui lui
donne bien l’aspect extérieur de la mort mais donne [160]
naissance, en lui, à une connexion libre de plus en plus accentuée
de toutes les forces, du niveau le plus profond au plus élevé.
Pour bien des raisons, il me semble cependant que l’on distingue de
façon par trop tranchée le sommeil magnétique du sommeil
habituel. Comme nous ne disposons que d’informations fort vagues
quant aux processus qui se déroulent en celui-ci, rien ne démontre
qu’ils ne sont pas similaires et identiques à ceux du sommeil
magnétique, dont nous n’aurions pas d’expériences non plus sans le
rapport privilégié des dormeurs hypnotisés avec ceux qui les
mettent dans cet état. On sait que ces événements intérieurs du
sommeil magnétique ne sont pas toujours semblables à eux-
mêmes ; que ce sommeil passe par divers degrés ; qu’il y a un degré
où il ne se distingue en rien du sommeil habituel, et un degré où
l’homme semble entièrement coupé du monde sensible et
totalement transposé dans le spirituel. Comme dans le sommeil
habituel aussi nous distinguons des degrés de profondeur et
d’intensité, nous ne pouvons pas savoir jusqu’à quels degrés du
sommeil magnétique s’élève lui-même le sommeil habituel.
On sait que les Anciens distinguaient deux sortes de rêves, et ne
réservaient qu’à l’une des deux un caractère divin. Quant à nous,
nous établissons une distinction entre des rêves qui naissent de
cette indépendance réciproque des forces internes et ceux qui
naissent de la situation contraire. De ces derniers, nous ferons
abstraction pour le moment. Parmi les rêves qui naissent de
l’indépendance réciproque des forces internes, nous pourrions
admettre une gradation composée de trois degrés. Le plus profond
serait celui où l’esprit vital, ou cet Etre intermédiaire entre corps et
esprit, attirerait l’objectif de l’âme, et par ce moyen s’affranchirait
du corps, soit pour en éloigner les troubles internes, en tant que
force curative, soit pour révéler à l’âme les mystères du corps. Un
degré supérieur serait celui où [40]  ce même esprit vital attire bien
toujours l’élément objectif de l’âme, mais cette fois afin de lui
montrer sa propre intériorité comme en un ob-jet et de porter à sa
connaissance ce qui en lui est encore enveloppé et à venir. À ce
[161] niveau, il y aurait déjà un rapport libre entre l’éternel de
l’âme et l’Esprit ascendant, celui-ci devenant pour l’Esprit supérieur
un instrument et pour ainsi dire une tablette où il peut lire les
secrets de sa propre intériorité. Le plus haut niveau, enfin, serait
celui où la libération se transmettrait jusqu’à l’éternel de l’âme et
où le libre commerce a lieu purement en celui-ci, entre le côté
éternellement objectif de l’âme et son côté éternellement subjectif.
L’étant de l’âme serait affranchi ici même de son propre être
éternel, et placé avec lui dans un tel rapport qu’il pourrait pour
ainsi dire lire et distinguer en lui ses pensées les plus profondes ; la
puissance attachant l’Eternel à l’inférieur et au monde sensible
serait surmontée ; l’âme, quant à elle, serait transposée dans l’extra-
mondain et dans une certaine mesure totalement transposée dans
le monde des esprits.
Peut-être est-il possible d’établir réellement cette gradation dans le
sommeil magnétique. Le sommeil habituel peut certes varier
beaucoup selon les personnes et les circonstances. Mais des rêves
qui correspondraient aux degrés supérieurs d’intériorité seraient
sans conteste tout à fait analogues aux visions du sommeil
magnétique dont aucun souvenir ne passe dans l’état de veille et
dont nous ne sommes instruits que par le rapport déjà mentionné.
Que nous ne gardions aucun souvenir, une fois éveillés, de bien des
rêves, cela peut être admis aussi sûrement qu’il est un fait
d’expérience que nous ne gardons de beaucoup de rêves que le
souvenir général de les avoir faits, que d’autres rêves s’enfuient
juste après le réveil, souvent même au seul moment (parfois fugitif
lui aussi) où nous aurions encore pu les retenir. Il reste
vraisemblable que les rêves les plus extérieurs sont souvent des
reflets de rêves plus intérieurs, et que c’est de cette façon que ceux-
ci parviennent immédiatement à la conscience, fût-ce confusément
[41]
et non dans toute leur pureté ni en entier   .
[162] S’il nous était permis ici en même temps d’appliquer
rétrospectivement à un développement antérieur ce que nous
venons de dire, on pourrait se représenter au moins comme
possible qu’un pouvoir similaire à celui qui semble partiellement
accordé à l’homme à l’égard d’autres hommes lui revienne aussi vis-
à-vis d’autres choses terrestres. Il serait alors à même, par un effet
en tout point similaire, de libérer jusqu’à un certain point
l’inférieur d’autres choses corporelles, et d’introduire ainsi de
véritables transmutations d’où naîtrait à son tour une série de
phénomènes tout autres que ceux résultant de l’expérimentation
habituelle qui, si profondément qu’elle puisse pénétrer, est toujours
condamnée à ne s’exercer qu’à la surface.
<Voilà qui peut suffire à expliquer> [42]  cet état interne de pure
contemplation, dans lequel < l’Eternel> [43]  aperçoit comme en une
vision les merveilles du temps [44]  <et de l’éternité>.
Le beau vocable d’idea parvenu jusqu’à nous ne dit en son
acception originelle rien d’autre que ce que dit le mot allemand
Gesicht (vision), et cela au double sens du mot, qui désigne en effet
aussi bien le regard lui-même que ce qui s’offre au regard.
La doctrine de ces archétypes des choses se perd dans la très haute
Antiquité et elle est déjà considérée par les Grecs comme une
tradition sacrée. Ce qui à vrai dire autoriserait à se demander si une
partie du sens originel ne s’est pas déjà perdue avec eux. Car Platon
n’en est lui-même que l’interprète, que l’exégète. Ultérieurement,
son véritable sens s’est perdu à deux titres : en ce que cette doctrine
a été comprise d’abord de façon par trop surnaturelle, et du fait que
par la suite elle l’a été de façon tout à fait commune. La production
[163] de tels archétypes ou de telles visions des choses encore à
venir constitue un moment nécessaire dans le grandiose
développement de la vie, et si ces Arché-Types ne doivent pas être
pris tout bonnement comme des natures physiques au sens habituel
du terme, il est tout aussi sûr qu’ils ne peuvent être pensés en
faisant abstraction de tout ce qui est physique. Ni purs concepts
universels de l’entendement, ni modèles immuables, ce sont des
Idées précisément du fait qu’ils sont quelque chose d’éternellement
vivant, pris dans un mouvement et une production incessants.
Nous venons de dire que la production de tels archétypes constitue
un moment nécessaire ; mais ils ne sombrent pas après ce moment,
et ils ne demeurent pas non plus, mais c’est ce moment lui-même
qui demeure éternel, parce que chaque moment maintient le
moment précédent : ainsi, ces archétypes jaillissent du tréfonds de
la nature créatrice avec toujours autant de fraîcheur et de vitalité
qu’avant le temps. La nature, qui en un sens agit aveuglément, se
montre encore toujours visionnaire ; car même dirigée par la
lumière d’un entendement supérieur, comment pourrait-elle saisir
et concevoir celui-ci ? Si la nature n’avait cette propriété, tant
d’indéniable finalité, tant d’intentionnalité présentes dans
l’ensemble comme dans le détail, en sa première disposition déjà,
seraient inconcevables, comme serait inconcevable son
technicisme [45]  universel et particulier. Il n’est pas d’être dont la
création ne s’accompagne, aujourd’hui encore, d’une production
renouvelée de son archétype. Nous osons même affirmer que tout
engendrement dans la nature est un retour à ce moment du passé
auquel il est accordé pour un instant de faire irruption dans le
temps présent comme une apparition étrangère. Comme en effet le
temps commence radicalement en tout être vivant, comme toute vie
en son commencement a pour effet de rattacher à nouveau le temps
à l’éternité, toute vie doit être immédiatement précédée d’une
éternité. Ce qui suffirait à rendre crédible le retour de ce moment
[46]
dans la procréation, ce sont    ses phénomènes physiques,
l’ébranlement des forces, le relâchement de tous les liens et l’être-
posé-hors-de-soi ; tout se passe comme si ce lien externe, peut-être
parce qu’il a atteint le plus haut degré de contraction [47] , se trouvait
[164] suspendu, le temps d’un instant, et comme si se produisait ici
aussi cette liaison conductrice, cette chaîne composée de maillons
indépendants par laquelle le premier est capable d’agir sur le
dernier, comme le père insémine (einzeugt) sans conteste à son
enfant sa tournure d’esprit et son tempérament. D’où aussi les
similitudes avec la mort comme avec les apparitions du sommeil
magnétique. Et si un être organique ou humain n’est susceptible
d’être soumis à la douleur tant physique que morale qu’en raison
de l’emprise qu’a sur lui cet exposant externe de la vie, il est bien
compréhensible qu’une fois supprimé cet exposant cède la place à
cette absence totale de douleur, à ce sentiment de bien-être qui
nous envahit dans les états mentionnés plus haut, comme il est
compréhensible que sa cessation soudaine et momentanée se
traduise par la plus intense volupté.
C’est à peine pourtant si nous osons effleurer le voile qui recouvre
ces grands secrets, dans la crainte ou d’être mécompris [48]  ou de
nous fourvoyer nous-mêmes sur tel ou tel aspect et de nous
exprimer de façon erronée, d’autant que toutes les expériences
réalisées notoirement jusqu’ici partent dans toutes les directions et
se ramifient comme à plaisir. Si nous parvenons à poursuivre cette
histoire jusqu’à l’époque durant laquelle nous rencontrons la vie
humaine, et jusqu’aux diverses conditions qui font que cette vie
humaine est ce qu’elle est, nous apporterons à coup sûr quelques
corrections ici ou là, ou nous en donnerons du moins une
présentation plus lumineuse.
Qu’il nous soit permis par conséquent de ne soulever qu’une
question encore, qui permettra peut-être à notre pensée d’y gagner
en clarté. Pourquoi toutes les doctrines supérieures invitent-elles si
unanimement l’homme à se séparer de lui-même, et pourquoi lui
donnent-elles à comprendre que tout serait en son pouvoir et qu’il
agirait sur toutes choses s’il savait libérer son Soi suprême du soi
subordonné ? Ce qui entrave l’homme, c’est d’être posé en soi ; il
n’est capable de quelque chose de supérieur que dans la mesure où
il est capable de se poser hors de soi — d’être-mis-hors-de-soi
(ausser-sich-gesetzt zu werden), comme le dit excellemment notre
langue [49]  ; nous apercevons ainsi clairement, pour en rester aux
productions spirituelles, qu’un libre commerce intérieur de plus en
plus élevé a lieu selon les divers degrés de cette production ; la
même exigence se fait jour partout, que l’éternel de l’âme entre en
un commerce immédiat avec son être propre et se contienne donc
entièrement en soi-même, ou qu’il y ait [165] commerce entre
l’Eternel et ce « démon » qui lui tient compagnie, ce génie que la
nature nous a associé, qui, dans la mesure seulement où l’Esprit
conscient s’élève au-dessus de lui, est ensuite capable d’être un
instrument à son service. Et comme la liberté intérieure de l’être
(Gemüth) conditionne toute production spirituelle, nous voyons en
revanche des hommes de plus en plus empêtrés au fur et à mesure
de ce qu’ils sont ou deviennent, être de plus en plus incapables de
production véritablement spirituelle.
Les Orientaux ont bien connu ce jeu délicieux dans la vie initiale de
Dieu, et ils l’appellent de façon expressive la Sagesse [50] , un miroir
immaculé de la puissance divine et (en raison des propriétés
passives qui sont les siennes), une image de sa bonté [51] . Il est
admirable de voir avec quelle précision ils attribuent généralement
à cet Etre une nature plutôt passive qu’active, et c’est pourquoi ils
ne l’appellent pas <comme nous l’avons fait plus haut> Esprit, ni
<le> Verbe (ou <le> Logos), (avec lequel la Sagesse fut par la suite
souvent confondue bien à tort), mais lui donnent un nom
féminin [52] , ce qui a entre autres significations que c’est vis-à-vis du
Très-Haut un Etre seulement passif, seulement réceptif.
Telle une fraîche brise matinale, le souffle de cette parole nous
vient de l’aube sacrée du monde, où un livre vénéré à juste titre
comme sacré [53]  donne la parole à la Sagesse : le Seigneur m’a eue
au commencement de ses chemins ; avant qu’il entreprenne quoi
que ce soit, j’étais là. J’ai été instituée de toute éternité, dès le
commencement, avant les premiers temps de la terre. Quand les
abîmes n’étaient pas, j’étais là, quand ne jaillissaient pas les sources
profondes des eaux. Avant que n’aient surgi les montagnes, avant
les collines, j’étais là. Tandis qu’il préparait les deux là-haut, j’étais
là ; j’étais là <maître d’œuvre> à ses côtés quand il circonscrit [54]  la
mer en ses limites, quand il donna un fondement à la terre, et
chaque jour me comblant de nouvelles délices, je jouais <en sa
présence> [55]  en tout temps [56] .
[166] Dans ce passage, la Sagesse est distinguée très nettement du
Seigneur. Le Seigneur l’avait mais elle-même n’était pas le
Seigneur [57] . Elle était auprès de lui avant le [58]  commencement [59] ,
avant qu’il fît quoi que ce soit. De quelqu’un qui dort, ou qui est
mort, ou ravi, en un mot qui ne se présente pas comme un étant,
nous disons [60]  qu’il ne fait rien. La Sagesse est comparée ici à un
enfant. Car de même qu’un enfant est encore sans Soi-même,
lorsqu’à l’âge le plus tendre toutes les forces internes s’exercent
bien les unes vis-à-vis des autres [61] , mais sans que s’y trouve une
volonté qui en assure la cohésion, qui en fasse la force et l’unité de
même la Sagesse, et avec elle la première corporéité dont elle est
revêtue, est comme une paisible unité pour ainsi dire passive, qui
ne pourrait s’élever d’elle-même de ce simple état de germe à l’état
[62]
efficient   .
Mais comme l’époque de l’innocence ne dure qu’un temps, comme
les jeux de l’enfance où se préfigure la vie à venir passent eux aussi,
[167] ce bienheureux rêve divin ne pouvait non plus durer [63] .
Toute vie qui reste à l’état de germe est d’elle-même pleine de
nostalgie et aspire de plus en plus à sortir de l’unité muette et
inactive pour accéder à une unité active. Nous voyons la nature
entière éprouver cette nostalgie, la terre qui, par d’innombrables
embouchures, s’abreuve de force céleste ; la graine, avide de
lumière et d’air afin de se pourvoir [64]  d’une image, d’un esprit ; la
fleur qui ondule au soleil, avide des rayons dont elle tirera sa
couleur. Il en va de même de cette vie <passive> [65] , et plus elle se
déploie en elle-même, plus elle conjure l’invisible de l’admettre, de
l’attirer à soi et de la reconnaître comme sienne ; et la Sagesse de se
désoler, dans son abandon, du sort de ses créatures et du fait que
les enfants qui étaient toute sa joie ne demeurent pas mais au
contraire <se trouvent> [66]  pris dans une lutte incessante, et dans
cette lutte sombrent à nouveau. Mais la nostalgie les tire de là, et
par elle précisément l’invisible est lui aussi attiré vers le visible.
La Sagesse était auprès du Seigneur. Mais qui donc est le
Seigneur? Il est sans conteste ce Vouloir [67]  qui repose dans l’être et
l’étant lui-même, le vouloir par lequel seulement l’être peut être
réellement être et l’étant réellement étant, le vouloir qui au départ
ne veut rien. C’est lui le Seigneur, car c’est de lui que proviennent
toute force et toute puissance, ou encore il est l’Exprimant de tout
être [68] . Il est l’être et l’étant, inséparable de l’un comme de l’autre.
Par conséquent, ce qui se passe en eux le concerne lui aussi : qu’ils
soient tirés hors de leur indifférence, Lui non plus ne saurait rester
indifférent. S’il ne les a pas attirés, c’est simplement parce que eux-
mêmes étaient au repos. Maintenant que tous deux sont mis en
mouvement, Lui aussi [168] est nécessairement mis en demeure
d’agir. Si l’être est attiré vers la nature, c’est son propre être qui est
attiré, ou bien plutôt c’est dans cette attraction même qu’il le
reconnaît comme son être propre. Si l’étant est requis de se poser
réellement en tant que tel par rapport à l’être, c’est Lui, le Vouloir,
qui est tiré de l’indifférence, car il est l’Exprimant de l’étant. C’est
donc précisément en cette réquisition qu’il reconnaît l’étant comme
quelque chose qui lui est propre, comme ce dont il est l’Exprimant.
Cet antique discours peut bien dire, par conséquent : le Seigneur
avait la Sagesse, elle jouait en Sa présence, en elle il entrevit ce qui
devait être un jour ; <car ce qui vaut pour l’être et pour l’étant vaut
aussi pour le Seigneur.> Car l’être et l’étant, c’est l’être et l’étant du
Seigneur <ou plus exactement> et précisément en ce moment, en ce
mouvement posé par l’attraction de la nature <il devient> il les
reconnaît comme l’étant et l’être de lui-même, tout en se
reconnaissant lui-même comme le Seigneur, comme leur Exprimant
à tous deux.
Il est aisé de remarquer en l’homme qu’il ne lui suffit pas, pour
parvenir à sa parfaite effectivité, d’être quelque chose ou d’avoir
quelque chose en soi. Encore lui faut-il prendre conscience de ce
qu’il est comme de ce qu’il a. C’est par nature qu’il est un étant et
qu’il a un être, sans qu’il y soit pour rien, dès l’enfance ; mais cet
étant, cet être qui sont les siens demeurent sans effet jusqu’au
moment où il se trouve quelque chose, où il se trouve une force
indépendante et de cet étant et de cet être pour en prendre
conscience et alors, mais alors seulement, les mettre en activité. La
présence, en l’homme, de forces et de facultés ne suffit pas, il lui
faut les reconnaître comme siennes, et c’est alors seulement qu’il lui
est possible d’entrer en possession de ses moyens et de les
actualiser.
De même, nous pouvons dire, eu égard à la volonté de l’éternité, qui
jusque-là était au repos, que ce moment n’est autre que le moment
où elle prend conscience de ce qu’elle est, le moment de l’éveil, de la
Venue-à-Soi-Même au sens propre. Ce n’est pas une volonté
étrangère à l’être ou à l’étant qui vient enfin s’adjoindre à eux, c’est
une volonté qui était en eux de toute éternité, à ceci près qu’elle ne
s’extériorisait pas. C’est pourquoi cette volonté n’en vient, elle non
plus, à rien d’étranger à elle, mais bien à Soi-même, à ce qu’elle était
[69]
de    toute éternité, sans jusque-là en prendre conscience.
[169] Tel était l’ultime résultat de
[Ainsi s’achève le texte imprimé, à la ligne 17, au milieu de la page
[109] dont toute la seconde moitié est restée vierge. Nous donnons ici
la variante de la page [109] et la suite du manuscrit dont disposait le
typographe, dont l’impression cesse à partir de là :]
sont ; il lui faut en prendre conscience, les reconnaître comme
siens, et c’est alors seulement qu’il lui est possible d’entrer en
possession de ces [moyens], et ainsi de devenir tout à fait lui-même.
Nous pouvons dire par conséquent : en ce qui concerne
l’Exprimant, qui était auparavant une volonté indifférente, ce
moment n’est autre que le moment de la prise de conscience de ce
qu’il est, le moment de l’éveil, de la Venue-à-Soi-Même au sens
propre. Tel est aussi le plus haut aboutissement de cette activité
surgissant d’en bas<, aboutissement où elle repose> ; tel est l’ultime
résultat de tout le procès décrit jusqu’ici, auquel tout le reste, y
compris ces visions des choses à venir, ne se rapportait que comme
moyen.
Tout n’était qu’afin que cet Implicite qui est l’Exprimant de l’étant et
de l’être prît conscience précisément de cet étant et de cet être
comme n’étant autres que Soi-même ; or il ne peut se reconnaître
lui-même comme l’étant et comme l’être sans reconnaître du même
coup la nature comme sienne nostalgie, jusqu’alors inconsciente, de
lui-même <jusqu’alors ignorée par lui>.
C’est ainsi que nous voyons tout prêt à la décision, et ce moment
ultime que constitue pour l’Eternel la prise de conscience de lui-
même est pour ainsi dire la limite qui sépare l’état passé de celui
qui lui fait suite.
L’unité que nous avons considérée jusqu’ici était une unité muette,
sans effet. Certes, toutes les forces agissent avec délices les unes à
l’encontre des autres. Les forces de la nature, tout d’abord. Mais
l’efficience de ces forces n’était pas elle-même exprimée à son tour,
ni posée comme efficiente. Les forces étaient simplement en cette
efficience, mais elles n’étaient pas comme étant. C’était là une
simple disposition à l’efficience, tout comme lorsque les forces de
notre être intérieur sont tendues vers une action ou une
production, mais sans qu’intervienne la décision faisant entrer en
vigueur leur efficience. [170] Il en allait de même de l’étant et de
l’être de l’éternité, celui-ci étant bien requis de se poser comme
l’Affirmant immédiat de la nature, et prêt à le faire ; il était déjà tel
intérieurement, certes — mais non pas extérieurement, en intention
mais non en fait. L’étant, de même, était déjà l’étant dans la mesure
où il était déjà requis de se poser comme tel, et il ne l’était pas parce
qu’il ne s’était pas posé effectivement comme tel.
L’être éternel se sent donc attiré vers l’être initial, il est tout disposé
à en être l’Affirmant immédiat, de même l’étant par rapport à eux
deux, qui aspire à être leur Affirmant commun à tous deux. Mais en
cette attirance la volonté qui ne veut rien se fait sentir à eux comme
leur force, comme leur Exprimant. Ils veulent donc, et ne veulent
point. Ils veulent dans la mesure où ils sont attirés et requis, et ne
veulent point parce qu’ils ne veulent pas laisser la volonté qui ne
veut rien, ce vouloir qui à ce moment précisément leur est devenu
sensible comme étant le Seigneur, comme Celui en qui est toute
puissance.
Mais bien qu’ils ne puissent ni ne veuillent se décider, ils n’en sont
pas moins attirés. C’est par là qu’il y a une opposition effective, et
par là qu’ils deviennent sensibles aussi à la volonté qui ne veut rien.
Tant que l’opposition n’était pas excitée, cette volonté gardait son
indifférence et l’ignorait. Mais à présent que l’opposition est
devenue efficiente, qu’elle est devenue sensible à la volonté qui ne
veut rien, celle-ci est actualisée, et de volonté simplement possible
qu’elle était auparavant, elle devient une volonté effective. Mais elle
ne peut devenir une volonté effective qu’en tant que celle qu’elle
est. Au grand jamais Quelque Chose, quoi que ce soit, ne peut être
relevé (aufgehoben). Elle ne peut donc devenir effective qu’en tant
que volonté qui ne veut rien. Mais alors qu’elle était auparavant une
volonté au repos, qui simplement ne voulait pas positivement
Quelque Chose, requise à présent d’exprimer l’être et l’étant, et de
les exprimer comme tels, elle devient maintenant face à soi volonté
qui positivement ne veut rien, même pas soi-même comme étant et
être, c’est-à-dire volonté qui s’oppose à la particularité, à la
désolidarisation, à la mutuelle liberté des principes.
Néanmoins, dès le début il y avait, dans la volonté qui ne voulait
rien, une dualité, encore qu’indissociable. Elle était tout d’abord
[171] pure volonté pure, mais en tant que telle de surcroît volonté
qui ne voulait rien. Or seule cette dernière en elle est devenue
volonté positivement négative, en dehors de quoi elle reste encore
pure volonté, et cette propriété d’être volonté ne peut être relevée
en elle. Et dans la mesure où elle demeure volonté, et précisément
du fait qu’elle est devenue volonté positivement négatrice, il est
impossible que ne s’engendre pas en Elle une autre volonté
antagoniste, une volonté qui se veut effectivement en tant qu’étant
et en tant qu’être, en un mot une volonté affirmante, une volonté de
l’amour, qui ne veut [70]  pas rien mais Quelque Chose [71] .
C’est donc maintenant une seule et même volonté = x qui est deux
volontés, une volonté résolument négatrice et une volonté
affirmante. Ces deux volontés ne peuvent se rapporter l’une à
l’autre comme des parties de l’unique volonté ; car celle-ci est, de
façon totale et indivise, volonté qui positivement ne veut rien. Cette
volonté ne peut donc être aussi que de façon totale et indivise la
volonté voulant.
C’est ainsi qu’éclate finalement la plus haute contradiction. Car il
n’y a pas ici deux volontés inefficientes, ni non plus l’une des deux
qui serait inefficiente — toutes deux sont efficientes. C’est une seule
et même volonté qui est activée comme volonté ne voulant rien et
non moins comme volonté qui veut quelque chose (vie et
effectivité). Parce que la contradiction suprême est ici inévitable, on
y trouve donc également le plus haut mouvement vital, et l’on voit
d’avance que sans une décision absolue il ne sera pas possible de
s’en sortir.
Mais si nous sommes en présence de deux volontés conflictuelles,
l’une qui affirme et l’autre qui nie, la présence de l’Esprit y est elle
aussi requise, ou encore il est là selon la possibilité et devrait surgir
mais ne le peut pas, car il est leur libre unité et une unité s’avère
impossible.
Nous voyons donc que le Très-Haut devient un inexprimable à
l’instant même, pour ainsi dire, où il devrait s’exprimer. Que nul ne
s’abuse ici, ni ne conteste cela quand bien même il serait tenté de le
rejeter, c’est à cette inexprimabilité qu’il faut s’en tenir, car elle est
nécessaire à la vie la plus haute. Si ce qui cherche en toute vie [172]
à s’exprimer n’était pas par nature quelque chose d’inexprimable,
comment y aurait-il dès lors mouvement vital en tant qu’effort vers
l’expression, l’articulation, le rapport organique ? Mais plus encore,
comment y aurait-il sans cela quelque chose de tel qu’un Très-Haut,
qui jamais ne devient exprimable mais demeure éternellement
l’Exprimant ? Car c’est précisément en cette inexprimabilité où on
ne peut pas dire que l’Eternel est la volonté ne voulant rien, ni qu’il
est la volonté voulant, et pas davantage qu’il est leur unité — c’est
en cette inexprimabilité précisément que devient effectif ce qui n’est
aucun des trois, le Moi pur de la divinité, qui se lève alors dans
l’éclat inaccessible <et inapprochable à la créature> de sa pure
limpidité. Chacun peut voir que nous ne sommes parvenus que
progressivement au point où nous pouvons reconnaître dans <toute
sa pureté> son inexprimabilité ce Moi de la divinité ; et comment
voulez-vous le sentir ou le reconnaître sans une ascension menant
par étapes jusqu’à lui ?
Il est manifeste qu’aucune d’elles, à savoir ni la volonté de négation,
ni celle d’affirmation, ni non plus la volonté présente seulement
potentiellement, leur unité, n’est ce Moi absolu de la divinité, tel
qu’il était avant d’être activé ; mais précisément du fait qu’aucune
ne l’est et qu’il est les trois, en cela précisément il apparaît comme
effectif, comme ineffable en soi<apparaît l’essence en soi ineffable
de la divinité>.
Si aucune des trois n’est le Moi pur de la divinité, que sont-elles
alors ? Manifestement, elles ne peuvent se rapporter à lui que
comme autant d’égoïtés particulières. Tous sont unanimes à
nommer la divinité un Etre de tous les Etres. Mais cela, elle ne peut
l’être que selon la volonté affirmante. Or sans la volonté de
négation, la volonté d’affirmation elle-même ne pourrait être. Elle
est la volonté de l’amour ; mais de lui-même l’amour ne parvient
pas à l’être. L’être (l’existence) est propriété, il est discrimination ;
tandis que l’amour est la négation de tout ce qui est propre, il ne
cherche pas ce qui est sien, et bien que l’amour soit en soi l’étant, il
ne peut pour cette raison même être (exister) à nouveau de soi-
même comme tel. De même, un Etre de tous les Etres n’a rien qui le
porte ; il est en soi-même l’opposé de la personnalité ; il faut donc
que l’égoïté personnelle (se refusant à l’extérieur) lui donne d’abord
un fondement. Seul le Quelque Chose est le support du néant, ou de
ce qui [173] ne peut être par soi-même. Mais de même qu’un Etre de
tous les Etres ne pourrait être (exister) en l’absence d’une force
résistant à l’amour, il pourrait tout aussi peu être en tant qu’Etre
des Etres sans une volonté faisant obstacle à la négation. Si la force
d’appropriation était seule, il n’y aurait rien qu’éternelle réclusion
recluante et recluse dans laquelle rien ne pourrait vivre, ce qui
reviendrait à exclure la créature et à renoncer au concept d’un Etre
de tous les Etres ; car cette force d’ipséité ou d’être-en-propre en
Dieu est ce qui a reçu le nom barbare d’aséité de Dieu ; c’est la
pureté dont la rigueur consume tout, que l’attraction de la nature
exalte en une flamme inapprochable et insoutenable pour la
créature, et qui serait pour la créature tel un feu dévorant, une
colère éternelle qui ne tolérerait rien, une mortelle contraction si
l’amour ne l’en empêchait.
Mais celui qui admet la dualité accorde aussi la trinité. Le Moi pur
de la divinité est cette trinité, non pas en soi mais seulement dans la
mesure où il est éternellement mû et poussé à s’exprimer
effectivement.
En ce moment que nous considérons à présent, cependant, les deux
volontés conflictuelles sont en balance, et de telle sorte que la
volonté qui les est toutes deux doit être radicalement soit
pleinement l’une soit pleinement l’autre ; soit affirmation, soit
négation pleine et entière, tout amour ou toute colère. C’est ainsi
qu’éclôt la plus haute liberté. La liberté inconditionnée n’est pas
pour l’action particulière ; elle est le pouvoir d’être, entre des
termes antagonistes, soit tout l’un soit tout l’autre.
Disons, pour exprimer de la façon la plus précise qui soit le conflit
entre ces deux volontés, que la relation est celle-ci : l’une veut que
l’Etre (étant et être) demeure en sa réclusion [72]  et partant dans
l’occultation où il se trouvait auparavant, tandis que l’autre veut
qu’il s’ouvre et mette un terme à son occultation.
Mais comment une décision est-elle possible ici ? Peut-être,
suggérera-t-on, en ce que l’une des deux volontés serait par nature
soumise à l’autre ; d’où la nécessité que l’une ait le dessus et l’autre
le dessous. Mais cette présupposition est fausse. Par nature, ces
deux volontés sont toutes deux aussi importantes l’une que l’autre ;
chacune a le même droit de s’exercer, et aucune n’est plus que
l’autre condamnée à céder. [174] Et il fallait qu’il en fût ainsi afin
que Dieu apparaisse comme l’Etre le plus libre qui soit, afin qu’une
origine nécessaire du monde ne soit jamais trouvée mais qu’au
contraire il se révèle que tout ce qui est n’est que par la libre
volonté divine.
Sans contradiction, pas de liberté. Dans la pression exercée par les
forces, la vie en étant pour ainsi dire au point culminant, seule
l’action peut trancher, car par la seule nécessité de la nature on ne
peut parvenir à les dissocier ; en vertu de cette nécessité, elles
restent bien plutôt éternellement en cet acte intentionnel, car
aucune ne peut prendre les devants sur l’autre. Si la nécessité ne
peut les dissocier, elles ne peuvent l’être, dissociées, que par volonté
libre. Mais comment une liberté efficiente, comment une décision
est-elle possible ?
Certes, aucune des deux volontés conflictuelles n’est liée à l’autre. Si
une nécessité interne de ne faire qu’une constitue le rapport des
antagonistes dans l’Exprimable (vu que chacune est également
nécessaire au tout), la liberté intérieure d’être non pas une mais
chacune pour soi constitue le rapport des forces dans l’Exprimant.
Chacune des deux volontés est une volonté propre et autonome,
chacune a toute liberté de se poser et de nier l’autre. Mais pour cette
raison précisément, du fait que chacune est également
inconditionnée, aucune des deux ne peut nier l’autre ni non plus
être niée par l’autre, et inversement aucune ne peut se poser sans
du même coup poser l’autre.
Comment une décision est-elle possible ici ne serait-ce qu’eu égard
au quid ? — La raison qui empêche la décision est la totale
équivalence (équipollence) des deux volontés, ou le fait qu’aucune
des deux n’a davantage de titres que l’autre à l’efficience. Si l’une
était, l’autre pourrait tout aussi bien être. Mais que l’une soit si
l’autre n’est pas, cela est impossible, cela est en contradiction avec
l’équipollence. Donc si l’une est, elle ne peut être dans la mesure où
l’autre n’est pas, mais au contraire si elle est, l’autre est aussi. Tel est
le requisit résultant de l’équipollence des deux. Mais d’après le
rapport de contradiction dans lequel nous les avons vues jusqu’à
présent, c’est plutôt le cas contraire qui prévaut, à savoir : si l’une
est, l’autre n’est pas. Mais [175] comme, selon le présupposé, elles
doivent néanmoins être, et être en vérité chacune pour soi, ce
rapport de contradiction doit être aboli pour céder la place à un
autre rapport, le rapport de la raison-de-fond (Grund) où lorsque
l’une est, l’autre, précisément pour cette raison, est aussi, c’est-à-
dire que l’une ne se rapporte à l’autre que comme fond, comme
préalable de l’autre. Eu égard au quid, la décision ne pourrait donc
consister qu’en une suppression de la simultanéité, ou dans le fait
que toutes deux seraient posées dans une consécution.
Ce rapport, toutefois, ne saurait être du type où l’antécédent est
supprimé dès qu’est posé le conséquent, c’est bien plutôt un rapport
où, une fois celui-ci posé, celui-là subsiste au seul titre d’antécédent,
et de cette façon tous deux seraient en même temps (zumal), à ceci
près qu’ils seraient à des puissances différentes, susceptibles d’être
considérées également comme des temps différents. La volonté
antécédente se rapporterait dès lors à la conséquente comme son
fondement, et partant comme première puissance. Elle ne pourrait
être efficiente, à vrai dire, à la puissance où se trouve l’autre, mais
cela n’empêche pas qu’à sa puissance elle soit constamment et tout
autant efficiente que l’autre à la sienne.
On le sait, une précision a jadis été apportée au principe de non-
contradiction : le même ne peut simultanément être Quelque Chose
et son contraire [73] . Cette formulation ne saurait être approuvée en
raison de son indétermination générale déjà dénoncée, mais il se
trouve que cet ajout en particulier ne convient pas pour plusieurs
raisons. Car encore faudrait-il au préalable que le principe de non-
contradiction fut maintenu en toute rigueur, et ce qui est exprimé
négativement dans cette formulation devrait bien plutôt être
affirmé tout aussi affirmativement, comme principe de raison-de-
fond, à savoir : le même peut bien être quelque chose et son
contraire s’il est comme l’un fondement de soi-même comme
l’autre. Mais même indépendamment de cela, l’expression
« simultanément » (« zumal ») serait insuffisante car ce qui est en
différents temps n’en est pas moins simultané. N’est consécutif que
ce qui est pensé en différents moments du même temps ; ou encore,
différents moments du même temps ne peuvent, pensés comme tels,
être contemporains. Mais considérés comme temps différents, en
revanche, ils peuvent être en même temps, ils sont même
nécessairement en même temps. Certes, le passé ne peut être en
même temps (zugleich) que le présent [176] comme quelque chose
de présent, mais comme passé il n’en est pas moins contemporain,
ce qui vaut aussi, on le voit aisément, pour l’avenir.
C’est donc la contradiction et elle seule qui, à son paroxysme, rompt
l’éternité et déclôt l’ensemble des temps. Voilà donc ce qui devrait
nécessairement arriver si une décision s’ensuivait. Quant au
comment, cela ne suffit pas encore à l’expliquer.
Quant à savoir laquelle des deux volontés doit être l’antécédente et
quelle doit être la conséquente, il ne peut y avoir à ce sujet l’ombre
d’un doute, fût-ce présomptivement, et même sans être encore entré
dans des raisons plus profondes. Car si la volonté affirmante,
poussant à la différenciation, devait précéder et la volonté de
négation suivre, ce serait là un procès régressif, tout à fait
impensable. Il apparaît donc que la volonté de négation, si elle est
posée comme l’Exprimant de l’essence, ne pourrait se poser que
comme fondement et antécédent de l’autre. Mais veut-elle tout
bonnement se poser ? Les considérations qui précèdent ne se
prononcent pas sur ce point. Car elle peut bel et bien se refuser
radicalement, abandonner totalement l’Exprimé à son sort et
demeurer, quant à elle, en son occultation. Et c’est précisément en
ce sens seulement qu’elle peut être pensée comme volonté arrêtée
de ne rien vouloir, comme volonté négative. Si elle ne veut rien, il
lui faut demeurer dans l’occultation, ne vouloir strictement aucune
révélation, même celle de soi-même. Car c’est seulement en ne se
posant pas qu’elle ne pose pas non plus l’autre, et, à l’inverse,
qu’elle se pose d’abord, et elle ne peut se poser (en raison de
l’équipollence des deux volontés) que comme fondement de l’autre.
L’autre volonté, à savoir la volonté voulante ou affirmante, est donc
proprement seule la volonté avide de se révéler. Non qu’elle se
voudrait elle-même immédiatement, ce qu’elle veut simplement,
c’est en tout et pour tout qu’expression il y ait. Si alors révélation il
y a, elle aspire nécessairement aussi à être l’Exprimant.
Si, par conséquent, la vieille opposition apparemment inéluctable
entre une volonté de négation s’en tenant à elle-même et une
volonté d’affirmation et d’expansion trouve place ici aussi, celle-là
ne peut être maîtrisée par l’autre, elle ne peut être que convaincue
en douceur de céder à l’amour, et surmontée en bonté.
[177] C’est donc ainsi que nous devons nous représenter le
déroulement des choses, et pourtant tout cela ne peut être pensé
comme s’étant effectivement déroulé. Car en vérité ces deux
volontés ne sont pas, ne sont jamais telles qu’elles pourraient pour
ainsi dire délibérer et s’accorder un temps de réflexion, tout cela ne
peut se passer que le temps d’un éclair, tout cela est bien compris
comme quelque chose s’étant passé, et pourtant cela ne s’est pas
effectivement (explicite) passé ; c’est une action qu’aucune des deux
n’a décidée (car comment pourrait-on décider quand on ne peut
être ?) et dans laquelle sont conjointement impliquées, néanmoins,
les deux volontés, car aucune ne peut être contrainte, c’est donc là
une action simplement pensable — en vertu d’une inconcevable
connaissance et d’une entente mutuelle en cet Ineffable qui
constitue leur unité absolue. Pour n’en donner qu’une image bien
faible et bien éloignée, songe à ce qui se passe lorsque, dans des
instants de soudaine détresse, quand tu te trouves brusquement
face à un péril qui ne te laisse le temps ni de comprendre ni de
réfléchir, songe à la façon dont, comme par une inspiration divine,
tu choisis la bonne solution et tu trouves l’unique salut possible. Ou
pour en donner la seule comparaison qui en soit digne, en le
rattachant à quelque chose de supérieur, demande-toi si tu as
délibéré, si tu as mûrement réfléchi et si tu as fait un choix lorsque
pour la première fois tu t’es saisi et exprimé toi-même comme celui
que tu es.
Par le caractère d’un homme, on entend le sceau, la spécificité de sa
conduite et de son être qui lui est impartie par l’Exprimant de son
Etre. De l’homme qui hésite à être tout entier, ceci ou cela, nous
disons qu’il est sans caractère ; de celui qui est décidé, chez qui
s’annonce un Exprimant déterminé de tout l’Etre, nous disons qu’il
a du caractère. Et pourtant il est notoire que nul ne peut se donner
du caractère et que nul n’a non plus choisi le caractère bien précis
qui est le sien. La réflexion, le choix, tout cela fait défaut, et
pourtant chacun reconnaît et juge le caractère comme un acte
éternel (ne cessant jamais, constant), nul ne se fait faute de le
mettre au compte de l’homme, comme de lui attribuer l’action qui
en résulte. Le jugement moral universel reconnaît donc en tout
homme une liberté où n’a sa place (explicite) aucune réflexion,
aucun choix, une liberté qui à elle-même est destin, à [178] elle-
même nécessité. Mais la plupart redoutent cette liberté abyssale,
comme ils s’effraient lorsque la nécessité les presse d’être
pleinement tels ou tels ; et ils redoutent cette liberté abyssale
comme ils redoutent tout ce qui provient de cet Ineffable, et là où ils
en voient un rayon, ils s’en détournent comme devant un éclair
consumant tout, se sentent abattus par elle comme par l’apparition
d’un monde inconcevable, de l’éternité, de cela où il n’y a pas de
fond.
Comme Dieu n’a disposé d’aucun temps qui lui eût permis de
s’aviser avant que d’agir, et comme néanmoins la décision ne
pouvait résulter que de la volonté la plus éminemment libre, il a
bien fallu que les deux volontés en conflit l’une avec l’autre, celle
consistant en un Non tout comme la volonté affirmante et celle
présente, elle, seulement selon la possibilité, qui est la volonté de
l’Esprit, il a bien fallu, donc, que ces trois volontés fussent conciliées
par une action d’une soudaineté originelle, irréfléchie et néanmoins
parfaitement conçue, imposant à toutes trois son évidence, où tout
fut condensé et accompli comme en un éclair. Il fut alors reconnu
en un instant que la simultanéité des forces exprimantes devait
prendre fin, la vie étant à ce prix ; en cet instant indivisible, l’amour
inclina la première des volontés en suspens ; et il tut reconnu sur-le-
champ que si l’une des deux volontés devait être l’antécédente, celle
qui pouvait être posée comme commencement ne pouvait être que
celle qui ne voulait pas de commencement, et qui justement devait
être surmontée ; car sans victoire sur soi il n’est point de
commencement, et justement cette défaite de la volonté de négation
et sa préséance ne firent qu’une ; et tout cela était contenu dans un
seul et même acte indivisible, acte à la fois le plus libre qui soit et le
plus nécessaire, par une sorte de miracle, comme, de temps à autre,
ces actions d’éclat qui, une fois accomplies, passent l’entendement.
Telle est la genèse de la grande décision par laquelle la volonté de
négation du Moi inconditionné de l’éternité, ou par laquelle encore
la force et la vigueur furent arrachées à leur occultation et
devinrent le commencement des voies de Dieu.
La remarque en a déjà été faite, et cette évidence ne peut que
s’imposer à chacun : les forces d’expression dont le conflit vient
d’être réglé se rapportent l’une à l’autre de la même façon que les
principes dans l’être initial de la nature. Nous pouvons aller jusqu’à
dire que les forces comprises dans l’Exprimable de l’Etre se [179]
rapportent l’une à l’autre exactement de la même façon que les
forces exprimantes, à cette unique différence près que celles-là sont
posées à la fois et comme unité, tandis que celles-ci sont posées,
elles, dans une consécution et non de façon unitaire.
Dans la mesure en effet où à présent nous avons effectivement
ramené à l’unité d’une part la nature et d’autre part l’être éternel et
l’étant éternel, il est manifeste que la nature se comporte à nouveau
dans le tout comme la puissance la plus basse de l’Etre, comme
simple fondement de l’existence (A = B), car elle a vis-à-vis de l’être
de l’éternité la relation de l’être, même si elle contient en soi toutes
les puissances. Celui-ci, en revanche, se comporte comme l’étant
immédiat ou l’Affirmant de la nature et se rapporte à elle sur le
mode de la seconde puissance (= A2). L’étant de l’éternité, enfin,
requis de se poser comme l’Affirmant commun des deux, s’y
rapporterait comme Affirmant de la troisième puissance (= A3).
Mais c’est là précisément aussi le rapport entre les forces
d’expression. Parce qu’elle est posée en effet comme préalable, la
volonté de négation est également posée comme fondement de
l’existence, comme être, comme (A = B) de ce qui lui est supérieur,
tandis que la volonté affirmante, dont elle est le fondement, serait
comme A2 ; la troisième volonté, enfin, qui est leur vivante unité,
serait pour elle ce qu’est A3 dans l’Exprimable. Coïncidence qui, à
vrai dire, n’a de façon générale rien de surprenant ; car c’est en Oui
et en Non que consiste au demeurant toute vie ; activité expansive
et force restrictive sont les principes internes nécessaires de toute
vie. Ce qu’un Etre est intérieurement, il lui faut l’être aussi
extérieurement ; ou encore, ces forces en lesquelles consiste sa vie
intérieure et exprimée sont aussi (par nature) les forces
exprimantes de son existence. Mais en tant que forces exprimantes,
elles ne peuvent surgir qu’au sein d’une consécution ou en
s’accompagnant d’une décision. Principes de l’être dans la
simultanéité, elles sont donc des puissances du devenir dans la
succession. Ces forces d’expression sont précisément le point où
l’éternité se brise, et c’est bien pourquoi ceux qui ont voulu
appliquer les concepts d’unité et de totalité mais pour poser à
nouveau l’unité seulement comme totalité, et sans oser admettre
une décision, tous ceux-là, donc, n’ont jamais pu échapper à
l’éternité.
Cet accord de l’Exprimant et de l’Exprimé que requiert
l’achèvement [180] de l’existence active d’un Etre se trouve en toute
vie. Dans l’Exprimé, dans l’intimité de tout être organique, nous
trouvons trois forces principales. La première, par laquelle il est en
soi-même, se produit et se conserve lui-même constamment ; une
autre en vertu de laquelle il tend vers l’extérieur ; la troisième,
enfin, est celle qui dans une certaine mesure réunit en elle la nature
de ces deux premières forces. Chacune de ces forces est nécessaire à
l’être intime du tout ; qu’on en retire une seule, peu importe
laquelle, cela revient toujours à supprimer le tout. Mais ce tout n’est
pas un être au repos, un être fixe. Une fois l’essence posée comme
exprimable, l’Exprimant se trouve là tout de suite. Les forces qui
sont à l’œuvre dans l’intériorité sont (selon la nature) les mêmes qui
se présentent au-dehors comme puissances, mais non sans
qu’intervienne une décision. L’une d’elles, prenant les autres en
charge, se pose en dominante, en exposant commun du tout, et se
succédant ainsi l’une à l’autre, elles deviennent les puissances
déterminantes des périodes externes de sa vie, des temps de son
devenir et de son développement, de même que lorsqu’elles se
conjuguaient elles étaient les principes déterminants de sa vie
intérieure. Et c’est en ce sens qu’on dit que dans les premiers temps
de la vie règne l’âme ou la puissance végétative, dans un second
temps l’âme ou puissance locomotrice, et dans un troisième temps
l’âme ou puissance sensitive [74] . Et c’est aussi en ce sens qu’on dit
par exemple que l’époque primitive dans la vie de la terre a été
l’époque magnétique, à la suite de laquelle la terre serait entrée
dans l’époque électrique, et ainsi de suite.
Toute vie n’obéit qu’à une seule et même loi. Et cela vaut aussi pour
la vie suprême. Les forces primordiales (selon la nature) qui
constituent en leur être-ensemble les principes de la vie intérieure
de la divinité, les mêmes, surgissant extérieurement comme autant
de puissances, ou s’accompagnant de décision, sont les puissances
qui régissent les différents temps. Ou pour le dire de façon
universelle : il en va de la suite des puissances comme d’une suite de
temps, et inversement.
C’est par cette loi que l’opposition se présente enfin à sa véritable
hauteur, et que se présente son caractère non moins inconditionné
que celui de l’unité. Car si celle-ci se montre partout dominante
dans l’Exprimé, c’est en revanche la liberté insurmontable de
l’opposition qui apparaît dans l’Exprimant, et la façon dont à son
tour il se subordonne l’unité.
[181] C’est sans conteste seulement en vertu de sa libre volonté que
l’Eternel existe ; ou encore, c’est par un acte libre qu’il se pose
comme existant. Mais ceci admis, l’ordre qu’il entend choisir pour la
révélation ne dépend pas de sa liberté, bien qu’il lui eût été loisible
de ne pas se révéler du tout. Si le but ultime qu’il poursuit était sa
propre révélation, l’ordre adopté était nécessaire. Car c’est
précisément la volonté qui ne voulait aucune révélation qui devait
nécessairement être posée comme commencement. Si l’ordre
inverse avait été adopté, tout se serait terminé en non-révélation,
ou en révélation se rétractant après s’être donnée. De ce fait, ce qui
a la préséance au sein de la révélation n’est donc pas en soi-même
le subordonné mais posé comme subordonné, tandis que ce qui lui
fait suite est posé comme relativement supérieur. La priorité est en
rapport inverse avec la supériorité — deux concepts dont la
confusion n’est possible qu’à une époque qui se distingue par sa
cécité en matière de jugement.
La volonté incluante de négation doit précéder, au sein de la
révélation, afin que quelque chose soit là pour retenir et supporter
la faveur de l’Etre divin, qui pourrait bien sinon ne pas se révéler.
La colère doit précéder l’amour, la force précéder la douceur, et la
rigueur précéder la clémence. Comme dans la vision nocturne où le
Seigneur passa devant le prophète, il y eut tout d’abord une violente
tempête qui lacéra les montagnes et fracassa les rochers, puis un
tremblement de terre, et enfin un feu, mais dans tout cela n’était
pas le Seigneur lui-même, il était en revanche dans la douce brise
qui a suivi [75]  ; de même, dans la Révélation de l’Eternel, la violence,
la rigueur et la puissance doivent venir en premier, jusqu’à ce que
lui-même puisse apparaître dans le léger souffle de l’amour.
Tout développement présuppose un enveloppement, c’est dans la
contraction que réside le commencement et la force fondamentale
de resserrement est la force proprement originelle, la force radicale
de la nature. Toute vie a son début dans ce resserrement, pourquoi
sinon toutes choses progresseraient-elles de la petitesse vers la
grandeur, de l’étroitesse vers la largeur, vu que, s’il ne s’agissait que
de progresser, l’inverse se pourrait tout aussi bien ?
Ténèbres et fermeture, voilà ce qui caractérise le temps originel.
Toute vie n’advient et ne se forme que dans la nuit ; c’est pourquoi
celle-ci a été appelée par les Anciens la Mère féconde des choses, et
[182] même, avec le Chaos, le plus ancien des êtres. Plus nous
remontons dans le passé, et plus nous trouvons une quiétude
impassible, un état d’indistinction et de réunion indifférente de ces
forces qui vont s’éveiller d’abord tout doucement, puis entrer les
unes contre les autres dans une lutte de plus en plus sauvage. Ainsi
les massifs montagneux du monde primitif, qui semblent regarder
de haut, avec une indifférence éternellement muette, la vie qui
s’agite à leurs pieds ; ainsi les plus anciennes productions de l’esprit
humain. C’est le même caractère fermé que l’on rencontre dans le
sérieux taciturne de l’Egyptien, dans les gigantesques monuments
de l’Inde — qui ne semblent pas construits pour un temps mais
pour l’éternité — et jusque dans la calme magnificence, la sublime
sérénité des œuvres archaïques de l’art hellène, qui portent encore
en elles, encore que tempérée, la force de cet âge du monde si
compact. C’est à cette condition seulement qu’il peut y avoir
progrès, c’est ainsi seulement qu’il peut y avoir vie éternelle. Faute
d’une décision, il n’y aurait que muette éternité, qu’un Dieu sans
Révélation. C’est pourquoi il est essentiel de s’en tenir à l’égale
importance des forces. On a assez souvent objecté là contre que
l’idéal est nécessairement supérieur au réal, que tous deux ne
sauraient être équivalents. Mais assurément cette relation est
reconnue de la manière la plus déterminée en tant que le réal est
toujours posé comme première puissance, et l’idéal comme
puissance supérieure, seconde. Mais l’équipollence originelle des
forces n’en était pas pour autant supprimée.
Si l’un des deux termes était par nature nécessairement
subordonné, il n’y aurait pas de liberté en Dieu. Et tout aussi peu de
vie en progression. En effet, que quelqu’un admette cette
subordination comme nécessaire, et partant comme originelle, et
subordonne dès le début au supérieur ce qui est déterminé comme
fondement : que lui reste-t-il dès lors ? Le voilà quitte, plus aucun
besoin ne se fait sentir, il n’y a plus aucune progression, plus aucun
développement. C’est seulement parce qu’il n’y a pas de
subordination nécessaire qu’il y a contradiction, et c’est seulement
parce qu’il y a contradiction qu’il y a décision, et liberté.
Nous foulons à partir de maintenant le chemin des temps ;
commençons par décrire le premier temps, celui de la volonté de
négation extériorisée.
Dans l’éternité, cette volonté n’était ni affirmation ni négation, vu
qu’elle était au repos. C’est attirée par l’extérieur et éveillée à
l’action qu’elle est devenue, à son égard, une volonté de négation.
Volonté de négation vers l’extérieur, elle devenait [76] 
nécessairement, vers l’intérieur cette fois, ou en soi, volonté
d’affirmation, une volonté [183] qui voulait la révélation. Voilà une
contradiction qui exigeait un dénouement. Ce qui la dénoue, c’est
un acte transcendant (überschwenglich). Il n’y a plus dès lors deux
volontés, il n’y en a plus qu’une, et cette volonté une est toute la
volonté, la volonté inconditionnée qui s’est décidée [77]  à être l’une
et à ne pas être l’autre. Non qu’elle se borne à occulter l’autre
volonté, elle en est au contraire la négation active. Là où il y a une
volonté partagée ou sceptique, il n’y a pas de décision. Elle ne peut
donc se contenter de ne pas poser l’autre volonté, il lui faut la nier
radicalement, la poser comme non-étant.
La volonté qui originellement n’affirmait ni ne niait, mais était en
tant que telle strictement intérieure, est dorénavant extérieure,
posée au-dehors comme volonté effective ; mais du fait,
précisément, qu’elle est effective, elle cesse d’être volonté
consciente pour devenir une volonté totalement aveugle, ne se
connaissant pas elle-même.
C’est ici que les concepts habituels se rattachent eux aussi à notre
exposé. Il est habituel d’entendre présenter la Révélation de Dieu ou
la création comme aliénation, comme abaissement de l’Eternel.
C’est bien ainsi qu’elle apparaît ici aussi. La force de la divinité par
quoi elle est proprement elle-même est posée comme
commencement de la Révélation. Cette force qui ne pourrait être
surmontée si elle se refusait et demeurait latente, peut l’être du fait
qu’elle se révèle, devient extérieure. Ce n’est pas ce que son essence
a de plus humble que l’Eternel met au commencement de
l’existence (Daseyn), mais ce qu’il regarde de son plein gré,
convaincu qu’il est par l’amour, comme ce qu’il a de plus humble, et
qui est la force la plus interne et la plus vigoureuse. Il conduit
jusque dans l’inconscience la force de la conscience suprême, pour
la livrer à l’extériorité afin qu’il y ait vie et réalité.
Et il fallait qu’il en fût ainsi pour qu’il y ait un commencement
éternel, un éternel fondement. C’est ainsi que cet acte primordial
(Urthat), précédant toutes les actions particulières, par lequel
l’homme est proprement Lui-même, sombre, immédiatement après
avoir été accompli, dans une liberté transcendante, dans la nuit de
l’inconscience. Ce n’est pas là une action qui pourrait à nouveau
cesser une fois qu’elle a eu lieu, c’est une action constante, une
action qui jamais ne cesse, et qui de ce fait ne peut jamais être
amenée de nouveau à la conscience. Si l’homme devait la connaître,
la conscience [184] elle-même ne pourrait que retourner au néant, à
la liberté sans bornes, et à nouveau cesserait comme conscience. De
même, donc, que cet acte, une fois qu’il a eu lieu, sombre
immédiatement dans une insondable profondeur, et adopte ce
faisant la nature de ce qui est constant, il faut de même que cette
volonté, une fois posée comme commencement et menée à
l’extériorité, sombre immédiatement dans l’inconscience. C’est ainsi
seulement qu’un commencement est possible, un commencement
qui ne cesse plus d’être commencement, un commencement
véritablement éternel. Car ici aussi il convient de dire : le
commencement n’a pas le droit de se connaître. Une fois accompli,
cet acte est éternellement accompli. La décision qui, peu importe
comment, doit constituer un commencement ne doit pas revenir à
la conscience, elle ne doit pas être rappelée — ce qui revient
presque à dire révoquée. Celui qui, en prenant une décision, se
réserve le droit de la rappeler au jour, celui-là ne commence jamais.
Cet acte, disions-nous, est éternellement accompli, c’est-à-dire qu’il
est éternellement quelque chose d’accompli, et partant de passé.
Nous voyons donc que la volonté de négation, dans la mesure où
elle sombre dans l’inconscience, se comporte déjà effectivement
comme quelque chose de passé — à savoir pour nous. Elle agit
désormais comme agit quelque chose de caché, comme agit en nous
cet acte primordial éternel, permanent, même si elle n’est pas
encore effectivement déclarée comme telle et se reconnaît encore
moins elle-même comme telle. Une fois attiré vers l’extérieur, mené
à l’inconscience, ce vouloir ne sait pas dans quel rapport il se
trouve, il ne sait pas qu’il est le vouloir auquel il revient de
précéder, le fondement de la réalité à venir d’une autre volonté. Il
est au contraire tel le Dieu jaloux de l’ancienne Alliance [78] , qui ne
souffre pas d’autres dieux à ses côtés, et son expression ou sa parole
est la suivante : Je suis l’Unique, nul autre n’est à mes côtés [79] .

Notes du chapitre
[1] ↑ Ecclésiaste 1.
[2] ↑ n’affecte pas.
[3] ↑ ce Un les exprimant tous deux.
[4] ↑ pas deux, pas des opposés.
[5] ↑ les termes reliés soient.
[6] ↑ la possibilité.
[7] ↑ Sich anziehen, c’est « se revêtir » mais aussi « s’attirer » — se revêtir « comme on
revêt un vêtement », wie man ein Kleid anzieht : SW, XIV, 187.
[8] ↑ L’allusion semble viser Fichte, et peut-être aussi le célèbre vers 1237 du Faust de
Goethe :
Am Anfang war dit Tat !
Au commencement était l’action !
[9] ↑ Cf. Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique, I, 92. Cf. aussi 1 Cor. 7, 29.
[10] ↑ est.
[11] ↑ rien.
[12] ↑ <parce qu’elle ne tient à rien,> parce qu’elle se suffit à elle-même, n’a rien qu’elle
puisse vouloir.
[13] ↑ Lire Ω au lieu de O.
[14] ↑ « Daseyn enthüllen », « dévoiler l’existence » — c’est là une expression typique de
Jacobi.
[15] ↑ Cf. Banquet de Platon, 203b. Schelling pense peut-être également ici à Plotin, qu’il
commence à lire à partir de 1804. Cf. X. Tilliette, Vision plotinienne et intuition schellin-
gienne, in L’Absolu et la philosophie, PUF, coll. « Epiméthée », 1987, p. 59-80.
[16] ↑ Lire wir et non wie.
[17] ↑ l’éternité.
[18] ↑ , parce qu’ascendant.
[19] ↑ qu’une éternité sans effet.
[20] ↑ bien qu’elle.
[21] ↑ Rem. marg. : Chacune à sa (libre ?) puissance.
[22] ↑ l’être.
[23] ↑ saisir.
[24] ↑ selon la Révélation.
[25] ↑ Cf. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (1786).
[26] ↑ vor coquille pour von.
[27] ↑ par conséquent.
[28] ↑ comme objet.
[29] ↑ Gegenwurf, que Schelling fait parfois suivre du terme Objekt entre parenthèses (cf.
par exemple SW, VIII, 289), fut un terme très usité chez les mystiques (d’après le
Dictionnaire Grimm, sv), mais à l’époque où écrit Schelling le terme est déjà ressenti
comme un archaïsme, malgré la tentative de Lessing de rendre le latin objectum par
Gegenwurf plutôt que par Gegenstand. Cf. Heidegger, Le principe de raison, p. 139 ; trad. fr.,
p. 184.
[30] ↑ Bild — cf. Gen. I, 26 dans la traduction de Luther.
[31] ↑ l’opposition.
[32] ↑ noch, coquille pour nach.
[33] ↑ Rem. marg : Repose en priorité sur le fait que A3 x est encore libre par rapport à
A2 ».
[34] ↑ Panta theîa kai anthrôpina panta : De la maladie sacrée, Œuvres, II, 394.
[35] ↑ Rem. marg. : Il existe des états de la nature humaine où cet élément suprême est
libéré, sommeil. Mais en règle générale cela se produit lors de visions, même chose dans
les états seconds.
[36] ↑ Lire treten au lieu de reten.
[37] ↑ Rem. marg. : Le pouvoir de cette puissance extérieure ne se montre pas seulement
dans la mesure où elle maintient en général l’organique dans un état corporel mais, à une
puissance encore supérieure, par cette extériorisation de la vie intérieure qui a lieu à l’état
de veille..S.
[38] ↑ Rem. marg. : Cette unité elle aussi s’élève à nouveau.
[39] ↑ Allusion au magnétisme découvert en 1778 par Messmer, qui préoccupa si
vivement les esprits de cette époque, et notamment Balzac — cf. ce qu’écrit à ce sujet E. R.
Curtius dans son Balzac (trad. de H. Jourdan, Grasset, 1933) : « Mais ce qui intéressait par-
dessus tout Balzac, c’était le “regard magnétique”, ce “rayon chargé d’âme” par lequel
l’être qui en est doué peut soumettre à son entière volonté d’autres personnes. Il n’y a
presque pas un seul livre de Balzac où ce regard ne joue un rôle plus ou moins
mystérieux. »
[40] ↑ A8 et X.
[41] ↑ Quoi qu’il en soit, le sommeil magnétique nous offre l’exemple d’un état où il n’y a
extérieurement aucun sujet et où il y a néanmoins un sujet intérieur qui juge, infère, pense
et connaît souvent au-delà de son pouvoir habituel, est en pleine activité et plein de
vitalité. Cet état est une vivante démonstration dont la conséquence est, pour reprendre les
termes grossiers mais non point inexacts des premiers observateurs, une désorganisation,
c’est-à-dire une dissolution de l’unité extérieure de l’organisme, tandis que s’épanouit au
contraire en toute liberté son unité interne. Comme la maladie n’est possible que pour
autant que toutes les forces et tous les organes de la vie sont soumis à un exposant
commun — ce qui fait qu’il arrive que le particulier devienne victime du tout et doive
suivre une direction à laquelle il n’est pas destiné ou qui va à l’encontre de sa nature —
j’en déduisa la vertu curative de cet état dans lequel la force particulière affranchie pour
un temps de l’enchaînement au tout gagne du temps qui lui permet de se restaurer en son
intégrité telle qu’elle était à l’origine..S.a. begreift, coquille pour begreife.
[42] ↑ Ceci simplement en guise d’explication de.
[43] ↑ le temps éternel.
[44] ↑ à venir.
[45] ↑ Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, § 78.
[46] ↑ Nous retenons ici la suggestion de M. Marquet en lisant könnten au lieu de könnte.
[47] ↑ négation.
[48] ↑ Plutôt que « dans la crainte de ne pas être mécompris », ce que porte l’original, la
double négation traduisant peut-être une hésitation stylistique dans le premier jet du
texte.
[49] ↑ Cf. Leçons d’Erlangen, SW, IX, 230 (= OM, p. 290) : « Ce qui est urgent pour l’homme,
ce n’est pas de rentrer en soi, mais d’être exposé hors de soi. »
[50] ↑ Rem marg. : Telle qu’ils la présentent comme un éclat de la lumière éternelle.
[51] ↑ Proverbes de Salomon.
[52] ↑ En hébreu : (bokhmah). La désinence -ah est en hébreu la marque du
féminin : Hokhmah comme Sarah ou Déborah. Même intérêt porté par Schelling à ce mot
hébreu dans la Philosophie de la Révélation, SW, 6. Erg. Bd., p. 295.
[53] ↑ Prov. de Salomon, 8, 22-30.
[54] ↑ décréta.
[55] ↑ devant lui.
[56] ↑ ; je jouais dans son univers terrestre, et je trouvais mes délices parmi les enfants
des hommes.
[57] ↑ Rem. marg. : Le Seigneur était celui auprès de qui se trouvaient toute puissance et
toute force, cette volonté au repos qui ne voulait pas encore ; et pour cette raison même
l’Esprit innommable que la langue originale appelle ici comme ailleurs de ce nom qui ne
peut être proféré (YHWH), ce qui est absolument et toujours Un, vu qu’elle désigne par le
nom d’Elohim l’Etre divin comprenant en lui une pluralité de forces (le sujet immédiat de
cet Un).
[58] ↑ au.
[59] ↑ Rem. marg. : Ou comme commencement de ses chemins, c’est-à-dire comme
commencement de ses effets qui progressent toujours (et jamais ne régressent), avant qu’il
ne sorte pour ainsi dire de lui-même. Concept important chez Platon, IV.
[60] ↑ la langue allemande dit en son usage actuel.
[61] ↑ et s’excitent mutuellement en jeu gracieux.
[62] ↑ Rem. marg. : De même, ce premier Etre est lui aussi encore sans Moi et sans
volonté, et toute unité, toute mutuelle inclination des forces n’est que plaisir, non sérieux,
n’est qu’un jeu, non un acte, par lequel seulement elle pourrait parvenir à quelque chose
de ferme et de constant. La Sagesse jouait à la face du Seigneur, sur son sol, sur ce qui est
pour lui un fondement et un sol, en cette première demeure et résidence de toute créature,
et dès cette époque matinale, son plaisir était cette créature appelée un jour à établir le
lien entre la matière et le monde des esprits et à être immédiatement réceptive à la
Sagesse, et médiatement à la très pure divinité. Riche des pressentiments de l’enfance, la
Sagesse jouait devant le Seigneur et il entrevit en elle ce qui devait être un jour, comme en
un rêve de jeunesse qui laisse présager un avenir doré.
[63] ↑ Lire dauern au lieu de dauren.
[64] ↑ En lisant ici sich versehen plutôt que sich ersehen.
[65] ↑ ludique.
[66] ↑ soient.
[67] ↑ Tout ce passage reposant sur l’opposition des genres masculin et féminin — la
Sagesse étant un mot féminin en allemand comme en hébreu et la volonté (der Wille) un
mot masculin en allemand, qui permet à Schelling de dire que « c’est lui, le Seigneur » —
nous avons rendu ici exceptionnellement der Wille par le vouloir plutôt que par la volonté,
ce qui aurait rendu tout ce passage inintelligible.
[68] ↑ Il est distinct de l’être et de l’étant, mais non pas séparé d’eux, le Vouloir encore
inactif par lequel seulement ils peuvent tous deux être activés. Il ne les a pas attirés, ne les
a pas réellement activés, car en lui, pur vouloir pur, rien ne le poussait à agir, et les deux
opposés ne pouvaient non plus l’éveiller parce qu’ils étaient eux-mêmes au repos.
[69] ↑ En lisant ici von plutôt que vor.
[70] ↑ Rem. marg. : II est impossible que la volonté qui est à présent une volonté ne
voulant positivement rien ne soit pas invoquée par ce qui n’est rien sans elle et ne peut
être élevé que par elle à l’état efficient.
[71] ↑ <tout>.
[72] ↑ En préférant ici Verschlossenheit à Verflossenheit.
[73] ↑ Cf. Aristote, Métaphysique, IV, chap. 3 : ἅμα.
[74] ↑ Cf. Aristote, De anima, II, 3-5.
[75] ↑ Il s’agit du prophète Elie, cf. I Rois XIX, 11-12.
[76] ↑ En lisant ici wurde au lieu de würde.
[77] ↑ Le texte original porte ici « qui jamais ne s’est décidée », ce qui semble
incompatible avec la suite.
[78] ↑ Rem. marg. : Le manuscrit prit à l’impression continue bien ici sur 5-6 feuillets, mais
avec, en marge, cette remarque : « L’essai devient totalement faux à partir d’ici »,
autocritique qui explique que ce qui précède n’ait pas été publié non plus par l’auteur. Note de
l’éd. S.Une remarque marginale allant dans le même sens, mais due, elle, au fils de Schelling,
se trouvait également après la phrase par laquelle conclut la p. [182]. Les deux pages
suivantes dans le manuscrit (correspondant ici à la p. [183]) étaient barrées. Deux pages de
conclusion suivaient qui, elles, n’étaient pas barrées, à la fin desquelles le fils de Schelling
avait ajouté, en les recopiant, les lignes de conclusion qui précèdent la remarque marginale
ci-dessus. Parmi les autres feuilles du manuscrit qui s’interrompt ici, aucune n’a été
conservée, pas mime celle oh se trouve la remarque marginale de l’original, de la main de
Schelling, mentionnée par le fils.
[79] ↑ Exode, XX, 5.
[III] Projets et fragments en vue du
livre premier des Ages du monde
Remarque préliminaire de l’éditeur

[ 186] Le lecteur des projets et fragments qui vont suivre doit


toujours garder en tête qu’il est en présence de travaux
préliminaires et de brouillons qui n’ont jamais été destinés à la
publication et qui sont pour la plupart des premiers jets et des
tentatives de fixer des pensées naissantes au moment même où
elles commencent à se clarifier. C’est en cela que réside leur attrait
pour les amateurs de pensée métaphysique, dont les « premiers
balbutiements » sont pour ainsi dire encore perceptibles ici. Ils
accusent d’autre part des carences foncières dans les spéculations
relevant de la philosophie de la nature [1]  (notamment dans les
projets en vue du livre II) en leur immédiate naïveté. Leur auteur
aurait assurément rejeté lui-même ces « chutes d’atelier » et
n’aurait jamais autorisé leur publication. La totale destruction des
manuscrits originaux nous a déterminé à éditer avec une fidélité
littérale les copies conservées.
Tout ce qui a été rajouté par l’éditeur figure ici entre [].
L’orthographe et la ponctuation de l’original et des manuscrits ont
été respectées. Les mots et les phrases entre crochets angulaires < >
étaient barrés dans l’original. Afin de faciliter la lisibilité du texte,
les corrections surlignées ou marginales ont été reportées en bas de
page. Dans les 3e et 4e parties, en revanche, qui visent à restituer de
façon aussi authentique que possible les seuls documents
manuscrits dont nous disposons, les corrections figurent dans le
texte lui-même à la suite des passages barrés (entre < >), car elles
furent rajoutées dans l’original au fur et à mesure de la rédaction.
La composition s’efforce ainsi de donner une image au moins
approximative du manuscrit original, avec ses brusques
interruptions, ses ruptures et ses recommencements. Les couches
fréquentes de modifications, dans leur entrecroisement, leur
juxtaposition et leur chevauchement (p. ex. p. [189-190]) ne
pouvaient à vrai dire être rendues ici que juxtaposées. Les
abréviations ont été maintenues et les mots indéchiffrables
remplacés par des points de suspension. Pour ce qui est du contenu,
[2]
on se reportera aux pages [XI et XVIII] de notre Introduction   . Le
titre de la première feuille de brouillon (p. [187]) était écrit dans
une encre différente, et rajouté de la main du fils.

Notes du chapitre
[1] ↑ Il va de soi que nous laissons à l’éditeur la responsabilité de son interprétation
d’ensemble de ces projets et fragments, dont il a cru bon de tracer au moins les grandes
lignes dans cette remarque préliminaire. (N.d.T.)
[2] ↑ Les passages essentiels de cette Introduction à laquelle le lecteur est invité ici à se
reporter sont cités infra dans notre postface. (N.d.T.)
Brouillon primitif

[187] (Idée des Ages du monde)

[ Feuillet A]
1. Je commence.
2. Tout au passé.
3. Le véritable passé des conditions originelles du monde… présent
non déployé un temps… .
4. Science philosoph. Passé
5. Ce qui est su est objet de récit
6. Pourquoi est-ce impossible
7. Je me suis seulement proposé dans le premier livre… de traiter de
ce passé, ce ne sera pas sans dialectique
8. Au passé fait suite le présent Tout ce qui y appartient-nature,
histoire, monde des esprits, exposition de la connaissance.
« Je suis ce qui fut, ce qui <existe> est et ce qui <existera> sera, nul
mortel n’a levé mon voile » : selon un récit unanime, c’est ainsi que
parlait jadis au voyageur, dans le temple de Saϊs, l’Etre primordial
pressenti sous le voile d’Isis. Ce n’est pas seulement l’Etre qui en
notre temps <d’abord> a été <reconnu> restitué à notre science,
mais aussi l’unité de l’Etre, après qu’elle ait longtemps <elle-même
passé pour> été considérée comme un simple développement <de
pensées propres à elle> de concepts et de pensées humaines. <Mais
c’est de l’homme> Mais il ne suffit pas de reconnaître <l’Etre
primordial comme> Un <s’>, il <n’est> doit en même temps
<reconnu> être reconnu selon ces trois segments. Car il est Un,
comme un et comme plusieurs, ou encore comme ce qui fut, ce qui
est et ce qui sera.
Nécessaire, si nous voulons écrire toute l’histoire du présent et par
conséquent de l’inessentiel, [188] mais seulement l’essentiel car seul
le système des temps
pas un tout selon la nature
9. L’avenir
la constitution du
monde
seulement… L’ouvrage qui commence ici sera subdivisé en 3 livres
en passé, présent, avenir qui ici… dans l’ouvrage qui débute ici,
distingués non pas comme simples segments du temps mais comme
des temps effectivement différents
si le monde n’était
Un vieux livre
Si l’intention est de développer ce système des temps…
Cependant passé et avenir ne sont pas pour ainsi dire
[189] Le passé est su
Pourquoi donc la science du passé est-elle comprise
philosophiquement en ce sens éminent ?
Mais si tel est le cas le pourquoi n’est-elle pas objet de récit ?
J’ai donné au lecteur une idée sommaire de <la présente> l’œuvre
qui commence ici, qui se subdivisera donc en trois livres, <le
premier> selon les trois temps passé, présent et avenir. Je prends
<donc> ces trois concepts ici non pas, comme en général, en tant
que simples délimitations du temps, mais en tant que trois temps
effectivement différents les uns des autres, que je m’autorise à
nommer également âges du monde. Un vieux livre répond à la
question : qu’est-ce qui est advenu ? Cela même qui adviendra, et à
la question : Qu’est-ce qui adviendra ? Cela même qui est advenu, et
comme il n’est pas question ici de l’Etre, ce passage semble bien nier
toute différence entre le passé et l’avenir <i.e.> et par conséquent
<les> nier tout autant passé et avenir au vrai sens des termes. Mais
il s’explique en ajoutant que rien de nouveau ne se passe sous le
soleil, ce qui indique qu’il n’est question ici que du temps déterminé
par le soleil, c’est-à-dire du temps du monde. C’est là précisément ce
que je <veux dire> souhaite exprimer <les pensées sur lesquelles se
fonde le présent écrit>. Le temps de ce monde n’est qu’un seul et
même grand temps, qui n’a en lui aucun véritable passé et pas non
plus d’avenir proprement dit ; et qui, pour cette raison précisément,
présuppose en dehors de lui ces temps appartenant à l’ensemble
des temps. Le véritable temps passé est le temps qui a été avant le
temps du monde, le véritable avenir est le temps qui sera après le
temps du monde, et ainsi se développe un système des temps dont
le temps présent, avec tout ce qui en lui <est> peut être passé,
présent ou à venir, ne constitue qu’un unique grand maillon.
Mais l’image repose encore sous le voile ; il n’a pas encore été levé
et ne <peut pas> sera pas <à l’avenir> soulevé ; <car
l’accomplissement des temps n’est pas encore venu.> C’est encore le
présent qui règne seul, et l’avenir radieux, où la pluralité retourne
<à> dans l’unité, où <les temps se manifestent avec l’éternité et> le
lien des temps devient manifeste avec l’éternité, est <encore> bien
loin. <Nous nous situons par conséquent de façon bien différente
dans notre conception de ces différents temps.> Et c’est pourtant le
tout que nous avons entrepris de présenter ? Cela ne pourra
assurément se faire d’une unique façon ; il faudra traiter
différemment les contenus des trois parties, selon leurs différences ;
car passé, présent et avenir ne se situent pas de la même façon <à
nos> aux yeux des hommes. Le passé est su, le présent est connu,
l’avenir est pressenti. Ce qui est su est objet de récit, ce qui est
connu objet d’exposé, ce qui est pressenti objet de prophétie.
La science, tel serait donc le contenu de notre première partie ; il lui
faudrait être narrative quant à sa forme, car elle a pour objet le
passé. Tous ceux qui philosophent, c’est-à-dire qui cherchent à
connaître l’origine et les premières causes des choses, exigent [1]  ce
premier terme, à savoir une science du temps d’avant le monde ;
alors pourquoi le contenu de notre savoir ne peut-il se raconter au
même titre et de façon aussi simple et obvie que tout ce qui est su
par ailleurs ? Qu’est-ce qui le retient en arrière, cet âge d’or où la
science devient histoire et où la fable redevient vérité ?
<Une conscience du temps passé sommeille encore en l’homme, il a
en lui quelque chose qui provient encore du commencement des
temps.
Il est indéniable que l’homme n’est capable de connaître que ce
avec quoi il est dans un rapport vivant, ou du moins ce en quoi>
Il y a en l’homme un principe qui provient encore de ce temps
<originel> primitif et s’étend dans cette mesure par-delà la Création,
par-delà la situation du monde présent. De même que le passé en
général n’est que l’assise fondamentale du présent, par lequel il est
refoulé ou [190] du moins recouvert, de même en l’homme cette
très ancienne composante de son Etre est-elle refoulée en arrière,
subordonnée à ce à quoi <elle [2]  sert de simple étoffe ou de simple
soubassement>. Mais c’est aussi la conscience du passé qui
sommeille <en lui,> dans cette composante de lui-même qui est
repoussée dans l’obscurité et <ne peut> ne surgit que soit si ce
principe
<Ce principe du temps primitif en l’homme, qu’il nous soit permis
de le nommer son « cœur » (Gemüth). Sous l’emprise de l’esprit,
c’est-à-dire du principe plus jeune mais plus puissant, ce n’est pas
seulement lui qui retourne à l’obscurité, mais aussi la conscience en
lui du passé ; mais néanmoins de telle sorte qu’elle peut s’éveiller et
devenir vivante, soit que>
Il y a en l’homme un principe qui provient encore du temps primitif
et par lequel il est à présent encore en rapport [3]  avec ce temps. Le
« cœur » est cette part de son être qu’habite <le lien d’une>
l’insondable passé, et lorsqu’il s’anime, les temps les plus éloignés
lui deviennent souvent merveilleusement vivants. Combien de fois
nous arrive-t-il de croire, dans un moment présent, reconnaître
<soudain> un moment qui <vient d’être vécu> a déjà été ! Mais
<tout> comme le passé en général est refoulé par le présent auquel
il sert de soubassement, <ce principe de remémoration en nous, qui
par le principe plus récent mais plus puissant> le « cœur », ce
témoin encore en vie du passé, dominé par le principe plus récent
mais plus puissant de l’esprit <avec lequel la conscience du passé
temps primitif est elle aussi refoulée> est pour ainsi dire refoulé
dans l’obscurité. Même rétrogradé, c’est cependant en toute fidélité
qu’il conserve le trésor qu’il renferme, et il l’ouvre bien volontiers,
soit qu’il prenne le dessus sur l’esprit, soit <que celui-ci, se tournant
vers les abîmes du passé> que celui-ci lui réclame séparation et
révélation <et dév. > de ce qui est latent en lui. Car en tant que
principe d’un temps ultérieur et d’une éternelle jouvence — comme
l’étaient les Hellènes selon les prêtres égyptiens [4]  — l’esprit n’a,
quant à lui, aucune connaissance des choses qui ont été. Dans le
« cœur », en revanche, gît le souvenir le plus ancien <de toutes> des
choses, et de leurs rapports originels ; mais cette image intérieure
<des choses> sommeille en lui comme une image obscurcie <et
oubliée>, sinon <tout à fait> éteinte ; il est également incapable de
trouver le [fin] mot de ce qu’il est, comme d’exprimer ce qui est
[191] en lui. C’est pourquoi il n’a de cesse d’invoquer le principe
supérieur, afin d’être par [5]  lui séparé et rappelé à la mémoire ;
mais l’esprit aspire tout aussi intensément [6]  à <se> <cette élévation
du> cet épanouissement du « cœur », afin de devenir, par son
entremise, sachant.
Ainsi naît <par cons. > un secret commerce dans l’intériorité de
l’homme, où se trouvent <pour ainsi dire> deux êtres, un être
obscur <luttant pour la clarté et un être conscient> dans lequel
réside la réponse à toute question amenée par la science, et un être
conscient <dont les questions> qui attire la réponse hors de l’autre
et par là l’élève à la conscience autant qu’il se procure ainsi les
moyens de la science.
Ce dédoublement de nous-mêmes, ce secret commerce, cet art du
dialogue intérieur, tel est le véritable secret du philosophe dont l’art
extérieur, qui à partir de là s’appelle dialectique, n’est que la
réplique, et là où elle est devenue purement formelle, elle n’en est
que l’apparence et l’ombre.
Tout ce qui est su est donc par nature objet de récit, mais ce qui est
su par la science la plus haute n’est pas quelque chose qui serait
déjà là tout prêt depuis le début, c’est quelque chose qui naît
toujours de l’intériorité. C’est par séparation et libération
intérieures que la lumière de la science doit nécessairement se
lever des ténèbres. Ce que nous appelons « science » n’est en fait
qu’un effort vers la reprise de conscience, donc plutôt une
aspiration à la science que la science elle-même ; c’est sans conteste
pour cette raison que ce grand homme
[Fin du feuillet A. Le feuillet B n’a pas été conservé. (Cf. SW, p. 201 s.
[Cf. supra p. [114]. N.d.T.]). Sur le feuillet C se trouve une nouvelle
version du début suivie (sans transition) de la conclusion ;]
[Feuillet C:]
Après la question : qu’est-ce qui est ? rien ne préoccupe tant
l’homme que les deux questions : qu’est-ce qui a été ? et qu’est-ce
qui sera ? Passé, présent et avenir suscitent tout autant sa curiosité,
on serait même tenté de dire que les deux extrêmes l’attirent
davantage que l’intermédiaire.
[192] Un vieux livre répond à la question : qu’est-ce qui a été ? Cela
même qui sera par la suite, et à la question : qu’est-ce qui sera par
la suite ? Cela même qui a été auparavant, réponse qui devrait
satisfaire pleinement ceux qui considèrent le monde comme une
chaîne de causes et d’effets allant à l’infini dans un sens comme
dans l’autre. Mais le vieux livre en question ajoute en guise
d’éclaircissement : il ne se passe rien de nouveau sous le soleil, ce
qui indique qu’il ne s’agit que du temps déterminé par le soleil, i.e.
du temps du monde. Si, même cette réserve faite, cette réponse
devait infailliblement être la bonne, il s’ensuivrait simplement que
le monde n’aurait en lui aucun véritable passé ni non plus aucun
avenir proprement dit. Le temps de ce monde ne devrait être
considéré que comme un seul grand temps auquel tout
appartiendrait également de ce qui est pensé en lui comme passé,
présent et à venir. Mais pour cette raison précisément, c’est en
dehors de soi qu’il présupposerait ces temps appartenant au tout du
temps. Le véritable temps passé serait le temps qui a été avant le
temps du monde, le véritable avenir le temps qui sera après le
temps du monde, et ainsi se développerait un système des temps
dont le temps présent, avec tout ce qu’il contient, ne constituerait à
lui tout seul qu’un maillon parmi d’autres.
J’imagine sans peine que <selon les concepts) les lecteurs de notre
temps, enclins à voir naître de concepts tout ce qui est substantiel,
ne seront pas sans trouver quelque peu choquant le concept d’un
temps d’avant le monde ; ils m’accorderont toutefois que toute
philosophie qui se hisse jusqu’aux objets suprêmes n’a affaire au
fond qu’à <ce temps d’avant> des questions portant sur des choses
d’avant le monde. On peut dire de façon générale que la science se
rapporte par nature au passé, ou encore que le passé est su, le
présent connu, l’avenir pressenti. Et ce qui est su est objet de récit,
ce qui est connu objet d’exposé, et ce qui est pressenti objet de
prophétie.
Si par conséquent la science est par son contenu également
proprement histoire, comme il y a longtemps qu’elle l’est par son
nom, comment se fait-il qu’elle ne le soit pas aussi quant à sa
forme ? Ce qui est su par la science la plus haute, pourquoi cela ne
peut-il se raconter au même titre [193] et de façon aussi simple et
obvie que tout ce qui est su par ailleurs ? Qu’est-ce qui le retient en
arrière, cet âge d’or où la vérité redevient fable, et la fable vérité ?
Il faut reconnaître en l’homme un principe qui provient encore de
ce temps primitif et par lequel il est à présent encore en rapport
avec ce temps. Car
[…etc., voir feuillet A supra p. [190]. N.d.E.]
À moi aussi ces considérations tracent la voie qu’il me faudra suivre
dans la conception de cette œuvre. Mon intention étant d’y
développer ce système des temps auquel je viens de faire allusion,
je <courrai moi aussi le risque, comme tout autre historien> ne
pourrai moi non plus reconduire le lecteur en ce royaume <d’un
tel> du passé sans quelque préparation mais <il me faudra
chercher> il s’agira d’abord de l’amener au point de vue à partir
duquel seulement ce passé pourra lui être compréhensible. Et vu
que la matière, en sa majeure partie, n’est pas donnée ici du dehors,
toutes considérations dialectiques ne pourront être écartées du
cœur de l’histoire, même si je m’efforcerai de les traiter autant que
possible dans des introductions, des intermèdes et des remarques.
Mon dessein est strictement, purement scientifique, et comme un
livre de ce genre ne peut manquer d’évoquer des choses peu
communes, je m’attacherai du moins à faire en sorte qu’elles ne
deviennent pas communes par ma façon de les traiter.
Quant aux autres parties de cette œuvre (qui sera subdivisée en
effet en trois livres, respectivement en passé, présent et avenir, que
je ne considère pas comme simples segments du temps mais comme
temps effectifs, distincts les uns des autres ou, comme je les appelle
encore, comme des âges du monde), c’est la partie médiane qui,
bien qu’elle concerne ce qui nous touche de près, réserve à d’autres
égards les plus grandes difficultés. Car ce qui <se> était encore Un et
réuni dans le premier temps se montre ici en son complet
déploiement et demande par conséquent à être traité également
dans toute son ampleur et en toute son étendue. Le lecteur qui y est
enclin se verra donc rappeler tout particulièrement ici ce
qu’indique déjà, en sa généralité, le titre inscrit [194] en tête de cette
œuvre, à savoir qu’il ne s’agit que du développement du système
des temps dans son ensemble <grosso modo, comme tel>, et que les
points particuliers ne sont pris en considération que pour autant
que l’exige l’explication du tout. Dans l’ensemble, cette œuvre
prétend bien former un tout quant à l’art mais non quant à la
matière [qui y est envisagée], ce qui serait en soi impossible. Si par
conséquent je ne désespère pas de donner au lecteur certains
éclaircissements sur quelques sujets se rapportant aussi au présent,
de tels éclaircissements brilleront surtout ici par leur absence ; et
cependant, il n’est pas un de ces éclaircissements attendus qui,
considéré <compris> dans son analogie avec les sujets ici traités ne
puisse devenir compréhensible au lecteur. Loin de vouloir occulter
les carences et les lacunes qui sont les siennes, l’œuvre les
désignera au contraire elle-même ; comme elle avouera
<sincèrement son inintelligence de> sincèrement son ignorance là
où <quelques> les connaissances <acquises> établies et les
recherches entreprises jusqu’à présent ne permettent de rien
affirmer.
C’est somme toute la troisième partie qui pourrait sembler la plus
audacieuse — avis que toutefois je ne partage pas. Car si le passé ne
se présente à nous que dans le concept et dans la science, si le
présent, lui, relève de la subsomption et du jugement, ce qui
requiert, outre l’universalité du concept, des connaissances d’une
ampleur et d’une profondeur telles que jamais elles ne peuvent être
atteintes, en revanche…
[Le reste de la feuille est resté vierge à partir d’ici. N.d.E.]

Notes du chapitre
[1] ↑ En lisant jeder plutôt que jeden.
[2] ↑ En lisant es pour er.
[3] ↑ Rapport, en français « germanisé » par la majuscule, au lieu de Verhältnis. Le terme,
déjà présent dans les Recherches… de 1809 (cf. SW, VII, 380 = OM, p. 164), pourrait venir de
Boehme, mais il était alors dans l’air du temps — cf. TILLIETTE, I, 538 n. À la différence de
Verhältnis, « rapport » semble aller dans le sens d’une co-appartenance plus intime qui
pourrait évoquer cette « cohérence » des âmes risquée par Rousseau dans Le Nouvelle
Héloïse (Prem. Partie, liv. XI, OC, Pléiade, t. II, p. 55). Allusion possible à Saint-Martin et à
Hemsterhuis : Lettres sur l’homme et ses rapports.
[4] ↑ Cf. supra, p. [113].
[5] ↑ vor, coquille pour von.
[6] ↑ « tout aussi intensément » traduit gleich sehr. L’emploi que fait Schelling de
l’adverbe sehr, comme du verbe dialectal sehren qui lui correspond (cf. supra, p. [173] et p.
[178]) peut être éclairé par ces lignes que J. Vendryes écrivait en 1923, inspirées peut-être
par l’article de Grimm, s.v. : « Le vieil adjectif allemand sêro, “douloureux, pénible”,
conservé encore aujourd’hui dans les dialectes du Sud (Souabe, Bavière) au sens de
“blessé, affligé” ne s’est maintenu dans l’allemand littéraire que comme expression du
superlatif » (Le langage. Introduction linguistique à l’histoire, Ed. Albin Michel, p. 229-230).Il
nous semble que le mot sehr ne signifie pas seulement ici « très » (ni gleich sehr seulement
« tout autant ») comme simple expression d’un superlatif. Le fait n’aurait d’ailleurs rien de
surprenant chez un philosophe aussi attentif que Schelling à sa langue. Signalons deux
thèses qui, dans des horizons différents, prennent toutes deux la langue, voire le dialecte,
comme axe de leur interprétation de Schelling : R. Schneider, Schellings und Hegels
schwäbische Geistesahnen, diss., Bonn, 1936 (éd. en 1938), et L. Zahr, Die Sprache als Grenze
der Philosophie. Eine Interprétation der « Weltalter ». Fragmente von F. W. J. von Schelling,
diss., Munich, 1957.
Deux projets d’avant-propos

J e ne doute pas qu’il s’en trouvera beaucoup pour reprocher au


titre de cette œuvre son imprécision, comme le fait qu’il ne
fournisse aucun indice concluant de son contenu, de même qu’il
s’en trouvera beaucoup pour se garder de féliciter l’auteur de cette
entrée en matière qui ne dévoile pas d’emblée l’intention de
l’œuvre en sa totalité. Des écrivains qui traitent d’une matière
connue peuvent bien s’inspirer du poète cyclique chez Horace [1]  ;
mais s’ils ont choisi un sujet dont l’idée, dans une certaine mesure,
n’existe pas encore mais doit d’abord être engendrée, [195] qui n’est
pas susceptible d’être donnée d’un seul coup mais ne peut qu’être
développée progressivement, c’est à un autre usage qu’il leur faut se
plier, à savoir à celui des philosophes, parmi lesquels ceux qui
suscitent l’attente la mieux fondée ne sont pas toujours ceux qui
commencent de but en blanc par une description de la philosophie
<autrement dit qui commencent par des définitions de ce qui,
autant qu’on sache, s’est toujours soi-même>, comme si celle-ci
pouvait être <rendue> intelligible à tout un chacun sans s’être
engendrée elle-même, comme si la philosophie ne s’était pas de tout
temps elle-même engendrée toute seule.
Cette nature <tout à fait spécifique> étonnante explique peut-être en
partie ce pénible silence imposé aux élèves dans la première école
de philosophie que nous connaissions ; s’opposant diamétralement
aux usages d’autres temps <plus laxistes>, où l’on entend de braves
jeunes gens, chez qui l’on a du mal à détecter qu’ils aient jamais
philosophé, disserter d’un ton fort péremptoire sur la philosophie,
sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle n’est pas. Comme, malgré tous mes
efforts en ce sens, je ne suis pas parvenu à donner une explication
préalable <du sujet> de l’intention dernière et spécifique de cette
œuvre <de ce traité>, mais comme d’autre part il est permis de
supposer que ceux qui <se pencheront sur ce livre> l’aborderont
dans l’intention d’y apprendre ou d’en apprendre quelque chose
(car ils feraient mieux sinon de l’écarter avec dédain), il ne me reste
plus, semble-t-il, qu’à les prier très immodestement de s’imposer
volontairement à eux-mêmes ce silence pythagoricien,
provisoirement du moins et ce jusqu’à ce qu’ils soient parvenus par
une lecture effective jusqu’au concept du sujet traité, car ils
pourraient bien sinon ne pas être récompensés de la peine qu’ils se
seront donnée, ne serait-ce que de la maigre récompense de savoir
quel est le contenu de cette œuvre.
Du reste, que chacun le lise sans prévention et sans idée préconçue
comme l’œuvre d’un auteur <totalement> inconnu ; mais aussi en
faisant preuve d’un entendement droit, en prenant les mots bien
connus dans le sens que leur confère la langue commune, et non
dans le sens tordu que leur donne telle ou telle école ; car tous les
systèmes sont d’hier, tandis que la langue du peuple, elle, est en
quelque sorte de toute éternité. C’est pourquoi <je n’écris pas> cette
œuvre n’est pas destinée en priorité ni exclusivement à l’école, mais
à tous ceux qui aimeraient voir un fruit des efforts scientifiques
zélés de notre temps, [196] et y gagner quelque chose de profitable à
ce temps, et susceptible de devenir en lui un principe vivifiant. Car
notre nation est du genre à ne pas reculer devant l’extrême
micrologie <philosophique> scientifique et à suivre les recherches
les plus ardues ; mais elle aimerait finir par voir quelque chose la
regénérer et la refonder ; quelque chose qui la fortifie
intérieurement et extérieurement, <la remette sur pied> et lui
donne une ferme assise.
Dans quelle mesure cela lui est à présent particulièrement
nécessaire, <chacun peut> cela se laisse aisément diagnostiquer,
étant donné qu’une partie de notre nation a totalement sombré,
tandis que l’autre partie s’est aventurée si haut que ses pieds, au-
dessous d’elle, ne parviennent plus à trouver la terre ferme. Depuis
la disparition du paisible accord dans lequel vivaient encore les
sciences il n’y a pas si longtemps, on peut situer la spécificité de la
philosophie dans un effort d’une belle constance pour se
spiritualiser, bien que de cette façon, si l’on en juge du moins par les
résultats, le procès recherché ait surtout consisté à faire du sur-
[2]
place   . L’ancienne métaphysique se déclarait, comme son nom
suffit à l’indiquer, une science suivant la physique, et par
conséquent elle en était également issue dans une certaine mesure,
non pas certes comme sa constante émanation, ni non plus comme
sa continuation, mais comme élévation, au sens où une loi
universelle veut que le supérieur procède de l’inférieur. La
philosophie moderne a totalement supprimé la relation par laquelle
elle se rattachait à cet élément inférieur ; et sur la lancée de ces
prétentions à atteindre un monde supérieur, elle a cessé d’être
métaphysique pour devenir hyperphysique ; elle qui prenait son
élan vers le surnaturel, la voilà retombée dans le manque de
naturel ! Elle avait honte de commencer par la terre, honte de se
cramponner à la créature comme à une échelle, et de déduire les
pensées suprasensibles, comme un esprit qui a subi l’épreuve du
feu, de la terre, de l’air, de l’eau et d’autres éléments. Mais en
perdant la pesanteur terrestre, elle a perdu également le pouvoir de
s’élever jusqu’au ciel. Ne pas sacrifier ni rejeter cette pesanteur, la
conserver au contraire et la surmonter, là est la grandeur, de même
que la force de l’aigle en vol ne <se reconnaît pas> consiste pas pour
lui à ne pas sentir la résistance de l’air mais, en surmontant cette
résistance, à en faire un moyen d’ascension. Seul est pour ainsi dire
admis aux matières spirituelles celui qui a d’abord [197] éprouvé
totalement et résolument leur contraire ; de même que seul peut
être appelé libre celui qui s’est trouvé confronté à la nécessité et
connaît les conditions auxquelles il peut agir. L’itinéraire de toute
science vivante ne consiste pas à aller de haut en bas mais de bas en
haut. L’arbre qui puise de [3]  la terre sa sève et sa vie peut bien
espérer pousser jusqu’au ciel sa cime toute chargée de fleurs ; mais
les pensées de ceux qui veulent dès le début se séparer de la nature
sont des plantes sans racines, même les plus spirituelles d’entre ces
pensées ne sont comparables qu’à ces fils délicats que l’on voit à la
fin de l’été en suspens dans l’air, également incapables de toucher le
ciel et de parvenir par leur propre poids jusqu’à la terre.
Le manque total de réalité qui affecte la prétendue métaphysique,
son insuffisance fut si universellement ressentie par tous ceux que
la nature a attirés [4]  ou <qui> auxquels une expérience supérieure
<apprend> a appris à pressentir dans l’univers des liens plus
profonds, que pendant fort longtemps on ne l’a plus tolérée que
comme une occupation pour la jeunesse immature et
inexpérimentée, jusqu’au moment où, incapable de se dissimuler
plus longtemps son impuissance, elle la reconnut elle-même
ouvertement et la confirma en quelque sorte solennellement en
instituant un tribunal où elle instruisit son propre procès [5] . Et cela
s’est passé précisément au moment où elle pensait s’être
spiritualisée au maximum et <surtout n’avait effectivement rien
voulu laisser subsister du monde> où elle avait déclaré pure
apparence, rien de réel en soi, tout ce qui n’est pas spirituel, en
sorte que ce qui devait arriver arriva : le plus bas se confondit avec
le plus haut, et l’inférieur avec le supérieur. Depuis cet
ébranlement, on s’est bien efforcé <d’extirper autant que possible le
concept encore par trop pesant du savoir> de spiritualiser encore
plus ce qu’il restait du spirituel <pour finalement volatiliser toute
pensée et tout savoir, même en ce qui touche notre propre corps, en
la fugitive vapeur du sentiment et du pressentiment, tant et si bien
qu’en fin de compte même la conviction que nous avons de
l’existence de notre propre corps ne serait à tout prendre qu’une
vague croyance>, on s’est bien efforcé aussi de trouver quelque
chose qui fût autant que possible plus spirituel encore que le savoir,
d’une pesanteur encore trop grande, et ainsi de faire, non pas
comme c’est souvent le cas, de nécessité vertu, mais d’ignorance
vertu.

II
[198] J’ai bien songé commencer ce livre, comme c’est l’habitude,
par une introduction distinguée, qui eût permis d’une part
d’indiquer au lecteur, de façon exhaustive, de quoi il devait traiter
et, d’autre part, de guider progressivement ce même lecteur, sans
qu’il s’en aperçoive, vers de profondes spéculations. Mais plus je
m’y suis essayé, et plus m’est apparue mon in <capacité> habileté en
cet art. C’est pourquoi j’ai pris sans tarder la résolution d’aller
directement et sans détours à la chose même. Car je n’étais pas sans
avoir souvent remarqué que lorsqu’on traite du savoir en ce qu’il a
de plus éminent, les introductions aboutissent souvent à l’effet
contraire à l’effet manifestement recherché. Car comment
introduire autrement qu’avec des concepts et des pensées qui se
situent en dehors de la science, ou en partant de présuppositions
qui ne reçoivent leur véritable signification comme leur totale
confirmation qu’au sein de la science elle-même ? C’est pourquoi ce
genre de préliminaires a pour seule conséquence que les sages
restent suspendus à l’introduction et n’en viennent jamais à la
chose même. <C’est> Ce fut toujours, jusqu’à aujourd’hui, le
principal affairement de toute sophistique que de se tenir pour
ainsi dire devant la science et en dehors d’elle, comme d’empêcher,
par des bavardages à n’en plus finir, et ne cessant de tourner autour
du pot, qu’on en vienne jamais à la science elle-même. C’est
pourquoi j’ai retiré tout ce qui pourrait servir à introduire à
l’œuvre, et que j’avais rassemblé à cette fin, pour le mettre au beau
milieu de l’œuvre, là où chacun pourra le trouver, le comprendre
mieux, et jugera de façon plus juste que si je l’avais placé au
commencement. Je ne m’inquiète nullement d’avoir dû commencer
d’emblée, pour cette raison, par les sujets les plus ardus et les plus
obscurs. Car même dans des matières communes, tout
commencement est difficile ; difficulté ô combien plus grande
lorsqu’il s’agit du commencement de tout commencement ! De
même qu’il n’est pas possible de connaître l’avenir sans un don
particulier du ciel, scruter les profondeurs du <passé> temps
primitif exige aussi une tournure d’esprit spécifique, et, avec
prévoyance, Dieu cache dans les ténèbres de la nuit le
commencement du passé comme l’issue de l’avenir.
À la question de savoir ce qui est le Prius et ce qui, de toute la
nature, a la plus haute Antiquité, Thalès de Milet aurait déjà
répondu : Dieu, parce qu’il est sans commencement ni fin [6] .
Réponse un peu hâtive, certes, [199] d’autant qu’elle est celle d’un
philosophe païen <mais qui n’en invite pas moins à une réflexion
profonde et de longue haleine>. Mais nous ne savons pas au juste ce
qu’il pouvait bien penser sous ce nom de Dieu. Et en aucun cas, du
seul fait de prononcer le nom de Dieu, nous ne connaissons par là
les profondeurs de son essence. Car Dieu n’est pas un Etre mort,
fixe, c’est au contraire un Etre vivant, voire la vie la plus haute qui
soit. Je sais pertinemment à quelles interprétations ont donné lieu
ces mots, et de quelle façon on s’en est débarrassé pour ne plus
avoir en fin de compte que quelque chose de fixe et d’inerte <mais
ce n’est pas ainsi que l’on peut contourner de tels>. Halte-là, chers
amis [7]  ! Ce n’est pas ainsi que l’on peut s’y prendre avec d’aussi
splendides paroles, tout à fait à leur place dans l’Ecriture ; il ne vous
sera pas si aisé de les confisquer, ni de les transformer en paroles
apocryphes. Or il n’y a pas de vie sans devenir ni sans mouvement,
et la vie divine ne fait pas exception à cette règle, ni Dieu lui-même
dans la mesure où il est vie. C’est à vrai dire un devenir éternel, à
savoir un devenir advenu de la liberté, qui advient toujours et
jamais ne cessera d’advenir (il me faut m’exprimer ici de façon
quasiment inintelligible — car il est de mise aujourd’hui de
distendre à ce point les concepts qu’on n’est plus à même de
comprendre ce qu’est un devenir éternel) ; mais éternel ou non, un
devenir n’en reste pas moins un devenir. Il n’y a ni vie, ni devenir
ni mouvement propre qui n’ait un début et qui n’ait une fin. La vie
de Dieu ne fait pas exception à cette règle, et Dieu non plus dans la
mesure où il est vie. (Non que Dieu lui-même soit sans
commencement ni fin.) C’est à vrai dire un commencement éternel,
autrement dit c’est de toute éternité que ce devenir a commencé
ainsi, commencera toujours et jamais ne cessera de commencer. Sa
fin est elle aussi une fin éternelle, c’est-à-dire <que Dieu> Dieu n’est
pas quelque chose d’infini, contrairement à ce que l’on pense
d’ordinaire, c’est au contraire <pour dire les choses de façon aussi
concrète que possible> ce qui éternellement est venu à stance, ne
cesse ni ne cessera jamais de venir à stance <c’est-à-dire d’être
véritablement Dieu>. C’est donc parler grossièrement que de dire de
Dieu qu’il est sans commencement ni fin là où il faudrait bien plutôt
dire qu’il est sans commencement de son commencement et sans
fin de sa fin, autrement dit qu’il commence et finit éternellement.
Or il n’y a pas de commencement sans que soit pensé au préalable
comme non-étant ce dont le commencement est commencement.
Non pas certes comme absolument non-étant, mais comme non-
étant relativement à ce qu’il doit devenir. Faudrait-il donc, pour
comprendre le [200] devenir divin, aller jusqu’à penser Dieu lui-
même comme non-étant ? Assurément, cher lecteur, et il me faut ici
t’apostropher ; il ne s’agit pas ici, en effet, d’affirmer ou de poser
pour ma part ceci ou cela, comme s’il te fallait tout comprendre sur-
le-champ ; ce dont il y va, c’est que tu <te donnes la peine> y mettes
du tien et fasses appel à tes propres lumières pour le comprendre.
Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit, ne le permets pas non plus
à quiconque. Je n’ai pas dit que Dieu est devenu à un moment
quelconque, ni même une seule fois, un non-étant. Sois bien
convaincu que je prends au sérieux l’éternité de Dieu, plus
sérieusement même que tous ceux qui médisent de mes propos ; ne
va pas croire non plus qu’il s’agit pour moi de provoquer
l’étonnement ou la stupéfaction en recourant à un langage insolite
et étrange ; il s’agit simplement de te faire accéder à une
compréhension qui, à en juger par la doctrine que tu soutiens, t’a
fait défaut jusqu’à présent, et sans laquelle les termes aussi évidents
que galvaudés de « vie » et de « vivant », appliqués à Dieu, ne sont
que flatus vocis. Je t’ai déjà dit que la vie de Dieu est pour moi un
devenir éternel. Or si l’être de Dieu est comparable à un devenir (si
éternel soit-il), on peut l’assimiler à une transition (si éternelle soit-
elle) du non-étant à l’étant, et il te faut dès lors poser Dieu comme
non-étant, non qu’il eût été de fait, à un quelconque moment, non-
étant (lui qui éternellement se meut vers l’être), mais par simple
clarté conceptuelle, et afin que tu sois à même de comprendre ce
devenir.
Gardez donc le silence, esprits qui vous croyez pieux et qui n’avez à
[8]
la bouche que votre « sentiment » et votre « proximité de Dieu »   ,
vous que l’on surprendrait presque à dire que vous ne sauriez un
seul instant vous passer de Dieu. Il est des moments dans la vie où il
faut savoir se passer de Dieu, et demeurer calme et serein même à
défaut de Dieu, s’il est vrai du reste qu’il est loisible à Dieu de retirer
à l’âme sa lumière et sa force. L’abandon cherche Dieu, dit un poète
mystique du XVIe siècle   . Mais abandonner Dieu est aussi abandon,
[9]

que peu [10]  d’hommes conçoivent.

Notes du chapitre
[1] ↑ Cf. De arte poética, 136.
[2] ↑ Développement similaire, parfois mot pour mot, dans l’Introduction à Clara.
[3] ↑ auf, coquille pour aus.
[4] ↑ Au nombre desquels Schelling compte en tout premier lieu Kant lui-même, auquel la
Contribution à l’histoire de la philosophie moderne reconnaîtra, par opposition à Jacobi,
« un grand amour et une profonde connaissance de la nature » (trad. fr. citée, p. 195 ;).
[5] ↑ Allusion non voilée à la façon dont Kant lui-même présente la Critique de la raison
pure en 1787 (Β XIII).
[6] ↑ Diels-Kranz, Dit Fragmente der Vorsokratiker, t. I, p. 4 : πρεσβύτατον τῶν ὄντων
θέος.
[7] ↑ lieben, coquille pour liebe.
[8] ↑ Expressions typiques de Jacobi.
[9] ↑ Sic ! Angélus Silesius — de son vrai nom Johannes Scheffler —, dont Schelling cite le
Pèlerin chérubinique (II, 92), a vécu en réalité de 1624 à 1677. Il était donc à peu près
contemporain de Leibniz, qui l’admirait tant.
[10] ↑ L’édition Schröter porte wir au lieu de wenig — cf. MARQUET, p. 400 n.
Brouillon d’introduction

Introduction

[ 201] Passé, étonnant concept, commun à tous <et> intelligible à


bien peu [1]  ! Sans un présent déterminé, tranché, il n’est pas de
passé ; combien jouissent d’un tel présent ? L’homme <qui ne
s’arrache pas à lui-même, qui n’oubl. qui ne s’élève pas en soi-même
[2]
à partir de tout prés.>    n’a pas de passé, <qui ne> ou n’a à
longueur de temps qu’un passé. Ceux qui ne veulent pas progresser
lorsque tout va de l’avant deviennent, entraînés sans en pouvoir
mais, des panégyristes bien impuissants des temps passés, de
débiles contempteurs du temps présent. Un passé qui à chaque
instant qui s’écoule semble s’accroître de cet instant même <n’est
[3] [4]
pas>    le vrai <passé>    ; car comment <y aurait-il> serait-il <là où
toute chose dans l’instant même> un présent là où toute chose, dans
l’instant même où elle est dite comme étant, est déjà devenue du
passé ? Ici le passé lui-même n’est pas encore passé, c’est-à-dire
séparé du présent. Ce passé est <toujours> en devenir et n’est pas
encore.
<S’il en était du> Si le monde n’était, comme certains de nos soi-
disant sages le prétendent, qu’une chaîne de causes et d’effets allant
à l’infini dans un sens comme dans l’autre, sans commencement ni
fin, sans que le commencement trouve sa fin ni que la fin à son tour
retrouve son commencement, il serait sans passé et sans avenir. <Il
s’en trouve qui nient les deux, car en l’absence de progrès sombre
ce qui > Il s’en trouve qui nient les deux et pourtant la croyance aux
deux semble <est> être également essentielle à l’humanité [5] .
[202] Comme est bienfaisante, comme est salutaire pour l’homme la
conscience d’avoir [6]  quelque chose derrière soi, c’est-à-dire de
l’avoir fait, de l’avoir posé comme passé ! Comme l’avenir lui
devient propice, comme il lui devient léger, sous cette condition
[7]
d’accomplir quelque chose    ! <Si <le culte> le souvenir de glorieux
ancêtres a encore quelque pouvoir sur un peuple qui ne s’est pas
tout à fait éteint ou sur une race qui n’est pas encore entièrement
dégénérée, la conscience de < prestigieux > nobles aïeux, pourquoi
<S’il n’en allait pas ainsi, en tout et en grand, de ce que nous
nommons le monde, et si>
Mais si se trouvait confirmée et fondée, eu égard au monde, <cette>
l’antique parole selon laquelle il n’y adviendrait rien de nouveau ; si
à la question : qu’est-ce qui est advenu ? <l’antique> la seule bonne
réponse était toujours : ce qui adviendra par la suite, et à la
question : qu’est-ce qui adviendra ? Cela qui est déjà advenu
auparavant, en ce cas, donc, il s’ensuivrait seulement que le monde
n’aurait en soi ni passé ni avenir, que tout ce qui y est advenu
depuis le début comme tout ce qui y adviendra jusqu’à la fin
supposée des choses n’appartient qu’à un seul vaste et unique
temps ; que le passé véritable et proprement dit, le passé
<inconditionné, qui l’est radicalement> universel, le passé radical
est à chercher avant le monde et en dehors de lui et que l’avenir
proprement dit, l’avenir universel, absolu est à chercher après le
monde et en dehors de lui — et ainsi se déploierait sous nos yeux un
grandiose <universel> système des temps dont le système des temps
humains ne serait lui-même qu’une réplique, qu’une répétition
dans un cercle plus restreint.
Que de facettes offre l’essence du temps ! Maintenu, dans le
concept, en opposition à l’éternellement <digne et> vrai, comme il
est vide ! Au point qu’il semble presque n’être qu’un simple carillon
qui serait le fruit de nos pensées et qui cesserait dès que nous ne
compterions plus heures et jours ! Tantôt cet être passe inaperçu, à
la manière des esprits, et chemine d’un pas si discret que nous
serions enclins à dire [203] avec l’Oriental qu’il est au repos sans
cesser de voler et vole sans cesser d’être au repos ; et tantôt il
s’avance à grandes enjambées, tel le fracas du tonnerre, et la terre
alors de trembler sous ses pas, et les peuples et les cités de
s’effondrer, et l’homme de frissonner intérieurement, broyé, abattu.
Il y a quelque ironie dans le fait que ceux qui ont coutume de juger
le temps de peu d’importance et le tiennent pour une simple forme
de nos représentations soient précisément ceux qui se voient forcés
de s’en plaindre haut et fort, preuve, s’il en est, <que sa réa.> qu’il
en ont terriblement ressenti la réalité.
Distinguer en lui apparence et essence <concept>, forme et réalité
serait par conséquent <depuis longtemps bien nécessaire serait de
quelque profit ne serait pas sans profit comme nous l’avons depuis
fort longtemps> bien nécessaire si le temps de telles recherches
abstraites n’était pas passé. C’est à bon droit que dans l’état actuel
de notre science nous exigeons de tout voir en vie et en action,
convaincus que chaque élément ne poursuit sa croissance qu’avec
le tout et en rapport avec tout le reste, nous ne traitons plus les
objets de quelque importance par chapitres, et nous désirons
produire toujours le tout comme se formant en même temps dans
toutes les parties, même si cela ne se fait pas d’un seul coup, de
façon non pas <morcel.> fragmentaire mais organique.
Nous pressentons qu’un organisme réside, profondément enfoui,
dans le temps, et jusque dans l’infiniment petit. Nous sommes
convaincus (qui ne l’est pas ?) que chaque grand événement, que
chaque action de conséquence a son jour, son heure, son moment
prescrits, qu’aucune n’éclate au grand jour ne fût-ce qu’un rien de
temps avant que ne le veuille la force qui retient et tempère les
temps. S’il était par trop présomptueux de vouloir déjà scruter ou
exposer les merveilles et les abîmes des temps eux-mêmes, le
moment me semble pourtant venu de faire état de ce système des
temps auquel nous avons fait allusion, et de le développer en sa
portée la plus vaste.
Le passé est su, le présent est connu, l’avenir est pressenti.
Ce qui est su est objet de récit, ce qui est connu objet d’exposé, ce
qui est pressenti objet de prophétie [8] .
[204] <Notre histoire habituelle> Pour la première de ces
propositions, il est clair pourquoi toute science, au sens propre et
éminent, se tourne vers le passé. Moins claires sont les raisons pour
lesquelles notre science, qui par essence et dans la plus stricte
acception du terme est histoire, ne l’est pas également quant à sa
forme, ou n’est pas, de ce fait, récit.
Soit toute science que nous avons des choses passées se fonde sur
un témoignage externe, soit il lui faut être accréditée par un
témoignage interne. Mais, à considérer les choses précisément, un
moyen extérieur ne suffit jamais ni en rien à la science proprement
dite. Car que serait ce qu’il est convenu d’appeler <l’histoire> la
science historique si aucun sens interne ne lui venait en aide ? Elle
serait ce qu’elle est chez beaucoup, qui savent bien <beaucoup de>
autant que faire se peut tout ce qui s’est passé mais savent rien
moins que l’histoire proprement dite. Pourtant, des choses
extérieures du monde et des choses arrivées au cours du temps,
ayant existé extérieurement, se prêtent au moins à être saisies de
l’extérieur, et même si chacun doit < avec la prudence qui convient
> chercher en lui-même < l’intelligence > la clef lui permettant de
les comprendre, c’est sur la foi d’un témoignage externe que ces
choses sont bel et bien admises, avec la prudence qui convient,
comme ayant eu lieu. Mais il en va tout autrement des choses qui se
situent en dehors du monde et au-dessus de lui. Car ces choses
exigent absolument, quant à elles, d’être, au sens propre, l’objet
d’une « conception » (Empfängnis) interne et spirituelle et ne
[9]
sauraient en général être admises sans l’ouverture    du sens qui
leur est approprié ; Dieu lui-même instruirait-il l’homme de ce
passé que l’homme ne pourrait néanmoins l’admettre si aucune
réceptivité (Empfindung) interne ne lui venait en aide, si aucun
sentiment devenu vivant en lui-même ne venait à la rencontre de
cette instruction. Aucune révélation ne peut nous instruire
autrement qu’en éveillant notre être propre de telle façon que nous
possédions par une certitude et une science interne propres les
choses qu’elle veut nous communiquer. Or un témoignage humain
n’a même pas ce pouvoir : car chacun est également proche et
également éloigné de l’origine des choses, et si tel homme est plus
proche et tel autre plus éloigné de la source des événements, et
partant de leur intelligence, le rapport à Dieu est pour chaque
homme tout aussi immédiat.
[205] Mais qu’en est-il de cette intériorisation, et partant de ce
savoir du passé ? Comme ce passé ne saurait strictement entrer en
nous de l’extérieur, il lui faut bien être déjà là, mais comme une
image sinon tout à fait éteinte, du moins oubliée et obscurcie dans
notre âme. La science est donc au sens propre remémoration ; et de
même que nous n’exigeons pas de témoignage externe des choses
que nous avons considérées nous-mêmes et sur le vif, mais
demandons tout au plus au souvenir d’y subvenir, il en va de même
des choses supra-temporelles qui, si éloignées qu’elles aient pu nous
paraître, s’avèrent bientôt infiniment plus proches que mille autres
choses, que toutes autres choses s’étant déroulées dans le temps. Ce
qui surmonte le monde doit être un principe extra-mondain et
supra-mondain, et inversement, celui qui connaît au moyen d’un
principe extra-mondain et supra-mondain doit également connaître
ce qui se situe en dehors et au-dessus du monde. Créée et puisée à la
source des choses, l’âme humaine a dans une certaine mesure une
co-naissance de la création. L’homme, même s’il vit au dernier jour,
n’en a pas moins été créé au commencement des temps.
Mais si réside en l’homme un tel témoin vivant du passé, comment
se fait-il que nous ne soyons pas instruits de ce passé par une vision
immédiate, mais de façon plus ou moins médiate, par des concepts,
et pourquoi ces choses d’avant le monde ne se prêtent-elles pas à un
récit aussi simple et obvie que celui de ce que nous savons
immédiatement par ailleurs ? (Pourquoi recourons-nous, pour
parvenir au savoir, au détour des concepts, pourquoi ces choses
d’avant le monde ne se laissent-elles pas…)
Le principe divin supra-mondain est obscurci et en quelque façon
entravé en l’homme, il lui faut d’abord être libéré comme par
enchantement afin d’accéder de nouveau à la réminiscence de
l’originel : telle est la réponse que donne le même Platon, auquel
nous devons cette vue profonde de la science. Exprimé à notre
façon et pour ainsi dire moins tragiquement, cela donnerait : le
présent au sein duquel nous vivons se rapporte à cet état originel.
Nous nous trouvons ici dans le cas d’un homme qui ne se souvient
qu’obscurément d’une action qui a eu lieu, qui a bien le vague
souvenir d’une action survenue, mais ne parvient que
médiatement, par [206] d’autres circonstances, en éloignant les
représentations qui y font écran dans sa mémoire, à se la rappeler
complètement, et à reconstituer ainsi progressivement, et pour ainsi
dire par bribes, l’événement dont il aurait eu le vivant souvenir et
qui se serait déroulé comme sous ses yeux.
Combien n’ont pas tenté de décrire la naissance des choses pour
ainsi dire immédiatement et en se fiant à l’intuition immédiate ! Et
comment nier que l’homme soit capable d’une transposition, d’un
total recueillement en son principe extra-mondain et supra-
mondain, et par conséquent d’une élévation de toutes les forces de
son être intime (Gemüth) dans la contemplation ? Mais il lui faut dès
lors renoncer à l’exprimer. Car il y a en toute intuition quelque
chose d’indicible ; si nous voulons expliciter un être quelconque,
fût-ce le plus commun qui soit, il nous faut l’aborder partie après
partie, l’analyser, et <abandonner> sacrifier par conséquent, ce
faisant, l’unité, la complétude et l’intensité de l’intuition. L’homme
qui veut perdurer dans cette intuition plane, il oublie l’état actuel,
qui se rapporte à cet élément pré-mondain et supra-mondain
comme l’état de développement à celui d’enveloppement, et dont la
véritable finalité consiste en ceci que ce qui en cet état était
simultané et réuni se trouve en celui-là au plus haut point dissocié
et déployé. De même que tout ce qui forme un tout a besoin de
temps à autre, pour sa conservation, d’être réduit à son
commencement, l’homme lui aussi a besoin de revenir toujours à
nouveau à la simplicité originelle de son être. Il ressent, en ce
sentiment d’unité, la plus haute félicité dont il soit capable. Mais
vouloir jouir pour ainsi dire constamment de cet état va à l’encontre
de la modestie qui sied à la vie présente. Plus que tout autre, le
chercheur scientifique a besoin de se rapprocher ainsi de l’originel ;
le poète n’est pas seul à connaître de tels ravissements, le
philosophe a lui aussi les siens ; mais ces ravissements ne
conviennent que pour lui, non pour le monde. Et il en a besoin, afin
d’être préservé des concepts forcés d’une dialectique vide et terne
par le sentiment qu’il a de l’indescriptible réalité de ces
représentations supérieures. Mais dès qu’il veut parler
immédiatement à partir de la contemplation, il perd la mesure qui
lui est nécessaire ; il n’est plus maître de ses pensées, et dans sa
vaine lutte pour exprimer l’inexprimable, malgré tout, il perd toute
assurance. Il lui arrive bien de tomber juste, mais sans en [207] être
certain, dans son incapacité à ériger fermement face à lui et à
contempler dans son entendement, comme en un miroir, ce sur
quoi il tombe.
C’est ici, donc, que passe la ligne de démarcation entre la théosophie
et la philosophie, que tout ami de la science s’attachera à maintenir
dans toute sa netteté. Le sobre concept qu’avait le divin Platon de la
science, d’après lequel elle consiste en une active réminiscence,
comme lorsque nous cherchons à reconstituer toute une mélodie à
partir de quelques notes que nous en avons retenues [10] , nous
montre que toute activité scientifique consiste en un commerce
intime avec nous-même, dans lequel pour ainsi dire nous nous
dédoublons et entrons en dualité avec nous-même. Comme dans
l’effort pour nous rappeler un nom, une chanson, une phrase, il y a
pour ainsi dire deux êtres en nous, dont l’un questionne et présente
à celui qui sait, en qui dort le souvenir, une chose, puis une autre,
en lui demandant s’il les reconnaît, jusqu’à ce qu’il approuve enfin
ce qui lui est présenté et que tous deux s’unissent dans la plus haute
certitude : ainsi en va-t-il de la recherche philosophique, et cet art
de l’entretien intérieur avec soi-même est le secret du philosophe,
dont l’art extérieur — qui à partir de là s’appelle dialectique — n’est
que la réplique, et là où la dialectique est devenue purement
formelle elle n’en est que l’apparence et l’ombre. Car ce n’est pas en
nous l’élément sachant qui aspire à la science, laquelle lui est innée,
mais l’être inférieur auquel il est lié et dont il est lui-même offusqué
s’il n’en est pas séparé, sans que celui-là devienne pour autant
sachant. C’est pourquoi tous deux aspirent tout aussi intensément à
la séparation, celui-ci afin d’être rapatrié en sa liberté originelle,
celui-là afin de pouvoir être fécondé par lui et de devenir
également, encore que d’une tout autre façon, sachant.
Ce pouvoir, donc, qui nous appelle pour ainsi dire constamment à
l’anoblir, le philosophe ne doit pas le perdre de vue dans son effort,
et surtout il doit avoir en vue que ce qui est présent à celui qui sait
comme quelque chose d’indivisible et d’éprouvé tout d’un coup
s’adresse, prend naissance en celui qui ne sait pas comme étant un
tout de composition sans parties, mais un tout à sa ressemblance,
comme reflété en un miroir.
[208] Telle est donc l’explication du fait que la science puisse être
par essence histoire, sans pouvoir l’être cependant quant à sa
forme, telle est également la raison pour laquelle, dans l’œuvre qui
suit, nous serons moins des narrateurs que des chercheurs. Car
notre science n’est pas encore totale remémoration, elle n’est qu’un
effort vers la reprise de conscience. Nous ne vivons pas dans la
contemplation mais dans l’engendrement et la réalisation, faite
d’étapes successives, ce qui ne peut se faire en se passant
totalement de réflexion. Ce que nous nommons science est donc
davantage un désir de science que la science elle-même, et telle est
sans conteste la raison pour laquelle ce grand homme de l’Antiquité
lui a donné le nom de philosophie auquel on s’en tiendra [11] .
Mais s’il était possible que le souvenir du tout début des choses
devînt en l’homme si vivant qu’il soit permis de songer à une
transmutation de la philosophie en science, l’insipide caquetage
(Geklapper) d’une dialectique vide de tout contenu et purement
formelle serait bien le dernier endroit où il conviendrait de la
chercher : il conviendrait bien plutôt de se tourner vers le
grandiose poème héroïque que dicte le temps lui-même,
embrassant, comme les voyants du temps primitif en eurent la
renommée, ce qui est, ce qui fut et ce qui sera. Car aucun des trois
ne peut en vérité être perçu sans les autres.

Livre premier - Le passé


Tout ce qui était avant le monde ne peut pas pour autant être mis
au compte du passé. Comme en lui-même, l’homme reconnaît aussi
dans le tout quelque chose qui s’élève au-dessus de tout temps, un
commencement qui jamais n’entre dans le temps mais demeure
éternellement en dehors de lui. C’est pourquoi il nous revient à
nous aussi, avant de
Le Prius est ce à partir de quoi commence tout développement et
qui est posé comme passé du fait de ce développement ; le terme
ultime, ce vers quoi se dirige le parcours de tout développement.
Mais comme en tout développement se maintient l’identité de l’Etre,
c’est donc un seul et même Etre qui est premier et ultime non moins
que le moyen terme entre les deux, et cet Etre un est donc en tant
que cela que sont commencement, moyen terme et fin, en dehors
du développement et donc également en dehors et au-dessus du
temps. Si l’on appelle cette unité l’Eternel, il n’y a pas pour autant
trois Eternels mais ils [209] sont trois à être chacun l’Eternel, ou
plus précisément encore, à être chacun le même que ce qu’est
l’Eternel.
Comme en lui-même, donc, l’homme doit reconnaître dans l’univers
quelque chose d’éternel qui n’a strictement aucun rapport avec le
temps et qu’il lui faut présupposer en tout devenir et en tout
développement. Dans la mesure où notre intention expresse est de
parvenir à une intelligence de ce développement, nous devons nous
aussi avant tout reconnaître ce quelque chose d’éternel, et le
trouver autant que possible tel qu’il se distingue du Prius qui, une
fois trouvé, permet lui-même à tout développement de commencer.
Or la plupart soutiennent que Dieu serait le plus ancien de tous les
Etres, c’est-à-dire de l’Ens. Ils comprennent nécessairement par là le
Dieu étant. Mais s’il est vrai que, comme on a également coutume de
dire, Dieu est l’Etre qui contient en soi le fondement et la cause de
son existence, ce Dieu contenant en soi le fondement et la cause de
son existence doit être au-dessus et précéder, sinon selon le temps,
du moins selon la nature et le concept, le Dieu étant. Ce même Dieu
ne peut donc de ce fait être qualifié d’étant, c’est d’ailleurs la raison
pour laquelle quelques Anciens ont exprimé Dieu comme un « au-
dessus de l’étant ».
Mais comment commencer à décrire la Pureté de cet Etre qui va
jusqu’à expulser l’être hors de soi, dont la pureté est telle que seule
la plus grande intimité autorise la pensée à s’élever un tant soit peu
jusqu’à elle ? Tout Existant est déjà en tant que tel quelque chose de
déterminé, qui se trouve dans tel état de développement, en lui est
renfermé quelque chose d’infini qu’il aimerait révéler, il a donc en
lui l’aiguillon du développement, car tout Etre, loin de se contenter
d’être, veut être à nouveau ce qu’il est, autrement dit se montrer
comme étant cela qu’il est. Quelques-uns, qui sentaient bien sans
doute cette contrainte à laquelle tout exister doit se plier, et en
s’imaginant peut-être la dépasser, ont fait de la vie ou de l’être en
soi ce qu’il y a de suprême — mais c’est là soit un concept abstrait,
soit quelque chose qui se trouve encore subordonné à l’étant. C’est
dans la liberté affranchie de tout être que réside la gloire la plus
haute ; [210] seul ce qui est aussi non-étant vit dans une liberté
surnaturelle et, comme nous serions tentés de dire, supra-divine.
Il ne peut qu’apparaître inconcevable au sens commun, qui n’a
jamais ressenti en soi-même cette liberté et qui tient l’existence
pour le comble de la perfection, que ce qui contient toute force et
toute capacité à être puisse soi-même ne pas être ; c’est pourquoi il
demande : qu’est-ce donc, si ce n’est rien d’existant ? Et de trouver
pour seule réponse : c’est donc un néant, ou quelque chose de
semblable, comme le zéro est l’annulation de tout nombre.
Assurément c’est un néant, mais au même titre que la volonté qui
ne veut rien, qui ne désire rien de spécial, n’incline pas d’un côté
plutôt que d’un autre, et qui de ce fait n’est mue par aucune chose.
Une telle volonté est rien et elle est tout, car toutes choses lui sont
soumises et elle règne sur tout, elle sur qui rien ne règne.

Notes du chapitre
[1] ↑ Rem. marg. : La représentation du passé est commune à tous les hommes, mais c’est
à bien peu que le passé véritable.
[2] ↑ sans une constante gradation vivante de soi-même, qui ne s’arrache pas de lui-
même à tout ce qui est présent, qui ne se libère pas de tout ce qui est advenu ou présent.
[3] ↑ ne peut être.
[4] ↑ être.
[5] ↑ Rem. marg. : Cato major de milit. ad Carthag. inter quos Scipio : Celui-là seul est sage,
les autres vacillent comme des ombres.
[6] ↑ comme on dit.
[7] ↑ Rem. marg. : <Tout> L’homme d’expérience sait que tout homme doué de vitalité et
de volonté est capable de se donner un véritable passé, que seul ce même homme jouit
également d’un véritable présent comme seul il affronte un véritable avenir.
[8] ↑ Rem. marg. : Qu’il est délicieux le ton des récits de l’his. proprement dite du passé, à
comm. par le péché ? Science véritabl. éminente.
[9] ↑ En lisant Aufschliessung au lieu d’Ausschliessung.
[10] ↑ Cf. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Préface (Die phil. Schriften,
éd. Gh., t. V, p. 45-46) : « … les habitudes acquises et les provisions de notre mémoire ne
sont pas toujours aperçues et même ne viennent pas toujours à notre secours au besoin,
quoique souvent nous nous les remettions aisément en l’esprit sur quelque occasion légère
qui nous en fait souvenir, comme il ne nous faut que le commencement pour nous
souvenir d’une chanson. »
[11] ↑ Cf. supra, p. [5].
Huit fragments isolés

Feuille volante à moitié déchirée

S ’il y a bien quelque chose de tel que des temps de la Révélation


divine, pourquoi des temps ne seraient-ils pas pensables en
cette Révélation la plus précoce et la plus universelle par laquelle
fut posé le fondement de toute révélation ultérieure ? Pourquoi
serait-il impossible que l’obscur concept de l’éternité précédant le
monde se décomposât à nouveau en temps aux yeux de qui en a
une vue profonde, tout comme les nébuleuses dont le vague halo
semble flou à l’œil profane se décomposent en astres distincts aux
yeux armés d’un télescope ?
Le caractère successif des opérations divines doit avoir son
fondement et sa raison dans les profondeurs les plus intimes de la
divinité et ne doit être dérivé que d’elles. Comme il est aisé de le
voir, cela <ne peut assurément> peut à peine reposer sur autre
chose que sur le rapport que Dieu Même entretient avec sa propre
existence ou (ce qui signifie la même chose selon une définition déjà
ancienne de l’existence), avec sa Révélation.
D’après les concepts reçus et dominants, ce rapport est tout à fait
clair ; <car> ici <c’est une explication admise, une affaire convenue
que) [211] Dieu est <par nature> (suā naturā) un Existant, et pour
cette raison même un Etre existant nécessairement ; explication
reçue et admise dans tous les manuels non seulement de religion
naturelle mais même de religion positive. Selon cette explication,
l’existence de Dieu est arrêtée et réglée d’emblée ; elle est posée du
même coup et tout aussitôt que son essence.
Mais qu’on demande ce qui dans l’homme est proprement Lui-
Même, tout un chacun répondra <que c’est> : l’absolument et
l’inconcevablement libre <en l’homme>. Car tout le reste de ce qui
est mis au compte de l’homme peut bien lui appartenir, mais du
seul fait que c’est en partie indépendant de lui <voire de déterminé
par quelque chose d’autre>, cela <n’appartient> n’est pas <à> son
<propre Moi> Moi propre et le plus intime. C’est pourquoi ce qui en
Dieu est proprement Lui-Même <peut> doit bien <également>

Feuille isolée
La science provient du passé, elle accueille le présent et perce dans
l’avenir. La fin peut être pressentie, le présent peut être senti, seul
le passé peut être su. Si obscur que puisse être le dénouement final,
les hommes le conçoivent néanmoins plus aisément parce que le
mouvement général les pousse eux-mêmes dans cette direction.
Bien moins nombreux sont ceux auxquels il est donné de recueillir
les commencements de la vie, et moins nombreux encore ceux dont
la pensée est à même d’embrasser le tout de la première chose à la
dernière ; en effet, garder en tête la connexion du début jusqu’à la
fin demande de la force d’âme. Or la plupart des hommes s’effraient
face à la réalité de ce mouvement, ils voudraient mettre fin par de
paisibles généralités au conflit que seul un acte est à même de
trancher ; ils voudraient exprimer sous la forme d’un simple
enchaînement de pensées, où le commencement est tout aussi
arbitraire que le mode de progression, le résultat d’une vie qui doit
s’imposer, d’une histoire où alternent, comme dans la réalité, des
scènes de guerre et de paix, douleur et plaisir, péril et salut. Mais
nul ne peut s’imaginer fouler le chemin de la véritable science qui
ne progresse à partir de ce qui est effectivement commencement, de
ce avant quoi en réalité rien n’est pensable, bref de
l’imprépensable [1]  et du Prius jusqu’à ce qui est effectivement la fin,
et cela par des maillons intermédiaires qui s’engendrent à partir de
ce Prius sans procurer aucune entrée à quoi que ce soit d’étranger à
lui, non plus qu’à l’arbitraire ni à [212] l’opinion. Tout ce qui ne
commence pas et ne progresse pas de cette façon peut bien
coïncider par hasard avec la véritable science sur tel ou tel point, ce
n’est jamais qu’une science purement apparente, artificielle et
surfaite.
Thalès de Milet a dû déjà répondre à la question de savoir ce qui,
dans toute la nature, est la première et la plus ancienne des choses.
Nous n’examinerons pas le sens qu’il faut donner à la réponse qu’il
est censé avoir faite ; cependant, qu’on retienne ce qu’on voudra
parmi tout ce qui est reconnu comme étant, toujours l’étant sera
plus ancien car il ne peut rien y avoir de plus ancien, il est par
nature le Prius que présuppose tout le reste, et de même que le Bon,
le Juste ou l’Equitable est nécessairement présupposé de ce qui n’est
qu’un [étant] bon, juste ou équitable, ce qui est l’étant lui-même a
une priorité et une ancienneté (prius et antiquius) sans comparaison
possible avec celles de tout étant particulier qu’on voudra. Il va de
soi que ce qui est l’étant lui-même ne peut jamais se rencontrer
dans l’expérience, en tant que ce où nous ne rencontrons que du
réel ou de l’étant, et que par conséquent.

Feuillet détaché
Parvenir de ce qui est en soi le Prius et le présupposé de tout par
des maillons intermédiaires s’engendrant à partir de lui en une
constante consécution jusqu’au [terme] véritablement ultime,
jusqu’à la fin effective, sans aller chercher rien d’autre ni rien
d’étranger à cet engendrement, telle est sans conteste la voie de la
science parachevée, et toute tentative se situant en dehors de cette
voie ne peut engendrer que des opinions, et jamais un savoir.
Depuis des temps immémoriaux, l’esprit humain s’efforce
d’engendrer une telle science jaillissant de la racine première ; mais
si la plupart des tentatives ont échoué sur le chemin menant au
terme ultime et n’ont pas même trouvé le commencement, la
principale raison de cette totale infortune réside sans conteste dans
l’opinion qui veut que le présupposé de tout ne puisse qu’être
également le comble de l’excellence et, comme ils le mesurent à
l’aune de ce qu’ils désirent plus que toute autre chose, le plus
désirable en soi. Or ce qu’ils veulent sans conteste, c’est être et
vivre : donc de l’étant et du vivant. Mais le [213] présupposé de tout
est tel que non seulement rien n’est avant lui, mais encore rien ne
peut non plus être avant lui, vu que par nature il est le Prius et, de
toutes choses de la nature, la plus ancienne.
C’est pourquoi il ne peut lui-même être aucun étant ; car tout ce qui
est un étant pose du même coup de l’étant autre en dehors de soi, et
ne peut même subsister comme telle forme et figure particulière de
l’être qu’en excluant toutes les autres formes, et donc en les posant
hors de soi : même ce qui est en soi totalement dépourvu de forme
et de figure doit pour être tel, c’est-à-dire pour être un étant, exclure
de soi toutes formes et figures de l’être, les poser effectivement hors
de soi, faute de quoi il resterait toujours indécis face à l’éventualité
de répondre de telle ou telle de ces formes. Il ne peut être lui-même
aucun étant, mais simplement liberté pure. Celle-ci n’admet tout
d’abord rien d’étant, car elle n’a elle-même qu’un rapport immédiat
avec l’être et obstrue pour tout autre qu’elle le chemin qui mène à
l’être, en sorte qu’avant elle, autrement dit tant qu’elle n’est pas elle-
même étant, rien d’autre ne peut être étant. Mais elle n’admet rien
non plus au-delà de l’être, car au-delà de l’être il n’y a que ce qui en
est sujet absolu — à savoir elle-même. Ce qui serait au-delà de l’être
devrait donc se trouver en même lieu (eodem loco) qu’elle et
n’aurait d’autre emplacement pour l’être que celui qu’elle occupe
déjà, en d’autres termes : cet autre devrait être elle-même, cette
pure liberté, car elle-même est sujet absolu ou le seul Étant, en
prenant ce mot au sens de cet être essentiel dont le est, en toute
énonciation possible, est l’expression.
Car en toute énonciation on différencie un être double, l’être
objectif exprimé dans la proposition : A est étant (et tout énoncé
possible contient seulement ceci : soit A est étant en général, soit il
est telle forme et tel mode déterminés de l’être), par le mot étant, et
l’être plus intérieur retournant dans les profondeurs à l’encontre de
celui-ci (gegen jenes), qui réside dans le mot est et désigne l’être du
simple sujet ou, comme on l’a encore appelé, de la pure essence
(esse more essentiae).
Ce qu’il faut pour toute chose présupposer est donc du même coup
la Pureté qui consume tout, ou pour le dire avec l’Oriental, le non-
voilé, la nudité face à quoi rien ne peut subsister.
[214] Or il est clair que ce n’est pas là ce que nous voulons, mais
bien plutôt ce que nous ne voulons pas. Cela ne laisse pas moins
d’être, car l’universel présupposé ne peut répondre à nos vœux déjà
pour la simple raison qu’il n’est pas l’objectif. C’est le préalable à
toute pensée — serait-il sinon l’imprépensable, le Prius ? Il est
moins posé qu’il ne se pose lui-même, non point au sens où cette
autoposition serait d’un type particulier, mais au sens où l’on dit
que quelque chose se fait tout seul, quand nous voulons dire que
nous n’y sommes pour rien. C’est ce qui est pré-supposé d’emblée
par tout poser, ce qui est déjà là avant même que nous y songions
ou que nous nous en avisions, ce qui a toujours déjà occupé les lieux
de l’inconditionné et par rapport à quoi, si tôt que nous partions,
nous arrivons toujours trop tard.
Parce qu’il prend les devants de toute pensée, on a cru ne pouvoir
en exprimer la connaissance que comme intuition : mais comme il
ne peut se conserver en cette intuition en tant qu’objectif, on a cru
devoir qualifier cette intuition d’intellectuelle. C’est à cela
précisément que vise l’autre formulation qui dit qu’il ne peut être
su qu’au moyen d’un savoir nescient, car tout savoir se rapporte
d’abord à un objet, et là où il n’y a pas d’objet il n’y a pas non plus
de savoir ou, si c’en est un, ce ne peut être qu’un savoir nescient.
C’est précisément à cela que vise cette ancienne formulation : il ne
se présente que lorsqu’on ne le cherche pas, et s’enfuit dès qu’on
cherche à le rendre objectif, il n’est connu que par non-
connaissance (ignorando cognoscitur), qu’on veuille en faire l’objet
d’un savoir et il se dérobe à cette volonté.

Feuille détachée
La Pureté, voilà ce que l’homme cherche en toutes choses, voilà ce
qu’il estime et prise par-dessus tout. En sa plus haute quête
spirituelle, il ne peut donc rien chercher d’autre qu’à porter
effectivement à sa connaissance la parfaite Pureté, la Pureté telle
qu’en elle-même, même s’il ne peut la contempler avec <les> ses
yeux <du corps>. Toute autre chose a des propriétés qui permettent
de la connaître et de la saisir, et plus elle a de propriétés, plus elle
est aisément saisissable. La parfaite Pureté, elle, est précisément ce
qui reste quand on ôte la propriété d’avoir des propriétés, elle est
pure simplicité, [215] détachement de tout, qui ne tient à rien, ne
souffre aucun contact, cette sorte de virginité, cette parfaite
simplicité qu’on ne peut immédiatement approcher que par un total
renoncement à la connaissance ; elle est là quand on ne la veut pas,
et s’enfuit quand on tente de la saisir. Dans cette mesure, on ne peut
en avoir qu’une connaissance purement négative. Tandis que la
connaissance effective (positive), celle que l’on cherche
proprement, n’est possible que médiatement, il n’y a rien à
connaître en revanche à son contact ou en elle, car elle est une
totale sur-réalité. Il faut quelque chose d’extérieur à elle pour la
<retenir > séduire, l’attirer, il faut un charme qui la tienne et la
laisse en même temps à sa pureté et à son intégrité. Mais en dehors
d’elle il ne pourrait y avoir tout d’abord que quelque chose comme
une figure d’elle. Mais cette figure, si tant est qu’elle préserve
effectivement en soi la parfaite Pureté, est nécessairement tout
aussi en retrait et tout aussi peu immédiatement connaissable
qu’elle. En partant d’elle-même, la Pureté, il n’y a pas non plus de
chemin ni de transition qui y mène, mais si elle est effectivement ce
pour quoi nous la prenons, cette figure peut tout aussi peu que la
Pureté elle-même être un fruit du devenir, et doit nécessairement
l’être tout aussi peu. Ayant renoncé à tout cela, il ne reste donc plus
rien à penser en dehors d’elle que la Pureté primordiale. Il nous
faudrait examiner si un germe, quelque chose comme une figure de
la Pureté, ne se rencontrerait pas en elle, quelque chose qui
l’attirerait et l’arrêterait. On ne saurait objecter à ce procédé qu’il
revient à traiter la Pureté comme quelque chose d’étant en soi où
rien ne peut être présupposé. Car il ne s’agit pas encore ici de la
science elle-même, mais dans la mesure où c’est d’abord de
l’imprépensable (ἀνυπόθετον) radical… cherchons, nous aspirons à
nous élever tout d’abord jusqu’à lui, non pas en tenant la Pureté
elle-même pour quelque chose d’essentiel, mais en la reconnaissant
comme simple soubassement dont nous ne nous servons que
comme auxiliaire et pour ainsi dire comme appui afin de parvenir
au véritablement essentiel et à ce qui est le commencement de tout.
Il va de soi, d’ailleurs, que nous ne partons pas de tel ou tel être pur
primordial conçu arbitrairement, mais de la Pureté primordiale en
son premier avènement.
[Epreuves des pages 3 et 4 du deuxième feuillet d’une liasse en
comprenant 22 de remaniement, avec de très importantes variantes,
du Livre premier.]
[216] Prendre et donner sont des concepts réciproques qui ne
peuvent aller l’un sans l’autre. Mais ce Sur-Etant que nous posons
avant tout étant n’a rien, non seulement il ne s’a pas lui-même mais
il n’a rien non plus extérieurement, et à cet égard aussi, comble de
richesse, il n’en est pas moins égal au comble de pauvreté. Ce qui
par conséquent n’a rien à quoi se donner ne peut se donner, ne peut
que se prendre soi-même afin qu’il y ait Quelque Chose. S’il n’a rien
à quoi il puisse se donner, le comble de richesse devient égal au
comble de la pauvreté, il régresse en soi-même et se consume en lui-
même. Imaginons un pur feu sans combustible qu’il s’apaiserait à
consumer : ce feu ne peut que se retourner contre lui-même et
devient pour lui-même un supplice. De même, un esprit qui serait
totalement nu et dépouillé et n’aurait rien en dehors de soi pour
s’envelopper ou se revêtir ne pourrait faire autrement que
retourner en lui-même en se consumant tout seul. Cette paisible et
germinale entrée en soi-même est encore en elle-même sans force et
ne se traduit par aucun acte ; c’est à la faim qu’elle se prête le plus à
être comparée, à la fringale qui n’agit pas et même d’une certaine
façon n’est rien, et qui pourtant est le pire tourment. Mais c’est
précisément cette fringale du non-être qui devient la génitrice de
l’acte, qui est l’emprise du commencement éternel et proprement
dit qui, comme le mot Anfang [commencement] l’indique, ne peut
consister en une donation, en une profération ni en une
communication de soi, mais seulement en une prise, un rapt, une
attraction. Cette faim est le véritable aimant attirant tout à soi, la
première tension de l’arc, une tension durable cependant et ne
cessant jamais, selon l’image par laquelle la haute Antiquité se
représentait déjà la vie [2] .
De par son esprit, l’homme n’est rien d’autre qu’une telle pure
liberté, une volonté nue, dépouillée et affranchie de tout. Mais en
lui aussi une telle volonté se devient à elle-même pénible ; il est par
nature pour ainsi dire insupportable à l’homme de ne rien vouloir,
et si d’aventure l’homme le plus opiniâtre pouvait être transposé
comme par enchantement dans l’état de non-vouloir, ce dénuement
de la volonté ne manquerait pas de se transformer sur-le-champ en
une ardente frénésie qui [217] exigerait ou bien d’être assouvie
définitivement par un bien surabondant, ou alors l’entraînerait à
nouveau dans le cycle du désir toujours inassouvi et toujours avide
de nouveaux objets de convoitise.
Il est impossible [3]  que ce Sur-Étant devienne un Être exprimant en
refoulant en soi la force de négation et en prenant sur elle le dessus.
Nous ne nous cachons pas qu’il existe encore une troisième
possibilité, même si jusqu’à présent nous ne l’avons pas admise, à
savoir : qu’il ne veuille pas du tout, qu’il demeure la pure volonté, la
volonté qui ne veut pas. Quant à la question de savoir pourquoi il
ne reste pas nonobstant en cette Pureté, la seule réponse que nous
soyons à même d’apporter est la suivante :
Il serait naturel qu’il ne voulût absolument pas. On peut dire que
c’est dans le non-vouloir que réside toute surnaturalité. De même
qu’inversement il est naturel de vouloir et que toute naturalité est
précisément posée par le vouloir. Le plus difficile, ce qui transcende
toute nature, c’est d’être pure volonté sans vouloir, de ne pas
vouloir, de rester dans l’indifférence. La volonté de l’homme est son
ciel, dit-on, mais on pourrait tout aussi bien dire qu’elle est son
enfer. Il conviendrait de dire d’abord que c’est la volonté apaisée, la
volonté qui ne veut rien qui est son ciel. Tout homme cherche ce
ciel, non seulement celui qui supporte de ne rien vouloir afin d’être
comblé par le Très-Haut (car seule la volonté qui ne veut rien peut
être comblée par Dieu), mais non moins celui qui se laisse aller
furieusement à tous ses désirs, car qu’est-ce que l’enfer lui-même
sinon de devoir éternellement chercher un ciel et de ne le pouvoir
trouver ? Il n’est pas rare d’entendre dire que des esprits décédés,
incapables du ciel, parviennent dans sa région, et d’eux-mêmes s’en
détachent à nouveau parce que cet état comblé de la volonté au
repos qui ne veut pas leur devient un supplice, une rage les
consumant, et que de leur plein gré ils finissent dès lors par
retomber dans l’affairement propre au désir toujours inassouvi,
éternellement <éternellement> affamé de nouveau.
[Dernière page du manuscrit d’un remaniement comprenant 29
feuillets du premier tirage, sur laquelle étaient collées les pages
[183/184 qui en avaient été arrachées, après lesquelles venait le
passage suivant :]
L’état ordonné du monde n’est pas assuré au sens où le croit le
grand nombre ; suffisamment assuré, certes, tant que l’amour
éternel ne meurt pas et qu’il est le pouvoir prédominant et
souverain, mais pas [218] aussi assuré que s’il l’était par une
nécessité aveugle ou, comme on le croit, en vertu d’éternelles lois de
la nature. Car au fond c’est toujours l’ancien état qui demeure ; s’il
est retenu d’éclater à nouveau, ce n’est pas par les liens de fer de la
nécessité, mais seulement par la suprême douceur qui est dans la
clémence et dans la bonté.
Quand les éclairs sillonnent le ciel, quand la tempête et les
intempéries menacent de confondre ciel et terre, que font rage tous
les éléments déchaînés et que la terre vacille ; ou qu’un terrible
soulèvement surgit dans la société humaine, quand se dénouent
l’ancienne loyauté et la vieille amitié, qu’aux horreurs répondent
les horreurs et que tous les liens se dissolvent : alors l’homme sent
que cet état est toujours présent, un malaise le gagne comme à
l’heure terrifiante des spectres. Car l’homme a vocation de
maintenir la puissance de l’amour ; aussi faut-il que l’humanité en
délire se déchire comme les monstres des abîmes. C’est pourquoi le
criminel ne suscite pas seulement chez l’homme l’épouvante mais il
est renié par toute la nature et, à son propre sentiment, expulsé
d’elle, partout traqué et fugitif devant elle, parce qu’il cherche à
faire resurgir l’ancien Chaos, à rompre l’alliance qui seule l’a
dompté.
Ο Passé, abîme de pensées !

Epreuves du manuscrit ULT [4] 

Feuillet I
Ce que tu veux penser dans cette pensée n’est rien en soi, c’est-à-
dire rien sans ce mouvement, et n’est quelque chose qu’en ce
mouvement, et ne peut donc être décrit qu’en ce mouvement : si tu
veux le décrire, fais tiennes les paroles de l’Écriture : Il est le
commencement et la fin, l’A et l’Ώ. C’est éternellement qu’est pris en
ce mouvement ce qui s’est voilé d’une lumière inaccessible, que nul
n’est à même de voir ni d’exprimer. Ce n’est pas seulement par
rapport à nous, ce n’est pas seulement pour l’homme mais par
nature qu’il était à lui-même invisible, indicible et impensable.
C’est ici que passe la véritable frontière absolue non du savoir mais
de la pensée, infranchissable pour l’homme car pour Dieu aussi
infranchissable. Qui la transgresse se perd dans les ténèbres et les
abîmes inévitables de la doctrine de l’émanatio. du gnosticisme et
[219] autres philosophies orientales [4]  Un passage très vigoureux du
Dr Martin Luther s’accorde tout à fait avec cela, bien que nous ne
voulions pas encore ici parler du temps proprement dit. « C’est une
absurdité, dit-il au début de son explication du Premier Livre de
Moïse, de disputer à l’envi de Dieu en dehors du temps et avant le
temps, parce que cela revient à vouloir comprendre la divinité nue,
le pur Etre divin. Comme cela est impossible, Dieu se voile en ses
œuvres (son faire) et en de certaines figures, comme il se renferme
de nos jours, entre autres, dans le baptême ; si tu t’éloignes de cela,
tu perds du même coup la mesure, le temps et le lieu, et tu arrives
au plus pur néant dont, selon la déclaration du Philosophe
(Aristote), aucune science n’est possible. » Car là où il n’y a pas de
consécution, il n’y a pas non plus de science.

Feuillet II
Mais dans l’acte ou le mouvement Dieu ne peut extérioriser aucune
propriété statique ; ce serait là immédiatement contradictoire.
Certes, ce mouvement est tel qu’il part du même, passe par le même
et aboutit au même, et dans cette mesure ce n’est pas là un
mouvement externe mais au contraire un mouvement qui
éternellement est en soi à demeure ; mais cela l’empêche [5]  d’être
un mouvement de progression interne, un feu qui n’a de cesse de
s’alimenter soi-même, de se donner à soi-même son combustible
pour le consumer de nouveau. On peut donc sans conteste y déceler
les étapes d’une progression, des points ou des moments distincts.
Mais dans la mesure où chacun de ces points appartient au
mouvement indivisible et indissociable, Dieu est en cette
progression le tout et chaque partie, et en même temps il n’est rien
de tel, c’est-à-dire qu’il n’est rien d’isolé, rien de fixe ou de
particulier, il n’est que dans le mouvement irrésistible (in actu
purissimo), engendrant autant qu’engendré ; mais nulle part on ne
peut s’arrêter et dire : c’est tout spécialement ici qu’est Dieu. Dieu
est insaisissable et inconcevable, non point certes au sens habituel,
au sens où aucun concept n’en serait possible (dans la mesure où
c’est déjà avoir un concept de Dieu de dire qu’il est la vie éternelle,
l’éternel mouvement de s’engendrer) ; si Dieu est insaisissable et
inconcevable, c’est en ce sens qu’il n’est pas fixe ; il est insaisissable
au sens effectif, il est incoercible, indéfinissable, il n’est pas possible
de l’inclure en des limites définies ; tel le vent qui souffle là où il
veut [6] , son murmure parvient à tes oreilles, mais tu ne sais pas
d’où il vient ni où il va (car toujours la fin retourne au
commencement, et le [220] commencement à la fin), il est
simplement l’Esprit de cette vie infinie, et où que tu ailles tu ne
trouves que la trace de ses pas, non lui-même, lui qui, en raison de
sa Pureté, est tout agilité et traverse tout. Dieu est Esprit : cette
parole n’est que la traduction néo-testamentaire du très ancien
« Dieu est feu ». Car ceux qui pensent juste se sont depuis longtemps
avisés que cette parole ne vise pas à inclure Dieu dans telle ou telle
classe d’Etres, que, s’il est appelé Esprit, c’est en un sens bien
différent et autrement plus éminent qu’au sens où les anges et les
hommes sont respectivement appelés tels.
Cette inconcevabilité de Dieu ne repose pas sur le fait qu’il serait un
Etre abstrus, dont nous ne pourrions découvrir la nature au moyen
de nos concepts ; on ne peut en parler de façon dogmatique, ainsi
que le font la plupart, comme d’une propriété fixe, car elle repose
tout au contraire sur la vie la plus haute. Il est également nécessaire
d’établir une distinction entre concevoir et connaître. Est
inconcevable ce qui n’est pas capté par un con-cept, ce qui ne peut
être circonscrit ni inclus en un concept ; mais ce qui est l’actualité la
plus pure (actus purissimus) est également en soi ce qu’il y a de plus
et de plus parfaitement connaissable, c’est pour ainsi dire l’étoffe la
plus pure de la connaissance.

Feuillets III-IV du manuscrit ULT - Le passé


(III) La prévoyance divine enveloppe dans la nuit le dénouement du
temps à venir comme le commencement du temps écoulé. De même
que de tout temps il a été donné à quelques-uns d’anticiper l’avenir,
il a été accordé à un petit nombre de pouvoir scruter les
[7]
profondeurs du passé. De l’avis d’un grand disparu   , la même
perspicacité est requise, ou presque, et la même force divine de
pressentiment, pour lire dans le passé que pour lire dans l’avenir.
Tout atteste un passé incroyablement reculé. Parmi les œuvres et
les productions de l’esprit humain, les plus anciennes, celles qui ont
échappé à l’œuvre du temps, ont pour nous un aspect si étrange que
nous ne pouvons qu’à peine nous faire une idée du temps de [221]
leur avènement comme des forces alors à l’œuvre, des forces [8]  qui
régissaient alors le cœur de l’homme. Si jeune que puisse être
comparativement l’espèce humaine, force nous est néanmoins de
reconnaître combien nous sommes éloignés de notre origine. Si
pauvre qu’elle paraisse en grands événements extérieurs, que nous
ne sommes pas loin de considérer comme la seule donnée de la
science historique, la plus ancienne histoire des hommes était
d’autant plus riche en événements intérieurs. Cet âge du monde
était encore le temps de la contemplation et des révélations divines.
Comme tout paraissait alors de l’ordre de la Révélation à ceux qui
vivaient en ce temps-là, la nouvelle d’événements extérieurs se
mêlait à ce qu’on apprenait de l’univers, de Dieu ou d’êtres divins.
Lorsque aura été découvert, reconstitué et comparé tout ce qui nous
a été conservé de l’obscur temps primitif, il y a quelque
vraisemblance à ce que nous soyons alors en mesure de découvrir
du même coup la connexion entre l’histoire externe et l’histoire
interne de l’ancien monde primitif, avec l’aide du fil directeur que
nous fournit la Révélation. Les monuments de l’histoire interne sont
certes du même coup la principale source de l’histoire externe, plus
qu’on ne le pense communément, car chez nous tout est poussé vers
l’extérieur, et malgré toutes les découvertes extérieures l’histoire de
l’esprit est pauvre relativement à ces extraordinaires élans du cœur
(Gemüth) qui seuls permettent d’engendrer les plus anciennes
représentations de la nature et des divers êtres primitifs, non moins
que tout cet admirable chaos, si profond en ses errements, des
cosmogonie et théogonie les plus anciennes.
Le façonnement et la <première> création de l’homme devaient
nécessairement être précédés de la création du théâtre où il devait
agir. La récurrence de phénomènes universels, l’alternance
périodique des saisons, des jours et des nuits, la perpétuation des
créations inanimées comme l’invariance des formes de la nature
vivante — tout cela renvoie à un tout arrêté ; et pour cette raison
<vu l’accalmie> à un mouvement antérieur à eux, à une suite de
temps qui fut retenue par quelque sortilège, ou prise à ses propres
rets, pour être finalement liée magiquement dans le cycle d’un seul
grand temps, qui ne progresse plus. <Il y a un abîme du passé, et
l’incommensurable> Ce qui est et vit de nos jours n’est pas pour
autant né d’un seul coup ; lors [222] d’une immémoriale suite de
temps, chaque temps a chaque fois recouvert le précédent ; les
incommensurables laps de temps du passé se présentent à notre
imagination selon les dénivellations et les transitions que nous
percevons entre les différents types de création. De quelque façon
que ce qui précède contienne déjà in nucleo ce qui suit, et que le
postérieur réitère l’antérieur, tout n’est œuvre que d’un temps
déterminé ; et les créations qui subsistent encore sont en leur
diversité autant de jalons sur le chemin frayé par la force efficiente,
au gré d’étapes et de haltes ; chacune représente à sa façon la
position des aiguilles d’un jour, d’une heure, d’un instant au cadran
de la grande horloge de la Création.
Mais si la terre en son état présent n’est qu’une œuvre des temps,
pourquoi en serait-il autrement de l’univers ? Celui qui admet que
le monde n’est pas de toute éternité, qu’il est né au contraire dans le
temps, celui-là du moins ne peut que croire à un passé du monde.
Mais il est possible que même cet état qui a immédiatement précédé
l’actuelle ordonnance des choses ne soit pas le premier ni le plus
ancien ; peut-être renvoie-t-il lui aussi à un état antérieur, du moins
n’est-il pas invraisemblable que le monde soit passé par toute une
série d’états avant de perdurer dans celui qui est à présent le sien.
Passé — éminent concept, commun à tous et intelligible à bien peu !
La plupart n’en connaissent pas d’autre que celui qui à chaque
instant s’accroît de cet instant même, devient encore, n’est pas. Sans
un présent déterminé, résolu, il n’est pas de passé ; et combien
jouissent d’un tel présent ? L’homme qui n’est pas capable de se
séparer de lui-même, de se détacher de tout ce qui lui est advenu et
de s’y opposer activement, n’a pas de passé, ou bien plutôt il n’en
sort jamais, il vit constamment en lui. De même ceux dont le seul
vœu est le retour au passé, qui ne veulent se surpasser quand tout
(même le mal) se surpasse, et qui ne montrent, par leurs éloges
impuissants du passé comme par leur vitupération débile du
présent, que leur impuissance à agir en celui-ci. La conscience
d’avoir quelque chose derrière soi, comme [223] on dit, c’est-à-dire
de l’avoir posé comme passé, est pour l’homme bienfaisante et
salutaire ; c’est seulement ainsi que l’avenir lui devient radieux et
léger, et c’est à cette condition seulement qu’il peut se proposer
aussi quelque chose. Seul l’homme qui a la force de s’élever au-
dessus de lui-même est capable de se doter d’un véritable passé,
seul il jouit d’un véritable présent comme il est seul encore à
affronter un authentique avenir ; ces considérations éthiques
suffisent à montrer que passé, présent et avenir ne sont pas de
simples concepts de relation au sein d’un seul et même temps, qu’ils
sont au contraire, en vertu de leur signification la plus haute, des
temps effectivement différents entre lesquels il y a place pour un
échelonnement et une gradation.
S’il n’y avait aucune véritable différence entre les temps, c’est le
même temps, à savoir le présent, qui se prolongerait indéfiniment :
le monde serait alors ce pour quoi l’ont tenu quelques prétendus
sages, une chaîne de causes et d’effets allant à l’infini dans un sens
comme dans l’autre, sans commencement proprement dit ni
véritable fin. Mais cette ineptie devrait avoir disparu, comme de
juste, avec les conceptions sans vie qui en sont à l’origine.
La finitude du monde, selon le temps, ne peut reposer que sur le fait
qu’un autre temps différent de lui ait été extérieur et antérieur. Si
l’on peut considérer comme confirmée en tous ses sens l’antique
parole : Rien de nouveau sous le soleil, si à la question : qu’est-ce
qui s’est passé ? la bonne réponse est toujours : Cela même qui se
passera pas la suite, et à la question : Qu’est-ce qui se passera par la
suite ? Cela même qui s’est passé auparavant, en ce cas, donc, il
s’ensuivrait seulement que le monde n’aurait en lui ni passé ni
avenir ; que tout ce qui s’est passé en lui depuis le commencement
et tout ce qui s’y passera jusqu’à la fin n’appartient qu’à un seul
grand temps, que par conséquent le temps de ce monde n’est lui-
même qu’un temps déterminé. Mais du fait précisément que c’en est
un, ce temps présuppose en dehors de lui les temps appartenant au
tout du temps. Le véritable passé (qui n’est pas simplement
relativement à un moment du temps présent, qui n’est pas
simplement celui qui est lui-même passé à (IV) l’instant suivant) est
le temps qui fut avant le monde, en opposition avec tout ce temps
[du monde] actuel. Le véritable avenir n’est pas [224] un instant
appartenant lui aussi à ce temps, c’est le temps qui sera après le
monde, et ainsi s’ouvre sous nos yeux un système de temps par
rapport auquel la façon humaine habituelle de faire ce décompte du
temps n’entre nullement en considération.
Ceux qui affirment l’existence d’un commencement temporel du
monde le font immédiatement précéder de l’éternité, et se mettent
ainsi dans la fâcheuse situation de penser l’éternité comme du
passé par rapport au monde. Mais aux yeux de qui voit les choses
plus profondément, cet obscur concept d’une éternité antérieure au
monde se décompose aisément à son tour en une suite de temps, de
même que les nébuleuses dont le vague halo semble flou à l’œil
profane se <décomposent> désagrègent en astres distincts aux yeux
armés d’un télescope.
Je me suis proposé de consigner par écrit les pensées qu’a fait naître
en moi une longue méditation sur l’origine et la grandiose suite des
temps, de les exposer non pas sous une forme rigoureusement
scientifique mais plutôt exotérique qui seule est appropriée au
caractère naturel de ces pensées comme à la science parvenant à la
clarté. Comme on n’a pas manqué de remarquer que le sublime, en
poésie, affectionne les termes les plus courants et les plus
compréhensibles [9] , il est sûr que le Très-Haut, une fois reconnu, se
prête à être revêtu des termes les plus simples et les plus faciles à
entendre. La langue des systèmes est d’hier, celle du peuple est
comme de toute éternité. C’est pourquoi je crois le temps venu, pour
celui qui s’occupe de science suprême, d’être plus redevable du fruit
de ses recherches au monde et à son peuple qu’à l’école.
Aucun concept, depuis fort longtemps, n’est tenu en aussi piètre
estime que celui de temps. Faute d’en établir fermement le concept,
jamais cependant un développement intelligible de la science ne
sera pensable, et c’est dans les concepts incertains, vacillants ou
totalement erronés du temps qu’il faut chercher la source des
méprises si universellement répandues. Même la science ne pourra
retrouver un libre mouvement tant que le pouls du temps ne se
remettra pas à battre de façon vivante.
Le concept [de temps] qui prévaut aujourd’hui ignore totalement les
temps — il ne connaît qu’une abstraction du temps, un certain
temps universel qu’il tient pour le temps absolu, dont il est
parfaitement [225] légitime de dire qu’il est une simple forme de
notre conscience, et dont il serait plus exact de dire qu’il n’est rien
d’autre qu’une forme vide et artificielle. Si aisé qu’il puisse être de
dire, en s’appuyant sur ce concept, que le temps n’est rien, chacun
n’en a pas moins le sentiment, dans ses propres faits et gestes, du
caractère essentiel du temps véritable, du temps qui sait
contraindre à pousser les hauts cris sur sa terrible réalité ceux-là
mêmes qui prétendent qu’il n’est rien du tout.
Il y a quelque temps, il pouvait sembler méritoire de mettre en
lumière le concept de temps, d’écarter l’apparent et le faux et de
faire ressortir l’essentiel et le vrai — lorsque le temps n’était pas
encore révolu de traiter les objets de quelque importance isolément
et par chapitres. Il est plus souhaitable, dans l’état actuel de la
science, de tout voir d’emblée en vie et en acte. Nous pressentons
qu’un organisme réside, profondément enfoui, dans le temps, et
cela jusqu’en ses plus infimes divisions. Et nous sommes convaincus
(qui ne l’est pas ?) que tout grand événement, que toute action
d’éclat riche de conséquences a son jour, son heure, son moment
prescrits ; qu’aucune ne paraît au grand jour ne fût-ce qu’un rien de
temps avant que n’y consente la force qui retient et tempère les
temps. S’il n’appartient pas à l’homme de scruter dans le détail les
profondeurs du temps, le moment est pourtant venu de développer
en sa plus vaste portée cet universel système des temps dont le
monde présent ne constitue peut-être qu’un maillon.
Avant de fouler le chemin des temps, il est nécessaire cependant de
rappeler la nature de toute genèse, qui commence dans la nuit sans
qu’on sache quel est son but ni quel contenu veut s’y révéler. Toute
une suite d’événements connexes se rapporte à quelque chose que
l’on ne voit pas mais qui doit être effectivement réalisé par eux. Ce
qui constitue l’aboutissement de tout le mouvement s’oppose de la
façon la plus tranchée qui soit à ce qui <l’> a précédé <sa
réalisation>. La dissonance la plus criante se voit vaincue par une
harmonie supérieure, mais qui trouve en celle-là le moyen de se
réaliser. La guerre donne naissance à la paix, la querelle à l’accord,
la plus dure servitude à la gracieuse liberté. Sur le tout orageux, où
toutes les forces grondent les unes contre les autres, se lève enfin
une douce lumière, qui va jusqu’à éclairer l’obscurité des premiers
événements. Durant tout ce procès, ce qui doit être réalisé [226]
paraît sans force et incapable de s’extérioriser, jusqu’au moment où
le temps prescrit est venu où les forces qui se sont emportées se
soumettent de leur plein gré et deviennent par là le fondement
d’une réalité effective.
C’est une <vraie> grande et nécessaire pensée que toute genèse est
une, que tout ce qui est, tout ce qui se dispense n’appartient qu’à un
seul et même grand mouvement ; qu’il n’y a par conséquent qu’un
Très-Haut qui en tout veut se réaliser, se révéler — Dieu.
Pour quelle raison ce Très-Haut n’est-il pas effectif ou ne se réalise-
t-il pas dès le début ? Pourquoi accorde-t-il à ce qui ne peut être
qu’instrument à son service d’être avant lui, et même de l’exclure
pour un temps, d’une certaine façon, du royaume de la réalité ?
Toutes les doctrines supérieures, les meilleures doctrines sont sur
ce point unanimes : le véritable Très-Haut se situe au-dessus de tout
être, c’est pourquoi beaucoup lui ont donné le nom de supra-
essentiel, de surréel (ὑπερούσιον, ὑπερόν) [10] . Chacun de nous a le
sentiment que la nécessité fait suite à l’être comme son destin. Tout
être aspire à se révéler et dans cette mesure à se développer ; tout
étant a en lui l’aiguillon qui le pousse à progresser, à s’étendre ; il
renferme en lui quelque chose d’infini qu’il aimerait exprimer ; car
chaque étant aspire à n’être pas simplement intérieur mais à être
de nouveau, à savoir extérieurement, ce qu’il est. La liberté
véritable, l’éternelle liberté ne réside qu’au-dessus de l’être.
Mais si le Très-Haut ne peut être pensé comme étant, il peut tout
aussi peu être pensé comme non-étant déterminé, comme se niant
soi-même en tant qu’étant ; car même ainsi il serait quelque chose
de déterminé, de nécessaire ; or le Très-Haut doit être libre de toute
détermination et hors de toute nécessité.
On déclare que la pure éternité est un être absolument intemporel,
et partant sans commencement ni fin. Par conséquent, il n’y a en
elle ni point de départ (terminus a quo) ni point d’arrivée (terminus
ad quem), autant dire qu’elle est l’immobilité inconditionnée elle-
même et la plus pure inefficience, pour autant qu’aucune action
effective ne se laisse penser qui ne parte de quelque chose pour
arriver à autre chose. Toutes ces déterminations négatives sont
susceptibles d’être réunies [227] à leur tour en un unique concept
positif, celui de la pure liberté, de la volonté en tant qu’elle ne veut
pas effectivement mais est bien plutôt le pur et limpide vouloir en
lui-même.
La plupart n’ayant jamais éprouvé cette suprême liberté, il leur
semble que le Très-Haut ne saurait être qu’un étant ou un sujet,
bien que ce dernier mot indique par lui-même une subordination à
quelque chose de supérieur ; c’est pourquoi ils demandent,
lorsqu’ils entendent dire que le Très-Haut n’est ni un étant ni un
non-étant : qu’est-ce qui peut bien être pensé au-dessus ou en
dehors d’eux, et se répondent à eux-mêmes : le néant.
Assurément, c’est un néant, mais comme la pure liberté est un
néant ; comme la volonté qui ne veut rien, qui ne désire aucune
chose, à laquelle toutes choses sont égales, et qui de ce fait n’est
mue par aucune. Une telle volonté est néant, et elle est tout. Elle est
néant, dans la mesure où elle ne désire pas devenir elle-même
efficiente, ni n’aspire à aucune effectivité. Et elle est tout, parce que
c’est d’elle seulement, comme éternelle liberté, que vient toute
force, parce que toutes les choses sont au-dessous d’elle et qu’elle
règne sur tout, elle sur qui rien ne règne.
La signification que revêt la négation est généralement très
différente selon qu’elle se rapporte à l’intérieur ou à l’extérieur. Car
la suprême négation en ce dernier sens ne doit faire qu’un avec la
suprême affirmation au premier sens. Ce qui a tout en soi ne peut
l’avoir en même temps, pour cette raison même, en dehors de soi.
Toute chose a des propriétés qui permettent de la reconnaître et de
la saisir ; plus elle a de propriétés, plus elle est aisément saisissable.
Ce qu’il y a de plus grand, en revanche, est sphérique, sans
propriétés. Le goût, c’est-à-dire le don de distinguer, ne trouve
aucun goût au sublime, aussi peu qu’à l’eau puisée à la source. Est
roi, dit un Ancien, celui qui n’espère rien, qui rien ne craint. Aussi
cette volonté-là est-elle appelée pauvre dans le spirituel jeu de mots
d’un vieil écrivain allemand riche de vie intérieure, cette volonté
qui, parce qu’elle a tout en elle-même, n’a rien en dehors d’elle
qu’elle soit susceptible de vouloir.
C’est pourquoi l’essence de l’éternité, du fait même qu’elle est
extérieurement inefficience purissime, est en soi la plus haute
essentialité. Demandons-nous ce qui en l’homme est l’unique
[élément] pur, éternel, essentiel ; car ce qui en l’homme est le plus
haut, ce qui l’est [228] en Dieu comme en toutes choses, c’est
l’essence, l’éternité proprement dite. Regardez un enfant, comme il
est en soi sans différenciation, et vous aurez en lui une image de la
plus pure divinité. Nous avons exprimé ailleurs le Très-Haut comme
l’unité véritable, absolue du sujet et de l’objet, vu qu’il n’est aucun
des deux en même temps que tous les deux en puissance. C’est la
pure joie en elle-même, qui ne se connaît pas elle-même, les délices
de l’abandon comblé par sa propre plénitude et ne pensant à rien,
la paisible intériorité qui se réjouit de son non-être. Son essence
n’est que clémence, amour et candeur. Elle est en l’homme la
véritable humanité, en Dieu la divinité. C’est pourquoi nous avons
osé poser cette candeur de l’essence au-dessus de Dieu, à l’instar de
quelques Anciens qui ont parlé d’une sur-déité ; et à la différence
sur ce point des Modernes qui, dans leur zèle à tout comprendre de
travers, ont voulu à nouveau inverser cet ordre de préséances. Elle
n’est pas Dieu, mais l’éclat de l’inaccessible lumière dans laquelle
Dieu demeure, la dévorante acuité de la pureté que l’homme ne
peut approcher que si son essence est d’une égale pureté. Comme
en effet elle consume tout être en elle comme en un feu, elle ne peut
que rester hors de portée pour celui qui est encore empêtré dans
l’être.
Le Très-Haut n’est aucun étant et pourtant il n’est pas non plus un
non-étant ; ce qu’on peut également formuler ainsi : le Très-Haut est
et pourtant n’est pas. Il est, mais comme s’il n’était pas. Il est, mais il
n’a aucun être, son essence est son être et inversement. Il est comme
était l’homme avant de se trouver et de trouver à s’éprouver [11] . Il
n’est pas selon l’être efficient dans la mesure où extérieurement il
est comme un néant. Mais comme il est Très-Haut, il est ce qui doit
être réalisé en toute genèse, à quoi seulement il est en quelque sorte
octroyé d’être. De tout temps on s’est demandé comment il a bien
pu passer de cet être paisible, non-étant, à l’être révélé et efficient.
Et il s’en est toujours trouvé pour prétendre être à même de
résoudre aisément cette énigme. L’Eternel, d’après eux, est tout
d’abord purement en soi-même, sans extériorisation et en retrait,
puis le voilà soudain qui fait son apparition, le voilà qui surgit, qui
apparaît, se présente, et cette présentation, c’est le monde. Où il est
évident que le nœud de l’affaire, à savoir la transition du repos au
mouvement, reste ici entièrement inélucidé. Or c’est une règle
fondamentale et capitale de la science que ce qui est une fois posé
ne puisse être à nouveau supprimé [229] ni par soi-même devenir
autre. Soit le Très-Haut est bien une telle volonté au repos, soit il ne
l’est pas. S’il l’est, c’est éternellement qu’il doit rester tel pour lui-
même. En outre, l’explication alléguée n’a pas compris le problème.
Il s’agit en effet d’expliquer comment ce qui n’est ni étant ni non-
étant devient effectif comme tel en sa pure liberté. S’il devait
simplement devenir effectif par une sortie hors de soi, ou par tout
autre mouvement interne, il serait déjà, en ce mouvement, efficient
et étant et ne pourrait donc devenir efficient en tant que ce qu’il est.
Or il est impossible que quoi que ce soit devienne effectif au prix et
pour ainsi dire par la perte de soi-même. Et nous ne perdrons pas
notre temps à réfuter d’autres tentatives visant à introduire une
opposition, et partant de la vie et du mouvement en cette unité,
comme par exemple cette absurdité qui consiste à considérer
l’éternité comme étant cette unité, pour la décomposer ensuite
(reste à savoir comment) en positif et négatif.
<Cet Etre très-pur ne peut absolument pas se rendre lui-même
effectif, car pour ce faire il lui faudrait être déjà efficient, s’être lui-
même supprimé.>
Cette essence de l’éternité ne peut se rendre elle-même effective,
elle ne peut qu’être rendue telle, par un mouvement indépendant
d’elle, ayant son fondement propre, une racine ne provenant pas
d’elle. Pour être différencié comme <mouvement> tel, ce
mouvement ne peut être que commençant, et c’est en cela qu’il est
le reflet immédiat de l’éternité incommencée (unanfänglich).
L’effectuation du Très-Haut ne peut cependant avoir commencé
n’importe quand, elle n’a pas commencé un beau jour. Car il est <
bien plutôt > éternel objet de <la> toute effectuation. Dès lors, une
seule conclusion s’impose : ce mouvement a commencé de toute
éternité, il commence encore et jamais ne cessera de commencer,
autrement dit le seul concept qui s’impose est celui d’un
commencement éternel.
En tant qu’il est l’antagoniste de l’éternité, ce mouvement peut être
appelé le temps éternel, non pas le temps infini sans
commencement, mais bien plutôt le temps éternellement débutant.
<Avec l’éternité se trouve donc posé <le temps> immédiatement, du
même coup, le temps.> Le temps se heurte donc à l’éternité en tant
que principe autonome ; [230] ou, à précisément parler, l’éternité
n’est pas par elle-même, elle n’est que par le temps ; le temps
précède donc l’éternité selon réflectivité, et en ce sens ce n’est pas le
temps, comme on l’admet communément, qui serait posé par
l’éternité, c’est bien plutôt, à l’inverse, l’éternité qui est fille du
temps.
C’est un concept universellement admis que Dieu est l’Etre existant
nécessairement ou <une> la nature nécessaire (natura necessaria).
Mais Dieu n’est pas en soi un Etre nécessaire, il est éternelle liberté.
Nous avons quelque réticence aussi à poser la nécessité de son Etre
comme une sorte de propriété en son essence. <Tout ce que l’> On
peut <dire, c’est que> seulement dire : c’est une nécessité
inconditionnée que cette éternelle liberté soit, existe, soit effective
en tant que telle. Par conséquent, le mouvement par lequel elle est
éternellement effectuée est bien nécessaire, non pas certes en soi-
même mais dans la stricte mesure où il est pour ainsi dire le procès
par lequel s’effectue Dieu ; mais dans cette mesure précisément,
c’est aussi un mouvement absolument nécessaire. Il n’en va pas
comme chez l’homme, dont l’Etre est réalisé ne serait-ce que par un
procès indépendant de lui, contingent ou nécessaire sous certaines
conditions ; [pour Dieu,] c’est un mouvement strictement
nécessaire, tel qu’il ne peut pas ne pas être [12] . C’est là la source
immortelle de la vie du Très-Haut ; <eu égard à> en raison de la
nécessité de ce procès, Dieu mérite d’être appelé le seul à jouir de
l’immortalité, <qui> un Etre impérissable.

Notes du chapitre
[1] ↑ das Unvordenkliche — si le terme a pour sens courant l’immémorial, Schelling
l’explicite ici et l’entend littéralement comme : ce avant quoi rien ne peut être pensé, d’où
la traduction de ce terme par « imprépensable », selon une suggestion de J.-Fr.
Courtine.« Quant au mot unvordenklich, le visiteur de Schelling, l’évêque et théologien
danois Martensen (bête noire de Kierkegaard) se souvenait plus tard avec quelle révérence
et componction Schelling le prononçait » (X. Tilliette, L’Absolu et la philosophie, PUF, 1987,
p. 234).Cf. aussi, sur ce terme, MARQUET, p. 546, n. 50.
[2] ↑ Cf. Héraclite, frg. 48, Diels-Kranz.
[3] ↑ unmöglich, coquille possible pour möglich : possible.
[4] a↑ b↑ Comme, par exemple, la « Kabbale juive » — cf. p. [88].
[5] ↑ À moins de supposer ici l’omission d’un nicht, ce qui donnerait : « mais cela ne
l’empêche pas d’être, etc. ».
[6] ↑ Jn 3, 8, où pneuma signifie à la fois souffle et esprit.
[7] ↑ Le « grand disparu » est très probablement Johannes von Müller l’historien, sans
doute dans les lettres de jeunesse à Bonstetten », nous écrit X. Tilliette (5 juillet 1988). Dans
le même ordre d’idée, Fr. Schlegel définissait l’historien comme « le prophète du passé »
(apud X. Tilliette, L’Absolu et la philosophie, p. 235).
[8] ↑ und dend : coquille à laquelle nous subtituons und von den.
[9] ↑ Cf. Schiller, Poésie naïve et sentimentale, Werke, éd. Hanser, II, 549.
[10] ↑ ὑπερούσιος se rencontre chez le commentateur d’Aristote Alexandre d’Aphrodise
— cf. Schelling, Das Tagebuch 1848 (Meiner, 1990), p. 180. Mais aussi chez le Ps.-Denys.
[11] ↑ gefunden und empfunden — sur cette assonance, et cette « dialectique de
l’Empfindung », nous renvoyons une fois encore à MARQUET, p. 35 (et 580).
[12] ↑ Nous lisons die gar nicht nicht seyn kann, et non die gar nicht seyn kann, « qu’il ne
peut pas être ».
Extrait du manuscrit ULT4, feuillets
VII, VIII

( VII) Les systèmes qui prétendent expliquer l’origine des choses


en partant d’en haut en viennent presque nécessairement à la
pensée que les émanations de la force primitive suprême ont dû
finalement se perdre dans quelque chose de tout à fait extérieur où
il ne restait plus pour ainsi dire qu’une ombre d’essence, une part
infime de réalité, un Quelque Chose qui est encore dans une
certaine mesure mais à proprement parler n’est pas. Tel est le non-
étant au sens où en parlent les néo-platoniciens, qui ne
comprenaient plus le véritable sens dans lequel en parle Platon.
Quant à nous, qui suivons la direction opposée, nous affirmons
nous aussi l’existence de quelque chose de tout à fait extrême au-
dessous de quoi rien n’est ; mais ce n’est pas pour nous quelque
chose d’ultime ni une émanation, c’est au contraire quelque chose
de premier où tout a son début, non pas un simple manque, une
privation presque totale de réalité, mais au contraire une négation
active.
[231] L’Ecriture appelle le ciel et la terre l’expansion de la force
divine ; elle indique donc que tout l’univers visible fut mis dans
cette négation, et fait de celle-ci, ou de la force de négation, de
contraction, la force originaire de la vie divine. Mais bien que
s’étant soulevé hors de cette négation par son déploiement,
l’univers visible est encore en elle ; cette force de négation
originelle n’a pas cessé d’être la Mère et la Nourrice de la nature
entière. Car cette force n’a pas agi une fois pour toutes pour ensuite
cesser d’agir, elle se remarque encore en la nature. C’est là sans
aucun doute ce qu’il y a de plus ancien dans la nature, ce qu’il y a
aujourd’hui encore de plus profond en elle ; le fond qui demeure
lorsque l’on en retire tout ce qui y est contingent. Il est banal
d’entendre dire que la nature se dérobe au regard et cache ses
mystères ; c’est contre son gré (ungern) et sous la contrainte d’une
puissance supérieure qu’elle laisse surgir tout ce qui advient du
retrait originel. C’est par développement seulement que tout voit le
jour, sous la constante contradiction d’une force d’enveloppement,
d’inclusion, de refoulement.
Toute l’essence propre de la nature [1]  qui, vu qu’elle est fondement
d’existence, n’est elle-même pas et qui, tout en n’étant pas, doit
cependant être, afin d’être précisément fondement d’existence, de
tout temps cette essence a, tout comme le concept de non-étant,
induit en erreur ceux qui la considéraient, tel un véritable Protée, et
les a amenés à bien des confusions. Il est toujours plus facile à
l’homme de comprendre ce qui le dépasse que de comprendre ce
qu’il dépasse ; l’Antiquité était unanime sur ce point, mais cela,
l’époque moderne l’a jeté par-dessus bord.
Mais cette réclusion de l’essence n’est qu’un début ; la négation n’est
pas en vue d’elle-même mais seulement en vue de l’affirmation,
seulement afin que celle-ci soit effectivement acte. Le
commencement ne peut se nier comme essence sans se poser
immédiatement du même coup comme soif, comme désir d’essence.
En se niant comme étant, il devient la force de gestation et de
réalisation de l’étant. Se renier soi-même comme essence et poser
l’essence en dehors de soi, comme un étant en soi indépendant : ces
deux actions se suivent de façon aussi immédiate que deux pensées
<enchaînées> reliées l’une à l’autre comme cause et conséquence.
C’est là le premier lien de la vie, et pour ainsi dire le premier cas de
cette consécution indissoluble, de cette concaténation [2]  qui nous
apparaîtra de plus en plus clairement au sein de la progression. Ici
déjà il n’y a qu’une [232] seule et même vie ; ici déjà, en vérité, cela
ne fait plus deux, cela ne fait qu’un, à savoir un auto-enfantement
incessant et sans répit, la naissance du premier Etre.
La force qui comprime l’essence est une force aveugle, sans
réflexion, aussi la naissance <affirmation> qui fait suite à la
négation est-elle une naissance nécessaire. De même que la femme
enfante au moment où elle nie en soi le fruit qu’elle enfante, se
contracte en elle-même, de même que l’eau qui en gelant diffuse
une chaleur immédiatement sensible, l’essence, elle, enfante
aveuglément hors d’elle comme un être indépendant d’elle, ce
[3]
qu’elle nie en soi    : en cette première naissance, l’essence devient
pour ainsi dire pour la première fois sensible, par le fait qu’elle est
expulsée, séparée, qu’il y a quelque chose avec quoi elle est en
opposition.
Que l’essentiel soit essentiel, que l’étant soit étant, cela, il ne peut en
rien le devoir au non-étant : c’est en soi, par nature qu’il est étant ;
mais qu’il soit à nouveau comme cet étant qu’il est, qu’il devienne
manifeste comme étant, cela n’a pas son fondement en lui-même. Il
pourrait être éternellement étant sans pour autant être
effectivement tel ; ce qui est impossible, en revanche, c’est que, une
fois nié, il ne soit en sa Pureté propre, non nié et en soi-même,
ailleurs qu’en ce en quoi il est nié. D’où il résulte que seule cette
négation originelle est le fondement d’une nécessité si commence
en elle quelque chose qui ne peut demeurer au repos ; et ce Non
éternel est le seul et unique fondement de l’éternelle opposition. Si
le Non n’existait pas, le Oui n’aurait aucun soutien (Halt) ; ce qui a
l’être en soi-même ne peut en même temps l’avoir en dehors de soi,
et ne peut être élevé à l’efficience [4] , c’est-à-dire à réflectivité, que
par ce qui le contrecarre. Aucun étant ne peut être en tant que tel
sans un autre en dehors de lui, pas de Moi sans Non-Moi ; et dans
cette mesure le Non-Moi est antérieur au Moi.
Ceci dit, l’étant n’est pas pour ainsi dire une part d’essence, c’est une
essence au complet ; en tant qu’étant il a en soi-même l’être, et donc
la force qui pose l’être. De même donc que la négation n’était pas
pure négation mais renfermait en elle, en tant que telle, le
foncièrement Affirmatif, la force de négation doit être pensée
intrinsèquement dans l’étant lui-même, à ceci près qu’elle s’y abrite
comme niée en lui. On peut même aller jusqu’à dire que plus l’étant
se situe à un niveau supérieur par rapport au non-étant, plus doit y
avoir d’acuité et de rigueur, selon sa propre nature, la force de
négation pensée en lui, quand bien même elle est inapparente et
inefficiente.
[233] Voilà dévoilée la nature de l’opposition. L’opposition ne
repose pas en effet sur une totale exclusion réciproque mais
seulement sur un rapport opposé, pour ainsi dire sur une situation
inverse des centres de toutes forces vitales qui sont la force de
négation et celle d’affirmation ou, ce qui revient au même, de la
force de contraction et de celle d’expansion. Ce qui est extérieur,
incluant dans le non-étant est dans l’étant inclus, l’intérieur.
Infiniment éloignés, ils sont infiniment proches. Eloignés, parce que
ce qui en l’un est affirmé et patent est en l’autre nié et latent.
Proches, parce qu’il suffit d’une inversion, d’une extraversion de ce
qui est intérieur et d’une introversion de ce qui est extérieur pour
transposer et en quelque sorte transmuer l’un en l’autre. Cette
intime proximité et affinité a des conséquences d’une extrême
importance.
Cet Etre premier-né [5]  ne peut être le Très-Haut dont il est <dit
expressément> reconnu anticipativement en toute certitude qu’il ne
peut être étant ni non-étant, qu’il est en dehors de toute opposition.
Il se contente d’être, d’appartenir au mouvement nécessaire par
lequel le Très-Haut s’effectue, sans l’être lui-même. C’est seulement
l’Etre par rapport auquel la nature est l’échelon suivant. La région
où l’essentiellement étant est réprimé et originellement enchaîné, la
langue du peuple l’appelle la terre ; la région où, affranchi de cette
pression, il réside en sa propre entité, elle l’appelle le ciel. Si par
conséquent cette première force de négation était bien le
fondement et pour ainsi dire la première étoffe de la nature à venir,
nous ne nous fourvoierons pas en regardant cet Etre révélé par elle
en son indépendance et en sa liberté comme la pure entité céleste,
comme premier soubassement et pour ainsi dire comme matière du
monde des esprits à venir.
Car si étrange que puisse paraître cette formulation par rapport aux
concepts habituels, rien ne peut exister en dehors de Dieu qui n’ait
un soubassement différent de son Soi suprême. Non point
seulement nous, rejetons de la nature, mais même les esprits
suprêmes ne peuvent s’enraciner que dans la vie qui n’est pas de
Dieu lui-même, dans l’extérieur de la divinité. Toutefois, on pense
communément que le monde des esprits est plus proche de Dieu
que la nature, et comme le dit déjà [234] Socrate mourant, qui
déclare rejoindre le dieu [6] , la piété use aujourd’hui encore de la
même expression à propos de l’homme pieux. Ce qui pourrait bien
reposer sur le fait suivant : <Que > du fait que le mouvement éternel
dont la nature est le commencement n’est proprement qu’une
effectuation progressive du Très-Haut, dont chaque palier se
rapproche un peu plus de la divinité effectuée que le palier
précédent, le passage <de l’homme> de la nature au monde des
esprits peut bien être appelé rapprochement de Dieu dans la
mesure où c’est en effet un procès dont la direction est la même que
celle du progrès de la vie divine, et ce n’est pas de sa faute si
l’homme a inversé cette direction, et si, d’ascendante qu’elle était, il
l’a transformée en son contraire. Il est habituel également d’appeler
« éternité » le monde des esprits, par opposition à la nature. Car si
celle-ci est bien une débutante éternelle, elle n’en est pas moins une
débutante et garde ainsi la nature de ce qui est initial ; alors que ce
qui en soi-même est étant est également, par nature, éternel. Cette
éternité de l’Etre ne supprime pas l’antériorité qui revient à la
nature dans le mouvement : le fait d’être enfanté ou engendré
n’attente en rien à l’éternité de l’Etre ; ce qui par nature est éternel
ne peut ni engendrer ni enfanter, ne peut qu’au contraire être
engendré et enfanté — remarque qui suffit déjà à donner une
profonde indication quant à la nature de tout le mouvement.
(VIII) Le rapport entre la nature et le monde des esprits n’est pas
transitoire, c’est un rapport éternel. La nature n’a pas précédé une
fois pour toutes le monde des esprits, c’est constamment et en
chaque instant qu’elle le précède ; considérée supérieurement, la
nature n’est elle-même que le marchepied du monde des esprits. Si
la force de négation pouvait jamais cesser d’agir, l’essence du
monde des esprits retournerait elle aussi à l’ineffectivité première.
Mais le mouvement ne s’arrête pas là. Car le commencement désire
inlassablement la fin. Tout commencement a le sentiment de ne pas
être en vue de lui-même, et c’est pourquoi il aspire toujours à la fin
parce que seule la fin peut le confirmer et l’élever à l’essentialité. Or
le terme et le véritable aboutissement de tout mouvement, c’est
l’éternité. Telle est la raison pour laquelle l’éternellement
commençant ne laisse pas d’être en quête de l’éternité, voilà
pourquoi il aimerait s’élever lui-même à l’éternité, sans qu’il en ait
conscience, certes, mais mû par l’obscur sentiment de son propre
néant, par le sentiment que seul l’Eternel a réalité. Si le mouvement
<en restait> ne se poursuivait [235] jusqu’à l’engendrement du
premier Etre, il s’arrêterait dans une dualité ; mais l’opposition est
le reflet de l’éternité. Du fait même de la négation qui est la sienne,
la force de négation se trouve en conflit avec l’être qui s’épanche
librement, rigueur opposée à la douceur, ténèbres face à la lumière,
éternel Non contredisant le Oui. Consciente de son initialité, et mue
par un obscur pressentiment, elle est cependant en quête de
l’éternité, ou unité susceptible de la délivrer du conflit. De même
que de l’unité naît la dualité, et ainsi l’opposition, l’incidence accrue
de cette première force appétante a pour effet de faire naître de ce
premier terme et du second un troisième, et de l’oppsition l’unité.
Il est clair que cette unité n’est pas l’Eternel <originel> en dehors de
tout, que ce ne peut être que l’Eternel dans le temps, vu que ce n’est
que l’Eternel dans le temps (en ce mouvement nécessaire) lui-même.
Mais le temps, cet émule de l’éternité, veut lui-même s’accomplir en
éternité, et se fait effectivement non pas certes éternité, mais son
simulacre et, comme Pindare déjà nomme le temps, une image
(eidolon) de l’éternité [7] . Comme celle-ci n’est ni non-étant ni étant,
c’est le temps en progression qui pose du non-étant puis de l’étant,
au-dessus desquels se trouve leur unité à tous deux qui dans cette
mesure n’est aucun des deux, bien que spécifiquement différente de
l’éternité totalement intemporelle. Ce que voulait tout le
mouvement doit apparaître, une fois atteint, comme l’âme du tout.
Et aussi comme âme à un autre égard. Si l’on considère comme Un
ce qui s’est engendré au sein du mouvement progressif, la nature se
rapporte en quelque sorte à ce tout comme son côté corporel, le
monde des esprits comme son côté spirituel. Est corporel ce qui a sa
restriction, sa force de négation en dehors de soi ; est spirituel ce
qui a sa force de négation en soi. Le tiers, à savoir leur unité, est
l’âme. Car l’âme est le lien naturel entre le corporel et le spirituel.
L’âme agit sans se réfléchir en soi (réflexion) et par là elle se
distingue de l’Esprit. Est Esprit ce qui est pour soi-même. Mais ce
mouvement commencé dans l’aveuglement s’achève aussi en
nécessité. L’unité n’est donc pas Esprit, elle n’est pas unité libre et
consciente, mais seulement âme.
[236] Cette âme, à savoir le lien entre la nature et le monde des
esprits, nous pouvons bien la considérer comme n’étant autre que
cette universelle âme du monde qui de tout temps a été pressentie
et reconnue.
Nature, monde des esprits et âme du monde universelle : tels sont
les paliers de cette progression nécessaire. Progression ascendante
qui respecte une constante élévation, une intensification constante
ou encore (comme cela a été parfois exprimé) une suite de
puissances (Potenzen). Si l’on pose la force de négation comme = B,
l’essence ou principe affirmant comme = A, celle-là est dès lors la
première négation de l’Etre d’après laquelle ce qui en elle est
efficient = B et ce qui y est inefficient = A ; le tout est = A qui
extérieurement = Β (AB). Tel est le commencement, ou la première
puissance. Mais la négation de l’Etre ; le non-étant ne peut être
produit qu’au sein de l’essence. Et dans la mesure où celui-ci n’en
est pas moins une position, mais une position à la première
puissance, celui-là est comme un étant de l’étant, que l’on peut
appeler un étant à la seconde puissance, A2, où le principe de
négation (B) a disparu, où il est posé intérieurement. C’est ainsi
finalement que l’âme peut être considérée comme l’Affirmant des
deux et comme l’étant de la troisième puissance, A3.
Il faut à présent que le lecteur ait recours à sa propre imagination
pour les substitutions qu’imposent des termes fatalement inertes et
pour embrasser du regard dans sa consécution, dans un acte
continu, ce qui n’a pu être représenté que séparé. Il n’y a rien ici de
stable ni de fixe, il n’y a qu’un Etre <constamment> pris dans l’acte
constant de son désenveloppement (in actu continuo), dans un
éternel devenir. Une fois posée, la première puissance est en
constant engendrement de la seconde ; et la seconde constamment
enfantée à partir de la première ; la troisième issue en permanence
des deux premières. Elles ne sont pas réunies entre elles par un lien
fixe et inamovible mais mobile et vivant, qui ne cesse de se nouer.
Rien de particulier ne peut être sorti du contexte de cette genèse
indissociable et indivisible : où que tu t’engrènes dans cette roue,
c’est <la> le tout que tu détruis. Les trois puissances se suivent
comme trois pensées immédiatement enchaînées, si bien que tout
en étant trois elles ne font en fait (actu) qu’Un.

Notes du chapitre
[1] ↑ Passage très probablement altéré. Au lieu de « … Natur, da sie Grund von Existenz
selbst nicht ist » (« … la nature, vu qu’elle n’est pas elle-même fondement d’existence »),
nous supposons avec M. Marquet comme phrase primitive : « … Natur, dit, da sie Grund
von Existenz selbst ist, nicht ist », et traduisons en conséquence.
[2] ↑ Verkettnng — lire Verkettung.
[3] ↑ Texte sans doute corrompu ici encore, nous suggère M. Marquet. On peut supposer :
« Cette force enfante… l’essence qu’elle nie en soi. »
[4] ↑ Wirklichkeitung est une coquille, sans doute pour Wirkung préféré à Wirklichkeit.

[5] ↑ Cf. la Fortima primigenia des Romains dont il est question dans la XIVe Leçon de la
Philosophie de la Révélation (p. 294).
[6] ↑ Phédon, 8od. Ces questions sont l’objet du dialogue Clara.
[7] ↑ On relève l’expression αἰῶνος εἴςωλον dans le fragment 131 de l’éd. Schroeder (=
Bowra 116), cf. Isthmiques et fragments, éd. Budé, t. 4, p. 196. Cf. en outre R. Brague, Du
temps chez Platon et Aristote, PUF, p. 57.
[IV] Projets et fragments en vue du
livre II des Ages du monde
Transition avec le livre II

Feuillet XXXVIII

[ 239] Les temps du passé, l’état d’avant le monde — voilà ce que


nous avons décrit jusqu’à présent, autant que faire se pouvait. <
Mais afin > Mais avant d’entreprendre de présenter les temps du
présent, il est nécessaire de mettre en lumière, aussi clairement que
possible, l’opposition entre celui-ci et le passé.
L’homme est très naturellement enclin à penser que tout dans le
monde devrait consister en pure bonté et en pur amour ; et
pourtant, c’est du contraire qu’il ne tarde pas à s’apercevoir ; un
être réfractaire fait partout irruption, face auquel le Bon ne
parvient qu’à peine et avec peine à être effectif, si bien que celui-là
doit <bien> finalement être reconnu comme un être propre et
exprimé comme tel <comme à une époque fort reculée>. Dès
l’époque la plus reculée on trouve le vif sentiment de cet Autre
indéniable ; <opposition ou dualité radicale par rapport à l’Un, pour
d’autres ténèbres, guerre, malheur, ou encore ce qui> dont
l’opposition avec l’Un a tantôt été exprimée comme celle entre les
ténèbres et la lumière, ou entre la gauche et la droite, le courbe et le
droit <,tantôt>. Une réflexion plus approfondie montre que la
nature divine elle-même ne pourrait subsister en l’absence d’une
telle altérité. La liaison d’un supérieur et d’un inférieur, qui à celui-
là sert de première puissance, de racine et en quelque sorte de
soutien, est nécessaire à toute existence. Sans l’assise de quelque
chose de réel, même l’idéal le plus éminent ne peut être pensé
comme effectif ; la plante la plus spirituelle demande une terre à
partir de laquelle elle puisse croître. Le vin le plus pur engendre sa
lie ; le [240] vinaigre acide demande une mère ; et en chaque œuf se
trouvent deux substances, dont l’une ne sert qu’à nourrir l’autre,
qui lui est supérieure et à laquelle elle permet de se développer.
Mais ces deux principes ne doivent pas être pensés comme les deux
parties d’un Etre de telle sorte que cet Etre ne deviendrait une
substance effective que par eux deux ; l’Etre, ou la nature elle-
même, doit être pensé comme un Tout indivisible qui est tout l’un et
tout l’autre, en sorte qu’en chacun des deux, dans l’amour comme
dans la volonté propre, dans l’idéal comme dans le réel le tout est
également présent. De même que l’homme considéré comme une
nature douée d’ipséité n’est pas seulement la partie d’un homme
mais homme tout entier dans la figure de l’ipséité ; et le même
homme considéré indépendamment de cette sienne ipséité n’est pas
non plus simple partie d’un homme, mais homme tout entier en sa
non-ipséité.
Et c’est bien parce que chacun de ces principes <est un principe
universel que chacun peut se, et cependant> est l’Etre tout entier
qu’il peut à son tour se subordonner le tout. Car l’homme en son
ipséité n’exclut pas pour autant de lui le principe supérieur et
meilleur ; ce principe est bien en lui, mais subordonné à celui de
l’ipséité. Les deux principes peuvent bien à nouveau être réunis par
l’ipséité ou par l’amour, et par nature c’est la réunion par l’ipséité
qui est première et initiale, dans la mesure où tout Etre doit
commencer par exister (daseyn) par lui-même comme un Etre
propre, particulier, afin de pouvoir développer à partir de lui
quelque chose de supérieur à lui-même.
Or il n’en va pas autrement de la nature divine. En sorte qu’<elle>
en elle les deux principes sont d’abord réunis par leur ipséité, qui
constitue leur état germinal, ou l’état de leur pur être-en-soi, vu que
rien n’est en dehors d’elle, aucune créature, il n’y a qu’elle toute
seule, incluse en sa propre ipséité. Mais comme toute nature aspire
à l’effectivité, la nature divine en vient elle aussi à ce conflit décrit
plus haut, dans la mesure où le principe subordonné ne peut jamais
par nature passer à l’acte, et où par conséquent cette première
personne ne pourrait elle aussi se déployer en effectivité que si
l’Etre proprement dit pouvait s’élever en tant qu’étant et se
subordonner l’autre principe, par nature non-étant. Mais d’elle-
même [241] l’ipséité ne le peut pas <car aucun principe> et l’autre
principe en est tout aussi incapable, car il n’est pas libre mais <pris
et entravé> prisonnier de l’ipséité, tenu et lié par elle. De même que
la graine jetée en terre éprouve en soi-même la nostalgie
<l’inclination> d’élever <vers le haut> à la lumière ce qu’elle a en
elle de plus noble et d’enfouir le reste dans la profondeur, mais ne
le pourrait pas en l’absence d’un principe extérieur
d’épanouissement, en l’absence d’un soleil ; ainsi la nature divine à
l’état potentiel est impuissante à se déployer elle-même et pour
ainsi dire à s’organiser, si intensément qu’elle le désire ; il faut que
cette nature divine engendre elle-même le soleil propre à l’épanouir
afin d’être élevée grâce à lui, de l’état de simple puissance, à l’acte.
<Les remarques préliminaires suivantes sont nécessaires pour
comprendre cette élévation : chacun des deux principes que nous
appelons respectivement idéal et réel ou, pour plus de concision, A
et B, est la substance tout entière. L’idéal n’est donc qu’un seul et
même Etre dans le subjectif et l’objectif ; et ce qui par l’effet de la
volonté contractante>
Pour bien comprendre cette élévation, ce déploiement, il est
nécessaire de revenir une fois de plus à l’unité, et de chercher à la
connaître entièrement. Au sein de l’unité les deux <principes> sont
tout d’abord, par nature, antagonistes, ce qui n’empêche pas que la
pure entité, qui est pour soi toute la substance et l’autre [élément],
ce qui n’est il est vrai que simple fondement d’existence soient
également en soi toute la substance. Pour plus de concision,
appelons ce premier principe, absolument, l’idéal (das Ideale), et
réservons à <l’autre> celui-ci le nom de réel (das Reale). Mais en
dehors de cette opposition effective s’est fait jour une autre
différenciation au sein de l’unité première, celle du sujet et de
l’objet. Nous ne pouvons considérer cette dernière opposition
comme effective, mais seulement comme spirituelle ou dynamique,
elle qui n’a de fondement que dans la contraction de la volonté
propre, et qui, si celle-ci cessait, prendrait fin elle aussi tout aussitôt.
De même que tout un chacun peut éprouver en soi-même que la
tension entre sujet et objet ne subsiste en lui que tant qu’il le veut
bien ou la suscite. Car ce n’est proprement que l’idéal qui est posé
comme sujet et comme objet, et cela non de son propre chef mais
seulement du fait de la volonté de contraction, [242] qui n’agit pas
autrement sur eux deux que la présure sur le lait, laquelle a bien
pour effet d’en séparer aussitôt les composantes mais le rend par là
même plus corporel et lui donne sa première consistance.
Mais bien que posé comme sujet et objet, cet Etre, ou idéal, reste en
soi un seul et même Etre et n’est pas divisé en cette opposition, il
demeure bien plutôt le même Etre dans l’étant comme dans l’être, et
s’y éprouve toujours comme le même. Si l’effet de contraction
pouvait cesser, l’essence dans le sujet et celle qui est dans l’objet
convergeraient de nouveau, car c’était là un antagonisme
seulement factice, et non originel. Mais la force de contraction ne
peut ni ne doit cesser afin précisément que toujours demeure un
fondement de la réalité, et la réalité est, une fois trouvée, chose si
précieuse que même l’essence renonce à l’anéantir de nouveau et
<se> préfère demeurer <incluse et scindée> <tiraillée et dans la
dualité> afin de ne pas la perdre à nouveau.
Cependant, l’essence ne peut supporter la confusion dans laquelle
elle se trouve. Car l’idéal est par nature, une fois pour toutes, l’Etre
supérieur et proprement dit ; tandis que le réel, lui, est par nature
simple fondement, le subordonné de l’Etre, le proprement non-
étant. Mais dans l’état de la première contraction, l’idéal est
totalement traversé par le réel qu’à son tour il traverse, en sorte
que tous deux sont très exactement contre-balancés et ne
constituent en fait conjointement qu’une seule et même substance.
Conformément à sa nature propre, l’idéal aspire donc toujours à
s’élever au-dessus du réel et à se le subordonner <ainsi qu’à lever
totalement du même coup l’opposition du sujet et de l’objet), mais
toujours l’idéal est rabroué et tiré vers les profondeurs par <l’unité>
la force contractante de l’ipséité dominante, et compénétrée par
l’autre, <parce qu’il sent bien que cette compénétration tient au fait
qu’il est posé comme sujet et objet, il cherche à supprimer cette
dualité, et ce sujet et cet objet, qui bien qu’opposés n’en sont pas
moins toujours posés comme unité,>
Introduction au livre II

Feuillets XXXIa, b, XXXII

[ 243] Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. C’est par ces


mots que débute, dans sa simplicité, le récit du plus vieux livre
du monde. Mais l’homme demande ce que peut bien vouloir dire
« au commencement », et ce que peut bien vouloir dire « il créa » [1] 
[2]
« Au commencement » ne peut rien signifier d’autre    que dans le
premier temps, ou dans le temps le plus ancien, lequel est
manifestement opposé au temps suivant, dont le commencement
est indiqué par la naissance de la lumière. La création du
commencement ne peut donc être aussi celle du temps qui a suivi,
et par conséquent un double concept de création s’avère nécessaire.
Toute création initiale ou originelle est une création inconsciente,
intrinsèquement nécessaire, vu qu’à proprement parler aucune
personne n’y est encore à l’œuvre — de même que la force
d’effectivité (Wirklichkeit) reconnue dans les œuvres (Werke)
humaines est d’autant plus haute qu’elles sont nées et ont été créées
originellement de façon plus impersonnelle. Toute création
consciente présuppose une création inconsciente dont elle n’est que
le déploiement et l’ultime explicitation.
Lorsque l’Eternel se résolut à sortir de son occultation et posa
comme commencement la vigueur et la force contractante de son
Etre, il entra alors lui-même dans l’état d’efficience aveugle [3] ,
encore que même en cet état il ne pût avoir d’efficience que
conformément à la divinité de sa nature, en tant qu’Etre suprême et
comble de perfection.
Ce n’était pas une création consciente. Car même s’il s’est posé
d’emblée comme sujet précisément en cet acte originel, il était, à
titre de sujet justement, en tant que posé, c’est-à-dire qu’il était
latent, n’agissant pas de façon manifeste mais seulement en douce
ou secrètement. [244] En tous deux, dans le sujet comme dans l’être,
le principe de contraction agissait de plus belle, et c’est lui qui était
proprement créateur.
Du fait précisément de la contraction, la différence et la force des
différents principes furent suscitées dans l’être ; et dans la mesure
où la Sagesse empêtrée dans l’être et venant d’être rehaussée en
Esprit aspire sans cesse à l’analyse, le principe créateur agit
aveuglément et a pour effet de faire du ciel <tout entier> un tout
achevé en toutes ses parties et dénivellations, un tout qui cependant
n’a pas encore de consistance et succombe toujours de nouveau à la
force de contraction tant que celle-ci n’est pas subordonnée au
supérieur pour le reconnaître comme issu d’elle, et se reconnaître
elle-même comme objective et comme passée.
Mais le principe de contraction n’agit pas seulement vers le bas ou à
l’égard de l’être, il agit de façon tout aussi déterminée vers le haut,
et même le sujet devient en soi au plus haut point contradictoire, du
fait qu’en lui aussi les puissances s’exerçant à l’encontre du
principe de contraction se disjoignent, et que tout ce qu’il y a de
vertus et d’entités enveloppées en lui sont dissociées, bien que de
façon encore aveugle — entités qui, étant produites non pas dans
l’être mais en haut, dans l’étant, ne peuvent être elles-mêmes que
spirituelles.
Jusqu’ici, donc, les choses de la nature comme les entités du monde
des esprits ne sont que création immanente de l’Etre efficient et se
comportent exactement comme les accidents ou affections de
Spinoza par rapport à la substance.
Mais la force créatrice cherche elle-même l’abandon et le repos, et
les atteint en posant l’autre personne, relativement à laquelle elle se
reconnaît elle-même comme objet, comme passée.
Dans la mesure en effet où, tout d’abord, la force de contraction
retourne à la profondeur par rapport à l’être, elle devient du même
coup la racine, le support de ces choses qui ont vu le jour lors de la
première création ; en ces choses aussi le principe affirmant se fait
Etre, c’est-à-dire qu’elles aussi deviennent dès lors autonomes et
reçoivent une consistance propre [4] .
[5]
[245] Même chose pour les entités spirituelles   . Car dans la mesure
où la force de contraction est intériorisée relativement à elles,
celles-ci deviennent elles-mêmes libres et reposent sur cette base
qui est la leur en tant qu’entités autonomes. De même, donc, que les
choses résultant de la première création dans l’être ne sont autres
que les astres, celles résultant de cette première création au sein de
l’étant sont les Esprits les plus anciens, ces natures éminentes qui
sont au monde des esprits ce que sont les astres au monde visible.
En se faisant fondement, la force du Père a donc laissé libres toutes
les créatures, ou a fait en sorte que la force d’attraction en elles
(relativement à elles) fût objective, et non plus subjective [6]  ?
Mais l’étant lui-même, dans la mesure où la force d’attraction est en
lui intériorisée, <s’élève de ce fait à> s’épanouit lui aussi en une
personne, accède à <l’autonomie> la conscience de soi <dont son
travail [7]  était en quête> et reconnaît ses propres œuvres en étant
lui-même, du même coup, libéré de l’être.
Pour n’en rester tout d’abord qu’à ce qui est manifeste avec Dieu,
les constellations sont donc les œuvres de la toute première
création, du passé le plus reculé en tant que commencement. Celui
qui est capable de contempler de façon appropriée le tout d’une
inconcevable éminence que forment ces constellations ne ressent-il
pas que les forces par lesquelles ce tout a été formé, et grâce
auxquelles il se maintient encore aujourd’hui, excèdent de
beaucoup toutes les forces du temps présent ? C’est une tout autre
personne, plus clémente, qui, une fois la Création apaisée, engendre
plantes et animaux ; mais les étoiles sont les œuvres du temps
originel, de la force primitive à son apogée, et leur ascendant est
d’ailleurs illustré par la parole originelle [8] , dont la signification ne
peut prêter à équivoque pour personne, et à qui n’est pas étranger
l’esprit d’une vision du monde plus profonde qui se lèvera enfin
nécessairement aussi au-dessus de ces œuvres comme au-dessus de
toutes les œuvres originelles. Inconcevables à partir de tout ce
qu’offre le temps présent, elles sont partout d’emblée le présupposé
de ce deuxième temps de formation, d’un temps plus clément.
Et puisque nous en venons maintenant à ce deuxième temps, c’est
ici que sera parfaitement à sa place l’élucidation préliminaire de ce
concept [246] d’une création seconde, concept qui habituellement
ne peut être saisi correctement du fait que les créations première et
seconde ne sont pas distinguées. Il serait à souhaiter que toutes
deux pussent être nettement distinguées dans la langue, mais ce
n’est pas là chose aisée.
La majeure partie des savants <s’en> tiennent toujours, à l’instar du
peuple, à l’expression si absurde de « création ex nihilo » qui ne
saurait s’appliquer ni à la seconde création ni à la première, et
qu’ils ne sont en mesure d’expliquer que par des circonlocutions.
L’Ecriture Sainte dont ils se réclament ne connaît qu’une création à
partir du non-étant, voire du non-apparaissant. D’après eux, Dieu
appelle à être les choses qui ne sont pas [9] . La création y est bien
représentée comme ce mouvement qui consiste à tirer les choses
hors des ténèbres pour les amener à la lumière ; mais en d’autres
passages il est question de la création des ténèbres elles-mêmes, ce
qui prouve bien que par là est entendu quelque chose de réel et non
pas simplement un néant. Il n’y a donc en fait pas la moindre trace
[dans l’Ecriture] de ce concept [de création ex nihilo] ; à moins bien
sûr de tenir expressément le néant pour du non-étant. Car ce qui
peut s’appeler non-étant, c’est aussi bien cette première vie
purement potentielle, à partir de laquelle l’être est élevé à
l’effectivité, que cette force de traction qui est surmontée lors de la
seconde création.
Mais de façon générale, le concept de création seconde s’avère
impossible sans celui d’un état antérieur à elle, et donc d’une
création première. Car ceux qui se font fort d’en parler de façon
plus intelligible se trompent au moins en ceci qu’ils <ne
reconnaissent> n’admettent aucun passé de l’Etre primordial <et
c’est pourquoi>, n’admettent tacitement comme Prius que le sujet et
comprennent la création comme une production à partir de lui, ce
qui les conduit à s’embrouiller dans des difficultés insolubles. Par
exemple, ils expliquent la création comme une auto-exposition
<objective> ou objectivation de Dieu pensée de la façon suivante :
tout d’abord il y aurait le sujet en tant que tel, puis ce sujet poserait
objectivement soit lui-même soit une partie de lui-même. Or dans le
premier cas, celui où il se poserait lui-même objectivement, il se
supprimerait comme sujet sans pour autant se poser véritablement
comme objet, vu que tout ce qui est objectif ne l’est [247] que
relativement [10] . Et s’il posait objectivement une partie de lui-
même, un partage serait donc survenu en lui ; il ne serait plus, en
tant que sujet, ce qu’il était auparavant, ce qui va à l’encontre de
tous les concepts de l’immutabilité divine, et même de tout sujet
digne de ce nom. La seule façon correcte <ici> de voir les choses est
bien plutôt la suivante : ce à quoi il sera réservé ultérieurement de
devenir objet est ce qui est posé d’abord et tout seul. Seul, il ne peut
être objet, c’est précisément au contraire un sujet, même s’il ne l’est
pas pour soi. Il ne peut devenir objet en posant par-delà lui-même
quelque chose de lui ou à partir de lui ; cela est impossible en effet
en raison de sa nature, vu qu’il lui faut demeurer strictement en
soi : il ne peut donc se faire objet qu’en posant un autre en dehors
de soi, relativement auquel il est objet et se reconnaît comme tel.
(XXXIb) Une <autre> formulation similaire dit : Dieu est, ou se
révèle dans la création, mais ceux qui la plupart du temps n’ont <eu
recours qu’au figuré à> fait que reprendre de telles formules
pensent Dieu comme un pur <libre> Sujet. Mais comment peut-Il
s’ouvrir et se révéler [11]  s’il n’était auparavant un Dieu reclus et
caché ? Et comment cette ouverture, comment cette Révélation est-
elle possible, à son tour, sans la présence, en lui, d’une force
d’enfouissement et d’inclusion ? Cette formulation ne devient
compréhensible <qu’à partir du moment où> que par cette
inversion par laquelle l’Eternel ouvre et dispose les côtés de son
Etre d’abord adverses pour se transfigurer, d’unité aveugle et
inconsciente qu’il était, en unité libre et consciente.
C’est pourquoi la création a plus d’une fois été expliquée de la façon
suivante : il suffit que la divinité se tourne vers l’extérieur pour que
naisse le monde. Mais qu’est-ce que la divinité pourrait donc bien
tourner d’elle-même <— à moins qu’elle ne se tourne elle-même
tout entière ? —> vers l’extérieur, elle qui n’est rien d’autre que le
sujet le plus simple ? Si l’intérieur devient extérieur, ce qui
auparavant était extérieur doit devenir intérieur, dans la mesure où
<sinon> n’y ayant <plus> rien <au fond> d’intérieur, il n’y aurait en
vérité <plus> rien <à l’> d’extérieur. Formulation qui <à son tour>
ne trouve également son explication que dans cette inversion
analysée plus haut, où ce qui était d’abord intérieur et [248] latent
(l’essence <de l’amour et> de l’Esprit) devient extérieur et
inversement ce qui était extérieur (la force de contraction hostile à
la créature) devient quelque chose d’intérieur et de latent.
De tout cela il résulte que la création <universelle> en général au
second sens du terme est impensable sans un état l’ayant précédé,
que cet état devrait être pris au moins autant en considération
comme, <respectivement> toutes proportions gardées, plus parfait
<relativement à) que celui qui <l’> a suivi, ce qui fait
qu’inversement la création ne peut <plus> être, eu égard à l’Etre
primordial, qu’élévation à un état plus haut et plus parfait.
L’opinion tant de fois soutenue et récemment reprise selon laquelle,
dans l’histoire du genre humain comme dans celle de l’univers, tout
serait issu de la pureté, de la perfection et de la félicité pour
sombrer par la suite dans l’impur, l’imparfait et l’infélicité, cette
opinion n’a pas manqué d’être appliquée bien souvent à la création
du monde. Comme la plupart des hommes ont coutume de ne juger
du présent que d’après ce qu’il est pour <l’homme ou> eux <-
mêmes> et non d’après ce qu’il est pour l’Etre primordial, ils sont
convaincus sans peine que le présent est un état bien plus imparfait
et bien moins béni que cet état pré-mondain de la création. Si donc
le Créateur est quelque peu en rapport avec sa <créature> Création
et s’il participe, au moins en s’en ressouvenant, à cet état, il leur faut
craindre dès lors que Dieu ait sciemment contracté un mal ou un
état de félicité <amoindrie>moindre ; ou alors il leur faut l’isoler
totalement et tenir la nature des dieux à distance des destinées du
monde ; <c’est seulement par remise en liberté de cet état et par
reconquête de l’initial>
Entendement et sentiment ne trouvent un apaisement, en dernier
ressort, que dans la pensée d’un Dieu qui est pur Esprit, Esprit
bienheureux : mais cette pensée n’est pas la première dont on peut
partir <et Dieu lui-même, c’est à partir de quelque chose de négatif>
du seul fait que strictement aucun concept n’est possible, au grand
jamais, d’une conscience personnelle chez un Etre dès l’origine
illimité, infini, chez un Etre qui n’a jamais été resserré fût-ce par sa
propre force. [249] Cela contredirait également à toute analogie :
tout ce qui est divin est humain, comme <à son tour> tout ce qui est
humain est divin, comme le dit déjà Hippocrate, et cette
communauté réciproque des propriétés humaines et divines est
d’après le mot remarquable de Zénon une loi fondamentale et la
clef de toute véritable connaissance comme de toute l’économie
[12]
visible. Si    Dieu était un Etre absolument simple, comment donc
pourrait-il se révéler ? Car si le rapport des principes au sein de son
Etre était d’emblée primordialement et par lui-même au comble de
sa perfection, comment donc se résoudrait-il à un quelconque
mouvement, à une quelconque inversion ? De même que l’homme
n’est nullement par nature dans un juste rapport [entre ces
principes], l’Etre qui ne trouve sa transfiguration que dans la
Création achevée l’est tout aussi peu. <le Créateur avant la création.
> <C’est même seulement en celle-ci que se montre> [13]  ce qui était
encore caché <dans l’état antérieur> ; il se révèle que cet Etre
<suprême, seul à être originel> était déjà Dieu en son état
d’enveloppement, c’est-à-dire était déjà le Bien suprême, de même
que nous inférons, en l’homme, de la subordination de son plein gré
de son ipséité [14] , une disposition originellement bonne ; mais cela
montre précisément que <le rapport des principes était tout aussi
peu parfait et juste, antérieurement à la décision, que> la création
des choses consiste en une décision et présuppose par conséquent
un état d’indécision, ou peut-être même un rapport entre les
principes qui <n’était> ne pouvait être ni ultime ni suprême.
Il faut que Dieu ait primordialement en lui un principe qu’il lui
revient de vaincre. Qu’un tel principe soit indigne de la nature
divine, c’est ce qu’on se gardera bien d’affirmer. Car comment
pourrait être taxé d’indignité ce qui est nécessaire à l’être ? Mais
une pareille assertion repose en même temps sur une
présupposition fausse. Car en tant qu’efficient, ce principe précède
le Dieu étant, mais il est immédiatement posé comme non efficient
par le Dieu étant ; car c’est seulement dans la mesure où Dieu en est
victorieux qu’il est Dieu, c’est-à-dire le Bien suprême, l’Etre le plus
clément et le plus aimable ; et s’il n’en était pas victorieux, il ne
serait pas Dieu.
Cependant, <nous avons> les considérations qui précèdent ont
apporté la preuve immédiate que le présent est la <seule> période
[250] supérieure de la vie divine. La création du monde est une
transfiguration, une spiritualisation de l’Etre divin, car le sujet
primitivement enchevêtré avec <l’étant> l’être est élevé à la
<liberté> spiritualité, tandis que l’être, en revanche, s’y subordonne
en tant <que passé, que pur> que sacrifié à ce qui lui est supérieur,
en tant que soubassement et instrument de la révélation.
(XXXII) Il suffirait d’être attentif à tout l’aspect qu’offre la nature
pour se convaincre du fait qu’elle ne s’est pas trouvée
originellement en cette situation ; car partout elle apparaît comme
une force ployée et rompue, qui néanmoins en même temps a bon
espoir d’une transfiguration supérieure. Si cette situation était pour
elle originelle <nécessaire comment pourrait-elle>, d’où lui
viendrait la liberté, qu’on ne peut lui <contester> dénier, d’échapper
même à cette situation, de s’élever contre ce qui est supérieur ? Car
cette subordination n’est en rien synonyme d’une totale
indépendance. Dieu, le proprement étant, est au-dessus de son être,
le ciel est son trône et la terre son escabeau ; mais même ce dernier,
subordonné par rapport à son Etre suprême, est tellement plein de
<lumière et> vie qu’il éclate de tous côtés en êtres vivants. C’est
pourquoi, dans la vision du Prophète telle que Raphaël l’a
représentée, l’Eternel n’est pas porté par le néant mais par des
figures animales vivantes. C’est de la même façon que l’artiste
hellène a représenté les destinées humaines à leur dernière
extrémité, la mort des enfants de Niobé, aux pieds du trône sur
lequel siège son Zeus olympien, et il est allé jusqu’à parer l’escabeau
du Dieu en y représentant des combats d’amazones d’une grande
vivacité.
Faute d’une vie originelle de la nature, nous ne serons jamais à
même de comprendre comment elle reçoit une vie en cette
subordination. Est-ce en raison de ce caractère originel de la vie que
beaucoup parlent d’une prétendue divinisation de la nature ? Dieu
lui-même divinise bel et bien la nature ; il la divinise déjà en sa
toute première et originelle révélation, lorsqu’il adopte la nature,
s’en revêt et s’en drape comme d’une enveloppe charnelle ou d’un
corps, et plus encore lors de la seconde création, car il [251] élève
alors jusqu’à lui, par libération de l’étant en lui, cette nature qui à
présent est rabaissée au non-étant, et <cherche à> la réunit à
nouveau avec lui en y éveillant une unanimité interne <qu’il
déploie en lui, par quoi>
Ce premier Etre, avec lequel s’enchevêtre le spirituel de Dieu, peut
déjà être qualifié <au sens large> de divin, mais non pas stricto
sensu. Car il est certes sa propre nature, avec laquelle l’Etre est aux
prises en cet état <avant qu’il ne se décide à la création>. Mais cette
nature ne peut <au sens strict> être qualifiée de pleinement divine,
parce que <Dieu ne s’est encore nullement révélé comme Dieu
avant la création> cet Etre ne s’est révélé <annoncé> comme Dieu
que par la victoire qu’il a remportée sur la nature. Or la nature
visible ou actuelle n’est nullement <est bien toujours certes> cet être
originel — <non pas certes> absolument parlant, mais seulement
<pour> autant qu’<elle> il est déjà <vaincu> subordonné par le
supérieur et sert de soubassement au monde des esprits. La
<première> nature initiale était comme une parole orientale dans la
graphie très ancienne [15]  : imprononçable pour soi-même ; seule la
création lui a insufflé la vie. Mais l’être n’est plus dès lors dans la
même situation qu’auparavant, car alors il était dans une certaine
mesure seul souverain ; son <caractère dicible ou son> explicitation
repose précisément sur le fait qu’il devient consonne de l’Esprit,
c’est-à-dire <son> subordonné, et inversement c’est en sa
subordination seulement, et par elle, qu’il devient dicible et
explicite.
Eu égard à la nature, la création est donc assurément une
subordination ou un abaissement (même absolument ; en elle aussi
<de la même façon> l’abaissement devient ce par quoi elle s’élève)
de même qu’elle est pour Dieu (par quoi est toujours entendu
l’Etant ou Dieu en tant qu’Esprit) élévation. Mais cette soumission
de la nature <au monde des esprits> ne doit pas <cependant> être
pensée comme contrainte et forcée, elle est <absolument> de part
en part librement consentie, et ce à tous les niveaux ; car tout
repose face à Dieu en un suprême assentiment après qu’il eut <lui-
même vaincu et surmonté> remporté une victoire sur la nécessité
de sa propre nature. <Dès lors> Si l’abaissement de la nature et une
élévation du spirituel ont lieu simultanément, celle-ci est cependant
tout autant conditionnée par celle-là que celle-là par celle-ci. <Si la
nature ne peut être subordonnée [252] que pour autant que le
spirituel s’élève au-dessus d’elle, inversement <une élévation> cet
abaissement de la nature est tout autant condition de l’élévation du
spirituel, tout comme <l’élévation> le soulèvement du spirituel est la
condition de la subordination. > Ce n’est pas là un procès
unilatéral : la nature n’est pas <quelque chose> une simple
retombée du monde des esprits ; <contrairement à ce que d’aucuns
ont prétendu, auxquels> elle ne surgit absolument pas <de> à partir
de lui ni n’en est un produit, l’un et l’autre surgissent <par un seul
et même> d’un foyer commun par une seule et unique décision.
Comme la plupart ont toujours trouvé plus commode de partir du
supérieur et d’en déduire l’inférieur, il fallait s’attendre à ce que
naquît <un beau jour> <la représentation> l’opinion selon laquelle
le monde des esprits aurait vu le jour le premier, tandis que la
nature, elle, ne serait née que d’une aberration ou du fait d’un
précipité de ce dernier (per dejectionem). <Mais> Un procès aussi
unilatéral pèche contre <toutes les lois de> la nature de tout
développement vivant. Car même dans <le procès> la dissolution
chimique, il n’y a pas de précipité qui ne s’accompagne
simultanément d’un phénomène de fluidification, et inversement ;
mais le vivant, la plante, par exemple, ne se dé-cide (sich
entscheidet) ou ne se développe que par un procès tout à fait
analogue à celui <que nous venons de décrire> -ci [16]  (encore que
non sans un soleil propre à l’épanouir), car elle n’élève <la> sa
partie la plus noble à la lumière et à l’air libre que pour autant
qu’elle <pousse> enfouit en même temps ses racines dans les
profondeurs, et inversement. Certes, sans aucune action-de-jeter-
bas, sans catabole [17]  par laquelle quelque chose qui existe déjà est
posé comme fondement ou sert de fondation, aucun
commencement n’est possible (le verbe grec particulièrement usité
dans les écrits chrétiens au sujet de la création — dont le sens est
infiniment plus profond, ici encore, que la doctrine officielle —
réunit en fait les significations distinctes de : action de jeter bas,
action de jeter les fondements et commencement) ; mais <comme
l’abaissement ne peut être pensé, n’est pas pensable sans une
élévation simultanée> Dieu lui-même ne peut être Esprit, c’est-à-
dire élevé, que dans la mesure où en même temps il s’abaisse soi-
même (abaisse sa nature). La nature et le monde des esprits sont
donc co-originaires et (même en leur scission) <absolument>
simultanés.
[253] Nous avons donné ainsi pour l’essentiel les ultimes
déterminations quant au contenu du livre suivant.
L’histoire des développements du présent <doit> offre comme celle-
ci <nécessairement> une double face. Elle est histoire de la nature et
histoire du monde des esprits.
La nature <comme escabeau> est le présupposé du monde des
esprits lui-même, son présupposé au sens souvent précisé, <la base>
le fondement sur lequel seulement <il peut> s’élever et <sur lequel
seulement> la base sur laquelle il s’affermit.
Mais c’est toujours par un procès simultané que tous deux naissent
et se déploient [18] . D’où il appert par conséquent que leur histoire à
tous deux doit être <présentée> simultanée et concourante.
<Pourquoi cela s’avère-t-il impossible ?>
Pour un Etre qui se tiendrait à l’intersection des deux mondes, cela
serait sans conteste le cas. Mais l’homme, bien qu’il <apparaisse>
soit dans une certaine mesure un médiateur entre la nature et le
monde des esprits, ne l’est pas de telle sorte qu’il serait dans les
deux une<unité> spirituelle <effective des deux, > <que le monde
des esprits serait pour lui un avenir> <qu’il> (que le monde qui lui
est révélé serait du passé relativement au monde des esprits, ni
celui-ci de l’avenir> [19] . Mais pour cette raison <il> l’homme n’est
pas pour autant totalement coupé de cet avenir <qui… > par rapport
auquel la vie <qui constitue pour lui le présent> se comporte
comme échelon, comme premier niveau ou première puissance.
L’itinéraire de l’homme passe par la nature pour rejoindre le
monde des esprits. Même dans la science il ne peut donc
commencer son ascension que sur l’échelle <de la nature> du
sensible en direction du <monde des esprits> suprasensible ; <et le
rapport de ces deux mondes relativement à lui est> l’histoire de la
nature est le préalable nécessaire d’une histoire ou d’une science du
[254] monde des esprits <et ce n’est pas toute connaissance, mais
seulement la connaissance non médiatisée qui lui est refusée en ce
qui touche à un monde supérieur> [20]  ; sous ce rapport, ce dernier
n’est possible réel pour l’homme que pour autant qu’il est fondé par
le premier [21] >
Ce livre se subdivisera donc nécessairement en deux parties, et de
telle sorte que l’histoire de la nature viendra en premier. C’est ici
que réside le véritable point d’achoppement de toute science
jusqu’à nos jours. C’est dans la paresseuse présomption de l’homme
qui se croit à même de franchir tous les maillons pour lui
intermédiaires dans la nature, et croit pouvoir se permettre
d’aborder <immédiatement> les matières spirituelles ou
suprasensibles au moyen de concepts universels et vides de toute
réalité — c’est là qu’il faut chercher le peu de succès de toute
métaphysique ; <qui l’a conduite finalement à l’aveu de sa totale
impuissance> comme inversement c’est <dans> <cette> en se
fondant sur la nature qu’une <science> connaissance supérieure
authentique montre sa véritable force [22] . Sans une histoire
préalable de la nature, l’homme demeure <même> pour lui-même
une énigme <insoluble>, voire dans une certaine mesure
inaccessible, et combien plus ce monde supérieur, <dans> qui
semble n’avoir <avec la nature> d’autre point de contact immédiat
avec la terre que, précisément, l’homme [23] .
Mais même relativement à la nature l’homme ne se tient pas au
centre, et ce n’est qu’à partir d’une partie <de l’univers>, celle avec
laquelle il est dans un rapport immédiat, qu’il peut espérer parvenir
à quelque connaissance du tout. Une fois à même de commencer
par en bas et de ne parvenir que par une méthode ascendante <à
ces> aux lointaines hauteurs pressenties, l’homme ne peut en fait
commencer [255] assez profondément, ni poser assez profondément
le fondement du téméraire édifice. <Une> L’histoire de la terre est
pour lui l’unique point de départ d’une histoire du présent.
Mais tout Etre singulier dans la Création, même la terre, a à son
tour ses temps, son passé, son présent, son avenir. Le passé de la
terre n’est donc pas donné avec le passé universel. Pour concevoir
son Etre et son destin particuliers, et par là même également <le
rapport> ceux de l’homme, il faut donc <par conséquent> que
l’histoire revienne au passé particulier de la terre.
Tout en elle renvoie à un tel passé. Dans d’effroyables ruines,
témoins d’une sauvage désolation, nous trouvons une partie
<même> de ce qui est manifestement sa plus ancienne, <et sa plus
durable>
[Fin du feuillet XXXII]

Notes du chapitre
[1] ↑ R. m. : Matière à différentes améliorations du dernier livre à retirer de cette
introduction. Si celui-ci est encore remanié, cette introduction pourra assurément prendre
une autre tournure.
[2] ↑ R. m. : Non ! C’est aussi en opposition au temps suivant. Au commencement Dieu
créa déjà la terre et le ciel — avant même qu’il dise : fiat lux. Il n’est pas dit : an
commencement Dieu dit : que le ciel et la terre soient, mais : Dieu créa le ciel et la terre.
[3] ↑ R. m. : <car tout, et lui-même comme sujet>.

[4] ↑ R. m.: C’est précisément ce qui manque ici ! Il faudrait dire : dans la mesure où A3,
etc., A - B sombre intérieurement dans la profondeur, ce qui ne peut toutefois se produire
que sans préjudice de ce qu’il a de plus propre.
[5] ↑ Lire die geistigen au lieu de geistige.
[6] ↑ R.m. : Dieu s’est fait lui-même fondement de la nature.
[7] ↑ Schelling semble faire écho ici (mais c’est plutôt rare) au sens hégélien du mot
travail, comme dans le « travail de la venue-à-soi » dont parle la Contribution à l’histoire de
la philosophie moderne, trad. citée, p. 109.
[8] ↑ Cette« parole originelle » (das Wort der Ursprache) renverrait, d’après le Pr F. W.
von Herrmann consulté sur ce point, à la parole créatrice de Dieu dans la Genèse — cf.
aussi le Ps. 19 : « Coeli enarrant… »
[9] ↑ D’après aussi l’Ep. aux Romains (IV, 17) que cite ici littéralement Schelling, qui
reviendra sur cette question dans une note philologique de la XIVe Leçon de la Philosophie
de la Révélation — cf. SW, 6 E, p. 293. Sur le « non-apparaissant », cf. Hébr. XI, 3.
[10] ↑ R. m. : <est au fond supprimé aussi en tant qu’objet>.
[11] ↑ sich öffnen oder offenharen : le mot allemand pour la Révélation dit une ouverture,
et donc le contraire d’une réclusion, ce qu’il faut toujours garder en tête.
[12] ↑ R.m. : <le juste rapport de tous les principes>.
[13] ↑ R.m. : Certes, il se montre en cette décision.
[14] ↑ Ipséité ne rend à vrai dire que le sens ontologique de Selbstheit, qui a aussi une
connotation morale. Schelling commentera par das Aufgeben der Selbstheit, le
renoncement à la Selbstheit, l’idée exprimée par Fénelon (dans sa Démonstration de
l’Existence de Dieu) de « nous désapproprier de notre volonté », cf. SW, XI, 557 (note) ; cf.
aussi Schelling, Das Tagebuch 1848 (Meiner, 1990), p. 96.
[15] ↑ Selon la graphie hébraïque où les voyelles peuvent n’être pas souscrites mais sous-
entendues. Selon une tradition qui remonte sans doute au Zohar (XIIIe siècle), et dont le
début de l’Abrégé de grammaire hébraïque de Spinoza se fait l’écho, la Kabbale a coutume
de voir dans les voyelles « l’âme des lettres » et dans les consonnes sans voyelles des
« corps sans âmes ». Parmi les nombreuses gloses auxquelles a donné lieu cet aspect de
l’écriture hébraïque, notons au passage celle d’une double création — cf. Gershom
Scholem, Les Origines de la Kabbale, Ed. Aubier-Montaigne, coll. « Pardès », 1966, p. 37.
[16] ↑ R.m. : Peut trouver une bien meilleure application par la suite.
[17] ↑ Sur cette catabole, cf. TILLIETTE, I, 628, n. 77.
[18] ↑ comme dans la plante, qui n’est pas non plus sans un soleil propre à l’épanouir —.
[19] ↑ R.m. : L’un des deux mondes est pour lui, tel qu’il est à présent, le seul monde
présent et réel ; l’autre est pour lui le monde à venir. Quant à la raison de cette situation,
du fait que l’homme n’est pas dans une même mesure spirituel et… ne peut voir dans les
deux, il ne nous appartient pas d’en donner ici une explication, il suffit qu’il en soit ainsi.
[20] ↑ R.m. : <ici apparaît suffisamment clairement pourquoi ce livre doit se subdiviser en
deux parties, et pourquoi la première, l’histoire de la nature, est celle qui vient en premier.
>
[21] ↑ R.m. : <Telle est la raison pour laquelle ce livre se subdivisera en deux parties ; et
de telle sorte que l’histoire du développement de la nature vienne en premier. >
[22] ↑ R.m. : <Mais même cette vie présente de l’homme n’est pas devenue d’un seul coup
ce qu’elle est. Un passé infini sépare son état actuel de son premier état ; et celui-ci
présuppose à son tour une>.
[23] ↑ R.m. : <Ce qui pourra servir en outre pour l’introduction au livre suivant> <c’est là
tout ce qui pouvait et devait être rappelé dans le cadre d’une introduction générale au
livre suivant>.
Fragments du début du livre II

Feuillets Χa, Χa I, Χa II, Χa ΙΙI


(Xa) Cette personne — non pas un autre Etre distinct du premier,
mais le même Etre en une autre personne ; c’est pourquoi tous deux
l’un dans l’autre et dans <la seconde> l’autre personne sont les
mêmes principes, non seulement selon la qualité, mais aussi
numériquement, que ceux qui étaient en B, mais dans un autre
rapport. B n’est pas anéanti par là, ni absolument refoulé ; il est
seulement posé comme passé relativement à A, <comme passé>
mais en tant qu’efficient dans le passé, et même comme l’éternel
support de cette unité supérieure et <autre> ultime.
Avec cette unité supérieure débute le temps du présent, et du fait
que <le présent en général est le temps> le centre de tout temps est
le présent, c’est le temps en général qui débute avec cette unité. En
cette unité supérieure réside à présent tout ce qui était en la
première, mais déployé en un libre rapport. <Libre est> J’appelle
libre ce rapport dans la mesure où [on a] ici une dualité effective
<et le personnel> et où le spirituel n’est plus <simplement> inclus
sous le naturel mais se trouve dans une opposition libre [256] et
effective avec lui.
C’est pourquoi le procès qui <a lieu> s’accomplit ici peut être
également représenté comme <procès> scission, à ceci près que ce
n’est pas là une scission comme entre des éléments dont l’effectivité
serait antérieurement égale. Cette scission est bien plutôt comme
[celle qui se fait] entre <l’> incluant et <l’> inclus, entre ce qui se
sépare de son enveloppe et cette même enveloppe. Tout le procès ne
consiste donc proprement qu’en une élévation de l’étant qui était
auparavant à l’état de simple puissance en <actif> efficient <ou
proprement> et ainsi en spirituel, alors qu’en revanche le principe
qui auparavant était dominant, l’être, retourne de lui-même à la
<simple> potentialité et se trouve soumis au spirituel. Ce procès
<pourrait> serait également susceptible d’être exprimé comme
inversion des pôles, si l’on nous accorde cette expression, car ce qui
était auparavant intérieur, caché, doit devenir extérieur, et au
contraire, ce qui était auparavant extérieur et manifeste doit
retourner dans l’intériorité. Et depuis longtemps déjà, même si la
plupart n’en ont pas eu la véritable intelligence, <la création a été
expliquée comme une> on enseigne que lorsque l’intérieur de la
divinité se tourne vers l’extérieur <et donc bien aussi l’extérieur
vers l’intérieur> naît le monde.
Il a déjà été expliqué dans le premier livre que la nature et le
monde des esprits naissent <en même temps> d’un seul coup, en
vertu du seul et même acte. <Conformément à la démarche
habituelle de la pensée, dans laquelle la [direction] descendante>
Comme la direction descendante semble uniformément plus
commode à l’homme que la démarche ascendante, il n’est pas
étonnant que parmi les différentes façons de se représenter la
Création n’ait pas manqué de voir le jour, également, celle,
universellement répandue, selon laquelle le monde des esprits était
avant la nature, celle-ci naissant de celui-là <par> pour ainsi dire
<comme ayant sombré> comme retombée <(per dejectionem)> ou
n’a eu lieu que du fait qu’il a sombré> <est expliqué> par le fait
d’avoir sombré dans le non-étant, l’indigent que de divers côtés on a
tenté <de faire comprendre> d’expliquer diversement. Mais un
procès aussi unilatéral va tout à fait à l’encontre de la nature de ce
qui est vivant. Même si le monde extérieur actuel est né par un
<abaissement, rabaissement effectif> précipité (per dejectionem),
même si aucun commencement n’est pensable, de façon générale,
sans une catabole, c’est-à-dire sans un procès par lequel <quelque
chose qui au départ> quelque chose [257] <de supérieur> qui était
déjà là est posé comme fondement, ou dont on fait un fondement
<le mot grec spécialement employé par les écrits chrétiens à propos
de la Création réunit en fait ces différentes significations>, il n’est
pas moins nécessaire qu’à cette position-de-fondement <ou
abaissement> corresponde, de l’autre côté, une élévation ; <le
rabaissement> Si aucune élévation n’est pensable sans un
rabaissement préalable, aucun rabaissement n’est non plus
pensable sans que soit posée en même temps que lui une élévation.
Celui-là est la condition de celle-ci, mais une fois posée la condition
est également posé immédiatement le conditionné.
C’est pourquoi nous dirons à bon droit que l’univers (par quoi n’est
pas seulement compris le monde extérieur mais aussi le monde des
esprits) naît de l’unité initiale par une élévation et un rabaissement
simultanés ; que par l’abaissement de l’être (rabaissé à la première
puissance) naît la nature, et par l’élévation de l’étant <ou efficience>
en étant-actif, efficient (ou à la deuxième puissance) naît le monde
des esprits.
Que la nature n’a effectivement reçu cette <figure> sienne figure
qui nous est visible que par cette subordination au monde des
esprits, et que tout le procès de la nature ne soit lui-même pensable
qu’en présupposant la prédominance du spirituel, c’est là ce dont
toute la suite de l’histoire contiendra la preuve ; mais cela est
également susceptible d’être suffisamment mis en évidence de
façon générale.
Chacun doit admettre que la nature nous parle davantage à titre de
passé, de quelque chose qui a été, que comme étant <que par
conséquent> et que seul <l’étant> le spirituel élevé à partir d’elle, et
seulement pour autant qu’il est tel, apparaît comme un étant,
qu’elle <se présente comme> offre en général l’aspect d’une force
<rompue> ployée et rompue. Plus scientifiquement, cela apparaît de
la façon suivante.
La force de la première unité, dit-on, se reconnaîtrait elle-même
comme passé relativement à la personne supérieure, et retournerait
ainsi d’elle-même dans le passé ; dès lors elle est <comme efficiente
ou active> quelque chose de passé selon l’efficience ou l’activité,
c’est-à-dire [258] encore simple force (puissance) c’est là
apparemment, soit dit en passant, la première explication
satisfaisante de ce concept nommé à bon droit obscur depuis
toujours. <Que> La même chose se laisse aussi exprimer
inversement. Comme passé ou comme simple force, <ce premier
exposant> la puissance initiale est à vrai dire encore efficiente,
sinon tout sombrerait à nouveau ; mais son être-passé comme
efficiente ne supprime pas pour autant sa présenteté comme
passive : devenue passive, donc inactive, elle n’est pas pour autant
passée mais regarde toujours, de là où elle est, dans le présent, ce
qui se laisse également inverser et exprimer de la façon suivante :
comme présente, ou dans la mesure où elle regarde encore dans le
présent <elle est> elle ne peut apparaître que comme simplement
passive, inactive, que comme refoulée, comme quelque chose de
dominé.
Or cet [Etre] passif en tant que quoi subsiste encore l’obscure force
originelle, ou en tant que quoi elle pénètre encore dans le présent,
n’est rien d’autre que (ce que nous appelons corporéité ou matière)
la corporéité extérieure ou la matière, et inversement la matière à
son tour n’est rien d’autre que le côté passif, encore tourné vers le
présent, de la force originelle posée comme passée.
Or comme <la> le propre de la matière extérieure <n’est rien
d’autre que> est la figure corporelle, on voit à cela seul que le
procès de la création de la nature extérieure ne consiste en rien
d’autre qu’en ce rabaissement du principe d’abord dominant en
simple potentialité.
Tentons de rendre sensible tout ce rapport par une comparaison :
l’eau est en soi ce qu’est le feu, et le feu ce qu’est l’eau. Le feu ne
cesse pas d’agir dans l’eau, et tout ce qu’a l’eau, elle le tient du feu.
Mais le feu en tant que tel n’est actif dans l’eau qu’en tant que <le>
froid ou comme passé, il est ce qui se tient en retrait, en réserve, en
arrière de l’eau, et ce n’est que par l’eau, c’est-à-dire par l’élément
passif, que le feu pénètre encore dans le présent.
Le recul dans le passé du principe contractant d’abord dominant se
présente donc eu égard à lui comme un devenir-matière, et c’est ici
et nulle part ailleurs qu’il faut chercher l’origine de la corporéité.
[259] Cette vue n’<explique-t-elle pas d’abord> est-elle pas la seule
susceptible d’expliquer cette essence <mystérieuse> mystique de la
matière <, laquelle>, essence qui en sa <pure essentialité> Pureté
apparaît comme non-étant chaque fois portée au présent, qui ne se
laisse pas saisir (selon l’effet) seulement comme passé et qui cesse
immédiatement d’être pure et essentielle dès qu’elle devient
saisissable ou reçoit des propriétés et une forme ? N’est-ce pas ainsi
seulement que se peuvent concevoir ces expressions profondes et
non moins splendides des Anciens <qui> auxquelles ils <se> ont été
pour ainsi dire entraînés (hingerissen) chaque fois qu’ils ont tenté
de décrire l’essence de la matière ?
(Xa I) Combien de fois n’avons-nous pas été attirés par les
descriptions que <partiellement notamment> les Platoniciens et
<entre autres> avant tout Plotin [1]  ont esquissées de cette essence
énigmatique de la matière sans, de ce fait, être à même de
l’expliquer <comme il se doit>. Car étant donné que <ce disciple de
Platon> cet esprit profond s’était déjà écarté de la conception
platonicienne qui affirme la pré-existence d’un Etre anarchique
s’opposant à l’ordre et avait <totalement> déjà pris cette direction
qui part du présupposé que tout aurait commencé à partir du
comble de la pureté et de la perfection, il ne lui resta finalement
plus d’autre explication de l’existence de la matière que celle d’un
affaiblissement progressif du comble de la perfection. Ce qui ne
l’empêche pas, du reste, de décrire cette essence <qui> du non-étant
avec une inimitable profondeur ; lorsqu’il dit, par exemple, que la
matière fuit celui qui veut la saisir, tandis qu’elle est dans une
certaine mesure présente lorsqu’on ne cherche pas à la saisir ; que
l’entendement devient pour ainsi dire autre, et presque un non-
entendement, lorsqu’il la considère, comme lorsque l’œil sort de la
lumière pour voir les ténèbres, et pourtant ne les voit pas du fait
que les ténèbres peuvent tout aussi peu être vues en présence de la
lumière qu’en son absence ; que la matière n’est rien d’autre que le
défaut de toutes propriétés, absence de forme lorsqu’elle est
comparée à la forme <et extrême indigence>, insatiable et en un
mot extrême indigence, en sorte <qu’elle ne> que le défaut semble
lui être non pas accidentel mais bien essentiel. C’est pourquoi elle a
été aussi représentée dans la figure de Penia lors de la fête de
Jupiter dont parle le mythe de Diotime [2] . Si notre mémoire est
bonne, un écrivain plus tardif (peut-être un gnostique) [260] va
même jusqu’à utiliser l’expression selon laquelle la matière à
proprement parler n’est pas, mais qu’elle est totalement dans le
monde du non-étant et se contente de regarder avec curiosité par-
delà les bornes [qui lui sont imposées] dans le monde du
proprement étant, dont elle conçoit en elle quelques images.
Celui qui s’y entend <pourra> jugera aisément par lui-même de la
teneur de vérité qui réside dans toutes ces expressions.
<Ce bannissement de la nature actuelle par abaissement,
rabaissement ou subordination en tant que position-comme-passé
de l’unité initiale antécédente montre en outre assez clairement que
dans toute>
<Mais précisément du fait que cette nature actuelle ne naît de
l’unité initiale antécédente que par un rabaissement ou une
subordination au spirituel <un Etre supérieur>, on voit également à
quel point nous ne pouvons partager, dans cette perspective,
l’opinion selon laquelle>
<Précisément du fait que la nature actuelle n’a pas, par rapport à
celle de la création> Précisément du fait que la nature actuelle ne
naît de l’unité antérieure que dans la mesure où celle-ci est re-posée
dans la potentialité ou le passé> <Toute cette exposition montre à
l’évidence que la nature actuelle n’a pas, par rapport à celle de la
création>
Du fait que la nature <visible actuelle> n’est pas le réel ou l’être
radical mais le réel rabaissé à la première puissance, soumis au
supérieur, cela suffit à montrer assez clairement que <cette unité>
cet être précédant la création ne peut être considéré tout
bonnement ou radicalement comme ne faisant qu’un avec la nature
actuelle ; et qu’inversement il ne peut pas non plus être la nature
actuelle <corporelle ou extérieure> qui est pour nous l’enveloppe
primordiale du divin. Car elle a reçu sa figure actuelle <simplement
après que> en cessant d’être enveloppe de l’Etre. <C’est presque du
dénigrement de soutenir qu’une seule et même> Une connaissance
plus intuitive de cette unité d’avant le monde que celle, bien
imparfaite, que nous avons tenté d’exposer dans le premier livre —
et peut-être même en cette description, <sommes-nous> pouvons-
nous donner l’impression [261] d’être allé trop loin — une telle
connaissance, donc, ne peut, pour cette raison, être attendue, parce
qu’elle est tout entière posée comme passé <comme n’étant plus> et
que seul son passé effectif peut constituer la base (Basis) du présent.
Peut-être <que sont> est-ce là ce sentiment naturel qui effraie la
plupart des hommes et les fait reculer devant toutes les recherches
concernant l’état d’avant le monde. Car même si rien n’est refusé à
vrai dire à qui est en quête de la science, le chercheur n’en est pas
moins assigné, en quelque sorte, à se contenter de la connaissance
générale de celui-ci, dans la mesure où l’on pourrait dire que Dieu
lui-même n’a pas gardé souvenance de cet état, le <veut voit>
recouvre <en tant que> par amour, et veut qu’il soit considéré
comme <totalement passé> de facto ; tout comme eu égard à
l’homme, lorsque la personnalité supérieure est fondée en lui, il n’y
a plus souvenance de l’état chaotique antérieur <et même>
Mais que devons-nous dire à ceux qui sont allés jusqu’à prétendre
que cette conception reviendrait à faire de la nature actuelle une
partie de la divinité, voire Dieu même, vu que même le B initial
encore efficient n’est déclaré être qu’en tant que principe, vu que,
tant que Dieu lui-même n’est pas Dieu, la nature visible n’est en
aucun cas le B encore efficient mais le B déjà devenu latent, refoulé
dans l’occultation ? Et que dire à ceux qui, s’imaginant pouvoir
expliquer cette conception du monde, sont allés jusqu’à ce degré
d’ineptie qui consiste à dire que la matière est Dieu comme objet
achevé ou que, dès lors que Dieu est pleinement réalisé, il est
matière ? Rien, en vérité, si ce n’est que nous n’avons [3]  pas compris
un traître mot du sens propre de cette doctrine.
Mais tout aussi peu que la nature actuelle peut être considérée
comme ne faisant qu’un, tout simplement, avec <cette> l’unité
d’avant le monde, il est tout <aussi peu contradictoire> aussi sûr
<qu’avec l’unique> que la nature visible est précisément cette unité
<précédant> ayant précédé la création, à cette différence près
<qu’elle> que le principe qui était encore efficient en celle-ci est en
celle-là subordonné et refoulé dans le passif, dans le potentiel. Car si
dans l’unité prétemporelle B était le seul principe efficient et que
cela même est posé dans le présent comme passé, c’est proprement
toute l’unité précédente qui est [262] posée comme passé ; il n’y a ici
aucune partition, mais la première unité = B demeure <avec> ce
qu’elle était auparavant, à cette seule différence près, déjà relevée,
qu’elle est dorénavant dans le passé ce qu’elle était auparavant
dans le présent. Car à vrai dire <certes> même le A élevé
maintenant au spirituel ou à la seconde puissance était dans l’unité
précédente ; mais il y était comme s’il n’y était pas, ou dans un état
de torpeur ; telle est la raison pour laquelle <l’élévation
actualisation acquise> l’actualisation de ce A <ne> ou sa scission
d’avec B ne peut pas être considérée comme une séparation d’avec
lui. Car ce qui était sans effet aucun en un autre que soi laisse cet
autre, une fois qu’il en est scindé, tel qu’il était, comme le même
tout, de même que par exemple le corps de l’homme ne perd rien
du fait que l’esprit qui sommeillait d’abord dans le physique
s’éveille et se déploie. Elle n’aurait subi une véritable modification
<ou une ou>, telle qu’elle ne serait plus intérieurement la même
qu’auparavant, que si le principe s’élevant maintenant au-dessus
d’elle avait agi auparavant en elle.
La nature, bien qu’elle soit maintenant un opposé du monde des
esprits, était donc néanmoins dans une autre relation <à savoir
encore pensée comme efficiente> avant celui-ci ; elle est le véritable
temps ancien ou l’ancienne Alliance et conserve encore dans le
présent, relativement au monde des esprits, la situation de ce qui a
surgi en premier, <du soubassement ou de son passé immédiat le
plus proche, > ou, plus précisément, elle est encore même dans le
présent le côté de son passé ; quant au présent dans le présent, c’est
là le monde des esprits et ce qui en relève. Fidèles à la loi <du
développement> de l’exposé historique, nous ne pourrons donc
poursuivre <l’histoire des développements passés de la nature> non
plus jusqu’à l’histoire du monde des esprits avant d’avoir mené
l’histoire des développements de la nature jusqu’au point où elle-
même passe dans le monde des esprits et où par conséquent
<entièrement dans, envers, à l’égard> l’étant en elle est entièrement
élevé jusqu’au présent.
La grande visée de <tout le procès de la nature> toute la Création
n’est pas en effet de poser <la réalité> le réel, déjà posé en tant que
tel par le passé, mais d’élever l’idéal, le spirituel jusqu’à l’effectivité,
[263] et à vrai dire aussi bien l’idéal ou étant en soi que l’étant
inclus dans le réel, ou être. Car vu que la suprême fin dernière de
<toute la création>tout le procès du présent est que <les deux> A et
B, les deux principes qui, préalablement unis par B, ne faisaient
qu’un d’une façon aveugle, nécessaire et inconsciente <soient>
deviennent Un d’une façon libre et consciente au point que leur
essence commune jusque-là cachée = X soit réalisée comme esprit,
comme personne suprême ; ainsi, comme cela a été montré, cette
libre unité n’est possible que dans la mesure où <tout d’abord> B est
soumis à A et librement soumis à lui car cette unité doit être libre,
et <dès lors> où, de B, initialement reclus et incluant A, ce même A
est élevé et devient par conséquent extérieur, manifeste. Car vu que
c’est dans la même proportion que, même dans le spirituel, B
devient de plus en plus intérieur et A de plus en plus extérieur et
manifeste, les deux mondes doivent, de ce fait même, converger, et
le A <commun> devenu libre pour soi en chacun doit devenir le lien
des opposés.
(Xa II) C’est pourquoi nul ne doit trouver étrange, ni tenir pour un
simple accident de notre méthode, le fait que, ici aussi, comme
toujours, nous commencions l’histoire du temps présent <avec> à
partir de l’histoire de la nature ; <progressant comme sur une
échelle du monde visible jusqu’au monde invisible> il faudra même
nous accorder de commencer plus précisément <conformément au
point de vue humain>, comme les plus vieux récits, par l’histoire de
la terre. Car si la démarche ascendante est la seule <correcte>
possible pour notre propos, le point de départ précis peut être pour
nous <relativement> indifférent dans la mesure où <chaque> on
peut parvenir au point central <déterminé> en partant de chaque
point de la circonférence. Quant à notre point de vue dans la
Création, il nous fournit en outre <pour cette démarche> <semble
pour la formation ascendante> l’avantage <particulier> que <nous
devons compter> la terre appartient <effectivement> sans conteste
aux maillons extrêmes du grand Tout. <Car à celui qui se tient plus
haut il doit être plus difficile> ce qui est communément considéré
comme une pensée propre à abattre l’homme. Pour bien des raisons
nous tenons cela, quant à nous, pour un éminent privilège de
l’homme ; à commencer par le fait que [264] l’Etre déterminé avant
d’autres <a les plus grandes> est infailliblement le plus favorisé
pour réunir en soi les extrémités les plus éloignées de l’existence.
La terre appartient au genre subordonné des <de mondes qui sont
appelés> planètes, <c’est-à-dire qu’elle appartient à ce côté de
l’universel> c’est-à-dire de ces mondes dans lesquels l’obscur
principe initial est encore entièrement> dans son efficience
maximale. Fidèles à notre principe universel, nous irons jusqu’à
affirmer que le Tout qui apparaît aujourd’hui planétaire et
subordonné était [là] avant ce qui [lui] est supérieur (le soleil)
auquel il apparaît subordonné. Il nous faudra penser la totalité des
mondes à présent isolés les uns des autres et articulés entre eux
comme en leur état originel, comme un seul et même Tout sans
séparation ni articulation qui développe <progressivement> en soi
<tous ces procès> seulement du fait d’une stimulation interne
jusqu’à son état actuel. Bien loin que les planètes soient les enfants
du soleil, engendrées par lui ou s’en étant détachées dans le temps
primitif, <nous> c’est bien plutôt à l’inverse le soleil qui est un
rejeton du Tout <maintenant planétaire> initialement obscur, non
déployé, qui longtemps dédoublé en lui-même, et luttant afin
d’obtenir ordre et articulation, a finalement enfanté par sa nostalgie
la lumière, ou du moins ce premier point par lequel l’Etre supérieur
dont la nature est lumière, amour et bonté resplendit jusque dans
<toutes ces> les ténèbres. La description de l’état dans lequel se
trouvait l’Etre primordial avant qu’il ne s’engendre son fils (le
soleil) [4]  est à transposer immédiatement à l’état originel du Tout
maintenant planétaire. En lui aussi résidait un Etre caché qui
tendait à l’effectuation ; en lui aussi s’est éveillé le conflit ; cette
alternance d’expansion et de contraction et avec elle le mouvement
cyclique dans le tout et dans le détail par lequel les parties déjà…
présentes en lui selon la disposition et la possibilité cherchaient la
vie autonome séparée sans toutefois parvenir à l’obtenir de façon
durable. Car du fait que le principe d’affirmation et d’expansion
tendait vers l’extérieur et vers le haut tandis que le principe de
négation et de contraction, lui, le ramenait toujours à la profondeur,
un mouvement circulaire devait par là <finalement> en naître
jusque dans les plus infimes parties, en vertu duquel [265] ce qui se
ressemble s’assemble, et ce qui est dissemblable se repousse. Mais
du fait que dans le Tout comme en toutes les parties ne se trouvait
que le pressentiment de l’unité supérieure et que celle-ci n’était
encore nullement présente, <aucune figure durable> le tout ne
pouvait prendre aucune figure durable ; <dans la mesure où de
chaque> car si le futur organisme <du tout> résidait bien déjà,
quant à sa possibilité, dans le tout <initial> non déployé, l’unité
confirmante et affirmante, faisait défaut cependant cette unité par
laquelle seulement ce futur organisme pouvait être élevé à
l’effectivité.
Lorsque après bien du temps passé à lutter vainement la lumière
enfin naquit, et que dans le grand Tout sonna l’heure de la
naissance de ce tout singulier, l’obscure force originelle recula bien
devant l’Etre supérieur, mais <non> comme passée elle ne cessa pas
pour autant d’agir et demeura le support et le soubassement <du>
de la force supérieure. C’est pourquoi cette roue du cycle initial s’est
maintenue dans <ce qui maintenant> les planètes même après que
l’unité supérieure se fut instaurée, à ceci près que la force
d’attraction devint dès lors simple support et que <le repos, les lois
et la régularité> le mouvement initial sauvage et anarchique fut
tempéré et ordonné en ce que les deux forces furent posées en leur
rapport approprié. Car même la force d’expansion elle-même ne
pourrait vouloir l’entier anéantissement ou la libération absolue de
la force de négation. S’il n’y avait une force qui la retenait, elle
s’unirait totalement avec ce envers quoi elle a la plus grande
nostalgie et irait elle-même se perdre dans le supérieur. Mais
toujours retenue et toujours à nouveau attirée, elle éprouve,
précisément en cette permanente alternance d’éloignement et de
rapprochement, les délices de l’être-un sans perte de l’ipséité.
Et c’est ici [5]  le lieu de réfuter tout d’abord vigoureusement l’erreur
qui persiste depuis des siècles à laquelle nous <aussi> n’avons
malheureusement cédé que trop longtemps <selon laquelle bien
que depuis longtemps déjà> <du fait que dans nos autres
conceptions de la> selon laquelle la pesanteur est une seule et
même force, <celle> par laquelle la terre et les autres planètes sont
attirées vers le soleil. <Dès avant> Depuis longtemps déjà la <juste>
conception incontestable selon laquelle la pesanteur [266] est le
principe d’ipséité des corps a contredit <manifestement> clairement
cette opinion. Car l’effort de la terre vers <la> ce qui lui est
supérieur, le soleil, est sans aucun doute un effort opposé à
<l’ipséité> son être-en-soi, un effort supérieur, plus spirituel. Il est
faux de dire, bien qu’on l’ait répété mille fois, que c’est une seule et
même force qui pousse le corps qui tombe vers la terre et qui attire
la terre vers le soleil ; cette vue newtonienne tant admirée <doit
selon une conception supérieure> sera finalement reléguée dans la
catégorie des simples vues de l’esprit à laquelle elle appartenait dès
le départ. <Tout> C’est très exactement à l’inverse que tout se
comporte ici. Ce que <précisément> Newton prétendait être la force
centripète, à savoir la pesanteur — est précisément la force
centrifuge du corps, la force en soi, qui permet donc d’être éloigné
du centre. <Dans le contexte qui est le nôtre, vu que> Pour le
contexte qui est le nôtre, nous nous contenterons de ne présenter
que quelques-unes des <principales> raisons les plus lumineuses
qui montrent que cette conception de la pesanteur <se laisse> est la
seule susceptible d’être <correcte> la vraie.
La première force d’un Etre et par là aussi de la nature est la force
de l’être-en-soi-même, du reposer-sur-soi-même. À ne pas
présupposer d’emblée <aussi> une telle force eu égard à l’Etre
spirituel, <nous le> cet Etre serait à tous égards en suspens dans le
vide du fait de son incapacité à être fondé par <quoi que> quelque
chose <rien> en dehors de soi <lui>. <Lui-même apparaît> Il est à
soi-même fondement de son existence, auto-suffisant, et repose
seulement sur lui-même. <Telle est la force qui sous le nom d’aséité
a été attribuée en particulier à l’Etre primordial> Mais s’il n’y avait
en tout autre être également une telle force d’être en soi et de
reposer sur soi-même, c’est du même coup toute individualité et
toute propriété qui seraient supprimées. L’autonomie
(Selbständigkeit), c’est-à-dire le fait de se tenir (stehen) sur soi-
même, d’être tenu par soi, est ce qui vient en premier non
seulement dans l’Etre primordial mais tout simplement en chaque
Etre auquel revient une existence particulière propre.
Si nous admettons le contraire, comme cela a été admis jusqu’à
présent, tout corps de la terre, par exemple, serait par nature non
autonome, c’est-à-dire n’aurait pas sa tenue et sa consistance
(Ständigkeit) en soi-même mais en dehors de soi, et reposerait sur
autre chose [267] que lui-même ; on a cherché ce fondement dans
toute la terre et considéré <la pesanteur précisément comme> l’être-
pesant du corps particulier à l’égard de la terre comme étant
précisément l’expression de son manque total d’autonomie. <Si
donc il est> Or si le corps trouve dans la terre son centre, sur quoi
celle-ci repose-t-elle ? Ici aussi, la réponse est toute prête : la terre
n’a aucune force pour être en soi, elle est en un centre supérieur du
soleil. Mais pour la même raison celui-ci n’a non plus aucune force
pour reposer sur soi-même ; la <doctrine habituelle> doctrine
commune ne se trouve nullement mise dans l’embarras ; car
comme le ciel est suffisamment immense, il se trouve aisément
pour ce soleil et pour les milliers de milliers de soleils en dehors de
lui un soleil central à l’égard duquel ils ont de la pesanteur et par
lequel ils sont tenus, et ainsi de suite jusqu’à l’infini, comme cela est
admis universellement d’après le système de gravitation newtonien
développé particulièrement par Kant et Lambert [6]  ; car là où on
s’arrêterait, il faudrait soit admettre quelque chose de non
autonome comme terme ultime, soit, bien plutôt, quelque chose de
véritablement autonome ; mais celui-là contredit tous les concepts
rationnels, celui-ci tous les concepts reçus. Le seul <et unique> fait
que le système de gravitation de Newton mène à cette infinité vide
purement et simplement inventée et repousse dans le long périple
d’une progression à l’infini ce que <pour nous> nous demandons
dans le présent est <pour tout un chacun> une preuve suffisante
que <toute cette> cette théorie repose sur un fondement
entièrement faux. Car au grand jamais ne peut être vrai ce qui
conduit au concept de <la> cette fausse infinité.
(Xa III) Si nous voulons éviter cette conséquence nécessaire, il nous
faut accorder <à notre> à tout le système solaire <système
planétaire>, mais non moins, pour la même raison, à chaque
planète singulière, et non moins enfin à chaque corps singulier, la
force d’être en soi-même et de n’avoir besoin pour cette existence
<de rien en dehors de soi> d’aucun autre en dehors de soi.
La pesanteur, et rien d’autre, est cette force de l’être-en-soi. Le corps
qui tombe vers la terre ne tombe pas parce qu’il serait attiré par elle
mais parce qu’<en lui> il est en soi le même que ce qu’est la terre
entière, à savoir également quelque chose d’autonome, et comme il
cherche <le même lieu donc le même lieu ou milieu) à se mettre lui-
même en ce lieu <de la terre> <auquel> que la terre également [268]
affirme grâce à une force <propre de la même> inhérente
spécifique. <Un corps qui tombe> Le corps ne tombe, ou n’exerce
une pression sur des corps plus bas que lui que parce qu’il n’est pas
en ce lieu <que grâce à sa force inhérente (et à son autonomie)>
qu’il désire affirmer <parce que lui-même n’est pas au centre>, et si
en dehors de ce seul et unique corps tombant la terre entière était
anéantie, il s’inclinerait, sans <cela> être attiré vers la terre
<n’existant plus>, vers ce même <point> lieu et affirmerait par sa
force propre le même <lieu> point que celui qu’il cherche
maintenant en tombant. Rien ne se transmet de la terre au corps ni
du corps à la terre, mais au contraire le corps comme partie de la
terre, et dans cette mesure comme terre en réduction, fait en soi le
même que ce que la terre fait à grande échelle ; elle-même, et
chaque partie d’elle, cherche de la même façon à occuper le lieu
<qui convient à sa spécificité> qui lui est propre, car du fait que la
force de l’ipséité, sa nature, est une force de contraction et de
restriction, et par là l’opposé de tout espace, même en expansion ou
destinée à l’expansion elle s’efforce de supprimer l’espace et
<crée>… par cet effort précisément le lieu, c’est-à-dire la
détermination<, la> ou restriction de l’espace ; <et son affirmation
d’un lieu) La force de l’être-en-soi, dans les corps, ne peut donc
s’exprimer autrement <que par le> <que comme force affirmant un
lieu> que par l’effort visant à affirmer son lieu [7] .
La pesanteur n’est rien d’autre que la force par laquelle les corps
affirment un lieu. Chaque Etre gravite originellement simplement
en soi-même vers soi-même, et non vers un autre ou en un autre
extérieur à lui. S’il était remis à lui-même, il tomberait — non pas
vers un autre extérieur à lui mais — en soi-même, c’est-à-dire se
fermerait totalement à l’égard de toute extériorité. <Cet état
primordial> Cette gravitation en soi-même, tel était le premier état
<le déroulement> de l’Etre primordial que nous avons tenté de
décrire dans le livre précédent ; et tel est l’état premier et initial de
chaque Etre.
[269] Si donc la pesanteur par rapport à la terre est la force par
laquelle, bien loin d’être attirée par le soleil, celle-ci affirme bien
plutôt son lieu propre dans l’univers, il est manifeste <que la
tendance de la terre vers le soleil ou sa force centripète> qu’elle est
la force centrifuge de la terre par rapport au soleil et sa force
centripète par rapport à elle-même, ou inversement
<manifestement>, et il apparaît clairement qu’en cela aussi comme
sur d’autres points l’excellent Kepler <a pressenti de façon
beaucoup plus vraie> dont on sait que l’idée d’une attraction a
traversé l’esprit à propos du flux et du reflux, mais sans qu’il s’y
attache, <a jugé> a pressenti de façon beaucoup plus vraie et bien
plus pertinente que Newton dans la mesure où il a considéré
l’attirance de la terre vers le soleil comme étant celle de l’amour, de
la nostalgie, de la sympathie, en un mot comme un phénomène bien
supérieur, bien plus spirituel.
Il restera toujours remarquable <et cela montre la haute> et cela
montre la grande importance historique de Newton, qu’il ait dû
tourner ses pensées en priorité précisément vers <ces> deux grands
principes, peut-être uniques, de la nature <que sont>, la pesanteur
et la lumière, et introduire à leur égard ces <conceptions> vues qui
entraînèrent la mort <de toute authentique conception de la
nature> qui régnait jusqu’alors dans <toutes> les conceptions de la
nature qui prévalaient. <En cela aussi> Comme s’il avait fallu que
Newton rabaissât trop profondément la lumière et élevât trop haut
la pesanteur, qu’il prît celle-là trop corporellement et celle-ci trop
spirituellement. <Car si> Du fait, en particulier, de <la conception
particulière> sa théorie de la gravitation, <Newton> c’est la
véritable direction propre à toute vie qui dut être entièrement
inversée. Cela va à rencontre de tout sentiment de considérer ce
qu’il est impossible à l’homme de contourner comme le supérieur et
le plus haut, de devoir considérer <le soleil> comme l’inférieur,
comme de devoir descendre au sens propre, au lieu de la gravir,
cette <suite> échelle de soleils toujours plus hauts établis par
Newton. <Toute> La direction de toute vie va par nature vers le
haut, celle de toute mort vers le bas. Chez Newton, c’est l’inverse. La
force éprise de [270] ce qui est en bas est pour lui la force qui nous
attire vers le haut, vers la lumière et le soleil ; chez lui, il n’y a, à
proprement parler, pas de haut, ou bien plutôt le moindre est
<chez> selon lui le supérieur, et le plus parfait l’inférieur ; tout dans
la nature tend <vers le bas> vers l’aval, il n’y a pour lui qu’une
direction vers le bas, et aucune vers le haut. Faut-il s’étonner si, à la
suite de <ce chamboulement> cette totale désorientation de la
science, tout le reste s’est trouvé inversé dans la même proportion ?
Après que Newton eut élevé au rang de force centripète cette force
qui maintient les planètes <de> à leur lieu et donc à distance du
soleil, il lui fallut une autre cause pour expliquer la force
centrifuge ; on sait où il la chercha. <Seulement à partir de deux
forces homogènes Mais il est très aisé de montrer que la
construction> Mais il ne peut qu’apparaître évident à celui auquel
les formules <bien connues> habituelles sont familières que la
construction de l’orbite à partir de deux forces <purement>
mécaniques, et donc tout à fait équivalentes par essence et différant
simplement par leur direction, ne peut être le fruit que de cette
sophistique <mathématique> analytique que Newton a introduite
en mathématiques. Une construction <véritable> réelle, intelligible
à tous, n’est pas possible sans des forces hétérogènes, c’est-à-dire
sans une force se rapportant à l’autre en la précédant, en la portant,
et subordonnée à cette autre force qui, elle, en est totalement
distincte et se rapporte à la première comme sa puissance
supérieure. La force portante n’est autre que, précisément, la force
d’affirmation du lieu, ou pesanteur, qui n’est pas homogène à
l’autre mais n’est, relativement à elle, que fondement, quelque
chose de subordonné, de passé [8] . Celle-ci attire la terre vers le bas,
vers la profondeur, c’est-à-dire la rétracte en elle-même, semblable
à cette force en l’homme qui le rend <finalement> incapable <de
toute> d’élévation et dont l’effet est finalement, en l’absence de
réaction, l’extrême absorption. C’est grâce à cette force que la terre
affirme son lieu dans l’univers, à partir duquel elle est bien, certes,
toujours éconduite par la force supérieure, mais seulement dans
certaines limites — vue qui s’impose déjà si on remarque que
précisément [271] les étoiles <de moindre teneur propre ou> dans
lesquelles la force propre de la corporéité est surmontée soit <déjà>
plus faiblement soit déjà <de façon significative> à un degré
supérieur, affirment le moins vigoureusement leur lieu, <et les
comètes> qu’il semble même accordé aux comètes d’errer d’une
constellation à une autre. Car de même que la force qui rend
corporel s’exprime proprement <dans la> par la restriction au lieu,
l’essence de l’esprit qui est totalement libéré de cette force
<restreignante> consiste précisément à être non borné par le lieu et
l’espace. Du fait que le mouvement cyclique doit nécessairement
être différent <seulement> de <ce qui> la force lui fournissant
simplement le fondement <comme sa puissance supérieure>,
différent non pas seulement quant à l’effet mais aussi quant au
mode (Art) ou à la puissance, sa cause véritable ne peut être qu’une
activité vivante ou, au sens propre, spirituelle [9] . Comme on l’a dit,
le mouvement cyclique ne peut pas être expliqué à partir de deux
forces de même nature (Art) et ne s’opposant que par leur
direction ; il y faut une dualité effective, qui ne se trouve <pas sans>
que là où les forces sont essentiellement opposées dont l’une est en
soi force de négation et l’autre en soi force d’affirmation, l’une
l’antécédente, l’autre la conséquente, celle-là la première puissance,
et celle-ci la seconde. Or comme <nous sommes en droit de> la
première force <peut être> est à considérer respectivement en tant
que force corporelle, la seconde ne peut être que de nature
spirituelle, parce que seul le spirituel peut se comporter comme
puissance supérieure du [272] corporel. Ce concept de l’autre
principe trouverait déjà sa confirmation dans le fait que, pareil à
une quête ou à un désir <en quoi consiste tout Etre spirituel>, <dans
le rapport> <perd en énergie> il ne peut s’éteindre que dans
l’assouvissement <et avec> et<se montre> semble s’éveiller plus
puissamment dans la non-satisfaction ; de quoi seulement alors
[naît] <son> l’action d’alternance <avec le premier principe> dans
les deux principes durant un [mouvement cyclique.]
[Fin du feuillet]

Notes du chapitre
[1] ↑ Dans une lettre à Windischmann datée du 5 septembre 1805 , Schelling remercie son
correspondant pour « les magnifiques passages de Plotin qu’il se permet de garder encore
quelque temps » et le prie de lui faire parvenir « d’autres passages significatifs sur la
matière, le temps, l’espace, la mort et la finitude ». Cf. Plitt, II, 72 ; Fuhrmans, III, 253.
[2] ↑ Plotin, Ennéades, III, 6, 14.
[3] ↑ À moins qu’il ne faille lire ici sie au lieu de wir, ce qui donnerait : « sinon qu’ils n’ont
pas compris un traître mot, etc. ».
[4] ↑ Sohn/Sonne- l’assonance, en allemand, entre les mots qui signifient respectivement
« fils » et « soleil » ne peut être rendue en français, pas davantage que celle entre Fils
(Sohn) et réconciliation (Versöhnug) — cf. p. [59]. Ces jeux de mots se retrouvent
fréquemment chez F. von Baader : cf. MARQUET, 457, n. 16.
[5] ↑ Ici commence une réfutation de Newton, et de l’idée selon laquelle c’est une seule et
même force qui pousse le corps qui tombe vers la terre et qui attire la terre vers le soleil.
En opposant Kepler à Newton, et en en retenant l’idée qu’il s’agit moins d’une attraction
que d’une attirance (p. [269]), Schelling se souvient-il du fameux kineî… ôs erômonon de la
Métaphysique d’Aristote (XII, 7) ? Toujours est-il que cette critique de Newton était déjà en
germe dans les Aphorismes de 1806 (CL) — SW, VII, 228-229 = OM, p. 101. Sur les différents
jugements portes par Schelling sur Newton, cf. TILLIETTE, I, 140, n. 54.
[6] ↑ Kant, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, ou essai sur la constitution et
l’origine mécanique de tout l’univers, d’après des principes newtoniens, 1755 ; Lambert,
Kosmologische Briefe über die Einrichtung des Weltbaues, Augsbourg, 1761. Sur la façon
dont Schelling voit le rapport Kant/Newton, cf. l’article nécrologique sur Kant (1804) en
SW, VI, 7.
[7] ↑ R.m. : Naissance de l’espace première Comment il est impossible, sans force de
soutien.
[8] ↑ Comment l’homme ne devient libre que lorsqu’il a posé le fondement correct dans la
science et dans.
[9] ↑ R.m. : La cause véritable, ce qui pose et affirme le mouvement cyclique, est une
activité vivante à laquelle la première ne sert <partout> que de restriction ; et dans la plus
haute expression <nous ne pouvons exprimer autrement que comme effort cette activité
spirituelle>, elle ne peut être nommée qu’amour. Mais si l’on cherche, comme il se doit,
l’expression symbolique plus précise pour celle-ci, aucun analogon n’est plus approprié
que celui de l’activité électrique, du moins provisoirement, jusqu’à ce que nos concepts de
cette façon d’agir spécifique par laquelle pourtant le supérieur, le spirituel exerce un effet
sur le subordonné <se soient plus déterminés> soient devenus plus détermines et plus
tranchés avec <notre> l’expérience. Mais leur juste application fut toujours empêchée soit
par le faux concept de pesanteur soit par la tentative de l’exclure totalement, <et le
mouvement cyclique> Car si la terre est bien, comme on ne peut le nier.
La généalogie du temps
Postface du traducteur
Pascal David

L es Ages du monde représentent à plus d’un titre une œuvre à


part dans l’abondante production philosophique de Schelling.
Leur singularité tient tout d’abord au fait que la fécondité de
Schelling s’y est exercée, puis exténuée, dans la reprise d’un même
projet dont les différentes réalisations invitent le lecteur à franchir
le seuil de l’atelier du penseur. On se méprendrait totalement,
toutefois, en pensant n’avoir affaire, avec les versions de 1811 et de
1813, qu’à des ébauches de la troisième et ultime version connue,
celle de 1815. Certes, ces Urfassungen ou « premières versions »
étaient loin de satisfaire Schelling lui-même puisque par deux fois,
en 1811 puis en 1813, il a remis à l’imprimeur le texte d’un premier
livre des Ages du monde pour finalement se raviser et retirer les
placards [1] . Mais une surprise attend le lecteur de ces trois versions,
c’est que ce ne sont justement pas trois versions d’un même texte
mais, comme l’écrit à juste titre l’éditeur allemand Manfred
Schröter dans son Introduction, « trois développements autonomes,
différents, donnés par Schelling au thème des Ages du monde.
Développements apparentés, certes, et même issus les uns des
autres, mais qui n’en présentent pas moins trois élans différents
pour résoudre la même tâche ». Car « aussi bien dans l’ensemble
que dans le détail, c’est à peine si la comparaison semble disposer
de points d’appui, tant l’architecture et le contenu en sont
différents » [2] . À l’exception de l’Introduction et de passages
similaires ou parallèles relevés par M. Schröter dans une table de
concordance à la fin de son édition, ces trois versions ont
essentiellement en commun, à première vue, leur inachèvement, vu
que toutes trois ne donnent que le premier livre des Ages du monde,
qui devaient initialement en comprendre trois.
Non seulement ces trois versions diffèrent profondément les unes
des autres, mais encore elles rétrécissent au fur et à mesure leur
champ d’investigation. C’est pourquoi on ne peut que souscrire au
jugement de Jean-François Marquet selon lequel « c’est seulement
depuis la publication des Urfassungen [des versions de 1811 et de
1813] qu’il nous est devenu possible d’envisager dans toute son
ampleur l’architecture des Ages du monde » [3] . En outre, « le texte
de 1811 est le seul à nous donner le schéma d’ensemble des Ages du
monde : les versions de 1813 et de 1815 ne sont que
l’“agrandissement” d’un secteur particulier de ce plan — ce qui, il
est vrai, entraîne un bouleversement dans l’économie générale de
l’œuvre » [4] . C’est donc à bon droit que l’importance de la
publication par Schröter en 1946 des premières versions des Ages
du monde a pu être comparée à celle des écrits théologiques de
jeunesse de Hegel par Nohl au début du siècle [5] .
Avant d’en venir à cette architecture intérieure de l’œuvre, nous
allons tenter d’en mieux cerner l’ambition. Les Ages du monde se
présentent comme une méditation sur le temps visant à exposer un
« système des temps » (p. 11 et passim) lui-même conçu comme une
« généalogie du temps » (p. 75), cette dernière expression
définissant le plus explicitement, nous semble-t-il, le projet du livre.
Mais l’œuvre restera inachevée. Les Ages du monde ont donc pu être
caractérisés comme la conjonction d’un projet grandiose et d’un
effondrement (au sujet duquel il reste à se demander s’il n’est pas
tout aussi « grandiose » [6] ) : « haute ruine des Weltalter » (X.
Tilliette [7] ), « ambition grandiose… venue ici s’abîmer » (J.-F.
Marquet [8] ) — telles sont les expressions qui viennent sous la plume
des interprètes de Schelling. On peut songer ici à ces « abîmes de
métaphysique qui n’ont ni fond ni rive » dont parle Rousseau dans
sa Nouvelle Héloïse [9] , ou encore à ce « véritable abîme (Abgrund)
pour la raison humaine » qui se découvre à Kant face au besoin
ressenti par cette même raison humaine d’une nécessité
inconditionnée lorsque son tribunal examine la preuve
cosmologique de l’existence de Dieu [10] . La question du Grund,
« fond » ou « fondement », celle de l’Abgrund (p. 13), de l’ « abîme »,
comme celle de l’Ungrund (p. 93) — comme dit Schelling après Jacob
Boehme [11]  — « non-fond » ou « fond sans fond », sont en effet au
cœur des Ages du monde. Œuvre fondatrice dans son ambition
autant qu’abyssale dans les perspectives qui se découvrent à elle, ou
plutôt s’ouvrent sous elle, œuvre « désœuvrée », pour ainsi dire, de
l’intérieur comme un travail de Pénélope, Les Ages du monde ont pu
être qualifiés de « livre de destin de l’idéalisme allemand » [12] . Et il
est vrai que reste déficiente « toute interprétation de la philosophie
des Ages du monde qui ne se pose pas la question de savoir
pourquoi Schelling a échoué dans sa conception » [13] .
Si l’on caractérise en effet sommairement l’idéalisme allemand
comme la tentative de porter à son achèvement, en le dépassant et
en le radicalisant, le projet kantien de mettre la philosophie « sur la
voie sûre d’une science » [14]  — l’œuvre de Kant dût-elle « rester
debout telle une forteresse non conquise à l’arrière du nouveau
front » [15]  — alors Les Ages du monde répondent dès leur entrée en
matière à cette caractérisation. Le texte de l’Introduction ayant subi
peu de remaniements décisifs entre les différentes versions,
commençons par en examiner les grandes lignes.
C’est bien de science qu’il est d’emblée question. Mais la science
n’est pas, aux yeux de Schelling, un simple enchaînement de
concepts, elle ne saurait consister en ces « longues chaînes de
raisons » dont ont coutume de se servir les géomètres (Descartes).
La science est vie, c’est un tout vivant, un être vivant qui en elle se
développe, et se développe librement : non pas arbitrairement, mais
mû par une nécessité qui lui est propre. On retrouve ici le ton des
critiques que Hegel adressait vers 1800 à la réflexion « fixant » la
vie, et donc foncièrement étrangère à cette vie face à laquelle la
philosophie n’est que savoir mort et sclérosé si elle se confond avec
la réflexion [16] .
De cet être vivant originaire ou primordial qui se développe dans la
science, l’âme humaine a une Mitwissenschaft, une connaissance
qui est co-naissance, en tant qu’elle est elle-même « puisée à la
source des choses ». Car la nature a une histoire, et l’histoire de la
nature est notre histoire. La matière, qui semble avoir exercé sur
Schelling une durable fascination, offre sur ce point nombre
d’illustrations, dans ce qu’elle a d’attirant comme dans ce qu’elle a
de repoussant, dans le brillant de l’or et l’éclat des yeux comme
dans l’odeur des javelles à laquelle renverra un cours ultérieur :
« Qui peut s’imaginer que l’amère saveur de l’eau de mer, l’odeur
repoussante des javelles sont de paisibles produits de la nature ?
N’ont-elles pas été enfantées bien plutôt par le découragement,
l’angoisse et le désespoir ? Nous nous tenons à vrai dire devant la
nature comme devant un livre fermé, ou une histoire qui a
sombré… » [17]  L’image originaire des choses sommeille donc en
l’âme humaine, elle y est obscurcie et oubliée, sinon éteinte. À
charge pour le philosophe de la réveiller, lui qui se trouve à cet
égard dans la même situation que l’historien — que tout autre
historien s’il est vrai que la science est histoire. Or l’histoire
proprement dite ne consiste pas à se montrer « curieux des choses
qui se pratiquaient aux siècles passés » [18] , pas même à savoir en
gros tout ce qui s’est passé. L’historien digne de ce nom n’est pas
celui qui se contente de brosser le tableau d’une époque révolue,
mais celui grâce à qui cette époque qu’il nous dépeint trouve en lui
sa résurrection, comme aurait dit Michelet. Est historien celui en qui
la situation historique qu’il étudie trouve un écho et toute histoire
est bien, en ce sens, contemporaine.
Mais si l’âme humaine tente seule de remonter à la source des
choses, nous ne vivons pas pour autant dans la contemplation :
notre savoir doit nécessairement procéder par étapes, de façon
médiate et réflexive. Là est la différence à préserver entre
philosophie et théosophie. À celle-ci revient le mérite de faire droit
à la nature, à la différence d’une métaphysique devenue
hyperphysique. Mais il n’y a pas à choisir entre une science morte
et une vivante intuition : la science véritable — celle que veulent
promouvoir et fonder Les Ages du monde — est à la fois vivante et
réflexive. C’est pourquoi elle doit en passer par la dialectique, être
portée et accompagnée par elle, comme la parole par le rythme,
avant d’être à même de revenir à la simplicité de l’histoire, tant que
n’est pas encore venu le moment où toutes les sciences n’en feront
plus qu’une pour « refluer, comme autant de courants isolés, dans
l’universel océan de la poésie » [19] , quand l’heure aura sonné d’une
nouvelle mythologie.
Les Ages du monde se présentent donc comme une histoire
scientifique de l’Absolu conçu comme Etre vivant primordial.
Souvenons-nous du problème central auquel étaient confrontées les
Lettres sur le dogmatisme et le criticisme de 1795 -1796 : comment
l’Absolu peut-il sortir de lui-même et s’opposer un monde ? Cet
Absolu, Schelling est loin de l’avoir déserté en 1811, mais il s’appelle
désormais das Urlebendige, ou encore das Urwesen, cet Etre
prénommé par son préfixe Ur-, toujours ayant la préséance dans un
« profond jadis, jadis jamais assez », comme dirait Valéry [20] , même
si ce préfixe a moins ici un sens archéologique que généalogique ou
matriciel : non pas le premier maillon d’une chaîne, mais le tout
premier germe en son état initial d’enveloppement, de contraction
et de primitive réclusion. L’histoire de cet Etre, de son
dé(sen)veloppement, exige par conséquent que l’on remonte à son
état primitivement enveloppé. Mais cette remontée jusqu’à l’état
enveloppé et inéclos de l’Etre primordial n’est possible, encore une
fois, que si nous demandons au souvenir de subvenir à notre savoir,
et à condition de prendre toutes choses humainement : à plusieurs
reprises Les Ages du monde insistent sur cet anthropomorphisme
déclaré, qui est la seule ressource dont nous disposions pour scruter
cette période lointaine et sombre qu’une locution française appelle
si bien, et de façon si schellingienne au fond, la « nuit des temps ».
Anthropomorphisme — nous y reviendrons — dont l’Introduction à
la version de 1813 (p. 112) donne une illustration très proustienne :

« Dans quelles merveilleuses correspondances, dans quels


intimes nœuds de relations l’homme ne se voit-il pas transposé
souvent (…) lorsqu’un instant présent lui semble s’être déjà
produit il y a fort longtemps, ou quand il a l’impression d’avoir
été témoin d’un événement ayant eu lieu dans un lointain
passé ! »

L’histoire scientifique de l’Absolu ne peut donc se présenter comme


« système des temps » qu’à partir des temps qui nous sont familiers
à nous sous les noms de passé, de présent et d’avenir.
Si les rédactions des Ages du monde s’échelonnent de 1811 (au plus
tard) à 1815, plus longue en fut la gestation. En janvier 1811,
Schelling écrit à Cotta que les Weltalter sont « une œuvre projetée
depuis plusieurs années » [21] . Et le 30 janvier de la même année, il
en parle, dans une lettre à Pauline Gotter, comme d’un ouvrage
« ébauché et élaboré intérieurement pendant de nombreuses
années » [22] . Fruit d’une longue et patiente élaboration, sans cesse
remis sur le métier pour être finalement abandonné, cet ouvrage
nous donne à voir, en ses différentes versions, les remaniements et
les reprises du philosophe qui passe pour n’avoir cessé de se
reprendre et de se remanier, au point d’être qualifié de Protée. À ce
titre, les Weltalter constituent sans doute l’une des œuvres les plus
emblématiques de la philosophie de Schelling, et sans doute n’est-ce
pas un hasard s’ils correspondent au labeur de cette période dite
« intermédiaire » qui va de l’arrivée de Schelling à Munich à son
[23]
départ pour Erlangen   . Or ces remaniements et ces reprises dont
témoignent les premières versions tiennent pour beaucoup à la
difficulté d’en faire un Livre dont l’auteur souhaite (p. 195) « que
chacun le lise sans prévention et sans idée préconçue comme
l’œuvre d’un auteur inconnu » [24] . Livre essentiellement anonyme,
donc, comme ce « grandiose poème héroïque que dicte le temps lui-
même » [25]  et dont l’heure n’a pas encore sonné. Comme aussi un
« vieux livre », comme aime à dire Schelling, ou encore « le plus
vieux livre du monde », à savoir la Bible, dont « les livres nous
offrent plus que les trésors de l’Inde et de la Perse, et remontent à
une époque où les murs de Persépolis n’étaient encore recouverts
d’aucune écriture cunéiforme, ni les obélisques de
hiéroglyphes » [26] . On sait que Schelling connaissait l’hébreu. Les
deux premières versions des Ages du monde, et non moins les
étonnants « brouillons » ou projets d’introduction que nous avons la
chance de connaître (édités, et traduits ici, à la suite de la version de
1813), montrent à quel point la Genèse, l’Exode, l’Ecclésiaste,
Ézéchiel ou les Proverbes de Salomon ont nourri la méditation
schellingienne. Les Ages du monde semblent bien avoir caressé
l’espoir d’être le Livre de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui sera
(tel est d’ailleurs le plan initialement prévu), le Livre après lequel
on peut fermer tous les livres parce qu’il les contient tous. L’espoir
aussi d’être, après les Discours à la nation allemande de Fichte
(1807), le livre d’une refondation de la nation allemande, comme le
dit expressément un projet de préface (p. 196). Face à ce Livre
projeté ou rêvé qui finira par s’échouer parmi les livres, il n’est pas
interdit de songer à la définition mallarméenne du livre comme
« superposition de pages comme un coffret défendant contre le
brutal espace une délicatesse native reployée » [27] . Reployé, du
même coup, dans les plis du passé, ce système des temps que le
Premier Livre avait commencé à déployer. Il est d’ailleurs frappant
de constater que nombre d’éléments de cette phrase de Mallarmé
trouveraient un écho dans le lexique et la syntaxe schellingiens : de
la matière comme réplétion d’espace et résistance à tout mobile qui
s’efforcerait par son mouvement d’y pénétrer [28]  (« défendant
contre le brutal espace ») jusqu’au reploiement dans le passé du
principe contractant, donnant naissance à la matière et à la
corporéité, et au reploiement que présuppose tout déploiement, de
même que tout développement présuppose un enveloppement
préalable dont il est le désenveloppement, en passant par la
« délicatesse native » de l’Urlauterkeit ou encore uranfängliche
Lauterkeit, cette Pureté ou Limpidité primordiale où toute existence
est engloutie (verschlungen — ce que fait au sens propre, dans la
mythologie grecque, Cronos) et où la divinité est encore bien trop
pure pour pouvoir être qualifiée ne serait-ce que d’existante (p.
105). Comment le système des temps devait-il se déployer et
pourquoi les temps se déploient-ils en système ? Les Ages du monde
donnent-ils un éclairage nouveau à la question du système telle
qu’elle se pose à Schelling depuis les premiers écrits jusqu’aux
Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les
sujets qui s’y rattachent de 1809 ? Telles sont les questions
auxquelles nous proposons de nous arrêter dans un premier temps
avant de tenter de saisir le caractère propre de la doctrine du temps
exposée par Les Ages du monde dans son contraste avec celle des
écrits antérieurs pour aboutir au projet inédit d’une « généalogie du
temps ». Nous tenterons de montrer ce faisant que l’irruption du
temps dans la philosophie de Schelling (car même si les écrits
antérieures traitent du temps, c’et bien d’une irruption qu’il s’agit),
de ce

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur

inaugure la première rupture avec la conception métaphysique du


temps.

I - Le système des temps et la question du


système
Les Ages du monde proposent de déployer ou plutôt de laisser se
déployer sous nos yeux un « système des temps ». Pourquoi les
temps doivent-ils se déployer en un système ? Qu’est-ce que
Schelling entend par « système » en 1811 ? Est-ce toujours ce
« système de la liberté » évoqué en 1795 (1796) par la VIIe des
Lettres sur le dogmatisme et le criticisme [29]  ?
Diverses définitions possibles du système sont envisagées par la
version de 1811 (p. 47-48), comme si la question du temps amenait à
poser à nouveaux frais la question du système : « ensemble de
propositions énonçant toutes un être fixe et stationnaire », ou
encore « ensemble de propositions cohérentes dont chacune a aussi
une vérité isolément et en elle-même ». S’il fallait retenir la
première de ces deux définitions, c’est l’ « histoire naturelle » (die
sogenannte Naturgeschichte, dont le titre d’histoire est usurpé) qui
serait dès lors « le modèle de tous les systèmes ». S’il fallait retenir
la seconde, « la géométrie serait peut-être alors le seul et unique
système ». Or ni l’histoire naturelle ni la géométrie ne peuvent
prétendre, selon Schelling, au titre de système. C’est précisément
parce qu’elle est démontrée ordine geometrico que l’Ethique de
Spinoza n’est pas un système. Car un véritable système ne connaît
rien de fixe ni de stationnaire, rien non plus qui vaille isolément, en
soi-même. Aucun « point de vue » n’est faux dans la « foisonnante
diversité » de « tous les systèmes du passé » : ce qui est faux, « c’est
de s’y arrêter » — et le mot Standpunk (que traduit ici « point de
vue ») est encore plus statique que Gesichtspunkt, c’est l’idée
arrêtée, l’idée à laquelle on s’en tient. « Développés et prolongés,
tous ces points de vue doivent être chez eux dans le vrai système
propre à les contenir tous. » Le système est dès lors défini comme
« connexion organique du tout vivant » — et non pas simplement
ordo et connexio rerum [30] . L’erreur de Spinoza, aux yeux de
Schelling, n’est donc pas d’avoir mis toutes choses en Dieu, elle est
d’y avoir mis des choses.
Rappelons toutefois que la question du système, lorsque Schelling
l’aborde dans la version de 1811 des Ages du monde, a déjà tout un
passé dans son propre itinéraire. Les Conférences de Stuttgart,
contemporaines de la mise en chantier des Ages du monde (1810),
mais plus exotériques du fait des circonstances de leur rédaction et
de leur forme, commencent par aborder la question du système :
« Dans quelle mesure un système est-il en général possible ?
Réponse : il y a déjà eu un système, bien avant que l’homme ait
songé à en faire un — le système du monde. Trouver celui-ci, telle
est donc la tâche véritable. Le vrai système ne peut être inventé
(erfunden), il ne peut qu’être trouvé (gefunden) comme un système
déjà subsistant en soi, à savoir dans l’entendement divin. » [31]  On
pourrait ajouter ici, pour rejoindre le vocabulaire des Ages du
monde, que, si le vrai système ne peut être que trouvé (gefunden), il
faut aussi qu’il trouve à s’éprouver dans l’âme humaine, bref, qu’il
soit encore empfunden, car, et nous retrouvons ici la question de
l’anthropomorphisme, rien ne se trouve qui ne trouve à s’éprouver
[32]
— finden und empfinden, dit souvent Schelling   . La version de
1811 reconnaîtra dans le panthéisme ce qui constitue « en Dieu
même le système le plus précoce et le plus ancien » (p. 5 3), encore
[33]
que Dieu lui-même ne soit pas système mais vie   . Jamais un
système digne de ce nom ne peut donc être le fruit de l’ingéniosité
humaine. Les différents noms que reçoit le système chez Schelling
ne sont donc à tout prendre et ne peuvent être que différentes
façons d’envisager un seul et même système : « système de la
liberté », « système du monde », ou, dans Les Ages du monde,
« panthéisme », « système des temps » qui s’appelle encore
« système de l’Esprit » (« lequel est nécessairement aussi celui de la
vérité » — p. 104) lorsque le système n’est pas désigné d’après l’un
de ses moments particuliers « dont la conception isolée engendre
autant de systèmes particuliers », mais d’après « son ultime point de
transfiguration » qui est « suprême unité » (p. 103). La suite de
l’entrée en matière des Conférences de Stuttgart permet de
comprendre pourquoi Les Ages du monde se présentent volontiers
comme « l’œuvre d’un auteur inconnu » : « La plupart des systèmes
philosophiques ne sont que l’œuvre de leurs auteurs — une œuvre
de plus ou moins bonne venue — quasi semblable à nos romans
historiques (ainsi par exemple du leibnizianisme). » Œuvre d’un
auteur inconnu non pas, donc, par modestie d’auteur, mais par
souci de satisfaire rigoureusement à l’exigence du système dont
l’idée même est incompatible avec toute signature et va jusqu’à
interdire tout « je sais » : « ce n’est pas moi qui sais, seul le tout sait
[34]
en moi… »    Dire « je sais », c’est ne pas encore savoir ce qu’est le
savoir. C’est rabaisser l’universalité du savoir à la particularité d’un
Moi. Dépassant la perspective qui était celle de la Darstellung de
1801, Schelling ne parle donc plus de « son » système philosophique,
mais d’un système tel qu’il se sait en Fichte et en Schelling, et à vrai
dire mieux en Schelling qu’en Fichte. Ce qui ne signifie pas autre
chose que : le point de vue de Fichte a sa place dans le tout qui se
sait en Schelling.
Les Ages du monde rendront justice à l’ « auteur du système de
l’harmonie préétablie », même si la version de 1811 rattache son
projet plus explicitement à Spinoza qu’à Leibniz. Et c’est en fait dès
la période de Leipzig (1796-1798) que l’importance de Leibniz
semble avoir pris le pas sur celle de Spinoza aux yeux de Schelling :
« Le temps est venu de comprendre Leiniz », dit-il en 1797 [35] .
Schelling est donc revenu de Spinoza à Leibniz, qui fut son
initiateur en philosophie. Même si l’auteur des Ages du monde salue
en Spinoza « notre ancêtre scientifique », « le seul d’entre tous les
modernes à avoir senti ce temps originel (Urzeit) dont nous avons
tenté de donner une idée dans ce livre » (p. 45), la filiation
revendiquée ici nous semble devoir être éclairée ou nuancée par le
rappel des points suivants :
1. Le contexte polémique de la réception de la philosophie de
Spinoza, liée à la « querelle du panthéisme » déclenchée en 1795
par Jacobi dans ses Lettres à M. Moses Mendelssohn sur la
doctrine de Spinoza, et, par conséquent, le caractère polémique
de la seule mention du nom de Spinoza, qui vaut ici laudatio.
2. L’interprétation insolite que, dès la VIIIe des Lettres sur le
dogmatisme et le criticisme [36] , Schelling donne de Spinoza en le
situant non plus dans la tradition de l’athéisme — « un auteur
[37]
subtil mais impie », disait Leibniz    — mais dans une tradition
mystique des états passifs. Dans l’extrait que nous venons de
citer de la version de 1811, Spinoza n’est d’ailleurs pas loué pour
ce qu’il a démontré mais pour ce qu’il a « senti » (gefühlt).
3. Le fait, enfin et surtout, que le « temps originel » (Urzeit) dont
Spinoza a eu le sentiment est ici retravaillé de l’intérieur en
termes, plus leibniziens que spinozistes, de « forces » — force
d’expansion et force de contraction.
Lorsque Schelling se propose d’élaborer un « système des temps », il
faut donc entendre par « système » la connexion organique du tout
vivant. Ce « système des temps » ne revient pas cependant à
organiser de façon systématique un objet, d’envergure certes — ein
grosser Gegenstand, dit Schelling (p. 225) — mais qui n’aurait en lui-
même rien d’organique. Car en lui-même le temps est organique, …
ist die Zeit… organisch (p. 81), et c’est en cela précisément que le
système des temps est trouvé et non inventé. C’est même dans ce
caractère organique reconnu au temps que Schelling voit la
profonde originalité, c’est-à-dire le pouvoir d’effacement devant la
chose même, de sa propre conception et doctrine du temps, et la
singularité du projet des Ages du monde :

« … les fruits des différents temps coexistent dans un seul et


même temps et se rassemblent en position concentrique autour
d’un même centre comme les feuilles et les organes d’une seule
et même fleur. »
(p. 87)
La conception du temps exposée par Les Ages du monde se
démarque donc tout autant du « décompte humain habituel du
temps » (p. 224) que de la doctrine kantienne du temps comme
« simple forme de nos représentations » (p. 78). C’est pourquoi
l’Esthétique transcendantale demande à être relue à la lumière de
[38]
l’idée d’organisme développée dans la troisième Critique   . Rien
n’est d’ailleurs plus conforme à la façon dont Schelling lit les trois
Critiques puisqu’il pourra dire, il est vrai bien plus tard, de la
Critique de la faculté de juger qu’elle est « l’œuvre la plus profonde
de Kant, celle qui aurait sans doute donné une autre orientation à
sa philosophie si, au lieu de finir par elle, c’est par elle qu’il avait pu
commencer » [39] . Système des temps il peut y avoir, donc, parce que
le temps lui-même est un tout organique. Et dans la mesure où le
temps est un tout organique, une philosophie du temps doit
nécessairement se présenter sous la forme d’un système, connexion
organique du tout vivant. C’est cette structure organique du temps
que nous allons maintenant interroger afin de saisir le caractère
propre de la doctrine du temps exposée par Les Ages du monde, par
contraste avec la façon dont les écrits antérieurs de Schelling
abordent la question du temps.

II - La structure organique du temps


L’idée d’organisme n’a pas attendu Les Ages du monde pour se voir
conférer, dans la philosophie de Schelling, une importance décisive.
Elle était déjà en bonne place, en effet, dans le sous-titre de L’Ame
du monde de 1798 (œuvre rééditée en 1806 et en 1809) : « Hypothèse
de physique supérieure en guise d’explication de l’organisme
universel ». « Organisme » est le mot clef de l’ouvrage, qui se situe
sur la lancée des Premiers Principes métaphysiques de la science de
la nature déjà évoqués, publiés par Kant douze ans auparavant, où
le concept de matière est construit comme le produit de deux forces
antagonistes, la force d’attraction et la force de répulsion —
« unique essai de construction consciente chez Kant » [40] . (Cette idée
d’un antagonisme entre deux forces primitives fera son chemin
chez Schelling, comme antagonisme entre force d’expansion et de
contraction, opposition du Oui et du Non, du fond et de l’existence,
de l’être et de l’étant.) L’idée d’organisme était donc déjà un concept
central de la Naturphilosophie. Ce qui est radicalement nouveau, en
revanche, c’est l’assignation d’un caractère organique au temps lui-
même, et du même coup la perspective dans laquelle est dès lors
abordée la question du temps. Dans l’itinéraire de Schelling, Les
Ages du monde — et leur titre l’indique assez — inaugurent une
problématique radicalement nouvelle du temps. Montrons
brièvement en quoi en soulignant par contraste quelques
constantes des premiers écrits relativement à la question du temps.
Les premiers écrits de Schelling traitent parallèlement de l’espace et
du temps. C’est le cas notamment du classique Système de
l’idéalisme transcendantal de 1800, où espace et temps sont déclarés
« absolument inséparables », « la mesure la plus originaire du
temps étant l’espace qu’un corps en mouvement uniforme parcourt
en lui », et la mesure la plus originaire de l’espace « le temps que
met pour le parcourir un corps en mouvement uniforme » [41] .
Notons que le temps est abordé ici à partir de la question de la
mesure du temps, et en ce sens pré-déterminé comme du
mesurable. Quant au traitement parallèle du temps et de l’espace,
on le trouve également dans L’Ame du monde de 1798. Le temps
apparaît ici comme homogène et quantitatif.
D’autre part, Schelling parle volontiers, dans ses premiers écrits,
d’une déduction de l’espace et du temps — expression qui n’aura
plus sa place dans Les Ages du monde. Il s’agit, par une démarche au
fond fichtéenne dont Schelling dénoncera plus tard le caractère
unilatéral, de déduire l’espace et le temps à partir de
l’Inconditionné qu’est le Moi absolu. C’est ainsi que la Préface du
Vom Ich de 1795 va jusqu’à faire grief à Kant de n’avoir pas « puisé
à un quelconque principe » l’espace et le temps tout en affirmant
que ce sont les seules formes possibles de l’intuition sensible,
d’avoir présupposé un principe supérieur sans entreprendre d’y
remonter [42] . Et nous lisons au § 15 du même traité : « Le Moi est,
parce qu’il est, sans aucune condition ni limitation. Sa forme
originaire est celle de l’être pur, éternel : on ne peut dire de lui : il
était, il sera, mais seulement : il est… Il est posé purement et
simplement, et donc posé en dehors de tout temps, la forme de son
intuition intellectuelle est l’éternité. » [43]  L’être « en dehors de tout
temps », l’être « en aucun temps » définissent ici l’éternité au sens
propre du terme. Le Moi absolu n’implique quant à lui aucune
durée. Mais temps (comme durée) et éternité ne sont pas interrogés
ici pour eux-mêmes, leur différence n’est pas thématisée en tant
que telle, et on ne voit poindre encore aucune véritable doctrine du
temps. À ces différentes façons d’aborder la question du temps, qui
au fond se rejoignent, pourrait s’appliquer la remarque faite par
Schelling dans un fragment isolé en vue des Ages du monde (p. 224) :
« Aucun concept n’est tenu depuis fort longtemps en aussi piètre
estime que celui de temps. »
De la déduction de l’espace et du temps aux « âges du monde » —
que de chemin parcouru ! Il nous reste à comprendre pourquoi Les
Ages du monde ne se proposent plus de « déduire » le temps, ou, si
l’on préfère : pourquoi les premiers textes ne se donnent pas pour
tâche de déduire la structure organique du temps si importante aux
yeux de Schelling à partir de 1810, alors même que l’idée
d’organisme n’est en rien tenue, quant à elle, en piètre estime. C’est
que la déduction n’était pas elle-même envisagée dans son caractère
temporel. Or le savoir que nous prenons du temps arrive toujours
trop tard s’il ne s’avise qu’il est lui-même temporel, et lui-même pris
dans un temps qui est le temps propre à un certain mode du savoir.
Il s’agit donc moins de contester la légitimité de l’opération même
de la déduction (du temps, du droit naturel…) que de faire ressortir
son caractère temporel, comme le caractère temporel de tout accès
au temps. C’est pourquoi les différentes versions des Ages du monde
commencent par établir (et distinguer) trois modes d’accès au
temps : savoir, connaître et pressentir. Chacun de ces modes a une
temporalité propre, et par là une pré-compréhension du temps —
respectivement comme passé, comme présent et comme avenir. À
cette déduction se saisissant elle-même de son caractère temporel,
Schelling donne le nom de généalogie. On peut dire, par
conséquent, que Schelling est passé de la déduction à la généalogie
du temps au cours de l’itinéraire qui va du Vom Ich aux Ages du
monde, des premiers écrits à ceux de la période dite intermédiaire,
la généalogie étant une déduction se saisissant de son propre
caractère temporel [44] . Mais comme le temps a une structure
organique (et relève à ce titre d’un système, est en son tout un
système), cette généalogie n’a rien d’une simple chronologie. À
l’idée chronologique de succession se substitue celle, généalogique,
de simultanéité des différents temps, qui coexistent comme les
feuilles et les organes d’une même fleur : le temps ne s’écoule pas, il
mûrit. Tel est le sens, entre autres, du passage d’une conception
mécanique à une conception dynamique du temps. De cette structure
organique il résulte que les choses ne sont pas dans le temps,
comme on le croit communément, que c’est bien plutôt le temps qui
est dans les choses — la même remarque s’appliquant à l’espace, ce
dont Schelling voit la meilleure et la plus naturelle illustration chez
les êtres organiques dans le phénomène de la turgescence (p. 85).
Cet organisme des temps est d’autre part l’indice de la finitude du
temps, alors que la conception mécanique du temps suppose un
temps allant à l’infini dans un sens comme dans l’autre. Il n’est donc
plus possible de demander : « depuis quand le temps a-t-il
commencé ? », ni : « depuis combien de temps le temps dure-t-il ? ».
Par là se trouve posé le problème du commencement du temps,
énigme dans laquelle se concentre la difficulté à laquelle se
heurtent Les Ages du monde. Aller Anfang ist schwer, « tout
commencement est difficile », dit le proverbe opportunément
rappelé à cette occasion par Schelling (p. 198). Et d’ajouter :
combien plus difficile encore lorsqu’il s’agit du commencement du
commencement !
« Commencement du temps » : y a-t-il (eu) quelque chose de tel ?
Cette question, de prime abord, semble nous prendre comme en
étau entre deux contradictions apparemment aussi insolubles l’une
que l’autre. Soit en effet nous admettons un commencement du
temps avant lequel il n’y avait pas de temps et qui n’en est pas
moins dans le temps, ce qui amène à concevoir un temps se
précédant lui-même et n’est donc guère concevable ; soit on déclare
que le temps n’a jamais commencé, ce qui revient à confondre le
temps avec une éternité de durée. Schelling résout cette
contradiction en affirmant que le commencement du temps n’est
pas un commencement dans le temps. Mais le concept même de
commencement demande à être précisé. « Il n’est pas de
commencement sans que soit pensé au préalable comme non-étant
ce dont le commencement est commencement » (p. 199). Le
commencement du temps suppose donc l’éternité (comme ce en
quoi le temps est non-étant), bien que celle-ci ne soit posée comme
telle que dans son opposition au temps. Ainsi, c’est d’une
différenciation, d’une scission au sein de l’éternité que résulte le
temps, scission sans laquelle « il n’y aurait pas de temps, mais
éternité absolue » (p. 74) — scission ou crise qui correspond, dans le
christianisme, à l’opposition du Père et du Fils et, dans la
mythologie grecque, à celle de Zeus et de Kronos. Cette éternité sur
fond de laquelle il se détache, le temps ne cesse de la surmonter —
comme c’est éternellement, dit Schelling après Jacob Boehme [45] ,
que le Fils surmonte le Père — si bien que c’est à chaque instant
qu’éclôt le temps tout entier, de même que chaque temps contient le
temps tout entier. C’est à ce rapport dans lequel chaque temps
particulier présuppose en idée le tout du temps que Schelling donne
le nom d’organique. Et c’est cette structure organique du temps qui
fait qu’il se déploie en un système dont le système des temps
humains n’est à vrai dire « que la réplique » (Nachbild), que la
répétition dans une sphère plus restreinte (p. 11). Mais la façon dont
s’ajointent (au sens étymologique du mot « système ») les temps
humains au cœur de leur disjonction peut servir de guide dans
l’investigation des âges du monde, c’est même le seul guide dont
nous disposions. D’où la difficulté de composition — et pour nous de
lecture — d’une œuvre qui juxtapose l’instance anthropologique et
l’instance théologique, des analyses du temps humain et des
considérations théologiques ou trinitaires. Difficulté qui n’a pas
manqué d’être soulignée par les commentateurs de Schelling :
« Bien qu’il traite des temps cosmiques, des χρόνοι αἰώνίοι, il
semble que sa conception du temps repose sur l’analyse de la
temporalité humaine. » [46]  Au regard du « grand temps », notre
système des temps n’est que « le temps de ce monde », celui de
l’Ecclésiaste d’après lequel il n’y a « rien de nouveau sous le soleil »,
où ce qui a été n’est rien d’autre que ce qui sera, et ce qui sera rien
d’autre que ce qui a été. Ce célèbre Nihil novum sub sole de
l’Ecclésiaste, Schelling l’interprète comme propre à un temps
déterminé par le soleil et donc comme propre au temps du monde,
ce qui suppose un temps avant le monde (le passé radical) et un
temps après le monde (l’avenir radical). Le monde ne serait donc à
lui tout seul qu’un maillon du « véritable temps », comme le redira
la XIVe Leçon de la Philosophie de la Révélation   , encore que ce
[47]

maillon ne doive pas être compris comme maillon d’une chaîne.


Nous arrivons ainsi au titre même des Ages du monde, sur lequel
Schelling s’explique à vrai dire assez peu, sinon pour en souligner le
caractère très général censé montrer qu’il s’agit « simplement du
développement du système des temps dans son ensemble » (p. 193-
194). Mais pourquoi avoir intitulé précisément Ages du monde ce
système des temps qui se veut une généalogie du temps ? Avant
d’aborder cette question, laissons Schelling nous dire ce que la
stucture organique du temps représente, et ce qu’elle promet :

« Le sujet qui nous occupe ici a de tout temps été compté au


nombre des plus obscurs ; et encore que nous ayons la
conviction d’avoir projeté sur lui une lumière nouvelle et d’avoir
apporté une réponse à des questions qu’on osait à peine
soulever, nous tenons ces pensées pour rien moins qu’achevées
ou complètes. Un tel sujet nous réserve encore bien des
merveilles susceptibles de compléter ce à quoi nous n’avons fait
qu’allusion et de lui donner un relief plus saisissant. »
(p. 81)

III - « Les Ages du monde »


Pourquoi la généalogie du temps exposée par Schelling se présente-
t-elle sous le titre de Weltalter, d’Ages du monde ? Pour ce qui est de
sources, le nom de Bengel a été avancé [48] , dont les œuvres
figuraient dans la bibliothèque du père de Schelling. Mais
l’expression était courante à l’époque, on la trouve chez Fichte et
chez Schiller, chez Goethe et chez Fr. Schlegel, elle se trouve encore,
au XXe siècle, sous la plume de Heidegger sans référence
particulière à Schelling [49] . Elle a en elle-même quelque chose de
solennel, un côté « légende des siècles ». Cette expression a des
résonances hésiodiques [50] , voire orphiques [51] , ce qui n’est pas à
négliger dans une œuvre si réceptive au mythe grec et dans laquelle
le philologue Walter F. Otto a pu voir « l’élan le plus grandiose en
vue de rencontrer le mythe à la hauteur qui est la sienne » [52] . Ce
registre mythologique n’exclut pas celui de la religion : « … la
division de l’histoire humaine en six âges, qui était déjà classique
dans le judaïsme, est dans l’Église universellement adoptée. La Bible
n’enseigne-t-elle pas que le monde fut créé en six jours ? A chacun
de ces jours correspond un âge du monde. » [53]  A quoi s’ajoute, plus
circonstanciellement, le fait qu’ « après Lessing et Condorcet,
Hemsterhuis et Herder, la représentation des âges de la terre et des
ères successives de l’humanité, portée peu ou prou par le mythe du
progrès et le mythe non moins résistant de l’âge d’or, est le lieu
commun de la pensée ambiante » [54] . La pléthore de références
équivaut ici à une non-référence, et c’est là précisément ce que
Schelling semble avoir recherché. Tout cela confirme l’extrême
généralité du titre voulue par Schelling. Mais, encore une fois,
l’œuvre elle-même fait rarement allusion à son titre, que son
lexique semble quasiment ignorer. Schelling devait néanmoins
tenir à ce titre puisqu’un cours de Munich est inauguré en 1827 sous
le titre « Système des Weltalter ». Sans doute Schelling a-t-il voulu
donner à la philosophie un monument comparable à celui que
Dante a donné à la poésie, ou plutôt rivaliser avec La Divine
Comédie, le poème qui d’après Schelling a ouvert et montré la voie à
la poésie moderne et dont il souligne l’importance de la structure
tripartite, comme dans le plan initialement prévu pour Les Ages du
monde — rivaliser avec La Divine Comédie afin de donner à son
peuple cette « réciproque fusion, à laquelle incline toute l’époque
moderne » [55]  entre philosophie et poésie. Tel semble être du moins
l’élan qui a porté le projet des Weltalter, dans ce qui restera le rêve
du « grandiose poème héroïque que dicte le temps lui-même » (p.
208). Un brouillon primitif apporte toutefois une importante
précision sur le sens de l’expression qui donne son titre à l’œuvre :

« Je prends ces trois concepts ici non pas, comme en général, en


tant que simples délimitations du temps, mais en tant que trois
temps effectivement différents les uns des autres, que je
m’autorise également à nommer âges du monde. »
(p. 188)

Par « âges du monde » Schelling entend et désigne donc


expressément trois temps « en tant qu’effectivement différents les
uns des autres — als drey wirklich von einander verschiedene
Zeiten ». Il s’agit bien, avec ces trois temps, du passé, du présent et
de l’avenir, mais non plus en tant que simples délimitations du
temps. En opposant aux temps « simplement délimités » les temps
« effectivement différents », Schelling nous donne à comprendre
que les simples délimitations du temps ne reposent pas sur une
différence effective entre les temps, ne parviennent pas à penser les
temps comme effectivement différents. Tels qu’on les conçoit
d’ordinaire, passé, présent et avenir sont foncièrement
indifférenciés — et cela veut dire : ne sont pas en tant que passé,
présent et avenir véritables. La conception ordinaire du temps reste
donc foncièrement étrangère au concept de temps. Car la différence
entre les temps est l’effectuation de leur différence, elle est
différenciation, opposition des temps entre eux et par là position
des différents temps. Il ne s’agit pas ici du temps purement
quantitatif des horloges mais du temps de « notre horloge », comme
dit Leibniz [56] , dont le propre est de pouvoir saisir la différence
qualitative entre les temps, qui fait que le temporel ne se confond
pas avec le temporaire, et qui est peut-être la grande leçon des Ages
du monde. À condition toutefois de ne pas laisser le temps « nous
devenir extérieur » (p. 84), de le laisser au contraire en nous et par
nous s’engendrer. Lassen qui est le secret de la Gelassenheit dont
parlait Angélus Silesius (p. 200) et avant lui Maître Eckhart : c’est à
nous qu’il incombe de laisser le temps être notre loi. Car aucun
présent n’est donné à l’homme qui ne cesse d’accorder un sursis à
son passé, ni aucun passé à celui dont le présent s’en va chaque jour
rejoindre et alourdir ce qu’il s’imagine être un passé. C’est pourquoi
Schelling peut dire que très peu d’hommes connaissent un véritable
passé, un passé véritable, « authentique » (eigentlich) étant un passé
« effectivement différent » du présent. « L’homme qui n’est pas
capable de s’opposer à son passé n’a pas de passé, ou bien plutôt il
n’en sort jamais, il vit constamment en lui » (p. 11). Ces deux
formulations ne sont qu’apparemment contradictoires : il n’a pas de
passé et il n’a pas non plus de présent, cet « homme qui n’est pas
capable de s’opposer à son passé », dans la mesure où passé et
présent sont chez lui confondus, indifférenciés. Il n’a pas de passé
dans la mesure où sa vie écoulée continue à s’écouler, et il vit
constamment en lui pour autant qu’il reste à la traîne de son avoir-
été, en un présent sans cesse différé, sans accéder jamais au présent
d’un « vierge, vivace et bel aujourd’hui ». Celui qui vit constamment
dans le passé est pour ainsi dire vieux de n’avoir pas vieilli ou su
vieillir, réalisant ainsi la monstrueuse prophétie d’Hésiode où les
enfants naissent avec des cheveux blancs [57] . Avoir un passé, c’est
ne plus vivre en lui, c’est l’avoir surmonté par une victoire sur soi
— überwunden, l’un des termes essentiels et peut-être même le
terme clef des Ages du monde. L’homme qui n’a pas de présent
parce qu’il n’a pas la force de s’opposer à son passé n’a donc pas
non plus de passé. Sa vie suit son cours dans un passé qui n’en est
pas un, flux événementiel sans histoire, et il entre dans l’avenir à
reculons, pour reprendre ici la formule de Valéry. Ni passé, ni
présent ni avenir ne lui sont octroyés. Les temps nous sont tout sauf
donnés, nous commençons à entrevoir en quel sens ils ne peuvent
être que conquis.
Seule l’opposition à un passé rend donc possible un véritable
présent, c’est-à-dire un présent effectivement différencié, scindé du
passé : de l’opposition — Ent-gegen-setzung — au passé naît le
présent — die Gegen-wart. Nous sommes loin ici de la conception
habituelle du passé, du présent et de l’avenir comme simples
délimitations du temps, conception qui se caractérise par le fait
qu’en elle rien n’est au sens propre conçu. Et bien que le sens
étymologique de Zeit aussi bien que de tempus renvoie à l’idée de
division, de fractionnement [58] , le temps ne se laisse pas diviser en
parties, en ces mérè chronou dont parlera, après le Timée de Platon,
le traité aristotélicien sur le temps [59] . « … l’opposition des temps
repose sur une gradation… elle n’est pas produite par un
écoulement constant des parties du temps les unes dans les autres »
(p. 119). Tout l’effort de Schelling va donc consister au contraire à
repenser plus originellement la division traditionnelle du temps en
trois parties comme une différenciation résultant de la structure
organique du temps. La différence entre les temps n’est possible
que s’il y a différenciation, et donc scission ou crise (Scheidung),
coupure et césure au sein du temps lui-même.
Dans un projet d’introduction au livre II se trouve un passage (p.
252) qui n’est pas sans évoquer la page fameuse où Hegel présente
le bouton comme « réfuté » par la fleur, et le fruit comme la
« vérité » de celle-ci [60]  : « le vivant, la plante se décide (entscheidet
sich) ou se développe », écrit Schelling. C’est seulement en vertu
d’une telle Ent-scheidung (dé-cision) que naissent éternellement des
temps wirklich ver-schieden, « effectivement différents ». C’est de
cette crise au sein du temps lui-même que naissent éternellement
les temps.
En chaque rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil
sont à nouveau déclos passé, présent et avenir. Mais si la plante,
pour se développer, « se décide » entre matin et vesprée, c’est-à-dire
scinde passé, présent et avenir, Schelling ajoute tout aussitôt
« qu’elle n’élève sa partie la plus noble à l’air et à la lumière que
pour autant qu’elle enfouit en même temps ses racines dans les
profondeurs ». Le beau dialogue intitulé Clara, qui date
vraisemblablement des années 1810-1811, et que cette date
supposée rendrait contemporain de la première version des Ages du
monde, dira dans le même sens : « L’arbre qui tire à soi de la terre
force, vie et sève est en droit d’espérer pousser jusqu’au ciel sa cime
toute chargée de fleurs… » [61]  Là est peut-être la différence
essentielle entre Schelling et Hegel dans la compréhension du
procès qui est celui du vivant, s’il est vrai que « le propre de la
pensée de Schelling est d’éprouver une tension antagoniste et
comme une antipathie originelle là où Hegel ne voit qu’évolution.
Ce que Hegel interprète superficiellement comme Keim (germe),
dont le propre est de s’ouvrir de lui-même à l’existence, est plus
radicalement Grund, fond obscur, dont le rapport à l’existence peut
plutôt être comparé à celui de la pesanteur avec la lumière. Le
propre du fond n’est pas de s’ouvrir comme un germe, mais de se
retirer toujours plus âprement en lui-même » [62] . On aura reconnu
ici le vocabulaire des Recherches de 1809. Cette opposition entre
fond et existence, présente encore dans Les Ages du monde, y
laissera souvent la place toutefois à celle de l’être et de l’étant, Seyn
et Seyendes. En vertu précisément de cette tension antagoniste —
problématisée dans les Weltalter en termes d’opposition entre la
force d’expansion et la force de contraction — l’une des difficultés
majeures du livre, voire sa pierre d’achoppement, sera de penser en
Dieu ce mouvement qui consiste à se retirer toujours plus âprement
en lui-même.
Et pourtant, c’est de ce christianisme peu orthodoxe — non pas le
christianisme tel qu’il est apparu historiquement à un moment
donné mais tel qu’il est as old as création [63] - — que se réclame
Schelling pour penser l’éternel engendrement du Fils dans sa
résistance exercée contre la force du Père : « S’il n’y avait pas de
résistance dans la force du Père… il n’y aurait pas non plus de
temps, mais seulement éternité absolue » (p. 74). Tout est ici
question de force (et donc de dynamique), qu’il s’agisse de l’homme
ayant la force de s’opposer à son propre passé ou du Fils offrant une
résistance à la force du Père et opérant en lui une scission qui
départage présent et passé. C’est en termes de forces qu’est menée
la spéculation trinitaire, comme c’est en termes de forces qu’est
pensée la différence entre les temps. Tout est force, jusqu’au non-
étant contre lequel s’arc-boute la création. Or l’une des thèses les
plus constantes de Schelling veut que la force véritable soit celle
qui, loin d’ignorer son contraire, est à même de le dominer, n’étant
rien d’autre que son contraire surmonté. D’où sa définition de la
barbarie comme « véritable assise de toute grandeur » (p. 51), ou
encore sa définition de la folie comme « essence la plus profonde de
[64]
l’esprit humain »   , sa base (Basis) au sens chimique ou
alchimique du terme, ce contre quoi il revient à l’entendement de
réagir, de montrer sa force, contre cette folie « qu’il s’agit de
surmonter, mais qui ne doit jamais manquer totalement » [65] . La vie
de l’esprit est donc une lutte contre l’éclosion de la folie qui le
[66]
sollicite   . Or cet antagonisme, celui du Oui et du Non quand on le
réduit à sa plus simple expression (ainsi formulé chez Boehme),
apparaît dans Les Ages du monde comme opposition de la force
d’expansion et de la force de contraction, opposition dont Balzac a
donné le roman avec La Peau de chagrin. Il appartient à l’essence de
la force, quam Germani vocant Kraft, disait déjà Leibniz [67] , de se
reprendre et de se contracter, de se « ressaisir ». Le mot Kraft est
d’ailleurs apparenté étymologiquement à Krankheit, la maladie (elle
aussi contractée) qui apparaît lorsque l’organisme retourne sa force
contre lui-même, et la contraction musculaire, dans l’antagonisme
des muscles extenseurs et des muscles fléchisseurs, fournit à
Schelling une illustration de ce jeu des forces (p. 39). Cette
contraction musculaire est le premier sens du mot allemand
Kraft [68] . La force qui déclenche les temps, quant à elle, n’est pas
pensable (comme force) sans une force antagoniste de refoulement
qui constitue en quelque sorte l’envers de la création. Dieu ne cesse
de remporter une victoire sur lui-même, d’être à la fois ce qui
surmonte et ce qui est surmonté. La création suppose de ce fait un
passé radical (surmonté), comparable à un ancien volcan qui, en
son inefficience nous porte et nous soutient mais qui, s’il venait à se
réveiller, nous anéantirait : nous sommes à cet égard, dit Schelling,
dans la situation de celui qui apprendrait un beau jour que sa
paisible demeure est construite sur le foyer d’un ancien volcan (p.
13). Tel est pourtant le fondement du temps du monde, qui n’est lui-
même qu’un Nachbild, qu’une réplique ou un analogon des âges du
monde, l’ensemble pouvant se représenter ainsi (si l’on se réfère à
la version de 1811, p. 85) :

Nous n’avons pas fait figurer dans ce tableau les correspondances,


plus que suggérées par Schelling, entre les trois temps et les trois
personnes de la Trinité. Jusqu’à quel point l’âge de l’Esprit est-il
pensé comme encore à venir ? Cette question renvoie à celle du
« joachimisme » de Schelling [69] . Nous y reviendrons.
On voit que les temps qui nous sont familiers appartiennent, à
l’échelle du temps des âges du monde, à un présent dans lequel il
n’y a (relativement) rien de nouveau sous le soleil, qu’ils ne forment
à eux trois qu’un maillon du « grand temps ». C’est ce dont Schelling
trouvera confirmation, à la fin de la XIVe Leçon de la Philosophie de
la Révélation, dans le fait que le mot grec αἰών désigne aussi bien un
temps que le monde lui-même [70] . On voit d’autre part que chacun
des « temps humains » correspond à une disposition différente,
respectivement : la nostalgie, la joie, l’amour. Chacune de ces
dispositions a une structure temporelle qui lui est propre et à
chacune correspond, par conséquent, une temporalité différente. Ce
sont là des expériences du temps, subjectives dans la mesure où
elles sont humaines, et objectives pour autant qu’elles nous mettent
en présence du temps et de sa réalité. Elles ne sont pas exclusives
d’autres expériences de la temporalité, comme la décision. À elles
toutes elles précisent une temporalité humaine qui peut servir de fil
d’Ariane.

IV - Le fil directeur de la temporalité


humaine
Nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises la question de
l’anthropomorphisme des Ages du monde, anthropomorphisme
déclaré qui se réclame parfois d’Hippocrate : « Tout ce qui est divin
est humain et tout ce qui est humain est divin » (p. 15 8). Il n’y a
donc pour nous d’autre voie que celle qui consiste à « tout prendre
humainement ». Et « plus nous prendrons tout humainement, plus
nous pourrons espérer nous approcher de l’histoire effective » (p.
10). Bien compris, cet anthropomorphisme pourrait toutefois
s’appeler également un « théomorphisme », selon le mot de
Goethe [71] , comme nous y invite d’ailleurs le mot d’Hippocrate. C’est
pourquoi les spéculations trinitaires des Ages du monde et l’analyse
de la temporalité humaine qui semble s’y juxtaposer ne doivent pas
être opposées comme « instance théologique » et « structure
anthropologique », celle-là seulement « servant de paradigme à
l’entreprise de Schelling » [72] . Certes, Les Ages du monde semblent
partagés, voire dédoublés, entre des considérations que Schelling
appelle lui-même « éthiques » (sittliche Betrachtungen, p. 223) — où
se fait entendre déjà la voix de Kierkegaard, l’auditeur de 1841 —, et
des considérations ou spéculations théologiques qui se laissent
parfois difficilement rattacher à l’analyse de la temporalité
humaine. Il s’agit à la fois de faire nôtre l’impératif de « ne pas
laisser le temps nous devenir extérieur » et de comprendre
comment les temps naissent de la résistance opposée à la force du
Père. Certains commentateurs privilégient « l’instance théologique »
— c’est le cas, nous venons de le voir, du chapitre consacré par X.
Tilliette aux Ages du monde [73]  —, d’autres au contraire mettent
l’accent sur la « structure anthropologique » — c’est le cas
notamment de W. Wieland. Mais la question du temps telle qu’elle
est abordée par Les Ages du monde ne laisse pas indemne une
« structure anthropologique » exclusivement axée sur l’homme.
L’homme de cette anthropologie est au contraire déterminé de
façon essentielle par son rapport avec le temps, de telle sorte qu’il
n’est lui-même qu’en s’élevant au-dessus de lui-même. De même
que la liberté humaine envisagée par les Recherches de 1809 ne doit
pas être comprise au sens où cette liberté appartiendrait à l’homme
comme sa propriété, il faut aborder la question de
l’anthropomorphisme des Ages du monde dans une perspective où
l’homme appartient au temps comme il peut être « le bien propre de
la liberté » [74]  « Tout prendre humainement » ne signifie pas tout
ramener à l’homme et à l’échelle humaine, mais au contraire
comprendre l’homme lui-même à partir de son rapport essentiel
avec ce qui n’est pas lui et qui pourtant le détermine : le temps,
comme dimension à laquelle l’homme accède lorsqu’il « s’éclate »
vers lui. Pas plus que la structure anthropologique ne revient à tout
ramener à l’homme, l’instance théologique ne consiste à exclure
l’homme. C’est parce qu’il y va en elle de l’existence humaine que la
« philosophie première » s’appelle encore chez Aristote
« théologique », a pu dire Heidegger dans un cours de Marbourg [75] .
Ce beau paradoxe ne nous invite pas à confondre l’humain et le
divin, mais à comprendre l’humain à la mesure de ce qui n’est pas
lui et ne laisse pas cependant de le déterminer de façon essentielle
en sa finitude. Toute théologie parle de l’homme. On peut donc bien
parler de « structure anthropologique » à propos des analyses de la
temporalité humaine dans Les Ages du monde, mais à condition de
l’entendre comme une structure extatique : l’homme n’y est visé
que pour autant qu’il est exposé au temps. « Ce n’est pas Dieu qui
est ici rabaissé au niveau de l’homme, mais à l’inverse, l’homme est
expérimenté en ce qui le conduit et l’expose au-delà de lui-
même. » [76]  La temporalité humaine est donc l’expérience par
laquelle l’être humain s’éprouve lui-même extatiquement comme
dépassement vers le temps qui le détermine en propre. Si le terme
d’extase, ou mieux d’ekstase, ne fait pas partie du lexique des
Weltalter, Schelling l’acclimatera ultérieurement dans son
vocabulaire pour penser l’existence « qui n’est précisément rien
[77]
d’autre qu’ekstase »   . Cette structure ekstatique de l’existence, où
se révèle-t-elle mieux que dans l’arrachement par lequel le temps
nous met « hors de nous » ?
Cette expérience de son propre dépassement, par laquelle il
s’expose au temps, l’homme la fait par exemple lorsqu’il prend une
décision. Une véritable décision est irrévocable : « La décision qui,
peu importe comment, doit constituer un véritable commencement
ne doit pas être ramenée de nouveau à la conscience, elle ne doit
pas être rappelée, autant dire révoquée. Celui qui, en prenant une
décision, se réserve le droit de la ramener à la lumière, celui-là ne
commence jamais » (p. 184). Une décision sur laquelle on se réserve
le droit de revenir en la prenant n’est qu’une pseudo-décision, un
état prolongé d’indécision. Une fois prise, la véritable décision
plonge dans le passé, sombre dans la nuit de l’inconscience où elle
se fait Grund, fond obscur. Par la décision l’homme se donne un
passé, institue un présent et ouvre un avenir. L’homme ne vit plus
dans le passé, il a un passé. C’est là ce qui s’appelle se résoudre (en
français dans le texte, p. 98), expression qui montre que le Soi de
l’homme est en jeu dans la décision, que toute décision est à la fois
sacrifice, dépassement et ouverture. La décision n’est donc pas
affaire de choix entre plusieurs possibilités, choix qui n’est que « le
plus infime degré de liberté ». Wahl ist Qual, dit Schelling (p. 101),
reprenant ici encore un mot caractéristique du vocabulaire de
Jacob Boehme, le choix est tourment, choix est croix. Agir librement
ce n’est pas avoir le choix, c’est ne pas avoir le choix. C’est être mû
par une nécessité qui est l’autre nom de la liberté. L’action libre
porte le sceau non de l’arbitraire mais de la nécessité. Et le sacrifice
qu’accomplit et auquel consent celui qui prend une décision n’est
pas l’abandon de telle ou telle possibilité, c’est le sacrifice du Soi
qu’il pose comme passé. La décision convoque donc les trois temps,
ou plutôt elle convoque l’homme devant sa propre temporalité : elle
engage aussi résolument un avenir qu’elle dégage d’un passé et
comble d’un présent.
Il n’y a ainsi de véritable présent que par opposition à un passé et
confrontation à un avenir : « Seul l’homme qui a la force de s’élever
au-dessus de lui-même est capable de se doter d’un véritable passé,
seul il jouit d’un véritable présent comme il est seul encore à
affronter un authentique avenir » (p. 223). Nous avons vu que le
véritable présent est celui qui est scindé du passé, chez celui qui a
su « trancher » par une décision, et que de cette scission jaillissent
un présent et un passé véritables. Mais le rapport du présent avec
l’avenir se laisse plus difficilement déterminer, et cela tient sans
doute à la nature même du présent, que l’allemand appelle
Gegenwart. C’est à partir de l’avenir, de ce qui vient à l’encontre
(gegen) que le présent est nommé Gegenwart. Le Dictionnaire des
frères Grimm voit d’ailleurs là une « inconcevable
contradiction » [78] . Il n’est pas exclu toutefois, comme le suppose W.
Wieland [79] , que Schelling ait compris le présent, comme sa langue
l’y invite, à partir de cette futurition immanente à toute Gegenwart.
« Ce serait là, ajoute-t-il [80] , l’une des raisons, et non des moindres,
qui ont fait que Schelling n’a jamais pu s’atteler, même dans ses
projets des Ages du monde, à une conception de l’histoire de l’âge du
monde à venir, mais s’est au contraire borné, pour l’essentiel, à la
conception de la première partie (”Le passé“) et à des ébauches en
vue de la seconde (”Le présent“). » L’inachèvement des Ages du
monde serait dès lors à mettre au compte d’une refonte de
l’habituelle division des temps en passé, présent et avenir, comme si
l’objet étudié, le temps, avait fait éclater le cadre initialement prévu
pour l’étudier.
La méditation sur le temps que se proposent Les Ages du monde
n’est donc pas parvenue à s’articuler en un système, ce « système
des temps » dont l’œuvre projetée devait être le déploiement, non
sans que la structure organique du temps amène le système lui-
même à se présenter sous la forme d’une généalogie. Narrant
l’histoire de l’Absolu, de l’Urwesen, cette généalogie déborde
nécessairement le « système des temps humains » dans sa
conception d’un passé radical et d’un avenir radical à la charnière
desquels se situe le temps du monde — d’où le projet et le titre
d’Ages du monde. Mais la généalogie des âges du monde nous
demeurerait à jamais inaccessible si nous ne disposions du fil
directeur de la temporalité humaine, grâce auquel nous sommes à
même de comprendre les temps : non pas seulement à vrai dire de
les comprendre — « Accomplir soi-même théoriquement ce procès
ne suffit pas » — mais surtout de les éprouver, d’en faire l’épreuve
de façon pratique, dans ce que Schelling appelle « expérience
spirituelle » (p. 102). Cette « expérience spirituelle » est même si
déterminante, en ce qu’elle a d’éminemment personnel, qu’elle
semble contraindre à un « mutisme de la science » (p. 103) — autre
clef possible pour comprendre l’inachèvement des Ages du monde.
D’où l’importance que nous avons cru devoir accorder, après W.
Wieland, au fil directeur de la temporalité humaine, qui n’autorise
à opposer à l’instance théologique une « structure
anthropologique » que si celle-ci est elle-même comprise de façon
extatique : l’appartenance de l’homme au temps (comme, dans le
traité de 1809, à la liberté) interdit de comprendre cette « structure
anthropologique » au sens d’un anthropomorphisme qui
ramènerait tout à l’homme ou donnerait à tout figure humaine —
c’est l’homme, bien plutôt, qui prend ici figure temporelle en
s’exposant au temps, et qui apparaît comme ce « roi de la finitude »
nommé par Hölderlin [81] .
Comme le montre, presque ne varietur, le texte de l’Introduction
aux versions de 1811 et de 1813, c’est l’histoire de l’Absolu qui
devait être l’objet des Ages du monde : raconter Dieu, comme les
paysans de Balzac « racontent l’Empereur » [82] . Mais ce récit ne
peut se faire qu’à la condition de « tout prendre humainement »,
par le recours à un analogon humain. D’où le fil directeur que
constitue, en cette « légende des siècles », la temporalité humaine.
Bien des aspects des premières versions des Ages du monde n’ont
volontairement pas été pris en considération dans cette
présentation, pour des raisons qui ne sont pas seulement de place
mais aussi de méthode. C’est le cas notamment de la question des
sources et de la présence « plus que nulle part écrasante » [83]  de
Jacob Boehme (du moins dans la version de 1811), de la
métaphysique de la volonté, de la dialectique des puissances ou
encore de la spéculation trinitaire et de la question de la création,
qu’un ouvrage récent a pris comme fil directeur dans son
investigation de la philosophie de Schelling [84] . Avant d’aborder,
dans une dernière partie, la spéculation trinitaire, et son lien avec
la métaphysique de la volonté, nous allons tenter de justifier
brièvement ces choix.
La question des sources des Weltalter se pose de façon d’autant plus
aiguë [85]  que Schelling tait volontairement ses sources dans son
désir que Les Ages du monde ne soient pas identifiés à tel ou tel
système particulier mais se fassent l’écho de l’Ursystem,
conformément à l’idée, venant de Creuzer, d’un « système du
monde et de la pensée humaine qui se serait ensuite fragmenté et
[86]
éparpillé dans les diverses cultures »   , Ursystem qui ne peut
s’exprimer que dans la « langue du peuple » qui est « comme de
toute éternité » alors que tous les systèmes sont d’hier (p. 195) —
même si, cette « langue du peuple », Schelling est encore le seul à la
parler. L’Introduction trace d’ailleurs une ligne de démarcation très
nette entre théosophie et philosophie. La seule identification des
sources ne suffit pas à l’élucidation du contenu philosophique,
d’autant que la seule « source » expressément revendiquée par
Schelling est la « source des choses » (Quelle der Dinge, p. 4) à
laquelle est puisée l’âme humaine, dans sa connaissance de la
création. Quant aux puissances (Potenzen), dans la langue
desquelles se laissent formuler les énoncés des Ages du monde
(comme, plus tard, ceux de la Philosophie de la Mythologie), « elles
ne sont qu’un instrument méthodique, elles accompagnent
l’itinéraire, elles ne le dirigent pas, la poussée se situe en dehors
d’elles », écrit X. Tilliette [87] . La « poussée », dans Les Ages du
monde, c’est celle du temps, même si la gradation (Steigerung) entre
les différents temps se laisse traduire, comme plus tard les mythes,
en termes de puissances. Mais, de façon générale, nous n’avons pas
cherché à « dédramatiser » (X. Tilliette) l’échec des Ages du monde
en montrant tout ce qui en eux est passé dans le contenu de la
philosophie positive (comme la spéculation trinitaire), mais à
mettre l’accent sur les chemins qu’ils sont les seuls à avoir frayés.
On pourrait même se demander dans quelle mesure l’importance
somme toute secondaire accordée par X. Tilliette à la « structure
anthropologique » dans Les Ages du monde ne conduit pas à
minimiser ce qu’il y a en eux d’élan retombé, même au sein de cette
« philosophie en devenir » qu’est la philosophie de Schelling, et si
haute qu’en soit la ruine. C’est précisément en cet élan retombé que
nous semble résider l’étonnante modernité de l’œuvre inachevée.
Nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises des expressions
telles que « passé véritable » ou « avenir authentique » (wahre
Vergangenheit, eigentliche Zukunft). Ces expressions sous-entendent
la possibilité d’un passé, d’un présent, d’un avenir inauthentiques :
tel est par exemple le sens de la distinction décisive que Schelling
établit entre vivre constamment dans le passé et avoir un passé.
Nous avons vu d’autre part que Schelling ne se satisfait pas de la
conception traditionnelle des temps comme « simples
délimitations » qui ne parviennent pas à penser les temps comme
« effectivement différents ». Repenser plus originellement la
division traditionnelle entre les temps comme une différenciation
résultant de la structure organique du temps, et ainsi remonter de
l’entente courante du temps à une conception plus authentique de
la temporalité — tel est donc le projet explicite des Ages du monde,
dans un mouvement qui n’est pas sans préfigurer à sa façon, toutes
proportions gardées, la démarche qui sera celle de Heidegger en
1927 dans Etre et temps relativement à l’entente courante du temps.
Il y a loin, assurément, de la généalogie des temps proposée par
Schelling à l’interprétation du temps comme horizon possible de
toute entente de l’être qui est le propos du livre de Heidegger en
1927. Il n’en reste pas moins que, dans la tradition métaphysique
qui va d’Aristote à Bergson [88] , la doctrine schellingienne du temps
telle qu’elle est exposée dans Les Ages du monde apparaît comme
une tentative héroïque de s’arracher à cette tradition dans laquelle
elle ne se laisse qu’à moitié inscrire. La distance que Schelling tient
à manifester par rapport à cette tradition ne se traduit pas
seulement dans le fait qu’il se réfère expressément plus volontiers à
l’Ecclésiaste qu’à la Physique d’Aristote. Elle s’exprime d’abord et
avant tout dans la remarque déjà citée (de la p. 224) : « Aucun
concept n’est tenu depuis fort longtemps en aussi piètre estime que
celui de temps. » Si Heidegger peut écrire, en 1927, que « la
détermination hégélienne du concept de temps emboîte le pas, elle
aussi, à l’entente courante du temps, et suit donc du même coup le
concept traditionnel de temps » [89] , la remarque ne s’applique pas à
la détermination schellingienne du concept de temps. On peut
même aller jusqu’à dire qu’avant Etre et temps aucune œuvre
philosophique ne s’est aventurée aussi loin que Les Ages du monde
dans le souci de prendre ses distances avec ce que le livre de 1927
appelle « l’entente courante du temps » (vulgäres Zeitverständnis)
dont le concept hégélien de temps représente aux yeux de
Heidegger « le développement conceptuel le plus radical » [90] . Le
concept schellingien de temps ne représente pas, quant à lui, un
développement moins radical de la même entente du temps
(l’entente courante), mais l’amorce d’une autre entente du temps,
dont nous avons tenté d’exposer ici les grandes lignes. La fameuse
note du § 82 d’Etre et temps aurait-elle pu demeurer telle après
1946, année de publication des premières versions des Ages du
monde ? Ces premières versions semblent en tout cas y creuser une
fissure, comme elles lézardent l’édifice de la métaphysique, auquel
les premiers écrits de Schelling ont eux aussi apporté leur pierre,
dans leur tentative d’écrire non plus sur le temps mais, selon
l’audacieuse formule de Schelling (p. 208), sous la dictée du temps.
Au fronton du monument inachevé pourrait être inscrit un
énigmatique quatrain composé par Schelling [91]  :
Je suis qui je fus.
Je suis qui je serai.
Je fus qui je serai.
Je serai qui je suis.
Ces variations sur l’ Ego sum qui sum de l’Exode (III, 14) font-elles
autre chose que décliner l’identité de l’homme dont l’existence s’est
mise à l’école du temps ? N’oublions pas toutefois que la généalogie
du temps reste tributaire d’une genèse de Dieu, qui comme son nom
l’indique est moins théologique que théogonique, dont nous allons,
pour finir, tenter de distinguer les différents moments.

V - Genèse de Dieu et généalogie du temps


On trouve un certain nombre de motifs communs aux Ages du
monde et à Etre et temps, comme le souci de reconquérir une
temporalité authentique, non nivelée par le décompte habituel du
temps. Mais ce ne sont justement là que des motifs, qui ne prennent
leur véritable sens qu’au sein d’une démarche de la pensée. Aux
considérations théologiques (ou théogoniques) des Weltalter
s’oppose diamétralement, quant à la démarche, l’athéisme
méthodologique du livre de 1927, tel que le formulait explicitement
un cours de 1925 : « La recherche philosophique est et demeure
athéisme… » [92]  Le § 2 d’Etre et temps demande, inauguralement :
« Sur quel étant le sens de être s’inscrit-il où l’on doive aller le lire,
de quel étant la détection de l’être doit-elle partir ? » Réponse :
d’« un étant bien précis, cet étant que nous, les questionnants,
sommes chaque fois nous-mêmes » [93] . Tel sera donc l’étant
exemplaire retenu comme point de départ, auquel Heidegger
réserve dans sa terminologie le nom de Dasein. C’est par lui qu’il
faut d’abord « en passer », alors que Les Ages du monde, en leur
généalogie, retiennent comme point de départ un autre étant
exemplaire et point de départ absolu qui s’appelle : Dieu — « ce qui,
en dehors de toute philosophie, s’appelle Dieu, ce qui s’est
incontestablement appelé ainsi alors même que la philosophie
n’existait pas » [94] . En prenant Dieu comme étant exemplaire
susceptible de fournir un point de départ — ou du moins « ce qui…
s’appelle Dieu », la nuance demandant peut-être, comme nous
allons le voir, à être prise en considération — Les Ages du monde
s’inscrivent de façon tout à fait classique dans « l’histoire de
l’ontologie » : « Ce qui est le plus parfaitement est assurément ce
qui, de la manière la plus appropriée, peut être pris comme l’étant
exemplaire sur lequel lire l’idée de l’être. Dieu n’est pas seulement
l’exemple ontologique fondamental pour l’être d’un étant, mais il
est en même temps le fondement originaire de tout étant. L’être de
l’étant non divin, créé, doit nécessairement être compris à partir de
l’être de l’étant suprême. Ce n’est donc pas un hasard si la science
de l’être s’oriente, de manière privilégiée, sur l’étant qua Dieu…
Cette orientation de l’ontologie sur l’idée de Dieu a eu une
importance capitale pour toute l’histoire et le destin ultérieur de
l’ontologie » [95] . Par la place qu’y tient le concept de création (fût-il
pensé autrement que comme creatio ex nihilo), Les Ages du monde
semblent ressortir à une ontologie de l’être humain (et non humain)
comme ens creatum. Par la priorité ontologique qu’ils accordent à
l’Etre de tous les Etres (Wesen aller Wesen) [96] , ou encore Urwesen,
Etre (= étant) primordial autant que suprême, ils s’inscrivent dans
la tradition de l’histoire de l’ontologie, même s’ils ne se satisfont pas
d’un Dieu « purement ontologique ». Ce qui n’exclut pas le fait que
cet ens creatum soit interprété plus décisivement comme sujet, dans
le cadre d’une métaphysique de la subjectivité, tout comme peuvent
cohabiter, dans les Méditations de Descartes, les déterminations de
l’homme comme imago Dei, animal rationale et subjectum. Que la
référence à Dieu vise à établir la priorité qui revient à un étant
exemplaire à partir duquel pourra se déployer, généalogiquement,
le système des temps, pour atteindre finalement ce microcosme
qu’est le « système des temps humains», c’est ce que montre la
nomination toujours retardée de Dieu : Dieu n’est pas visé en tant
que Lui-Même, mais comme cet Etre (ou Etant) suprême auquel
conviennent tels ou tels prédicats d’abord mentionnés, qui font qu’il
s’impose de commencer par Lui. C’est là le geste métaphysique
classique, celui de Descartes lorsque entre en scène, dans la IVe
Partie du Discours de la méthode, « une nature qui fût véritablement
plus parfaite que je n’étais, et même qui eût en soi toutes les
perfections dont je pouvais avoir quelque idée, c’est-à-dire, pour
m’expliquer en un mot, qui fût Dieu » [97] . C’est encore le geste de
Leibniz situant « la dernière raison des choses », au § 38 de la
Monadologie, « dans une substance nécessaire, dans laquelle le
détail des changements ne soit qu’éminemment, comme dans la
source : et c’est ce que nous appelons DIEU ». Même démarche
encore chez Schelling, lorsqu’il fait place à « das, was… Gott genannt
wird », « ce qui… s’appelle Dieu ». Le Dieu des philosophes et des
savants se dit d’abord au neutre (Es) avant de pouvoir être appelé
par Son nom. Il n’en va pas autrement chez notre auteur, du moins
dans un premier temps, car Schelling, loin de se satisfaire de la
[98]
sécheresse de ces énoncés, réclamera un « Dieu vivant »   . Toute
l’entrée en matière des Weltalter va consister à différer la
nomination de l’Etre divin, quitte à thématiser expressément ce
retard du Dieu qui se fait attendre (p. 43) :

« Il n’aura pas échappé au lecteur attentif que nous n’avons


prononcé le concept de Dieu qu’avec bien des restrictions au
cours de cette première période, et jamais tout uniment (nie
geradezu), comme cela a toujours été le cas dans nos exposés à
caractère rigoureusement scientifique. Car nous avons expliqué
que cette essence primitive de la pure Limpidité est ce qui est
même au-dessus de Dieu et de la divinité en lui ; et quant à ce
que nous avons appelé la première effectivité, nous n’avons pas
osé la nommer Dieu. »

C’est bien de nomination, et de nomination différée qu’il s’agit


expressément ici. Mais les restrictions, ou réserves, dont
s’accompagne la nomination de Dieu, au cours de cette première
période, résultent à vrai dire de la réserve dans laquelle se tient
encore le divin lui-même, en son état encore inéclos ou germinal. À
la nécessité classique, telle que nous la rencontrons par exemple
chez Descartes ou Leibniz, de déterminer d’abord conceptuellement
ce qui pourra ensuite recevoir le nom de Dieu, de déterminer en
premier lieu cela qui s’appellera Dieu, s’ajoute celle, plus spécifique
à Schelling, de penser en Dieu un moment où il n’est pas encore Lui-
Même, pas encore le « Dieu étant ».
Le Dieu de Schelling est en effet un werdender Gott, un Dieu en
devenir. En Lui se joue un drame dont la naissance des temps
constitue à la fois le dénouement et la répétition. Mais la naissance,
ou, comme dit plus volontiers Schelling, le commencement du
temps, ne devient pensable qu’avec l’avènement du Fils, grâce
auquel le temps va se détacher sur fond d’éternité. Il n’y aurait donc
pas de généalogie des temps, et partant pas de temps, s’il n’y avait
cette généalogie de Dieu et la genèse du divin qui y prélude. Or cette
genèse du divin est elle-même commandée par la distinction du
fond et de l’existence qui va régir le devenir de Dieu. Si cette
distinction est loin de n’appartenir qu’aux Ages du monde — on sait
la place qu’elle tient par exemple dans les Recherches de 1809 —
c’est néanmoins dans les Ages qu’elle semble la plus lourde de
conséquences, puisqu’elle y conduit à poser un moment où Dieu
n’est encore que force aveugle et inconsciente. On mesure ici
l’ampleur de la mutation qui s’opère entre Kant et Schelling quant
au sens de la simple locution d’« existence de Dieu ». Si Kant (dans
tel titre de 1763 par exemple) parle du Daseyn Gottes, Schelling
parle plus volontiers, quant à lui, d’Existenz Gottes. Mais la
similitude de cette dernière expression avec l’existentia Dei telle que
prétend la démontrer la IIIe Méditation de Descartes est une
similitude trompeuse. L’existence de Dieu, au sens où en parle
Schelling, n’est pas, pour Dieu, le simple fait d’être, tel qu’il pourrait
caractériser aussi bien le Moi humain ou un simple morceau de
cire, mais le laborieux procès par lequel il vient à l’être, le
mouvement par lequel il se dissocie de son propre fond, l’issue
d’une lutte intérieure et d’une victoire sur soi. C’est pourquoi les
preuves de l’existence de Dieu clôturent la version de 1811, au lieu
de l’ouvrir : l’existence de Dieu au sens cartésien ou kantien
suppose toute une préhistoire, ou toute une histoire du divin dont
Les Ages du monde se veulent précisément le récit. « Raconter Dieu »
est la tâche qui incombe au philosophe-historien, au philosophe qui
se trouve ici dans la même situation que « tout autre historien » (p.
5), science étant ici synonyme d’histoire. L’Etre absolument parfait
de la IIIe Méditation n’ « existe » pas à proprement parler, il est
encore en deçà de l’existence car il correspond à un moment de
Limpidité première (uranfängliche Lauterkeit) où la divinité est
encore trop pure pour s’engager dans l’existence en se dégageant
d’elle-même comme fond. Descartes n’a pas démontré l’existence de
Dieu dans la IIIe Méditation, dira plus tard Schelling   , il a
[99]

démontré que, si Dieu existe, il ne peut exister que nécessairement.


Mais dès l’instant où cet Etre (Wesen) nécessaire doit être pensé
comme Existant, on ne saurait se satisfaire de son essence
« purement ontologique », et il faut même aller jusqu’à inclure en
Dieu, en ce Dieu de la IIIe Méditation, quelque chose du Malin Génie
évoqué par la Ire, si du moins il s’agit de penser le diable en Dieu
même, comme le voulait Jacob Boehme, c’est-à-dire de penser en
Dieu ce qui n’est pas Dieu. L’existence n’est donc pas « purement
ontologique », pour reprendre cette formule des Weltalter (p. 105).
Car exister, ce n’est pas seulement être, c’est avoir l’être, à quoi
s’oppose (p. 132) « être comme si l’on n’était pas ». D’où le vieil
adage rappelé par la version de 1815 : Ejus quod est Esse, nullum est
Esse [100] , « Ce qui est l’Etre même n’a pas d’être ». Du fait que
l’existence n’est pas seulement essence mais ayance, comme disait
l’ancienne langue, elle peut se détacher, à titre de propriété ou de
prédicat, de ce qui en devient support ou sujet. L’existence est
« être-en-propre » (Eigenheit), épris de ce qui lui est propre et pris
dans son exclusivité. Ce n’est pas l’amour qui est exclusif, dans
l’analyse de Schelling, mais l’existence opposée à cet égard à
l’amour. Exister, c’est donc s’avoir soi, entrer en possession de soi-
même, devenir en quelque sorte le dépositaire de soi-même, et se
vouloir reconnaître extérieurement. C’est ce vouloir qui constitue
l’amorce de l’existence que Schelling appelle « volonté d’existence »
(Wille zur Existenz) dans laquelle s’exprime tout d’abord l’existence
de la volonté, c’est-à-dire l’existence comme volonté. La volonté
d’existence est tension vers l’existence, aspiration à n’être pas
seulement en soi mais à se trouver et à s’éprouver — finden und
empfinden — hors de soi, et par là à « se retrouver ». Or seul peut
aspirer à se retrouver celui qui a perdu le sentiment de ne faire
qu’un avec lui-même, « se retrouver » signifiant à la fois trouver à
nouveau à s’éprouver soi et restaurer une unité perdue. C’est là le
sort de tout Existant dès lors qu’il se différencie et se scinde en être
et étant, en objet et sujet. Mais le Wille zur Existenz (la volonté se dit
au masculin en allemand, le fait est d’importance car cette volonté
s’accomplira en engendrement), la volonté qui veut l’existence est
une volonté libre, librement conçue en Dieu, ce qui signifie qu’elle
aurait très bien pu ne pas germer ou éclore en lui, que Dieu aurait
fort bien pu, pour ainsi dire, se contenter d’être. Il aurait fort bien
pu demeurer sans attache avec l’existence, tout à la « douceur d’être
et de n’être pas », comme dit si bien Valéry dans un tout autre
contexte. Pour avoir un faible aperçu du chemin alors frayé par la
volonté, de l’étrange cheminement qui mène à l’existence, il n’est
que de se remémorer ces instants qui nous ont paru une éternité,
ces rêveries dont la sollicitation d’une volonté vient, comme une
intruse, rompre le charme : « Rappelle-toi, s’il t’a jamais été permis
de les goûter, ces rares instants d’une félicité et d’un contentement
parfaits, lorsque tous les vœux de ton cœur sont exaucés, ces
instants dont tu as pu souhaiter qu’ils demeurent éternellement tels
qu’ils furent, et qui furent pour toi une éternité ; rappelle-toi ces
instants, et tente de te remémorer comme en ces mêmes instants, à
ton insu, sans que tu pusses y contribuer en rien ni non plus t’en
défendre, s’engendrait déjà une volonté qui allait bientôt te
ramener à elle et t’entraîner dans la vie réelle ; remémore-toi tout
cela, et tu auras une image approximative de ce que nous
entreprenons ici de décrire » (p. 136). Ce passage, qui n’est pas sans
rappeler également la rêverie telle que nous la dépeint
Rousseau [101] , tente de saisir sur le vif l’énigmatique naissance de la
volonté, de cette volonté dont on dit qu’elle s’impose comme si celui
en qui elle s’engendre n’y était pour rien. Rien ne contraignait Dieu
à faire sienne une existence, car aucune nécessité ne pouvait
prévaloir dans la liberté absolue antérieure à l’existence — liberté
qui n’était pas sienne mais qu’il était. L’éclosion de l’existence
n’obéit donc à aucune nécessité, elle équivaut pour Dieu à une sorte
[102]
de « tentation à laquelle il se laisse aller »   .
La tentation d’existence donne naissance en Dieu à un autre Dieu
qui, pour n’être mû par aucune nécessité, n’en est pas moins mû
hors de sa dimension « purement ontologique » et de sa primitive
Lauterkeit. Ou, plus précisément, elle démarque Dieu de ce qui
apparaît rétrospectivement comme la divinité dont Dieu est l’
« enveloppe », au-dessus et en deçà de laquelle il faut encore
remonter jusqu’à la « surdivinité » nommée par Angélus Silesius.
Tous les passages où Schelling tente d’évoquer ce qui fut
antérieurement au Dieu existant abondent en réminiscences des
mystiques (Eckhart, Silesius, Tauler), car les mots manquent pour
décrire ce muet Prolog im Himmel dont l’ambition est de procéder à
la reconstitution de la vie divine originelle. Peut-être Schelling a-t-il
reconnu par la suite l’ambition démesurée de cette tour de Babel
dressée au seuil de la version de 1811, car la version de 1813 se
montrera beaucoup plus discrète sur cette vie divine originelle. Et
un fragment isolé, citant le début du commentaire de Luther sur la
Genèse, contient peut-être une secrète rétractation de l’audacieux
prologue de 1811 (p. 219) : « C’est absurde de vouloir disputer de
Dieu hors du temps et avant le temps. »
En dévoilant tout l’arrière-plan que suppose l’existence de Dieu —
la position de Dieu comme Existant, ou Etre ayant l’existence — Les
Ages du monde n’en inaugurent pas moins une nouvelle période
dans la production de Schelling, marquée, on l’a dit, par l’exigence
d’une narration de l’Absolu, au lieu de sa simple déduction. De
point de départ qu’il était, l’Absolu devient aboutissement, « on voit
donc que l’erreur fondamentale des premiers exposés, c’était de
prendre l’absolu comme immédiatement achevé et existant dans
toute sa perfection ; car précisément, ce qui est”achevé“ne saurait,
par définition, servir de point de départ » [103] . L’erreur consiste
donc dans l’adoption d’une démarche progressive là où ne peut
convenir qu’une démarche régressive, cherchant à reconstituer l’
« autoproduction » [104]  de l’absolu. D’où le rejet des preuves de
l’existence de Dieu à la fin de la version de 1811. Mais c’est à vrai
dire l’œuvre elle-même qui n’a cessé d’être dès le début une preuve
continuée de l’existence de Dieu, c’est toute la philosophie qui
devient, dans les termes des quasi contemporaines Conférences de
Stuttgart (1810), « preuve progressive de l’Absolu, monstration
continuée de Dieu » [105] , qu’Il s’appelle l’Inconditionné, l’Absolu ou
l’Urwesen. C’est la raison pour laquelle, ajoutent les mêmes
Conférences, « cette preuve ne doit pas être requise au
commencement de la philosophie ». La preuve (Beweis) cède dès
lors la place à la monstration (Erweis). Il n’y a donc plus à
proprement parler de preuves de l’existence de Dieu, mais une
patiente épreuve de son existence dont chaque preuve illustre un
moment. Si Schelling reprend les trois preuves recensées par Kant
(ontologique, cosmologique et physico-théologique), c’est pour les
inscrire dans une dialectique qui n’est pas celle de la Dialectique
transcendantale, car elles demandent moins à être réfutées que
dynamisées et vivifiées. La preuve ontologique représente, nous
l’avons vu, le moment « purement ontologique » de la divinité, la
Limpidité primitive absorbée en elle-même ; la preuve
cosmologique représente le fondement de l’existence de la divinité,
le nécessaire soubassement du Dieu de la première preuve ; la
preuve physico-théologique, qui ne part pas de la contingence des
choses mais de leur économie, représente l’Etre personnel, libre et
intelligent.
Nous venons donc de retracer dans ses grandes lignes la genèse du
divin d’où résulte le Dieu existant, qu’il faut toutefois distinguer de
la généalogie de Dieu à laquelle se rattache la spéculation trinitaire
des Ages du monde. C’est avec la généalogie de Dieu que devient
possible une généalogie du temps. Comment cette généalogie du
temps s’articule-t-elle à la spéculation trinitaire ? C’est là
précisément toute la question et toute la difficulté de l’œuvre
inachevée. La méditation sur le temps est liée en effet au
développement du Dieu chrétien en trois personnes : « S’il n’y avait
pas de résistance dans la force du Père… il n’y aurait pas de temps,
mais éternité absolue » (p. 74). Naissance du temps et
engendrement du Fils sont donc liés. Le déploiement du temps-
organisme correspond à la structure organique du Dieu vivant. Or
un autre nom de Dieu est l’Eternel, ce qui invite à penser, de façon
apparemment paradoxale, que le temps jaillit de l’éternité. C’est
bien là en effet ce que Schelling nous invite à considérer, et il
s’avère donc nécessaire de tenter de cerner plus précisément le
rapport qui s’instaure entre le temps et l’éternité.
Une façon classique de considérer l’éternité consiste à y voir un
nunc stans par opposition au nunc fluens : non pas le « maintenant »
qui passe et ne fait que passer, « passé, dépassé, trépassé » dans le
flux du temps, mais un « maintenant » figé et stationnaire, dilaté à
l’infini. Cela revient à comprendre l’éternité à partir du temps, et
qui plus est d’une conception du temps dont Schelling a dénoncé le
caractère mécanique et inauthentique, conception qui ne parvient
pas à penser passé, présent et avenir comme effectivement
différents, c’est-à-dire différenciés, et à laquelle le concept même de
temps demeure foncièrement étranger. C’est la démarche inverse
que propose Schelling : non pas du temps à l’éternité, mais de
l’éternité au temps. Mais l’éternité à partir de laquelle il s’agit de
penser le temps tel qu’il en jaillit n’est pas pour autant une éternité
de durée. Si la vie est courte, « l’éternité est plus courte encore ; car
elle est tout entière dans l’instant », disaient déjà, en 1806, les
[106]
Aphorismes sur la philosophie de la nature   . C’est une fausse
éternité que donne l’allongement indéfini d’un temps à rallonge.
L’éternité n’est pas le nunc stans opposé au nunc fluens, c’est pour
ainsi dire le nunc fulgurans, de cette fulguration de la Divinité par
laquelle naît la monade leibnizienne, elle tient de l’éclair, de la
foudre héraclitéenne qui gouverne tout. Elle n’est pas durée infinie
ni « dur désir de durer » (Eluard), mais plénitude rassemblée en un
clin d’œil, le soudain Augenblick qui a lieu en un rien de temps, le
Nu de Maître Eckhart [107]  Plutôt que comme durée infinie (à
supposer que ce concept ne soit pas contradictoire), l’éternité doit
donc être pensée comme fulguration dans l’instant qui n’est pas
unité minimale de temps. Ce qui ne revient pas pour autant à
dresser l’éternité contre le temps ni à la comprendre par opposition
au temps, et tout aussi peu comme ayant précédé le temps — car où
aurait-elle précédé le temps sinon dans le temps ? Un autre
aphorisme de 1806 note que « la véritable éternité n’est pas
l’éternité par opposition au temps, mais l’éternité comprenant le
temps lui-même et le posant en soi comme éternité » [108] . Ce que
l’aphorisme ramasse en un saisissant — ou fulgurant — raccourci
de pensée, il nous faut à présent tenter d’en restituer le parcours.
C’est une représentation erronée que d’imaginer l’éternité cessant
dans le temps pour être posée par lui comme passé, car « l’éternité
est éternellement éternité ». L’éternité n’est pas non plus
susceptible d’être ce qui pose immédiatement le temps car elle est
« l’absolument identique à soi-même », et c’est pourquoi si elle peut
inclure en elle le temps, ce n’est pas comme temps mais comme
éternité, « ce petit mot als [comme, en tant que] ayant en
[109]
philosophie une grande importance »   . Et c’est pourquoi aussi
« seul un principe distinct de l’éternité comme telle, seul un
principe lui étant activement opposé peut être ce qui pose en
premier lieu le temps » (p. 18). Or ce principe n’est autre que la
volonté d’existence qui, comme on l’a vu, vient pour ainsi dire
débloquer la situation en levant le blocus de l’éternité. Car, de
même que « la tentation est comme la naissance d’un autre homme
dans l’homme » [110]  — et l’existence est comme une tentation à
laquelle Dieu finit par céder — la volonté d’exister est l’éveil d’une
altérité au moins virtuelle dans l’identité absolue de l’éternité
(« absolument identique à soi-même »). Mais tout comme cet « autre
homme » que la tentation fait naître en l’homme ne laisse pas d’être
le même homme, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre,
l’altérité qui surgit ici, si elle lève le blocus de l’éternité, demeure
incluse en elle — elle est autre au sein du même. C’est donc une
altérité elle-même éternelle, éternellement autre que l’éternité au
sein de l’éternité, que représente la volonté d’existence. En elle
l’éternité cherche à devenir quelqu’un, ce qui est incompatible avec
un Etre de tous les Etres (Wesen aller Wesen). Comment cette
volonté d’existence peut-elle dès lors s’affirmer au sein de
l’éternité ? Elle ne peut justement s’y affirmer, sauf à se fondre en
elle qui est toute affirmation et épanchement infini, elle ne peut se
manifester relativement à l’éternité que comme force de restriction,
de contraction et de négation. L’existence ne s’affirme que
négativement dans la mesure où elle ne devient existence
déterminée (en l’occurrence d’un « Dieu personnel ») qu’en se
singularisant, c’est-à-dire en se contractant sur sa singularité, sur
son caractère insulaire. Omnis determinatio est negatio, avait déjà
dit Spinoza. Le propre de l’existence — que Schelling, rappelons-le,
oppose à l’amour — n’est pas de s’épancher mais de se reprendre.
C’est en cela qu’elle s’oppose à l’amour et lui offre une résistance
grâce à laquelle l’amour, au lieu de se liquéfier et de se répandre en
effusion illimitée, peut prendre consistance et exister ; inversement,
l’amour empêche la volonté d’existence d’être pure et simple
réclusion dans laquelle rien ne pourrait vivre, d’être exclusive au
point d’exclure la créature, de se muer en courroux et en « ire
éternelle » du « Dieu jaloux ». Offrir une résistance : cette belle
expression dit clairement que toute résistance est offrande, qui sert
plus qu’elle ne dessert ce contre quoi elle s’exerce. En s’opposant à
l’amour, donc, la volonté d’existence confient ce qui de soi-même
s’échappe sans retenue, tandis qu’en s’opposant à la volonté
d’existence, l’amour retient ce qui se contracte. Mais Dieu n’est pas
seulement amour et colère qui en Lui se compenseraient
mutuellement. Il est ce qui en Lui subordonne la colère à l’amour de
telle sorte que la force de contraction devienne fond et fondement
(Grund) de l’existence de la force d’expansion. Force de contraction
réfractaire à l’amour comme Etre véritable, la volonté d’existence
n’est que par son opposition et elle peut dès lors apparaître comme
non-étant relativement à l’Etre véritable. Mais ce non-étant relatif
n’est pas un pur néant, c’est l’opposition dans toute sa splendeur,
une force éternelle, « la force éternelle radicale ». Si deux forces
sont ici en présence, la force d’expansion et la force de contraction,
seule cette dernière mérite d’être appelée une force au sens originel
du terme, Kraft désignant, on l’a vu, la force de contraction, et la
force véritable consistant plutôt en retenue qu’en expansion, dans
l’art comme dans la science : l’artiste serein est plus soucieux de
retenir que d’accélérer le développement (p. 83). Autre formulation
de cette belle intuition, dans une œuvre qui a laissé passer sur elle
le souffle de l’art : « Le véritable artiste se reconnaît partout plutôt à
sa force de retenue et de retardement qu’à celle de production,
d’impulsion, d’accélération. » Toute grande œuvre d’art est émotion
contenue, débordement retenu. En cela consiste aussi l’art
philosophique, ou la force du philosophe, c’est-à-dire un savoir
[111]
« retenant, retardateur, réfléchissant »   . Que fait le grand
sculpteur sinon « montrer à sa pierre la plus admirable façon de se
fermer » ? [112]  C’est en vertu de cette force de contraction que Dieu
peut être celui que Chateaubriand appelait « le grand Solitaire de
l’univers, l’éternel Célibataire des mondes ».
La force de contraction est donc la force originale et radicale,
n’étant au fond que l’explicitation de ce que dit le mot Kraft. C’est
elle qui est à l’œuvre dans l’enveloppement que suppose tout
développement. D’où la thèse que Schelling peut énoncer sur l’être :
« Tout être est contraction » (p. 23). C’est en analysant l’idée de
contraction que Les Ages du monde vont justement devenir des
« âges », c’est-à-dire aboutir à la spéculation trinitaire et par là
recueillir le temps à l’état naissant. Car l’idée de contraction nous
mène à celle d’engendrement — transition naturelle en allemand
où zeugen vient de ziehen. Comment la contraction aboutit-elle à
l’engendrement ? C’est tout d’abord à des exemples très
phénoménologiques que Schelling va recourir pour illustrer ce
passage de la contraction à l’engendrement, notamment aux
organes des sens « constamment avides d’engendrer ». Ainsi de
l’ouïe — ce « sens de nuit », disait Alain [113]  — qui ne peut se passer
d’entendre, toujours à l’affût des bruits du monde, ce qui fait du
nocturne le titre par excellence de l’œuvre musicale (des
Nachtstücke de Schumann au Gaspard de la Nuit de Ravel,
nombreuses sont les affinités de la musique et de la nuit). « L’oreille
veut toujours entendre, comme le montre le fait que certains ne
peuvent pas vivre, pour ainsi dire, en l’absence de bruit, de son ou
de parole ; ils en tirent tout seuls d’eux-mêmes pour peu que le
silence règne autour d’eux, et beaucoup ont même l’habitude de
monologuer à voix haute » (p. 56). On dit très justement de
quelqu’un qui se concentre dans son écoute qu’il est tout ouïe. Cette
contraction de tout son être prêt à « s’éclater » vers l’audible
prélude à un véritable engendrement hors de soi. La sensibilité
n’est donc pas réceptivité seulement, comme le voulait Kant, mais
spontanéité aussi, par où elle excède le strict domaine d’une
esthétique au sens kantien du terme pour ressortir à celui d’une
orectique. Ecouter, c’est tendre l’oreille et se vouloir transporter
hors de soi. C’est l’être humain qui entend, non l’oreille, dit
Heidegger [114] . Mais seul entend celui qui est tout ouïe, qui ne fait
qu’un avec ce qui vient combler son attente et rejoint ainsi celui que
cette attente a fait naître hors de lui. Dépossession de soi-même et
réappropriation sont ainsi des moments constitutifs de toute écoute.
Toujours enclin à voir, l’œil entretient avec le visible le même
rapport que l’ouïe avec l’audible. « Je crois que l’homme rêve
uniquement pour ne pas cesser de voir », disait Goethe [115] . Mais
c’est surtout la parole qui témoigne d’une plénitude n’en pouvant
plus de se contenir, ce « prodige » qu’est la formation du mot qui
déclôt les lèvres de l’homme et s’en échappe, ce que Wilhelm von
Humboldt appellera « la manière dont le mot s’enlève, ruisselant de
sens et d’expressivité, sur le fond du monde » [116] . L’engendrement
se définit rigoureusement comme « position d’un autre hors de soi,
lors de laquelle ce qui pose demeure en son intégrité ». On devine
l’intérêt que va présenter cette définition (donnée p. 56), qui va
permettre de concilier homousie et hétérousie. Ce qui vaut pour
l’ouïe, la vue ou l’émission de la parole, ne vaut pas moins pour cet
engendrement par excellence qu’est la génération. La force de
contraction va en Dieu jusqu’à l’engendrement du Fils sans que cet
engendrement porte préjudice à l’intégrité du Père.
Si nous suivons le développement de la version de 1811 des Ages du
monde jusqu’à cet engendrement — de la pure Limpidité à la
volonté d’existence bientôt opposée à l’amour et de la force de
contraction à l’engendrement du Fils — il apparaît que cet
engendrement résulte d’une force que Schelling a précisément
subordonnée à l’amour, car de lui-même l’amour ne parvient pas à
l’être. « Tout être est contraction. » Il était difficile toutefois, et pour
le moins aventureux, de maintenir l’opposition de la volonté
d’existence et de l’amour lorsque de la contraction en Dieu résulte
l’engendrement du Fils. Cela reviendrait en effet ni plus ni moins à
comprendre le christianisme à partir d’un principe opposé à
l’amour ! C’est donc comme par enchantement, ou par une sorte de
miracle, que se trouve abolie ici l’opposition entre l’amour et la
force de contraction, celle-ci engendrant « l’amour le plus pur ». Car
comment concilier autrement l’engendrement du Fils à partir de la
force de contraction avec l’affirmation johannique selon laquelle
« Dieu est amour » ? Que la force de contraction engendre
précisément « l’amour le plus pur », c’est là une heureuse
coïncidence, mais le mystère de cet engendrement reste entier. Il
semble bien que nous soyons ici en présence d’un hiatus.
Avec l’engendrement du Fils, la force originelle du Père (de ce qui
en Dieu peut désormais s’appeler ainsi) devient ce à partir de quoi
le Fils a été engendré et elle inaugure du même coup un passé. « Par
l’engendrement du Fils, écrit Schelling (p. 59), l’obscure force
originelle du Père recule elle-même dans le passé et se reconnaît
comme passé relativement à lui. » Il faut s’arrêter ici à ce que dit ce
mot de « père » dans lequel se cristallise d’une certaine façon tout le
raisonnement de Schelling. Celui qui reçoit le nom de « père »
recule ou rétrocède (tritt… zurück), comme dit Schelling, dans le
passé du seul fait qu’il a engendré un fils. Ce passé ne pré-existe pas
à l’engendrement, il ne se creuse au contraire que par le recul du
Père. Le nom du père est l’enseigne du passé. L’essence du père est
l’avoir-engendré, et cet avoir-engendré l’engendre lui-même comme
père, d’où le vieux dicton des alchimistes rappelé par Schelling :
« Le Fils du Fils est celui qui était le Père du Fils. » Nous sommes
loin ici de tout arianisme cherchant à radicaliser, au profit du Père
seul, l’opposition entre l’engendré (le Fils) et l’inengendré (le Père),
car le Père est lui aussi, d’une certaine façon, engendré. Il est le Fils
du Fils, et de ce fait moins inengendré qu’engendré en retour. Le
père est relativement au fils celui qui fut et peut dès lors se
reconnaître comme passé. Mais ce passé n’est pas pour autant
défunt ni révolu : d’avoir engendré le fils, le père devient celui qu’il
était, à savoir père. Il ne s’agit pas là toutefois en Dieu d’un devenir
historique mais d’un devenir éternel, et c’est pourquoi Schelling
peut parler, à la suite de Boehme, d’un « Père éternel » et d’un « Fils
éternel ». Conformément à l’aphorisme CCXVIII des Aphorismes sur
la philosophie de la nature, c’est donc bien comme éternité que le
temps est ici inclus et posé dans l’éternité. C’est en ce passage des
Ages du monde que nous assistons très exactement à la naissance du
temps au sein de l’éternité. C’est dans cette phrase que se
rencontrent la spéculation trinitaire et la méditation sur le temps,
phrase dans laquelle se concentrent, et ce n’est pas un hasard, des
éléments clefs du lexique des Weltalter, en même temps qu’une
beauté propre au style, à l’écriture qui tout à la fois s’y développe et
s’y enveloppe. Revenons à l’allemand : Also durch die Zeugung des
Sohns tritt die dunkle Urkraft des Vaters selbst in die Vergangenheit
züruck und erkennt sich als vergangen in Bezug auf ihn. Parfaite en
son genre, et d’une beauté spécifiquement schellingienne [117] , cette
phrase est elle-même le fruit d’une longue gestation interne à
l’œuvre. Sans nous lancer dans une analyse stylistique que cette
phrase nous semble pouvoir appeler, remarquons simplement le
rôle éminemment dynamique qu’y joue un verbe à particule dite
séparable (zürucktreten) exploitant ici les ressources de la syntaxe
allemande. On y voit comme s’avancer et sortir de l’ombre cette
obscure force primitive qui soudain rebrousse chemin et par ce
recul constitue un passé, par une sorte de Schritt züruck, de pas en
arrière qui est ici l’apanage du Père. Comble de mobilité, cette
phrase mouvementée semble faire se rejoindre passé et avenir,
séparables et inséparables. Le style épouse ici parfaitement le
mouvement de la pensée en ce que l’obscure force du Père est cette
force à laquelle il est essentiel de se reprendre. Le recul du Père, au
sens où l’on parle du recul d’une arme à feu, délivre un présent en
même temps qu’il délivre d’un passé. Ce qui recule vers un passé
constitué par ce recul, c’est die dunkle Urkraft des Vaters, « l’obscure
force originelle du Père », entendons : l’obscure force originelle
qu’est le Père. Le génitif indique que le Père devient cette obscure
force originelle, c’est-à-dire force qui ne devient obscure —
sombrant dans la nuit des temps — et originelle que par
l’engendrement du Fils. Schelling ne dit justement pas après
l’engendrement du Fils, car un ordre chronologique ne serait pas à
sa place ici, où présent et passés sont contemporains. C’est dans
l’engendrement lui-même que s’opère simultanément la disjonction
entre un présent et un passé, que se rejoignent et se disjoignent
l’avoir-été et l’être-à-venir de Dieu.
On a pu voir dans les Weltalter une philosophie s’élaborant non
seulement avec les ressources de la langue mais à même la chair du
langage [118] . La remarque s’applique tout particulièrement à la
locution Zeugung des Sohnes (« engendrement du Fils »), dont le
premier terme renvoie, en amont, à la force de contraction, et le
second à la fois au soleil en raison de l’assonance Sohn/Sonne et au
Conciliateur, le Versöhner, mot qui contient Sohn.
Avec l’engendrement du Fils auquel mène la force de contraction
est donc trouvée cette résistance au sein de la force du Père faute de
laquelle il n’y aurait pas de temps mais éternité absolue. La force du
Père ne cesse pas pour autant de s’exercer et d’offrir une résistance
à celle du Fils, dont le propre est d’articuler le lien « tout d’abord
muet de l’existence » en une parole vivante pouvant dès lors être
proférée, tout comme l’adjonction de voyelles permet aux
consonnes d’être proférées — comparaison appelée par l’hébreu où
les voyelles (souscrites) peuvent être omises dans l’écriture. C’est
avec l’engendrement du Fils que le Tétragramme (YHWH) peut
s’articuler en une parole vivante. On trouve dans la Kabbale (à
laquelle il arrive aux Ages du monde de se référer) l’idée que la
Torah est tissée avec le nom de Dieu [119] . Dieu est dès lors, au sens
propre, un texte que, dans l’interprétation de Schelling, le Fils
articule en une parole.
Si la force du Père ne cesse pas de s’exercer, c’est en se maintenant
comme unité face à laquelle se dresse l’opposition. Or toute
contradiction demande à être résolue, et cette opposition de l’unité
et de l’opposition va elle-même se résoudre en une unité supérieure
qui est l’unité de l’unité et de l’opposition. Cette résolution ne peut
être le fait que d’une troisième personne, qui n’est autre que
l’Esprit. Les trois temps se trouvent dès lors correspondre aux trois
personnes de la Trinité, au sujet de laquelle Hegel dira qu’elle est
« le gond autour duquel tourne l’histoire universelle » [120] , et la
généalogie des temps est alors explicitement rattachée par Schelling
au développement de la divinité en trois personnes. C’est pourquoi
la version de 1811 intercale, à ce stade de sa réflexion (p. 68-71), un
passage sur la mythologie et le pressentiment de « toutes les
religions sans distinction », passage que vient couronner l’évocation
du christianisme et de son destin accompli et à venir. Ce dont toutes
les religions ont eu le « calme pressentiment », c’est la consécution
des personnes dans la divinité. Le christianisme est cependant
unique en ce qu’il constitue une sorte de « juste milieu » entre le
monothéisme et le polythéisme, donc entre le Juif et le Grec, en
déployant une seule nature en une trinité et en ramenant la trinité
des personnes à l’unité d’un être. Comme plus tard la Philosophie de
la Révélation, Les Ages du monde semblent portés par l’idée selon
laquelle le christianisme constitue « le fait suprême et décisif de
toute l’histoire » [121] . Le christianisme ne fait pas que s’inscrire dans
l’histoire comme fait « suprême et décisif », ni même qu’infléchir de
façon décisive le cours de cette histoire, il ouvre la possibilité même
d’une histoire. Le mouvement progressif au sein de la divinité que
retracent Les Ages du monde reprend une idée qui est au cœur du
christianisme. Le développement de la trinité, d’une divinité en
trois personnes, n’y est pas toutefois l’objet d’un dogme, mais
répond à l’exigence scientifique de décrire un Dieu en devenir, qui
garde toute sa fluidité, et que l’on voit pour ainsi dire se faisant — et
l’on peut remarquer à ce propos que Schelling parle plus volontiers
de Dreiheit que de Trinität, de trinité que de Trinité, c’est-à-dire
évite à dessein le terme le plus « dogmatique ». Notre auteur reste
fidèle ici au souci de se préserver de tout dogmatisme, qu’il avait
déjà pourfendu dans l’un de ses tout premiers écrits. Le
dogmatisme est à la philosophie ce que le despotisme est à la
politique. Il est donc l’ennemi juré d’une philosophie de la liberté.
Or des raisons historiques ont fait que le christianisme n’a pas su,
ou n’a pas pu se préserver d’un certain dogmatisme qui, par une
cruelle ironie de l’histoire, n’a pas épargné non plus le
protestantisme. Aussi ce passage s’achève-t-il sur le vœu d’un
développement libre et vivant du christianisme, « dont la
renaissance longtemps attendue est manifestement proche ».
Les remarques de la Philosophie de la Révélation sur l’histoire de
l’Eglise sont contenues en germe dans ce que Les Ages du monde
disent de l’histoire du christianisme. Schelling pourrait dire avec
Pascal que « l’histoire de l’Eglise doit être proprement appelée
l’histoire de la vérité » [122] , mais en donnant un autre sens à
l’histoire, et un autre sens à la vérité, revue et corrigée par Luther
en qui Pascal voyait « tout, hors le vrai » [123] . La Philosophie de la
Révélation verra dans les fautes de l’apôtre Pierre la préfiguration
de celles de l’Eglise romaine [124]  qui, comme Pierre, a par trois fois
renié le Christ [125] . C’est donc devant l’histoire de l’Eglise que sont
versées les larmes de Pierre : « Il sortit et pleura en larmes
amères. » [126]  La Philosophie de la Révélation va couler l’histoire de
l’Eglise dans le moule forgé par Les Ages du monde. Pierre, Paul et
Jean y représentent les trois temps : Pierre regarde vers le passé, en
tant que fondement de l’Eglise (comme son nom l’indique), c’est le
Moïse de l’Eglise chrétienne, Paul, qui est « le premier
protestant » [127] , représente l’Eglise du présent, quant à Jean, son
Eglise est encore à venir [128] . « Si à notre époque j’avais à fonder
une Eglise, c’est à saint Jean que je la consacrerais » [129] , ira jusqu’à
écrire Schelling, qui a été situé de ce fait dans la « postérité
spirituelle » de Joachim de Flore. Le tableau d’ensemble que nous
avons donné des Ages du monde pourrait donc être complété par le
schéma suivant :

Il reste que c’est toujours penser les affirmations de Schelling en


fonction d’un dogme que de les rattacher à une hérésie. Et l’hérésie
consiste moins à dévier d’une orthodoxie qu’à privilégier un aspect
particulier, à ériger en système ce qui constitue la vérité d’un
moment. Or la philosophie de Schelling n’est ni dogmatique ni
hérétique. Ce n’est pas une « philosophie religieuse » car Schelling
tient à préserver l’autonomie de la réflexion philosophique, pour
laquelle le christianisme peut être une stimulation décisive, mais
non une source. « Une philosophie qui se voit dans l’obligation
d’appeler à la rescousse le catholicisme ou le protestantisme ou bien
n’a jamais rien été, ou bien est en passe de n’être plus rien. » [130]  Si
la Philosophie de la Révélation se veut une « explication objective du
christianisme » [131] , il faut se garder de perdre de vue que le
christianisme en question n’est pas seulement ni d’abord, aux yeux
de Schelling, une religion historique parmi d’autres [132] , mais bien
la religion de l’historicité où se fait jour l’Urereignis, l’ « archi-
événement » qui rend possibles tous les événements à venir en
constituant la toile de fond d’une événementialité, ce sans quoi
histoire il n’y aurait jamais eu, ou plutôt ce à partir de quoi quelque
chose de tel qu’une histoire a pu se déployer. Les Ages du monde
constituent bien à cet égard, dans les limbes de la vie divine
originelle, la première percée vers la philosophie positive et l’
« histoire supérieure », voire « supra-historique » [133] dont la
dernière philosophie exhibera la trame.

Notes du chapitre
[1] ↑ Cf. X. Tilliette, Schelling — Une philosophie en devenir, Vrin, 1970, t. I, p. 581-582.
[2] ↑ Einleitung des Herausgebers, p. xv.
[3] ↑ Liberté et existence. Étude sur la formation de la philosophie de Schelling, Gallimard,
1973, p. 500.
[4] ↑ Ibid., p. 465.
[5] ↑ W. Wieland, Schellings Lehre von der Zeit. Grundlagen und Voraussetzungen der
Weltalterphilosophie, Heidelberg, 1956, p. 8.
[6] ↑ « Et si elle se trompe et s’égare, elle revient de l’erreur et de la perdition riche du
plus merveilleux butin », écrit Nietzsche de la grandeur qui est celle du talent : Nietzsche
Werke, éd. Colli et Montinari, IV, 1, p. 299.
[7] ↑ Op. cit., t.1, p. 581.
[8] ↑ Op. cit., p. 449.
[9] ↑ Sixième partie, Lettre VIII, OC, Ed. Pléiade, t. II, p. 699.
[10] ↑ Critique de la raison pure, A 613 - B 641.
[11] ↑ Cf. A. Koyré, La Philosophie de Jacob Boehme, Ed. Vrin, p. 280, n. 2.
[12] ↑ Schröter, loc. cit., p. LVIII.
[13] ↑ W. Wieland, op. cit., p. 12.
[14] ↑ Critique de la raison pure, Β, VII ; cf. J.-F. Courtine, La situation de Hölderlin au seuil
de l’idéalisme allemand, in Les Etudes philosophiques, 1976, n° 3, p. 276.
[15] ↑ Heidegger, Die Frage nach dem Ding, Gesamtausgabe, t. 41, p. 58 (= trad. fr.Qu’est-ce
qu’une chose ?, trad. par J. Reboul et J. Taminiaux, Gallimard, 1971, p. 70).
[16] ↑ Cf. surtout le Systemfragment von 1800, in Hegels theologische Jugendschriften, éd.
par Nohl, Tübingen, 1907, p. 34 ; et s.
[17] ↑ Einleitung in die Philosophie, Frommann-Holzboog, éd. par Walter E. Ehrhardt,
Stuttgart-Bad Cannstatt, 1989, Leçon XXXII, p. 132.
[18] ↑ Descartes, Discours de la méthode, Première Partie, A.-T., VI, 6.
[19] ↑ SW, IIΙ, 629= Système de l’idéalisme transcendantal, trad. fr. Ch. Dubois, Louvain,
1978, p. 260. L’Introduction aux Ages du monde n’est pas sans rappeler le finale du traité de
1800, et retrouve même certains accents du Systemprogramm ; sur la question de
l’attribution à Schelling de ce dernier écrit, cf. maintenant : X. Tilliette, L’Absolu et la
philosophie, PUF, 1987, p. 26-41.
[20] ↑ Cantique des colonnes.
[21] ↑ Schelling und Cotta. Briefwechsel, éd. par H. Fuhrmans et L. Lohrer, Stuttgart, 1965,
p. 50.
[22] ↑ Aus Schellings Leben in Briefen, éd. G. L. Plitt, Leipzig, 1869-1870, t. II, p. 244.
[23] ↑ Cf. par exemple M. Vetö, Le fondement selon Schelling, Beauchesne, 1977, p. 11-12
n., ou E. Brito, La Création selon Schelling, Louvain, 1987, p. XVIII.
[24] ↑ Il y a du Frenhofer en Schelling ; le rapport entre Le Chef-d’œuvre inconnu de
Balzac et Les Ages du monde est suggéré par M. Marquet, op. cit., p. 449.
[25] ↑ P. 208 : il s’agit en fait d’un projet d’Introduction. On peut noter que la relative a
disparu dans les versions de 1811 et de 1813.
[26] ↑ Einleitung in die Philosophie, Leçon XXVI, p. 104.
[27] ↑ Cité par H. Mondor, Vie de Mallarmé, Gallimard, 1941, p. 67 4.
[28] ↑ Il s’agit en fait de la Définition I du chapitre II des Premiers Principes
métaphysiques de la science de la nature de Kant. Cette œuvre de Kant, qui fut
déterminante pour l’élaboration de la Naturphilosophie (notamment pour la Weltseele de
1798), le reste dans une certaine mesure pour celle des Weltalter, qui sont comme fascinés
par la matière. À la source kantienne s’ajouteront, relativement à cette question, celle de
l’alchimie et celle de Plotin, découvert par Schelling en 1804.
[29] ↑ SW, I, 315 = Premiers écrits, trad. J.-F. Courtine avec la collaboration de M.
Kaufmann, PUF, 1987, p. 186.Sur « quelques-unes des principales conditions requises pour
que se développe l’exigence du système », cf. Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur
l’essence de la liberté humaine (cours de 1936), trad. fr. J.-F. Courtine, Gallimard, 1977, p. 68.
[30] ↑ Spinoza, Ethica, II, Prop. VII.
[31] ↑ SW, VII, 421 = Œuvres métaphysiques, trad. J.-F. Courtine et E. Martineau,
Gallimard, 1980, p. 203.
[32] ↑ Sur cette question de l’Empfindung, cf. J.-F. Marquet, op. cit., p. 35.
[33] ↑ SW, VII, 399 = Œuvres mét., p. 181.
[34] ↑ SW, VI, 140.
[35] ↑ SW, I, 443 — cf. J.-F. Marquet, « Schelling et l’histoire de la philosophie. Essai
d’interprétation génétique », in Schelling, Contribution à l’histoire de la philosophie
moderne, p. 229-230 et 247.
[36] ↑ SW, I, 319 = Premiers écrits, p. 190-191.
[37] ↑ Scriptor quidem subtilis, at profanus : De ipsa natura…, Die phil. Schriften, éd.
Gerhardt, t. IV, p. 509.
[38] ↑ Deuxième partie : « Critique de la faculté de juger téléologique », § 64 sq.
[39] ↑ SW, V, 247 = Contribution…, p. 196.
[40] ↑ SW, V, 150 ; cf. « Sur la construction en philosophie », trad. C. Bonnet in revue
Philosophie, n° 19 (1988), p. 27.
[41] ↑ SW, III, 468 = trad. fr. citée, p. 120.
[42] ↑ SW, I, 154 = Premiers écrits, p. 50.
[43] ↑ SW, I, 202 = Premiers écrits, p. 107.
[44] ↑ Nous renvoyons sur cette question aux analyses de W. Wieland, op. cit., p. 14 sq.
[45] ↑ « Une idée maîtresse de Böhme est que… le Fils naît éternellement » : Hegel,
Geschichte der Philosophie, éd. du Jubilé, ΙII, p. 306.
[46] ↑ X. Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir, t. I, p. 598.
[47] ↑ SW,6 E, p. 308.
[48] ↑ Cf. J.-F. Marquet, op. cit., p. 451 et 572.
[49] ↑ Grundbegriffe (GA, t. LI), p. 39 = Concepts fondamentaux, trad. P. David, Gallimard,
1985, p. 59.
[50] ↑ Cf. le Dictionnaire Grimm, à l’article « Weltalter ».

[51] ↑ La XIXe Leçon de la Philosophie de la Révélation évoque « les théories orphiques des
Weltalter » — SW, 6 E, p. 433.
[52] ↑ W. F. Otto, Die Gestalt und das Sein, Darmstadt, 1953, p. 221 = Essais sur le mythe,
trad. P. David, éd. T. E. R., 1987, p. 9.
[53] ↑ H. de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Cerf, 1952, p. 120.
[54] ↑ X. Tilliette, op. cit., t. I, p. 589.
[55] ↑ Ueber Dante in philosophischer Beziehung (1803), SW, V, 152. La Divine Comédie va
de la « nuit éternelle » de la nature à la musique des sphères (ibid., p. 158 et 160).
[56] ↑ Nouveaux Essais, liv. II, chap. XX, § 6. Gerh., t. V, p. 153.
[57] ↑ Πολιοκρόταφοι, littéralement « aux tempes grisonnantes » : Les Travaux et les
jours, v. 181.
[58] ↑ Cf. Gernot Böhme, Zeit uni Zahl. Studien zur Zeittheorie bei Platon, Aristoteles,
Leibniz und Kant, Klostermann, 1974, p. 6.
[59] ↑ Timée, 37 e 3 ; Physique, IV, chap. 10, 218 a 4-5.
[60] ↑ Phänoménologie des Geistes, éd. Hoffmeister (F. Meiner), Vorrede, p. 10 ; La
Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, t. I, p. 6.
[61] ↑ SW, IX, 7 = Clara, Ed. de L’Herne, 1984, trad. E. Kessler légèrement modifiée.
[62] ↑ J. Beaufret, Introduction aux philosophies de l’existence, 1971, Denoël, p. 105-106 ;
rééd. sous le titre De l’existentialisme à Heidegger, Vrin, 1986, p. 73-74.
[63] ↑ Expression de Tindal citée dans la VIIe Leçon de la Philosophie de la Révélation, cf.
SW, 6 E 156. L’historicité n’en est pas moins au cœur du christianisme (ibid., p. 195).
[64] ↑ SW, VII, 470 = Œuvres métaphysiques, p. 246.
[65] ↑ SW, VIII, 338.
[66] ↑ Nous nous permettons de renvoyer, sur cette question, à notre étude « Un Chant
nouveau », in Cahier de L’Herne, Hölderlin.
[67] ↑ Die philos. Schriften, éd. Gerhardt, t. IV, p. 469.
[68] ↑ Cf. Duden, Herkunftswörterbuch der deutschen Sprache, s.v.
[69] ↑ Cf. H. de Lubac, La Postérité spirituelle de Joachim de Flore, Lethielleux, 1978, t.1 :
De Joachim à Schelling, p. 378-393. Joachim de Flore est nommé par Schelling en SW, XIV,
69.
[70] ↑ SW, 6 E 308.
[71] ↑ Myrons Kuh (1812).
[72] ↑ X. Tilliette, op. cit., t. I, p. 599.
[73] ↑ Ibid., p. 581-614.
[74] ↑ Heidegger, Schelling, trad. citée, p. 26.
[75] ↑ Metaphysische Anfangsgründe der Logik (GA, t. XXVI), p. 21-22.
[76] ↑ Schelling (Heidegger), trad. citée, p. 282.
[77] ↑ Einleitung in die Philosophie, p. 106.
[78] ↑ Deutsches Wörterbuch, article « Gegenwärtig », col. 2297.
[79] ↑ Op. cit., p. 42, n. 23.
[80] ↑ Ibid., p. 43.
[81] ↑ Hymne an die Freiheit, v. 80, Sämtliche Werke, éd. Sattler, t. 2, p. 115.
[82] ↑ L’image est de M. Marquet, op. cit., p. 504.
[83] ↑ Ibid., p. 452. Exemples : Band, Gemüth, Lust, Sucht, Angst, Qual (que Boehme
rattache à Quelle et à Qualität), Ungrund, Selbstheit (« Selbheit » chez Boehme), Gegenwurf,
Rad der Geburt, etc.
[84] ↑ Emilio Brito, La création selon Schelling, Louvain, 1987.
[85] ↑ Bien que les travaux souvent cités de J.-F. Marquet et de X. Tilliette aient beaucoup
contribué à la rendre moins aiguë.
[86] ↑ Cf. X. Tilliette, L’Absolu et la philosophie, p. 205.
[87] ↑ Schelling…, t. I, p. 331
[88] ↑ Etre et temps, note du § 82.
[89] ↑ lbid., p. 432, note, de la trad. F. Vezin, Gallimard, 1986.
[90] ↑ lbid., p. 428.
[91] ↑ Cité in Schelling, Einleitung in die Philosophie (Schellingiana, Band 1), Vorwort, p.
VII.
[92] ↑ Prolégomènes à l’histoire du concept de temps (non traduit), Gesamtausgabe, t. XX, p.
109-110.
[93] ↑ Etre et temps, trad. citée, p. 30-31.
[94] ↑ SW, X, 23 = Contribution…, trad. citée, p. 35.
[95] ↑ Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (GA, t. XXIV, p. 38),
trad. fr. J.-F. Courtine, p. 49-50.
[96] ↑ Cf. Jacob Boehme, De Tribus Principiis, chap. I, 1.
[97] ↑ Ed. A.-T., VI, 34.
[98] ↑ SW, VIII, 238.
[99] ↑ SW, X, 15 = Contribution…, trad. citée, p. 27.
[100] ↑ SW, VIII, 238.
[101] ↑ Cf. la Cinquième Promenade des Rêveries d’un promeneur solitaire : « Le flux et le
reflux de cette eau (…) suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en
moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine
de penser. » Et plus loin : « … dans une pareille situation… on se suffit à soi-même, comme
Dieu » (OC, Ed. de la Pléiade, t. I, p. 1044 et 1047). C’est aussi dans cette Cinquième
Promenade qu’on trouve le fameux : « Je voudrois que cet instant durât toujours » (ibid., p.
1046).
[102] ↑ J.-F. Marquet, op. cit., p. 408.
[103] ↑ lbid., p. 396.
[104] ↑ P. 219 : Selbsterzeugung, qui est aussi auto-engendrement.
[105] ↑ SW, VΠ, 424 = OM, p. 205-206.
[106] ↑ SW, VII, 242 (aph. CCXXXIII) = OM, 112.
[107] ↑ Augenblick, comme le danois öieblikket (Kierkegaard), renvoie au coup d’œil. Nu
est le même mot que nun (maintenant) et nunc, mais ne s’emploie plus que dans la locution
Im Nu — par exemple à la p. 14 des Weltalter.
[108] ↑ SW, VII, 239 (aph. CCXVIII) = OM, 110.
[109] ↑ Schelling, Einleitung in die Philosophie, p. 44.
[110] ↑ G. Bernanos, Sous le soleil de Satan (II, 2). Cette phrase pourrait être de Schelling.
[111] ↑ SW, IX, 238 = OM, p. 297.
[112] ↑ Rilke, Correspondance, in Œuvres, trad. B. Briod, Ph. Jaccottet et P. Klossowski, t.
III, p. 289 (Le Seuil). C’est bien évidemment la leçon de Rodin.
[113] ↑ Système des beaux-arts, ΙΠ, 1, rééd. Tel/Gallimard, p. 81.
[114] ↑ Der Satz vom Grund, p. 87.
[115] ↑ Affinités électives, II, chap. 3, Ed. Aubier, bilingue, p. 40.
[116] ↑ Introduction à l’œuvre sur le kavi, trad. P. Caussat, Seuil, 1974, p. 177.
[117] ↑ Au sens où Walter Benjamin écrivait à G. Scholem (22 octobre 1917) : « … la prose
de Kant elle-même représente un seuil de la grande prose d’art » (Correspondance, trad. G.
Petitdemange, Aubier, t. I, p. 139-140). Le style de Schelling demande sans doute à être
compris à la lumière du Discours sur les arts plastiques.
[118] ↑ Lottar Zahn (cf. note b à la p. 191), apud Tilliette, op. cit., I, p. 594.
[119] ↑ G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, Payot, 1980, p. 55.
[120] ↑ Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, éd. Suhrkamp, t. 12, p. 386.
[121] ↑ SW, XIV, 34.
[122] ↑ L. 776 - B. 858.
[123] ↑ L. 954-B. 925
[124] ↑ SW, XIV, 312.
[125] ↑ SW, XIV, 311.
[126] ↑ Matth. 26, 75 ; Luc 22, 62.
[127] ↑ SW, XIV, 310.
[128] ↑ Ibid., 327.
[129] ↑ Ibid., 332.
[130] ↑ SW, 6 E 135.
[131] ↑ SW, XIV, 229.
[132] ↑ Cf. J.-F. Courtine, Extase de la raison, Galilée, 1990, p. 240.
[133] ↑ SW, XIV, 35.
Bibliographie

P our la bibliographie schellingienne jusqu’en 1954, on peut


consulter l’ouvrage de G. Schneeberger, F. W. J. von Schelling.
Eine Bibliographie, Bonn, 1954. Cette bibliographie peut être
complétée par X. Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir, II,
Paris, 1970. 508 sq. ; J. - F. Marquet, Liberté et existence. Etude sur la
formation de la philosophie de Schelling, p. 587-590 ; M. Vetö, Le
fondement selon Schelling, Paris, 1977, p. 615-636. La bibliographie
qui suit est sélective dans la mesure où elle ne retient, parmi les
études schellingiennes, que celles qui concernent de près ou de loin
les questions abordées dans Les Ages du monde.

A. — Œuvres de Schelling
F. W. J. von Schellings Sämtliche Werke (SW), en 13 volumes, éd.
Cotta (Stuttgart et Augsbourg, 185 6-1861) dont la pagination est
reproduite dans l’édition de M. Schröter, Munich, 1927-1954. (Nous
n’avons pas tenu compte de l’Historische-kritische Ausgabe
entreprise à partir de 1976 dans la mesure où cette édition n’est pas
encore arrivée à l’époque des Ages du monde.)
Aus Schellings Leben in Briefen, éd. par G.L. Plitt, Leipzig, S. Hirzel,
1869-1870, 3 vol. Briefe und Dokumente, éd. par H. Fuhrmans, Bonn,
Bouvier, 1962-1975, 3 vol. parus.
F. W. J. Schelling, Einleitung in die Philosophie, Schellingiana, Band I,
éd. par Walter E. Ehrhardt, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad
Cannstatt, 1989.
F. W. J. Schelling, Das Tagebuch 1848, Meiner, 1990.

B. — Traductions françaises de Schelling


Nous ne mentionnons ici que lis dernières traductions en date
lorsqu’il s’agit d’œuvres de Schelling déjà traduites au XIXe siècle
(comme c’est le cas pour le Bruno) , ou celle à laquelle nous nous
référons lorsqu’il s’agit d’une œuvre traduite plusieurs fois au XXe
siècle (comme c’est le cas pour les Recherches de 1809 , qui en sont à
leur cinquième traduction française !).
Aux 5 volumes de la traduction S. Jankélévitch, tous parus chez
Aubier entre 1945 et 1950 :
Introduction à la philosophie de la mythologie (2 vol.) ;
Essais ;
Les Ages du monde (version de 1815) suivi de Les Divinités de
Samothrace ;
Lettres sur le dogmatisme et le criticisme (texte allemand souvent
fautif)
s’ajoutent maintenant :
Système de l’idéalisme transcendantal, présenté, trad. et annoté par
Ch. Dubois, Louvain, Peeters, 1978.
Textes esthétiques, trad. A. Pernet, présent, par X. Tilliette, Paris,
Klincksieck, 1978.
Leçons sur la méthode des études académiques (1803), in
Philosophies de l’Université, trad. J.-Fr. Courtine et J. Rivelaygue,
Payot, 1979.
Œuvres métaphysiques (1805-1821), trad. J.-Fr. Courtine et E.
Martineau, Paris, Gallimard, 1980.
Discours prononcé à l’ouverture de son cours de philosophie, à Berlin
(15 novembre 1841), trad. P. Leroux, notice de J.-Fr. Courtine, Paris,
Vrin, 1982.
Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, introd., trad. et
notes par J.-Fr. Marquet, Paris, PUF, « Epiméthée », 1984.
Clara ou Du lien de la nature au monde des esprits, trad. E. Kessler,
avant-propos de J.-Fr. Marquet, Paris, Ed. de L’Herne, 1984.
Premiers écrits, trad. de J.-Fr. Courtine avec la collab. de M.
Kaufmann, Paris, PUF, « Epiméthée », 1987.
Bruno ou Du principe divin et naturel des choses, trad. J. Rivelaygue,
Paris, Ed. de L’Herne, 1987.
La Liberté humaine et Controverses avec Eschenmayer, présent, et
trad. de B. Gilson, Paris, Ed. Vrin, 1988.
Les Ages du monde, versions premières 1811 et 1813, trad. de Br.
Vancamp, Ed. Ousia, 1988.
« Sur la construction en philosophie » (1803), trad. Chr. Bonnet, in
revue Philosophie, Ed. de Minuit, n° 19,1988.
« Emmanuel Kant » (1804), trad. P. David, in revue Philosophie, Ed.
de Minuit, n° 22, 1989.
En cours de parution :
Philosophie de la Révélation, trad. collective sous la direction de J.-
Fr. Courtine et de J.-Fr. Marquet, PUF, coll. « Epiméthée ».

C. Etudes consultées pour ce travail


BENZ E., Schellings und Hegels schwäbische Geistesahnen, Bonn, 1935.
BRITO E., La Création selon Schelling, Louvain, 1987.
COURTINE J.-Fr., Extase de la Raison, Essais sur Schelling, Ed. Galilée,
1990.
FUHRMANS H., Schellings Philosophie der Weltalter, Düsseldorf, 1954.
HEIDEGGER M., Schellings Abhandlung über das Wesen der
menschlichen Freiheit, Tübingen, 1971, rééd. comme tome 42 de la
Gesamtausgabe en 1988, trad. fr. J.-Fr. Courtine, Gallimard, 1977 :
Schelling — Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine.
KOYRÉ Α., La philosophie de Jacob Böhme, Vrin, 1979.
LUBAC H. de, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, t.I : De
Joachim à Schelling, Paris, Lethielleux, 1979.
MARQUET J.-Fr., Liberté et existence. Etude sur la formation de la
philosophie de Schelling, Paris, 1973.
TILLIETTE X., Schelling. Une philosophie en devenir, 2 vol., Paris, 1970.
TILLIETTE X., Schelling, in Histoire de la philosophie (« Bibl. de la
Pléiade »), t. II, Paris, 19 73, p. 947-993.
TILLIETTE X., La mythologie comprise, Naples, Bibliopolis, 1984.
TILLIETTE X., L’Absolu et la philosophie. Essais sur Schelling, PUF,
« Epiméthée », 1987.
VETÖ M., Le Fondement selon Schelling, Paris, Beauchesne, 1977.
WIELAND W., Schellings Lehre von der Zeit, Heidelberg, 1956.

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