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La peste antonine : guerres et épidémie 1242

Addenda et corrigenda

Le texte ci-après correspond à l'exemplaire de soutenance du 27 novembre 2004. Depuis, un certain nombre
de corrections et de complèments doivent être envisagés. Le point de départ bibliographique sur la peste antonine
est désormais l'ouvrage dirigé par E. Lo Cascio, éd., L’impatto della « peste antonina », Bari, 2012, qu'il faut
systématiquement consulter. On verra aussi la récente synthèse proposée par Danielle Gourevitch, Limos kai
loimos : A Study of the Galenic Plague, Paris, 2013.

Notre propre réflexion sur l'épidémie s'est poursuivie à la suite d'un travail sur des sources
paléoclimatologiques (B. Rossignol, S. Durost, « Volcanisme global et variations climatiques de courte durée
dans l’histoire romaine (Ier s. av. J.-C. - IVème ap. J.-C.) : leçons d’une archive glaciaire (GISP2) », JRGZM, 54-
2, 2007 (2010), p.395-438), outre notre contribution à l'ouvrage dirigé par Elio Lo Cascio (B. Rossignol, « Le
climat, les famines et la guerre : éléments du contexte de la peste antonine », dans E. Lo Cascio éd., op.cit., p. 87-
122), voir B. Rossignol, « “Il avertissait les cités de se méfier des pestes, des incendies, des tremblements de
terre”. Crises militaire, frumentaire et sanitaire : les cités de l’Occident au temps de la peste antonine », dans
L. Lamoine, C. Berrendonner et M. Cébeillac-Gervasoni éd., Gérer les territoires, les patrimoines et les crises.
Le quotidien municipal II, Clermont-ferrand, 2012, p. 451-470.
Outre les compléments qu'on trouvera dans ces ouvrages, signalons en particulier les points suivants :

- p. 1264 sq. sur les oracles on ajoutera désormais la synthèse d'Aude Busine, Paroles d'Apollon. Pratiques et
traditions oraculaires dans l'Antiquité tardive (IIe-VIe siècles), Leiden, 2005 et les articles de Christopher
Jones : « Ten dedications “To the gods and goddesses” and the Antonine Plague », JRA, 18, 2005, p.293-301
(avec addendum dans JRA, 19, 2006, p. 368-369).
- p. 1288 sq. la bibliographie sur Galien s'est considérablement développée, on pourra partir de sa biographie
par Véronique Boudon-Millot, Galien de Pergame. Un médecin grec à Rome, Paris, 2012 et surtout il faut
désormais utiliser l'édition qu'elle a donnée pour la CUF en particulier le tome I (Introduction générale ; Sur
l'ordre de ses propres livres ; Sur ses propres livres ; Que l'excellent médecin est aussi philosophe, Paris, 2007)
où l'on voit que Galien était moins confiant face à la peste que nous ne le supposions.
- p. 1300 sq. sur les famines voir désormais nos articles de 2012 cités supra.
- p. 1305 n. 1 : sur la question climatique voir nos articles de 2007 et 2012.
- p. 1311 sq. la question de l'impact est au coeur des contributions dans E. Lo Cascio éd., op. cit. Elle reste
très débattue.
- p. 1319 c'est à tort que nous suivions Wolfgang Hameter à propos de CIL III, 5567 : l'inscription de
Bedaium est bien authentique et doit être prise en compte : M. G. Schmidt, "Non extincta lues : Zu CIL III 5567",
Jahrbuch des Oberösterreichischen Musealvereines I (Festschrift Gerhard Winkler), 149, 2004 (2005), p. 135-
140.
- p. 1321 à propos de l'impact de l'épidémie en Égypte on ajoutera l'excellente étude de cas centrée sur
Philadelphie par P. Schubert, Philadelphie, un village égyptien en mutation entre le IIe et le IIIe siècle ap. J.-C.,
Bâle, 2007.

B. Rossignol, mars 2014

Addenda

pp. 1233-1234, § 6.4.5.: sur le recrutement de la I Minervia, voir désormais l'étude de R. Haensch signalée
par (AE 2001, nn° 83 et 1420).
p. 1323 : sur la baisse du nombre de diplômes observée après le milieu des années 160 voir W. Eck, D. Mac
Donald et A. Pangerl, "Die Krise des römischen Reiches unter Marc Aurel und ein Militärdiplom aus dem Jahr
177 (?)", Chiron, 33, 2003, pp. 365-377 et plus particulièrement pp. 372-374.
La peste antonine : guerres et épidémie 1243

QUATRIÈME PARTIE

LA PESTE ANTONINE :
GUERRES ET ÉPIDÉMIE
DURANT LE RÈGNE
DE MARC AURÈLE
La peste antonine : guerres et épidémie 1244

“Préfères-tu demeurer près du vice ? Et ton expérience ne te


persuade-t-elle pas de t’enfuir loin de cette peste ? La corruption de la
pensée est en effet une peste bien plus terrible que celle qui altère et
pollue l’air que nous respirons. Celle-ci n’est que la peste des êtres
vivants en tant que vivants ; l’autre est la peste des hommes en tant
qu’hommes”
Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, IX, 2.

L’irruption d’une épidémie - souvent qualifiée de peste - est l’un des faits marquants du
règne de Marc Aurèle, d’autant plus marquant que cette épidémie est souvent alléguée pour
expliquer tel ou tel événement du règne, plus particulièrement dans le domaine militaire1.
Ainsi il est courant d’expliquer l’arrêt de la guerre parthique et le retrait des troupes d’Avidius
Cassius de Séleucie par la contamination de l’armée romaine2. Celle-ci aurait alors ramené la
peste en Occident, et là encore la maladie aurait perturbé les opérations du début des guerres
dirigées contre les Quades et les Marcomans3. Cependant, à considérer les sources de plus
près, le schéma ne paraît plus si clair, bien des éléments nécessitent une approche plus
circonspecte. J. F. Gilliam avait tenté une réévaluation critique des documents mentionnant la
peste ou signalés comme la mentionnant, toutefois son article4, souvent cité, est peu suivi.
Plus récemment R. P. Duncan-Jones5 a tenté de préciser l'impact de l'épidémie en examinant
des sources jusqu'alors peu utilisées, et en tentant de les mettre en série. Ce travail approfondi,
et novateur par bien des aspects, parvient à une conclusion moins circonspecte que celle de
Gilliam. Replaçant la peste au cœur du règne de Marc Aurèle, il ouvre bien des perspectives
mais est aussi discutable6. Il importe de revenir sur plusieurs questions ayant trait à cette
épidémie.

1 Un résumé d’une grande partie de ce travail, insistant sur les questions de méthodes, a été présenté lors de la
séance de l’école doctorale de l’université de Paris I consacrée à la catastrophe, le 5 décembre 1998,
cf. B. Rossignol, “La peste antonine (166 ap. J.-C.)”, Hypothèse, 1999, Paris, 2000, pp. 31-37.
2 Voir à titre d’exemple le résumé que fait B. Isaac dans son ouvrage, The Limits of Empire, the Roman Army
in the East, Oxford, 1993, p. 30.
3 Voir par exemple : J. Fitz, “Réorganisation militaire au début des guerres Marcomanes”, in Hommages à
Marcel Renard, II, col. Latomus, vol. 102, Bruxelles, 1969, pp. 263-274 ; E. Demougeot, La formation de
l’Europe et les invasions barbares, Paris, 1979, t. 1, p. 217 ; A. Birley, Marcus Aurelius, Londres, 1966,
pp. 202-205.
4 J. F. Gilliam, “The Plague under Marcus Aurelius.”, American Journal of Philology, 82, 1961, pp. 225-251,
maintenant dans Roman Army Papers, Mavors II, Amsterdam, 1986, pp. 227-254. Cet article sera désormais cité
ici comme “J. F. Gilliam” selon la pagination du volume Mavors.
5 R. P. Duncan-Jones, "The impact of the Antonine plague.", Journal of Roman Archaeology, 1996, pp. 108-
136 ; Cet article sera désormais cité ici comme “R. P. Duncan-Jones”.
6 J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’Empire romain en mutation, Paris, 1999, p. 521-527.
La peste antonine : guerres et épidémie 1245

1.- In diebus Parthici belli


1.1.- La prise de Séleucie
1.1.1.- La perturbation originelle
Le premier point qu'il faut considérer est l’origine orientale de l’épidémie et son lien
supposé avec la fin de la guerre parthique. J. F. Gilliam faisait déjà remarquer qu’il n’existe
pas de preuve - à proprement parler - qui puisse servir à identifier le point de départ de
l’épidémie1 : il convient donc de reprendre une fois de plus le dossier, de reconsidérer ses
éléments et leur contexte propre. De nombreux auteurs anciens évoquent l’épidémie et parmi
eux plusieurs relèvent explicitement la coïncidence chronologique entre la fin de la guerre
parthique et le début de l’épidémie. S’il n’y a pas de raison de douter de la coïncidence
chronologique, il faut remarquer que la plupart de ces auteurs sont des auteurs tardifs : ainsi
Eutrope, au quatrième siècle, qui situe la peste “post victoriam persicam”2 ou Orose, au
cinquième siècle, qui lie la peste aux persécutions qui eurent lieu “in diebus parthici belli”3.
Deux témoignages sensiblement contemporains de ces deux auteurs prétendent situer très
exactement l’origine de l’épidémie : la prise de Séleucie par les troupes romaines.
Il s’agit tout d’abord d’Ammien Marcellin dans le passage suivant4 :
“Et l’on rapporte qu’après l’enlèvement de cette même statue [d’Apollon Cômaios], au
cours de l’incendie de la cité, les soldats, en fouillant le sanctuaire, tombèrent sur un étroit
orifice ; en l’ouvrant ils pensaient tomber sur un objet précieux, mais de cette sorte de saint
lieu impénétrable, clos par les secrets des Chaldéens, s’élança un fléau venu du fond des âges
[labes primordialis exiluit]. Engendrant avec virulence des maladies incurables, il souilla
l’univers de sa contagion mortelle …”
Ce récit trouve un parallèle très proche dans celui de la vie de Lucius Vérus dans l’Histoire
Auguste5 :
“Son destin voulut qu’il [Lucius Vérus] semblât transporter avec lui la peste dans les
provinces qu’il traversa à son retour, et même à Rome. En réalité, la peste passe pour avoir
pris naissance en Babylonie, où un coffret, placé dans le temple d’Apollon et qu’un soldat
avait par hasard forcé, libéra des miasmes pestilentiels [spiritus pestilens evasit], qui, de là, se
diffusèrent dans le pays des Parthes puis dans le monde entier.”
Les deux récits convergent très nettement : un soldat anonyme, lors de la prise de la ville,
fracture une cachette située dans le sanctuaire d’Apollon, de là la maladie se répand. Outre la
figure d’Apollon - sur laquelle il nous faudra insister - il faut noter que dans les deux textes au

1J. F. Gilliam, p. 229.


2 Eutrope, Breviarum ab urbe condita, VIII, 12, 2.
3 Orose, Histoires contre les païens, VII, 15, 4.
4 Ammien Marcellin, Histoire, XXIII, VI, 24 ; texte établi et traduit par J. Fontaine, CUF, Paris, 1977,
pp. 104-105.
5 S.H.A, Vita Veri, VIII, 1-2 ; traduction A. Chastagnol, Paris, 1994.
La peste antonine : guerres et épidémie 1246

sacrilège anecdotique et individuel - le soldat1 - s’en ajoute un plus collectif. Mais là les deux
textes diffèrent. Le texte d’Ammien2 montre les “généraux de Vérus César” pillant Séleucie et
“y arrach[ant] de son socle la statue d’Apollon Cômaios et la transport[ant] à Rome, où les
prêtres des dieux l’installèrent dans le sanctuaire d’Apollon Palatin”. Mais si Ammien insiste
sur le pillage du sanctuaire, l‘Histoire Auguste considère que le pillage de la ville était déjà un
crime contre la fides :
“Et le coupable n’en est pas Lucius Vérus mais [Avidius] Cassius qui, manquant à la
parole donnée [contra fidem], prit d’assaut Séleucie, bien que cette cité eût accueilli nos
soldats en amis. A vrai dire, il ne manque pas d’auteurs, entre autres Quadratus, historien de la
guerre contre les Parthes pour l’en absoudre en accusant les Séleuciens d’avoir les premiers
renié leur parole [qui fidem primi ruperant]”.

1.1.2.- La prise de Séleucie dans l’historiographie antique


Il faut donc revenir sur la prise de Séleucie par l’armée romaine afin de saisir le contexte de
cette explication de l’origine de la peste. Ammien Marcellin racontait cet épisode dans les
livres perdus de son histoire, ainsi qu’il l’indique dans la seule allusion qu’il nous reste.
L’Histoire Auguste ne nous dit rien de plus. Orose situe la prise de Séleucie3, “après de hauts
faits accomplis par des généraux très énergiques [per strenuissimos duces magnis rebus
gestis]” et relate la capture de quatre cent mille prisonniers [“cum quadringentis milibus
hominum cepit”] ! Ce chiffre n’est pourtant pas totalement arbitraire, le récit d’Eutrope, très
proche de celui d’Orose - et qui a sans doute pu l’inspirer - a pu en effet mentionner la prise
de quarante mille hommes4 ; de quadraginta à quadringentis le glissement était sans doute
facile5. Le récit qu’en donnait Dion Cassius6 ne nous est malheureusement parvenu que par
l’intermédiaire du byzantin Jean Xiphilin. Il nous montre Avidius Cassius poursuivant jusqu’à
Séleucie et Ctésiphon le roi Vologèse abandonné par ses alliés. Là il détruit Séleucie par le feu
et rase jusqu’au sol le palais du roi à Ctésiphon. Ctésiphon et Séleucie fort proches l’une de
l’autre pouvaient paraître aux yeux d'un romain constituer le cœur de l’empire Parthe :

1 Le soldat glouton, avide de butin, est un cliché courant chez les auteurs anciens, voir J. M. Carrié, “Le
soldat”, L’homme romain, Seuil, Paris, 1992, pp. 148-152 (= 2002, pp. 152-156) : “aviditas, cupidines,
voluptas”.
2 Ammien Marcellin, XXIII, VI, 24.
3 Orose, Histoires contre les païens, VII, 15, 3 ; texte établi et traduit par M.-P. Arnaud-Lindet, CUF, Paris,
1991, p. 47.
4 Bréviaire VIII, 10, 2 ; S. Ratti, Les empereurs romains d’Auguste à Dioclétien dans le Bréviaire d’Eutrope.
Les livres 7 à 9 du Bréviaire d’Eutrope : introduction, traduction et commentaire, Annales littéraires de
l’Université de Franche-Comté, Besançon, 1996, p. 138.
5 Il n’est pas cependant forcé et le chiffre de quatre cent mille a pu être cité très tôt, les bilans faramineux
n’effrayaient pas les auteurs anciens, à titre de comparaison Septime Sévère aurait fait - selon les résumés de
Dion - cent mille prisonniers à Ctésiphon (Dion Cassius, LXXVI, 9, 4). Le texte précis d’Eutrope n’est pas non
plus sans poser problème. Le texte établi par C. Santini en 1979 donne “cum quadringentis milibus hominum
cepit” - soit exactement le texte que reprend Orose - et donc quatre cent mille, mais S. Ratti reprend une autre
leçon dans sa traduction, celle qui retient “quarante mille [quadraginta]” et qui était déjà utilisée par N.-A.
Dubois dans sa traduction de 1843. S. Ratti traduit “il prit Séleucie […] avec ses quarante mille habitants”.
6 Dion Cassius, LXXI, 2, 3-4.
La peste antonine : guerres et épidémie 1247

Ctésiphon “fine fleur de la Perse”1 et “siège du pouvoir”2 et Séleucie “l’ouvrage ostentatoire


de Séleucus Nicator”3, “cité puissante, entourée de murs, qui n’avait pas été contaminée par la
barbarie mais conservait l’empreinte de son fondateur”4. Leur prise occasionne donc une
gloire particulière, d’autant plus que l’armée romaine renouvelait alors les prouesses des
troupes de Trajan en 115-116.

1.1.3.- Avidius Cassius, la gloire…


Or cette armée n’était pas dirigée par un des deux empereurs : Marc Aurèle était à Rome et
Lucius Vérus à Antioche ; c’est par l’intermédiaire de leurs généraux5 qu’ils sont sensés
mener la guerre, le mérite de la victoire leur revenant cependant. Mais les textes qui relatent la
prise de Séleucie, lorsqu’ils donnent un nom - il s’agit de Dion et de l’Histoire Auguste -, ne
nomment qu’Avidius Cassius. Il faut alors s’intéresser à ce privilège historiographique qui
échoit à Avidius Cassius et voir comment il biaise le récit de la contamination initiale. Cet
intérêt particulier porté à Cassius est compréhensible et s’explique par deux facteurs qu’il faut
dissocier. Le premier est strictement contemporain de la guerre Parthique : originaire de
Cyrrhus en Syrie et fils du chevalier C. Avidius Heliodorus6 qui fut préfet d’Égypte de 137 à
142, Avidius Cassius faisait figure de héros local. L’Histoire Auguste précise ainsi que, lors
de ces opérations, il se fit “apprécier de tous les peuples d’Orient et spécialement des
Antiochéens”7. Il s’était, en effet, illustré avec ses troupes à plusieurs reprises, en passant
l’Euphrate par exemple8, et très vite - comme pour d’autres généraux qui combattaient avec
lui9 - les flatteurs durent gloser et spéculer sur ses exploits passés et à venir, allant jusqu’à
l’imaginer, tel Alexandre, passant l’Indus avec ses troupes10. Sa participation à la prise de
Séleucie et peut-être son attitude lors de cet épisode couronnèrent cette ascension qui
s’appuyait probablement sur des capacités militaires avérées, ou en tout cas sur une réputation
de général sévère, attentif à la discipline bien qu’aimé des soldats11. C’est encore cette

1 Ammien Marcellin, XXIII, VI, 23.


2 Tacite, Annales, VI, XLII, 4.
3 Ammien Marcellin, XXIII, VI, 23.
4 Tacite, Annales, VI, XLII, 1.
5 Comparer S.H.A., Vita Veri, VII, 2 : “duces autem confecerunt Parthicum bellum” et Vita Marci, VIII, 12 :
“per legatos bellum Parthicum gerens…” ; Ammien Marcellin, XXIII, VI, 24 : “per duces” ; Eutrope, VIII, 10,
2 : “per duces” ; Orose, VII, 15, 3 : “per strenuissimos duces”. De telles formules se retrouvent pour d’autres
règnes ainsi pour Hadrien - Eutrope, VIII, 7, 1 : “per praesidem dimicavit” - ou pour Antonin - S.H.A., Vita Pii,
V, 3 : “per legatos suos”…
6 Sur tout ce qui touche à Avidius Cassius nous renvoyons à notre notice n° 19. Pour son père voir le § 1.
7 S.H.A., Vita Avidii, VI, 5.
8 Suidas s.v. “Zeugma” d’après Dion Cassius, LXXI, éd. E. Cary, tome IX, pp. 7-9 = éd. P. Boissevain,
pp. 248-249.
9 Pour => Statius Priscus voir Lucien, Comment écrire l’histoire, 20 (édition K. Kilburn, Loeb, Harvard,
1968, t. VI).
10 Lucien, Comment écrire l’histoire, 31.
11 Cette image d’Avidius Cassius est récurrente dans le récit de sa vie par l’Histoire Auguste, voir en
particulier : II, 3 ; II, 7 et IV-VI. Sur cette vie voir J. Schwartz, “Avidius Cassius et les sources de l’Histoire
Auguste (à propos d’une légende rabinique)”, Historia Augusta Colloquium Bonn 1963, Bonn, 1964, pp. 135-
164. Cette réputation fut assez vite acquise : elle est très visible dans la lettre que Fronton envoie à Avidius
Cassius en 165 (Ad Amicos, I, 6 ; voir => Iunius Maximus).
La peste antonine : guerres et épidémie 1248

réputation qui sous-tend en grande partie le discours que Marc Aurèle adresse à ses troupes en
175, tel que Dion Cassius nous le rapporte1.

1.1.4.- … et l’opprobe
L’usurpation de 175, qui motive précisément ce discours, est le second facteur qui a pu
attirer l’attention des historiens sur le rôle de Cassius lors de la prise de Séleucie : le crime
contre la fides à Séleucie annoncerait et expliquerait l’usurpation de 175. L’Histoire Auguste,
qui mentionne la culpabilité d’Avidius Cassius dans la contamination initiale lors du pillage
de Séleucie, ne parle pas de la prise de la ville dans la vie d’Avidius, se contentant de dire
qu’il mena les choses au mieux en Arménie, en Arabie et en Égypte, semblant faire fi à la fois
de la géographie et de la chronologie. Mais la vie de Cassius contient plusieurs épisodes qui
annoncent la trahison de Cassius, comme une fatalité. Ainsi le pseudo Vulcacius Gallicanus
n’hésite pas à faire du Syrien un lointain descendant d’un des meurtriers de César2, toujours
d’après le faussaire, Avidius Cassius détestait profondément le régime même du principat, et
aurait tenté - dès sa jeunesse ! - de renverser Antonin le Pieux3 : le personnage était toujours
suspect pour ceux qui le fréquentaient4. La vie présente de nombreuses fausses lettres sensées
corroborer ces accusations. Dans l’une d’elles, Lucius Vérus paraît singulièrement clairvoyant
et expose l’ambition sans limite d’Avidius à un Marc Aurèle trop magnanime pour être
méfiant et trop fataliste pour être prudent. Dans ces contrefaçons l’auteur s’amuse et n’hésite
pas à faire du style : “Avidius Cassius avidus est …”5. Les réminiscences d’auteurs prestigieux
prestigieux et les citations détournées sont nombreuses et se trouvent même légitimées6 : il y a
a un plaisir manifeste du faussaire à fabriquer une vie d’usurpateur - la première ? Mais
l’auteur tardif de l’Histoire Auguste n’est peut-être pas coupable de toute la “légende noire”
d’Avidius Cassius. Jacques Schwartz avait fait remarquer en 1963 qu’on pouvait expliquer
bien des aspects de la vie d’Avidius Cassius en supposant l’existence d’un recueil de lettres
apocryphes postérieures à la rébellion et visant à faire connaître la version officielle de
l’affaire, en particulier par rapport à l’impératrice et à son rôle possible dans l’usurpation7.
Sans aller jusque là, il est plus que probable que la figure d’Avidius Cassius a été noircie et
dénigrée, quand bien même Marc Aurèle s’est montré magnanime dans ses jugements8. Ainsi,

1 Dion Cassius, LXXII, 24-27 et plus particulièrement LXXII, 25, 2-3.


2 Il s’agit de L. Cassius Longinus, cf. Vita Avidii, I, 4.
3Vita Avidii, I, 5
4Vita Avidii, I, 5 : “habitum tamen semper ducibus suspectum”
5Vita Avidii, I, 7.
6Vita Avidii, II, 6 : “même valables, les paroles des tyrans n’ont pas l’autorité qui leur conviendrait”. C’est
sans doute l’utilisation d’une telle citation, détournée et placée - faussement et intentionnellement - dans la
bouche de Marc Aurèle, qui explique l‘anachronisme grossier lui faisant mentionner la mort de Pertinax, qui eut
lieu treize ans après son propre décès (Vita Avidii,VIII, 5). A. Chastagnol signale dans son édition plusieurs
réminiscences : Suétone, Cicéron, Salluste, Frontin, Horace …
7 J. Schwartz, art. cit., p. 141 : “Quoi qu’il en soit, Marc Aurèle, toujours prêt à pardonner et volontiers
épistolier a pu ne pas s’opposer à la mise en circulation de lettres (peut-être apocryphes), dans lesquelles Faustine
se montrait bonne mère”.
8 Jean d’Antioche parle de Cassius comme naturellement enclin à la rébellion, cf. Dion Cassius, éd. E. Cary,
t. IX, p. 39, n. 1 (= Fr. 118, Muell. V. 1-7)
La peste antonine : guerres et épidémie 1249

Ainsi, après 175 - et peut-être très vite - la honte et l’opprobre s’ajoutèrent à la gloire passée
du général syrien : son rôle dans la prise de Séleucie fut peut-être alors à nouveau relevé, en
tant que parjure et non plus comme vainqueur. C’est que, neuf ans après la chute de la grande
ville de Mésopotamie, la situation de l’empire était plus inquiétante, la guerre sur le Danube
durait, et une épidémie ravageait effectivement certaines parties de l’Empire. Il faut donc
insister sur la différence entre Ammien et Orose d’une part et l’Histoire Auguste d’autre part.
Là où les deux premiers parlent de chefs militaires au pluriel, le biographe anonyme ne retient
que le nom d’Avidius Cassius. Peut-être était-il assisté d’autres légats, l’historiographie ne
retenant finalement que son nom, en raison de sa traîtrise finale1 ? Entre le récit d’une
perturbation originelle qui tient plus du roman et du mythe que de l’histoire et les séquelles de
la propagande impériale destinée à noircir la figure d’un usurpateur, à aucun moment le récit
de la prise de Séleucie n’est neutre.

1.1.5.- Séleucie, ville ouverte


Le pillage de Séleucie avait dû marquer les esprits car les circonstances précises de l’affaire
ne furent peut-être pas si glorieuses. Là encore, face au laconisme d’Ammien Marcellin et des
résumés de Dion sur ce sac, notre information dépend de l’Histoire Auguste. Si l’on suit la
Vita Veri la ville accueillit les soldats romains “en amis”, dans un consentement mutuel, qui
fut brutalement rompu par l’un des protagonistes, que ce soit Avidius Cassius, les généraux
romains ou les Séleuciens. Il n’y aurait donc pas eu de siège à Séleucie alors que la guerre en
avait déjà compté plusieurs, parfois mélés à des batailles comme à Doura - Europos ou à
Nisibe2, et les troupes romaines n’eurent pas à affronter cette “ville solide, bien protégée par
les défenses que formaient l’obstacle du fleuve et des remparts et bien approvisionnée”3. Cela
expliquerait bien sûr le déroulement plutôt rapide de la fin de la guerre. Cette reddition n’est
pas en elle-même surprenante : Séleucie avait déjà vu les troupes romaines quelque cinquante
ans auparavant et n’en avait peut-être pas trop souffert4. D’autre part la perspective d’une
résistance semblait peut-être inutile et la victoire romaine momentanément acquise : depuis
163 l’Arménie était à nouveau tenue par les troupes romaines5. En 164 ou 165 les troupes
romaines reprenaient le contrôle de l’Osrhoène, réinstallant le roi Ma’nu à Edesse6 et
inaugurant sans doute les grandes offensives vers la Mésopotamie, qui culminèrent
probablement à Europos7. Ces offensives durent être préparées dès 163 avec la prise de

1 Voir notre notice consacrée à Avidius Cassius, § 4.6, on peut aussi comparer son cas à => Martius Verus.
2 Lucien, Comment écrire l’histoire, 20 et 15.
3 Tacite, Annales, XI, 8, 3.
4 Même si Dion Cassius nous dit qu’elle fut bûlée lors du retour de Trajan (LXVIII, 28-30).
5 Cf. M. L. Chaumont, “L’Arménie entre Rome et l’Iran”, ANRW, II, 9. 1, pp. 71-194.
6 Cf. F. Millar, The Roman Near East, Cambridge, 1994, p. 561 (=> Claudius Fronto, § 3).
7 Lucien insiste sur l’importance de ce siège, cf. Comment écrire l’histoire, 20, 24 et 28. Lucien ne mentionne
ni Séleucie ni Ctésiphon mais la victoire est proche sinon acquise (Comment écrire l’histoire, 2) et l’armée
parthe d’Osroes a déjà été vaincue sur le Tigre (Comment écrire l’histoire, 19).
La peste antonine : guerres et épidémie 1250

Dausara et Nicephorium1, tout ou partie de la direction du début de ces opérations en


Osrhoène et Anthémusie fut confiée à => M. Claudius Fronto2. Le retour de ce personnage en
Italie afin d’y lever de nouvelles recrues avant la fin de la guerre peut faire penser que la
situation en Orient était d’ores et déjà moins préoccupante3. À la fin de l’année 165 la paix
pouvait sembler en vue4, et sa perspective s’imposait peu à peu aux esprits, jusqu’à pénétrer
les rêves d’Aelius Aristide dans la nuit du quatre février 1665. On ne peut préciser exactement
exactement la date de l’arrivée des troupes romaines à Séleucie et Ctésiphon, mais on peut
peut-être lier ce fait6 à la troisième salutation impériale de Marc et de Lucius qui se place en
165. De même, c’est lors de l’été 165 que Lucius Vérus prend le titre Parthicus Maximus,
Marc ne prenant ce titre qu’après le 30 Avril 166 au plus tôt7. La prise de la ville constituerait
alors le sommet des victoires de l’année 165, cela même si on la situe au tout début 166, si
l’on considère que les célébrations de la fin de l’été 165 ne se rapportent pas à la prise de la
ville, mais à l’entrée des troupes romaines en Mésopotamie du Nord8. Si l’on suit le récit de
Dion Cassius, fin 165, Vologèse se retirait, abandonné par ses alliés, c’est-à-dire par une
grande partie de son armée9. Les habitants de Séleucie ne désiraient donc peut-être pas se
sacrifier inutilement.

1 Fronton, Ad Verum Imp. II, 1, 3 datée de 164 par la mention du titre “Armeniacus” selon A. Birley, Marcus
Aurelius, p. 177.
2 Pour la description des opérations selon A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, pp. 176-177, p. 189 et pp. 194-
195, décrit les opérations. Nous ne suivons pas toujours ses partis pris. Voir notre notice n° 31 consacrée à
Claudius Fronto.
3 Notice n° 31 => Claudius Fronto, § 4.
4 A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, p. 191.
5 Aelius Aristide, Or., XLVII, 36 (Keil), il s’agit du premier “discours sacré”, le 11 janvier le rhéteur
hypocondriaque rêvait de sa capture par les “barbares” (XLVII, 9). Les nouvelles de la guerre devaient donc être
suivies assez régulièrement à Pergame.
6 Cf. A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, p. 189.
7 La chronologie de la guerre dépend essentiellement de la numismatique et l’article de C. H. Dodd,
“Chronology of the eastern Campaigns of the emperor Lucius Vérus”, Numismatic Chronicle, 4th series, 11,
1911, pp. 209-267 reste essentiel. La chronologie des titulatures a été bien établie par P. Kneissl, Die
Siegestitulatur der römischen Kaiser, untersuchungen zu den Siegerbeinamen des ersten und zweiten
Jahrhundert, Göttingen, 1969, pp. 98 sq. et par P. Bureth, Les titulatures impériales dans les papyrus, les
ostraca et les inscriptions d’Égypte 30 a.c. - 284 p. c., Bruxelles, 1964, pp. 77 sq. Le terminus ante quem du 30
avril 166 est donné par le diplôme militaire CIL XVI, 122.
8 Cf. C. H. Dodd, “Chronology of the eastern Campaigns of the emperor Lucius Vérus.”, Numismatic
Chronicle, 4th series, 11, 1911, pp. 209 sq. ; chronologie suivie largement par G. Alföldy et H. Halfmann,
“Iunius Maximus und die Victoria Parthica.”, ZPE 35, 1979, p. 206 (=> Iunius Maximus).
9 Le roi qui ne possède pas de véritable armée permanente dépend de ses “vassaux” pour mener ses
opérations, cf. K. Schippmann, Grundzüge der Parthischen Geschichte, Darmstadt, 1980, pp. 93-95. La politique
extérieure et la défense du royaume parthe dépendent donc très étroitement de sa politique intérieure. Le roi doit
agir vite sous peine de se voir abandonné par ses soldats et ses généraux, les romains le savaient et pouvaient en
jouer : cf. Tacite, Annales, VI, 42, 4 ; VI, 43, 1 et surtout VI, 44, 5. Ces contraintes - très visibles dans le cadre
des guerres civiles du premier siècle - étaient encore très présentes dans le royaume parthe au deuxième siècle,
quand bien même la durée de certains règnes - dont celui de Vologèse IV - attestent d’une plus grande stabilité
politique. Ainsi Julius Africanus remarquait (Ceste, VII, 2 ; traduction de J. R. Vieillefond, Les “Cestes” de
Julius Africanus, Étude sur l’ensemble des fragments avec édition, traduction, commentaire, Florence - Paris,
1970, p. 114 ) : “Donc c’est d’abord par le temps, puis l’usure […] qu’il faut agir contre les barbares dont le
groupement en armée est temporaire”.
La peste antonine : guerres et épidémie 1251

1.1.6.- Séleucie, cité instable et ville cosmopolite


Mais il faut surtout se souvenir que Séleucie s’est sans doute toujours considérée comme
une cité grecque. Il en allait tout autrement pour le reste de l’empire parthe qui s’était
fortement éloigné du modèle Séleucide, entamant une “iranisation” bien antérieure à celle des
Sassanides : J. Wolski1 note ainsi que le premier siècle de notre ère “fut, chose négligée
encore récemment par la science, l’époque du drame de l’hellénisme et de la victoire de
l’iranisme”2. Or Séleucie avait souvent affirmé son particularisme3 et son autonomie basés sur
sur les institutions typiques d’une polis grecque. Mais les aléas et les oppositions que peuvent
créer ces institutions sont autant de moyens de contrôle pour le grand roi comme le décrit
Tacite4 : “Trois cents citoyens sont choisis, pour leur richesse ou leur sagesse, et forment un
sénat, le peuple a des prérogatives qui lui sont propres. Et aussi longtemps qu’ils sont
d’accord on ne tient pas compte du Parthe, mais lorsqu’ils sont en désaccord, chacun
cherchant pour lui-même un appui contre ses rivaux, on fait appel à lui pour prendre parti et
son influence s’accroît, face à tout le monde”. A ces divisions sociales et politiques, il faut en
ajouter d’autres - qui les recoupent peut-être en partie - et qui sont communautaires ou
“ethniques”. Flavius Josèphe nous parle ainsi de la discorde et de la lutte opposant “Grecs” et
“Syriens”, où les “Grecs” avaient le dessus jusqu’à ce qu’à la suite d’une alliance avec les
“Juifs”, les “Syriens” l’emportent finalement. Il faut bien l’avouer, la signification exacte de
ces divisions nous échappe largement5.
En tout état de cause, les faits n’étaient probablement guère différents au deuxième siècle,
et les divisions internes de la ville étaient peut-être encore plus exacerbées du fait de son
isolement grandissant et d’un possible déclin. Il n’est pas impossible qu’un des partis de la
ville ait cherché dans l’armée romaine “pour lui-même un appui contre ses rivaux”.
L’intervention d’un autre parti de Séleuciens put suffire à créer une rupture dans cette entente
momentanément pacifique mais sans doute fragile. Les troupes, avides de butins, durent s'en
réjouir : que l’on pense aux soldats de Septime Sévère, plus de trente ans après, délaissant
Séleucie et Babylone “abandonnées”6 pour piller Ctésiphon comme si cela était le seul but de

1 J. Wolski, L’empire des Arsacides, Iovanii, Peeters, 1993, 218 p.


2 J. Wolski, L’empire des Arsacides, Iovanii, Peeters, 1993, p. 151 ; en dégageant l’histoire de l’empire
parthe d’une perspective par trop “romano-centrée” et en montrant les ruptures mais aussi les profondes
continuités avec l’empire Sassanide cet ouvrage a le mérite de renouveller certaines thèses, mais il va peut-être
parfois trop loin dans cette optique. La découverte d’une inscription sur une statue d’Héraclès à Séleucie a aussi
fortement changé notre connaissance du règne de Vologèse IV ; cf. D.S. Potter, “The inscription on the Bronze
Herakles from Mesene : Vologeses IV’s War with Rome and the Date of Tacitus’Annales.”, ZPE 88, 1991, pp.
277-290.
3 Ainsi Tacite, Annales, XI, 8, 3 à propos de Vardanès : “et seuls les gens de Séleucie refusent d’accepter sa
domination”.
4 Annales, VI, 42, 1-2.
5 Flavius Josèphe, Antiquités Juives, XVIII, 9, 9 ; cf. F. Millar, The Roman Near East, Cambridge, 1994, pp.
444-445.
6 Dion Cassius, LXXVI, 9, 4
La peste antonine : guerres et épidémie 1252

leur campagne1. Sans rappeler la capture de nombreux prisonniers, nous pouvons penser que
le pillage dut être assez organisé pour que l’on emporte les statues de certains sanctuaires.
Cela n’était pas, par ailleurs, inhabituel2 et la ruine de Séleucie fut peut-être aussi exagérée3.
Considérée rétrospectivement, à travers la figure de l’usurpateur et les difficultés de l’empire,
la confusion de cette situation qui déboucha sur la mise à sac d’une ville quasiment grecque
qui avait - de plus - ouvert ses portes, dut être oubliée et l’épisode passer pour plus criminel
que glorieux. La prise de Ctésiphon ne posait pas ces problèmes. La ville servant de capitale
au roi, raser son palais a valeur de symbole et de vengeance, cet épisode peut donc être
légitimement célébré et représenté4.

1.2.- Le difficile retour de l'armée d'Avidius Cassius


1.2.1.- Une armée qui n’est pas nécessairement touchée par la peste
Évidemment cela ne suffit pas à expliquer pourquoi les historiens romains ont placé à
Séleucie l’origine de la peste. Car s’ils l’ont fait c’est qu’outre ces circonstances diverses
l’armée romaine fut bel et bien malade. C’est aussi ce qui explique le succès de l’origine
parthe de la peste dans l’historiographie moderne. Mais nous allons voir qu’il y a loin de cette
maladie à la “peste” qui s’est déclarée dans un intervalle de temps assez bref. Un texte
mentionne cette maladie, fort brièvement. C’est le résumé de Dion Cassius par Xiphilin qui,
juste après la mention de la prise de Séleucie et de Ctésiphon, explique qu’au retour, Cassius
perdit une grande partie de ses soldats “par la famine et la maladie” mais qu’il parvint en
Syrie avec les soldats survivants5. Le lien avec les récits de l’Histoire Auguste et d’Ammien
fut rapidement fait et la vision d’une armée romaine contaminée à Séleucie, progressivement
ravagée par la peste et finalement obligée de se retirer s’imposa6. Ce lien n’était pourtant pas
évident car plusieurs raisons obligent à considérer très attentivement le passage de Dion et ce
qu’il signifie. Ainsi le pillage de Séleucie suffit seul à expliquer le retrait des troupes
romaines : on n’occupe pas une ville mise à sac - il reste certes à se demander ce qui peut

1 L’expression se trouve dans Dion Cassius LXXVI, 9, 3-4 (éd. E. Cary, t. IX, p. 219), l’épisode et sa
signification sont amplement discutés dans B. Isaac, The Limits of Empire, the Roman Army in the East, Oxford,
1993, p. 405.
2 À Dura sous Trajan, les Romains emportèrent les portes d’un sanctuaire, cf. F. Millar, The Roman Near
East 31 BC - AD 337, Harvard, 1994, p. 102.
3 C’est ce que fait observer J. Wolski, L’empire des Arsacides, Iovanii, Peeters, 1993, p. 185, en remarquant
qu’en 166 un atelier monétaire fonctionnait toujours à Séleucie.
4 Ainsi a-t-on pu identifier avec beaucoup de vraisemblance la représentation de la prise de Ctésiphon sur le
seul monument figuré relativement bien conservé qui peut illustrer la guerre contre les Parthes : la Porte Noire de
Besançon : cf. R. Ghirshman, “La Porte Noire de Besançon et la prise de Ctésiphon.”, ANRW, II, 9, 1, pp. 215-
218. On ne peut qu’être frappé, par ailleurs, par le fait que ce monument, malheureusement conservé
partiellement, évite largement - à la différence de tant d’autres monuments triomphaux ou commémoratifs de
victoires - l’iconographie historicisante pour privilégier l’exposition proprement envahissante de motifs
mythologisants.
5 Dion Cassius, LXXI, 2, 4. Sur la composition de cette armée voir notre notice n° 19, § 4.3.
6 À titre d’exemples plus ou moins récents : A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, p. 189 ; J. Wolski, L’empire
des Arsacides, Iovanii, Peeters, 1993, p. 186 ; B. Isaac, The Limits of Empire, the Roman Army in the East,
Oxford, 1993, p. 30 ; M. Sartre, Le Haut - Empire romain, les provinces de Méditerranée orientale d’Auguste
aux Sévères, Paris, 1997, p. 41 ; plus prudents : G. Alföldy et H. Halfmann, “Iunius Maximus und die Victoria
Parthica.”, ZPE 35, 1979, p. 212.
La peste antonine : guerres et épidémie 1253

expliquer le pillage. Ensuite - et cela que l’on accepte la chronologie qui place la prise de
Séleucie en 165, ou celle qui la situe début 166 - les mouvements offensifs romains ne
s’arrêtèrent pas à Séleucie mais se déplacèrent vers le Nord Est : la Médie1, permettant aux
deux Augustes de prendre le titre de Medicus en 166. Ces déplacements ne laissent guère
préjuger d’une armée épuisée et malade ; les difficultés se situeraient alors bien après le départ
de Séleucie, lors du retour définitif de l’armée romaine, l’historiographie moderne place
d’ailleurs souvent la contamination de l’armée dans un flou géographique et chronologique
assez changeant. Le texte de Dion Cassius - Xiphilin doit pourtant se comprendre tout
autrement qu’en rapport avec la peste.
Il faut d’abord éclaircir une question de vocabulaire : lorsqu’ils parlent de l’épidémie les
auteurs latins utilisent les mots pestis ou lues ou encore labes, que l’on traduit couramment
par le français “peste”, mais qui peuvent aussi signifier fléau, destruction, ou évoquer une
corruption aussi bien physique que morale. Le vocable grec qui correspond à ces termes est
loimos, on le traduit aussi couramment par “peste” : c’est en effet celui qu’utilise Thucydide
dans son célèbre passage2. Or Dion Cassius n’utilise pas ce terme de loimos (λοιμός) mais
celui beaucoup plus courant - et beaucoup moins redouté - de noços (νοσός), qui désigne la
maladie en général. Il dit en effet “λιμοῦ καὶ νοσοῦ” : la famine (λιμός) et la maladie (νοσός)3.
On ne peut donc pas relier directement cette mention d’une “maladie” avec la “peste”,
d’autant plus que Dion Cassius ne mentionne pas la “peste” pour le règne de Marc Aurèle4. Il
n’en parle qu’à l’occasion de la résurgence de l’épidémie sous Commode5, résurgence
qu’évoque aussi Hérodien6. Mais il est vrai qu’il utilise là encore le terme noços, en précisant
toutefois son ampleur inégalée et nouvelle : “ νοσός μεγίστη”. On pourrait donc croire toute
conclusion impossible, pourtant les misères du retour de l’armée de Cassius s’éclairent pour
peu qu’on leur cherche des parallèles.

1.2.2.- Les difficultés du retour : peu d’itinéraires possibles


Les armées romaines eurent en effet des difficultés récurrentes lorsqu’elles se trouvaient
dans la situation qui était celle des troupes d’Avidius Cassius. Ces difficultés s’expliquent en
grande partie par la géographie des régions orientales. Une armée importante ne peut
traverser, à la manière des nomades, les déserts ou les steppes qui constituent la majeure
partie des ces régions. Les troupes doivent donc souvent accomplir d’assez longs détours en

1 Cf. Vita Veri, VII, 1 : “ut Babylonem et Mediam pervenirent” ; A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, p. 195.
2 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 47-55.
3 À moins de supposer une corruption du texte dans les manuscrits : le passage de limos à loimos n’est pas
impossible en théorie (les grecs avaient déjà remarqué la proximité de limos et de loimos : Thucydide, II, 54) et
Dion Cassius LXXVI, 13,1 utilise la formule “λοιμώδη νόσον” pour évoquer une “pestilence” éthiopienne. Mais
une telle supposition nous semble par trop forcer la tradition manuscrite.
4 Cet argument a été développé par J. F. Gilliam, p. 232 mais critiqué par F. Millar, A Study of Cassius Dio,
Oxford, 1964, p. 13, n. 4. R.P. Duncan-Jones postule implicitement l'existence d'un récit de la peste par Dion
puisqu'il affirme : "Dio's plague narrative is lost" (p. 119), rien ne le prouve cependant.
5 Dion Cassius, LXXIII, 14, 3-4 ; LXXIII, 15, 1.
6 Hérodien, I, 12, 1-3 et I, 14,7.
La peste antonine : guerres et épidémie 1254

suivant les fleuves et les régions fertiles. Les itinéraires aller et retour sont donc en nombres
restreints. Si l’on descend facilement la vallée de l’Euphrate pour atteindre la région de
Séleucie et de Ctésiphon, la remontée est bien plus difficile, et cela même si l’armée dispose
d’une flotte fluviale : à contre-courant le fleuve constitue parfois plus un obstacle qu’un
atout1. L’armée romaine ne peut donc pas espérer un retour rapide et doit plus ou moins
emprunter un itinéraire semblable à celui de l’aller, ce qui ne manque pas de poser des
problèmes de ravitaillement. La situation n’était guère différente de celle qu’exposait Ariée,
près de six siècles auparavant : “Si nous partons par où nous sommes venus, nous mourrons
irrémédiablement de faim ; car nous n’avons plus de vivres du tout. Au cours même des dix-
sept dernières étapes que nous avons faites pour venir ici, nous n‘avons rien trouvé à prendre
sur le pays, et là où il y avait quelque chose, nous l’avons consommé en passant. Je songe
donc à prendre maintenant une route plus longue mais où nous ne manquerons pas de
vivres”2. Il ne pouvait être question pour l’armée romaine de mettre ses pas dans ceux des
Dix-mille. Le passage en Médie d’une partie des armées romaines peut toutefois peut-être
s’expliquer par la volonté de trouver des itinéraires de retour différents, en même temps qu’un
passage en Médie menaçait bien plus le cœur de l’empire parthe que ne l’avait fait la prise de
la Mésopotamie. Cela pouvait aussi dissuader Vologèse IV de toute contre-attaque3 envers
une armée romaine qui entamait son retrait et devait en outre organiser la défense des
territoires nouvellement conquis. L’état major romain ne pouvait guère ignorer les conditions
critiques du retrait de l’armée de Trajan, cinquante ans plus tôt4.

1.2.3.- Les difficultés du retour : des pathologies ordinaires


Aux graves problèmes de ravitaillement (λιμός) s’ajoutèrent - et pour partie à cause d'eux -
diverses pathologies (νοσός). Les expéditions romaines postérieures à celle de Lucius Vérus
se heurtèrent aux mêmes contraintes. Sous Septime Sévère, “les soldats, faute de supporter la
chaleur étouffante de l’air […] tombaient malades et périssaient, à telle enseigne que, si la
majorité de l’armée trouva la mort en cette occasion, ces pertes furent dues à de telles causes
bien plus qu’à l’action de l’ennemi”5, de même “ses soldats contraints de se nourrir de racines
racines végétales en [avaient] contracté maladies et indispositions. C’est pourquoi la

1 Sur la facilité de la descente du fleuve, on peut voir par exemple Hérodien, III, 9, 9-11, en n’oubliant pas
cependant qu’Hérodien traite avec assez peu de rigueur des expéditions orientales de Septime Sévère.
2 Xénophon, Anabase, II, II, 11 (trad. P. Chambry).
3 On ne peut donc pas suivre l’opinion de J. Wolski, L’empire des Arsacides, Iovanii, Peeters, 1993, p. 186
lorsqu’il dit “Incertain de la fidélité de ses vassaux Vologèse ne pouvait penser à reconquérir la Mésopotamie,
encore qu’il pût se considérer comme vainqueur des romains affaiblis par la peste, en gardant l’état presque
intact”. On remarque que là encore l’hypothèse de la peste est acceptée sans discussion.
4 On a pu ainsi insister sur le caractère désastreux de ce retrait comme J. Guey, Essai sur la guerre parthique
de Trajan (114-117), Bucarest, 1937, p. 133-134 et 145 et à sa suite H.- G. Pflaum, Les procurateurs équestres
sous le haut empire romain, p. 109 : “La situation de Trajan sur les bords du golfe persique préfigure celle de
Napoléon à Moscou”… La découverte de l’Héraclès de Séleucie a cependant fortement tempéré la vision
catastrophique du bilan des opérations de Trajan.
5 Hérodien, III, 9, 6 ; nous citons la traduction française de D. Roques : Hérodien, Histoire des empereurs
romains de Marc Aurèle à Gordien III, Les Belles Lettres, Paris, 1990.
La peste antonine : guerres et épidémie 1255

résistance des Parthes ainsi que les dérangements intestinaux que causait à ses soldats cette
nourriture inhabituelle l’empêchèrent d’aller plus loin”1. Ces difficultés qui marquèrent les
différentes campagnes de Septime Sévère en Orient présentent une analogie encore plus
grande avec la situation d’Avidius Cassius, lorsque Sévère doit évacuer Ctésiphon en 198 “en
partie à cause de la pénurie de provisions. Il revint par une route différente car le bois et le
fourrage trouvés à l’aller étaient épuisés. Une partie des soldats fit le voyage de retour par la
terre le long du Tigre et une autre par bateaux”2. Les campagnes des empereurs postérieurs se
heurtèrent aussi au même genre d’obstacles. Mais les circonstances étaient parfois plus
difficiles encore, et les réussites militaires beaucoup moins évidentes. Si les soldats de Macrin
se plaignirent du manque de vivres3, Alexandre Sévère vit “l’ensemble de son armée malade,
surtout les soldats illyriens qui, accoutumés à des climats humides et froids et habitués à une
nourriture trop abondante pour les pays chauds, tombaient fortement malade puis mouraient”4.
L’explication par le changement de climat est, nous le verrons, relativement courante dans
l’historiographie ancienne, et l’identification de ces pathologies est plus que difficile. On peut
penser à beaucoup de choses : changement de régime alimentaire et carences, amibiase,
paludisme5. Ces suppositions ne peuvent être confirmées, mais il est clair que les maladies des
des armées romaines manœuvrant en Orient sont liées aux campagnes elles-mêmes, à leur
environnement et aux difficultés de ravitaillement. Le désastre romain face à Shapur Ier se
déroula encore dans le même contexte : c’est d’ailleurs l’explication avancée par les historiens
romains de la catastrophe6. Les difficultés de l’armée d’Avidius Cassius ne peuvent donc pas
tant être imputées à une contamination exceptionnelle et occasionnelle, mais bien plus à une
situation structurelle et somme toute ordinaire.

1.2.4.- La Mésopotamie, une terre brûlée ?


La fouille, malheureusement interrompue, du site d’Abou Qoubour, témoigne peut-être elle
aussi de ces événements. Cette grande résidence parthe, située sur la route de Séleucie, à 25

1 S.H.A., Vita Severi, XVI, 1-2.


2 Dion Cassius, LXXVI, 9, 4 ; nous traduisons d’après l’édition de E. Cary, t. IX, pp. 218-219 et nous
soulignons. Comparer ces situations avec Tacite, Annales, XII, L, 2 : “Après quoi un hiver rigoureux, un
ravitaillement insuffisamment prévu provoquèrent une épidémie”, les troupes parthes doivent alors évacuer
l’Arménie.
3 Hérodien, V, 2, 6 ; mais peut-être n’est-ce là que l’illustration de la gloutonnerie du soldat-type selon les
auteurs anciens.
4 Hérodien, VI, 6, 2, voir aussi VI, 6, 3 et comparer avec S.H.A., Vita Alexandri, LVII, 3 qui cite - en
l’accusant d’aller contre l’avis général - Hérodien, en ajoutant la famine aux autres calamités.
5 Au début du XIXème siècle encore, l’armée britannique connaissait des taux de mortalité inférieurs à 20
pour 1000 en métropole, qui montait à 19 ou 22 pour 1000 à Malte, 85 pour 1000 dans les Antilles et de 483 à
668 pour 1000 en Sierra Leone. Sans vouloir extrapoler, on peut cependant comprendre quels sont les effets des
campagnes militaires dans certains environnements. Cf. s.v. “Épidémie”, Encyclopedia Universalis, 1996.
6 Cf. B. H. Stolte, “The death of the emperor Gordien III and the Reliability of the Res Gestae Divi Saporis”,
Acta of the fifth international congress of greek and roman epigraphy, Cambridge, 1967, Oxford, 1971, pp. 385-
386. Les sources anciennes évoquant les problèmes de ravitaillement de l’armée romaine et la trahison de
Philippe sont Ammien Marcellin, XXIII, 5, 17 ; Zosime I, 18 ; Eutrope IX, 2 ; Aurélius Victor, 27, 8 ; S.H.A.,
Gordiani tres, XXIX, 2-6. Il faut opposer à cette tradition celle de Zonaras XII, 17 qui confirme les Res Gestae,
cf. A. Chastagnol, p. 699 ; S. Mazzarino, "La tradizione sulle guerre tra Shabur I e l'impero romano", Acta Ant.
Acad. Sc. Hung., 19, 1971, pp. 59-82.
La peste antonine : guerres et épidémie 1256

km de cette dernière, fut en effet détruite par un violent incendie entre 140 et 170 de notre ère.
De grandes quantités de graminées ont été découvertes dans les décombres de l’incendie : ce
pouvaient être des réserves de semences ou plus probablement une récolte récente, entreposée
pour le séchage. Si l’on suit cette dernière hypothèse, la destruction de ce grand bâtiment
aurait eu lieu vers la fin du printemps ou au début de l’été. On pourrait alors faire le lien avec
les opérations d’Avidius Cassius, en retenant la datation de 165 pour la prise de Séleucie. Si
l’on veut poursuivre cette hypothèse, sans nier ni omettre qu’un incendie accidentel sans
aucun rapport avec le conflit est tout aussi possible, nous pouvons peut-être penser que cette
destruction intentionnelle pourrait être non pas le fait de l’armée romaine, mais des forces
parthes en retraite. Soucieuses de ne rien laisser qui puisse aider les Romains à tenir le pays,
elles auraient très bien pu pratiquer la politique de la terre brûlée. On ne peut guère avoir plus
de certitude, malheureusement, pour ce qui est du site d’Abou Qoubour1. En tout cas, les
qualités de chef attentif à la discipline que l’on peut prêter à Avidius Cassius durent être
précieuses au cours de son retour pour maintenir l’ordre dans une armée au ravitaillement
limité2 : les éloges de Fronton n’étaient peut-être pas immérités3.

1.3.- Le souvenir de Thucydide


1.3.1.- Écrire l’histoire selon le modèle de Thucydide : des Athéniens à Nisibe et à
Amida
Il y a cependant un passage d’un historien de la guerre parthique de Lucius Vérus -
Crepereius Calpurnianus de Pompeiopolis - qui fait explicitement référence à la peste, mais
bien loin d’infirmer notre propos, il le confirme. Cet historien malheureux est l’un des auteurs
qui ne nous est connu que par le pamphlet de Lucien, Comment écrire l’histoire. Il décrivait
une peste4 - λοιμός - touchant la ville de Nisibe, qui aurait refusé de prendre le parti des
romains. Mais la valeur historique de son texte ne résiste pas à l’ironie mordante de Lucien :
tout le passage sur la peste - après bien d’autres tout au long du texte du pauvre historien -
était emprunté à Thucydide. Ainsi la peste de Nisibe faisait son apparition en Éthiopie, puis
descendait en Égypte et se répandait sur les territoires du grand Roi : bref, c’était des
Athéniens que l’on enterrait à Nisibe. Il n’est bien sûr pas possible de revendiquer ce texte
pour affirmer que la peste fut ramenée par l’armée de Lucius Vérus5. Le passage de Lucien est
est cependant essentiel car il nous montre - par le biais du regard critique d’un auteur antique -
la manière dont les historiens romains et grecs pouvaient aborder les phénomènes
épidémiques.

1 Cf. H. Gasche, “Abou Qoubour, une résidence parthe près de Baghdad.”, Empires Perses d’Alexandre aux
Sassanides, Dossiers d’archéologie, n° 243, mai 1999, pp. 47-49.
2 À titre de comparaison on peut penser à l’attitude d’un autre général romain renommé pour sa discipline, un
siècle auparavant : Galba, tel que nous le rapporte Suétone, Galba, VII.
3 Fronton, Ad Amicos, I, 6 (=> Iunius Maximus).
4 Lucien, Comment écrire l’histoire, 15.
5 J. F. Gilliam - p. 231 - fait remarquer “there is less reason to doubt that an epidemic actually occured in the
besieged city. If so there is no way of telling wether the disease responsable was the same as that encountered by
the Romans during the winter of 165-166 at Seleucia”.
La peste antonine : guerres et épidémie 1257

Or, dans cette manière, le poids de la tradition est extraordinaire et se conjugue avec le désir
de bien écrire, de réaliser une belle page d’histoire : l’historiographie thucydidéenne était
revenue à la mode1. Déférence envers une autorité prestigieuse et volonté d’imitation font que
toute épidémie ne peut être considérée qu’à travers Thucydide. L’influence du modèle de
l’Athénien se sent bien ainsi dans la description qu’Hérodien fait de l’épidémie du règne de
Commode2. Si l’on ajoute à cela la fascination exotique des pays orientaux, il est naturel que
les maladies viennent d’Éthiopie3 ou d’Égypte, “mère de telles affections”4, ou encore éclatent
en Arabie après bien d’autres prodiges5. Le discours médical appuyait d’ailleurs ces
assertions, peut-être en partie fondées : “les bubons qu’on appelle pestilentiels sont très aigus,
et donnent très souvent la mort ; c’est surtout dans la Libye, l’Égypte et la Syrie qu’on les voit
survenir”6. Et c’est encore Thucydide qui inspire Ammien Marcellin, lorsqu’une épidémie se
déclare parmi les assiégés d’Amida7. Sans oublier que de nombreuses épidémies semblent
effectivement s’être propagées d’Est en Ouest, mais sans pouvoir non plus préciser au cas par
cas, et pas plus pour la peste antonine que pour beaucoup d’autres, leur origine et les voies de
propagation d'une telle contagion, il est essentiel de bien comprendre comment les références

1 Lucien, Comment écrire l’histoire, 15 ; Lucius Vérus fait ouvertement référence à Thucydide dans la lettre
où il demande à Fronton d’écrire l’histoire de la guerre (Ad Verum imp., II, 3), cette recherche de la mimesis doit
se comprendre dans le cadre culturel de la “seconde sophistique”, voir par exemple les remarques éclairantes de
P. Vidal Naquet, dans “Flavius Arrien entre deux mondes”, postface à Arrien, Histoire d’Alexandre, traduction
de P. Savinel, Paris, 1984, pp. 365-368.
2 Hérodien, I, 12, 1-3
3 Dion Cassius, LXXVI, 13, 1.
4 Pline, Histoire naturelle, XXVI, 4, traduction de A. Ernout et R. Pépin, CUF, Paris, 1957.
5 S.H.A., Vita Pii, IX, 4 : “Visus est in Arabia iubatus anguis maior solitis, qui se a cauda medium comedit.
Lues etiam in Arabia fuit”, tout le paragraphe est basé sur les présages notés dans tout l’empire : on se trouve
quelques années avant la guerre parthique. Il faut remarquer que l’on connaît l’existence d’une épidémie sans
doute assez importante au sud de la péninsule arabique vers 155 de notre ère. Peut-on penser que la source de
l’Histoire Auguste faisait référence à l’Arabie Heureuse, ou que la maladie se soit propagée de l’actuel Yémen
jusqu’à la province d’Arabie en suivant la voie de certaines caravanes ? La découverte récente d’une inscription
datée du règne d’Antonin le Pieux et montrant une présence militaire romaine organisée dans l’archipel Farasan
prouve qu’un contact entre Rome et les régions touchées par l’épidémie a pu exister. Sur l’épidémie sudarabique,
cf. C. Robin, “Guerre et épidémie dans les royaumes d’Arabie du Sud d’après une inscription datée (IIème siècle
de l’ère chrétienne)”, CRAI, 1992, pp. 215-234 qui rapproche cette maladie de la peste antonine, mais ignore la
référence de la Vita Pii. L’inscription de Farasan a été présentée le 29 mai 2003 à un colloque de la M.S.H.
d’Aix en Provence par F. Villeneuve et C. Philips, puis au Seminar for Arabian Studies du Britisch Museum, 17-
19 juillet 2003 par W. Facey, C. Phillips et F. Villeneuve (“A Latin inscription from South Arabia”). Un fac
similé avec un très bref commentaire en a été donné dans Normalesup’info, 10, 2 juin, 2003 et une bonne photo
dans Le Monde de la Bible, n° 156 bis, janvier février 2004, p. 15.
6 Oribase XLIV, 17, trad. D. Bussemaker et C. Daremberg, vol. 3, Paris, 1858, p. 607-608. Oribase (ca. 325 -
ca 403) cite ici Rufus D’Éphèse (résumé du passage dans Œuvres de Rufus d’Éphèse, éd. C. Daremberg et C.-
E. Ruelle, Paris, 1879, p. 304, § 32) qui vivait à l’époque de Trajan et était extrêmement renommé. L’on sait que
Galien a utilisé plusieurs de ses ouvrages aujourd’hui perdus. Rufus faisait lui-même référence à Denys le Bossu,
à Dioscoride et à Posidonius qui ont longuement décrit une “peste” sévissant à leur époque en Lybie. Dioscoride
est sans doute le célèbre pharmacologue qui fut médecin militaire sous Néron et a dû mourir vers 90. Rufus
renvoyait aussi à “la maladie à bubons dont il est question dans Hippocrate”. On a voulu voir dans ce passage
une description de la peste bubonique moderne (Yersinia pestis) - cf. G. Sartron, Galen of Pergamon, University
of Kansas Press, Lawrence Kansas, 1954, pp. 21-22 -, mais cette identification est contestable. Sur l’utilisation
du terme βουβών pour la peste bubonique sous Justinien et au XIVème siècle, cf. T.S. Miller, "The Plague in
John VI Cantacuzenus and Thucydides.", GRBS, 17, 1976, pp. 385-396.
7 Ammien Marcellin, XIX, IV, 1-8, la référence explicite à Thucydide se trouve en XIX, IV, 4. Nous citons
l’édition de G. Sabbah : Ammien Marcellin, Histoire, t. II (livres XVII, XIX), CUF, Paris, 1970, pp. 129-130.
La peste antonine : guerres et épidémie 1258

que nous venons d’évoquer biaisent le regard que ces historiens peuvent porter sur les
maladies et comment elles déterminent leur vocabulaire.

1.3.2.- Qu’est-ce qu’une épidémie dans l’antiquité ?


En effet l’utilisation des termes lues, pestis, pestilentia, loimos ne doit pas être comprise
comme étant liée à une réalité symptomatique identifiée et individualisée, mais bien comme
étant liée à l’importance - plus ou moins relative et subjective - que l’auteur prête à
l’épidémie. C’est bien cela que critique Lucien : Crepereius prêtait à une calamité somme
toute très secondaire, l’importance d’un fait majeur et ajoutait la disproportion au plagiat, la
mimesis de l’œuvre l’éloigne par trop de la mimesis du vrai qui seule convient à un historien1.
Pour un auteur ancien la perception d’une épidémie et sa qualification sont avant tout affaire
de contexte et de statistique : “Un faible mal peut nous abuser et nous échapper ; si c’est un
fléau, on part en guerre contre lui. Ainsi un seul cas de maladie ne met pas en révolution
même la maison où il apparaît ; mais lorsque la fréquence des décès a décelé la peste, c’est un
cri général, c’est la panique dans la cité et les bras se lèvent menaçant contre les dieux eux-
mêmes”2. C’est aussi pour cela qu’Ammien rattache la maladie d’Amida aux diverses grandes
épidémies : au plaisir de la belle page et de la digression savante s’ajoute l’importance du fait
à ses yeux car c’est un siège essentiel qui est le cadre de l’épidémie, qui se signale, de plus,
par le nombre de personnes touchées et la rapidité de l’affection.

1.3.3.- Les explications de la contagion dans le paradigme de la médecine antique


Il faut noter, à cet égard, que l’épidémie est difficilement explicable dans un contexte
épistémique qui ignore le principe de contagion par des microorganismes et qui correspond le
plus souvent à une médecine basée sur une analyse individualisée des maux du patient
considérés comme résultant d’un dérèglement des humeurs. Ce contexte "scientifique"
explique aussi que l'on ne fasse pas de différence entre les diverses épidémies : les maladies
ne sont pas individualisées en tant que telles, puisque chaque patient est sensé réagir
spécifiquement à un ensemble de facteurs généraux et permanents. Il n'y a donc pas de
taxinomie véritable des maladies3 : les symptômes concernent le patient et non un agent
pathogène extérieur et autonome ayant ses propres caractéristiques susceptibles de faire l'objet
d'un classement. Qu'on s'intéresse à de tels classements implique qu'un décentrement de
l'attention du praticien ait eu lieu : "il faut […] que le corps malade soit abandonné à son
aventure solitaire et qu'il épuise les possibilités de la maladie. […] Pas un mot du malade, qui

1 P. Vidal Naquet, dans “Flavius Arrien entre deux mondes”, postface à Arrien, Histoire d’Alexandre,
traduction de P. Savinel, Paris, 1984, pp. 370, sur ce point précis. Ce sens de l’importance relative des
événements est justement ce qui vaut à Thucydide les éloges de Lucien (Comment écrire l’histoire, 42) cette
justesse est aussi attribuée à Xénophon (Comment écrire l’histoire, 39). L’importance de la peste d’Athènes aux
yeux de Lucien est explicitement affirmée dans le pamphlet avec les éloges qu’il fait de la description qu’en
donne Thucydide (Com., 57).
2 Sénèque, De Clementia, I, XXV, 4-5 ; traduction de F. Préchac revue par P. Veyne, Bouquins, Paris, 1993,
pp. 212-213 ; nous soulignons.
3 Cf. R. P. Duncan-Jones, p. 108.
La peste antonine : guerres et épidémie 1259

n'est qu'un prétexte ; le bubon, qui, d'une fièvre confuse, fait une peste, est le seul
interlocuteur du médecin"1. On comprend alors pourquoi même le compte rendu le plus
scrupuleux des symptômes d'un malade de l'antiquité ne peut nous indiquer sûrement la
pathologie qui l'affectait. C'était un tout autre regard que l'on portait alors sur les malades et
leurs maux.
Expliquer la contagion relève donc du tour de force, et l’on comprend la fierté d’Ammien
Marcellin puisqu’il peut avancer diverses explications “rationnelles” au problème : les excès
du climat - ou des exhalaisons diverses venant de la terre ou des cadavres - perturbent
l’équilibre subtil des humeurs chaudes, froides, sèches et humides2. Cet équilibre humoral est
cependant divers - car adapté aux climats - et dépend d’une anthropologie caractérisée
essentiellement par l’alimentation qui est d'ailleurs explicitement décrite par Ammien3. Ces
explications savantes ne sont évidemment pas propres à Ammien Marcellin, ni originales,
mais remontent à la médecine grecque hippocratique dont le traité Airs, eaux, lieux peut être
considéré comme un des paradigmes les plus clairs4. Les historiens anciens n’ont pas manqué
d’utiliser ce savoir, précisément parfois pour décrire le désarroi d’une ville assiégée ou les
perturbations qu’un climat étranger entraîne sur une armée en campagne5. De même quand
Orose6 fait l'inventaire des variations météorologiques saisonnières favorisant les maladies
aiguës il est fort proche de la démarche des traités Épidémies I et III. Outre les traités
originaux, de nombreuses doxographies, plus ou moins réductrices, existaient, comme en
témoigne, pour le deuxième siècle justement, l'Anonyme de Londres. Galien, bien
évidemment, s'inscrit lui aussi dans cette lignée. Ces explications se retrouvent aussi
couramment dans les œuvres littéraires qui mentionnent, pour une cause ou pour une autre,
une épidémie de peste. Elles s'insèrent tout naturellement dans le décalque du récit
thucydidéen : Ovide7 comme Lucrèce8 plaçent rigoureusement leurs pas dans ceux du grand
historien et transposent son schéma, à leur manière, au domaine poétique, trouvant là
l'occasion de méler le pathétique à l'érudition.

1 J. Revel et J.-P. Peter, "Le corps. L'homme malade et son histoire.", in Faire de l'histoire III, Nouveaux
objets, Paris, 1974, pp. 238-239.
2 Ammien Marcellin, XIX, IV, 2 noter les ressemblances avec Hérodien III, 9, 6 et S.H.A., Vita Severi, XVI,
1-2.
3 Ammien Marcellin, XIX, IX, 9.
4 Cf. Hippocrate, De l’art médical, “Des airs, des eaux et des lieux”, trad. fr. E. Littré, ed. par D. Gourevitch,
Paris, Le livre de poche, 1994, pp. 97-124 ; voir aussi idem., “Des vents”, surtout pp. 578-579.
5 Ainsi Appien, Iber. LXXVIII, 336 : “Les soldats qui bivouaquaient en plein air alors qu’il gelait et
n’avaient même pas eu le temps de s’adapter à l’eau et à l’air du pays, étaient atteints de dysenterie et quelques-
uns en mouraient” (trad. fr. Appien, Histoire romaine, t. II, livre VI : l’Ibérique, texte établi et traduit par
P. Goukowsky, CUF, Paris, 1997, LXXV, 138 p.).
6 III, 4, 1-2.
7 Ovide, Les métamorphoses, VII, 510-645, il s'agit de la peste d'Égine, mais tous les clichés que nous avons
pu croiser y sont présents.
8 Lucrèce, De la Nature, VI, 1090-1286. Il versifie le récit de Thucydide (VI, 1138 à fin) et détaille toute la
question du climat (VI, 1110-1135), l'atomisme renforce évidemment son raisonnement. Voir l’important bilan
sur l’idée de contagion dans l’antiquité par M.D. Grmek, “Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion
et de germe dans la médecine antique”, Mémoire V, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1984, pp. 53-70.
La peste antonine : guerres et épidémie 1260

Mais Ammien Marcellin peut être d’autant plus fier qu’il rationalise même les explications
religieuses de la peste : si la peste est présentée comme résultant des traits d’Apollon c’est que
le soleil est le plus sûr perturbateur des humeurs1. Ces explications religieuses, plus
populaires, sont souvent proches d’une crainte de la magie - noire - comme la magie
chaldéenne libérée à Séleucie. Cette crainte de la magie débouche bien évidemment sur
l’explication de la contamination par un complot. Cela se produisit lors de l’épidémie du
règne de Commode2 et favorisait les escrocs et bonimenteurs : Alexandre, nous le verrons, ne
fut pas le seul3. La contagion est donc un moment d'autant plus dramatique qu'il signifie la
perturbation des équilibres fondamentaux qui entourent et régissent la société humaine :
déséquilibre naturel avec la perturbation du climat, déséquilibre social avec le complot et
enfin déséquilibre religieux puisque les dieux envoient la peste.
Reste que l'on ne peut en tout cas, aujourd’hui, qualifier de peste une maladie qui touche
une ville assiégée, plus ou moins affamée, où les cadavres s’entassent et qui finalement perd
de sa virulence en une dizaine de jours4. On comprend donc pourquoi Crepereius a pu s’attirer
s’attirer les sarcasmes de Lucien, mais surtout l’on comprend comment, rétrospectivement, les
pathologies qui avaient frappé l’armée d’Avidius Cassius purent être assimilées à celles qui
frappaient d’autres populations en d’autres endroits de l’Empire, peu de temps après.

1.4.- Le sacrilège envers Apollon


1.4.1.- La colère du dieu de la peste
Un dernier événement rendait cette assimilation facile, évidente. Ammien Marcellin et
l’Histoire Auguste le signalent longuement dans le récit de la contamination. Il s’agit du
pillage du temple d’Apollon, le dieu qui préside justement aux épidémies de la peste. La
figure d’Apollon, dieu guérisseur et protecteur, mais aussi vengeur courroucé qui envoie sur
les hommes les flèches de la peste, est bien connue et il n’est pas utile d’y revenir ici5. Il est
possible que ce sacrilège ait été durement ressenti par les citadins et qu'ils perçurent les
difficultés postérieures de l'empire comme une juste vengeance, confortés peut-être en cela
par de vieux mythes. On ne peut guère savoir - nous le verrons - quel syncrétisme exact
pouvait se trouver derrière l'Apollon de Séleucie, mais la mention des Chaldéens par Ammien
Marcellin, malgré tout ce qu'elle peut avoir de convenu, incite à penser que le contexte
religieux n'était sans doute plus seulement grec. Au demeurant les mythes mobilisés par les

1 Ammien Marcellin, XIX, IV, 2-3.


2 Dion Cassius, LXXIII, 14, 4 et LXVII, 11, 6 sous Domitien.
3 Voir ainsi S.H.A., Vita Marci, XIII, 6.
4 Ammien Marcellin, XIX, IV, 8. Examen des diagnostics proposés et tentative d’identification de la maladie
dans O. Gaudin, “Remarques sur le texte ‘La peste d’Amida’ (Ammien Marcellin, 19, 4). Guy Sabbah in
Mémoire III. Médecins et Médecine dans l’Antiquité, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1982”, Mémoire VIII,
Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1988, pp. 39-41.
5 En dernier lieu cf. M. Detienne, Apollon le couteau à la main, Paris, 1998, surtout pp. 227-231. L’action
d’Apollon contre l’armée grecque à Troie était connue de tous. Plusieurs représentations de cette scène ont été
retrouvées à Pompéi au XIXème siècle, cf. M. Grmek et D. Gourevitch, Les maladies dans l’art antique, Fayard,
Paris, 1998, pp. 95-96.
La peste antonine : guerres et épidémie 1261

épidémies dans les sociétés anciennes gardent sur le temps long des structures et des traits fort
semblables1. Le lien entre la maladie perçue comme peste et le pillage du sanctuaire
d’Apollon à Séleucie dut donc être fait assez rapidement.

1.4.2.- Apollo Parthicus sur une inscription de Potaïssa


Nous devons tout d’abord examiner un document épigraphique qui a été rapproché de la
guerre parthique de Lucius Vérus et qui mentionne - avec une dénomination pour le moins
inusitée - Apollon. L’inscription, publiée par M. Macrea en 19672, fut trouvée en 1964 à 600
m environ du camp de la légion V Macedonica à Potaïssa, sur le territoire de l’ancienne Dacie
Porolissensis. L’inscription est gravée assez soigneusement sur un autel assez fruste et
légèrement décoré (une rosette entre deux palmettes, des restes d’acrotères aux coins), elle se
lit sans problème :
“Deo Forti / Phoebo / Apollin(i) / Parthico, / C(aivs) Cassivs / Vitalis (centvrio) /
L(egionis) V M(acedonicae) P(iae) C(onstantis) / L(ibens) posv(it).”
Du point de vue religieux cette inscription comporte deux épithètes assez intriguantes. En
effet l’épithète de “fortis” est inusitée pour Apollon, signifiant “puissant, audacieux” elle
s’applique plus souvent à des dieux comme Mars, Hercule, Liber3. M. Macrea avait cependant
trouvé un cas assez proche puisqu’une autre inscription de Dacie utilisait une épithète au sens
très proche - “praestantissimus” - pour qualifier Apollon4 et faisait remarquer le caractère
“guerrier” de tels qualificatifs. Mais le mot de “parthicus” appliqué à Apollon est encore plus
curieux, et n’était pas non plus attesté jusque là. Ce mot peut, de plus, être compris selon deux
acceptions. Soit il s’agit d'une indication d’origine, une précision géographique5, et il y aurait
alors un “Apollon parthique” comme il y a un Apollon Claros, ou un Apollon de Delphes.
Soit il faut entendre “parthicus” tel que porté par les empereurs, au sens de vainqueur des

1 L'épopée babylonienne d'Éra, dieu de la peste et de la guerre, montre beaucoup de ces traits dont le plus
catastrophique est l'absence de la statue du dieu de son temple. Au conflit chez les dieux répond celui chez les
hommes, après la guerre civile la colère d'Éra se reporte sur les puissances étrangères. Il n'est pas interdit de
penser qu'une certaine partie de la culture assyro-babylonienne survivait encore au deuxième siècle, voir ainsi
F. Millar, The Roman Near East 31 BC - AD 337, Harvard, 1994, pp. 497-498 et p. 491 sur le codex 94 de la
Bibliothèque de Photius et sa glose marginale. Enfin des phénomènes proches suscitent sans doute des réponses
analogues : le poème d'Éra était prophylactique au même titre que l'oracle d'Alexandre 1200 ans plus tard … De
la même manière le récit du lieu clos ou du coffret profané dans le temple d’Apollon trouve un parallèle
saisissant dans une histoire qu’Ibn Kahldûn (Al-Muqaddima, IV, 5, traduction V. Monteil, Thesaurus-Sindbad,
Paris, (1967) 1997, p. 550) rapporte et réfute : un vase de cuivre brisé est la source de fièvres pestilentielles.
Cette histoire se trouve aussi dans les Mille et une nuits. Enfin d’autres récits existaient qui relataient la
vengeance d’Apollon après que l’on avait profané ses statues, cf. Valère Maxime, Faits et dits mémorables, éd.
et trad. R. Combès, CUF, Paris, 1995, I, I, 17.
2 M. Macrea, “Apollo Parthicus”, Acta of the Fifth International Congress of Greek and Latin Epigraphy,
Cambridge 1967, Oxford, 1971, pp. 349-356, fac similé p. 351. Cet article ne constitue pas au sens strict la
publication originelle qui fut faite - mais sans aucun commentaire - par I. I. Russu et Z. Milea dans Probleme de
Muzeografie, s. a. 31, Cluj, 1966. Le texte de l’inscription est donnée par AE 1972, n° 454.
3 M. Macrea, ibid., pp. 350-351.
4 M. Macrea, ibid., p. 350 ; il s’agit de CIL III, 991.
5 M. Macrea, ibid., p. 351 qui avance plusieurs parallèles essentiellement orientaux, ce qui n’a rien
d’étonnant.
La peste antonine : guerres et épidémie 1262

Parthes, comme dans le cas de la Victoria Parthica1. Préférant cette hypothèse, M. Macrea
conclut alors que le centurion “consacre cet autel à Apollon comme remerciement pour une
victoire obtenue par l’armée romaine contre les Parthes avec le concours direct du dieu. Nous
devons naturellement admettre que la personne de Potaïssa qui lui a dédié cet autel a aussi
participé à cette guerre. […] nous pensons pouvoir supposer que la croyance [que la victoire]
était due à l’intervention d’Apollon s’est formée sur le champ de bataille même […].
Impressionné et convaincu de la soi-disant intervention du dieu, notre centurion, échappé sain
et sauf de cette guerre, éleva plus tard à Potaïssa un autel à Apollon Parthicus, non pas
comme suite d’une promesse (votum) faite avant la lutte, mais de sa propre initiative, par
reconnaissance, l(ibens) posu(it)”2. L’argumentation est logique et plausible, mais quand bien
même elle serait assurée, il resterait à dater l’inscription et la guerre parthique en question.
S'appuyant sur des critères essentiellement paléographiques, M. Macrea datait l’inscription de
la seconde moitié du IIème siècle et l’on sait que la légion V Macedonica ne s’est installée à
Potaïssa qu’après 167. M. Macrea pensait donc que l’inscription faisait référence à la guerre
Parthique de Lucius Vérus3. Nous savons par ailleurs que la V Macedonica y a participé4.
Mais un élément essentiel de l’inscription a été négligé par M. Macrea : le surnom de la
légion. En effet, quand bien même M. Macrea affirmait “L’inscription ne contient aucun
élément précis sur sa date”5, et signalait seulement deux jalons chronologiques qui sont
l’installation de la légion (166-169) et l’évacuation de la Dacie (en 271) - se basant ensuite sur
des critères paléographiques -, il développait pourtant correctement la septième et avant
dernière ligne de l’inscription : “L(egionis) V M(acedonicae) P(iae) (Constantis)”6. Or il est
admis que les surnoms “Pia Constans” ne furent donnés à cette légion que sous Commode7,
sans doute à l’occasion d’une guerre dacique à laquelle participa la légion8 - il est vrai que ce
fait est assez souvent oublié9 ! Ces surnoms apparaissent pourtant couramment sur des
inscriptions bien datées et postérieures à Commode10. Ces surnoms n’apparaissent pas
auparavant, et les inscriptions qui témoignent du passage de soldats de la V Macedonica en

1 M. Macrea, ibid., pp. 351-352.


2 M. Macrea, ibid., p. 352 ; il ne rejette pas pour autant totalement la signification géographique et tente
d’identifier cet Apollon Fortis au dieu d’Edesse, Azizus : “Ainsi Apollo Parthicus signifie non seulement le dieu
qui a accordé aux Romains la victoire contre les Parthes dans le sens que nous avons démontré, mais encore un
premier rapprochement d’Apollon romain avec le dieu d’Edesse”, p. 354.
3 M. Macrea, ibid., p. 353.
4 Sur les traces épigraphiques de ses déplacements voir l’annexe à la notice n°95 Salvius Nenolaus
Campanianus Cn. Plotius T. Hoenius Severus Serveienus Ursus et la notice n° 74 Martius Verus.
5 M. Macrea, “Apollo Parthicus”, Acta of the Fifth International Congress of Greek and Latin Epigraphy,
Cambridge 1967, Oxford, 1971, p. 353.
6 M. Macrea, “Apollo Parthicus”, Acta of the Fifth International Congress of Greek and Latin Epigraphy,
Cambridge 1967, Oxford, 1971, p. 350.
7 E. Ritterling, “Legio”, RE XII, col. 1580.
8 Cf. P. Le Roux, “Inscriptions militaires et déplacements de troupes dans l’Empire romain” ZPE 43, 1981, p.
199 (d’où AE 1981, n° 722 relecture de AE 1976, n° 574).
9 Il doit ainsi être rappelé par les rédacteurs de l’Année Épigraphique pour les inscriptions (AE 1966, n°485)
et (AE 1967, 396) (relecture de CIL III, 8579).
10 Cf. (AE 1980, n° 755) sous Caracalla ; (AE 1977, n° 858) sous les Sévères ; (AE 1992, n° 1470) moins
bien datée mais de la fin du IIème siècle.
La peste antonine : guerres et épidémie 1263

Orient ne les portent pas1. De même, les briques portant des estampilles rappelant ces
surnoms sont rares2. Les briques datent ordinairement du moment de la construction du camp,
camp, les estampilles rares lui sont sans doute postérieures, et liées à des aménagements
ponctuels. La dédicace à Apollon date donc d’au moins 180, et sans doute plutôt d’après 185 :
cela n’exclut pas une participation du soldat à la guerre parthique de Lucius Vérus mais la
rend bien moins probable. L’Apollo Parthicus peut faire référence à bien autre chose et peut-
être faut-il le mettre en rapport avec le règne de Caracalla, ou avec une des autres expéditions
vers Séleucie, sous Septime Sévère. On ne peut donc retenir vraiment l’inscription de Potaissa
ni pour l’histoire de la guerre parthique ni pour celle de la peste et de la prise de Séleucie.

1.4.3.- Apollon et Séleucie


Peut-on alors espérer identifier l’Apollon Komaios - selon Ammien Marcellin - de Séleucie
à l’Apollon Fortis, Phoebus et Parthicus ? Cela est fort peu certain. Le nom de Komaios ne
renseigne guère sur la nature exacte de cet Apollon, tout au plus indique-t-il
vraisemblablement une origine Macédonienne3, mais comment identifier les syncrétismes qui
ont pu se glisser derrière ce nom ? De même il est assez difficile, on l’a vu, de déduire une
image précise des qualificatifs de l’inscription de Potaïssa. Si Apollon Phoebus peut tout à fait
correspondre au dieu lié à la peste, le caractère militaire de l’épithète “fortis” peut orienter
vers une tout autre image du dieu : Mithra est ainsi un dieu solaire, apprécié des militaires et
finalement assez assimilable à Apollon. Sans aller aussi loin dans le syncrétisme, nous
pouvons remarquer que nous connaissons un autre Apollon “parthe” depuis la découverte de
l’Héraclès de Séleucie. Il s’agit d’Apollon “τοῦ χαλκῆς πύλης προκαθημένου”, qui avait
aussi son temple à Séleucie et que l’on ne peut sans doute pas assimiler à Apollon Komaios4.
Le nom grec de ce second Apollon séleucien est explicitement traduit par le nom du dieu
iranien Tiri. Nous ne tenterons pas non plus d’identifier ce nouvel Apollon de Séleucie à celui
de Dacie, mais en attendant de nouvelles données complètant le dossier, il nous semble
raisonnable de comprendre le qualificatif “Parthicus” comme indiquant une provenance, une
origine. Quoi qu’il en soit, la figure d’Apollon dieu de la peste fut fort présente durant le
règne de Marc Aurèle. On a donc voulu rapprocher de notre époque plusieurs documents
importants, souvent dans un contexte de crise religieuse supposée.

1 Voir l’annexe à notre notice n° 95. Les problèmes de datation de ces diverses inscriptions sont courants et la
tendance des auteurs est souvent de ramener la plupart des documents à la période qui leur convient le mieux.
2 Cf. (AE 1978, n° 685) de Potaïssa portant l’estampille rare “LVMP”, et (AE 1983, n° 861) qui porte
l’estampille plus rare encore “LVMPF”.
3 L. Robert, Eulaios histoire et onomastique republié dans Opera minora, t. 2, 1969, pp. 978-987 conclusion
reprise par J. Fontaine in Ammien Marcellin, Histoire, (t. IV : livres XXIII-XXV) ; CUF, Paris, 1977, p.105 note
169.
4 Cf. D.S. Potter, “The inscription on the Bronze Herakles from Mesene : Vologeses IV’s War with Rome
and the Date of Tacitus’Annales”, ZPE 88, 1991, pp. 285-286 ; contra A. Invernizzi, “Héraclès à Séleucie du
Tigre”, Rev. Arch. (1989), pp. 65-77.
La peste antonine : guerres et épidémie 1264

2.- Les oracles et la perception religieuse de la peste


Les faits sont souvent plus complexes qu’ils ne semblent au premier abord, et l’on ne peut
se baser uniquement sur des spéculations, aussi séduisantes soient-elles. Il faut donc lutter
contre la tendance qui pousse à vouloir systématiquement ramener les nouvelles découvertes à
des faits connus, tant que les liens ne sont pas explicitement prouvés ou hautement probables -
et encore faudrait-il signaler les doutes qui demeurent1. Sinon on risque de grossir
exagérément l’importance de quelques faits connus et de négliger les nouveautés, qui
surgissent nécessairement au sein de notre connaissance qui reste - rappelons-le - fortement
lacunaire. Ce problème se pose particulièrement - on l’a vu - pour la “peste”. L’analyse des
attestations réelles du rôle de la dévotion à Apollon lors des épidémies au deuxième siècle, et
donc peut-être à la suite de celle du règne de Marc Aurèle, va nous confronter au même
problème historiographique, toujours sur l’arrière-fond d’une provenance orientale supposée.

2.1.- Les oracles d'Apollon Claros


2.1.1.- Le dossier épigraphique
Il nous faut donc revenir brièvement sur le dossier des oracles d’Apollon portant sur la
peste. Ces oracles nous sont connus par plusieurs inscriptions, la plupart d’Asie Mineure. Leur
interprétation est souvent difficile, et la question essentielle de leur datation n’est pas
tranchée. Disons-le tout de suite, il ne semble pas aujourd’hui possible d’aboutir à une
chronologie satisfaisante - ne serait-ce que relative - et l’on doit, pour le moment, se contenter
d’un intervalle de datation assez large, mais centré sur le deuxième siècle. De même rien ne
prouve formellement - mais rien n’infirme non plus - que ces inscriptions soient toutes à
rapprocher d’un seul et même contexte historique et épidémiologique. Au sujet des pestes, on
connaît six inscriptions que l’on rattache toutes, aujourd’hui, à l’oracle d’Apollon à Claros2.
L’une d’elle est l’épitaphe3 d’un citoyen d’Odessos, parti en ambassade auprès d’Apollon qui
a chassé la maladie. Les cinq autres donnent - plus ou moins bien conservé - le texte de
l’oracle. Ces inscriptions furent trouvées à Caesarea Troketta en Lydie4, Callipolis (Gallipoli)

1 Sur un problème de méthode similaire voir l’annexe à notre notice n° 106.


2 J. Stauber et R. Merkelbach, “Die Orakel des Apollon von Klaros”, Epigraphica Anatolica, heft 27, 1996,
pp. 1-53, rassemblent, éditent et traduisent ces inscriptions. Nous citerons désormais cet article comme J. Stauber
et R. Merkelbach, en indiquant le numéro de l’inscription. J.R. Somolinos, Los oraculos de Claros y Didima.
Edicion y comentaros, Madrid, 1991, 739 p. édite, commente et traduit tous les oracles alors connus, nous le
citerons désormais comme OC suivi du n° de l’inscription et éventuellement de la page exacte. Après ces deux
références nous donnerons les éditions antérieures les plus importantes, puis les études concernant ces
inscriptions. H. W. Parke, The Oracle of Apollo in Asia Minor, Londres, 1985, pp. 150-157 et pp. 249-250
commente les cinq inscriptions les plus anciennement trouvées et propose une traduction anglaise parfois
partielle qui ne donne pas le texte grec des inscriptions. Nous le citons désormais comme “H. W. Parke”.
3 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 18 ; OC, 13 ; I. G. Bulg. 1, n° 224, Varna (Odessos) ; cf. C. Picard, Éphèse
et Claros, recherches sur les sanctuaires et les cultes de l’Ionie du Nord, Paris, 1922, p. 303 et 694 ; L. Robert,
Laodicée du Lycus, Quebec et Paris, 1969, p. 305 n. 4 ; H. W. Parke, p. 157.
4 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 8 ; OC, 9 ; K. Buresch, Apolleon Klarios, Untersuchungen zum
Orakelwesen des spateren Altertums, Leipzig, 1889, p. 10 ; (IGR IV, 1498) ; J. Keil, A. von Premerstein, Bericht
über eine Reise in Lydien und der südlichen Aiolis ausgeführt 1906, Denkschriften der kaiserlichen Akad. der
Wiss. in Wien (Phil.-Hist. Klasse), 53, 2, 1908, p. 8 n° 16 - étude importante mais trop souvent ignorée selon J.
F. Gilliam, p. 238. Cf. J. et L. Robert, Bull. Ép., 1958, n° 434 ; H. W. Parke, pp. 150-151 ; L. Robert, A travers
La peste antonine : guerres et épidémie 1265

en Thrace1, Hierapolis (Pamukkale) en Phrygie2 et enfin Pergame3 et Ephèse4. Les inscriptions


de Caesarea Troketta, Hierapolis et Pergame5 donnent explicitement le nom de l’oracle, il
s’agit de celui - bien connu - d’Apollon Claros, non loin de Colophon. Le texte de
l’inscription d’Éphèse semble devoir aussi être attribué à Apollon Claros6. De même, le texte
et les thèmes abordés par l’oracle trouvé à Callipolis sont très proches de ceux des oracles où
l’oracle d’Apollon est explicitement mentionné comme étant celui de Claros - en particulier
de celui de Caesarea Troketta7. On ne peut cependant conclure de cette importance d’Apollon
Claros, ni à une stricte spécialisation de l’oracle - qui s’exprime sur beaucoup d’autres
questions -, ni à un monopole8, ni à une stricte contemporanéité de ces différents oracles.
Cependant il est certain que l'oracle de Claros avait une orientation, et que l'on peut constater
"le caractère essentiel des démarches auprès de l'Apollon de Claros et pour lequel il est
consulté officiellement par les cités : épidémies, stérilité du sol etc."9, et dans ces moments
d’inquiétude intense “on envoyait des députés à Claros et le lieu d’oracle était assiégé”10. Cela
pourrait plaider contre l'idée que les oracles contre la peste aient tous été délivrés en peu de
temps, et plutôt faire penser qu'ils témoignent d'une tradition qui amalgame, dans une même

l'Asie Mineure, Poètes et prosateurs, monnaies grecques, voyageurs et géographes, BEFAR 239, Paris, 1980,
pp. 405-408.
1 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 9 ; OC, 10 ; G. Kaibel, Epigrammata Graeca ex lapidibus conlecta, Berlin,
1878, n° 1034 ; H. W. Parke, pp. 152-153 ; la provenance exacte n’est cependant pas sûre : cf. J. et L. Robert,
Hellenica, IX, 1950, p. 85 et J. F. Gilliam, p. 237.
2 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 4 ; OC, 11, et cf. OC, 18 ; G. Pugliese Carratelli, “Crhsmoài di Apollo
Kareios e Apollo Klarios a Hierapolis in Frigia”, Annuario Ss. Arch. At., 61-62, 1963-1964, pp. 351-370 (cf. J. et
L. Robert, Bull. Ép., 1967, n° 582) ; H. Lloyd Jones, M. L. West, Maia, 18, 1966, p. 263 ; M. L. West, ZPE, 1,
1967, 183 ; H. W. Parke, pp. 153-154.
3 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 2 ; OC, 12 ; CIG 3528 ; (IGR IV, 360) ; G. Kaibel, Epigrammata Graeca ex
lapidibus conlecta, Berlin, 1878, n° 1035 ; K. Buresch, Apolleon Klarios Untersuchungen zum Orakelwesen des
spateren Altertums, Leipzig, 1889, pp. 70 sq. ; Ch. Picard, “Un oracle d’Apollon Clarios à Pergame.”, BCH, 46,
1922, pp. 190-197, article dont l’importance fut souvent rappelée par L. Robert (Bulletin Épigraphique, 1952, n°
66 et n° 180 ; 1956, n° 27a ; 1957, n° 401 ; Laodicée du Lycus, Quebec et Paris, 1969, p. 305) ; W. Peek, ZPE,
21, 1976, p. 280 ; H.W. Parke, pp. 155-156.
4 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 11 ; C’est l’inscription dont la découverte est la plus récente, elle n’était
donc pas connue de H. W. Parke ni de J.R. Somolinos ; la première publication fut celle de D. Knibbe, “Das
‘Parthermonument’ von Ephesos. (Parther)siegesaltar der Artemis (und Kenotaph des L. Verus) an der Triodos.
Anhang : Orakel Apollons”, Osterreichisches Archäologisches Institut. Berichte und Materialen, 1, 1991, pp. 14
sq. Elle fut reprise par R. Merkelbach, “Ein Orakel des Apollo für Artemis von Koloe.”, ZPE, 88, 1991, pp. 71
sq. et F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE, 92, 1992, pp. 267-277
reprend le texte grec, propose une traduction et un assez long commentaire.
5 L’identification d’Apollon Claros pour l’oracle trouvé à Pergame est due à Ch. Picard, “Un oracle
d’Apollon Clarios à Pergame.”, BCH, 46, 1922, p. 190.
6 Identification proposée par F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE,
92, 1992, p. 272 sur la base de critères élaborés par L. Robert (CRAI, 1986, pp. 590-592 = O. M. S., V, pp. 570-
572) mais il remarquait qu’il y a plusieurs différences importantes entre cet oracle et les autres oracles de Claros
concernant une peste. Cf. J. Stauber et R. Merkelbach, n° 11.
7 H. W. Parke, pp. 150-151 ; OC 9 ; J. Stauber et R. Merkelbach, n° 9.
8 On ne s'adresse d'ailleurs pas qu'à Apollon lors des épidémies de peste, ainsi sur une inscription de Smyrne,
datée de la fin du II° ou du III° siècle (CIG, 3165 ; Kaibel, 1030 ; reprise par IGR IV, 1389 qui propose de la
dater de l’époque de Marc Aurèle), c'est le dieu fleuve Méles qui est concerné. cf. J. F. Gilliam, p. 236.
9 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, Poètes et prosateurs, monnaies grecques, voyageurs et géographes,
BEFAR 239, Paris, 1980, p. 404.
10 Aelius Aristide, Discours Sacrés, trad. française A. J. Festugière, Macula, Paris, 1986, pp. 76-77 = Keil,
XLIX, 38 ; il s’agit du tremblement de terre à Smyrne vers 147.
La peste antonine : guerres et épidémie 1266

optique, des événements singuliers et divers. D'autres maux - nous le verrons - sont
mentionnés par l'Apollon de Claros dans des termes très proches de ceux utilisés pour la
peste.

2.1.2.- Une chronologie disputée


Il ne s’agit pourtant pas de suppositions vaines et gratuites, car elles déterminent la nature
même de ce dossier : témoignages reflétant une pratique régulière et “ordinaire”, s’étalant sur
une assez longue plage chronologique ou, au contraire, témoignages d’une situation grave,
ponctuelle et inédite. Les avis sur le dossier divergent le plus souvent. Si Gilliam, à la suite de
Keil et Von Premerstein, affirme que la connection chronologique et épidémiologique entre
les différents oracles est douteuse1, le lien de ces oracles à l’épidémie de peste prétendument
apportée par Lucius Vérus fut souvent affirmé2. H. W. Parke contourne le problème et après
avoir noté que les fortes ressemblances de formes et de contenus suggèrent que les
inscriptions forment un groupe très uni, il signale que les oracles peuvent avoir été donnés
dans l’intervalle de plusieurs années puisque les sources littéraires montrent que l’épidémie
initiale fut suivie de poussées récurrentes3. De même on ne peut que louer la prudence du
grand épigraphiste A. Degrassi4 : “Delle numerose iscrizioni greche messe già in relazione
con la peste, più di una resulta di età più antica o più recente di Marc’ Aurelio, altre possono,
manon devono, riferirsi alla pestilenza di questo imperatore”5.
À partir d’un dossier épigraphique de Stobi, J. Wiseman a tenté de mettre en connection,
avec diverses inscriptions, les différents oracles de Claros ayant trait à la peste6. J. Wiseman
rapprochait un primipile, C. Aelius Priscus, mentionné sur une base de statue de Stobi, d’une
prêtresse d’Artémis et des Empereurs, Claudia Prisca. Une des deux inscriptions mentionnant
cette prêtresse à Stobi, qui nomme Apollon Claros et un oracle7, était rattachée par
J. Wiseman à une inscription connue depuis longtemps et relatant la venue d’un théopropos

1 J. F. Gilliam, p. 238 : “there are positive reasons to doubt the connection”. Cf. J. Keil, A. von Premerstein,
Berichte über eine Reise in Lydien und der südlichen Aiolis ausgeführt 1906, Denkschriften der kaiserlichen
Akad. der Wiss. in Wien (Phil.-Hist. Klasse), 53, 2, 1908, pp. 10-11, qui fondaient leur argumentation en
insistant sur la partie de l’oracle consacrée à la famine, cf. infra. J. Stauber et R. Merkelbach ne prennent pas
position sur la question.
2 Par exemple M. Rostovtseff, HESER, traduction française, Paris, 1988, p. 574, n. 23.
3 H. W. Parke, p. 150, nous paraphrasons ici son argumentation.
4 A. Degrassi, “Epigraphica 1 ; 5 : Testimonianze epigrafiche vere o presunte di epidemie della età imperiale
in Italia.”, Memorie dell’Academia Nazionale dei Lincei, Classe di Scienze morali, storiche e filologiche, ser.
VIII, vol. IX, 1963, pp. 154-161 ; maintenant dans Scritti vari di antichità (3), Venise et Trieste, 1967, pp. 19-
28. Nous citons cet important article - qui complétait alors celui de Gilliam - dans la pagination de ce dernier
recueil.
5 A. Degrassi, op. cit., p. 20 ; nous soulignons.
6 J. Wiseman, "Gods, War and Plague in the Time of the Antonines.", Studies in the Antiquities of Stobi I,
Belgrade, 1973, pp. 143-183, désormais cité comme J. Wiseman.
7 J. Wiseman, n° 3, p. 153 ; OC, 22. L’oracle de Claros à Stobi fut publié pour la première fois par N. Vulic
en 1931 (Spomenik, 78, p. 239, n°637, non vidimus), puis repris par Ch. Picard, “D’Éphèse à la Gaule et de Stobi
(Macédoine) à Claros”, REG, 1957, pp. 112-117, mais qui ne l’identifiait pas comme un oracle : cf. J. et
L. Robert, Bull. Ép., 1958, n° 303.
La peste antonine : guerres et épidémie 1267

de Stobi à Claros entre 162 et 1681. J. Wiseman considérait alors ces inscriptions dans le
cadre du récit traditionnel de la peste, amenée d’Orient par l’armée de Lucius Verus : Stobi
aurait consulté l’Apollon de Claros en raison de la peste et de ses effets ravageurs2. En
conséquence, J. Wiseman avançait l’idée d’une contemporanéité des oracles mentionnant la
peste et leur rapportait aussi deux autres oracles de Claros délivrés pour Iconium et pour
Syedra3.
Ces hypothèses étaient plus que fragiles et furent justement critiquées par Jeanne et Louis
Robert dans leur recension du Bulletin Épigraphique de 19744. Les déductions onomastiques
et généalogiques de J. Wiseman sont certes plausibles, quoique parfois risquées, mais elles ne
peuvent fournir d’éléments de datations, et surtout dans son désir de rattacher les divers
oracles de Claros à la peste de Marc Aurèle, il allait trop loin. J. et L. Robert rappelaient que
les oracles délivrés pour Iconium et Syedra ne concernent pas une épidémie, et qu’il est donc
“impossible” et “aberrant” de les rapprocher de la peste Antonine. J et L. Robert avançaient
aussi qu’une telle démarche pour les autres oracles est arbitraire : “il n’y a pas que des
épidémies générales dans l’Empire. J. F. Gilliam le marquait bien dans [son] article, que J.
Wiseman cite avec considération, mais dont il ne fait pas son profit dans le cas présent”5. Par
ailleurs rien ne permet de lier formellement la visite du theopropos de Stobi à la μαρτυρία
d’Apollon sur la prêtresse Claudia Prisca. De même que ce n’est pas parce que dans la même
prytanie le sanctuaire d’Apollon a aussi reçu une délégation venant d’Odessos, que l’on doit
obligatoirement la lier avec l’oracle délivré à cette même ville au sujet d’une peste6.
Dans son édition et son commentaire des oracles de Claros et Didymes, J. R. Somolinos a
tenté de proposer des datations fines, tout en restant prudent. Les hypothèses de datations qu’il
avance dans ses commentaires militent très clairement pour des datations très diverses, et
répartissent les différents oracles contre des épidémies sur tout le deuxième siècle de notre
ère. Malgré les risques et les imprécisions propres à toutes tentatives de ce genre, les
conclusions avancées sont intéressantes car elles partent de critères internes propres à chaque
inscription et non de rapprochements fortuits. Reprenant les travaux de L. Robert et de Keil et
Premerstein, J. R. Somolinos doute très fortement d’une contemporanéité de l’oracle de
Caesarea Troketta et de la grande peste de 1667. Sur des critères stylistiques, paléographiques

1 Jahreshefte, 15 (1912), p. 52, n° 20 ; Cette inscription est datée de la 87ème prytanie du dieu, c’est-à-dire
entre l’année 164-165 (comprise) et l’année 168-169 (exclue), la 86ème prytanie se trouvant vers 165, cf. J. et
L. Robert, Bull. Ép., 1958, n° 303 et surtout la base fondamentale de cette chronologie : J. et L. Robert, La
Carie. Histoire et géographie historique II : le plateau de Tabai et ses environs, Paris, 1954, pp. 203-216, plus
particulièrement pp. 210-213.
2 J. Wiseman, p. 176 inscr. n° 6 ; A. Premerstein, N. Vulic, JOAI, 6, 1903, Beiblatt 7-9, n° 10 ; sur la
situation de Stobi à cette époque voir infra notre discussion sur l’impact de l’épidémie.
3 Iconium : J. Stauber et R. Merkelbach, n° 16 ; OC, 20. Syedra : J. Stauber et R. Merkelbach, n° 15 ; OC, 19
et voir infra.
4 J. et L. Robert, Bull. Ép., 1974, n° 337.
5 Ibid. Cette attitude envers les arguments rassemblés par J.F. Gilliam est très courante dans l’historiographie
récente de la peste : on cite avec déférence son article, sans le suivre, ni même le discuter.
6 C’est ce que fait observer J.R. Somolinos, OC 22, p. 146.
7 OC 9, pp. 48-50. Voir infra sur le critère essentiel, la mention d’un Milétos fils de Glycon.
La peste antonine : guerres et épidémie 1268

et à partir de l’analyse des cérémonials, les oracles de Callipolis et Hierapolis sont datés de la
première moitié du deuxième siècle1. Celui de Pergame, enfin, est daté de la seconde moitié
du deuxième siècle, entre Antonin le Pieux et Caracalla, car Pergame y est deux fois néocore2.
Quand bien même l’on ne saurait toujours être convaincu par ses hypothèses, force est de
reconnaître avec J.R. Somolinos qu’il n’est pas démontrable, en l'état actuel de nos
connaissances, qu’un ou plusieurs de ces oracles traitent de la grande peste de l’époque de
Marc Aurèle.3
Cependant, F. Graf4 pense que la question de la chronologie des oracles est tranchée par la
découverte récente de l’oracle d’Éphèse. D’après lui, la réponse aux questions qui peuvent se
poser sur la date et la nature de l’oracle dont le texte a été retrouvé à Éphèse est évidente5 : il
s’agit de la peste de 165, ramenée par Lucius Vérus. Il faut ici citer son argumentation : “The
impact of the disease is not only shown by the historians’reports, but by a series of oracles
which all are connected with the sanctuary of Claros […] Althought some scholars doubted
wether all these texts should be connected with the same plague (after all, the symptoms of the
disease as disclosed in the inscriptions differ) the oracles are so close and homogenous and
the plague after 165 made such an impact that the unity seems virtually certain”6. Mais cet
argument n’est pas nouveau, et ce qui semble rendre l’identification évidente est à chercher
ailleurs : “a further confirmation might come from our inscription which Knibbe connected
with the Parthian Monument of Lucius Vérus in Ephesus - a monument which commemorated
this same expedition which had brought the disease”7. La certitude viendrait donc du lieu de
trouvaille de l’inscription. Mais la réalité n’est pas aussi évidente. Tout d’abord
l’interprétation et la signification exactes du monument, que l'on interprète en général, et sans
doute à raison, comme étant celui de Lucius Vérus, ne sont pas vraiment assurées8. Ensuite et
surtout, l’inscription qui est de taille relativement importante (1,09 m. X 0,89 m) a été
retrouvée en partie coupée et en réemploi : on ne peut donc pas dire “the find spot is relevant
for the text”9. Et quand bien même - serait-on tenté de dire ! - la proximité géographique a-t-
elle jamais prouvé une proximité de chronologie ou d’intention ? Surtout on peut se demander
si une telle démarche aurait été possible. Après avoir proposé - avec beaucoup de
vraisemblance - de voir dans cette inscription un oracle d’Apollon Claros donné à la ville de

1 OC 10 et 11, pp. 71-72.


2 OC 12, p. 87.
3 OC 13, p. 101, n. 3 et voir OC 22, p. 146, voir aussi OC 28, pp. 185-186.
4 F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE, 92, 1992, pp. 271-272.
5 idem, p. 271 : “obvious”.
6 idem, pp. 271-272.
7 idem, p. 272.
8 F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE, 92, 1992, p. 267 reconnaît
explicitement que l’identification du monument ne fait pas l’unanimité. Ainsi R. Ghirshman, “La Porte Noire de
Besançon et la prise de Ctésiphon.”, ANRW, II, 9, 1, p. 215 fait remarquer que le “monument d’Éphèse” est fort
mal conservé et que sa compréhension est peu sûre.
9 F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE, 92, 1992, p. 267 ;
cf. J. Stauber et R. Merkelbach, n° 11 : “Fundort : Ephesos inzweiter Verwendung verbaut”.
La peste antonine : guerres et épidémie 1269

Sardes1, mais impliquant les cultes d’Éphèse, F. Graf conclut : “The Ephesian copy of the
oracle then would be an honorary copy given by the Sardians to the town where the help came
from - perhaps with the additional aim of honouring Lucius Verus at whose monument it was
displayed2”. On comprend mal pourquoi Sardes aurait honoré le chef de l’armée ayant apporté
apporté la peste, et on comprend encore plus difficilement comment l’empereur aurait pu se
sentir honoré par un oracle indiquant - indirectement certes - le rôle qu’il aurait joué -
involontairement, mais fatalement - dans ce qui devenait un cataclysme. Les honneurs que les
Éphésiens tressèrent réellement à Lucius Vérus et à son armée sont bien différents3, et l’on
conçoit mal un honneur d’aussi mauvais présage.

2.1.3.- Replacer le dossier dans son contexte


En fait on ne peut guère déduire - à propos de la peste antonine - quelque chose des seuls
oracles. On pourrait penser que leurs situations géographiques sont significatives, non plus au
niveau de la trouvaille isolée - comme à Éphèse - mais considérées ensemble. Il est vrai que
certains des oracles semblent avoir pu jalonner la route qu'empruntèrent peut-être certains des
soldats de Lucius Vérus pour revenir en Occident : Hiérapolis, Éphèse, Pergame puis la
Thrace et la Mésie Inférieure. Mais cela ne peut être qu'une hypothèse, car il nous est
impossible d'établir une chronologie relative des oracles4. Si l'on suppose que la distribution
géographique des oracles de la peste suit le chemin de Lucius Vérus, comment expliquer le
cas de Caesarea Troketta, isolée dans les montagnes de Lydie ? De même les pierres tombales
des soldats morts à l'aller ou au retour d'une expédition parthique ne se trouvent pas
exactement sur les mêmes axes5. En fait la direction principale des expéditions militaires en
Asie Mineure et en Anatolie longe alors un axe Nord-Ouest ; Sud-Est, de la région de Nicée à
la Cilicie, en passant par les deux nœuds de communications qu'étaient Iconium et Ancyre6.
Bien qu'important, l'axe Hierapolis - Éphèse est devenu secondaire. Éphèse semble,
cependant, garder un rôle de port tourné vers l'Occident7, et son prestige en fait une étape

1 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 11, restent plus prudents sur la question de la ville concernée, se contentant
de parler d’un oracle pour une ville sur l’Hermos.
2 Nous soulignons, F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE, 92, 1992,
p. 274.
3 Ces honneurs sont essentiellement dus au riche et célèbre sophiste T. Flavius Damianus, qui accueillit et
ravitailla Lucius et son armée alors qu’il était sur le chemin du retour [voir l’annexe à notre notice n° 106]. De la
même manière Vedius Gaius avait logé Lucius en 162 ou 164 (Forsch. Eph. III, p. 161 sq. n° 80). De même
T. Flavius Damianus honora au moins un des brillants jeunes officiers de cette armée => Iunius Maximus.
4 L'oracle de Callipolis est très proche de celui de Troketta (même formule introductive etc …) mais cela ne
peut nous donner aucun indice chronologique. Sans doute avaient-ils un modèle commun, ou se sont-ils suivis.
L'oracle d'Hierapolis insiste explicitement sur le fait que la ville d'Hierapolis n'est pas seule à être touchée : il
n'est donc sans doute pas le premier à avoir été formulé.
5 Elles ne peuvent pas non plus être rapprochées aussi arbitrairement que le fait J. Wiseman p. 174.
6 Cf. B Rémy, L'évolution administrative de l'Anatolie …, p. 11 et p. 13.
7 M. Reddé, Mare Nostrum. Les infrastructures, le dispositif et l'histoire de la marine romaine sous l'Empire
romain. Rome-Paris, 1986, p. 377 : il rapproche - avec prudence - de l'époque de Marc Aurèle l'inscription de
T. Valerius Secundus soldat de la VIII° cohorte prétorienne qui fut stationarius à Éphèse (ILS 2052) et celle d'un
scribe de la flotte de Misène, mort à Éphèse, in munere missus (ILS 2888) [voir l’annexe à la notice n° 106].
La peste antonine : guerres et épidémie 1270

privilégiée pour l'empereur et sa suite1. Le Sud-Ouest de l'Anatolie ne fut donc pas totalement
évité par les troupes2. Mais une corrélation exacte entre les deux axes ( militaire et
épidémique ) ne pourrait non plus être tenue comme une preuve : les maladies suivent
naturellement les grands axes de communication sans qu'une armée en déplacement soit
nécessaire.
Pour comprendre ce dossier, il faut donc l’aborder autrement, en l'éclairant par d'autres
sources et en considérant le contexte général dans lequel celles-ci s'inscrivent. La situation de
l'Asie Mineure était loin d'être partout et toujours aussi prospère que pourraient le laisser
penser les ruines spectaculaires que nous pouvons encore contempler aujourd'hui. Certains
fléaux étaient plus ou moins endémiques, non seulement en Anatolie mais aussi en Asie : le
brigandage est ainsi bien attesté3. Il est d'ailleurs très intéressant de remarquer qu'un oracle,
sans doute de Claros, adressé à la ville de Syedra, en Pamphylie, parle de phénomènes
d'insécurité (piraterie ou brigandage, le texte est assez vague) dans des termes proches de ceux
utilisés dans les oracles donnés pour la peste4. Il est intéressant de noter que le règne de
Lucius Verus constitue le terminus ante quem de cet oracle comme l’a brillamment montré
Louis Robert5, il est même tout à fait possible que l’oracle ait été délivré entre 161 et 169.
Mais cette coïncidence chronologique ne saurait suffire à le transformer en un oracle contre la
peste comme le voulait J. Wiseman6. À Syedra comme à Iconium, il s’agit de troubles locaux
qui ne réclament pas nécessairement d’être rattachés à la “grande histoire”, quand bien même
il ne faut pas oublier que ces brigands ou pirates pouvaient fortement perturber la vie de la
cité.
La famine est aussi souvent un mal qui menace ces communautés, et peut-être la craint-on
à chaque cherté, guettant les responsables : mauvaise récolte ou spéculateurs7. Les disettes ne
sont pas alors généralisées, mais elles sont suffisantes pour ébranler une cité, une région et la
rendre réceptive à diverses maladies. Il est admis que lors des crises de mortalité de l'Ancien
Régime, le plus souvent, "l'épidémie seconde suivait la cherté première"8. J.F. Gilliam voyait

1 Lucius Vérus y accueille Lucilla son épouse en 164 : S.H.A., Vita Veri, VII, 7.
2 Outre les inscriptions d'Éphèse on ne possède malheureusement pas pour la guerre parthique de Lucius
Vérus l'équivalent des documents connus pour le ravitaillement de l'armée de Trajan (AE 1911, n° 161 à
Alabanda en Carie. IGR III, 208. TAM II, 905 (IGR III 739)). Voir l’annexe à notre notice n° 106.
3 Ainsi la célèbre lettre de Fronton, ad Ant. Pium, 8 ; bilan général dans C. Wolff, Les brigands dans l'Orient
romain (thèse, décembre 1996), Université Lyon III, pp. 129-167, mais qui semble ignorer les inscriptions de
Syedra et Iconium.
4 Cf. H. W. Parke, pp. 157-159 ; J. Stauber et R. Merkelbach, n° 15 (Syedra) et n° 16 (Ikonion).
5 L. Robert, “Un oracle à Syedra, les monnaies et le culte d’Arès“, Documents de l’Asie Mineure
méridionale, Genève et Paris, 1966, pp. 91-100. Cf. OC, 19, pp. 129-130.
6 J. Wiseman, p. 177 et surtout p. 178 n. 83 et p. 179.
7 Voir Dion de Pruse, 46, 8-12 qui se trouve accusé. Commentaire et traduction française dans Dion de Pruse,
Discours Bithyniens, trad. et présentation M. Cuvigny, Besançon, 1994, pp. 125-134.
8 P. Goubert, Histoire économique et sociale de la France, t. 2, Paris, P.U.F., 1970. Cette affirmation très
générale a été nuancée par les travaux plus récents, mais bien des points sont encore débattus sur les rapports qui
peuvent exister entre malnutrition et épidémie, cf. P. Bourdelais, “Épidémies et population : bilan et perspectives
de recherches”, Annales de démographie historique, 1997, pp. 9-26 et surtout pp. 10-11. Il faut noter que les
épidémies de variole semblent cependant être peu sensibles à l’état nutritionnel des populations. Cf. infra pour la
situation en Italie.
La peste antonine : guerres et épidémie 1271

dans les famines locales la cause principale des pestes signalées dans les oracles, disant ainsi
de l'oracle de Troketta : "The oracle speaks of failure of crops and famine as having occured
and pestilence as anticipated. This is the convincing interpretation of Keil and Premerstein"1.
Nous retrouvons donc ce lien entre "peste" et disette, dont nous avons déjà parlé pour l'armée,
et ces deux maux étaient liés pour les contemporains2. Mais bien que ce lien soit certain on ne
ne peut sans doute pas suivre totalement J. F. Gilliam, et nier la spécificité relative de la
maladie décrite dans l’oracle. Mais il nous semble essentiel de considérer, en premier lieu,
que tout témoignage d’épidémie ne peut pas être a priori directement rapporté à la peste
antonine et, en second lieu, que cette dernière ne s'est pas répandue à la suite de l'armée de
Lucius Vérus tel un deus ex machina, mais qu'elle consacrait un état sanitaire et social propre
à l'empire en cette fin du deuxième siècle - il nous faudra revenir sur cette question. L'idée
d'un choc biologique entre Rome et l'Orient, semblable à celui que subirent les Amériques au
XVI° siècle, ne peut être envisagée sérieusement3. Les échanges pacifiques et réguliers entre
ces régions étaient nombreux, et l'on ne peut penser sérieusement un instant à une maladie
contagieuse décimant les colonnes des militaires mais évitant consciencieusement les
caravanes des marchands… Il est, par contre, fort possible que les déplacements militaires,
par leur importance inaccoutumée, aient renforcé des directions d'épidémisation, en rendant
plus rapide - et plus visible - la diffusion de l'épidémie, et aient aggravé localement la
situation sanitaire et épidémique4.

2.2.- La maladie d'Aelius Aristide


Il est cependant clair que la peste antonine fut perçue et reçue dans le cadre culturel et
religieux que reflètent les oracles que l’épigraphie nous a conservés. Quelques autres sources
littéraires peuvent alors nous aider à comprendre ces phénomènes, et à tenter de différencier
les "pestes" locales et occasionnelles de la maladie qui a pu se développer durant le règne de
Marc Aurèle. Ainsi on peut se demander si la maladie qui a frappé Smyrne et qui est décrite

1 J.F. Gilliam, p. 237, nous soulignons. Cf. OC 9, p. 50.


2 Ainsi sur une inscription du III° ou du IV° siècle à Aphrodisias : "loimon kai limon", cf. Th. Reinach, REG,
19, 1906, p. 142, n°75. M. Rostovtseff, HESER, trad. française, Paris, 1988, p. 613, n. 15 hésitait sur la datation.

3 La comparaison qu'esquisse R.P. Duncan-Jones, p. 115, n. 85, ne nous semble donc pas recevable, y
compris pour la peste justinienne. Une maladie émergente est souvent plus violente que par la suite, mais la
brutale confrontation de deux environnements microbiens comme cela est arrivé en 1492 est quelque chose de
quasiment unique, cf. J. Ruffié et J.-C. Sournia, Les épidémies dans l'histoire de l'homme, de la peste au SIDA.
Essai d'anthropologie médicale, 2ème édition, Paris, pp. 176-196, mais aussi pp. 19-31. La comparaison entre
notre époque et 1492 semble être due à W.H. McNeill, Plagues and Peoples, 1983, p. 116 pour qui la peste
antonine serait à expliquer par les contacts romains avec le “disease pool” de la Chine qui aurait été isolé
jusqu’alors ; voir R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of Roman Egypt, Cambridge, 1994, p. 174 n. 18.
S’il est vrai que seule notre époque semble témoigner de contacts explicites entre l’empire des Han et celui des
Romains on ne saurait décrire l’un comme l’autre en termes d’isolement biologique. Sur ces contacts :
J.N. Robert, De Rome à la Chine. Sur les routes de la soie au temps des Césars, Paris, 1993, 390 p.
4 Pour une comparaison moderne - en gardant à l'esprit que les conditions sont radicalement différentes -
permettant une enquête quantitative, on pourra voir : P. Bourdelais et J.-Y. Raulot, "La marche du choléra en
France : 1832 et 1854", A.E.S.C., 1, 1978, pp. 125-142, et plus particulièrement p. 138 sur le rôle important des
mouvements de troupes, mais p. 140 : "Toutes les personnes qui se déplacent, qu'elles soient nourrices, ouvriers
migrants, ou soldats en mouvement, peuvent être des agents de contamination".
La peste antonine : guerres et épidémie 1272

par Aelius Aristide1 était un phénomène local et à la portée très limitée, ou si au contraire, il
s'agissait bien de la maladie que l'armée de Lucius Vérus aurait rapportée. Or nous savons que
l'épidémie de Smyrne doit être datée de l'été 1652 : on ne peut donc parler ici du rôle de
l'armée. Faut-il alors penser que l'épidémie avait débuté avant la fin de la guerre parthique, et
ailleurs ? Le texte d'Aelius Aristide, malgré toute l'attention qu'il porte à ses symptômes, ne
nous offre pas beaucoup d'éléments de comparaison. J. F. Gilliam3 faisait remarquer que la
description d'Aristide différait de celle de Galien, mais cela ne suffit pas à prouver la
dissemblance de la maladie. On ne peut pas accepter la reconstruction de C.A. Behr qui veut
expliquer les incohérences apparentes de nos sources par l’existence de deux épidémies
presque simultanées4 : Aristide et Galien ne portent pas le même regard sur la maladie et ses
symptômes. Il est de plus fort possible qu'Aelius n'ait pas été à proprement parler malade de la
"peste", mais bien plutôt d'une de ses nombreuses crises d'hypocondrie : il ne pouvait manquer
d'être malade alors que toute la ville l'était ! Mais on ne peut guère tirer d'informations sur la
maladie et sa virulence. Ainsi la mort de son frère de lait n'est signalée que parce que c'était
"celui qui avait le plus de mérite"5 et parce qu'il mourut le jour de la guérison d'Aelius
Aristide. Le récit de la contamination a le mérite de nous montrer la perception de la
progression de la maladie dans la maisonnée et dans l'entourage du rhéteur, mais il ne faut pas
le prendre comme un compte rendu naïf, il est au contraire très construit. De la contamination
"de presque tous [les] voisins" à celle du rhéteur la focalisation est progressive : "De mes
domestiques, d'abord deux, puis trois, tombèrent malades, puis un autre et un autre, puis tous
furent au lit, jeunes et vieux, enfin le mal me prit moi-même"6. La suite du récit est encore
plus rhétorique : la maladie atteint jusqu'aux bêtes de somme et ceux qui sont frappés gisent
au hasard devant les portes. La mort des animaux - qui se trouve aussi chez Hérodien7-
remonte à Thucydide, de même que les morts frappés au hasard dans la rue8. On peut
cependant juger de l'importance somme toute très relative de cet épisode si l'on pense à ce qui

1 Aelius Aristide, Orat., XLVIII, 37-44 et aussi : XXXIII, 6 et 30-31 ; L, 9 ; LI, 25 (Keil). Cf. J. F. Gilliam,
p. 232 ; I. Avotins, “A reinterpretation of Aelius Aristides 33. 30-31 K”, Transaction and Proceedings of the
American Philological Association, CXII, 1982, pp. 1-6 (en particulier sur le § 30). Peut-être faut-il rapprocher
de cette épidémie l'inscription dont nous avons parlé plus haut : CIG, 3165 ; Kaibel, 1030 (IGR IV, 1389).
2 Comme le faisait remarquer J. F. Gilliam (p. 232) la datation, parfois avancée, de 162 est sans doute erronée
; voir les notes de H.-D. Saffrey à la traduction de A. J. Festugière : Aelius Aristide, Discours Sacrés, Macula,
Paris, 1986, p. 140, n. 69 et en dernier lieu C. A. Behr, "Studies on the Biography of Aelius Aristides.", ANRW,
II, 34, 2, 1994, pp. 1141-1151.
3 J. F. Gilliam, p. 232.
4 C. A. Behr, Aelius Aristides and the Sacred Tales, Amsterdam, 1968, pp. 96-98 et pp. 166-167.
5 Aelius Aristide, Discours Sacrés, trad. française A. J. Festugière, Macula, Paris, 1986, p. 58 = Keil,
XLVIII, 44.
6 Aelius Aristide, Discours Sacrés, trad. française A. J. Festugière, Macula, Paris, 1986, p. 57 = Keil,
XLVIII, 38.
7 Hérodien, I, 12, 1.
8 Thucydide II, 50 pour les animaux touchés et II, 52 pour les cadavres ; cf. infra.
La peste antonine : guerres et épidémie 1273

nous est dit de l'état florissant de la ville, à la veille de ce qui fut sans doute une véritable
catastrophe : le séisme de 1781.
Que cette épidémie ait été celle que Galien signale un peu plus tard ou non, une conclusion
s'impose : la description et la relation de la maladie se situent toujours dans un horizon
d'attente propre à chaque témoin, où se confrontent les références passées et les
préoccupations momentanées2. Cet horizon centré sur la personne d'Aristide et sa culture ne
peut se ramener exactement à celui des oracles qui est, lui, orienté par le rapport particulier de
la ville au sanctuaire, et par l'histoire de l'un et de l'autre. De ce rapport et de ces histoires -
celle de la ville, les oracles qu'avait pu délivrer le sanctuaire auparavant etc… - beaucoup de
choses nous échappent. Toutefois, l'adaptation des prescriptions aux cités - fastueuses pour
Pergame, modestes pour Césarée - montre bien qu'à chaque fois c'est un ensemble particulier
et nouveau de rapports symboliques qui s'institue et que le cadre dans lequel est perçue
l'épidémie est celui de la cité. Quand bien même l'oracle signale l'existence d'autres foyers -
c'est le cas pour l'oracle donné à Hiérapolis - et quand bien même certaines prescriptions se
répètent - élever une statue -, il ne semble pas y avoir de perception globale, étendue à une
province ou à l'Empire. On voit là la différence avec le discours tenu par les historiens où
l'épidémie iradie d'un point et d'un moment symbolique pour recouvrir tout l'Empire. On
comprend aussi comment la comparaison de toutes ces sources ne peut pas converger vers une
seule conclusion, un seul phénomène, qui serait l'épidémie "réelle", mais qu'il nous faut
toujours le supposer - comme hypothèse - à défaut de le constater.

2.3.- Les oracles d'Alexandre


2.3.1.- Trois oracles, trois catastrophes…
Une de nos sources a cependant le mérite de confronter l'approche religieuse, oraculaire de
l'épidémie, à une approche plus historicisante, puisqu'il s'agit de faire l'histoire d'un "oracle".
La rhétorique n'est pas non plus absente de ce texte, non pas certes comme chez Aelius
Aristide, mais plutôt en tant qu'elle vise à la satire, à l'attaque pamphlétaire. Ce texte est, bien
sûr, l'histoire d'Alexandre le faux prophète de Lucien. C'est un texte plus tardif que Comment
on doit écrire l'histoire, Lucien l'écrit après 180 et raconte les péripéties d'Alexandre et de son
serpent Glycon longtemps après qu'elles se sont écoulées et que l'un et l'autre sont morts. La
peste, et l'oracle délivré par Alexandre à cette occasion, constitue un épisode parmi d'autres
dans la carrière du "charlatan"3. Cet épisode est néanmoins relativement important1, et peut
1 Aelius Aristide, Orat., XVIII - XXI (Keil). Quand bien même Aelius Aristide pouvait croire qu’il avait un
rapport particulier aux séismes (Discours Sacrés, trad. française A. J. Festugière, Macula, Paris, 1986, pp. 76-78
= Keil, XLIX, 38-43) et s’il faut tenir compte là aussi des effets de rhétorique, la différence d'importance reste
nette ; voir aussi Philostrate, Lives of the sophists, éd. W. C. Wright, Loeb, London, 1989, pp. 215-217 (II, 9) ;
Dion Cassius, LXXII (LXXI), 32, 3 (E. Cary, pp. 56-57).
2 Horizon qui n'est jamais réductible à la vision clinique du savoir médical : le discours historique doit être
conscient de cet écart, voir ainsi : J. Revel et J.-P. Peter, "Le corps. L'homme malade et son histoire.", in Faire de
l'histoire III, Nouveaux objets, Paris, 1974, pp. 226-256.
3 Lucien, Alexandre le faux prophète, 36. Édition et traduction française par M. Caster, Études sur Alexandre
Alexandre ou le faux prophète de Lucien, Belles - Lettres, Paris, 1938, LXV p. de traduction, 102 p. de
commentaire. Le commentaire donné par M. Caster, aujourd'hui en partie dépassé, était aussi parfois contestable
La peste antonine : guerres et épidémie 1274

s'inscrire dans une série. Plusieurs des oracles d'Alexandre sont en effet mis en rapport avec
les grands désastres de la première décennie du règne de Marc Aurèle. Le premier est
évidemment l'oracle "autophone" délivré au malheureux Sévérianus, peu de temps avant sa
cuisante défaite devant Chosroes2. Alexandre corrigea alors les archives de ses oracles… La
mémoire de la défaite de Sévérianus est ici beaucoup moins dramatique que dans Comment
écrire l'histoire. Plus de quinze ans ont passé, les Parthes ont été vaincus, de longues guerres
se sont déroulées en Occident et plusieurs des principaux acteurs de la guerre Parthique
(Lucius Vérus, => Statius Priscus, => Avidius Cassius …) sont morts. Le temps des
exaltations sur les campagnes d'Orient est fini, la rébellion d'Avidius Cassius ayant
probablement fortement accéléré ce changement de point de vue. Sévérianus, bien qu'assez
noble ou riche pour recevoir un oracle autophone, est désormais décrit comme un gaulois
borné et influençable.
La seconde catastrophe est justement la peste. Le déroulement est le même que pour la
défaite d'Élégeia : ceux qui suivent l'oracle subissent exactement le contraire de ce qui était
espéré. Severianus, encouragé à l'attaque, meurt avec ses troupes et les utilisateurs de la
phrase prophylactique - délivrée elle aussi par un oracle autophone - meurent frappés par la
maladie3. La "série" s'achève enfin avec le sommet de l'influence d'Alexandre, et de ses
échecs : "la plus grande" de ses impostures. Au plus fort de "la guerre en Germanie" alors que
Marc Aurèle est aux prises avec les Marcomans et les Quades, il délivre un oracle
recommandant de sacrifier deux lions, en les jetant vivants dans le Danube. Mais les lions
nagent et traversent le fleuve, pour finir tués par les barbares et cet épisode est alors suivi par
l'attaque des barbares sur Aquilée et l'Italie du Nord4 … Ces trois désastres devaient être assez
emblématiques des mauvais côtés de la période considérée. Ils permettent de sortir l'histoire
d'Alexandre de son côté anecdotique et de montrer la tromperie à l'œuvre, au cœur même de

ou pour le moins curieux. Sur la peste voir pp. 58-59. La bibliographie sur cet écrit de Lucien est assez
importante et bien des points sont assez disputés. Sur les conditions de son écriture cf. J. Schwartz, Biographie
de Lucien de Samosate, coll. Latomus n°83, Bruxelles-Berchem, 1965, 168 p., plus particulièrement pp. 23-24.
Sur les aspects religieux du problème cf. A. Culcer, "Cultul lui Glycon la Tomis si la Apulum [Le culte de
Glycon à Tomis et à Apulum].", Apulum, VI, 1967, pp. 611-617 (sur CIL III, 1021 et 1022 entre autres) ; Robin
Lane Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse de l'empire romain de la mort de Commode au
concile de Nicée, trad. fr. Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1997 (édition originale : Pagans and
Christians, 1986), pp. 254-277, et surtout : L. Robert, A travers l'Asie Mineure, Poètes et prosateurs, monnaies
grecques, voyageurs et géographes, BEFAR 239, Paris, 1980, p. 393-421 (désormais abrégé L. Robert, A travers
l'Asie Mineure) et "Le serpent Glycon d'Abônouteichos à Athènes et Artémis d'Éphèse à Rome", CRAI, 1981,
pp. 513-535 (= O.M.S. V, pp. 747-769).
1 J. F. Gilliam, p. 231 minimise beaucoup trop sans doute cette mention de la peste. On ne peut que le suivre
cependant quand il fait remarquer qu'une autre mention d'une peste (loimos) dans une œuvre de Lucien (Dialogue
des morts, 4) ne renvoie pas à un événement précis.
2 Lucien, Alexandre le faux prophète, 28.
3 Lucien, Alexandre le faux prophète, 36.
4 Lucien, Alexandre le faux prophète, 48. La symbolique du passage du fleuve est essentielle et mériterait,
dans un autre cadre, une analyse approfondie. Voir ainsi M.P. Speidel, "Swimming the Danube under Hadrian's
eyes. A Feat of the Emperors' Batavi Horse Guard.", Ancient Society, 22, p. 277-282 ; et pour une perspective
comparatiste, peut-être critiquable, mais qui a le mérite d'avoir vu l'importance du problème et d'être rigoureuse,
cf. J.-L. Desnier, Le passage du fleuve. Essai sur la légitimité du souverain. Annales littéraires de l'Université de
Besançon, L'Harmattan, Paris, 1995, 208 p. et La légitimité du prince III°-XII° siècles. La justice du fleuve.
L'Harmattan, Paris, 1997, 260 p.
La peste antonine : guerres et épidémie 1275

l'histoire de son temps. Ces trois oracles à la portée "générale" rythment les prophéties ayant
une portée plus restreinte, en même temps qu'ils témoignent de l'ascension continue
d'Alexandre : d'un gouverneur, on passe aux cités et aux peuples de l'empire1 puis aux guerres
que l'Empereur mène. Ces trois cas ne sont pas cependant séparés des autres oracles
d'Alexandre, car s'ils concernent bien plus d'un individu, leur faux prestige ne peut tenir qu'à
la crédulité de quelques personnes, comme pour les autres oracles : => Severianus pour le
premier, P. Mummius Sisenna Rutilianus2 pour le troisième. L'oracle au sujet de la peste se
distingue car il ne signale pas une personne particulière, cependant il suit un long passage
consacré au pouvoir qu'Alexandre avait sur Rutilianus. Son caractère est cependant plus
général, et il s'inscrit dans une série d'oracles qu'Alexandre avait envoyés aux villes de tout
l'empire pour les protéger de la peste, des incendies et des tremblements de terres3. Parmi ces
oracles, Lucien cite celui qui fut délivré lors de la peste à l'attention de tous les peuples de
l'empire : un vers qui devait attirer la protection de Phœbus sur ceux qui l'inscrivaient sur leur
seuil4.

2.3.2.- Les confirmations épigraphiques et leurs enseignements


Or ce vers a été retrouvé en partie sur une inscription d'Antioche5, où il se terminait par les
sept voyelles magiques qui avaient sans doute ici un rôle prophylactique6. Ce témoignage est
important7. Comme bien d'autres il atteste de l'importance réelle du culte qui s'était développé

1 Lucien, Alexandre le faux prophète, 36.


2 Lucien, Alexandre le faux prophète, 48 et aussi 4, 30-31, 33-35, 54-55, 60. Le cursus de ce personnage est
donné par deux inscriptions : CIL XIV, 3601 (ILS 1101) et CIL XIV, 4244 ; la nature et l'importance exacte de
son influence dans l'entourage de l'empereur ne manque pas de poser de nombreuses questions [voire notice
consacrée à => Sedatius Severianus]. La présence de personnages comme Alexandre ou ses séides en rapport
avec les campagnes de Marc Aurèle n'est pas étonnante, le prêtre égyptien Arnouphis, signalé par Dion Cassius
(LXXII, 8, 4) à l'occasion du miracle de la pluie, ne devait pas avoir un rôle très différent - cf. infra.
3 Les incendies devaient être relativement courants dans bien des villes - sans pour autant être à chaque fois
catastrophiques. Avec les épidémies et les famines, ils forment les calamités ordinaires dont on cherche à se
protéger (voir note suivante). Les séismes sont plus exceptionnels, mais le deuxième siècle en avait connu
plusieurs importants en Orient, qui avaient marqué les esprits, tant sous Antonin le Pieux (Pausanias, VIII, 43, 4 ;
Aelius Aristide, Discours Sacrés, trad. française A. J. Festugière, Macula, Paris, 1986, pp. 76-78 = Keil, XLIX,
38-43) que sous Marc Aurèle (cf. supra à propos d’Aelius Aristide).
4 Lucien ne devait guère croire en l’efficacité des inscriptions apotropaïques qu’il avait déjà raillées dans ses
Saturnalia (§ 18, Lucian, t. VI, ed. K. Kilburn, Loeb Classical Library, Cambridge - London, (1959), 1968,
p. 115) : les lois édictées par Chronosolon, faux prophète imaginaire, gravées et affichées protègent de la famine,
de la peste et des incendies. Nous pensons qu’il faut comprendre ici peste (loimos) dans un sens très général,
comme dans le cas du Dialogue des morts.
5 L'inscription fut originellement publiée par P. Perdrizet, “Une inscription d’Antioche qui reproduit un
oracle d’Alexandre d’Abonotichos”, CRAI, janvier 1903, pp. 62-66. Reprise par M. Caster, Études sur Alexandre
ou le faux prophète de Lucien, Belles - Lettres, Paris, 1938, pp. 58-59, l’inscription ne figure pourtant pas dans
IGLS III. J. F. Gilliam l'ignore mais il réfute en revanche (p. 236) l'identification de l'inscription Kaibel, 375
(P. Perdrizet, op. cit., n° 2 ; (IGR IV, 590) ; Peek, 607) (Aezani, Phrygie) avec l'oracle d'Alexandre : elle lui est
antérieure de plusieurs années et sa lecture avait été forcée. En dernier lieu sur l'inscription d'Antioche
cf. L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 404.
6 Cf. L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 404.
7 "Il faut insister d'ailleurs sur [cette] inscription" L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 404.
La peste antonine : guerres et épidémie 1276

développé autour d'Alexandre et de son serpent, et nous oblige à prendre en compte la


sincérité de ses fidèles1. Mais l'inscription "témoigne d'abord du sérieux de la documentation
de Lucien dans son pamphlet"2 et donc - comme l'a bien montré L. Robert - de l'ancrage
essentiel du texte de Lucien dans l'actualité de son époque. Enfin il nous faut penser que
l'épidémie menaçait aussi la Syrie et ses grandes cités. Cela renforça sans doute l'idée que le
mal venait du pays des Parthes et qu'il était identique aux maux endurés par l'armée d'Avidius
Cassius. On peut dès lors tenter légitimement une comparaison entre l'oracle d'Alexandre et
ceux qui nous sont connus par les inscriptions : la présence d'Apollon Phoebus dans celui
d'Alexandre montre bien qu'ils participent d'un même champ de croyance et témoigne des
liens de déférences que l'oracle de Glycon entretenait avec les autres oracles et tout
particulièrement avec celui de "son père" : Apollon Claros3. La mention de Phœbus peut donc
donc passer pour une référence aux oracles délivrés par Apollon Claros contre les épidémies
et les autres maux semblables. Renvoyer à Apollon Claros était donc "naturel et habile"4,
d'autant plus que "le recours d'Alexandre à Claros avait lieu quand l'oracle d'Apollon était
dans sa plus grande gloire"5. Les liens entre le prophète d'Abônouteichos, le culte de Glycon
et le sanctuaire de Claros peuvent aussi se constater sur une autre inscription liée à la peste :
celle de Caesarea Troketta.
Le lien entre cette inscription et Alexandre fut pressenti et signalé - comme hypothèse - par
son découvreur, K. Buresch, pour ensuite tomber dans l'oubli, le "silence complet"6. L. Robert
L. Robert a bien montré en 1980 - 90 ans plus tard ! - comment ce lien est incontestable7, il
reste cependant ignoré de H. W. Parke. L'inscription témoigne du fait que, conformément à un
oracle qui est reproduit dans l'inscription, la ville de Caesarea Troketta consacra aux Dieux
Augustes une statue d'Apollon Sôter. Les frais de la statue et de sa base furent payés par un
certain Milétos, "son prêtre". Or le nom complet de Milétos est donné comme suit dans
l'inscription : "Μειλήτου τοῦ Γλύκωνος Παφλαγόνος", Milétos fils de Glycon le
Paphlagonien8 ! Rappelant le chapitre du pamphlet de Lucien qui est consacré aux débauches

1 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, pp. 393-421 complète et corrige le travail de M. Caster et il faut noter
avec lui d'après les multiples documents dont nous disposons que "ce n'était donc pas un 'modeste culte', comme
on l'a dit" (L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 396), les monnaies et les statues de Glycon à Tomis et Athènes
témoignent de l'expansion du culte et de sa durée, cf. L. Robert, “Le serpent Glycon d’Abônouteichos à Athènes
et Artémis d’Éphèse à Rome”, CRAI, 1981, p. 514 (= O.M.S. V, p. 748).. Mais la prise en compte de la sincérité
de ces croyants n'empêche pas de voir - avec Lucien - les ambitions personnelles qui pouvaient coexister avec
cette religiosité.
2 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 404.
3 Lucien, Alexandre le faux prophète, 29, 36 et 43 ; cf. H. W. Parke, p. 148 et surtout L. Robert, A travers
l'Asie Mineure, pp. 403-404.
4 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 405.
5 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 404.
6 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 407.
7 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, pp. 405-414, identification reprise par J. Stauber et R. Merkelbach,
n° 8.
8 Cf. Robin Lane Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse de l'empire romain de la mort de
Commode au concile de Nicée, trad. fr. Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1997 (édition originale :
Pagans and Christians, 1986), pp. 255-256.
La peste antonine : guerres et épidémie 1277

d'Alexandre1, Louis Robert concluait : "je ne puis entendre ces mots de l'inscription de
Troketta autrement que selon ce qu'ils disent : Milétos était le fils de Glycon le Paphlagonien,
le dieu oraculaire […] Lucien y voit naturellement l'œuvre d'Alexandre. Les dévôts y voyaient
l'action du dieu serpent Glycon, nouvel Asclépios"2. Cette filiation était-elle réellement
biologique ou seulement symbolique ? Toujours est-il qu'elle semble avoir été vécue comme
effective par les dévots du serpent. Outre que ce monument atteste d'un aspect particulier du
culte de Glycon et qu'il témoigne de son extension jusque dans les montagnes de Lydie, nous
pouvons en tirer de nombreux enseignements. Les oracles ne s'excluent pas l'un l'autre, bien
au contraire nous l'avons vu, mais leur "spécialisation" et leur proximité comptent fortement
dans leur choix par ceux qui les interrogent. Il faut aussi penser que Glycon se proclamant fils
d'Apollon Claros, le prêtre Milétos pouvait espérer un rapport privilégié à Apollon Claros.
Mais la conséquence la plus importante de cette identification de Milétos à un "enfant" du
dieu serpent est peut-être qu'elle offre un indice chronologique pour dater l'inscription, cet
indice est maigre mais on ne peut le négliger après avoir vu combien il était difficile de dater
ces inscriptions. Lucien écrit son livre après 180, mais une bonne part de son récit se déroule
entre 161et 169, lui-même rencontra Alexandre vers 1653. On s'accorde généralement à situer
le début de la prédication vers 140-1454 : les premières monnaies au serpent apparaissant à
Abônouteichos sous Antonin le Pieux. Miletos est donc sans doute né entre 145 et 165 et
l'inscription de Caesarea Troketta doit être postérieure de quelques dizaines d'années à sa
naissance, on pourrait alors la situer après 160-1655. Elle témoigne en tout cas de la vitalité
religieuse de cette époque6, de l'unité et de la mobilisation des croyances et des pratiques
sacrées à l'occasion d'une crise dont l'ampleur exacte nous échappe pour la plus grande part.

2.4.- Perception et représentation du sacré


2.4.1.- Alexandre, les dieux et les fidèles
Néanmoins des différences nombreuses existent entre l'oracle délivré par Alexandre et
ceux semblables à celui de Caesarea Troketta, que nous livrent les inscriptions. Les plus
importantes à notre avis - outre les critères purement formels (longueur du texte …) - sont les
rapports particuliers qui se tissent entre les différents acteurs. Alors que les inscriptions
témoignent d'une organisation centrée autour de quelques points bien définis et

1 Lucien, Alexandre le faux prophète, 42 : "Beaucoup de femmes même se glorifiaient d'avoir enfanté de ses
œuvres et leurs maris confirmaient qu'elles disaient vrai", voir aussi 35 et 39.
2 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, pp. 407-408.
3 Cf. J. J. Flinterman, “The date of Lucian’s visit to Abonuteichos”, ZPE, 119, 1997, pp. 280-282 date la
visite de 162.
4 M. Caster, Études sur Alexandre ou le faux prophète de Lucien, Belles - Lettres, Paris, 1938, pp. 94-95.
5 OC, 9, p. 48 qui prend comme date d’activité d’Alexandre 150-170 et conclut : “parece dificil poder
relationar esta consulta con la gran peste del ano 166 a.c. ya que fue un hijo de Glicon, Mileto, qui en puso el
dinero para la estatua y la base”.
6 Sur la vitalité et la diversité religieuse en Asie Mineure aux deuxième et troisième siècles cf. L. Robert, “Un
oracle gravé à Oinoanda”, CRAI 1971, pp. 597-619 (= O.M.S. V, 1989, pp. 617-639) et surtout p. 614 (CRAI =
634 OMS).
La peste antonine : guerres et épidémie 1278

"institutionnels" : le sanctuaire oraculaire et son dieu, la cité qui a demandé l'oracle et ses
cultes éventuels ; l'oracle d'Alexandre - tel que rapporté par Lucien - instaure des rapports
d'une nature toute différente. L'oracle n'est pas en effet donné à une communauté particulière,
individualisée, mais aux cités "dans toutes les parties de l'empire romain", "chez tous les
peuples". De même l'oracle ne donne pas des prescriptions explicites (ou Lucien ne les signale
pas), et son utilisation contre la maladie ne se déroule pas dans un cadre civique, mais est
individuelle, chaque maison devant se protéger. Le contraste avec les autres oracles est net.
Cette utilisation individualisée de l'oracle ne l'est toutefois pas totalement, car l'oracle est le
même pour tous et il n'est pas une réponse à une question précise, il semble même anticiper
sur les demandes possibles. Il faut remarquer qu'une telle manière de rendre des oracles n'était
pas faite pour accréditer la valeur de ceux-ci. Lucien ne pouvait manquer de sentir cela, et
d'autres avec lui se répétaient peut-être une formule proche de celle de leur contemporain
romanesque qu'est l'âne d'Apulée : "rédigeant une seule réponse, adaptée à un grand nombre
de cas, ils bernent de la façon suivante quantité de gens"1. Pour ceux recevant l'oracle et le
gravant, on est loin du rapport à la divinité - totalement individualisé - que peut connaître, par
exemple, Aelius Aristide. Mais Aelius Aristide se rapproche énormément d'Alexandre pour ce
qui est du rapport que tous deux entretiennent avec la puissance divine.
Ce rapport est très particulier : Alexandre n'est évidemment pas un prêtre comme un
autre ! Il porte avec lui la "présence visible"2 du Dieu, Asclépios "né deux fois quand les
autres hommes ne sont nés qu'une seule fois"3, fils d'Apollon, petit-fils de Zeus4 : Glycon. On
a vu, au passage, que la généalogie de Glycon ne pouvait que servir ses prétentions à guérir la
peste. Toujours est-il qu'Alexandre s'impose comme la médiation unique, et centrée sur sa
personne, d'un oracle qui s'adresse de manière indifférenciée à des individus multiples. C'est
la différence essentielle qui existe entre lui et Aelius Aristide. Ce dernier ne cherchait pas à
utiliser dans le cadre social son lien privilégié avec la puissance divine5. Cette utilisation est
évidemment différente dans les rapports qu'Alexandre entretient avec Rutilianus, ou qu'il avait
pu avoir avec Sévérianus. Elle ne peut pas non plus être assimilée aux rapports que les oracles
"traditionnels" mettent en jeu6. On retrouve donc une multiplicité et une profonde diversité au
au sein des représentations culturelles qui sont mobilisées par l'épidémie.

1 Apulée, L'Âne d'or ou les métamorphoses, trad. P. Grimal, IX, 8.


2 Lucien, Alexandre le faux prophète, 13.
3 Lucien, Alexandre le faux prophète, 14.
4 Lucien, Alexandre le faux prophète, 18.
5 Nous renvoyons aux pages éclairantes de P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983,
pp. 89-96.
6 Les témoignages épigraphiques offrent bien d’autres exemples de la diversité des pratiques oraculaires et
religieuses de l’époque, les "oracles alphabétiques" par exemple pourraient montrer des situations encore
différentes, cf. Cl. Brixhe et R. Hodot, L'Asie Mineure du Nord au Sud. Inscriptions inédites. Nancy, 1988,
pp. 133-164.
La peste antonine : guerres et épidémie 1279

2.4.2.- Alexandre, le modèle de parité et la pratiques religieuses de son temps


Cette diversité n'est pas pour autant incompréhensible, elle peut en effet être interprétrée
dans le cadre de l'anthropologie sociale, ainsi qu'a pu le faire Peter Brown. Pour reprendre ses
études et ses termes, nous pouvons constater que les oracles des sanctuaires traditionnels
reflètent le "modèle de parité" qui marque la pratique des représentations sociales dominantes
au deuxième siècle1. Des groupes de pairs sont définis et maintenus par "un ensemble de
frontières fermes et invisibles qui imposent aux aspirations des individus des limites
supérieures rigides"2. Cela n’est guère étonnant si l’on considère l’origine sociale probable et
la culture manifeste des interprètes de l’oracle de Claros ou des oracles similaires : ce sont des
gens de la paideia3. Les oracles d'Alexandre, au contraire, vont à l'encontre du modèle de
parité. Alexandre, comme ses dévots, mais aussi comme Aelius Aristide, est le type même de
l'homme superstitieux. La relation au divin d'un tel personnage va à l'encontre du modèle de
parité, car "il fait de sa relation au surnaturel une réplique des modèles de domination et de
dépendance que l'on préfère maintenir implicites"4. Dans le cas d'Alexandre, on comprend
qu'une telle attitude religieuse paraisse scandaleuse à Lucien, et à Celse5, car le pseudo-
prophète dévoie les liens politiques du modèle de parité, tant dans ses rapports à Rutilianus
que dans les rapports qu'il instaure avec les anonymes, qui inscrivent sur leurs maisons le
poème prophylactique. Le scandale peut d'autant plus éclater qu'"à cette époque tout individu
ayant des prétentions au pouvoir surnaturel était encore maintenu à sa place par de fermes
contraintes"6. Ces contraintes expliquent, bien sûr, les liens importants qu'Alexandre avait
tissés avec le sanctuaire de Claros : "Même un prophète comme Alexandre d'Abonouteichos,
qu'on ne peut guère soupçonner de modestie, trouva plus sage de s'associer avec le traditionnel
Apollon de Claros"7. Les oracles d'Alexandre, malgré leur différence avec les oracles des
sanctuaires classiques, ne sont donc pas, loin de là, en rupture totale avec la religiosité
traditionnelle. Mais ils inaugurent aussi un nouveau rapport au sacré. "La caricature de Lucien
fait bien ressortir le problème. Ses bêtes noires ont un troublant avant-goût d'Antiquité
tardive, car il était déjà à l'affût prêt à attaquer les individus qui se mettaient en avant au nom
d'une mission divine. C'est cela qu'il souligne dans leurs carrières. Nous rencontrons
l'Alexandre dont la bouche offre ses propres oracles, et non l'Alexandre qui utilisait encore

1 Sur les rapports oracles-cités, P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, pp. 81-83.
2 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 78.
3 Cf. L. Robert, “Un oracle gravé à Oinoanda”, CRAI 1971, pp. 597-619 (= O.M.S. V, 1989, pp. 617-639).
Sur la paideia comme “moyen d’exprimer la distance sociale” cf. P. Brown, Pouvoir et persuasion dans
l’antiquité tardive, trad. fr., Seuil, Paris, 1998, p. 62 sq. Un exemple particulièrement instructif quoique peut-être
exceptionnel sur ces personnages liés aux oracles : V. Nutton, “The doctor and the oracle”, Revue Belge Philol.
Hist., 47, 1969, pp. 37-48.
4 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 86.
5 Si l'on accepte l'identification de ce Celse avec l'auteur du Discours vrai contre les chrétiens, rédigé vers
179, on comprend d'autant plus ce qui pouvait motiver Lucien. Sur cette identification cf. J. Schwartz,
Biographie de Lucien de Samosate, col. Latomus 83, Bruxelles, 1965, pp. 23-24 et P. Vidal Naquet, dans
“Flavius Arrien entre deux mondes”, postface à Arrien, Histoire d’Alexandre, traduction de P. Savinel, Paris,
1984, pp. 371. L'identification était contestée par M. Caster.
6 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 57.
7 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 59 ; cf. pp. 57-63.
La peste antonine : guerres et épidémie 1280

son charisme comme support des sites traditionnels et impersonnels où parlaient les oracles"1.
Dès lors nous pouvons mieux comprendre comment la peste pouvait être perçue et intégrée
dans le domaine religieux. L'événement marquant que constitue la peste est naturellement le
reflet de l'évolution de la religiosité. Les souffrances qu'engendre la maladie, la
désorganisation qu'elle peut apporter et l'inquiétude qu'elle suscite, sont alors prises en charge
par les diverses représentations du sacré qui existent dans l'Empire, elle "réactiv[e] les
procédures religieuses traditionnelles2" et rend visible les nouveautés. On ne peut pas alors, à
notre avis, parler d'irruption de l'irrationnel qui bouleverserait les mentalités collectives3,
irruption dont la cause serait à rechercher dans la peste ou dans les difficultés du règne de
Marc-Aurèle. Ces difficultés sont bien réelles, il est fort possible qu'elles suscitèrent pour
beaucoup une angoisse très concrète, mais cela s'intégrait dans les pratiques culturelles
quotidiennes de l'époque. Cela pouvait être, pour quelques-uns une attente millénariste assez
aiguë, exprimée par exemple dans le VIIIème livre des Oracles Sibyllins4. Pour la majorité il
s'agissait, sans doute, d'exercer leur "aptitude tenace"5 à surmonter les problèmes ponctuels, à
tenter de les comprendre, et continuer à lutter contre les aléas de l'existence avec leurs faibles
moyens, matériels et moraux. Oracles, magie, prophétie sont donc normalement mobilisés
contre les maux de l'époque. La peste n'est pas un déclencheur, laissant les mentalités
différentes après son passage, mais un révélateur des pratiques religieuses et socio-culturelles,
des croyances et de leurs évolutions. Elle leur donne cependant un éclairage particulièrement
dramatique, comme peuvent aussi le faire la guerre, la famine, etc.

2.4.3.- L’épidémie, repère historique et culturel


L'épidémie fut donc un moment marquant, dans tous les sens du terme : par son ampleur
inouïe elle s'imposa comme un repère temporel puis historique essentiel, contaminant et
attirant vers lui les autres événements, que ce soit la prise de Séleucie et le retour de l'armée à
la fin de la guerre ou que ce soit des aléas plus individuels comme la santé d'un rhéteur, la
popularité d'un prophète ou encore la condamnation de chrétiens au supplice. Épisodes qui ont
pu être - ou non -, au demeurant, en partie influencés et déterminés par la peste et par les
réactions qu'elle pouvait provoquer. Les années passant et de nouveaux événements - plus ou
moins liés aux événements contemporains de la "peste" - venant s'intercaller entre le
déclenchement de l'épidémie et les rédacteurs des témoignages, les relectures se multiplient,
se contaminent, se masquent. L'historien moderne doit donc retrouver l'orientation singulière

1 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 61.


2 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 93.
3 Sur ce concept une mise au point salutaire a été faite par G.E.R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités,
trad. fr., la Découverte, Paris, 1996, 244 p. Nous ne pouvons qu'approuver ses positions. Voir aussi Robin Lane
Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse de l'empire romain de la mort de Commode au concile
de Nicée, trad. fr. Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1997 (édition originale : Pagans and Christians,
1986), p. 263, qui fait observer qu'on ne peut interpréter ces faits comme "une simple montée de la crédulité".
4 Pour une interprétation différente cf. Karl Strobel, Das Imperium romanum im "3. Jahrhundert". Modell
einer historischen Krise ? Historia Einzelschriften, 75, Franz Steiner, Stuttgart, 1993.
5 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 4-5.
La peste antonine : guerres et épidémie 1281

de chacun de ces témoins, comme autant de strates d'une histoire plurielle, en train de se faire.
Il ne peut pas et ne doit pas non plus trancher abruptement lorsque les documents ne sont pas
explicites ou ne répondent pas aux critères désirés : les lacunes mêmes de ces documents sont
pleines d'enseignements sur la société dans laquelle se diffusa l'épidémie. Ainsi il est possible
qu'aucune des inscriptions d'Asie Mineure n'évoque véritablement et précisément la maladie -
ou les maladies - qui fut perçue comme une "grande peste", mais c'est bien dans le cadre
social, culturel et religieux reflété par ces mêmes inscriptions que l'épidémie fut perçue et
interprétée. Il s'agit donc de toujours bien définir le contexte et la cohérence de nos
documents.
Peut-être faut-il néanmoins penser aussi que la perception de la maladie comme touchant
globalement l'Empire a pu favoriser des comportements et des représentations originales, car
le fait pouvait passer pour rare1. Mais cela ne devait jouer que pour quelques-uns. Le plus
grand nombre des victimes ne pouvait guère faire la différence entre une épidémie locale,
touchant seulement leur horizon régional, et un mal touchant une aire bien plus vaste. C'est
également pour cela qu'il nous est si difficile d'attribuer les différentes sources que nous
possédons à cette épidémie, ou à d'autres plus restreintes. Cette perception d'une maladie
touchant tout l'empire ne pouvait exister que pour une minorité cultivée et ayant les moyens
de le constater : le petit cercle de dirigeants et gouverneurs gravitant autour des empereurs.
Les lettrés purent ensuite - et rétrospectivement - se rendre compte et le relater. Cette
perception particulière a pu déterminer un rapport spécifique des oracles au centre du
pouvoir.

2.5.- Les ambitions d'Alexandre


Le contexte dans lequel prend place l'épisode de l'oracle d'Alexandre, au sein du pamphlet
de Lucien, permet de saisir une autre différence entre les oracles donnés par Alexandre contre
la peste et ceux donnés par les sanctuaires. Le passage sur la peste succède, en effet, à une
suite de longs paragraphes décrivant les rapports de Rutilianus et du prophète2. Le début de
cette séquence montre la renommée d'Alexandre s'étendre jusqu'en Italie et finalement envahir
Rome3. Le début du paragraphe sur la peste reprend le motif : "Une fois qu'Alexandre se fut
ingéré dans les affaires d'Italie, il forma des projets de plus en plus vastes. Il envoya des
porteurs d'oracles sur tout le territoire de l'empire romain …"4. Pareillement, le passage qui
suit immédiatement le récit consacré à l'oracle contre la peste reprend le thème du pouvoir

1 Rare, mais non pas inédit, Thucydide décrivait la peste comme touchant la plus grande partie des terres
connues.
2 Lucien, Alexandre le faux prophète, 30-35.
3 Lucien, Alexandre le faux prophète, 30 ; les métaphores guerrières de Lucien ne doivent pas étonner,
puisque celui-ci prend plaisir à jouer sur une identification parodique de la vie d'Alexandre le faux prophète à la
vie d'Alexandre le Grand. cf. J. Bompaire, Lucien écrivain, imitation et création, Paris, 1958, pp. 619-620 et
P. Vidal Naquet, dans “Flavius Arrien entre deux mondes”, postface à Arrien, Histoire d’Alexandre, traduction
de P. Savinel, Paris, 1984, pp. 371-372.
4 Lucien, Alexandre le faux prophète, 36 (traduction M. Caster).
La peste antonine : guerres et épidémie 1282

d'Alexandre sur l'Italie et Rome, puisqu'il y envoie des espions, des conspirateurs, pour le
renseigner sur les vœux particuliers de ceux qui le consultent1. Et de même qu'ainsi Alexandre
faisait "face à la situation en Italie", il assurait sa réputation et son pouvoir en Orient en
instituant des mystères2. À moins de supposer une certaine inconséquence de Lucien, tout
porte à croire que l'oracle contre la peste - bien qu'adressé à tout l'Empire en théorie -
participait pleinement de la "stratégie" d'Alexandre en Italie, pour répondre à la situation dans
cette région. L'oracle ne concernait donc peut-être pas tant une épidémie en Anatolie ou en
Asie Mineure qu'en Italie et en Occident3. À moins de supposer que l'épidémie était déjà
générale et qu'Alexandre se servait de Rome, centre de l'Empire, pour répandre son oracle.
Mais il resterait à expliquer pourquoi le paragraphe suivant revient sur les intrigues purement
romaines. Cela se comprend en revanche plus aisément, si l'ambition d'Alexandre n'était pas
de répandre seulement ses oracles sur tout l'Empire, mais également de se ménager une
influence importante auprès de l'empereur même, de franchir un échelon de plus après la
conquête de Rutilianus. L'oracle autophone sur Phœbus était, peut-être, alors destiné d'abord à
l'empereur plutôt qu'aux cités et aux peuples4, ce qui n'empêcha pas par ailleurs sa diffusion
dans l'empire comme en témoigne l'inscription d'Antioche. Alexandre ne dut pas échouer
totalement dans ses démarches puisque son plus grand exploit est justement d'avoir fait
organiser un sacrifice en rapport direct avec les campagnes de Marc Aurèle5.
Cette complaisance toute relative de l'empereur envers le prophète n'est ni impossible ni
étonnante : l'Histoire Auguste nous révèle - pour la même époque - la magnanimité de
l'empereur envers un charlatan6 ; celui-là se fit également accompagner par le mage égyptien
Arnouphis7. On peut aussi penser à la piété prudente et scrupuleuse de l'empereur, qui, à
défaut d'être sincère8, était ouvertement affichée et respectueuse des convictions de son

1 Lucien, Alexandre le faux prophète, 37.


2 Lucien, Alexandre le faux prophète, 38.
3 R.P. Duncan-Jones - pp. 118-119 - limite le témoignage de Lucien aux cités de l'Orient Grec ("Greek
East").
4 Lucien, Alexandre le faux prophète, 26 : les oracles autophones sont explicitement destinés à des personnes
particulières très honorables.
5 Lucien, Alexandre le faux prophète, 48.
6 S.H.A., Vita Marci, XIII, 6.
7 Dion Cassius, LXXII, 8, 4 ; la présence d'Arnouphis à Aquilée - sans doute avec l'empereur - semble
attestée par un autel dédié à Isis (IG XIV 2343 (ILS 1080) ; Inscriptiones Aquileiae, n°234) cf. J. Guey, "Encore
la 'pluie miraculeuse'", Revue de Philologie, XXII, fasc. 1, 1948, pp. 16-62 et surtout pp. 19-20 et les
observations de J et L. Robert, Bull. Ép., 1949, n° 230. Sur les rapports particuliers qui ont pu unir Marc Aurèle
à ce prêtre on peut voir : J. Gagé, "L'empereur romain devant Sérapis.", Ktéma, 1, p. 145 et P. Brown, Genèse de
l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 60. Selon J. Gagé, "Ascension et disgrâce d'un cavalier dalmate
sous Marc Aurèle et L. Verus. À propos de l'inscription métrique Bücheler, Carm. Epigr. 1527", Revue des
Études Latines XLVII bis, 1969, pp. 225-236, l’angoisse que la peste déclenche chez Marc Aurèle lui fait nouer
des liens avec Arnouphis.
8 Il y aurait énormément à dire sur la question, on peut cependant rapidement se reporter à quelques passages
passages éclairants des Pensées (nous citons la traduction de E. Bréhier, Gallimard, 1962) : I, 17, 5 : "si j'y
manque, c'est ma faute, c'est que je n'observe pas les avertissements venus des dieux, je dirais presque leurs
enseignements" ; II, 3, 1 : "Tout est plein de la providence divine …" ; voir aussi : V, 27 ; V, 31 ; VI, 44 ; VII,
70 (sur la magnanimité des dieux qui doit induire celle de l'homme) ; IX, 40 (comparer avec Epictète, Manuel,
XVIII et XXXI-II) et bien sûr I, 6 : “De Diognète : […] la méfiance de tout ce que racontent les faiseurs de
prodiges et les charlatans [γοὴητων]…” sur lequel il y aurait beaucoup à dire. Il faut cependant garder à l'esprit
La peste antonine : guerres et épidémie 1283

entourage. Cela est bien attesté envers Asclépios justement, non pas pour Alexandre, mais
pour Galien et un peu plus tard - après 169. Le grand médecin rapporte ainsi sa conversation
avec l'empereur : "il mettait tout en œuvre pour me prendre avec lui, mais se laissa persuader
de n'en rien faire quand il eut appris de ma bouche qu'Asclépios, le dieu de mes pères, me
l'interdisait. […] Il s'inclina donc respectueusement devant le dieu"1. Peut-être faut-il en outre
ajouter à ce comportement religieux, la pression des circonstances qui conduisait à rechercher
tous les appuis possibles : "La guerre contre les Marcomans suscita une telle panique
qu'Antonin [= Marc] fit venir des prêtres de partout, accomplit des cérémonies d'origine
étrangère et purifia Rome par toutes sortes de sacrifices expiatoires"2. Si Alexandre pouvait
légitimement espérer être entendu de l'empereur, l'oracle contre la peste devait participer de
cette stratégie, et c'est logiquement que Lucien le place parmi les affaires "italiennes". Dans ce
cas-là une conclusion s'impose : pour Marc Aurèle comme pour ses contemporains, la région
qui semble la plus touchée par l'épidémie n'est pas l'Orient mais l'Italie. Nous ne pouvons
véritablement espérer identifier quelle fut la région réellement la plus touchée par la "peste",
nos sources sont bien trop lacunaires et différentes pour cela - que l'on pense à la situation
particulière de la documentation papyrologique. De plus des problèmes semblables -
statistiques peu fiables et observations "biaisées", problèmes d'identification, de diagnostic -
se posent pour des épidémies ayant eu lieu à des époques pour lesquelles nous sommes bien
mieux renseigné3.

2.6.- L’épidémie vue de Rome


2.6.1.- Comme il est naturel dans la capitale du Monde…
Cette focalisation peut s'expliquer par le fait que l'Italie et Rome étaient alors les régions de
l'empire les plus naturellement exposées aux sollicitudes du pouvoir impérial, mais il faut

que les Pensées ne sont pas non plus l'expression directe des croyances de Marc Aurèle mais bien plus une
médiation, des "exercices spirituels", cf. P. Hadot La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc
Aurèle. Paris, 1992 et Exercices spirituels et philosophie antique. Études Augustinienne, Paris, 1981, 206 p. Voir
aussi P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 59-60.
1 Galien, De libr. propr. (Kühn XIX, 17), traduction française par P. Moraux, Galien de Pergame, Souvenirs
d'un médecin, Les belles lettres, Paris, 1985, p. 106, que nous citons désormais comme "P. Moraux".
2 S.H.A., Vita Marci, XIII, 1 ; sur ce passage cf. K.G. Angyal, "Peregrinus ritus in vita Marci (S.H.A., 13,1).
Contribution à l'étude du rapport entre la politique religieuse impériale et la vie religieuse des provinces
danubiennes.", ACD, 7, 1971. Les événements relatés se situent entre 166 et 169, et la suite du chapitre est
consacrée à la peste.
3 L'analyse des pestes médiévales et modernes se heurte aussi à ces problèmes, cf. J. Ruffié et J.-C. Sournia,
Les épidémies dans l'histoire de l'homme, de la peste au SIDA. Essai d'anthropologie médicale, 2ème édition,
Paris, pp. 101-102, même dans le cas des choléras du XIXème la situation est loin d'être simple : cf.
P. Bourdelais et J.-Y. Raulot, "La marche du choléra en France : 1832 et 1854", A.E.S.C., 1, 1978, pp. 126-128.
Et si l'on arrive aujourd'hui à bien saisir les mouvements épidémiologiques dans leur diffusion spatiale - mais que
l'on songe aux controverses sur l'origine du SIDA - l'étude des récurrences temporelles des épidémies reste
encore très hypothétique : cf. J. Gleick, La théorie du chaos, traduction française, Paris, 1991, p. 108 ; pour la
variole cf. D. R. Hopkins, Prince and Peasants, Smallpox in History, Chicago et Londres, 1983, p. 7 : le retour
de l'épidémie sous Commode est à cet égard intéressant.
La peste antonine : guerres et épidémie 1284

peut-être penser aussi que différents facteurs y aggravaient le mal. Il y avait tout d'abord la
concentration démographique à Rome et le caractère sans doute relativement insalubre des
plus grandes métropoles prémodernes1. On peut d'ailleurs se demander si ce problème
hygiénique et démographique de Rome ne fut pas perçu très clairement par les contemporains.
En effet une remarque d'Ammien Marcellin, deux siècles plus tard, et qui vise bien plus
cependant à la morale qu'à la médecine, est frappante : "comme il est naturel dans la capitale
du monde, la gravité des maladies atteint un tel degré que toute pratique de la médecine est
impuissante à les guérir"2. Pour la peste antonine, non pas durant le règne de Marc Aurèle,
mais lors de la seconde poussée épidémique sous Commode, Hérodien offre une remarque
similaire : “Le fléau atteignit son point culminant principalement à Rome, ville naturellement
populeuse et qui, de surcroît, accueille les gens du monde entier”3. Ces remarques ne sont-
elles que pure rhétorique4 ou se basent-elles sur des constatations empiriques5 ? La grande
ville attire et concentre les maladies, favorise leur diffusion rapide. Mais que pouvaient en
voir, en saisir des observateurs tels qu'Ammien Marcellin ou Hérodien ? D'autant plus que
leurs remarques n'innovaient pas totalement : la métaphore de la maladie appliquée aux
mœurs, à la morale, était sans doute ancienne. Elles font en tout cas écho à Pline le jeune :
"car les défauts des Viennois ne sortent pas de chez eux tandis que les nôtres se répandent
largement. Il en va de l'Empire comme du corps humain : les maladies les plus graves partent
de la tête et se propagent partout"6. À nouveau, nous nous trouvons confronté à des discours
qui débordent largement les faits et visent à bien autres choses qu'à exposer des faits
biologiques. Et à nouveau la mesure de l'écart qui a pu exister entre ces faits et les
représentations des contemporains semble nous échapper.

2.6.2.- Les chiffres de l’antiquité


Nous pouvons penser pourtant que la situation urbaine et démographique exceptionnelle de
Rome induisait des conditions sanitaires et épidémiologiques défavorables. Des indices de cet
état de fait peuvent peut-être ressortir d’un traitement statistique appliqué aux épitaphes
romaines7 qui tenderait à montrer la mortalité “catastrophique” de l’Urbs. Par ailleurs, à

1 Cf. pour des considérations similaires R.P. Duncan-Jones, p. 135 et A. Scobie, “Slums, Sanitation and
Mortality in the roman World”, Klio, 68, 2, 1986, pp. 399-433.
2 Ammien Marcellin, Histoire, XIV, VI, 23, texte établi et traduit par E. Galletier avec la collaboration de
J. Fontaine (tome I), CUF, Paris, 1968.
3 I, 12, 1, trad. fr. D. Roques, p. 35.
4 Cf. R. Laurence, “Writing the Roman metropolis”, in H.M. Parkins ed., Roman Urbanism : Beyond the
Consumer City, London, 1997, pp. 1-20.
5 Il faut aussi tenir compte des considérations de la médecine antique sur l’air et ses effets sur la santé. Ainsi
Sénèque raconte à Lucilius comment le mauvais air de Rome, empesté de fumées, d’odeurs de cuisines et de
poussières lui a causé une fièvre (XVII-XVIII, 104, 1 et 6).
6 Pline le jeune, Lettres, IV, 22, traduction D. Stissi.
7 G.R. Storey et R. R. Paine, “Latin funerary inscriptions another attempt at demographic analysis”, in XI
Congresso Internazionale di Epigraphia Greca e Latina, Roma 18-24 settembre 1997, Atti I, edizioni Quasar,
Roma, 1999, pp. 847-862. Le choix de l’échantillon - épitaphes comportant une durée de vie datée au jour près -
et la prudence des auteurs - qui prennent en compte les objections à ce type d’analyse - rendent leur résultat assez
crédible, même si l’on peut penser, avec E. Lo Cascio qu’il est exagéré et qu’un biais fausse l’analyse. Par
La peste antonine : guerres et épidémie 1285

Rome sans doute plus qu’ailleurs, les conditions pouvaient être réunies qui permettaient aux
contemporains de saisir les faits, par delà leurs préjugés - que ce soient des représentations
spontanées ou des clichés rhétoriques. Les registres (ratio) de Libitina pouvaient permettre de
suivre, même grossièrement, les variations de la mortalité ; du moins c’est ce que voulaient
croire les historiens antiques qui les citent comme sources. Suétone1 signale ainsi, à l’occasion
de l’épidémie de 65 sans doute2, 30 000 morts en un automne. Ramené à une population totale
d’un million d’habitant, et à une année, un tel chiffre donne un taux de mortalité important. Il
est fort probable que Dion Cassius - ou sa source -, à propos de l’épidémie sous Commode, ait
tiré son chiffre de 2000 morts en un jour3 des mêmes registres. D’autres institutions pouvaient
permettre de constater une hausse brutale de la mortalité. Une augmentation brusque des
décès, touchant toutes les catégories sociales, devait se ressentir par exemple lors des
distributions de l’annone. De telles informations pouvaient être reprises, diffusées et
déformées, notamment par les acta diurnis4.

2.6.3.- Quels outils statistiques ?


On ne doit pas cependant trop s’illusionner sur la valeur réelle que nous accorderions à ces
documents si nous les avions encore en notre possession. Une comparaison avec des
épidémies modernes peut se révèler éclairante : avant une époque tardive, les séries
statistiques sont incomplètes ou inexistantes, ce qui ne saurait cependant nous inciter à
minimiser leur existence dans le monde antique5. Même une documentation abondante,
comme le furent peut-être de temps en temps les registres romains, ne suffit pas à donner une
compréhension claire des conséquences de l’épidémie et de son impact, encore faut-il disposer
d’outils mathématiques et conceptuels pour cela. Force est de reconnaître que nombre de ces
outils n’apparurent qu’au XVIIème siècle et étaient inimaginables pour un Romain6. Même
alors bien des aspects des séries statistiques levées lors d’épidémies restaient déconcertants :
ainsi en 1662 John Graunt notait les brusques variations dans le nombre des morts d’une

ailleurs le contexte général nous échappe souvent, ainsi, nous ignorons par exemple les flux migratoires
qu’entretenait Rome, et leur répartition possible par tranches d’âges.
1 Néron, XXXIX : “pestilentia unius autumni quo triginta funerum milia in rationem Libitinae venerunt” ; cf.
G.R. Storey et R. R. Paine, op. cit., p. 855. Sur ce registre, et d’autres semblables voir désormais C. Virlouvet in
La Rome impériale: Démographie et logistique. Actes de la table ronde (Rome, 25 mars 1994), Ecole Française
de Rome (CEFR 230), Rome, 1997.
2 Tacite, Annales, XVI, XIII, 1-2.
3 Dion Cassius, LXXIII, 14, 3-4 (Xiphilin, 278-279) (E. Cary, pp. 100-101).
4 Pétrone, Satiricon, 53. En bon gestionnaire, Trimalchion, ou plutôt ses secrétaires, doivent enregistrer les
naissances survenant dans les domaines - accroissement des richesses - mais cette lecture parodie aussi le journal
de Rome et laisse penser que celui-ci pouvait occasionnellement signaler des événements à caractère
démographique. Sur l’emploi des acta diurnis par les historiens et romanciers latins, la compilation des sources
qu’avait effectuée J.-V. Le Clerc, Des Journeaux chez les Romains, Firmin Didot, Paris, 1838, 440 p. est encore
utile, voir pp. 385-421 pour l’empire, pp. 394-397 pour Pétrone.
5 Ainsi M. Finley, “Le document et l’histoire économique de l’antiquité”, A.E.S.C., , 5-6, 1982, pp. 697-713.
On jugera du retournement historiographique qui s’est effectué depuis en considérant par exemple la note 5 de
P. Toubert, L’Europe dans sa première croissance. De Charlemagne à l’an mil, Paris, 2004, p. 8.
6 Ian Hacking, L’émergence de la probabilité, tr. fr., Paris, (1975) 2002, en particulier pp. 146-172.
La peste antonine : guerres et épidémie 1286

semaine à une autre1; et pourtant Graunt disposait de concepts et de pratiques intellectuelles


bien plus avancées que celles du Haut-Empire, même si une partie de sa méthode exacte nous
échappe2. Mais ce que nous apprennent Graunt et la naissance de la statistique moderne, c’est
aussi qu’une épidémie peut inciter à tenir des registres plus précisément et à les scruter avec
plus d’acuité3. En dehors de pics de mortalités catastrophiques où l’on cherche seulement à
évacuer et à ensevelir un nombre effarant de cadavres et où le suivi statistique est abandonné
car toute administration est désorganisée, une épidémie peut stimuler les comptages et être
mieux traitée dans les registres que les périodes ordinaires. Alors il était possible de faire
comme certains à Londres lors des pestes du XVIIème siècle : suivre en permanence les tables
hebdomadaires de mortalité et regarder au bas des colonnes à quel rythme les funérailles
augmentaient ou diminuaient et “chercher parmi les événements de la semaine écoulée ce
qu’il y avait de rare ou d’extraordinaire dans les pertes”4. Bien que moins armés que nos
modernes pour comprendre ces variations de population, les Romains n’étaient pas totalement
dépourvus de compréhension de l’état statistique de leur démographie. Certains d’entre eux,
proches du pouvoir, en avaient en tout cas une représentation certes intuitive et empirique
mais suffisamment adéquate pour servir de base à un calcul de rentes rentables, ce qui était
encore difficile au XVIIème siècle. C’est ce que l’on est probablement en droit de déduire par
exemple de la célèbre table d’Ulpien5. Il nous semble possible de penser que ces
administrateurs et juristes romains pouvaient être plus sensibilisés à observer les variations de
la population lorsqu’elles se faisaient suffisamment amples pour perturber le rythme des
funérailles, la déclaration des naissances6, la rentrée des impôts ou la distribution de l’annone,
l’annone, domaines où des registres pouvaient exister, où des comparaisons étaient possibles.

2.6.4.- L’empereur, sa capitale lors des épidémies


Il est donc probable que les phénomènes épidémiques pouvaient être mieux constatés à
Rome, ne serait-ce que par la concentration d’informations et le volume de population à nul
autre pareil qu’offrait la ville. Là plus qu’ailleurs sans doute des décès en surnombre
pouvaient rapidement poser des problèmes concrets et matériels graves, de ceux qui sont
régulièrement invoqués dans les récits d’épidémie : insuffisance des bûchers7, des services

1 Idem, p. 150.
2 Idem, p. 155.
3 Idem, pp. 147-148.
4 J. Graunt, préface aux Observations naturelles et politiques (1662), cité in Ian Hacking, op. cit., p. 147.
5 Ian Hacking, op. cit., p. 60 et p. 160 reprenant partiellement les conclusions de M. Greenwood, “A
statistical mare’s nest”, Journal of the Royal Statistical Society, 103, 1940, pp. 246-248. La “table” d’Ulpien,
citée par Aemilius Macer a été conservée par le Digeste (XXXV, 2, 68), voir en particulier : B. Frier, “Roman
Life Expectancy : Ulpian’s Evidence”, Harvard Studies in Classical Philology, 86, 1982, pp. 213-251.
6 Selon l’Histoire Auguste (Vita Marci, IX, 7-8), Marc Aurèle aurait mis en place un système
d’enregistrement des naissances d’enfants libres auprès du préfet du trésor à Rome et auprès d’archivistes dans
les provinces (per provincias tabulariorum publicorum). Il est difficile de se prononcer sur la réalité et
l’effectivité de cette mesure.
7 En 65 : Tacite, Annales, XVI, XIII, 2.
La peste antonine : guerres et épidémie 1287

funéraires ordinaires et des sépultures, abandon momentané des rituels mortuaires, de


l’individuation des tombeaux, et jusqu’à l’abandon final des corps. Nous retrouvons là des
lieux communs rhétoriques, mais qui pouvaient correspondre à des faits. Il n’est donc pas
impossible que l’Histoire Auguste nous livre une information fiable sur le comportement de
Marc Aurèle et de Vérus alors que l’épidémie commença à frapper Rome et que les morts
étaient emportés “dans des voitures et des chariots”1. Les lieux de sépultures furent
réglementés par les Antonins2, et, alors qu’à certains des défunts les plus prestigieux, Marc
offrait une statue, les frais des funérailles du tout venant furent supportés par les fonds
publics, expression de la très grande clementia du prince3. C’était aussi affirmer les liens forts
forts qui attachaient le prince à sa ville, et limiter peut-être les désordres que pouvait entrainer
une telle situation. Rome devait cependant être assez coutumière de telles flambées de
mortalité, et de leur récurrence : un siècle auparavant, en 65 sous Néron4 et en 79 sous Titus5,
Titus5, des pestilences avaient marqué les esprits. Plus ordinairement les étés et leurs grosses
chaleurs semblent avoir régulièrement occasionné une mortalité plus importante6. Les plus
aisés quittaient alors Rome7, et la pestilence occasionna de tels départs momentanés, qu’ils
aient été ou non recommandés par les médecins. C’est ce que fit Commode, lors de la seconde
épidémie, se réfugiant à Laurentum8 et laissant Rome à son effervescence biologique et
sociale. On comprend alors comment l’immense agglomération pouvait, aux yeux des divers
auteurs qui nous relatent ces épidémies, passer pour propice aux maladies, et comment ce fait
pouvait être l’objet de réinterprétations multiples.
Pour en revenir à l’épidémie initiale, à son extension et sa gravité à la fin des années 160, il
reste qu'hors de Rome, il y avait encore un autre facteur qui pouvait aggraver la situation en
Italie : les préparatifs militaires dans le Nord, et les déséquilibres et mouvements divers qu’ils
pouvaient entraîner.

1 S.H.A., Vita Marci, XIII, 3.


2 S.H.A., Vita Marci, XIII, 4 ; la loi peut aussi s’appliquer et se comprendre en dehors d’un contexte
épidémique. cf. Dig. XI, 7, 6, 1 ; XI, 7, 39 ; XI, 7, 14, 14.
3 S.H.A., Vita Marci, XIII, 5-6 ; le paiement des funérailles ne peut se comprendre, à notre avis, que sur une
aire géographique limitée : Rome.
4 Suétone, Néron, XXXIX, 1 ; Tacite, Annales, XVI, XIII.
5 Suétone, Titus, VIII, 7-12 ; Dion Cassius, LXVII, 11, 6.
6 Voir B. D. Shaw, "Seasons of Death: Aspects of Mortality in Ancient Rome," JRS 86, (1996), pp. 100-138 ;
W. Scheidel, Measuring Sex, Age and Death in the Roman Empire : Explorations in Ancient Demography.
(Journal of Roman Archaeology, Supplementary Series 21), Ann Arbor, 1996.
7 Voir par exemple Aulu-Gelle, Nuits Attiques, t. II, éd. R. Marache, IX, 15 (p. 141) et t. IV, éd. Y. Julien,
CUF, Paris, 1998, XVII, 10 (p. 57) et XIX, 5 (p. 121). C’est une habitude de nombreux grands personnages dans
de nombreuses cités de l’empire : Aulu-Gelle, op. cit., XVIII, 10 (p. 103 : Hérode Atticus à Athènes).
8 Hérodien, I, 12, 2.
La peste antonine : guerres et épidémie 1288

3.- Tanta autem pestilentia fuit ... La peste antonine en Italie


3.1.- Les souvenirs de Galien
Il n'est pas étonnant, que le témoignage le plus précis et le mieux informé sur la “peste”,
Galien1, relate précisément l'épidémie en Italie, loin de son origine orientale supposée. Le
médecin séjournait à Rome, et accompagna - nous le verrons - les légions dans le Nord de la
péninsule. Outre ses précieuses descriptions, Galien donne à plusieurs reprises quelques
indications sur le déclenchement de l'épidémie, puis sur son développement. Un des intérêts
de ces passages est que l'on peut tenter de les situer chronologiquement. Galien donne assez
souvent dans ses œuvres des indications biographiques, et les situent parfois par rapport à un
événement marquant, ou par rapport à une date importante. Il reste à savoir cependant s'il n'est
pas porté à exagérer ses mérites et à attirer l'attention sur ses actions - ses écrits sont souvent
polémiques et témoignent d'une grande autosatisfaction. Il faut se demander dans quelle
mesure la chronologie que l'on tire des souvenirs disséminés dans les œuvres d'un individu est
fiable…

3.1.1.- Le séjour à Rome d’après le Pronostic à Épigène


Né à Pergame sans doute en 129, Galien était déjà un médecin expérimenté quand il décida
de partir pour Rome, vraisemblablement dans l'été 1622. Appuyé par le philosophe
péripatéticien Eudème auprès de personnages importants3, Galien ne manque pourtant pas de
se faire des ennemis. Les rivalités semblent avoir pris un tour suffisamment aigu pour le
décider à rentrer chez lui, à Pergame. C'est du moins ce qu'il raconte dans le Pronostic à
Épigène. Les appuis de Galien "étaient pourtant disposés à dénoncer les agissements dirigés

1 J. F. Gilliam, p. 230 fait la recension de tous les passages de Galien concernant le problème. On trouve la
traduction française de plusieurs de ces passages dans le recueil commode de P. Moraux, plus particulièrement
pp. 126-130 pour la description clinique : toute tentative d'identification de la maladie part en effet de ce passage.
J. F. Gilliam se refusait à aborder la question. L'identification la plus probable, et la plus souvent avancée est la
variole. Voir ainsi P. Moraux, p. 180 ; R. Rosenthal, "The History and Nature of Smallpox.", Journal Lancet,
Minneapolis, 79, 1959, pp. 498-505 ; R. J. Littman et M.L. Littman, "Galen and the Antonine Plague.",
American Journal of Philology, 94, pp. 243-255 (qui proposent la variole, et se situent dans la lignée de l’analyse
de J.F. Gilliam) ; H. Zinsser, Rats, Lice and History, 1960, New York, p. 101 (qui pense à l'action simultanée de
plusieurs maladies dont la plus importante si elle n'était pas la variole, en était très proche) et la synthèse du
Dr D. R. Hopkins, Prince and Peasants, Smallpox in History, Chicago et Londres, 1983, 380 p., très informée
médicalement, mais qui cherche peut-être trop à ramener toutes les pathologies antiques à la variole, il ajoute
néanmoins (pp. 22-23) : "his [Galen] description of the Antonine plague, however, is uncharacteristically
incomplete". Cependant, comme il le fait observer, l'identification de l'épidémie à la variole ou à un virus proche
est sans doute la plus plausible. Nous n’avons pu voir H.G. Schmitt, Die Pest des Galen, diss. med., Würzburg,
1936 ni V. Boudon, “Galien face à la peste antonine ou comment penser l’invisible”, Air, miasmes et contagions.
Les épidémies dans l’Antiquité et au Moyen-Âge, S. Bazin-Tacchella, D. Quéruel et E. Samama édd., Langres,
2001, pp. 29-54.
2 P. Moraux, p. 19, p. 33
3 Cf. P. Moraux, pp. 79-81 = Galien, De praenot. ad Epigen. 2, 612. Le texte doit désormais être consulté
dans l’édition et traduction anglaise avec commentaires de V. Nutton : Galen, On prognosis, (Corpus Medicorum
Graecorum V, 8, 1), Berlin, 1979, 262 p. Par commodité nous citerons le plus souvent possible la traduction
française de P. Moraux en précisant le cas échéant le passage et la page de l’édition de V. Nutton. Sur la vogue
des médecins grecs à Rome, cf. A. Bruhl, “Asclépios et Telesphore sur un autel funéraire trouvé près de la via
Aurelia”, Mel. Rome, 58, 1956, pp. 127-138 (cf. J. et L. Robert, Bull. Ép. 1958, n° 552) et voir infra les
références des travaux de L. Robert. Nous analysons le milieu social et culturel qui entoura alors Galien en
annexe à la notice de => Flavius Boethus.
La peste antonine : guerres et épidémie 1289

contre [lui] à l'empereur Marc Aurèle Antonin, qui était alors à Rome. Lucius, lui, se trouvait
à l'étranger, retenu par la guerre des Parthes qu'avait déclenchée Vologèse"1. Pourtant Galien
préfère partir, mais la stasis qui agitait alors Pergame2 retarde son départ. Il juge bon
d’attendre le retour au calme pour prendre le bateau. L'embarquement eut lieu dans la plus
grande discrétion possible à Brindisi, comme si Galien craignait autant les poursuites de ses
ennemis que les appuis de ses amis, qui l'auraient forcé à rester à Rome : "Mes amis romains
me cherchèrent […], le temps passa, et ne nous voyant plus à Rome, ni moi ni mon homme,
ils surent que j'avais réalisé le plan dont je parlais depuis le début. Alors, ceux qui,
auparavant, doutaient que j'aie réellement l'intention de quitter Rome, furent bien forcés de
croire que je n'avais pas menti, mais dit la vérité"3. On peut penser que cette fuite eut lieu
avant l'été 166, car la phrase suivante précise : "Quelques temps après, Lucius étant revenu à
Rome, les empereurs commencèrent à s'occuper d'une autre guerre, celle qu'ils firent contre
les Germains"4. Dans cette phrase Galien accélère brutalement la chronologie, mais elle
semble indiquer qu'il avait au moins quitté Rome, voire l'Italie, avant le retour de Lucius
Vérus.

3.1.2.- Le départ de Rome selon De ses propres ouvrages


Le Pronostic fut vraisemblablement écrit vers 1785, plusieurs années plus tard, Galien, sur
la fin de sa vie - il est mort vers 200 -, écrivit une sorte de catalogue raisonné de ses travaux :
De ses propres ouvrages6. Le but avoué de l'ouvrage est de trier le bon grain de l'ivraie, de
séparer les ouvrages réfléchis des simples notes de travail, et surtout des copies non
autorisées. Galien revient à cette occasion sur divers épisodes de sa carrière. Il décrit
brièvement son départ : "Je passai encore trois ans à Rome, puis, quand la grande peste
commença de sévir, je quittai la ville précipitamment pour rentrer dans ma patrie"7. Il n'est
plus question ici de coterie, moins encore de rivalité : ici Galien fuit la maladie. Pourquoi
cette différence si flagrante ? Et quelle fut la vraie raison de cette fuite précipitée8 ?
Observons tout d'abord que si l'on accorde la même valeur informative, du seul point de vue

1 De praenot. ad Epigen. 8, 647, 12 sq. (V. Nutton, 8, 15, p. 117) ; trad. P. Moraux, p. 101.
2 P. Moraux, p. 99 et p. 102 ; cf. V. Nutton, 8, 15, p. 117 et p. 181 pour le commentaire.
3 P. Moraux, p. 102 ; cf. D. Gourevitch, Le Triangle hippocratique dans le monde gréco-romain : le malade,
sa maladie et son médecin, B.E.F.A.R. n° 251, Paris-Rome, 1984, pp. 364-365.
4 P. Moraux, p. 102 ; V. Nutton, 9, 5, p. 119.
5 P. Moraux, p. 175 ; V. Nutton, pp. 49-50 ou un peu avant ou après 178 (de l’ordre de quelques mois).
6 De libr. propr., Kühn, XIX, 8-48 ; cf. P. Moraux, p. 158 ; trad. italienne dans I. Garofalo et M. Vegetti,
Opere scelte di Galeno, Turin, 1978, pp. 67-90.
7 P. Moraux, p. 148 ; I. Garofalo et M. Vegetti, Opere scelte di Galeno, Turin, 1978, “De libris propriis”,
§ 15.
8 Cf. P. Moraux, p. 22 ; cf. aussi la remarque de D. R. Hopkins, Prince and Peasants, Smallpox in History,
Chicago et Londres, 1983, p. 22 : "Galen left Rome soon after the outbreak begun, if he did so to avoid the
epidemic, he was as smart as he was reputed to be. This may explain the brevity of his description" ; et
l’introduction de P. Pellegrin à Galien, Traités philosophiques et logiques, trad. fr. par P. Pellegrin, C. Dalimier
et J.-P. Levet, Paris, 1998, p. 20-22. V. Nutton, On Prognosis, p. 210 n. 1 rejette l’idée que Galien fuyait la peste
en réaffirmant les conclusions de son article : “The chronology of Galen’s early career”, Classical Quaterly, n.s.
23, 1973, pp. 158-171 et surtout p. 159.
La peste antonine : guerres et épidémie 1290

chronologique, aux deux versions, une conclusion s'impose : il semble que la peste sévissait à
Rome avant le retour de Lucius Vérus. Mais doit-on vraiment accorder la même crédibilité à
ces deux textes ?

3.1.3.- Quels motifs pour la fuite de Rome ?


Observant la désinvolture avec laquelle Galien traite parfois la chronologie, passant trois
ans de sa vie en trois lignes, V. Nutton, dans son édition du Pronostic, remarque que toute
reconstruction des activités de Galien en 166-169 sur la base du Pronostic et De ses propres
ouvrages est extrêmement risquée1. Mais l’on doit, à notre avis, admettre, en premier lieu, que
s’il passe très vite sur ses activités à Pergame, Galien est bien plus précis sur ce qu’il fit à
Rome et, en second lieu que les différences dans l’exposé de tel ou tel moment de sa vie n’ont
pas de raison d’influencer la chronologie relative de ces moments, telle que le médecin nous
la restitue. Certes l’on pourrait se demander si la peste n'a pas eu aussi pour Galien le même
rôle que pour tant d'autres : un repère chronologique qui s'impose et qui attire à lui - a
posteriori - les autres faits ? Mais Galien a énormément écrit, il dispose donc d'appuis plus
solides que sa seule mémoire, et composant ce catalogue, il doit relire ses textes, les
reprendre, et cela quand bien même l'incendie de 192 a détruit son cabinet. Aurait-il pu
négliger cette contradiction, aurait-il pu oublier les circonstances de cet événement marquant
de sa vie ? Et si la peste sévissait lors de son départ, pourquoi ne pas l'avoir mentionnée dans
le Pronostic ? Si la mémoire de Galien est fiable, il est patent que dans une des deux
affirmations - fuite devant les jaloux ou fuite devant la peste - Galien joue avec la vérité, en
cache tout au moins une partie importante. Il reste à comprendre pourquoi.
Quel intérêt pouvait avoir Galien à cacher - sur le tard - sa fuite forcée devant ses
adversaires ? À vrai dire fort peu. En effet le grand médecin se plaît, tout au long de son
œuvre, à décrire son combat contre les médecins qui refusent ses pratiques et ses théories, à se
placer au-dessus des écoles, souvent seul contre tous, parfois persécuté2. Un long passage du
Pronostic insistait justement sur le projet de Galien de quitter Rome pour échapper aux autres
médecins de la ville qui "ne diffèrent des brigands que sur un point : ils commettent leurs
méfaits en ville et non dans les montagnes"3. Quand bien même Galien aurait considéré le
Pronostic comme un ouvrage perdu et détruit dans l’incendie de 1924, il aurait été enfantin de

1 V. Nutton, On prognosis, p. 210.


2 Voir par exemple P. Moraux, pp. 81-88 ; pp. 92-94. On ne doit pas penser que les médecins de Rome
étaient tous opposés dans de telles querelles d’écoles, il existait à Rome, sous Commode au moins, un collège de
médecins, comme pour les autres professions : L. Moretti, “Iscrizioni greche inedite di Roma”, Arch. Classica 8,
1956, pp. 69-79 n° 5 (cf. J. et L. Robert, Bull. Ép. 1958, n° 551).
3 Galien, De praenot. ad Epigen., 4, 620-624 ; trad. P. Moraux, p. 99.
4 Galien ne parle pas du Pronostic dans De ses propres ouvrages. Selon V. Nutton (On Prognosis, pp. 50-
51), le Pronostic, écrit en 178 n’a pas été réécrit après l’incendie, mais une copie faite sur l’ouvrage de 178 a
survécu bien qu’inconnue de Galien. Celui-ci, ne trouvant plus trace du Pronostic ne l’aurait pas alors mentionné
dans le catalogue de ses propres livres : “there was thus little point in including a tract which as far as he knew,
had disappeared completely” (p. 51). Le traité aurait ensuite été réintégré dans le corpus, peut-être par Oribase
(Nutton, pp. 52-53). On peut aussi penser que Galien n’avait pas de raison particulière de citer cet ouvrage à part,
presque “de circonstance” et au propos parfois plus rhétorique que médical.
La peste antonine : guerres et épidémie 1291

vouloir cacher cet épisode qui ne faisait que confirmer, au demeurant, la scélératesse des
adversaires du Pergamien. Peut-on alors penser qu'il s'agisse d'une vantardise du vieux
médecin, fier de montrer que, le premier, il avait pris conscience de la gravité de l'épidémie ?
Difficilement, car si Galien se lamente - de manière très convenue - sur le désastre que
constitue la peste1, il affirme à plusieurs reprises la bonne efficacité relative de son
traitement2. Manifester son désarroi premier face à la maladie ne pouvait que ternir ce bel
optimisme et la fierté qui le soutient. Il faut donc se demander ce qui pouvait pousser Galien à
insister, vers 178, sur ses querelles et à taire ce qui était au moins un autre motif de sa fuite,
sinon le principal, la peste.

3.2.- Au service de la santé impériale...


3.2.1.- Le médecin préféré de Marc Aurèle ?
En 178, Galien est - d'après lui - le médecin préféré de l'empereur : il a en effet soigné avec
succès la maladie du jeune Commode, en l'absence de Marc3. Puis il prépara la fameuse
thériaque de l'empereur4 et soigna ses coliques, sans doute au cours de l'hivers 176-177, avant
qu'il ne reparte sur la frontière5. Le récit de la guérison de Marc, comme de celle de
Commode, se trouve dans le Pronostic, avec le récit de la fuite. Il faut remarquer avec P.
Moraux que dans cet ouvrage "l'intention apologétique est évidente"6. Plus que nulle part
ailleurs, le médecin de Pergame se met en valeur et jusque dans la forme et le style du traité.
Jouant avec les réminiscences rhétoriques et littéraires, l’auteur se rapproche des critères
littéraires et intellectuels de la seconde sophistique7. C’est ainsi que Galien narre ses succès, la
la précision de ses prévisions, de ses diagnostics, de ses thérapies, en même temps qu'il se
place sous le glorieux patronage de la famille impériale : car ce ne devait pas être une mince

1 Cf. P. Moraux, p. 126 [traduction de Meth. med. (Kühn, X), V 12, 360] et p. 130 [traduction de De praesag.
ex puls. (Kühn, IX), III, 4, 356.
2 Cf. J. F. Gilliam, p. 230 : Galien "was quite satisfied with his own ability to deal with the disease". Voir
P. Moraux, pp. 127-128 [traduction de Meth. med. (Kühn, X), V 12, 360] : "Ce jeune homme qui, atteint par la
peste, souffrait d'un ulcère de la trachée, fut guéri. D'autres aussi furent guéris après lui, de la même façon […]
De cette manière on peut, j'imagine, arriver à guérir de très nombreux malades qui crachent du sang de leurs
poumons ; nous avons nous-mêmes obtenu ainsi de telles guérisons".
3 Cf. P. Moraux, p.103 et pp. 131-133. Sur la position du médecin à la cour impériale, on pourra voir
G. Marasco, “I medici di corte nella società imperiale”, Chiron, 28, 1998, pp. 267-285, surtout aux pages 269 et
270 pour Galien. G. Marasco rappelle très justement que Galien n’a jamais abandonné son cabinet. Il est donc
possible qu’il ait exagéré l’importance de sa position. Voir infra pour quelques exemples remarquables de
médecins impériaux.
4 Cf. P. Moraux, p. 134-135 ; 137-139. Sur ce sujet curieux et discuté voir aussi R. Dailly et M. H. Van
Effenterre, "Le cas Marc Aurèle. Essai de psychosomatique historique.", Revue des Études anciennes, LVI,
1954, p. 365 sq. et T. W. Africa, "The opium addiction of Marcus Aurelius.", Journal of the History of Ideas,
1961, pp. 97-102, traduit en allemand : "Marc Aurel Opiumsucht.", in R. Klein (éd.), Marc Aurel, pp. 133-143 ;
et surtout J.E.G. Whitehorne, “Was Marcus Aurelius a hypocondriac ?”, Latomus, 36, 1977, pp. 413-421 ; D. et
M. Gourevitch, “Marc-Aurèle devint-il toxico-dépendant ?”, Évolution psychiatrique, 48, 1983, pp. 253-256 ;
P. Hadot, “Marc Aurèle était-il opiomane ?” in Mémorial André-Jean Festugière. Antiquité païenne et
chrétienne, Genève, 1984, pp. 33-50 qui s’est corrigé dans son introduction à Marc Aurèle, Écrits pour lui même,
(vol. I) texte établi et traduit par P. Hadot, CUF, Paris, 1998, p. CXL n. 3.
5 Cf. P. Moraux, pp. 135-137.
6 Cf. P. Moraux, p. 175.
7 Voir l’importante analyse de V. Nutton, On prognosis, pp. 59-62.
La peste antonine : guerres et épidémie 1292

gloire que de contribuer à sa santé, qui était dans une large mesure publique. En effet, le petit
milieu de la cour bruissait des rumeurs et des inquiétudes suscitées par les aléas de la santé de
ses membres les plus en vue.

3.2.2.- Le malade et sa maladie dans la culture et la sociabilité


La sollicitude pour la santé de ses proches, la capacité à endurer la maladie et à l’intégrer
dans une discipline du corps conforme à la paidea étaient aussi, alors, autant de signes d’une
sociabilité très particulière. Ainsi Fronton, dans sa correspondance, mentionne sa santé
chancelante et évoque également souvent les maladies qui touchent les proches de Marc1. La
maladie est l’occasion qui révèle et récapitule l’éducation du noble romain. Dans ce moment
critique, elle convoque ses proches et ses liens. La correspondance de Pline le Jeune nous
permet de saisir ce phénomène quelques dizaines d’années avant celle de Fronton. Amis et
clients se rassemblent au chevet du malade et diffusent leurs soucis et leurs attentions2. Les
discussions permettent de mettre en valeur sa culture savante3, et une fois la guérison venue
c’est très volontiers que l’on raconte sa cure ou son traitement4. Mais la maladie appelle aussi
les exhortations et les réflexions morales, et c’est en cela qu’elle condense la morale sociale et
son éducation5. Le malade qui se contrôle est un exemple, un modèle : “il n’est plus soumis
aux désirs, il ne convoite plus les honneurs, il méprise les richesses […] se souvient qu’il y a
des Dieux, qu’il est un homme ; il ne méprise personne”6. La capacité que l’on a à se
discipliner garantit la position d’autorité à laquelle l’on peut prétendre, et garantit aussi que

1 Voir par exemple Ad Amicos I, 18 (Haines II, p. 92) = I, 20 (V.d. Hout, p. 175) ; Ad M. Caesar, III, 7-8 ; Ad
M. Caesar, IV, 2 et 8-9 et 11-12 ; et aussi Ad M. Caesar, V, 11 et 58-59 et Ad Antoninum Imp., I, 1 où Marc
donne des nouvelles de Faustine et du frère jumeau de Commode. Il ne s’agit pas d’hypocondrie (voir les justes
remarques de P. Hadot in Marc Aurèle, Écrits pour lui même, (vol. I) texte établi et traduit par P. Hadot, CUF,
Paris, 1998, p. CXL) mais de raffinements rhétoriques autour d’une préoccupation essentielle de la vie
personnelle et sociale, la santé. Elle figure logiquement comme premier voeu de Marc Aurèle à Fronton, dans Ad
M. Caesar, III, 9 où c’est l’Esculape de Pergame qui est sollicité. Voir aussi comment cela peut s’inscrire dans
l’évolution culturelle et sociale du moment selon P. Veyne, “L’empire romain”, in Ph. Ariès et G. Duby dir.,
Histoire de la vie privée t. 1 : De l’Empire romain à l’an mil, Paris, 1999 (1985), p. 211.
2 Voir Pline le Jeune, I, 22 ; VII, 1 ; Galien, De praenot. ad Epigen., 2, 611 et Aulu-Gelle, Nuits Attiques, t.
IV, éd. Y. Julien, CUF, Paris, 1998, XVI, 3 et surtout XIX, 10 (p. 134) pour une visite à Fronton malade. Marc
Aurèle ne manquait pas à ce devoir, cf. Dion Cassius, LXXI, 35, 4-5. La visite à l’ami malade est une pratique si
courante qu’elle est passée, au siècle suivant sans doute, dans les manuels de conversations grec-latin : G. Goetz
éd., Corpus Glossariorum latinorum III, Leipzig-Berlin, 1892, p. 649, § 6 (Hermeneumata Pseudodositheana),
cf. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité : II, Le monde romain, Points-Seuil, Paris, (1948),
1981, p. 60.
3 Aulu-Gelle, Nuits Attiques, t. IV, éd. Y. Julien, CUF, Paris, 1998, XVIII, 10 (pp. 103-105).
4 Aelius Aristide représente à cet égard un cas extrême, mais voir par exemple, à propos de l’entourage de
Fronton : Aulu-Gelle, Nuits Attiques, t. IV, éd. Y. Julien, CUF, Paris, 1998, XIX, 8 (p. 126).
5 Quelques passages des Pensées de Marc Aurèle peuvent renvoyer à ces aspects : I, 8 et I, 15 et I, 16 (fin)
sur l’attitude à conserver dans la maladie, à comparer avec ce qu’il en dit dans Ad M. Caesar, IV, 8. Sur la
maladie comme école d’abnégation et de fatalisme voir Pensées V, 8. La morale stoïcienne trouvait
naturellement là de quoi s’exprimer amplement : cf. Épictète, Entretiens, III, X 1-20, XIII, 21, XX, 4, XXII, 41
et XXVI, 37, XXIII, 27-32 et XXV, 7 (parallèle entre médecins et philosophes) et aussi Manuel, 9, évidemment
le malade qui ne se contrôle pas - et ils devaient être les plus nombreux - est l’exemple du mauvais comportement
social : Entretiens, III, XXVI, 22-23. Par ailleurs, le récit de la maladie qui métamorphose - en mieux - la vie
morale et le caractère était un topos rhétorique courant sans doute : voir Élien, Histoire Variée, 4, 15.
6 Pline le Jeune, VII, 26, trad. Y. Hucher.
La peste antonine : guerres et épidémie 1293

l’on reste dans les limites propres au modèle de parité. “Quelle difficulté, en effet, y a-t-il à
dominer ceux qu’on a sous son autorité si l’on se domine soi-même ?”1

3.2.3.- Les enjeux de la santé impériale


La position centrale de l’empereur et de sa famille aiguise tous ces problèmes. Le
comportement de l’empereur est aussi miroir de son autorité, de la légitimité de son pouvoir.
Plus encore que pour un sénateur sa santé n’est pas du domaine de l’intime, ni du privé. En
tant que grand pontife, il est le garant de la santé de Rome, et sa santé s’identifie à celle de
l’empire. Des sacrifices et des cérémonies durent être célébrés, dans la seconde moitié de
l’année 166, contre la peste, s’ajoutant à ceux que suscitait la guerre2. Une gemme gravée
commémore sans doute de telles cérémonies. Marc y est représenté en pontife et Faustine lui
fait face. Avec Esculape, Rome et Hygie, ils encadrent un sagittaire, ce qui pourrait dater les
cérémonies évoquées de la fin de l’année3. Dans ces apparitions publiques, comme sous le
regard du petit monde de la cour, le corps de l’empereur est un des moyens de montrer son
éthique du commandement, et de l’insérer dans le modèle de parité reconnu par les sénateurs
et les notables. On ne peut ici que suggérer ce qu’apporterait une étude plus approfondie de la
question du corps de l’empereur à travers l’Histoire Auguste par exemple. Le genre
biographique est friand de ce domaine qui n’est pas tant celui du portrait physique, que celui
de l’usage du corps impérial, de sa gestion et de sa signification4. L’attention portée à sa santé,
santé, mais aussi à celle de ses proches lui permet donc de manifester la charge de l’empire.
Ainsi Marc va-t-il voir Lucius Vérus malade et obtient du Sénat des vœux pour sa guérison5.
L’épisode de la mort de son jeune fils de sept ans, Vérus César est encore plus significatif6. Si
Si les relations et les obligations familiales et sociales viennent toujours s’ajouter au “triangle
hypocratique” qui lie le malade, sa maladie et le médecin7, l’empereur inverse alors nombre
des relations normales qu’instituent la maladie, puis le deuil. Il écourte ce dernier, console les

1 M. Cicéron, De ratione bene gerendae provinciae, 7, trad. J.-Y. Boriaud, p. 61.


2 Sur ces derniers voir S.H.A., Vita Marci, XIII, 1-2.
3 Pierre gravée publiée dans L’histoire de l’académie des inscriptions et des belles lettres, t. I, p. 279 et
reproduite par V. Duruy dans son Histoire des Romains, t. V “Hadrien, Antonin, Marc Aurèle et la société
romaine dans le Haut-Empire.”, Paris, Hachette, 1883, p. 191. Elle ne semble pas avoir retenu l’attention depuis.
4 Maladies, nourriture et boissons, activité sportive et sexuelle, soins esthétiques et bains autant de domaines
où l’étude devrait être menée. A titre d’exemple Vita Commodi, I, 8-9 ; X, 1 ; XI, 4-5 ; Vita Pertinacis, XII, 2-6 ;
Vita Alexandri Severi, XXX, 4 ; etc.
5 S.H.A., Vita Marci, VIII, 11 ; Sur cet épisode cf. Fronton, Ad Verum, I, 5, (Van den Hout, pp. 109-110 ;
Haines, II, pp. 84-87 (Ad Verum II, 6)).
6 S.H.A., Vita Marci, XXI, 3-6. Voir aussi comment Marc Aurèle répondit véritablement aux félicitations
qu’on lui envoyait au sujet de la naissance d’un fils, bien que celui-ci soit mort entre temps : CIG II, 3176
(IGR IV, 1399) ; J. Krier, “Zum Brief des Marcus Aurelius caesar an den dionysischen Kultverein von Smyrna,
IGR IV, 1399”, Chiron, 1980, pp. 449-456 (cf. J. et L. Robert, Bull. Ép. 1981, n° 202 et n° 390) avec
amélioration de lecture et de datation (ca 157-158) dans G. Petzl, “T. Statilius Maximus Prokonsul von Asia”,
Chiron, 13, 1983, pp. 33-36 (f. J. et L. Robert, Bull. Ép. 1984, n° 358). Sur le caractère public des morts des
enfants de Marc Aurèle et de Faustine, voir aussi A. Piganiol, “Les Fastes d’Ostie”, B.S.N.A.F., 1938, pp. 148-
153 (= Scripta Varia III, pp. 121-124) (à propos de M.G. Calza, Notizie degli Scavi, 1934, p. 254, fgt 3, ll. 9-10,
en 151 sans doute)
7 Cf. D. Gourevitch, Le Triangle hippocratique dans le monde gréco-romain : le malade, sa maladie et son
médecin, B.E.F.A.R. n° 251, Paris-Rome, 1984, 550 p.
La peste antonine : guerres et épidémie 1294

médecins et refuse le deuil public1. Mais loin de se discréditer il y gagne en légitimité : la


transgression des devoirs de sociabilité ordinaire trouvant sa justification dans le devoir
supérieur de l’empereur.
Si pour le notable romain ordinaire les proches peuvent toujours casser le “triangle
hypocratique” en s’insérant entre le médecin et le malade2, dans le cas de la famille impériale
les facteurs extérieurs sont encore plus nombreux et forts. C’est qu’il faut aussi prendre en
compte, par delà la position institutionnelle de l’empereur, la question de sa succession. La
santé des héritiers possibles était donc bel et bien un enjeu de pouvoir et de propagande. La
guérison du jeune Commode par Galien3 est ainsi célébrée par une gemme : “salvo Commodo,
Commodo, felix Faustina”4. Le medium choisi s’adresse à un public restreint, c’est le type
d’objet prestigieux que l’on montre, ou que l’on porte, dans les occasions précises où peut se
retrouver le petit milieu qui gravite autour de l’empereur5. La correspondance, sa diffusion et
sa publication peuvent être d’autres moyens d’informer un milieu plus large, et de le faire
participer au quotidien de cette famille si particulière. On a vu que l’on retrouve de telles
nouvelles dans la correspondance de Fronton. Ce devait être en tout cas un lieu commun du
courrier de la famille impériale, puisque le faussaire qui forgea les lettres apocryphes de
Faustine dans la vie d’Avidius Cassius donne de telles indications6. La publicité donnée à la
santé de Marc Aurèle, et notamment à une maladie qui semble l’avoir touché gravement au
début de 175, n’est d’ailleurs peut-être pas étrangère à la décision de Cassius de se proclamer
empereur7. Il faut enfin aussi se rappeler qu'en 176, après la rébellion du gouverneur syrien, la
la question de la succession de l'empereur s'est recentrée sur Commode.

3.2.4.- Médecin-chef à la cour, entre les honneurs et la suspicion


Lorsqu’il rédige le Pronostic, Galien est au centre de ces enjeux. Après avoir obtenu de
Marc Aurèle une exemption de service, la guérison de Commode l’a bien introduit dans le
palais impérial, mais il doit faire face aux médecins officiels de l’empereur8. Ses relations
avec l’intendant général Euphratès lui permettent finalement de prendre la succession du

1 Remarquons comment la narration passe alors de l’intime, au proche puis au public.


2 Un exemple éclairant où les proches du malade “cassent” le triangle, fragilisé, il est vrai, par la maladresse
du médecin : Aulu-Gelle, Nuits Attiques, t. IV, éd. Y. Julien, CUF, Paris, 1998, XVIII, 10 (pp. 103-105).
3 Cf. P. Moreaux, pp. 131-133 (De praenot. ad Epigen., 11-12).
4 Cf. A. Birley, Marcus Aurelius 1, p. 235 (cf. G. Barbieri, Kokalos, 7, 1961, p. 15 sq. ; Rev. Arch. 39, 1901,
121).
5 Sur l’usage de gemmes lors des banquets, cf. Sénéque, De Beneficiis, III, 26, 1 ; les riches ridicules qui les
montrent ostensiblement : Lucien, Nigrinos, 21.
6 Cf. S.H.A., Vita Avidii, X, 6-9. Bien sûr, l’auteur gagne ainsi un effet de réel, et les correspondances privées
devaient aussi avoir de tels passages, mais dans le contexte de la famille impériale, leur signification est toute
autre. Sur l’origine de ces apocryphes, cf. supra et J. Schwartz, “Avidius Cassius et les sources de l’Histoire
Auguste (à propos d’une légende rabinique)”, Historia Augusta Colloquium Bonn 1963, Bonn, 1964, p. 141.
Philostrate (Vies des sophistes, II, 1 (563) ; W.C. Wright, p. 175) nous montre Marc Aurèle parlant de sa
mauvaise santé dans une lettre à Hérode Atticus, peu de temps après la mort de Faustine.
7 Sur la rébellion voir la notice que nous consacrons à Avidius Cassius §§ 7.1.-2. et 8.1.-2. ainsi que la notice
d’Helvius Pertinax §§ 8.2.-3.
8 Cf. P. Moreaux, p. 133 (De praenot. ad Epigen., 12).
La peste antonine : guerres et épidémie 1295

défunt médecin-chef, Démétrios1 : il peut alors directement soigner l’empereur et gagner la


position dont il se glorifie dans le Pronostic : “premier d’entre les médecins, le seul
philosophe parmi les philosophes”2. Ses responsabilités le mettent en valeur, mais elles le
séparent aussi de ses collègues et le désignent aux envieux, aux jaloux. On comprend alors sa
capacité à avoir des discours panégyriques et polémiques. Le poste, en effet, est enviable. Le
médecin-chef peut pénétrer l’intimité de l’empereur et en retirer des bénéfices non
négligeables, pour lui et pour ses proches. L’exemple de T. Statilius Kriton, quelques
cinquante ans auparavant, montre la gloire et les honneurs que peut gagner un tel personnage,
en utilisant sa familiarité avec l’empereur au profit de sa cité d’origine. Kriton ne faisait pas
exception, et son histoire semble répéter sous Trajan celle de C. Stertinius Xenophon sous
Claude3. Il ne semble pas que Galien ait jamais eu, en définitive, de telles récompenses de ses
services, soit que Marc Aurèle se soit montré moins généreux que certains de ses devanciers,
soit que Galien n’ait pas su exploiter sa position, ou qu’il n’ait pas voulu se plier aux
contraintes de ce poste, à savoir accompagner à nouveau l’empereur à la guerre. Mais, alors
qu’il écrit le Pronostic, tous les espoirs lui sont sans doute permis…
Cependant, la position de Galien lui interdit aussi de déchoir. Exposé à toutes les
suspicions, son passé doit être sans tache quand toute mort trop opportune ou trop rapide peut
sembler un meurtre : les rumeurs consécutives à la mort de Lucius Verus en 169 en sont le
meilleur exemple4. Mais elles ne furent pas les seules : quelques années auparavant, la mort
d’Annius Libo, cousin de l’empereur, avait aussi occasionné des bruits d’empoisonnement5.
Selon Dion Cassius, Marc-Aurèle, lui même serait mort “non des suites du mal dont il
souffrait, mais du fait de ses médecins, comme je l’ai entendu dire sans équivoque, car ceux-ci
étaient favorables à Commode”6. On considère généralement que Dion Cassius se fourvoie

1 Cf. P. Moreaux, p. 135 (De antidot., I). H. Hommel voulait voir dans une tombe d’Ostie, celle de ce
personnage qui aurait été victime de l’épidémie, cf. H. Hommel, “Euripides in Ostia, Ein neues Chorliedfragment
und seine Umwelt”, Epigraphica, 19, 1957, pp. 109-164 (cf. J. et L. Robert, Bull. Ép., 1960, n° 453). De très
sérieuses objections ont été apportées par R. Meiggs, Roman Ostia, Oxford, 1960, pp. 563-564 (cf. J. et
L. Robert, Bull. Ép. 1961, n° 855) et par A. Degrassi, “Epigraphica 1 ; 5 : Testimonianze epigrafiche vere o
presunte di epidemie della età imperiale in Italia.”, Memorie dell’Academia Nazionale dei Lincei, Classe di
Scienze morali, storiche e filologiche, ser. VIII, vol. IX, 1963, p. 159-161 (= Scritti vari di antichità (3), Venise
et Trieste, 1967, p. 25-28) (cf. J. et L. Robert, Bull. Ép. 1964, n° 602) à leur suite, nous pensons que l’on ne peut
pas approuver l’hypothèse de H. Hommel.
2 P. Moreaux, p. 137 (De praenot. ad Epigen., 12).
3 Cf. L. Robert, “Ulpia Heraclea”, Hellenica III, 1946, pp. 7-27. Xénophon nous est connu par Tacite,
Annales, XII, 61 et 67 et par les inscriptions de Calymna (IGR IV, 1026) et Cos (IGR IV, 1045, 1048, 1053,
1058-1060), cf. H.-G. Pflaum, CPE, n° 16. Nous pouvons aussi penser, entre autres, à Antonius Musa, médecin
d’Auguste honoré à Samos (PIR2 A, 853 ; Dion Cassius, LIII, 30, 3 et Suétone, Auguste, 59 et 81 et P. Hermann,
Ath. Mitt., LXXV, 1960, p. 141 n° 35) ou au médecin de Caracalla, L. Gellius Maximus, honoré par les cités
d’Antioche de Pisidie et de Sagalassos (cf. V. Nutton, “L. Gellius Maximus, Physician and Procurator”, Classical
Quarterly, n.s. 21. I, 1971, pp. 262-272). Cf. F. Millar, The Emperor in the Roman World, Londres, 1992, p.
494. On remarquera que l’on ne connaît pas de tels honneurs pour Galien : sa position comme sa renommée
pouvaient être inférieures à celles de ces personnages.
4 Cf. S.H.A., Vita Marci, XV, 5-6 ; Vita Veri XI, 2-4 ; Dion Cassius, LXXI, 3, 1 ; Aurelius Victor, 16, 7. On
ne sait rien du médecin Posidippe qui aurait pu achever Vérus.
5 Cf. S.H.A., Vita Veri, IX, 2-5. [=> M. Annius Libo]
6 Dion Cassius, LXXI, 33, 4 - 34, 1, trad X. Loriot
La peste antonine : guerres et épidémie 1296

dans cette affirmation tant la succession semble avoir surpris en 1801, mais cela montre bien
les suspicions qui pouvaient entourer la santé impériale et ses gardiens. Le médecin du
souverain est un coupable désigné, ainsi certains pensèrent que le médecin de Commode était
au centre du complot qui fut fatal à ce dernier2. On était loin alors, pourtant, de la paranoïa et
de l’hystérie qui purent remuer certains règnes, Caracalla, par exemple, inversant le problème
si l’on suit Hérodien3 : “il mit à mort les médecins qui n’avaient pas obtempéré à l’ordre qu’il
avait donné de ne plus donner le bon traitement à son père et d’accélérer sa mort”4.

3.3.- Comme un fugitif ?


On peut comprendre alors que Galien ait insisté complaisamment sur sa position de martyr
de la médecine. Mais pourquoi ne souffle-t-il mot de la peste ? C'est que sa fuite n'était peut-
être pas aussi forcée qu'il veut bien le dire, et qu'elle risquait de déplaire non seulement à ses
proches, mais aussi à l'empereur. Ne dit-il pas en effet : "Je redoutais en effet qu'un des
hommes très puissant à Rome, ou l'empereur lui-même, apprenant que j'étais parti comme un
fugitif, n'envoie un soldat pour m'ordonner de rentrer à Rome"5. Peut-on penser qu'un médecin
médecin aurait pu craindre une telle mesure et sembler un fugitif, ou "un déserteur" - si l’on
suit la traduction peut-être un peu forte de P. Moreaux -, uniquement parce que ses amis bien
placés avaient vanté ses mérites auprès de Marc Aurèle et envisageaient de le protéger des
persécutions de ses ennemis ? Comment pourrait-on fuir un appui de l’empereur lui-même ?
La suite de l'histoire, telle que la raconte Galien, est éclairante : "Quelque temps après […] les
empereurs commencèrent à s'occuper d'une autre guerre, celle qu'ils firent contre les
Germains. Comme il était question des savants qui prouvaient leur science médicale et
philosophique par des faits […], plusieurs personnes, dans l'entourage des empereurs, me

1 Comparer avec Hérodien, I, 4-5.


2 Aurelius Victor, Livre des Césars, texte établi et traduit par P. Dufraigne, CUF, Paris, 1975, 17, 8, p. 24 :
“auctore medico, principe factionis”. Seul Aurelius Victor présente cette version.
3 Hérodien, III, 15, 4. On peut, là encore, penser à l’histoire de C. Stertinius Xénophon. La figure du
médecin calomnié comme empoisonneur devait être assez courante : voir Lucien, Cal., 13 (Opuscules 11-20,
texte établi et traduit par J. Bompaire, CUF Paris, 1998, p. 156) et Abd. 5, 8, 30 et de même comparer le bon et le
mauvais médecin empoisonneur dans les L’âne d’or d’Apulée (X, 8 et X, 25).
4 Sur ce point particulier il faut noter le récit de la mort de Septime Sévère par l’Epitome du Pseudo-Aurelius
Victor (Abrégé des Césars, texte établi, traduit et commenté par M. Festy, CUF, Paris, 1999, XX, 9, p. 29-30) :
ne pouvant supporter la douleur, et les médecins lui refusant le poison, Sévère se suicide par indigestion. Le sens
du récit est exactement inverse de celui d’Hérodien, mais est aussi construit sur l’idée d’un refus de donner la
mort de la part des médecins. S’il y a peut-être un fond de vérité autour des récits de la mort de Sévère, nous
constatons ici comment la mort de l’empereur et sa santé étaient l’objet de rumeurs et de fantasmes, amplifiant de
petits faits pour élaborer des narrations parfois contradictoires.
5 Galien, De praenot. ad Epigen., 8, 647, 12-9 (…ὁ αὐτοκράτωρ γνούς μου τὴν ἔξοδον ὡς δραπέτου
πέμψας στρατιώτην ἐις Ῥώμην ἐπανελθεῖν κελεύσειεν.) ; nous suivons la traduction de P. Moraux, p. 102
(suivie par P. Pellegrin dans Galien, Traités philosophiques et logiques, trad. fr. par P. Pellegrin, C. Dalimier et
J.-P. Levet, Paris, Flammarion, 1998, p. 21), mais remplaçons “déserteur” par “fugitif” qui nous paraît plus
proche du terme grec “ δραπέτου“. V. Nutton, 9, 3, pp. 118-119 traduit “For I was scared that one of the very
influential men (in Rome), or even the emperor himself, might discover my escape like a runaway slave and send
a soldier to order my return to Rome” et suit le sens donné par H.G. Liddel, R. Scott et H.S. Jones pour ce mot.
La peste antonine : guerres et épidémie 1297

nommèrent comme étant un savant de ce type"1. Le rapport a priori incongru entre la guerre et
le savoir médical s'éclaire lui aussi : après cela, Galien est rapidement appelé pour servir
comme médecin de l'armée, qu’il rejoint à Aquilée sans doute au début de l’hiver 1682. Il se
trouve alors confronté, à Aquilée, avec la peste sévissant parmi les troupes.
Il nous faudra revenir sur cet épisode, mais observons que l'on alla quérir Galien jusqu'à
Pergame3. Le médecin gagna cependant - en 169 - une exemption grâce à la piété de Marc
envers Asclépios4. Peut-être cherchait-il cette exemption depuis longtemps. Peut-être faut-il
penser - à titre d'hypothèse - que, la peste commençant à sévir à Rome et en Italie et une
guerre s'annonçant, à plus ou moins brève échéance, au Nord, les empereurs cherchaient à
recruter et à garder autour d'eux les médecins, en prévision de la guerre et pour parer à une
épidémie qui s'annonçait grave et déroutante5. Galien aurait donc plus ou moins désobéi à une
une requète de l'empereur, désobéissance implicite sans doute6. Affirmer qu'il fuyait devant
une conspiration de jaloux le disculpait alors opportunément de cette incartade - déjà lointaine
- et gardait sauf son honneur comme celui de son tout-puissant maître auprès de qui sa faveur
n'avait cessé de grandir en ces années 177-178. Mais si effectivement la peste sévissait en
Italie avant le retour de Lucius Vérus, le paroxysme de cette première poussée épidémique ne
se plaça - pour nos sources - que lorsque les deux empereurs marchèrent à la tête de leur
armée, contre les barbares du Nord.

3.4.- À Aquilée dans l’hiver 168-169


3.4.1.Galien mobilisé
L'épidémie est alors intimement liée au sort de l'armée des deux empereurs qui stationnait
en partie à Aquilée. C'est là que Galien fut convoqué7, et il y arriva sans doute dans la seconde

1 Cf. P. Moraux, pp. 102-103.


2 Cf. P. Moraux, p. 103. V. Nutton, 9, 5-6, pp. 118-119
3 Cf. P. Moraux, p. 105.
4 Cf. P. Moraux, pp. 105-106. cf. V. Nutton, pp. 211-212.
5 Selon Galien, "visiblement les médecins n'en savaient pas plus que des gens étrangers à la profession" (trad.
P. Moraux, p. 129).
6 On sait par une tablette de défixion que les assistants des médecins des prétoriens ne pouvaient
vraisemblablement pas quitter Rome comme ils le désiraient, cf. J. et L. Robert, Bulletin Épigraphique, 1955,
n° 292. Le cas de Galien devait être bien différent mais peut-être craignait-il un enrôlement d’une durée
indéterminée pendant une épidémie grave.
7 Nous n'aborderons pas ici la question de savoir quel fut le statut de Galien à ce moment. Il est difficile de
dire s'il fut convoqué à titre personnel et à cause de ses mérites insignes, ou si, au contraire, il ne fit tout d'abord
partie que d'un contingent de médecins convoqués pour assurer les soins dans l'armée, et bénéficia ensuite des
relations et de l'attention qu'avaient pu attirer sur lui ses talents effectifs. Cela pose la question épineuse du statut
de certains médecins dans l'armée romaine, cette question qui tourne en particulier autour de la définition exacte
du medicus ordinarius n'est pas tranchée. Le point de départ de toute réflexion sur ce sujet doit être l'importante
contribution de R.W. Davies dans trois articles : "The medici of the roman armed force.", Epigr. Stud., VIII,
1969, pp. 83-99 ; "The roman military medical service.", Saalb. Jahrb., XXVII, 1970, pp. 84-104 et "Some more
military medici", Epigr. Stud., IX, 1972, pp. 1-11, plus récemment appuyée par J. C. Wilmanns, “Zur
Rangordnung der römischen Militärärzte während der mittleren Kaiserzeit”, Z.P.E., 69, 1987, pp. 177-189. Par
ailleurs les médecins grecs en Occident et dans l’armée ont été étudiés par L. Robert, “Inscriptions relatives à des
médecins”, R. Ph., 1939, pp. 163-172 (Opuscula Minora Selecta II, 1969, pp. 1316-1325) et “Épitaphes
métriques de médecins à Nicée et à Tithorée”, Hellenica II, 1946, p. 108, voir aussi J. et L. Robert, Bull. Ép.
1970, 667 et J. Kolendo et V. Bozilova éd., I.G.L. Novae, n° 176 et commentaire. Les rapports entre médecins
La peste antonine : guerres et épidémie 1298

seconde moitié de l'année 168 si l'on en croit ce qu'il raconte dans le Pronostic : "ils [les
empereurs] avaient décidé de passer l'hiver à Aquilée ; y ayant fait leurs préparatifs et pendant
qu'ils levaient l'armée, ils m'envoyèrent un message qui m'invitait à venir les rejoindre. Mais
Lucius quitta ce monde pour celui des dieux au milieu de l'hiver"1. Galien reprend la narration
de cet épisode de sa vie dans De ses propres ouvrages, comme pour le récit de sa fuite la
comparaison est riche d'enseignements : "bientôt m'arriva d'Aquilée une lettre des empereurs
qui me rappelaient. Ils avaient décidé de marcher contre les Germains après l'hiver. Je me vis
donc obligé de me remettre en route ; j'espérais pourtant que je réussirais à me faire dispenser
[…]. Quand j'arrivai à Aquilée, la peste se mit à sévir comme jamais auparavant, si bien que
les empereurs rentrèrent tout de suite à Rome avec quelques soldats, tandis que nous, les plus
nombreux, nous eûmes longtemps peine à nous en tirer sains et saufs : la plupart d'entre nous
mouraient, non seulement de la peste, mais aussi parce que cela se passait en plein hiver.
Lucius quitta le monde des vivants pendant le voyage de retour à Rome"2. La peste absente du
récit de 178 est par contre un élément important du second récit, et l'on sent un certain
reproche percer dans ce récit envers les deux empereurs, reproche sans doute impossible à
exprimer en 178.

3.4.2.- Galien n’est pas nécessairement alors un spécialiste de la peste


On a parfois avancé que Galien avait été spécialement rappelé à cause de la peste, mais
comme le fait remarquer V. Nutton3, Galien dit bien que les ravages importants de l’épidémie
ne commençèrent qu’avec son arrivée, ou un peu après. On connaît, à Aquilée, la tombe d’un
médecin personnel d’un proche des empereurs, M. Servilius Fabianus Maximus4. En outre, on
connaît aussi, au même endroit, la tombe d’un des affranchis du même personnage et de deux
de ses esclaves, dont l'un était aussi médecin5. A.R. Birley a supposé que Servilius Fabianus,
après ses deux gouvernements sur le Danube, avait été appelé comme comes à Aquilée, et
qu’il avait apporté, “sage précaution”, son médecin personnel avec lui. Ce dernier ne survécut
cependant pas à l’épidémie et Galien aurait été appelé, à titre “d’expert”, comme le mage

civils et médecins militaires restent encore à éclaircir et l'on a sans doute tout à gagner aux travaux de B. Rémy :
"Les inscriptions de médecin en Gaule.", Gallia 42, 1984, pp. 115-152 ; "Les inscriptions de médecin dans la
province romaine de Bretagne.", Archéologie et médecine VII° rencontre internationale d'archéologie et
d'histoire, Antibe, Octobre 1986, Juan les Pins, 1987, pp. 69-94 ; "Les inscriptions de médecins dans les
provinces romaines de la péninsule ibérique." REA 93, 1991, pp. 321-364 et "Les inscriptions de médecins
découvertes sur le territoire des provinces de Germanie.", REA 98, 1996, pp. 133-172. Sur l'organisation du
personnel médical dans une légion on peut aussi voir Y. Le Bohec, La troisième légion Auguste, Paris, 1989, p.
52 et CIL VIII, 2553 + AE 1906, 9.
1 trad. P. Moraux, p.103 ; V. Nutton, 9, 6, pp. 118-119
2 De lib. prop. 2 : Scr. Min. II, p. 98, 23 (Müller) = XIX, p. 18, 8 (Kühn), trad. P. Moraux, pp. 105-106. Cf.
V. Nutton, On prognosis, p. 211, pour qui le passage implique que la peste coïncida ou suivit l’arrivée de Galien.
3 V. Nutton, On prognosis, p. 210 ; contra G. Bowersock, Greek Sophists… , p. 63 ; A.R. Birley, MA, (1966),
p. 213.
4 IG, XIV, 2343 (IGR, I, 482) ; P. Caracci, “Medici e medicina in Aquileia Romana”, Aquileia Nostra, 35,
1964, p. 95, pl. 6 (voir la notice que nous consacrons à M. Servilius Fabianus Maximus).
5 CIL V, 870, 868, 869.
La peste antonine : guerres et épidémie 1299

égyptien Arnouphis. C’est le Pergaméen qui aurait recommandé le départ aux empereurs1.
Aussi séduisantes qu’elles soient, on ne peut pas suivre les hypothèses du grand savant
anglais. Rien ne prouve que Fabianus soit venu à Aquilée alors que les empereurs s’y
trouvaient, ni que ses esclaves, affranchis et médecins soient morts en même temps et de la
peste. Fabianus possédait peut-être une propriété de famille à Aquilée2. Plus important, on ne
peut pas accepter les suppositions de Birley sur Galien, car il ne saurait être question de
considérer le médecin en 168-169 à travers sa gloire posthume ou même ses fonctions de 178.
Lorsqu’il arrive à Aquilée, Galien n’a sans doute pas de contact direct avec les deux Augustes,
et il n’est qu’un médecin parmi d’autres, sans doute nombreux et eux aussi appelés auprès de
l’armée3. Dans De ses propres ouvrages, la situation décrite est bien moins glorieuse que dans
le Pronostic.
Rien ne peut donc nous inciter à penser que Galien ait été véritablement rappelé à cause de
compétences particulières à propos de la peste. Enfin, nous ne pensons pas qu’il ait pu
véritablement conseiller à l’empereur de fuir la peste. En effet, même si Galien a fui la peste
trois ans auparavant, il lui était difficile de donner un tel conseil, car c’était aller à l’encontre
de ce qu’il professait théoriquement. Galien niait “le passage direct du contage d’homme à
homme”4, même si cela pouvait entrer en conflit avec les faits observés, y compris par lui-
même. Un bon régime, recommandé par un bon médecin, devait avoir raison de l’air
corrompu en éradiquant toute prédisposition à la maladie dans le corps même du patient.
Pourquoi alors recommander son départ ? C’était perdre la face… et ses clients. Il y a fort à
croire en fait que la décision de quitter Aquilée pour échapper à la peste - et peut-être à
l’ennui dans le cas de Lucius Verus - ait été prise par les empereurs eux-mêmes. Dans ses
Écrits pour lui-même (IX, 2), Marc Aurèle dit explicitement que c’est son expérience5 - et non
non pas un savoir médical - qui lui a fait fuire la peste, peut-être se remémorait-il alors cet
hiver là, quand il quittait Aquilée. Galien, médecin parmi d’autres, au milieu des soldats, loin
de ses appuis possibles, restait pour l’hiver dans la cité de Vénétie.

1 A.R. Birley, MA (1966), pp. 213-214 suivi par W. Eck, RE, Suppl. (1974), p. 665. Sur Arnouphis à Aquilée
cf. infra.
2 M. Corbier, L’Aerarium Saturni et l’aerarium militare. Administration et prosopographie sénatoriale,
Rome, 1974, pp. 243-247, n° 51, pensait qu’il était originaire d’Aquilée, mais il était sans doute africain
cf. W. Eck, RE, Suppl. (1974), p. 665 suivi par G. Alföldy, KS, p. 314 et p. 317. Voir notre notice sur ce
personnage.
3 V. Nutton, On prognosis, pp. 210-211.
4 M.D. Grmek, “Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion et de germe dans la médecine antique”,
Mémoire V, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1984, p. 62, voir aussi p. 56 ; article essentiel sur l’idée de
contagion dans le monde antique. À sa suite nous ne pensons pas que l’on puisse totalement suivre V. Nutton,
“The Seeds of Disease : An Explanation of Contagion and Infection from the Greeks to the Renaissance”,
Medical History, 27, 1983, pp. 1-34. Pour cette interprétation voir la note de S.K. Cohn à D. Herlihy, La peste
noire et la mutation de l’Occident, tr. fr. Paris, 1999 (édition originale 1997), p. 91 n. 18 qui règle peut-être la
question un peu vite : comme l’a montré M.D. Grmek on ne peut pas projeter telles quelles nos notions sur celles
de Galien.
5 M.D. Grmek, “Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion et de germe dans la médecine antique”,
Mémoire V, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1984, pp. 59-60. À la différence des médecins, Marc Aurèle peut
croire à la contagion directe et la penser.
La peste antonine : guerres et épidémie 1300

Pour en terminer avec cet épisode, il faut enfin remarquer que, pour Galien, la peste n'est
pas le seul facteur de mortalité : il faut aussi compter avec l'hiver. Il nous est difficile de
savoir quelles troupes stationnaient exactement à Aquilée en 1691, mais peut-être y avait-il
deux légions et leurs auxiliaires2. Leur cantonnement provisoire ne devait pas être très élaboré
ni très aménagé, que ces soldats aient beaucoup souffert du froid n'est pas vraiment étonnant.
Il n'est pas non plus surprenant que la maladie ait prospéré dans ce campement relativement
précaire, avec sans doute assez peu d'hygiène et une armée affaiblie par le froid3. Que cette
armée ait apporté de Rome la maladie, ou que celle-ci se soit déja trouvée en Italie du Nord,
un autre facteur aggrava sans doute la situation, la vieille compagne des "pestes" que nous
avons déja évoquée : la famine.

3.5.- Les famines continuelles…


3.5.1.- Les famines et l’action des empereurs
Les pénuries récurrentes et les disettes semblent bien attestées en Italie durant le règne de
Marc Aurèle, c'est là un point sur lequel il nous faut insister. Galien ne manqua pas d'y faire
d'utiles observations : "Les famines continuelles qui, plusieurs années de suite, frappèrent de
nombreux peuples soumis aux Romains, firent voir clairement à tous ceux qui étaient un tant
soit peu intelligents, avec quelle force un dérangement des humeurs engendre les maladies"4.
Carences, dénutrition, avitaminose (scorbut) et intoxication alimentaire fournissaient certes de
quoi faire au médecin, mais peut-être faut-il voir aussi dans les "multiples ulcères de la peau
[…] charbonneux et chancreux, accompagnés de fièvre"5 les traces de l'épidémie. À ce célèbre
célèbre passage de Galien, il faut ajouter les multiples remarques de l'Histoire Auguste. L'une
place explicitement une famine en 166 : "Après avoir, au cours d'une famine, exposé au
peuple la situation inhérente à la guerre, il profita du retour de son frère après cinq ans
d'absence pour débattre de la question devant le sénat, affirmant que pour une guerre contre
les Germains les deux empereurs étaient bien nécessaires"6. Ce passage doit être complété par
par plusieurs remarques, qui se trouvent dans le chapitre consacré aux lois décrétées par
Marc : "En matière d'approvisionnement public, il prit un grand nombre de sages mesures. Il
accorda à de nombreuses cités des curateurs issus du sénat afin d'étendre encore les

1 Il est difficile de dire si la légion III Concors était déja à Eining-Unterfeld (cf. G. Spitzlberger, "Zum Lager
der III. Italischen legion in Eining-Unterfeld.", Bayerische Vorgeschichtsblätter, XXXI, 1966, pp. 94-107) et si
la II Pia était à Lotschitz-Locica (cf. G. Winkler, "Legio II Italica, Geschichte und Denkmäler.", Jahrbuch des
oberösterreichischen Musealsvereines, CXVI, 1971, pp. 85-138).
2 Toute la question tourne autour des premiers cantonnements des légions II et III et, évidemment, du rôle et
de la chronologie de la fameuse praetentura Italiae et Alpium, l'administrateur de cette circonscription était
consulaire avec titre de légat d'Auguste (ou des Augustes), il avait donc autorité pour commander à deux légions
(cf. ILS 8977) (voir notre notice n°11 ; => Antistius Adventus).
3 Si la maladie était effectivement la variole, ou un virus de la famille des orthopox, le froid a pu favoriser sa
diffusion : "smallpox spread more rapidly during the winter months in temperate climates" D. R. Hopkins, Prince
and Peasants, Smallpox in History, Chicago, 1983, p. 8.
4 Galien, De alim. sucis., 1, 749 (Kühn VI), trad. P. Moraux, p. 124
5 P. Moraux, p. 125.
6 S.H.A., Vita Marci, XII, 14, ce passage est suivi par celui concernant la peste et les mesures prises par les
empereurs pour y faire face (XIII, 1-6 : sacrifice, lectisterne, loi sur les tombeaux, paiement des funérailles).
La peste antonine : guerres et épidémie 1301

prérogatives sénatoriales"1 puis "en période de famine, il gratifia les cités italiennes de blé
venant de Rome et s'occupa de tous les problèmes frumentaires"2 et enfin "il veilla
soigneusement à l'entretien des rues et des routes et organisa de façon rigoureuse
l'approvisionnement de blé"3.
Or il semble bien que l'information de l'Histoire Auguste soit ici très fiable. Le Digeste
nous a conservé les fragments de décision de Marc et de Vérus au sujet du prix du blé et
visant à empêcher sa vente à perte ou la fixation de son prix par les décurions de la cité4. Peut-
Peut-on penser que de telles décisions aient-été liées à un contexte de disette ? Ce n’est pas
impossible. La question du prix du blé était en tout cas sensible dans de telles périodes5. Les
citations du Digeste laisseraient penser que les Empereurs craignaient plus une chute des
cours que la spéculation. Ils cherchaient sans doute à protéger les finances des cités, en
empêchant notamment que les décurions n’aient à compenser sur leur patrimoine, et sur celui
de la cité, la différence existant entre le prix des céréales sur le marché et celui réclamé par la
plèbe. Une telle préoccupation convient bien, par ailleurs, à l’intérêt porté, au même moment,
aux curateurs de cité. Il n’est pas invraisemblable qu’une telle législation ait paru constituer
“de sages mesures” aux yeux de la source de l’Histoire Auguste, quelle qu’elle fut. Enfin
l’aide que les empereurs auraient procurée aux cités grâce au blé de Rome peut trouver un
écho dans la notion de solamina qui se trouve dans le titre de deux chevaliers chargés de
postes annonaires durant le règne de Marc Aurèle et au début de celui de Commode. Ils ont pu
être chargés d’assurer de telles aides6.

3.5.2.- La mission d’=> Arrius Antoninus


Un témoignage plus explicite et plus clair existe. Une inscription dédiée à => Arrius
Antoninus, premier juridique de Transpadane7, célèbre son action en faveur de la ville de
Concordia, dont il fut aussi le patron, au cours de son juridicat - c'est-à-dire sans doute entre
165 et 167. En effet "envoyé par la providence des très grands empereurs, [il] a résolu les

1 S.H.A., Vita Marci, XI, 2.


2 S.H.A., Vita Marci, XI, 3.
3 S.H.A., Vita Marci, XI, 5 ; ce passage est suivi par la mention de la création des iuridici.
4 Digeste, XLVIII, 12, 3 “Papirius I De const. : Imperatores Antoninus et Verus Augusti in haec verba
rescripserunt: ‘ Minime aequum est decuriones civibus suis frumentum vilius quam annona exigit vendere’ " et
aussi XLVIII, 12, 3.1 : “Papirius I De Const. : Item scripserunt ius non esse ordini cuiusque civitatis pretium
grani quod invenitur statuere. Item in haec verba rescripserunt: " Etsi non solent hoc genus nuntiationis mulieres
exercere, tamen quia demonstraturam te quae ad utilitatem annonae pertinent polliceris, praefectum annonae
docere potes" ; Digeste, L, I, 8 : “Marcianus I De iudic. publ. : Non debere cogi decuriones vilius praestare
frumentum civibus suis, quam annona exigit, divi fratres rescripserunt, et aliis quoque constitutionibus
principalibus id cautum est.”
5 Le meilleur exemple d’une telle situation est Dion de Pruse, Discours, XLVI, 8, 10 et 14. Cf. Dion de
Pruse, Discours Bithyniens, trad. et présentation M. Cuvigny, Besançon, 1994, pp. 125-126 pour une
présentation du contexte. Sur la logique de telles situations cf. P. Veyne, Le pain et le cirque, Paris, 1995 (1976),
pp. 225-226 et p. 731 n. 122 et surtout p. 302 et p. 762 n. 337.
6 Voir l’annexe à notre notice n° 106.
7 Arrius Antoninus fut un personnage essentiel du règne et de nombreux documents le mentionnent, mais tous
les aspects de sa carrière ne sont pas évidents. Voir la notice que nous lui consacrons.
La peste antonine : guerres et épidémie 1302

difficultés d'approvisionnement pressantes"1 assurant ainsi la sécurité et la prospérité de la


cité2. Concordia avait peut-être déjà connu des difficultés liées au ravitaillement en blé
quelques temps auparavant. C’est du moins ce que l’on peut penser grâce à une allusion tirée
d’une lettre de Fronton à Arrius Antoninus3, à propos de la députation publique d’un notable
local, Volumnius, pour l’approvisionnement en céréales, Volumnius ayant pris à sa charge les
frais de la mission d’achat des blés. La correspondance de ces situations, et surtout de
l’inscription de Concordia, avec le texte de l'Histoire Auguste est assez frappante. Il nous faut
aussi noter que dans une période très proche (165-169) le juridique d'Étrurie, Émilie et Ligurie
est un personnage spécialiste des affaires financières et militaires : C. Vettius Sabinianus
Iulius Hospes4. Le Nord de l'Italie semble donc l'objet de sollicitudes importantes.

3.5.3.- Ariminum et le cas de Cornelius Felix Italus


Un autre texte a été rapproché de celui d'Arrius Antoninus, il s'agit aussi d'un juridique,
C. Cornelius Felix Italus5. Il exerça sa fonction en Flaminie et Ombrie, et la ville d'Ariminum
lui éleva une statue "à cause de son exceptionnelle mesure dans son juridicat, de son active
assistance envers eux-mêmes durant la disette et de son activité, grâce à laquelle
l'approvisionnement fut abondant pour les concitoyens, et les cités voisines furent
secourues"6. Sur la base de la grande similarité des deux textes on admet souvent que C.
Cornelius Felix exerça en même temps qu'Arrius Antoninus7. Les critères épigraphiques ne
s'opposent pas à une telle datation, mais rien ne date non plus précisément la pierre. Il faut
aussi observer que C. Cornelius Felix n' a pas une carrière de l'envergure de celle d'Arrius
Antoninus : le rapprochement chronologique des deux carrières n'est que plausible. Il a très
bien pu exercer sa fonction quelques années plus tard. Cela ne change, il est vrai, que peu de
choses à ce que l’on peut savoir de l’Italie à ce moment, mais il faut faire attention à ce qu'une
mention précise et datée d'une famine n'attire pas à elle tous les témoignages possibles, qui
peuvent être liés à d'autres famines que nous ignorons, et ne prenne ainsi une importance

1 CIL V, 1874 (ILS, 1118) ; trad. F. Jacques, "qui pro/videntia maximorum Imperat(orum) mis/sus urgentis
annonae difficulitates iuvit".
2 CIL V, 1874 : “et co(n)suluit securi/tati fundatis rei p(ublicae) opibus”. Nous considérons ce passage
comme une glose de la phrase précédente et non pas comme à une allusion à d’autres hauts faits supposés
d’Arrius Antoninus. La solution apportée, grâce aux Empereurs, par Arrius Antoninus aux problèmes de
ravitaillement protège les finances de la cité et de ses décurions, assurant ainsi sa securitas et garantissant son
ops. Nous retrouvons un mécanisme correspondant aux passages du Digeste.
3 Ad Amicos II, 7 (Van den Hout, pp. 183-190) : “Item legationis de re frumentaria gratis a Volumnio
susceptae estne in commentariis publicis scripta commemoratio ?”. Cf. F. Jacques, Les Cités de l’Occident
romain, Paris, 1992, p. 193.
4 Voir la notice que nous lui consacrons. Cf. A. Birley, MA (1966), p. 214 qui évoque aussi la procuratèle aux
alimenta de Pertinax.
5 CIL XI, 377 ; voir la notice D° des personnages que nous rejetons de notre époque, ainsi que la notice
d’=> Arrius Antoninus.
6 "…iuridicatus eius ob eximiam / moderationem et in sterilitate / annonae laboriosam erga ipsos fidem / et
industriam ut in civibus anno[n(a)] / superesset et vicinis civitati/bus subveneretur", trad. F. Jacques, Les cités de
l'occident romain, Paris, 1992, p. 166.
7 M. Corbier, "Les circonscriptions judiciaires de l'Italie de Marc Aurèle à Aurélien.", MEFRA, 85, 2, 1973,
pp. 637-638, notice n° 2 à la suite de E. Groag. Il faut noter qu'Arrius Antoninus fut curateur d'Ariminum, ville
qui honore C. Cornelius Felix.
La peste antonine : guerres et épidémie 1303

supérieure à celle qu'elle eut effectivement1. Le problème, on le voit, est le même que pour la
peste : il nous faut savoir avouer notre ignorance.
Il n’existe en effet que quelques témoignages qui nous renseignent sur la vie de la cité
d’Ariminum durant le règne de Marc Aurèle. Le 13 janvier 169, le collège des ouvriers élève
une dédicace à la femme d’un chevalier romain2 ; en 174, la rénovation d’un bâtiment ou
d’une route est attribuée à Marc Aurèle3. Maigre récolte… Plus intéressante est l’inscription
qui honore C. Faesellius Rufio, chevalier romain, pour ses actes d’évergétisme en mettant en
valeur des fournitures de blé : “quod… annonae populi inter caetera beneficia saepe
subvenit”4, mais nous sommes là dans la première moitié du troisième siècle. Peut-être est-ce
alors ce contexte qu’il faudrait retenir pour l’inscription de Cornelius Felix ?

3.5.4.- Le cas de Camerinum et ses enseignements


À ces diverses attestations, plus ou moins certaines, il faut ajouter une inscription de
Camerinum, actuelle Camerino5. C. Veianius Rufus, patron de la cité y est honoré durant le
règne conjoint de Marc Aurèle et de Commode, mais l’inscription rappelle aussi les bienfaits
de son père, et tout particulièrement dans le domaine du ravitaillement de la ville : “Huius
pater annonae caritates saepius sustinuit, epulum frequenter dedit”. Une telle formule laisse
penser que les difficultés de ravitaillement étaient alors relativement courantes, sans que l’on
doive les considérer comme particulièrement graves en permanence6. Dans une telle situation
une détérioration momentanée des conditions climatiques, ou tout autre facteur perturbateur,
comme le passage d’une armée ou une épidémie, pouvait sans doute avoir de terribles
conséquences…

3.5.5.- Cominius Bo[v]ius Agricola Aurelius Aper et la chronologie de sa fonction


Une autre source a été retenue comme témoignant de ces famines dont nous parle Galien. Il
s’agit d’une inscription de Narbonnaise7 qui mentionne un "procur(ator) / Augustorum ad
annonam / provinciae Narbonensis / et Liguriae". En se basant sur la mention de plusieurs

1 Sur ce problème de méthode voir l’annexe à notre notice n° 106.


2 CIL XI, 405, Aurelia Calligenia, femme de Titus Sabinianus.
3 CIL XI, 371. Par ailleurs sur les deux curateurs d’Ariminum sous Marc Aurèle, cf. F. Jacques, Curateurs…,
1983, n° 9 (=> C. Arrius Antoninus) n° 13 (=> M. Macrinius Avitus Catonius Vindex).
4 CIL XI, 379 (ILS 6664) ; cf. F. Jacques, Curateurs…, 1983, pp. 316-318, n° XXXIV ; S. Demougin, “De
l’évergétisme en Italie”, in A. Chastagnol, S. Demougin et C. Lepelley, Splendidissima civitas, Paris, 1996, pp.
52 n. 17.
5 CIL XI, 5635 (ILS 6640) ; cf. F. Jacques, Curateurs…, 1983, pp. 280-281, n° XII ; S. Demougin, “De
l’évergétisme en Italie”, in A. Chastagnol, S. Demougin et C. Lepelley, Splendidissima civitas, Paris, 1996, pp.
52 n. 17.
6 J.R. Patterson, “The collegia and the transformation of the towns of Italy in the second century AD”,
L’Italie d’Auguste à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars 1992), E.F.R., Rome,
1994, pp. 229 sur les interprétations possibles de la fréquence des distributions de nourriture. Cf. surtout
S. Mrozek, Les distributions d’argent et de nourriture dans les villes italiennes du haut-empire romain,
Bruxelles, 1987 et id. “Munificentia privata im Bauwesen und Lebensmittelverteilungen in Italien während des
Prinzipates” ZPE, 57, 1984, pp. 233-240.
7 CIL XII, 672 cf. p. 817 (ILS 1432). Voir la notice d’=> Arrius Antoninus § 4.3.
La peste antonine : guerres et épidémie 1304

Augustes, H.-G. Pflaum1 pensait qu'elle datait sans doute de la période 161-169. La Ligurie
étant une région fort peu céréalière, H.-G. Pflaum pensait que le personnage en question -
C. Cominius Bo[v]ius Agricola Aurelius Aper - n'avait pas exporté mais importé du blé en
Narbonnaise et en Ligurie. Il conclut alors "ce sont des circonstances tout à fait
exceptionnelles qui ont dû amener le gouvernement à la création de cette fonction dont les
attributions s'étendaient à la fois sur une province et sur une partie de l'Italie. Ces
circonstances pourraient fort bien avoir été la grande peste et la disette […] survenue en 166-
167 après la fin de la guerre parthique, quand de tous côtés l'invasion barbare menaçait2".
Mais cette datation séduisante n'est pas véritablement tenable, car le personnage est ensuite
"praef(ectus) a[lae] miliariae / in Mauretania Caesariensi". Or cette aile milliaire3, qui a
donné son nom à son lieu de garnison, n'est sans doute arrivée en Maurétanie Césarienne qu'à
l'époque de Septime Sévère, quand le système de défense de la province est déplacé plus au
Sud, le long de la route Tarmount - Tlemcen4, et c'est dans ce système que s'intègre le camp
de l'aile milliaire. Les Augustes sont donc vraisemblablement Septime Sévère et ses fils.

3.6.- Les difficultés de l’Italie du Nord à la fin des années 160


Si la famine fut sans doute importante en Italie dans les années 160, on ne peut pas lui
annexer tous les documents, néanmoins la situation devait être assez grave pour favoriser la
diffusion des épidémies dans une population affaiblie5. Tout au moins la maladie s’ajouta à la
faim. La concentration inhabituelle de population entraînée par les mouvements de troupes -
qui contribua peut-être aussi à désorganiser les circuits traditionnels de ravitaillement6 -
accentua le phénomène. Les populations civiles furent aussi touchées par la maladie7 et c'est

1 H.-G. Pflaum, Fastes de la Narbonnaise, chap. XI, n° 1, pp. 167-168 et CPE, n° 184, pp. 501-504.
2 H.-G. Pflaum, Fastes de la Narbonnaise, chap. XI, n° 1, p. 168.
3 Cf. E. Birley, "Alae and cohortes milliariae.", Corolla memoriae Erich Swoboda dedicata. Römische
Forschungen in Niederösterreich. Graz-Köln. 1966, pp. 54-67 ; maintenant dans The roman army papers,
Mavors, IV, Amsterdam, 1988, pp. 349-364 ; N. Benseddik, Les troupes auxiliaires de l'armée romaine en
Maurétanie Césarienne sous le haut empire, Alger,1979, p. 36 ; CIL VIII, 21568a.
4 Cf. Y. Le Bohec, L'armée romaine, Paris, 1990, p. 186 ; P. Salama, "Les déplacements successifs du limes
en Maurétanie Césarienne.", in J. Fitz dir., Limes, Akten des XI internationalen Limeskongresses 1976, Budapest,
1977, pp. 577-595.
5 Cf. D. R. Hopkins, Prince and Peasants, Smallpox in History, Chicago, 1983, p. 6 : la mortalité de la
variole et la gravité des séquelles des survivants augmentent singulièrement dans une population mal nourrie.
Mais cette affirmation doit cependant être nuancée, les liens entre malnutrition et épidémies étant bien plus
complexes et divers que ce que l’on a pu affirmer : cf. P. Bourdelais, “Épidémies et population : bilan et
perspectives de recherches”, Épidémies et populations, Annales de Démographie Historique, 1997, p. 10 et
S. K. Cohn, préface à D. Herlihy, La peste noire et la mutation de l’Occident, Paris, 1999 (éd. originale 1997), p.
14 n. 12.
6 Concordia et Ariminum (Rimini) sont situées sur de grandes voies vers le Nord, l'armée y succéda peut-être
momentanément aux problèmes alimentaires ; cf. A. Birley, Marcus Aurelius, p. 214. La dédicace de
T. Cl(audius) Sévérus frumentarius de la légion III Italica dans les Alpes Pœnines (CIL V, 6869) pourrait
témoigner du ravitaillement de ces légions, mais pour la période 166-169 on attendrait plutôt le surnom Concors.
Les deux inscriptions de Trente sont postérieures à notre période, voir l’annexe à notre notice n° 106.
7 C'est l'objet d'une grande partie de l'article d'A. Degrassi, “Epigraphica 1 ; 5 : Testimonianze epigrafiche
vere o presunte di epidemie della età imperiale in Italia.”, Memorie dell’Academia Nazionale dei Lincei, Classe
di Scienze morali, storiche e filologiche, ser. VIII, vol. IX, 1963, pp. 154-161 ; maintenant dans Scritti vari di
antichità (3), Venise et Trieste, 1967, pp. 19-28 que d'examiner les traces possibles de cette épidémie, le cas le
plus convaincant est CIL V, 511 ; I.I. X, 10, 4, n° 356 (Trieste) mais rien ne prouve explicitement qu'il s'agisse
La peste antonine : guerres et épidémie 1305

dans cet hiver difficile1 que, les deux empereurs rentrant à Rome, Lucius Vérus mourut
brutalement non loin d'Altinum2.

4.- L'attitude de l'armée : entre religiosité et pragmatisme


4.1.- L’armée gravement touchée selon les sources tardives
Plusieurs de nos sources tardives présentent un bilan particulièrement important des
conséquences de la peste sur les armées, signe vraisemblable de l’importance de l’épidémie, et
de son inscription dans la mémoire de son temps3. Eutrope parle ainsi d'une "peste si
désastreuse qu'à Rome, dans l'Italie et dans les provinces la plupart des habitants et presque
toutes les troupes succombèrent à la violence du fléau"4. Orose affiche le même
catastrophisme, et la même confusion, dans sa description d'une "épidémie qui se répandit
dans un grand nombre de provinces et une si grande pestilence ravagea l'Italie toute entière
que, partout, les fermes, les champs et les bourgs, sans cultivateurs et abandonnés de leurs
habitants cédaient la place aux ruines et aux taillis"5. De cette description apocalyptique de
l'Italie, qui sert ses intentions apologétiques et correspond à certains penchants
eschatologiques6, Orose passe ensuite à la description de la situation dans l'armée. "Pour ce
qui est de l'armée romaine et de toutes les légions dispersées dans des quartiers d'hiver
largement éloignés, on dit que leur effectif diminua au point que la guerre contre les
Marcomans qui débuta immédiatement après ne put être faite, rapporte-t-on, que grâce à une
nouvelle levée de soldats que Marcus Antoninus fit à Carnuntum pendant trois ans sans
interruption"7. De même, l'Histoire Auguste nous dit que la guerre contre les Marcomans "fut
la plus difficile de toutes, surtout en un moment où une terrible peste avait enlevé des milliers

de la "peste". Outre l'inscription dédiée à Isis ((ILS 1080) ; IG XIV 2343 ; Inscriptiones Aquileiae, n° 234) et
mentionnant Arnouphis on ne peut guère trouver dans les nombreuses inscriptions d'Aquilée des témoignages de
la peste, à moins de considérer l’inscription du médecin de Fabianus. Il est donc difficile d'évaluer les dégats de
l'épidémie et ses éventuelles conséquences sur la ville qui subit aussi - avant ou après l'hiver 168-169 - l'attaque
des barbares. Sur ce que l'on peut savoir de cette dernière et de son impact sur la ville cf. G. Brusin, "Le difese
della romana Aquileia e la loro cronologia", Corolla memoriae Erich Swoboda Dedicata, Cologne, 1966, pp. 84-
95, comme le montre l'inscription mentionnée par G. Brusin (G. Brusin, Aquileia Nostra, XXX, 1959, pp. 5-12
(AE 1964, n° 8) ; Inscriptiones Aquileiae, n°263) le climat religieux était là aussi important.
1 Galien mentionne juste l'hiver et le froid, mais peut-être faut-il penser que le bassin méditerranéen avait subi
plusieurs hivers rigoureux qui pourraient expliquer - entre autres - la recrudescence des disettes. Aelius Aristide
en racontant sa cure de Janvier - Février 166 note : "C'était le mois de Posideôn, vous savez de quel rude hiver"
(Orat. XLVII, 5 ; trad. A. J. Festugière, p. 50) ; seule une analyse attentive des documents archéologiques (séries
glaciaires, sédimentaires, dendrochronologiques …) pourrait éventuellement confirmer cette hypothèse. Il semble
cependant que l’époque connut globalement un léger réchauffement : cf. M. Provost, “L’homme et les
fluctuations climatiques en Gaule dans la 2ème moitié du IIème siècle après J.-C.”, Revue Archéologique, 1984,
1, pp. 48-77 et P. Defosse, “Note sur le climat en Italie Centrale”, Latomus, XL, 1, 1985, pp. 105-108.
2 S.H.A., Vita Veri, IX, 11 et Vita Marci, XV, 5-6.
3 Ainsi R.P. Duncan-Jones, p. 119. Cependant, le contraste est étonnant avec les sources contemporaines de
l’épidémie qui paraissent moins catastophiques.
4 Eutrope, VIII, 12, 2.
5 Orose, Histoires,VII, 15, 5.
6 Cf. J. F. Gilliam, p. 235.
7 Orose, Histoires,VII, 15, 6.
La peste antonine : guerres et épidémie 1306

de civils et de soldats"1. Comme Orose, elle mentionne aussi un certain nombre de


recrutements caractérisés par leur caractère inhabituel, extraordinaire, semblant ainsi signaler
une grave pénurie en hommes2. Examinant par ailleurs en détail les divers recrutements
militaires que nous connaissons pour notre période, nous ne reviendrons pas ici sur cette
question si ce n’est pour relativiser ces témoignages. Les recrutements furent importants,
certes, mais ils peuvent aussi d’abord s’expliquer par les nécessités militaires et la création de
nouvelles unités, puis par la longueur des guerres et les difficultés parfois très graves qu’y
rencontra l’armée romaine Nos sources, et en particulier l’Histoire Auguste, amalgament par
ailleurs des types de recrutements très différents. S’il est certain que la peste toucha les
armées, il est très difficile d’en évaluer d’une part l’impact réel sur les effectifs - qui a pu par
ailleurs être très variable selon les lieux et les moments - et d’autre part les conséquences sur
la conduite des opérations. On peut enfin se demander si derrière la peste on ne peut pas
deviner, dans certains cas, un prétexte plus honorable, pour les recrutements, que la nécessité
de combler les trous consécutifs aux défaites contre les Barbares, qui, rappelons-le,
pénétrèrent jusqu’en Italie du nord, après avoir défait une armée romaine particulièrement
importante, vraisemblablement autour de mars 1703.

4.2.- De l’importance de ne pas surinterpréter nos documents


L'épidémie a donc touché l'armée au même titre que les autres populations, peut-être un
peu plus4, les regroupements de soldats et leurs mouvements favorisant probablement la
contagion et son expansion ainsi que la visibilité de l’épidémie5. On ne doit pas pour autant
oublier que le départ en expédition et l’éloignement des camps favorisaient sans doute par
ailleurs l’augmentation de la mortalité. Il reste à savoir comment cette épidémie fut perçue et
combattue, en un moment où la guerre menaçait, puis se développait sans toujours être à
l'avantage des Romains. Si la question ne manque pas d'intérêt, il faut bien reconnaître que
nous avons fort peu de sources pour la traiter. Il est clair cependant, que les instances
dirigeantes de l'armée durent faire appel à toutes les compétences susceptibles de lutter contre
le fléau, qu'elles soient médicales - Galien ne fut pas le seul à être appelé - ou divines. Les
deux domaines ne s'excluant pas du tout bien au contraire ! Si tout le monde n'a pas la chance
de recevoir, comme Aelius Aristide, ses ordonnances directement du dieu, nombreux sans
doute sont ceux qui en attendent une guérison. Différentes inscriptions, parfois religieuses,
ayant plus ou moins trait à la maladie et à la médecine et étant liées à l'armée, ont été mises en
rapport avec la peste.

1 S.H.A., Vita Marci, XVII, 2.


2 S.H.A., Vita Marci, XXI, 6-8.
3 Voir la notice que nous consacrons à Helvius Pertinax § 6.2.
4 Cf. R.J. Littman et M.L. Littman, “Galen and the Antonine Plague”, American Journal of Philology, 94,
1973, p. 255.
5 On observera avec P. Veyne, Le pain et le cirque, Paris, (1976), 1995, pp. 604-605 la tendance qu’avaient
les Anciens à ne considérer la démographie qu’en termes de force militaire.
La peste antonine : guerres et épidémie 1307

4.2.1.- La construction d’un hôpital militaire en Germanie inférieure sous Commode


C'est le cas par exemple d'une inscription1 érigée par => L. Calpurnius Proclus, légat de la
légion I Minervia en Germanie Inférieure, et qui commémore la construction d'un hôpital. Ce
même personnage a dédié, avec sa femme, plusieurs inscriptions aux matronae Aufaniae2,
dont le sanctuaire était situé vers Bonn. Or cette inscription, comme celles dédiées aux
matronae, a été mise en rapport avec la peste3 : on construit un hôpital pour les malades et l'on
tente de se concilier les dieux. Néanmoins la légation de Proclus doit plutot être datée entre
180 et 1854, une datation "tardive" par rapport au déclenchement de la peste ne gênait
cependant pas, puisque l'on y a vu un témoignage de l'épidémie sous Commode5. Mais rien ne
ne permet de dire qu'il faille attendre une peste pour construire un hôpital dans le camp d'une
légion, et rien ne permet de lier intimement l'inscription consacrant cette construction avec un
autre témoignage de piété, par ailleurs assez banal pour un militaire stationnant à Bonn6.
Répétons-le : en l'absence de début de preuve explicite, on ne peut invoquer la "peste" et
rassembler imprudemment des documents épars. Un exemple, qui est une expérience de
pensée, éclairera la situation. Sur une inscription souvent datée de 161, par la datation
consulaire, Marcus Sabinianus Quietus, miles medicus de la même légion I Minerviae, a élevé
une dédicace au génie d'une vexillation de la légion7. Si cette même inscription avait été datée
datée de cinq ou six années plus tard on n'aurait pas manqué de gloser sur ce médecin élevant
une dédicace au moment de l'épidémie et de la rapprocher de la mission de la légion en
Orient, et pourtant le texte aurait été le même. Il se trouve de plus que cette inscription ne date
pas de 161, comme on le répète souvent en suivant l’indication erronée du C.I.L. XIII, mais de
1458. Une coïncidence chronologique n'établit pas une corrélation, encore moins une
causalité. La médecine et la religiosité étaient assez fortes dans l'armée pour susciter des
inscriptions et des ex voto en dehors de toute catastrophe épidémique. Ainsi si un légat de la I

1 CIL XIII, 8009, la dédicace est faite en l'honneur d'Hercule. Voir sa notice (n° 26). Il faut rapprocher cette
inscription de CIL XIII, 8011 dédicace à Hercule Victor faite par par l'optio valetudinarius et par un bénéficiaire
du légat.
2 Cf. H. Nesselhauf, BRGK, n° 27, 1937, pp. 94-97, n° 146 et n° 147.
3 Siebourg, Der Matronenkult beim Bonner Münster; Bonner Jahrbücher, CXXXVIII, pp. 118 sq. repris -
avec correction de la datation - par W. Meyers, L'administration de la province romaine de Belgique, Brugge,
1964, pp. 56-57 qui repousse, sans doute avec raison, la datation entre 169 et le règne de Commode, mais
conserve l'explication de ces inscriptions par la peste.
4 G. Alföldy, Die Legionslegaten der Römischen Rheinarmeen. Epigraphische Studien. VI, Cologne, 1967,
pp. 42-43, n° 51.
5 W. Meyers, L'administration de la province romaine de Belgique, Brugge, 1964, pp. 56-57.
6 Les 38 autels dédiés aux Matronae et trouvés sous la cathédrale de Bonn en 1930 sont le plus souvent le fait
de soldats ou d'officiers des légions du Rhin et surtout de la I Minervia, ces témoignages s'étendent
chronologiquement du IIème au IIIème siècle.
7 CIL XIII, 7943 ; B. Remy, "Les inscriptions de médecins découvertes sur le territoire des provinces de
Germanie.", REA 98, 1996, pp. 133-172, n° 15 : “Genio / vexillatio/nis l(egionis) I M(nierviae) P(iae) F(idelis) /
M(arcus) Sabinian/us Quietus / miles medicus / Antonino IIII et Vero / II co(n)s(ulibus)”.
8 La date est en effet “Antonino IIII et Vero II cos” : cela ne peut correspondre qu’à 145, car en 161 Marc
Aurèle est consul pour la troisième fois seulement. La date avait été corrigée par E. Ritterling, “Legio”, RE XII,
col. 1424 ; cf. R. Saxer, n° 217 (p. 79) qui garde la bonne date ; B. Rémy, op. cit. répète malheureusement
l’erreur. cf. CIL XIII, 7947.
La peste antonine : guerres et épidémie 1308

Minervia élève une dédicace à Esculape et à Hygie1 - dieux explicitement guérisseurs - il n'est
pas besoin de rechercher la peste…

4.2.2.- Une statuette d’Hygie à Novae


C'est pour cela que l'on ne peut pas accepter véritablement l'hypothèse de J. Kolendo à
propos de la base d'une statuette d'Hygie trouvée dans les ruines du valetudinarium du camp
de la légion I Italicae à Novae2. Le légat - =>M. Clodius Laetus3 - qui s'est occupé de
l'inscription et de l'érection de la statuette est inconnu par ailleurs : la datation ne peut être que
très large. Paléographiquement J. Kolendo date l'inscription du deuxième siècle. Il nous faut
maintenant suivre son argumentation : "On remarque dans l'inscription de Novae la formule
'legatus faciendum curavit' c'est-à-dire : le légat a pris soin d'ériger la statuette d'Hygie. En
général les fonctionnaires dédicaçaient uniquement les monuments religieux ou les édifices
érigés par les formations militaires, les collectivités ou les particuliers"4, or la statuette fut
faite avec un don peu important : "Nous pouvons seulement supposer qu'il s'agissait d'une
occasion particulière, étant donné que le légat ne s'est pas contenté de dédier le monument,
comme c'était l'usage, mais avait aussi veillé à son érection"5, "il devait donc y avoir quelque
raison spéciale de se placer sous la protection d'Hygie, déesse guérisseuse […] le plus
probable est que la collecte de l'argent pour la statuette de la déesse guérisseuse était en
rapport avec quelque épidémie. Dans une situation exceptionnelle de ce genre, tous savaient
pourquoi on recourait à la protection d'Hygie"6. Quelle pouvait être cette épidémie, sinon la
peste qui a frappé sous Marc Aurèle ? D'ailleurs "cette épidémie a entraîné non seulement
d'importantes pertes humaines, mais elle avait provoqué, avec les désastres pendant les
guerres des Marcomans, une immense commotion psychique et religieuse"7. Mais là encore il
n'y a jamais rien d'explicite dans ce document, sa datation est très incertaine, et s'il est
particulier, il n'est pas véritablement isolé8. Beaucoup d'autres explications peuvent lui être
trouvées - piété particulière du légat, épidémie quelconque etc… Mais la peste du règne de
Marc Aurèle constitue un repère séduisant, elle attire donc à elle les documents et prend cet
aspect de "commotion psychique et religieuse" qu'elle n'eut sans doute pas.

1 CIL XIII, 7994.


2 J. Kolendo, Inscriptions Latines de Novae, Poznan, 1992, n° 7 (pp. 20-24 avec un important commentaire)
et voir aussi J. Kolendo, "Le culte des divinités guérisseuses à Novae à la lumière des inscriptions nouvellement
découvertes", Archeologia, XXXIII, 1982, pp. 65-75.
3 Voir la notice C° des personnages rejetés ou incertains pour notre époque.
4 J. Kolendo, Inscriptions Latines de Novae, Poznan, 1992, p. 23.
5 J. Kolendo, Inscriptions Latines de Novae, Poznan, 1992, p. 19.
6 J. Kolendo, Inscriptions Latines de Novae, Poznan, 1992, p. 23.
7 J. Kolendo, Inscriptions Latines de Novae, Poznan, 1992, p. 24.
8 Les inscriptions dédiées à Esculape et à Hygie sont extrêmement nombreuses et répandues dans tout
l'Empire, la statuette n'était d'ailleurs pas le seul témoignage de ce culte à Novae : cf. J. Kolendo, Inscriptions
Latines de Novae, Poznan, 1992, n° 8 et surtout n° 9 dédicace du temple par => T. Vitrasius Pollio, gouverneur
de Mésie Inférieure vers 157-159, voir notre notice n° 84.
La peste antonine : guerres et épidémie 1309

4.3.- La peste, arme biologique ? les ruses militaires de Julius Africanus


4.3.1.- Les Cestes et leur auteur
Expliquons nous : oui, la "peste" a sans doute surpris, il est probable qu'elle eut une
ampleur particulière et qu'elle surgit dans un moment de crise relative et il est vrai que l'on a
des témoignages irréfutables de démarches religieuses visant à combattre le phénomène. Mais
était-il ressenti pour autant comme une catastrophe terrible par tout le monde et partout ? Il
semble que non. Galien on l'a vu se lamente, mais il reste très confiant en son pouvoir et en
son savoir. Il nous semble qu'un autre document - habituellement négligé - peut montrer que
cette attitude n'était pas uniquement celle du grand médecin, mais qu'elle fut peut-être assez
répandue, et précisément dans le milieu militaire. La peste frappait et effrayait, certes, mais on
pouvait très bien composer avec. C'est du moins ce qu'il peut ressortir d'une lecture des Cestes
de Julius Africanus1. Julius Africanus est un personnage assez particulier. Sans doute né à
Jérusalem, c'est un chrétien. Il baigne dans un milieu culturel riche et divers, et parcourt sans
doute une bonne partie de l'Orient romain. Il a sans doute une soixantaine d'années en 240 et il
a fréquenté la cour d'Abgar IX (179-216), peut-être à l'occasion des campagnes de Septime
Sévère où il a pu être officier. Sa Chronographie s'arrêtait en 221, et les Cestes ne lui sont pas
nécessairement antérieures. Son œuvre reflète cette position étrange : d'un côté la
Chronographie érudite et sérieuse, inaugurant la série de ces chronologies2 chrétiennes qui
nous sont essentiellement conservées par la Chronique de Jérôme, de l'autre les Cestes œuvre
de rhéteur curieux et prolixe, travail plus léger fondé sur un usage ludique du savoir3. Une
partie des Cestes nous a été conservée par les manuscrits byzantins des tacticiens grecs. Elle
traite de l'art de la guerre, avec assez de prétention, beaucoup de confusion et une certaine
légèreté : nous sommes loin d'Onasandre, encore plus d'Asclépiodote ou d'Énée ! Un des
problèmes majeurs de Julius Africanus est de comprendre pourquoi les romains n'arrivent pas
à vaincre les Perses, alors qu'ils ont vaincu les Grecs qui avaient eux-mêmes vaincu les
Perses4. Après cela il expose divers stratagèmes et réflexions.

4.3.2.- La peste, destruction des ennemis


Le deuxième chapitre de la septième Ceste est consacré à "la destruction (φθορᾶς) des
ennemis". Il y explique que le bon tacticien doit savoir soigner son armée, ses troupes afin
d'éviter les dommages et de se prémunir contre les ruses adverses : "c'est là d'ailleurs le
premier exploit, car il importe beaucoup plus de ne souffrir aucun dommage que d'en infliger
aux autres"5. Il en déduit donc une stratégie assez globale : "Donc c'est d'abord par le temps,

1 Nous suivons l'édition et la traduction de J. R. Vieillefond, Les “Cestes” de Julius Africanus, Étude sur
l’ensemble des fragments avec édition, traduction, commentaire, Florence - Paris, 1970, 376 p. que nous citons
désormais comme J. R. Vieillefond.
2 Mais la chronique semble aussi un "genre" oriental : que l'on pense à la Chronique de Zuqnin.
3 Cf. J. R. Vieillefond, p. 56 à qui nous empruntons ces informations sur Africanus.
4 Sa solution assez simple - les Romains doivent retrouver l'armement des grecs du temps d'Alexandre -
rappelle étrangement la décision de Caracalla de créer une phalange.
5 J. R. Vieillefond, p. 114.
La peste antonine : guerres et épidémie 1310

puis l'usure, la faim et surtout la destruction (φθορά) qu'il faut agir contre les barbares dont le
groupement en armée est temporaire"1. Julius Africanus n'était pas totalement insensé et ces
maximes n'auraient pas été reniées par un Clausewitz ou un Sun Tzu, mais Julius Africanus
n'a malheureusement pas toujours cette tenue. Il faut cependant s'intéresser au mot grec phtora
(φθορά), traduit bien difficilement en français par "destruction". J. R. Vieillefond s'en
excusait d'ailleurs, dans sa traduction en remarquant qu'il fallait le comprendre comme la
mortalité de l'épidémie, de la maladie, et que le mot "n'est pas alors éloigné du sens de peste"2.
On ne peut soupçonner ce traducteur scrupuleux de trahir le sens du mot car peu après Julius
Africanus confirme explicitement son idée : "qu'il [l'ennemi] souffre de la famine s'il reste sur
place, et que la peste (λοιμωττέτω) l'empêche de fuir !"3, Julius Africanus ne se contente
cependant pas d'une confiance aveugle dans les maux ordinaires et dans la vieille alliance
entre la famine et la peste.
Il a lu Thucydide et le montre, il glose longuement sur les dégats que la peste peut causer
dans une armée en guerre, dans une population assiégée, nul effroi ici mais bien plutôt un
pragmatisme fasciné. Il s'agit de faire des éléments ses alliés, inventer la guerre
bactériologique : empoisonner l'air et le pain. Julius Africanus est alors tout heureux de
donner quelques recettes afin de propager la peste. Il est particulièrement fier de celle
concernant le pain :
"qui en a goûté [de ce pain] ne périt pas aussitôt : c'est une peste (λοιμοῦ) qui l'atteint par
surprise, et avec lui les gens qui n'ont pas mangé ce pain : elle se répand partout en gagnant
les camarades ; son attaque passe à la famille, à la ville, à l'armée, à la nation. Voila quel
destin procure à nos ennemis le fléau vengeur. Ce sont là pour les barbares de justes festins
expiatoires, car l'épidémie submerge tout et un mal irrémédiable s'empare de nos
adversaires"4.
On retrouve ici les mêmes théories que celles qui sous-tendent le discours d'Ammien
Marcellin sur la peste d’Amida : le dérèglement des humeurs d'un corps se transmet à
l'atmosphère, et aux aliments et les corrompt de manière à ce qu'à leur tour, ils déséquilibrent
les humeurs des autres personnes. Mais derrière cette explication "rationnelle" de la contagion
se profile - comme chez Dion Cassius5 - l'inquiétude quasiment paranoïaque d'une
contamination voulue, secrète, criminelle et somme toute très proche de la sorcellerie. Mais
surtout, comment ne pas penser à l'épidémie qui éclata en 166 ? Et comment ne pas être
frappé par la sérénité de Julius Africanus qui écrit ce texte quelques années, peut-être
quelques décennies plus tard et qui probablement fut un témoin de cette peste, peut-être pas en
166 mais certainement sous Commode et qui en a sans doute lu des relations.

1 J. R. Vieillefond, p. 114.
2 J. R. Vieillefond, p. 332 note 23.
3 J. R. Vieillefond, p. 116.
4 J. R. Vieillefond, p. 118, voir aussi Kuhn 14, 281.
5 LXXIII, 14, 3-4 ; ed. Loeb, p. 101.
La peste antonine : guerres et épidémie 1311

4.3.3.- La confiance dans les remèdes face à la peste


Cette assurance tient aussi en une confiance dans son savoir - et là Julius Africanus se
rapproche, avec bien moins d'esprit, de l'attitude de Galien :
"Et si, par hasard, un tel fléau s'abattait parmi nous, causé par la perfidie de l'adversaire ou
par un des éléments naturels, pour chasser cette peste (λοιμοῦ), j'ai préalablement indiqué le
remède au cours des feuillets antérieurs"1
Il faut ici admirer la prudence - et la confiance - des copistes : car tous les manuscrits, à
l'exception d'un seul, indique ensuite ce remède :
"nous allumerons beaucoup de grands feux tout autour du camp, nous disposerons en outre,
au milieu, à intervalles rapprochés des cassolettes [instruments de fumigation], de telles
manières que les fumées que nous produirons contre-battent le souffle pestilentiel. Il faut aussi
ordonner à tout le monde de manger du bœuf en très grand quantité et placer les tanneries à
l'extérieur, loin de l'armée et des feux, dans la direction opposée à celle du souffle, pour
qu'aucun homme de notre armée, soldat, tanneur ou autre ne soit victime de l'air empesté"2.
Ces remèdes ne sont pas véritablement originaux, ils trouvaient leur origine dans le corpus
médical attribué à Hippocrate. Galien explique ainsi comment Hippocrate avait procédé pour
guérir une peste à l'aide de bûchers parfumés3, on peut cependant se demander où Julius
Africanus a pu avoir ces informations, ces consignes et pourquoi il les avance avec autant
d'aplomb, de certitude ? Beaucoup d'autres passages de cette "Ceste militaire" traitent de
problèmes vétérinaires ou médicaux, quelques-uns avancent des solutions à des problèmes
très techniques4. Il a donc dû puiser à des sources assez sûres, assez "professionnelles", qu'il a
peut-être fréquentés lors de son service militaire, dans les années 195. Peut-on alors penser
que, déjà, on y proposait des remèdes à la peste ? En tout cas il n'y a là nulle trace de
"commotion psychique ou religieuse"5, mais un élément intégré et pensé avec toutes les autres
autres contraintes qui s'offrent au commandement militaire. Et même si la maladie a perturbé
les opérations militaires, a pu même les retarder, il nous semble raisonnable de penser
qu'assez rapidement l'armée de Marc Aurèle eut l'impression - l'illusion - d'avoir fait face à
l'épidémie, exactement comme Galien avait pu l'avoir…

5.- Évaluer l’impact ? Entre la peste et la crise


5.1.- Questions méthodologiques
On le voit les témoignages peuvent se recouper, se mettre en parallèles, mais aussi se
nuancer, se contredire. Mais surtout ils ne peuvent être comparés les uns aux autres sans

1 J. R. Vieillefond, p. 122.
2 J. R. Vieillefond, p. 122.
3 J. R. Vieillefond, p. 122 qui rapproche les feux du remède proposé par Pline, Histoire naturelle, XXXVI,
202 contre les pestes provoquées par les éclipses ; cf. Galien, Kühn XIV, 281.
4 Cf. J. R. Vieillefond, p. 152, chapitre 15 : il cite Euclide pour trouver la hauteur d'une muraille.
5 Cf. supra ce que l'on peut dire de la perception de la peste dans le domaine de la religiosité.
La peste antonine : guerres et épidémie 1312

prendre en considération leur contexte propre et particulier. Comment alors juger de l'impact
réel de l'épidémie ?

5.1.1.- Récurrence des faits ou inspiration littéraire ? Le récit de peste et ses clichés
Il est vrai qu'il y a un récit classique de la peste, et que sa structure, ou tel ou tel de ses
traits marquants sont récurrents dans nos témoignages. Ces permanences, ces répétitions sont-
elles dues à des faits analogues ? C'est ce que semble penser R.P. Duncan-Jones qui fait
observer : "Problem of infection, and problems of disposing of corpses, for example, were
inherent features during times of mass mortality, and their repetition need not to be imitative.
Thus similarities between accounts may indicate similar events, not a resort to topoi"1. Nous
avons pourtant vu que les citations, les influences littéraires étaient indéniables : le discours
historiographique antique semble alors nous cacher ce qu'il prétend nous décrire. Il est évident
que lorsqu'un historien reprenait un récit de peste classique, c'est qu'il pensait décrire une
épidémie importante, et au moins aussi mémorable que celles qui avaient pu susciter les récits
qu'il imitait. Mais nous avons vu que cette appréciation était fort variable, et que les récits
similaires pouvaient cacher des faits fort divers. Que penser par exemple de la mort des
animaux précédant la mort des humains ? R. P. Duncan-Jones donne une liste de témoignages
couvrant toutes les pestes : Tite Live, Sénéque, Rufus d'Éphèse, Denys d'Halicarnasse, et pour
l'époque des Antonins, Aelius Aristide et Hérodien. Il aurait pu ajouter Thucydide, Ovide et
Lucrèce et sans doute d'autres encore2. Faut-il alors se contenter de mener nos recherches dans
l'optique de maladies touchant les animaux et les hommes ? Cela ne simplifie d'ailleurs pas le
problème et conduit à éliminer la variole telle que nous la connaissons… Il nous semble
légitime de voir dans "la mort des animaux" le type même du topos obligé, et il nous semble
tout aussi légitime de considérer que ce n'est pas le seul cas. Cela n'empêche pas, d'ailleurs,
que les faits puissent aussi se répéter à chaque épidémie. On a pu ainsi dire du récit de
Thucydide qu'il "décrit des faits et des réactions qui devaient se succéder pendant plus de
deux mille ans : la soudaineté du mal, la recherche de prétendus coupables, la dissolution des
mœurs, le dévouement (mortel pour eux-mêmes) des médecins et des parents des malades
s'opposant à l'abandon des moribonds et des morts, les invocations aux dieux et leur
inefficacité, les conséquences politiques et économiques funestes pour la cité, autant de traits
que connaîtront les communautés humaines chaque fois qu'un drame semblable s'abattra sur
elles"3. Tout n'est donc pas que lieux communs littéraires ou observations similaires de faits
semblables, et l'on ne peut simplement passer du récit aux faits. La tradition littéraire et ses

1 R.P. Duncan-Jones, p. 111.


2 R.P. Duncan-Jones, p. 112, nous avons donné les trois autres références plus haut.
3 J. Ruffié et J.-C. Sournia, Les épidémies dans l'histoire de l'homme, de la peste au SIDA. Essai
d'anthropologie médicale, 2ème édition, Paris, pp. 89-90, qui rappellent ensuite la postérité littéraire de
l'archétype thucydidéen.
La peste antonine : guerres et épidémie 1313

modèles ne sont pas non plus des obligations rigides, un auteur peut toujours y puiser selon sa
volonté et ses capacités afin de rendre la réalité qu'il observe à travers les mots de la tradition1.

5.1.2.- Une compréhension globale de l’événement est-elle possible ?


Aussi nous a-t-il semblé méthodologiquement pertinent de considérer d'abord chaque
document dans le contexte qui a pu le produire, pour pouvoir ensuite éventuellement les
rapprocher et les confronter non seulement dans ce qu'ils pouvaient avoir de commun, mais
aussi pour noter leurs divergences, leurs écarts, leurs parts d'ombre. Nous ne pensons pas que
cela puisse nuire à une analyse globale du problème, mais bien plutôt qu'elle y gagne en
profondeur, en complexité. À mettre tous les témoignages au même niveau, et les rassembler
dans un même ensemble susceptible a priori d'être pertinent et interprétable significativement,
ne risque-t-on pas d'atténuer leurs particularités et - inversement - de gonfler leurs points
communs, jusqu'à faire apparaître des liaisons plus que douteuses entre les faits qui pouvaient
se trouver derrière ces témoignages ? C'est pourtant ce à quoi s'est risqué R. P. Duncan-Jones
qui pense ainsi dépasser les interprétations divergentes de la peste antonine : "progress
towards a more stable view can be made by assessing the ancient plague tradition as a
whole"2. Il peut donc passer de la tradition antique prise comme un tout à l'événement qu'est
l'impact de la peste comme un tout : "our understanding of the event as a whole"3. Mais cette
globalité de l'événement "peste" n'est-elle pas alors - en partie sinon toute entière - la
résultante de l'attitude choisie a priori envers ses sources. Il ne nous semble pas légitime, par
exemple, de mettre sur le même plan, dans la même phrase, le témoignage d'Aristide sur la
peste à Smyrne et celui de Lucien sur Nisibe4. Réduire les témoignages à un niveau unique
d'interprétation est certes tentant, et peut se révéler efficace alors que les considérer trop
particulièrement peut au contraire sembler repousser les conclusions, occulter la perspective
d'ensemble. Mais il faut se demander si ce que l'on perd dans cette réduction, n'est pas plus
important, plus consistant, que ce que l'on y gagne. La manière dont R. P. Duncan-Jones a
procédé a cependant l'avantage de bien mettre en valeur le récit classique de la peste5, mais s'il
a pu se permettre de passer assez rapidement sur les textes c'est que son travail se fonde sur un
second type de sources. C'est principalement ce second type qui guide aussi sa démarche
méthodologique, et le force à prendre les textes de haut, c'est aussi l'exploitation de ces
sources qui fait l'intérêt, la richesse et le caractère novateur de son travail. Quel est ce second

1 C'est ce qu'a bien montré T.S. Miller, "The Plague in John VI Cantacuzenus and Thucydides.", GRBS, 17,
1976, pp. 385-396. Pour des auteurs anciens une démarche semblable est cependant bien plus difficile, car nous
ne connaissons pas les pathologies, à la différence de celle de 1347, qui est très bien identifiée : la peste
bubonique.
2 R. P. Duncan-Jones, p. 108. Nous soulignons.
3 R. P. Duncan-Jones, p. 116. Nous soulignons.
4 "The plague […] seems to be first attested in 165 at Nisibis and Smyrna", la prudence du "seems" contraste
avec l'audace du raccourci… R. P. Duncan-Jones, p. 116.
5 R. P. Duncan-Jones, pp. 111-115. Sur ce récit classique et sa reprise par l’historiographie moderne voir
B. Rossignol, “La peste antonine (166 ap. J.-C.)”, Hypothèse, 1999, Paris, 2000, pp. 31-37.
La peste antonine : guerres et épidémie 1314

type de sources ? Les diverses sources non-littéraires ("various non literary source"1) qu'il
traite de manière quantitative, par sériation. Le travail est bien conduit et produit des résultats
intéressants. Nous verrons cependant qu'il pose de nombreux problèmes d'interprétation et
qu'il invite à de nombreuses réflexions, tant sur le statut des documents que sur d'autres, plus
vastes encore, comme celui de la causalité historique.

5.1.3.- Quels enseignements tirer des séries statistiques ?


Il faut donc s'intéresser de très près aux nouvelles données que R.P. Duncan-Jones apporte
et à leur élaboration. L'historien antique n'est pas, il est vrai, coutumier des statistiques, l'idée
même d'une telle méthode d'analyse a pu paraître incongrue2, mais c'est à juste titre - pensons-
nous - que son emploi nous apparaît comme légitime, quoique devant relever d'une grande
prudence. La rareté de nombre de documents, la difficulté à trouver des points de
comparaison, rendent en effet ces études ardues et hypothèquent toujours leurs résultats. Un
des risques - entre autres - est d'oublier que "beaucoup de calculs qui sont, au sens technique,
'statistiquement signifiants', sont sans valeur pour l'histoire"3. Il faut donc aborder "son
matériel avec, à l'esprit des questions significatives"4, mais aussi toujours garder un regard
critique sur ce que nous montrent les calculs et leurs résultats. Une sériation significative
suppose une durée relativement longue et aussi des points de comparaison pertinents. La
multiplicité des types de documents consultés par R.P. Duncan-Jones (briques, baux agricoles,
registres fiscaux, diplômes militaires, monnaies, documents datés, dédicaces de bâtiments)
permet sans aucun doute de confirmer un mouvement d'ensemble et d'inscrire chacune de ses
analyses sur un arrière-fond significatif, à défaut de pouvoir lui trouver d'exactes
comparaisons. Mais il reste à éclairer la nature du phénomène historique mis en valeur, et
donc d'en dégager sa pleine signification, de tenter d'en cerner les conséquences et les causes
possibles. L'analyse de faits ponctuels, ou sur un temps court est, de ce point de vue,
fortement risquée.
R.P. Duncan-Jones fait remarquer que ses sources mettent en évidence une interruption
abrupte des séries durant le règne de Marc-Aurèle. Interruption qui coïncide de fort près avec
la chronologie de la peste5. Il explique ensuite que dans les sociétés pré-industrielles, un
événement cataclysmique était plus à même de supprimer le travail d'archive que de
l'encourager. En conséquence une grande partie des documents nécessaires pour écrire
l'histoire du cataclysme sont constitués de série brisées, disloquées, absentes. L'historien doit
donc résoudre ce paradoxe et est aidé en cela par le fait que le niveau de documentation au

1 R. P. Duncan-Jones, p. 108 et surtout pp. 120-133.


2 Cf. les exemples cités par M. I. Finley dans "Le document et l'histoire économique de l'antiquité.", A.E.S.C.,
n° 5-6, 1982, pp. 697-713. Nous citerons désormais cet article comme "Finley, 1982". Sans adhérer pleinement
aux thèses développées dans cet article sur les documents statistiques dans l’antiquité, il faut lui reconnaître un
intérêt méthodologique incontestable.
3 Finley, 1982, p. 711.
4 Finley, 1982, p. 711.
5 R.P. Duncan-Jones, p. 108 : "non-literary sources show sign of an abrupt check under Marcus, which
closely coincides with the known chronology of the plague".
La peste antonine : guerres et épidémie 1315

moment qui précédait la peste était extrêmement satisfaisant. Le contraste est donc
particulièrement vif1. Si ce contraste est indéniable2, il reste à en saisir le sens et d'abord à en
apprécier exactement la spécificité. Celle-ci n'est pas totale, et pour reprendre les
considérations de M. I. Finley, nous pouvons faire observer, que "pour les périodes courtes :
'Toute étude dans le temps court suggère presque toujours des mouvements oscillatoires',
spécialement dans les sociétés pré-capitalistes où 'de nombreux indices économiques sont
affectés de violentes oscillations dans le temps court et de très lents changements
directionnels, dans la longue durée du trend'"3. L’articulation de ces deux échelles temporelles
n’est malheureusement pas évidente : dans quelle mesure peut-on lier la peste à un
mouvement de plus longue durée, et quel sens attribuer à l’épidémie et à ses conséquences au
sein de ce mouvement, en est-elle une accentuation, ou au contraire une inflexion ? Un
exemple et son contexte nous semblent particulièrement révélateurs des difficultés rencontrées
lorsque l’on veut éclairer ces questions, il s’agit de la plus célèbre des villae de l’Étrurie
romaine : Settefinestre et de son contexte italien.

5.2.- L’impact de l’épidémie, historiographie et conséquences historiques


5.2.1.- Autour de Settefinestre : économie et démographie en Italie
Dans une de ses notes R.P. Duncan-Jones rappelle que l’abandon du quartier des esclaves à
Settefinestre a été associé à la peste4. La peste expliquerait la fermeture de la villa, les travaux
destinés à la murer étant la dernière intervention connue. Mais si l’on retourne à l’ouvrage
d’A. Carandini nous trouvons un tableau différent. Certes, l’hypothèse de la peste est avancée
pour expliquer l’abandon, mais ce n’est que la dernière étape d’un déclin commencé depuis
Trajan5 et qui s’est accentué avec les derniers Antonins6 et qui reflèterait les transformations
plus générales de l’agriculture italienne. La peste n’est que la conclusion épisodique d’un
mouvement de très longue durée où la fermeture de la villa est symptomatique du déclin d’un
mode de production, déclin annonciateur des paysages de l’époque médiévale7.

1 R.P. Duncan-Jones, p. 108 : "A cataclysmic event potentially had such an impact on pre-industrial society
that it was more likely to suppress record-keeping than to encourage it. As a result, much of what is available
here consists of broken or dislocated record-sequences. But levels of documentation immediately before the
plague were generally high, and they suggest some striking contrasts with what followed."
2 Sans qu'il faille exagérer toutefois la documentation de la première moitié du IIème siècle.
3 Finley, 1982, p. 710, qui cite W. Kula, Théorie économique du système féodal, Paris-La Haye, 1970.
4 R.P. Duncan-Jones, p. 121, n. 122.
5 Cf. A. Carandini éd., Settefinestre una villa schiavistica nell'Etruria romana. Vol. I : La villa nel suo
insiene, Modena, 1985, p. 181.
6 Id., p. 183 : “un assenteismo ancora più marcato e di un arrestarii degli investimenti, forieri del prossimo
abbandono dell'intero complesso […] l'unica spiegazione che per il momento si è riusciti a formulare per queste
stranezze è l'arrivo di una pestilenza, per cui appunto si murano i luoghi ritenuti in fetti (come si è soliti fare in
questi casi)".
7 Id., "Come che sia, almeno in questa parte d'Italia, la senzasione è quella di un gran dicadimento rispetto
alla situazione precedente - al bel paesaggio della villa - e del primo sorgere di quella campagna desolata che poi
(dal Medioevo) verrà chiamata". Plus récemment voir A. Carandini, “I paesaggi agrari dell’Italia romana visti a
partire dall’Etruria”, L’Italie d’Auguste à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars
1992), E.F.R., Rome, 1994, pp. 168-174 et surtout p. 173.
La peste antonine : guerres et épidémie 1316

Cependant ce mouvement de longue durée ne fait pas l’unanimité. Ainsi A. Tchernia1 veut
fortement nuancer une vision trop simple que l’on tirerait en extrapolant uniquement du cas
de Settefinestre. Il souligne notamment les incertitudes de l'archéologie à partir des Antonins.
Le déclin autour de Cosa s’effectue dès la première moitié du deuxième siècle, mais de
grandes villae se maintiennent jusqu’à une date tardive2. Par ailleurs, les enseignements que
l’on peut tirer des amphores ne semblent pas coïncider avec le maintien de villae productives,
bref “l’archéologie ne se prête pas toujours à une lecture historique évidente et immédiate”3.
Finalement, la question de la cause de ces abandons, et du rôle éventuel des épidémies, est
intimement liée aux chronologies que l’on peut établir, mais nos connaissances sont encore
très lacunaires et n’offrent pas une image cohérente. En Étrurie méridionale, les explications
s’opposent, et les chronologies des abandons diffèrent, permettant, ou non, de lier la cause des
disparitions des établissements agricoles aux épidémies attestées sous le règne de Marc Aurèle
et de Commode, explication qui semblait plausible à A. Tchernia4. Par ailleurs, si l’idée d’un
long déclin de l’Italie au deuxième siècle est remise en cause5, faut-il pour autant imputer à la
peste toute trace de recul ?
E. Lo Cascio, dans la continuité de ses nombreux travaux consacrés à la démographie
antique, insiste fortement sur l’importance de la peste antonine pour la démographie de
l’Italie6. Settefinestre devient ainsi le symbole de l’importance et de l’autonomie de la
dynamique démographique par rapport à la dynamique économique et sociale7. Selon lui la
peste, intervenant dans une situation malthusienne, aurait créé un important creux
démographique, creux que le taux d’accroissement maximal autorisé par la démographie
antique ne permettait pas de combler rapidement : il n’y aurait pas eu de récupération, de
mobilisation démographique8. S’appuyant sur les estimations de mortalité que proposaient

1 A. Tchernia, Le vin de l’Italie romaine. Essai d’histoire économique d’après les amphores, B.E.F.A.R. 261,
Paris - Rome, 1986, 410 p.
2 A. Tchernia, op. cit., p. 265. Voir aussi p. 263 sur le passage de propriété de la région au latifundium
impérial durant le règne de Marc Aurèle.
3 A. Tchernia, op. cit., pp. 269-272. Plus récemment voir C. Panella et A. Tchernia, “Produits agricoles
transportés en amphore”, L’Italie d’Auguste à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars
1992), E.F.R., Rome, 1994, pp. 145-165.
4 A. Tchernia, Le vin de l’Italie romaine. Essai d’histoire économique d’après les amphores, B.E.F.A.R. 261,
Paris - Rome, 1986, p. 297, voir la note 102 sur les deux types d’explication, par l’épuisement d’un mode de
production pour Carandini, au premier plan par le déclin démographique pour T. W. Potter, The changing
landscape in South Etruria, Londres, 1979, p. 144. A. Tchernia constatait qu’après les comptes rendus sévères
que M. I. Finley et A. Momigliano avaient faits du livre de A. R. Boak, Manpower Shortage and the Fall of the
Roman Empire, Ann Arbor, 1955, cette explication avait été abandonnée, mais qu’elle réapparaissait, “non sans
raison” selon lui : E. Lo Cascio, “Gli alimenta e la ‘politica economica’ di Pertinace”, dans Rivista di Filologia
classica, 108, 1980, p. 264 ; Id. “A proposito del IV capitolo di Ancient Slavery and Modern Ideology :
movimenti demografici e trasformazioni sociali tra Principato e Basso-Impero”, dans Opus, I, 1982, pp. 147-159.
5 Cf. P. Le Roux, Le Haut-Empire romain en Occident, Paris, 1998, pp. 159-173 et J.-M. Carrié et
A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999, pp. 528-531.
6 Cf. E. Lo Cascio, “La dinamica della popolazione in Italia da Augusto al III secolo”, in L’Italie d’Auguste à
Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars 1992), E.F.R., Rome, 1994, pp. 91-125.
7 E. Lo Cascio, op. cit., p. 123.
8 E. Lo Cascio, op. cit., p. 124, voir en particulier la note 101 qui ne nous semble pas totalement
convaincante, la comparaison avec l’Angleterre du XIVème siècle passe sous silence la récurrence en apparence
plus grande des épidémies après la Peste Noire.
La peste antonine : guerres et épidémie 1317

R.J. et M.L. Littman, E. Lo Cascio envisage une perte de 20% de la population1, perte qui ne
pourrait être compensée qu’en 75 ans, avec un taux de croissance de 3 pour mille. Les
épidémies intervenant à partir de la moitié du troisième siècle auraient finalement eu raison de
cette récupération2. Cette estimation, envisageant un pic de population au deuxième siècle à la
la veille de la peste, ne fait cependant pas l’unanimité3.
On le voit, l’estimation d’un déclin démographique, de ses causes et de ses conséquences
engage une vision globale du destin de l’empire romain aux deuxième et troisième siècles,
ainsi que des facteurs les plus importants dans cette dynamique4. Il faut remarquer ici que l’on
l’on peut attendre beaucoup des recherches archéologiques et en particulier des “surveys”5,
des études et prospections régionales et micro-régionales privilégiant le temps long et
articulant la recherche des traces de l’occupation humaine à l’étude du milieu. Mais si ainsi
nous pourrons sans doute aboutir à une représentation correcte des situations démographiques
dans le temps long, la perception des causes exactes des changements démographiques restera
toujours difficile, les épidémies restant un facteur qu’il faut envisager sérieusement, avec
d’autres, sans oublier que la répartition de l’habitat ne reflète pas seulement la démographie
mais aussi les modes d’exploitation du sol. Autant de facteurs qui peuvent être avancés à
propos de l’Italie ou des régions voisines de Provence et de Languedoc où les prospections
micro-régionales montrent clairement un recul généralisé de l’habitat dispersé à partir du
second tiers du deuxième siècle6.

5.2.2.- Comment estimer l’impact ? Le travail de R.J. et M.L. Littman et sa postérité


Comme l’exemple de l’Italie le montre bien, l’impact retenu pour la peste antonine, au
niveau de l’empire ou au niveau régional, est décisif quant à l’histoire que l’on veut proposer
pour notre période et pour le siècle qui la suit. Pourtant, il faut bien constater qu’en général on
ne s’attarde pas sur son estimation, et que l’on se contente de reprendre un travail qui est
sensé faire autorité7. À cet égard, le travail de R.J. et M.L. Littman1 est souvent cité, nous

1 E. Lo Cascio, op. cit., p. 124, n. 102, voir infra.


2 E. Lo Cascio, op. cit., pp. 124-125.
3 Ainsi voir A. Carandini, “I paesaggi agrari dell’Italia romana visti a partire dall’Etruria”, L’Italie d’Auguste
à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars 1992), E.F.R., Rome, 1994, p. 173 et dans le
même ouvrage X. Lafon, “Les villas de l’Italie impériale”, p. 222.
4 Cf. J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris,
1999, pp. 519-521. On constatera que, significativement, A. Schiavone, L’histoire brisée. La Rome antique et
l’Occident moderne, tr. fr., Paris, (1996) 2003, 286 p. n’aborde pour ainsi dire pas les questions de démographie
et d’épidémie ne considérant les questions de population qu’au regard de sa problématique, ainsi p. 265 n. 14 à
propos de E. Lo Cascio, op. cit.
5 Cf. P. Brun, “Les nouvelles perspectives de l’étude démographique des cités grecques”, in M. Bellancourt-
Valdher et J.-N. Corvisier éd., La démographie historique antique, Arras, 1999, pp. 18-23.
6 Nous pensons ici en particulier aux travaux de F. Trément dont on trouvera une première approche dans
F. Trément, “De l’archéologie de l’espace à la démographie, le cas de la provence”, in M. Bellancourt-Valdher et
J.-N. Corvisier éd., La démographie historique antique, Arras, 1999, pp. 27-50, voir en particulier p. 38 pour les
épidémies et l’habitat dispersé.
7 La chose est d’autant plus nette dans les manuels, qui n’impliquent pas une recherche approfondie sur
chacun des points évoqués mais s’appuient souvent sur une autorité antérieure. On peut ainsi noter M. Sartre, Le
Haut-Empire romain. Les provinces de Méditerranée orientale d’Auguste aux Sévères, Paris, 1997, p. 230 : “Par
ailleurs, la peste de 165, avec sa récurrence des années 180, aurait tué la moitié de la population de la Thrace. A
La peste antonine : guerres et épidémie 1318

venons de le voir, et il semble avoir imposé l’identification de la peste antonine avec la


variole. Faire retour sur leur article est donc fondamental. D’une part pour bien prendre
conscience que leur estimation de la mortalité est déduite de l’identification supposée de la
peste antonine et d’autre part pour noter son caractère nuancé. L’article relativise en effet très
nettement les effets de la peste, s’inscrivant explicitement dans la continuité du travail de
Gilliam. Il faut ici citer leur conclusion : “If the death rate in the Empire was 7 to 10 percent
on average, the rate in the cities and among the army would be considerably higher, perhaps
13 to 15 percent. Thus we can see that the Antonine plague significantly increased the
mortality rate, with a concomitant disruptive effect on the Empire. However, even with this
revised mortality rate, Gilliam’s conclusion remain : the plague was not a decisive event in
Roman history”2. Ils estimaient en effet un taux de mortalité de 7 à 10 % en moyenne pour
l’empire, avec des pics de 13 à 15% en milieu urbain ou dans l’armée, occasionnant entre 7 et
10 millions de morts supplémentaires entre 166 et 189. Il faut constater ici que les taux
figurant dans l’article ne correspondent pas à ceux utilisés par E. Lo Cascio lorsqu’il le cite,
ce qui relativise fortement la portée de ses conclusions sur l’Italie du troisième siècle et sa
démographie et raccourcit considérablement le temps de récupération supposé. En fait tout se
passe comme si le taux de mortalité, et par là l’impact de l’épidémie, était estimé en fonction
de l’idée que l’on peut avoir a priori des effets de l’épidémie. R.P. Duncan Jones s’attarde
nécessairement un peu plus sur la discussion3. Après avoir énuméré les différentes estimations
proposées, il retient la plus haute (25-33 %) comme la plus proche de la vérité, tout en
reconnaissant “there is no real basis for any numerical estimate”. Dès lors, il nous semble que
nous ne pourrons nous représenter la peste de manière adéquate qu’en consacrant une
attention toujours plus précise aux documents. Trois cas nous semblent particulièrement
dignes d’être considérés comme significatifs.

cela s’ajoutèrent les raids très meurtriers et dévastateurs de Costoboques vers 170.” L’estimation est proprement
effrayante. Elle semble trouver sa source dans une lecture rapide de R.F. Hoddinott, Les Thraces, trad. fr.
Armand Colin, Paris, 1990 (1ère édition Londres, 1981), p. 231 (cité dans la bibliographie finale du manuel,
p. 460) : “Deux épidémies de peste sévirent dans la péninsule des Balkans. Celle de 162 [sic] se prolongea
pendant vingt ans et fut si sévère qu’aux dires des contemporains “la moitié de la population de l’empire
succomba”. Les Thraces habitant des villages ouverts […] furent les victimes toutes désignées des raids des
Carpes et autres envahisseurs trans-Danubiens”. On constate le glissement intervenu d’un texte à un autre, de
l’empire à la Thrace et du jugement des contemporains à une estimation actuelle, à partir de sources qui sont sans
doute Eutrope ou Orose, et qui ne sont donc pas les plus objectives. Cet exemple est d’autant plus significatif
qu’il se trouve dans une synthèse dont la qualité est certaine. Sur l’arrière-plan méthodologique de ces
problèmes : S.J. Gould, “L’insidieuse expansion du clone du fox-terrier”, in La foire aux dinosaures, (1991), tr.
fr., Paris, 1993, pp. 189-205.
1 R.J. Littman et M.L. Littman, “Galen and the Antonine Plague”, American Journal of Philology, 94, 1973,
pp. 243-255.
2 R.J. Littman et M.L. Littman, op. cit., p. 255.
3 R.P. Duncan-Jones, p. 116, n. 88. Cf. J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des
Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999, p. 523 n. 8.
La peste antonine : guerres et épidémie 1319

5.2.3.- Bedaium, Virunum (Norique) et Stobi (Macédoine) : de la difficulté


d’interpréter les documents
Une inscription de Bedaium (Norique)1, connue depuis très longtemps, a toujours été citée
comme une attestation claire de la peste2. Il s’agissait de l’épitaphe collective de membres
d’une même famille décimée par la peste. L’inscription est particulièrement bien datée, en 182
par le consulat de Mamertinus et Rufus. Elle fut donc mise en relation avec le retour de
l’épidémie sous Commode, et parce qu’un soldat de la légion II Italica était présent dans la
liste des défunts, elle permettait aussi d’illustrer le poids de l’épidémie sur l’armée. En
reprenant scrupuleusement le dossier de cette inscription et de sa provenance, Wolfgang
Hameter a supprimé la seule attestation épigraphique explicitement datée de la peste antonine,
puisqu’il a démontré que la mention de la peste était une falsification moderne3.
Significativement, c’est cette inscription que l’on croyait si sûre qui avait guidé dans un
premier temps l’interprétation d’un document nouveau et totalement différent, puisqu’il s’agit
de l’album du mithraeum de Virunum4. Dédiée à Mithra, pour le salut de Commode, dont le
nom a été martelé ensuite, la plaque de bronze signale que ceux qui ont restauré à leurs frais le
temple endommagé par un accident se sont réunis le 26 juin 184. Cette réunion “mortalitatis
causa” a été parfois interprétée comme étant un service funéraire. La dernière interprétation de
cette expression intriguante y voit la mention d’un office mithraïque destiné à marquer
l’entrée dans le monde de la mortalité, c’est-à-dire le solstice d’été. Inversement le solstice
d’hiver aurait marqué l’entrée dans le monde de l’immortalité5. L’inscription porte ensuite sur
quatre colonnes 98 noms gravés en plusieurs fois - diverses mains sont discernables - et se
clôt par une formule honorant l’évergète qui fit don de la plaque de bronze à l’occasion de la
consécration du temple et qui, par la même occasion, orna la cave du sanctuaire de peintures :
“Tiberius Claudius Quintilianus ob dedicationem templi tabulam / aeream donum dedit et
camaram picturis exornavit”. Parmi la première liste, qui compte trente quatre noms, cinq
noms sont précédés d’un théta, indiquant qu’il s’agit de personnes décédées - soit 14,7 % du
total. Divers auteurs ont voulu voir dans ces décès les effets de la peste parmi les fidèles6. Ces
décès étaient-ils groupés ? Nous ne le savons pas, et par ailleurs il y a d’autres causes que la
peste à des décès groupés : notamment l’accident, l’incendie ou même un effondrement,

1 CIL III, 5567.


2 Ainsi, en dernier lieu R. P. Duncan-Jones, p. 117 : “explicit record of a family dying from plague” avec
n. 98.
3 Wolfgang Hameter, "The Afterlife of Some Inscriptions from Noricum : Modifications and Falsifications,"
in Alison E. Cooley (ed.), The Afterlife of Inscriptions: Reusing, Rediscovering, Reinventing & Revitalizing
Ancient Inscriptions (BICS Supplement 75), Institute of Classical Studies, London, 2000, pp. 37-46.
4 G. Piccottini, Mithrastempel in Virunum, Klagenfurt, 1994, p. 23 (AE 1994, n° 1334) ; cf. (AE 1998,
n° 1016) (Virunum, Norique, extrait) : “D(eo) I(nvicto) M(ithrae) pro salute Imp(eratoris) [[Commodi]]
Aug(usti) Pii / qui templum vii <sic> conlapsum impendio suo restituerunt / et mortalitat(is) causa convener(unt)
/ Marullo et Aeliano co(n)s(ulibus) VI K(alendas) Iulias (26 juin 184)… ”. Cf. Duncan-Jones, p. 117.
5 En dernier lieu cf. R. Beck “Qui mortalitatis causa convenerunt : The Meeting of the Virunum Mithraists
on June 26, A.D. 184”, Phoenix, 52, 3-4, 1998, pp. 335-344 (AE 1998, n° 1016).
6 R. Breitwieser, “Virunum und die Antoninische Pest”, Grazer Beiträge 21, 1995, pp. 149-156 ; repris par
W. Haberman, “Zur chronologischen Verteilung der papyrologischen Zeugnisse”, ZPE, 122, 1998, p. 152 : “…
erlagen hier 14,7% der Mithraskultgemeinschaft der Epidemie”.
La peste antonine : guerres et épidémie 1320

comme celui dont a pu être victime le sanctuaire des mithraistes. Par la suite la plaque fut
utilisée comme album de la communauté de dévots, les noms de nouveaux membres cooptés
s’ajoutant au fur et à mesure, et sans doute chaque année. On peut ainsi identifier 18 groupes
de noms de taille variable - entre une et huit personnes pour les cinq premiers groupes par
exemple -, mais il nous semble risqué de proposer des explications à ces variations, tant les
causes pouvaient être nombreuses et de nature variée. La peste qui frappa le Norique dans les
années 180 put avoir des effets sur le groupe de croyants, mais il nous faut reconnaître notre
incapacité à le constater explicitement.
Il faut bien noter, par ailleurs, qu’il est extrêmement difficile de juger d’un contexte
compte tenu de nos sources, et que certaines sources évidentes ne doivent pas masquer ce que
l’on peut savoir plus généralement. À lire l’article de J. Wiseman sur Stobi à l’époque
antonine1 on peut avoir l’impression qu’un fléau s’est abattu sur la petite cité. Et s’il faut
critiquer les rapprochements abusifs de cet article2, il y a effectivement à Stobi une épitaphe
en vers qui ne peut que frapper son lecteur, puisqu’elle mentionne ceux qui au nord, le long
du Danube sont dévorés par la maladie et qui peut être datée de la fin du deuxième siècle3.
Mais, quand bien même le lien chronologique avec la peste antonine serait bien plus certain, il
n’en resterait pas moins que ce que nous montre l’archéologie à Stobi donne une image bien
différente de la ville : la cité de Macédoine entrait alors dans sa période la plus prospère et son
habitat atteignait son extension maximale4. Faut-il alors éloigner le fléau et la catastrophe
pour n’y voir qu’une péripétie dont on s’est vite, localement, relevé ?

5.2.4.- La signification des courbes : “après la peste” n’est pas nécessairement “à


cause de la peste”
Peut-on alors en apprendre plus de la mise en série proposée par R.P. Duncan-Jones, peut-
on espérer que le nombre de documents peut finalement triompher de l’incertitude de nombre
d’entre eux ? Dans son article R.P. Duncan-Jones associe nombre de courbes dont la
convergence est nette. La plus grande partie d’entre elles, à l’exception notable de l’Afrique5,
atteste d’une perturbation notable apparaissant vers 165-167 et se traduisant en général par

1J. Wiseman, "Gods, War and Plague in the Time of the Antonines.", Studies in the Antiquities of Stobi I,
Belgrade, 1973, pp. 143-183, voir notre commentaire supra.
2 De même K. Strobel, “Zur Lesung und Deutung einer Grabinschrift aus Stobi und zu den Auswirkungen der
Seuche von 166 n. Chr.”, ZPE, 75, 1988, pp. 232-234 à propos de (AE 1983, n° 883) ne convainc pas. Rien dans
l’inscription ne permet d'établir un lien à l’épidémie : “C(aio) Aeficio Maximo / L(uci) f(ilio) Aem(ilia) Stobis /
mil(iti) leg(ionis) VII Cl(audiae) p(iae) f(idelis) vixit / [a]n(nis) XXV meruit an(nis) V /5 [pos]uit Titia mater / [
et] sibi viva.”
3J. Wiseman, op. cit., p. 176, n° 6 ; elle fut originellement publiée par A. Premerstein et N. Vulic, JOAI, 6,
1903, Beiblatt, 7-9, n° 10. Le passage concerné constitue les lignes 5-6 de l’épitaphe : “τᾶς νο[ύσου θ]ανᾶντο
/ Βοραῖς [περὶ εὐ]ρέα Ἲσ[τ]ρον.” Premerstein et Vulic la rapprochaient de la peste antonine.
4Voir le bilan dressé par D. Mano-Zissi, “Stratigraphic problems and the urban development of Stobi”,
Studies in the Antiquities of Stobi I, Belgrade, 1973, pp. 185-224.
5 R.P. Duncan-Jones, p. 128
La peste antonine : guerres et épidémie 1321

une lacune dans la documentation, ou une baisse significative du nombre de documents.


Cette lacune est évidente dès lors que l’on se penche sur le règne de Marc Aurèle1. Il ne s’agit
donc pas de s’interroger sur son existence, encore que son importance dans tel ou tel cas
pourrait être discuté, mais sur sa signification. À cet égard, dans une critique solide du travail
de R.P. Duncan-Jones, J.-M. Carrié2 a fait remarquer que si les courbes attestaient une crise
dans les années 160-180, elles montraient aussi une reprise et parfois un retour à la normale
pour les années 190-2003. Cela supposerait un impact à moyen terme finalement limité, et un
taux de mortalité peut-être finalement assez proche des valeurs proposées par R.J. et
M.L. Littman4. Dès lors il faut se demander si nous sommes sûr que ces lacunes ont bien
comme cause la peste, et si en transformant “après la peste” en “à cause de la peste”, nous ne
risquons pas de reproduire, pour l’antiquité, les erreurs d’interprétations qui ont pu être faites
pour la Peste Noire dans un autre domaine certes que l’impact socio-économique5. La réponse
réponse nous semble évidente : il n’est pas acquis que la peste soit seule à mettre en cause car
l’époque de Marc Aurèle cumule nombre de problèmes, à commencer par des guerres longues
et difficiles. Mais alors comment espérer différencier l’impact des différents facteurs ?

5.2.5.- L’exemple égyptien : crises et reprise


Nous pouvons pour aborder ces problèmes nous appuyer sur le cas d’une province au statut
un peu particulier dans notre documentation, l’Égypte. Nous savons désormais que la peste y
est très bien attestée et l’on peut constater ses effets ravageurs à Thmouis mais surtout à
Soknopaiou Nesos6. Dans cette localité, un tiers des hommes adultes contribuables moururent,

1 Voir infra. On considérera aussi le tableau chronologique récapitulatif des titulaires des plus hautes
fonctions équestres que nous donnons dans le chapitre consacré à ces questions. Moins nette, la lacune est aussi
visible dans le tableau consacré aux gouverneurs des provinces impériales consulaires.
2 J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999,
pp. 521-524.
3 J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999,
p. 523. Cf. R.P. Duncan-Jones, fig. nn° 2, 8, 9
4 J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999,
p. 523.
5 Cf. G. Didi-Hubermann, “Feux d’images : un malaise dans la représentation au XIVème siècle”, préface à
M. MEISS, La peinture à Florence et à Sienne après la Peste Noire. Les arts, la religion, la société au milieu du
XIVème siècle. trad. fr., Paris, 1994, p. I-IL ; B. Rossignol, “La peste antonine (166 ap. J.-C.)”, Hypothèse, 1999,
Paris, 2000, pp. 31-37.
6 Cf. J. Schwartz, "Nouveaux aperçus sur l'Égypte à l'époque de Marc Aurèle (161-180)", Ancient Society,
IV, 1973, pp. 191-197 ; S. Kambitsis, "Un nouveau texte sur le dépeuplement du nome mendésien", Chronique
d'Égypte, LI, 1976, pp. 130-140 ; G. Casanova, “La peste nella documentazione greca d’Egitto”, Atti del XVII
Congresso Internazionale di Papirologia, Napoli, 1984, Naples, 1984, t. III, pp. 949-956 ; id., “Epidemie e fame
nella documentazione greca d’Egitto”, Aegyptus, 64, 1984, pp. 163-201 ; id., “Le epigrafi di Terenouthis e la
peste”, Yale Classical Studies, XXVIII, 1985, pp. 145-154 ; id., “Altre testimonianze sulla peste in Egitto.
Certezze ed ipotesi”, Aegyptus, 68ème année, 1988, pp. 93-97 ; S. Kambitsis, Le papyrus Thmouis 1, colonnes
68-160, Paris, 1985, pp. 26-29 ; D.W. Rathbone, “Villages, Land and Population in graeco-Roman Egypt”,
PCPhS, vol. CCXVI, 1990, pp. 103-142 et surtout 114-119 ; R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of
Roman Egypt, Cambridge, 1994, pp. 173-177 ; R.S. Bagnal, “P. Oxy and the Antonine plague in Egypt : death or
flight ?”, JRA, 13, 1, 2000, pp. 288-292 ; P. Van Minnen, “P.Oxy LXVI, 4527 and the Antonine Plague in the
Fayyum”, ZPE, 135, 2001, pp. 175-177. Sur la population égyptienne voir E. Lo Cascio, “La popolazione
dell’Egitto romano”, in M. Bellancourt-Valdher et J.-N. Corvisier éd., La démographie historique antique,
Arras, 1999, pp. 153-169.
La peste antonine : guerres et épidémie 1322

moururent, Soknopaiou Nesos ne semblant pas se relever, par la suite, de cette terrible crise1.
Le papyrus Thmouis montre aussi ses effets, moins meurtriers, semble-t-il, dans le nome
mendésien2. Mais ce dernier document nous introduit aussi à d’autres problèmes. Le
dépeuplement des villages dont il témoigne trouve plusieurs causes, certaines apparaissant
bien plus nettement que la peste. Surtout il semble progressif, s’étalant sur près d’une
décennie, à partir d’une cause “commune et permanente”, à savoir essentiellement l’évasion
fiscale, l’ ἀναχώρησις3. À cette cause structurelle s’ajoutent des catastrophes plus
conjoncturelles, parmi lesquelles la peste ne vient qu’après les ravages des impies Nikochites
en qui l’on peut reconnaître les Boukoloi4, sans oublier les dommages très lourds que peut
occasionner l’armée lorsqu’elle vient réprimer le soulèvement des Nikochites, comme dans
trois villages de Psanitis où les soldats massacrent presque tous les villageois vers 167-1685.
Il ne nous semble pas alors nécessaire de lier exclusivement à la peste les phénomènes
observés par R.P. Duncan-Jones, qui ne convainc guère quand il assimile l’anachoresis à la
fuite devant la contagion6. Le diagnostic final paraît cependant bien noir pour l’Égypte. Dans
leur ouvrage consacré à la démographie de l’Égypte, R.S. Bagnall et B.W. Frier ont souligné
l’importance de la peste antonine, et l’importance de l’année 166 comme césure - relative -
dans les données statistiques qu’ils ont pu tirer des documents liés au cens7. Ces documents
n’ont cependant pas une périodicité annuelle, mais rythment la chronique égyptienne tous les
quatorze ans8. La césure ne se place donc pas en 166 mais entre 159 et 173, et il faut ajouter
aux effets de la peste ceux des autres calamités qui s’abattent alors sur l’Égypte qui semble
traverser - au moins pour certaines régions car toutes ne montrent pas de tels symptômes9 -
une crise aux racines et aux manifestations multiples. Mais tout autant que cette césure, on
peut observer avec D.W. Rathbone, dans les zones où les difficultés économiques et sociales
ne se surimposent pas à la peste, une reprise remarquable qui débouche au début du troisième
siècle sur une situation presque similaire à celle d’avant 16610. Il faut noter que
D.W. Rathbone estime la perte de population de l’Égypte de 20 % ou plus, chiffres qui nous

1 Cf. P. vindob. G. 24951+24556 ; G. Casanova, “Altre testimonianze sulla peste in Egitto. Certezze ed
ipotesi”, Aegyptus, 68ème année, 1988, pp. 93-97 surtout p. 94.
2 S. Kambitsis, Le papyrus Thmouis 1, colonnes 68-160, Paris, 1985, pp. 26-29.
3 S. Kambitsis, Le papyrus Thmouis 1, colonnes 68-160, Paris, 1985, pp. 27-28.
4 Nous renvoyons sur ces points et sur la situation de l’Égypte à la notice que nous avons consacrée à Avidius
Cassius, §§ 6.3.-5.
5 S. Kambitsis, Le papyrus Thmouis 1, colonnes 68-160, Paris, 1985, p. 28.
6 R.P. Duncan-Jones, pp. 120-124.
7 R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of Roman Egypt, Cambridge, 1994, pp. 173-177.
8 Idem, p. 9.
9 Ainsi pour les lacunes dans la documentation papyrologique (R.P. Duncan-Jones, p. 125) voir les
observations de W. Haberman “Zur chronologischen Verteilung der papyrologischen Zeugnisse”, ZPE, n° 122,
1998, pp. 144-160. Il montre que s’il y a bien des séries qui chutent en 160 environ ce n’est pas le cas de toutes :
seule la documentation du nome arsinoite chute véritablement (p. 152), il conclut “Ein Zusammenhang mit der
Pestepidemie könnte in Erwägung gezogen werden, doch bleibt zubeachten, daß sich die anderen Gaue stabil zu
verhalten scheinen”. Il faut aussi remarquer qu’en 168, la légion d’Égypte peut effectuer ses recrutements sur
place : CIL III 6580. Voir la partie que nous consacrons aux recrutements.
10 Idem, p. 174 d’après D.W. Rathbone, “Villages, Land and Population in graeco-Roman Egypt”, PCPhS,
vol. CCXVI, 1990, pp. 114-119.
La peste antonine : guerres et épidémie 1323

semblent difficilement compatibles avec une reprise aussi rapide, même en considérant que
l’époque succédant à l’épidémie a connu un taux de fertilité supérieur destiné à contrebalancer
les pertes1. Enfin, il faut tenir compte des spécificités du milieu égyptien et des densités de
population qu’il pouvait entraîner, favorisant la contagion et rendant peut-être l’Égypte plus
vulnérable que d’autres régions à de telles épidémies2, mais alors il devient difficile
d’extrapoler aux autres régions de l’empire. L’Égypte est la province que nous connaissons le
mieux du point de vue de l’épidémie, mais si la peste et ses ravages y sont bien attestés, ce ne
sont pas les seuls problèmes rencontrés dans cette province, et la peste semble bien plus
participer d’un ensemble de difficultés structurelles qu’en constituer la cause première et
unique.

5.3.- Les ensembles documentaires et les causes de leurs lacunes


5.3.1.- Témoignage numismatique
Malgré les spécificités de l’exemple égyptien, que l’on ne doit pas exagérer, il nous apporte
un enseignement qui nous paraît fondamental : la peste n’est pas la seule cause nécessaire
pour expliquer ces phénomènes. Que penser par exemple des variations observées à propos
des monnaies3 et de la chute des courbes observable pour l’année 167 ? Si R.P. Duncan-Jones
Jones a lié ce phénomène à la peste, on a voulu récemment y voir un effet de l’invasion des
barbares en Italie du Nord, ce qui paraît peu probable car les courbes des monnaies
alexandrines témoignent aussi de la lacune4. Si la peste peut être envisagée, l’épidémie
touchant aussi les responsables et travailleurs des ateliers, ainsi que les sources
d’approvisionnement en métal précieux, il faut remarquer qu’après 167 les courbes se relèvent
rapidement. Ne faut-il pas alors envisager d’autres causes ? Peut-on penser que le monnayage
romain put être volontairement réduit après plusieurs années de frappes importantes, peut-être
en liaison avec les guerres, et dans un contexte financier peut-être difficile ?

5.3.2.- Mines, diplômes et inscriptions, quels sont les effets des guerres ?
Plusieurs des courbes dressées par R.P. Duncan-Jones recouvrent des domaines qui
devaient être très sensibles à la conjoncture économique et sociale, ou aux événements
militaires. Ainsi l’abandon des mines en Dacie peut s’expliquer par la présence de combat
tout autant que par la peste, et la baisse du nombre de diplômes militaires retrouvés peut aussi
s’expliquer par la présence de guerres longues et difficiles, sans parler d’éventuelles
modifications de la pratique épigraphique. La baisse du nombre d’inscriptions recouvre des
questions similaires5. Si l’on s’en tient aux inscriptions datées, le creux le plus significatif n’a

1 R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of Roman Egypt, Cambridge, 1994, p. 177.
2 R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of Roman Egypt, Cambridge, 1994, p. 178.
3 R.P. Duncan-Jones, pp. 131-133.
4 Voir la notice consacrée à Helvius Pertinax § 6.2.5. pour une discussion plus approfondie du problème.
5 R.P. Duncan-Jones, p. 126 fig. 9. On remarquera l’ampleur de la reprise sévérienne qui dépasse tous les
niveaux antérieurs.
La peste antonine : guerres et épidémie 1324

pas lieu en 166-167, années du maximum supposé de la peste mais en 170-1711. Il y a, à partir
d’Hadrien et durant le deuxième siècle, une augmentation du nombre d’inscriptions datées,
mais O. Salomies fait remarquer que l’on peut observer dans ce mouvement deux moments de
baisse nette. Le premier se situe en 149-158, le second en 169-178. Cette baisse dans nos
sources est-elle due à une baisse réelle dans la production, ou bien à un hasard de nos
trouvailles ? Si O. Salomies semble plutôt penser à une question de chance, il signale : “It is
however, somewhat striking that there seem to be only two contemporary inscriptions from
the year 171, perhaps the most critical year of the period”2. Tout autant qu’à la peste, il faut
penser aux autres difficultés du règne, ces difficultés pouvant par ailleurs s’entretenir
mutuellement et renforcer leurs effets.

5.3.3.- Les constructions et les finances publiques


On peut aussi considérer le problème du nombre de constructions qui baisse en Italie pour
notre période3. On distinguera d’abord le cas des constructions financées par l’empereur. La
chute de leur nombre ne saurait être directement représentative des effets de l’épidémie. Les
guerres pesèrent très lourdement sur le budget impérial, outre la création de deux nouvelles
légions et d’auxiliaires, les déplacements de troupes et la conduite des opérations
représentaient un coût certain, pour un budget impérial qui était sans doute contraignant : il
faut se rappeler qu’une vente aux enchères du mobilier impérial fut organisée pour financer
l’effort de guerre4. La peste ne favorisait certes pas les choses puisque la baisse
démographique signifiait une contraction de la masse fiscale en un moment où les dépenses
augmentaient5. Par ailleurs la courbe ne porte que sur l’Italie, et Marc Aurèle a séjourné
longtemps hors de la péninsule. Quel bilan tirer de cette apparente absence de construction en
Italie si l’on considère ses travaux à Éleusis6 ou pour relever les villes d’Asie ruinées par un
séisme7 ? Que penser par ailleurs du tempérament propre à chaque empereur, Marc Aurèle ne
semble pas avoir été un bâtisseur et laissa une réputation d’économe intègre, peut-être

1 O. Salomies, “Some observations on consular dating in Roman inscriptions of the Empire”, in H. Solin,
O. Salomies, U.-M. Liertz ed., Acta Colloquii epigraphici latini, Helsingiae 3-6 sept. 1991 habiti, Helsinki,
1995, pp. 270-292.
2 Idem, p. 274. Sur la fréquence des inscriptions voir : S. Mrozek, “La répartition chronologique des
inscriptions latines datées au III ème siècle ap. J.-C.”, E. Frézouls et H. Jouffroy, Les empereurs illyriens. Actes
du colloque de Strasbourg (11-13 X 1990), Université des sciences humaines de Strasbourg, contributions et
travaux de l’institut d’histoire romaine VII, A.E.C.R., Strasbourg, 1998, pp. 11-20 ; S. Mrozek, “À propos de la
répartition chronologique des inscriptions latines dans le Haut-Empire”, Epigraphica, XXXV, 1973, pp. 113-118
et Duncan-Jones, The Economy of the Roman Empire, p. 351. Voir aussi R. MacMullen, “Frequency of
inscriptions in Roman Lydia”, ZPE, n° 65, 1986, pp. 237-238.
3 R.P. Duncan-Jones, p. 127.
4 Voir le bilan de l’annexe 1 de notre notice n° 106.
5 Voir les réflexions de D.S. Potter, Prophecy and History in the crisis of the Roman Empire. A Historical
commentary on the XIIIth Sibylline Oracle, Oxford, 1990, pp. 64-67 et sur la peste p. 7 avec n. 7 qui retient les
estimations des Littman.
6 Cf. J.M. Cortés Copete, “Marco Aurelio, benefactor de Eleusis”, Gerion, 16, 1998, pp. 255-270 ;
K. Clinton, “Eleusis from Augustus to the Antonines : Progress and Problems”, in XI Congresso Internazionale
di Epigraphia Greca e Latina, Roma 18-24 settembre 1997, Atti I & II, Roma, 1999, pp. 93-102 et notamment
pp. 97-98.
7 Dion Cassius, LXXI, 32, 3 ; Philostrate, Vie des sophistes, 583 (Wright, p. 219).
La peste antonine : guerres et épidémie 1325

contraint en cela par les frais des guerres qu’il mena1. Enfin, il faut compter avec les lacunes
de nos sources2. Le graphique de R.P. Duncan-Jones ne montre aucun bâtiment financé par
Marc Aurèle en Italie, et pourtant il y en eut. Les reliefs qui ornent maintenant en majorité
l’arc de Constantin provenaient bien d’un bâtiment, et nous avons perdu toute trace du temple
qu’il fit ériger sur le Capitole3, sans parler de la colonne que l’on peut attribuer au règne de
Commode, règne qui introduit à d’autres problèmes puisqu’il faut compter avec la damnatio
memoriae.
La courbe des constructions publiques soulève en partie les mêmes problèmes. Il n’est pas
inenvisageable que les mesures d’économie décrétées au niveau impérial ait été répercutées à
un niveau moins important, soit par des incitations, soit par mesure législative comme ce fut
le cas pour les spectacles de gladiateurs4. On peut songer par ailleurs à l’importance accrue du
du nombre de curateurs durant notre période. J.R. Patterson est récemment revenu sur cette
faiblesse des constructions au deuxième siècle5. Il faut convenir avec lui qu’il arrive un
moment où les villes sont équipées en grands bâtiments : multiplier les amphithéâtres est
absurde. Certes d’autres types de bâtiments sont envisageables, comme les thermes, mais les
évergètes et les cités ont peut-être tourné leur financement vers d’autres pratiques. Le
deuxième siècle est justement celui où les banquets, distributions d’argent et de nourriture
atteignent un sommet6. Le règne de Marc Aurèle présente une réelle vitalité des distributions
alimentaires et des fondations alimentaires, aspects que R.P. Duncan-Jones ne signale pas
dans son travail sur la peste, alors qu’il le connaît pourtant très bien7.

5.3.4.- La diversité régionale et ses interprétations


Enfin que penser des régions en apparence non touchées ? Que penser des inscriptions
relatant des constructions publiques en Syrie et qui restent stables quand par ailleurs nous
savons que la Syrie fut touchée par la peste pour y avoir retrouvé le texte de l’oracle
d’Alexandre8 ? Reste aussi l’apparente prospérité continue de l’Afrique, et donc selon les

1 Dion Cassius, LXXI, 32, 3 ; S.H.A., Vita Marci, XI, 1 et XII, 5, XXIII, 2-3 mais noter XVII, 7. Sur les frais
occasionnés par la peste XIII, 6.
2 Dans un autre domaine, à propos des carrières de marbre (R.P. Duncan-Jones, p. 130), on peut constater que
les lacunes peuvent se réduire avec la progression des recherches, cf. M. Christol et T. Drew-Bear, “Les carrières
de Dokimeion à l’époque sévérienne”, Epigraphica, LIII, 1991, pp.113-174 et surtout, pp. 166-173.
3 Dion Cassius, LXXI, 34, 3.
4 S.H.A., Vita Marci, XXVII, 6 et CIL II, 6278 (ILS, 5163).
5 J.R. Patterson, “The collegia and the transformation of the towns of Italy in the second century AD”,
L’Italie d’Auguste à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars 1992), E.F.R., Rome,
1994, pp. 227-238 et surtout pp. 228-229.
6 J.R. Patterson, op. cit., p. 229 ; cf. S. Mrozek, Les distributions d’argent et de nourriture dans les villes
italiennes du haut-empire romain, Bruxelles, 1987 et id. “Munificentia privata im Bauwesen und
Lebensmittelverteilungen in Italien während des Prinzipates” ZPE, 57, 1984, pp. 233-240.
7 Cf. R.P. Duncan-Jones, The Economy of the Roman Empire, Quantitative Studies, Cambridge University
Press, Cambridge, 1974, p. 355 : "The Italian sportulae are more frequent under Marcus Aurelius and
Commodus, while the few dated foundations show their greatest frequency under Antoninus Pius. The
concentrations of both sportulae and foundations lie mainly in the second century".
8 Témoignage en apparence ignoré de R.P. Duncan-Jones, voir pp. 127-128 son explication au maintien de la
courbe en Syrie.
La peste antonine : guerres et épidémie 1326

critères de R.P. Duncan-Jones la possibilité qu’elle ait été relativement épargnée par la peste1.
Mais peut-on expliquer cela par sa situation sur les routes maritimes ? On comprendrait que
les contacts apparemment limités de l’Afrique avec l’Orient aient dans un premier temps
freiné l’épidémie, mais ensuite comment expliquer que de Rome et de l’Italie la maladie n’ait
pas atteint l’Afrique ? L’Espagne rencontre la même situation et à cet égard il faut noter que la
tentative de retrouver les phénomènes mis en évidence par R.P. Duncan-Jones dans les séries
des amphores à huile a mis au contraire la continuité en évidence2. Est-ce là la trace de
régions épargnées par la peste, ou faut-il considérer avec nos sources littéraire qu’elle fut bel
et bien générale pour l’empire ? Il faudrait alors en déduire qu’elle n’aurait pas eu partout les
mêmes conséquences, ou peut-être plutôt que les courbes rassemblées par R.P. Duncan-Jones
ne mesurent pas seulement les conséquences de la peste mais un nombre de causes bien plus
grand : le poids des guerres, les difficultés économiques et sociales régionales et les diverses
dynamiques à l’oeuvre, la politique de l’empereur, les évolutions de pratiques culturelles. Plus
qu’une invitation à majorer les effets de la peste, ces séries documentaires seraient une
invitation à reconsidérer le contexte général de la période. Nous retrouvons alors la question
abordée à propos de l’Italie, de l’articulation du temps long et du temps court, des événements
conjoncturels et des longs trends structurels.

5.4.- Comparer pour évaluer


Enfin, dernière ressource de l’historien, il reste la possibilité de juger par comparaison. La
démographie historique est en effet bien plus efficace pour des périodes offrant plus de
données, plus de documents. Considérer les terribles épidémies de la fin du Moyen-Âge nous
semble apporter quelques points intéressants quant à la manière dont la peste antonine put
toucher l’empire. Des époques médiévales et modernes, qui ne manquent pas non plus de
controverses et de polémiques quant aux épidémies qu’elles connurent3, nous retiendrons
quelques grands principes. D’une part que le dépeuplement consécutif à une grave épidémie
ne dépend pas seulement de l’épidémie mais de la démographie sous-jacente4. D’autre part
que le dépeuplement dépend aussi d’une conjonction de facteurs, la guerre jouant un rôle
important à la fin du Moyen-Âge, sans pour autant peser autant que la peste. Constatons que
"toutefois, leur impact réel se mesure plus à la fréquence de leurs manifestations qu'à
l'intensité de chacune d'elles. En bref plus que la peste et la campagne militaire, c'est la
récurrence des pestes et la répétition des campagnes militaires, avec leur implication

1 R.P. Duncan-Jones, pp. 128-129.


2 U. Ehmig, “Die Auswirkungen der Pest in antoninischer Zeit.”, ZPE, 122, 1998, pp. 206-207.
3 Pour un bilan historiographique général sur la question des épidémies, cf. P. Bourdelais, “Épidémies et
population : bilan et perspectives de recherches”, Annales de démographie historique, 1997, pp. 9-26. Un bon
exemple des discussions entraînées par la peste noire peut se trouver dans D. Herlihy, La peste noire et la
mutation de l’Occident, tr.fr., Paris, (1997), 1999, 107 p. (en tenant compte du fait qu’on ne saurait désormais
accepter les doutes d’Herlihy quant à la pathologie du XIVème siècle qui était véritablement la peste).
4 Cf. H. Neveux, "Déclin et reprise : la fluctuation biséculaire", in G. Duby et A. Wallon dir., Histoire de la
France rurale, tome 2 : De 1340 à 1789, Paris, (1975) 1992, pp. 31-73 et en particulier p. 30.
La peste antonine : guerres et épidémie 1327

économique, qui entraînent les désastres1". On ajoutera que chaque épidémie est la résultante
d’une conjonction de facteurs multiples, encore mal connus, mais qui engagent
nécessairement les conditions sociales et environnementales : un microbe ne fait pas une
épidémie2. Quelle que fut la virulence de la peste antonine, il nous semble nécessaire de
souligner son caractère ponctuel. Si elle semble persister de 166 à 169-170 en Italie, elle ne
semble pas ensuite faire un retour aussi fort. L’épidémie semble être réapparue sous
Commode, mais depuis la relecture de l’inscription de Bedaium elle est surtout attestée à
Rome et en Italie. On ne doit peut-être pas alors grossir l’impact de cette épidémie
commodienne qui nous est connue par Dion Cassius et Hérodien3, auteurs dont les récits ont
pu être guidés par des considérations morales tout autant que de vérité historique. Si Hérodien
fait le récit de la peste pour accabler Cléandre, Dion l’utilise pour stigmatiser la politique de
Commode, le tyran étant une calamité bien plus grande que la peste. Il retrouve là un cliché
rhétorique bien attesté dans les récits de catastrophe du premier siècle de notre ère4. Si l’on
ajoute que le souvenir de la peste de 166 devait être resté vif à Rome on peut se demander si
l’importance de l’épidémie sous Commode n’a pas été majorée.
Considérer l’historiographie des épidémies médiévales et modernes doit aussi nous inciter
à une grande prudence, en particulier lorsque l’on aborde les conséquences religieuses,
artistiques et culturelles des épidémies5. Comme nous l’avons dit il ne nous semble pas
envisageable de faire de la peste antonine un tournant dans les mentalités collectives, un
bouleversement des esprits6. Finalement, face à la grande peste du XIVème siècle, notre

1 H. Neveux, "Déclin et reprise : la fluctuation biséculaire", in G. Duby et A. Wallon dir., Histoire de la


France rurale, tome 2 : De 1340 à 1789, Paris, (1975) 1992, p. 31. Ccf. R.-H. Bautier, “Un nouvel ensemble
documentaire pour l’histoire des pestes du XIVème siècle : l’exemple de la ville de Vich en Catalogne”, CRAI,
1988, pp. 432-455 et surtout p. 441 : “la ‘grande peste’ a été surtout une longue peste, de mai 1348 au début
1352 elle a perduré pendant quatre ans ce qui ne se produira dans aucune des pestes postérieures”. Dans cette
période un quart à un tiers de la population disparaît, et la peste revient en 1360 et 1371.
2 Cf. N. Gualde, Un microbe n’explique pas une épidémie, Paris, 1999, 312 p.
3 Dion Cassius, LXXII, 14, 3-4 ; Hérodien, I, 12, 1-4.
4 On peut penser aux chapitres LXII-LXIII et LXVI du livre IV des Annales de Tacite à comparer avec
Suétone, Divus Titus, VIII, 6-13 et Néron, XXXVIII-XXXIX. Les catastrophes sont l’occasion d’accabler les
tyrans auxquels elles ressemblent, si l’on en croit Sénèque (Des Bienfaits, VII, 20, 4). Une analyse détaillée de
ces passages dépasserait notre propos, mais Dion se situe incontestablement dans leur continuité, or
l’historiographie n’a pas accordé une si grande importance aux épidémies placées sous Néron, Titus et Domitien.
5 Ainsi on pourra comparer G. Didi-Hubermann, “Feux d’images : un malaise dans la représentation au
XIVème siècle”, préface à M. Meiss, La peinture à Florence et à Sienne après la Peste Noire. Les arts, la
religion, la société au milieu du XIVème siècle. trad. fr., Paris, 1994, p. I-IL à J. Darriulat, “Héroïsme, stoïcisme
et perspective. Autour de saint Sébastien dans la seconde moitié du Quattrocento”, in P.-F. Moreau, Le retour
des philosophies antiques à l’âge classique t. I : Le stoïcisme au XVIème et au XVIIème siècle. Paris, 1999, pp.
29-50 et surtout pp. 34-37 et p. 47 n. 24, avec notamment p. 37 : “Plus que l’épouvante de la mort, ils expriment
la joie de se sentir vivant. Ce sentiment est partout le même, qu’il s’énonce en termes religieux ou profanes”, ce
qui nous éloigne d’un âge nécessairement angoissé.
6 Cf. Y. Le Bohec, “Les mentalités collectives et la crise du IIIe siècle (à propos d’un livre de Karl Strobel),
in Y. Le Bohec éd., L’empire romain de la mort de Commode au concile de Nicée, Paris, 1997, pp. 179-196 et
notamment p. 188 ; voir nos réflexion supra dans notre 2. ainsi que dans “La peste antonine (166 ap. J.-C.)”,
Hypothèse, 1999, Paris, 2000, pp. 31-37.
La peste antonine : guerres et épidémie 1328

période semble montrer d’abord une épidémie grave mais bien éloignée de la catastrophe qui
toucha l’Europe en 1347, et ensuite une reprise dynamique et plus rapide1.

Conclusion
Finalement nous garderons l’image d’une épidémie grave. Elle s’est répandue
probablement plus lentement que ce que l’on a pu dire et était peut-être présente dans l’empire
avant la prise de Séleucie. Sa persistance sur quelques années (166-170) semble bien attestée,
mais sa récurrence sous Commode a peut-être été exagérée. Les conséquences
démographiques sont certaines, mais très délicates à évaluer et bien moins fortes qu’on a pu le
suggérer, l’estimation des Littman semblant plus correcte que les estimations hautes au regard
de la reprise constatée après notre période. L’impact fut régionalement très inégal, d’autant
plus que l’épidémie n’était pas seule : guerres, famines, contextes locaux particuliers et plus
ou moins troublés ont aggravé ses effets comme elle a pu aggraver les leurs. Elle est, avec la
perception qu’en ont eu les contemporains, le symptôme d’un empire uni et plein. C’est une
épidémie globale et ce fut sans doute une des premières pour laquelle les contemporains
purent le vérifier. Elle frappa sans doute d’autant plus que la population de l’empire était alors
importante, et elle frappe d’autant plus que l’empire unifié permet les voyages et la contagion.
À tous ces égards, c’est un événement important qui marque un moment de mutation
pluriséculaire, mais il ne peut à lui seul expliquer les transformations de notre époque, et nous
n’y voyons pas la cause d’un changement de “mentalité”.
Pour l’armée et le déroulement des guerres le bilan doit aussi être nuancé. D’une part on ne
peut pas dire qu’elle ait obligé à interrompre les opérations en Orient en 166. Mais d’autre
part il est certain que sa diffusion a dû être aggravée et accélérée par les nombreux
mouvements de troupes. Localement et ponctuellement elle a pu désorganiser une partie des
forces militaires romaines - mais sans doute aussi barbares - ou aggraver leurs problèmes,
comme dans l’hiver 168-169 à Aquilée. Structurellement cela a pu nécessiter une
intensification des procédures de recrutements militaires en leur donnant ponctuellement et de
manière limitée un caractère d’urgence. Plus largement et sur une durée plus longue, la
présentation des recrutements a pu revêtir un aspect dramatisé ou glorifié, comme dans le cas
de certains recrutements exceptionnels faits dans la partie hellénophone de l’empire.
A l’échelle de l’empire, un creux démographique a dû se faire sentir, d’autant plus que la
population avait peut-être atteint un optimum. Outre les nombreuses conséquences propres à
ce creux, et ses répercussions sur la pyramide des âges et les générations suivantes, il est fort
probable que les revenus impériaux aient été atteints. L’augmentation concommitante des
dépenses militaires dues aux recrutements de troupes nouvelles, à la création d’unités et à la
longueur et à l’ampleur des campagnes militaires a sans doute rendu cette baisse des revenus
encore plus dramatique. Cependant il faut rappeler que nous ne nous trouvons pas encore dans

1 Sur la reprise dans l’agriculture, les courbes de R.P. Duncan-Jones sont bien loin de ce qui est observé au
XIVème siècle, cf. H. Neveux, "Déclin et reprise : la fluctuation biséculaire", in G. Duby et A. Wallon dir.,
Histoire de la France rurale, tome 2 : De 1340 à 1789, Paris, (1975) 1992, p. 12.
La peste antonine : guerres et épidémie 1329

le cadre de l’armée post-sévérienne qui compte trois légions de plus et connut une
augmentation de solde, preuve que l’empire avait sans doute une certaine marge, passé le plus
fort de l’épidémie. L’époque de Marc Aurèle fut donc un temps difficile, un temps de
malheur, mais la peste n'en est pas l’unique déclencheur, elle en est un symptôme aggravant
dont il reste à apprécier plus finement les rapports avec les mouvements démographiques,
économiques et sociaux repérables dans le temps long, et qui sont parfois eux-mêmes objets
de controverses. Les guerres longues et difficiles et leur présence dans plusieurs régions de
l’empire de manière quasi simultanée, avec de graves troubles régionaux comme les Boukoloi
marquent le bilan du règne tout autant et sans doute plus que l’épidémie. Le rétablissement
semble se faire assez vite dans plusieurs régions et à plusieurs niveaux, démographique,
économique, même s’il n’est peut-être pas complet. Il reste très difficile d’apprécier le rôle de
la peste dans la dynamique de certaines régions de l’empire et dans la hiérarchisation de ces
régions.
La peste si souvent évoquée fut un événement important du règne de Marc Aurèle, et
l'armée romaine y fut sans doute sévérement confrontée. Elle n'eut sans doute pas l'aspect
lourdement catastrophique et extraordinaire que certaines de nos sources présentent et que
beaucoup d'historiens modernes ont relevé1, mais l'exagération n'est pas le seul désavantage
de cette situation. La peste a trop souvent servi d'explication brutale et définitive à beaucoup
de faits et d'événements du règne, en particulier dans le domaine militaire, le moindre n'étant
pas l'arrêt de la guerre parthique. Relativiser son importance - sans la nier pour autant, pas
plus que la relative nouveauté que semble avoir constitué cette épidémie touchant tout le
bassin méditerranéen -, mieux la comprendre et la replacer pour cela dans le type de discours
propre à chacune de nos sources, incite finalement à refuser de voir en elle l’explication
unique de tous les malheurs de l’époque et des changements qui purent avoir lieu.

1Comme le faisait observer J. F. Gilliam, p. 228 : "Those [les sources] that deserve the least credit are among
those most often quoted or copied".

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