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Addenda et corrigenda
Le texte ci-après correspond à l'exemplaire de soutenance du 27 novembre 2004. Depuis, un certain nombre
de corrections et de complèments doivent être envisagés. Le point de départ bibliographique sur la peste antonine
est désormais l'ouvrage dirigé par E. Lo Cascio, éd., L’impatto della « peste antonina », Bari, 2012, qu'il faut
systématiquement consulter. On verra aussi la récente synthèse proposée par Danielle Gourevitch, Limos kai
loimos : A Study of the Galenic Plague, Paris, 2013.
Notre propre réflexion sur l'épidémie s'est poursuivie à la suite d'un travail sur des sources
paléoclimatologiques (B. Rossignol, S. Durost, « Volcanisme global et variations climatiques de courte durée
dans l’histoire romaine (Ier s. av. J.-C. - IVème ap. J.-C.) : leçons d’une archive glaciaire (GISP2) », JRGZM, 54-
2, 2007 (2010), p.395-438), outre notre contribution à l'ouvrage dirigé par Elio Lo Cascio (B. Rossignol, « Le
climat, les famines et la guerre : éléments du contexte de la peste antonine », dans E. Lo Cascio éd., op.cit., p. 87-
122), voir B. Rossignol, « “Il avertissait les cités de se méfier des pestes, des incendies, des tremblements de
terre”. Crises militaire, frumentaire et sanitaire : les cités de l’Occident au temps de la peste antonine », dans
L. Lamoine, C. Berrendonner et M. Cébeillac-Gervasoni éd., Gérer les territoires, les patrimoines et les crises.
Le quotidien municipal II, Clermont-ferrand, 2012, p. 451-470.
Outre les compléments qu'on trouvera dans ces ouvrages, signalons en particulier les points suivants :
- p. 1264 sq. sur les oracles on ajoutera désormais la synthèse d'Aude Busine, Paroles d'Apollon. Pratiques et
traditions oraculaires dans l'Antiquité tardive (IIe-VIe siècles), Leiden, 2005 et les articles de Christopher
Jones : « Ten dedications “To the gods and goddesses” and the Antonine Plague », JRA, 18, 2005, p.293-301
(avec addendum dans JRA, 19, 2006, p. 368-369).
- p. 1288 sq. la bibliographie sur Galien s'est considérablement développée, on pourra partir de sa biographie
par Véronique Boudon-Millot, Galien de Pergame. Un médecin grec à Rome, Paris, 2012 et surtout il faut
désormais utiliser l'édition qu'elle a donnée pour la CUF en particulier le tome I (Introduction générale ; Sur
l'ordre de ses propres livres ; Sur ses propres livres ; Que l'excellent médecin est aussi philosophe, Paris, 2007)
où l'on voit que Galien était moins confiant face à la peste que nous ne le supposions.
- p. 1300 sq. sur les famines voir désormais nos articles de 2012 cités supra.
- p. 1305 n. 1 : sur la question climatique voir nos articles de 2007 et 2012.
- p. 1311 sq. la question de l'impact est au coeur des contributions dans E. Lo Cascio éd., op. cit. Elle reste
très débattue.
- p. 1319 c'est à tort que nous suivions Wolfgang Hameter à propos de CIL III, 5567 : l'inscription de
Bedaium est bien authentique et doit être prise en compte : M. G. Schmidt, "Non extincta lues : Zu CIL III 5567",
Jahrbuch des Oberösterreichischen Musealvereines I (Festschrift Gerhard Winkler), 149, 2004 (2005), p. 135-
140.
- p. 1321 à propos de l'impact de l'épidémie en Égypte on ajoutera l'excellente étude de cas centrée sur
Philadelphie par P. Schubert, Philadelphie, un village égyptien en mutation entre le IIe et le IIIe siècle ap. J.-C.,
Bâle, 2007.
Addenda
pp. 1233-1234, § 6.4.5.: sur le recrutement de la I Minervia, voir désormais l'étude de R. Haensch signalée
par (AE 2001, nn° 83 et 1420).
p. 1323 : sur la baisse du nombre de diplômes observée après le milieu des années 160 voir W. Eck, D. Mac
Donald et A. Pangerl, "Die Krise des römischen Reiches unter Marc Aurel und ein Militärdiplom aus dem Jahr
177 (?)", Chiron, 33, 2003, pp. 365-377 et plus particulièrement pp. 372-374.
La peste antonine : guerres et épidémie 1243
QUATRIÈME PARTIE
LA PESTE ANTONINE :
GUERRES ET ÉPIDÉMIE
DURANT LE RÈGNE
DE MARC AURÈLE
La peste antonine : guerres et épidémie 1244
L’irruption d’une épidémie - souvent qualifiée de peste - est l’un des faits marquants du
règne de Marc Aurèle, d’autant plus marquant que cette épidémie est souvent alléguée pour
expliquer tel ou tel événement du règne, plus particulièrement dans le domaine militaire1.
Ainsi il est courant d’expliquer l’arrêt de la guerre parthique et le retrait des troupes d’Avidius
Cassius de Séleucie par la contamination de l’armée romaine2. Celle-ci aurait alors ramené la
peste en Occident, et là encore la maladie aurait perturbé les opérations du début des guerres
dirigées contre les Quades et les Marcomans3. Cependant, à considérer les sources de plus
près, le schéma ne paraît plus si clair, bien des éléments nécessitent une approche plus
circonspecte. J. F. Gilliam avait tenté une réévaluation critique des documents mentionnant la
peste ou signalés comme la mentionnant, toutefois son article4, souvent cité, est peu suivi.
Plus récemment R. P. Duncan-Jones5 a tenté de préciser l'impact de l'épidémie en examinant
des sources jusqu'alors peu utilisées, et en tentant de les mettre en série. Ce travail approfondi,
et novateur par bien des aspects, parvient à une conclusion moins circonspecte que celle de
Gilliam. Replaçant la peste au cœur du règne de Marc Aurèle, il ouvre bien des perspectives
mais est aussi discutable6. Il importe de revenir sur plusieurs questions ayant trait à cette
épidémie.
1 Un résumé d’une grande partie de ce travail, insistant sur les questions de méthodes, a été présenté lors de la
séance de l’école doctorale de l’université de Paris I consacrée à la catastrophe, le 5 décembre 1998,
cf. B. Rossignol, “La peste antonine (166 ap. J.-C.)”, Hypothèse, 1999, Paris, 2000, pp. 31-37.
2 Voir à titre d’exemple le résumé que fait B. Isaac dans son ouvrage, The Limits of Empire, the Roman Army
in the East, Oxford, 1993, p. 30.
3 Voir par exemple : J. Fitz, “Réorganisation militaire au début des guerres Marcomanes”, in Hommages à
Marcel Renard, II, col. Latomus, vol. 102, Bruxelles, 1969, pp. 263-274 ; E. Demougeot, La formation de
l’Europe et les invasions barbares, Paris, 1979, t. 1, p. 217 ; A. Birley, Marcus Aurelius, Londres, 1966,
pp. 202-205.
4 J. F. Gilliam, “The Plague under Marcus Aurelius.”, American Journal of Philology, 82, 1961, pp. 225-251,
maintenant dans Roman Army Papers, Mavors II, Amsterdam, 1986, pp. 227-254. Cet article sera désormais cité
ici comme “J. F. Gilliam” selon la pagination du volume Mavors.
5 R. P. Duncan-Jones, "The impact of the Antonine plague.", Journal of Roman Archaeology, 1996, pp. 108-
136 ; Cet article sera désormais cité ici comme “R. P. Duncan-Jones”.
6 J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’Empire romain en mutation, Paris, 1999, p. 521-527.
La peste antonine : guerres et épidémie 1245
sacrilège anecdotique et individuel - le soldat1 - s’en ajoute un plus collectif. Mais là les deux
textes diffèrent. Le texte d’Ammien2 montre les “généraux de Vérus César” pillant Séleucie et
“y arrach[ant] de son socle la statue d’Apollon Cômaios et la transport[ant] à Rome, où les
prêtres des dieux l’installèrent dans le sanctuaire d’Apollon Palatin”. Mais si Ammien insiste
sur le pillage du sanctuaire, l‘Histoire Auguste considère que le pillage de la ville était déjà un
crime contre la fides :
“Et le coupable n’en est pas Lucius Vérus mais [Avidius] Cassius qui, manquant à la
parole donnée [contra fidem], prit d’assaut Séleucie, bien que cette cité eût accueilli nos
soldats en amis. A vrai dire, il ne manque pas d’auteurs, entre autres Quadratus, historien de la
guerre contre les Parthes pour l’en absoudre en accusant les Séleuciens d’avoir les premiers
renié leur parole [qui fidem primi ruperant]”.
1 Le soldat glouton, avide de butin, est un cliché courant chez les auteurs anciens, voir J. M. Carrié, “Le
soldat”, L’homme romain, Seuil, Paris, 1992, pp. 148-152 (= 2002, pp. 152-156) : “aviditas, cupidines,
voluptas”.
2 Ammien Marcellin, XXIII, VI, 24.
3 Orose, Histoires contre les païens, VII, 15, 3 ; texte établi et traduit par M.-P. Arnaud-Lindet, CUF, Paris,
1991, p. 47.
4 Bréviaire VIII, 10, 2 ; S. Ratti, Les empereurs romains d’Auguste à Dioclétien dans le Bréviaire d’Eutrope.
Les livres 7 à 9 du Bréviaire d’Eutrope : introduction, traduction et commentaire, Annales littéraires de
l’Université de Franche-Comté, Besançon, 1996, p. 138.
5 Il n’est pas cependant forcé et le chiffre de quatre cent mille a pu être cité très tôt, les bilans faramineux
n’effrayaient pas les auteurs anciens, à titre de comparaison Septime Sévère aurait fait - selon les résumés de
Dion - cent mille prisonniers à Ctésiphon (Dion Cassius, LXXVI, 9, 4). Le texte précis d’Eutrope n’est pas non
plus sans poser problème. Le texte établi par C. Santini en 1979 donne “cum quadringentis milibus hominum
cepit” - soit exactement le texte que reprend Orose - et donc quatre cent mille, mais S. Ratti reprend une autre
leçon dans sa traduction, celle qui retient “quarante mille [quadraginta]” et qui était déjà utilisée par N.-A.
Dubois dans sa traduction de 1843. S. Ratti traduit “il prit Séleucie […] avec ses quarante mille habitants”.
6 Dion Cassius, LXXI, 2, 3-4.
La peste antonine : guerres et épidémie 1247
réputation qui sous-tend en grande partie le discours que Marc Aurèle adresse à ses troupes en
175, tel que Dion Cassius nous le rapporte1.
1.1.4.- … et l’opprobe
L’usurpation de 175, qui motive précisément ce discours, est le second facteur qui a pu
attirer l’attention des historiens sur le rôle de Cassius lors de la prise de Séleucie : le crime
contre la fides à Séleucie annoncerait et expliquerait l’usurpation de 175. L’Histoire Auguste,
qui mentionne la culpabilité d’Avidius Cassius dans la contamination initiale lors du pillage
de Séleucie, ne parle pas de la prise de la ville dans la vie d’Avidius, se contentant de dire
qu’il mena les choses au mieux en Arménie, en Arabie et en Égypte, semblant faire fi à la fois
de la géographie et de la chronologie. Mais la vie de Cassius contient plusieurs épisodes qui
annoncent la trahison de Cassius, comme une fatalité. Ainsi le pseudo Vulcacius Gallicanus
n’hésite pas à faire du Syrien un lointain descendant d’un des meurtriers de César2, toujours
d’après le faussaire, Avidius Cassius détestait profondément le régime même du principat, et
aurait tenté - dès sa jeunesse ! - de renverser Antonin le Pieux3 : le personnage était toujours
suspect pour ceux qui le fréquentaient4. La vie présente de nombreuses fausses lettres sensées
corroborer ces accusations. Dans l’une d’elles, Lucius Vérus paraît singulièrement clairvoyant
et expose l’ambition sans limite d’Avidius à un Marc Aurèle trop magnanime pour être
méfiant et trop fataliste pour être prudent. Dans ces contrefaçons l’auteur s’amuse et n’hésite
pas à faire du style : “Avidius Cassius avidus est …”5. Les réminiscences d’auteurs prestigieux
prestigieux et les citations détournées sont nombreuses et se trouvent même légitimées6 : il y a
a un plaisir manifeste du faussaire à fabriquer une vie d’usurpateur - la première ? Mais
l’auteur tardif de l’Histoire Auguste n’est peut-être pas coupable de toute la “légende noire”
d’Avidius Cassius. Jacques Schwartz avait fait remarquer en 1963 qu’on pouvait expliquer
bien des aspects de la vie d’Avidius Cassius en supposant l’existence d’un recueil de lettres
apocryphes postérieures à la rébellion et visant à faire connaître la version officielle de
l’affaire, en particulier par rapport à l’impératrice et à son rôle possible dans l’usurpation7.
Sans aller jusque là, il est plus que probable que la figure d’Avidius Cassius a été noircie et
dénigrée, quand bien même Marc Aurèle s’est montré magnanime dans ses jugements8. Ainsi,
Ainsi, après 175 - et peut-être très vite - la honte et l’opprobre s’ajoutèrent à la gloire passée
du général syrien : son rôle dans la prise de Séleucie fut peut-être alors à nouveau relevé, en
tant que parjure et non plus comme vainqueur. C’est que, neuf ans après la chute de la grande
ville de Mésopotamie, la situation de l’empire était plus inquiétante, la guerre sur le Danube
durait, et une épidémie ravageait effectivement certaines parties de l’Empire. Il faut donc
insister sur la différence entre Ammien et Orose d’une part et l’Histoire Auguste d’autre part.
Là où les deux premiers parlent de chefs militaires au pluriel, le biographe anonyme ne retient
que le nom d’Avidius Cassius. Peut-être était-il assisté d’autres légats, l’historiographie ne
retenant finalement que son nom, en raison de sa traîtrise finale1 ? Entre le récit d’une
perturbation originelle qui tient plus du roman et du mythe que de l’histoire et les séquelles de
la propagande impériale destinée à noircir la figure d’un usurpateur, à aucun moment le récit
de la prise de Séleucie n’est neutre.
1 Voir notre notice consacrée à Avidius Cassius, § 4.6, on peut aussi comparer son cas à => Martius Verus.
2 Lucien, Comment écrire l’histoire, 20 et 15.
3 Tacite, Annales, XI, 8, 3.
4 Même si Dion Cassius nous dit qu’elle fut bûlée lors du retour de Trajan (LXVIII, 28-30).
5 Cf. M. L. Chaumont, “L’Arménie entre Rome et l’Iran”, ANRW, II, 9. 1, pp. 71-194.
6 Cf. F. Millar, The Roman Near East, Cambridge, 1994, p. 561 (=> Claudius Fronto, § 3).
7 Lucien insiste sur l’importance de ce siège, cf. Comment écrire l’histoire, 20, 24 et 28. Lucien ne mentionne
ni Séleucie ni Ctésiphon mais la victoire est proche sinon acquise (Comment écrire l’histoire, 2) et l’armée
parthe d’Osroes a déjà été vaincue sur le Tigre (Comment écrire l’histoire, 19).
La peste antonine : guerres et épidémie 1250
1 Fronton, Ad Verum Imp. II, 1, 3 datée de 164 par la mention du titre “Armeniacus” selon A. Birley, Marcus
Aurelius, p. 177.
2 Pour la description des opérations selon A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, pp. 176-177, p. 189 et pp. 194-
195, décrit les opérations. Nous ne suivons pas toujours ses partis pris. Voir notre notice n° 31 consacrée à
Claudius Fronto.
3 Notice n° 31 => Claudius Fronto, § 4.
4 A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, p. 191.
5 Aelius Aristide, Or., XLVII, 36 (Keil), il s’agit du premier “discours sacré”, le 11 janvier le rhéteur
hypocondriaque rêvait de sa capture par les “barbares” (XLVII, 9). Les nouvelles de la guerre devaient donc être
suivies assez régulièrement à Pergame.
6 Cf. A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, p. 189.
7 La chronologie de la guerre dépend essentiellement de la numismatique et l’article de C. H. Dodd,
“Chronology of the eastern Campaigns of the emperor Lucius Vérus”, Numismatic Chronicle, 4th series, 11,
1911, pp. 209-267 reste essentiel. La chronologie des titulatures a été bien établie par P. Kneissl, Die
Siegestitulatur der römischen Kaiser, untersuchungen zu den Siegerbeinamen des ersten und zweiten
Jahrhundert, Göttingen, 1969, pp. 98 sq. et par P. Bureth, Les titulatures impériales dans les papyrus, les
ostraca et les inscriptions d’Égypte 30 a.c. - 284 p. c., Bruxelles, 1964, pp. 77 sq. Le terminus ante quem du 30
avril 166 est donné par le diplôme militaire CIL XVI, 122.
8 Cf. C. H. Dodd, “Chronology of the eastern Campaigns of the emperor Lucius Vérus.”, Numismatic
Chronicle, 4th series, 11, 1911, pp. 209 sq. ; chronologie suivie largement par G. Alföldy et H. Halfmann,
“Iunius Maximus und die Victoria Parthica.”, ZPE 35, 1979, p. 206 (=> Iunius Maximus).
9 Le roi qui ne possède pas de véritable armée permanente dépend de ses “vassaux” pour mener ses
opérations, cf. K. Schippmann, Grundzüge der Parthischen Geschichte, Darmstadt, 1980, pp. 93-95. La politique
extérieure et la défense du royaume parthe dépendent donc très étroitement de sa politique intérieure. Le roi doit
agir vite sous peine de se voir abandonné par ses soldats et ses généraux, les romains le savaient et pouvaient en
jouer : cf. Tacite, Annales, VI, 42, 4 ; VI, 43, 1 et surtout VI, 44, 5. Ces contraintes - très visibles dans le cadre
des guerres civiles du premier siècle - étaient encore très présentes dans le royaume parthe au deuxième siècle,
quand bien même la durée de certains règnes - dont celui de Vologèse IV - attestent d’une plus grande stabilité
politique. Ainsi Julius Africanus remarquait (Ceste, VII, 2 ; traduction de J. R. Vieillefond, Les “Cestes” de
Julius Africanus, Étude sur l’ensemble des fragments avec édition, traduction, commentaire, Florence - Paris,
1970, p. 114 ) : “Donc c’est d’abord par le temps, puis l’usure […] qu’il faut agir contre les barbares dont le
groupement en armée est temporaire”.
La peste antonine : guerres et épidémie 1251
leur campagne1. Sans rappeler la capture de nombreux prisonniers, nous pouvons penser que
le pillage dut être assez organisé pour que l’on emporte les statues de certains sanctuaires.
Cela n’était pas, par ailleurs, inhabituel2 et la ruine de Séleucie fut peut-être aussi exagérée3.
Considérée rétrospectivement, à travers la figure de l’usurpateur et les difficultés de l’empire,
la confusion de cette situation qui déboucha sur la mise à sac d’une ville quasiment grecque
qui avait - de plus - ouvert ses portes, dut être oubliée et l’épisode passer pour plus criminel
que glorieux. La prise de Ctésiphon ne posait pas ces problèmes. La ville servant de capitale
au roi, raser son palais a valeur de symbole et de vengeance, cet épisode peut donc être
légitimement célébré et représenté4.
1 L’expression se trouve dans Dion Cassius LXXVI, 9, 3-4 (éd. E. Cary, t. IX, p. 219), l’épisode et sa
signification sont amplement discutés dans B. Isaac, The Limits of Empire, the Roman Army in the East, Oxford,
1993, p. 405.
2 À Dura sous Trajan, les Romains emportèrent les portes d’un sanctuaire, cf. F. Millar, The Roman Near
East 31 BC - AD 337, Harvard, 1994, p. 102.
3 C’est ce que fait observer J. Wolski, L’empire des Arsacides, Iovanii, Peeters, 1993, p. 185, en remarquant
qu’en 166 un atelier monétaire fonctionnait toujours à Séleucie.
4 Ainsi a-t-on pu identifier avec beaucoup de vraisemblance la représentation de la prise de Ctésiphon sur le
seul monument figuré relativement bien conservé qui peut illustrer la guerre contre les Parthes : la Porte Noire de
Besançon : cf. R. Ghirshman, “La Porte Noire de Besançon et la prise de Ctésiphon.”, ANRW, II, 9, 1, pp. 215-
218. On ne peut qu’être frappé, par ailleurs, par le fait que ce monument, malheureusement conservé
partiellement, évite largement - à la différence de tant d’autres monuments triomphaux ou commémoratifs de
victoires - l’iconographie historicisante pour privilégier l’exposition proprement envahissante de motifs
mythologisants.
5 Dion Cassius, LXXI, 2, 4. Sur la composition de cette armée voir notre notice n° 19, § 4.3.
6 À titre d’exemples plus ou moins récents : A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, p. 189 ; J. Wolski, L’empire
des Arsacides, Iovanii, Peeters, 1993, p. 186 ; B. Isaac, The Limits of Empire, the Roman Army in the East,
Oxford, 1993, p. 30 ; M. Sartre, Le Haut - Empire romain, les provinces de Méditerranée orientale d’Auguste
aux Sévères, Paris, 1997, p. 41 ; plus prudents : G. Alföldy et H. Halfmann, “Iunius Maximus und die Victoria
Parthica.”, ZPE 35, 1979, p. 212.
La peste antonine : guerres et épidémie 1253
expliquer le pillage. Ensuite - et cela que l’on accepte la chronologie qui place la prise de
Séleucie en 165, ou celle qui la situe début 166 - les mouvements offensifs romains ne
s’arrêtèrent pas à Séleucie mais se déplacèrent vers le Nord Est : la Médie1, permettant aux
deux Augustes de prendre le titre de Medicus en 166. Ces déplacements ne laissent guère
préjuger d’une armée épuisée et malade ; les difficultés se situeraient alors bien après le départ
de Séleucie, lors du retour définitif de l’armée romaine, l’historiographie moderne place
d’ailleurs souvent la contamination de l’armée dans un flou géographique et chronologique
assez changeant. Le texte de Dion Cassius - Xiphilin doit pourtant se comprendre tout
autrement qu’en rapport avec la peste.
Il faut d’abord éclaircir une question de vocabulaire : lorsqu’ils parlent de l’épidémie les
auteurs latins utilisent les mots pestis ou lues ou encore labes, que l’on traduit couramment
par le français “peste”, mais qui peuvent aussi signifier fléau, destruction, ou évoquer une
corruption aussi bien physique que morale. Le vocable grec qui correspond à ces termes est
loimos, on le traduit aussi couramment par “peste” : c’est en effet celui qu’utilise Thucydide
dans son célèbre passage2. Or Dion Cassius n’utilise pas ce terme de loimos (λοιμός) mais
celui beaucoup plus courant - et beaucoup moins redouté - de noços (νοσός), qui désigne la
maladie en général. Il dit en effet “λιμοῦ καὶ νοσοῦ” : la famine (λιμός) et la maladie (νοσός)3.
On ne peut donc pas relier directement cette mention d’une “maladie” avec la “peste”,
d’autant plus que Dion Cassius ne mentionne pas la “peste” pour le règne de Marc Aurèle4. Il
n’en parle qu’à l’occasion de la résurgence de l’épidémie sous Commode5, résurgence
qu’évoque aussi Hérodien6. Mais il est vrai qu’il utilise là encore le terme noços, en précisant
toutefois son ampleur inégalée et nouvelle : “ νοσός μεγίστη”. On pourrait donc croire toute
conclusion impossible, pourtant les misères du retour de l’armée de Cassius s’éclairent pour
peu qu’on leur cherche des parallèles.
1 Cf. Vita Veri, VII, 1 : “ut Babylonem et Mediam pervenirent” ; A. Birley, Marcus Aurelius, 1966, p. 195.
2 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 47-55.
3 À moins de supposer une corruption du texte dans les manuscrits : le passage de limos à loimos n’est pas
impossible en théorie (les grecs avaient déjà remarqué la proximité de limos et de loimos : Thucydide, II, 54) et
Dion Cassius LXXVI, 13,1 utilise la formule “λοιμώδη νόσον” pour évoquer une “pestilence” éthiopienne. Mais
une telle supposition nous semble par trop forcer la tradition manuscrite.
4 Cet argument a été développé par J. F. Gilliam, p. 232 mais critiqué par F. Millar, A Study of Cassius Dio,
Oxford, 1964, p. 13, n. 4. R.P. Duncan-Jones postule implicitement l'existence d'un récit de la peste par Dion
puisqu'il affirme : "Dio's plague narrative is lost" (p. 119), rien ne le prouve cependant.
5 Dion Cassius, LXXIII, 14, 3-4 ; LXXIII, 15, 1.
6 Hérodien, I, 12, 1-3 et I, 14,7.
La peste antonine : guerres et épidémie 1254
suivant les fleuves et les régions fertiles. Les itinéraires aller et retour sont donc en nombres
restreints. Si l’on descend facilement la vallée de l’Euphrate pour atteindre la région de
Séleucie et de Ctésiphon, la remontée est bien plus difficile, et cela même si l’armée dispose
d’une flotte fluviale : à contre-courant le fleuve constitue parfois plus un obstacle qu’un
atout1. L’armée romaine ne peut donc pas espérer un retour rapide et doit plus ou moins
emprunter un itinéraire semblable à celui de l’aller, ce qui ne manque pas de poser des
problèmes de ravitaillement. La situation n’était guère différente de celle qu’exposait Ariée,
près de six siècles auparavant : “Si nous partons par où nous sommes venus, nous mourrons
irrémédiablement de faim ; car nous n’avons plus de vivres du tout. Au cours même des dix-
sept dernières étapes que nous avons faites pour venir ici, nous n‘avons rien trouvé à prendre
sur le pays, et là où il y avait quelque chose, nous l’avons consommé en passant. Je songe
donc à prendre maintenant une route plus longue mais où nous ne manquerons pas de
vivres”2. Il ne pouvait être question pour l’armée romaine de mettre ses pas dans ceux des
Dix-mille. Le passage en Médie d’une partie des armées romaines peut toutefois peut-être
s’expliquer par la volonté de trouver des itinéraires de retour différents, en même temps qu’un
passage en Médie menaçait bien plus le cœur de l’empire parthe que ne l’avait fait la prise de
la Mésopotamie. Cela pouvait aussi dissuader Vologèse IV de toute contre-attaque3 envers
une armée romaine qui entamait son retrait et devait en outre organiser la défense des
territoires nouvellement conquis. L’état major romain ne pouvait guère ignorer les conditions
critiques du retrait de l’armée de Trajan, cinquante ans plus tôt4.
1 Sur la facilité de la descente du fleuve, on peut voir par exemple Hérodien, III, 9, 9-11, en n’oubliant pas
cependant qu’Hérodien traite avec assez peu de rigueur des expéditions orientales de Septime Sévère.
2 Xénophon, Anabase, II, II, 11 (trad. P. Chambry).
3 On ne peut donc pas suivre l’opinion de J. Wolski, L’empire des Arsacides, Iovanii, Peeters, 1993, p. 186
lorsqu’il dit “Incertain de la fidélité de ses vassaux Vologèse ne pouvait penser à reconquérir la Mésopotamie,
encore qu’il pût se considérer comme vainqueur des romains affaiblis par la peste, en gardant l’état presque
intact”. On remarque que là encore l’hypothèse de la peste est acceptée sans discussion.
4 On a pu ainsi insister sur le caractère désastreux de ce retrait comme J. Guey, Essai sur la guerre parthique
de Trajan (114-117), Bucarest, 1937, p. 133-134 et 145 et à sa suite H.- G. Pflaum, Les procurateurs équestres
sous le haut empire romain, p. 109 : “La situation de Trajan sur les bords du golfe persique préfigure celle de
Napoléon à Moscou”… La découverte de l’Héraclès de Séleucie a cependant fortement tempéré la vision
catastrophique du bilan des opérations de Trajan.
5 Hérodien, III, 9, 6 ; nous citons la traduction française de D. Roques : Hérodien, Histoire des empereurs
romains de Marc Aurèle à Gordien III, Les Belles Lettres, Paris, 1990.
La peste antonine : guerres et épidémie 1255
résistance des Parthes ainsi que les dérangements intestinaux que causait à ses soldats cette
nourriture inhabituelle l’empêchèrent d’aller plus loin”1. Ces difficultés qui marquèrent les
différentes campagnes de Septime Sévère en Orient présentent une analogie encore plus
grande avec la situation d’Avidius Cassius, lorsque Sévère doit évacuer Ctésiphon en 198 “en
partie à cause de la pénurie de provisions. Il revint par une route différente car le bois et le
fourrage trouvés à l’aller étaient épuisés. Une partie des soldats fit le voyage de retour par la
terre le long du Tigre et une autre par bateaux”2. Les campagnes des empereurs postérieurs se
heurtèrent aussi au même genre d’obstacles. Mais les circonstances étaient parfois plus
difficiles encore, et les réussites militaires beaucoup moins évidentes. Si les soldats de Macrin
se plaignirent du manque de vivres3, Alexandre Sévère vit “l’ensemble de son armée malade,
surtout les soldats illyriens qui, accoutumés à des climats humides et froids et habitués à une
nourriture trop abondante pour les pays chauds, tombaient fortement malade puis mouraient”4.
L’explication par le changement de climat est, nous le verrons, relativement courante dans
l’historiographie ancienne, et l’identification de ces pathologies est plus que difficile. On peut
penser à beaucoup de choses : changement de régime alimentaire et carences, amibiase,
paludisme5. Ces suppositions ne peuvent être confirmées, mais il est clair que les maladies des
des armées romaines manœuvrant en Orient sont liées aux campagnes elles-mêmes, à leur
environnement et aux difficultés de ravitaillement. Le désastre romain face à Shapur Ier se
déroula encore dans le même contexte : c’est d’ailleurs l’explication avancée par les historiens
romains de la catastrophe6. Les difficultés de l’armée d’Avidius Cassius ne peuvent donc pas
tant être imputées à une contamination exceptionnelle et occasionnelle, mais bien plus à une
situation structurelle et somme toute ordinaire.
km de cette dernière, fut en effet détruite par un violent incendie entre 140 et 170 de notre ère.
De grandes quantités de graminées ont été découvertes dans les décombres de l’incendie : ce
pouvaient être des réserves de semences ou plus probablement une récolte récente, entreposée
pour le séchage. Si l’on suit cette dernière hypothèse, la destruction de ce grand bâtiment
aurait eu lieu vers la fin du printemps ou au début de l’été. On pourrait alors faire le lien avec
les opérations d’Avidius Cassius, en retenant la datation de 165 pour la prise de Séleucie. Si
l’on veut poursuivre cette hypothèse, sans nier ni omettre qu’un incendie accidentel sans
aucun rapport avec le conflit est tout aussi possible, nous pouvons peut-être penser que cette
destruction intentionnelle pourrait être non pas le fait de l’armée romaine, mais des forces
parthes en retraite. Soucieuses de ne rien laisser qui puisse aider les Romains à tenir le pays,
elles auraient très bien pu pratiquer la politique de la terre brûlée. On ne peut guère avoir plus
de certitude, malheureusement, pour ce qui est du site d’Abou Qoubour1. En tout cas, les
qualités de chef attentif à la discipline que l’on peut prêter à Avidius Cassius durent être
précieuses au cours de son retour pour maintenir l’ordre dans une armée au ravitaillement
limité2 : les éloges de Fronton n’étaient peut-être pas immérités3.
1 Cf. H. Gasche, “Abou Qoubour, une résidence parthe près de Baghdad.”, Empires Perses d’Alexandre aux
Sassanides, Dossiers d’archéologie, n° 243, mai 1999, pp. 47-49.
2 À titre de comparaison on peut penser à l’attitude d’un autre général romain renommé pour sa discipline, un
siècle auparavant : Galba, tel que nous le rapporte Suétone, Galba, VII.
3 Fronton, Ad Amicos, I, 6 (=> Iunius Maximus).
4 Lucien, Comment écrire l’histoire, 15.
5 J. F. Gilliam - p. 231 - fait remarquer “there is less reason to doubt that an epidemic actually occured in the
besieged city. If so there is no way of telling wether the disease responsable was the same as that encountered by
the Romans during the winter of 165-166 at Seleucia”.
La peste antonine : guerres et épidémie 1257
Or, dans cette manière, le poids de la tradition est extraordinaire et se conjugue avec le désir
de bien écrire, de réaliser une belle page d’histoire : l’historiographie thucydidéenne était
revenue à la mode1. Déférence envers une autorité prestigieuse et volonté d’imitation font que
toute épidémie ne peut être considérée qu’à travers Thucydide. L’influence du modèle de
l’Athénien se sent bien ainsi dans la description qu’Hérodien fait de l’épidémie du règne de
Commode2. Si l’on ajoute à cela la fascination exotique des pays orientaux, il est naturel que
les maladies viennent d’Éthiopie3 ou d’Égypte, “mère de telles affections”4, ou encore éclatent
en Arabie après bien d’autres prodiges5. Le discours médical appuyait d’ailleurs ces
assertions, peut-être en partie fondées : “les bubons qu’on appelle pestilentiels sont très aigus,
et donnent très souvent la mort ; c’est surtout dans la Libye, l’Égypte et la Syrie qu’on les voit
survenir”6. Et c’est encore Thucydide qui inspire Ammien Marcellin, lorsqu’une épidémie se
déclare parmi les assiégés d’Amida7. Sans oublier que de nombreuses épidémies semblent
effectivement s’être propagées d’Est en Ouest, mais sans pouvoir non plus préciser au cas par
cas, et pas plus pour la peste antonine que pour beaucoup d’autres, leur origine et les voies de
propagation d'une telle contagion, il est essentiel de bien comprendre comment les références
1 Lucien, Comment écrire l’histoire, 15 ; Lucius Vérus fait ouvertement référence à Thucydide dans la lettre
où il demande à Fronton d’écrire l’histoire de la guerre (Ad Verum imp., II, 3), cette recherche de la mimesis doit
se comprendre dans le cadre culturel de la “seconde sophistique”, voir par exemple les remarques éclairantes de
P. Vidal Naquet, dans “Flavius Arrien entre deux mondes”, postface à Arrien, Histoire d’Alexandre, traduction
de P. Savinel, Paris, 1984, pp. 365-368.
2 Hérodien, I, 12, 1-3
3 Dion Cassius, LXXVI, 13, 1.
4 Pline, Histoire naturelle, XXVI, 4, traduction de A. Ernout et R. Pépin, CUF, Paris, 1957.
5 S.H.A., Vita Pii, IX, 4 : “Visus est in Arabia iubatus anguis maior solitis, qui se a cauda medium comedit.
Lues etiam in Arabia fuit”, tout le paragraphe est basé sur les présages notés dans tout l’empire : on se trouve
quelques années avant la guerre parthique. Il faut remarquer que l’on connaît l’existence d’une épidémie sans
doute assez importante au sud de la péninsule arabique vers 155 de notre ère. Peut-on penser que la source de
l’Histoire Auguste faisait référence à l’Arabie Heureuse, ou que la maladie se soit propagée de l’actuel Yémen
jusqu’à la province d’Arabie en suivant la voie de certaines caravanes ? La découverte récente d’une inscription
datée du règne d’Antonin le Pieux et montrant une présence militaire romaine organisée dans l’archipel Farasan
prouve qu’un contact entre Rome et les régions touchées par l’épidémie a pu exister. Sur l’épidémie sudarabique,
cf. C. Robin, “Guerre et épidémie dans les royaumes d’Arabie du Sud d’après une inscription datée (IIème siècle
de l’ère chrétienne)”, CRAI, 1992, pp. 215-234 qui rapproche cette maladie de la peste antonine, mais ignore la
référence de la Vita Pii. L’inscription de Farasan a été présentée le 29 mai 2003 à un colloque de la M.S.H.
d’Aix en Provence par F. Villeneuve et C. Philips, puis au Seminar for Arabian Studies du Britisch Museum, 17-
19 juillet 2003 par W. Facey, C. Phillips et F. Villeneuve (“A Latin inscription from South Arabia”). Un fac
similé avec un très bref commentaire en a été donné dans Normalesup’info, 10, 2 juin, 2003 et une bonne photo
dans Le Monde de la Bible, n° 156 bis, janvier février 2004, p. 15.
6 Oribase XLIV, 17, trad. D. Bussemaker et C. Daremberg, vol. 3, Paris, 1858, p. 607-608. Oribase (ca. 325 -
ca 403) cite ici Rufus D’Éphèse (résumé du passage dans Œuvres de Rufus d’Éphèse, éd. C. Daremberg et C.-
E. Ruelle, Paris, 1879, p. 304, § 32) qui vivait à l’époque de Trajan et était extrêmement renommé. L’on sait que
Galien a utilisé plusieurs de ses ouvrages aujourd’hui perdus. Rufus faisait lui-même référence à Denys le Bossu,
à Dioscoride et à Posidonius qui ont longuement décrit une “peste” sévissant à leur époque en Lybie. Dioscoride
est sans doute le célèbre pharmacologue qui fut médecin militaire sous Néron et a dû mourir vers 90. Rufus
renvoyait aussi à “la maladie à bubons dont il est question dans Hippocrate”. On a voulu voir dans ce passage
une description de la peste bubonique moderne (Yersinia pestis) - cf. G. Sartron, Galen of Pergamon, University
of Kansas Press, Lawrence Kansas, 1954, pp. 21-22 -, mais cette identification est contestable. Sur l’utilisation
du terme βουβών pour la peste bubonique sous Justinien et au XIVème siècle, cf. T.S. Miller, "The Plague in
John VI Cantacuzenus and Thucydides.", GRBS, 17, 1976, pp. 385-396.
7 Ammien Marcellin, XIX, IV, 1-8, la référence explicite à Thucydide se trouve en XIX, IV, 4. Nous citons
l’édition de G. Sabbah : Ammien Marcellin, Histoire, t. II (livres XVII, XIX), CUF, Paris, 1970, pp. 129-130.
La peste antonine : guerres et épidémie 1258
que nous venons d’évoquer biaisent le regard que ces historiens peuvent porter sur les
maladies et comment elles déterminent leur vocabulaire.
1 P. Vidal Naquet, dans “Flavius Arrien entre deux mondes”, postface à Arrien, Histoire d’Alexandre,
traduction de P. Savinel, Paris, 1984, pp. 370, sur ce point précis. Ce sens de l’importance relative des
événements est justement ce qui vaut à Thucydide les éloges de Lucien (Comment écrire l’histoire, 42) cette
justesse est aussi attribuée à Xénophon (Comment écrire l’histoire, 39). L’importance de la peste d’Athènes aux
yeux de Lucien est explicitement affirmée dans le pamphlet avec les éloges qu’il fait de la description qu’en
donne Thucydide (Com., 57).
2 Sénèque, De Clementia, I, XXV, 4-5 ; traduction de F. Préchac revue par P. Veyne, Bouquins, Paris, 1993,
pp. 212-213 ; nous soulignons.
3 Cf. R. P. Duncan-Jones, p. 108.
La peste antonine : guerres et épidémie 1259
n'est qu'un prétexte ; le bubon, qui, d'une fièvre confuse, fait une peste, est le seul
interlocuteur du médecin"1. On comprend alors pourquoi même le compte rendu le plus
scrupuleux des symptômes d'un malade de l'antiquité ne peut nous indiquer sûrement la
pathologie qui l'affectait. C'était un tout autre regard que l'on portait alors sur les malades et
leurs maux.
Expliquer la contagion relève donc du tour de force, et l’on comprend la fierté d’Ammien
Marcellin puisqu’il peut avancer diverses explications “rationnelles” au problème : les excès
du climat - ou des exhalaisons diverses venant de la terre ou des cadavres - perturbent
l’équilibre subtil des humeurs chaudes, froides, sèches et humides2. Cet équilibre humoral est
cependant divers - car adapté aux climats - et dépend d’une anthropologie caractérisée
essentiellement par l’alimentation qui est d'ailleurs explicitement décrite par Ammien3. Ces
explications savantes ne sont évidemment pas propres à Ammien Marcellin, ni originales,
mais remontent à la médecine grecque hippocratique dont le traité Airs, eaux, lieux peut être
considéré comme un des paradigmes les plus clairs4. Les historiens anciens n’ont pas manqué
d’utiliser ce savoir, précisément parfois pour décrire le désarroi d’une ville assiégée ou les
perturbations qu’un climat étranger entraîne sur une armée en campagne5. De même quand
Orose6 fait l'inventaire des variations météorologiques saisonnières favorisant les maladies
aiguës il est fort proche de la démarche des traités Épidémies I et III. Outre les traités
originaux, de nombreuses doxographies, plus ou moins réductrices, existaient, comme en
témoigne, pour le deuxième siècle justement, l'Anonyme de Londres. Galien, bien
évidemment, s'inscrit lui aussi dans cette lignée. Ces explications se retrouvent aussi
couramment dans les œuvres littéraires qui mentionnent, pour une cause ou pour une autre,
une épidémie de peste. Elles s'insèrent tout naturellement dans le décalque du récit
thucydidéen : Ovide7 comme Lucrèce8 plaçent rigoureusement leurs pas dans ceux du grand
historien et transposent son schéma, à leur manière, au domaine poétique, trouvant là
l'occasion de méler le pathétique à l'érudition.
1 J. Revel et J.-P. Peter, "Le corps. L'homme malade et son histoire.", in Faire de l'histoire III, Nouveaux
objets, Paris, 1974, pp. 238-239.
2 Ammien Marcellin, XIX, IV, 2 noter les ressemblances avec Hérodien III, 9, 6 et S.H.A., Vita Severi, XVI,
1-2.
3 Ammien Marcellin, XIX, IX, 9.
4 Cf. Hippocrate, De l’art médical, “Des airs, des eaux et des lieux”, trad. fr. E. Littré, ed. par D. Gourevitch,
Paris, Le livre de poche, 1994, pp. 97-124 ; voir aussi idem., “Des vents”, surtout pp. 578-579.
5 Ainsi Appien, Iber. LXXVIII, 336 : “Les soldats qui bivouaquaient en plein air alors qu’il gelait et
n’avaient même pas eu le temps de s’adapter à l’eau et à l’air du pays, étaient atteints de dysenterie et quelques-
uns en mouraient” (trad. fr. Appien, Histoire romaine, t. II, livre VI : l’Ibérique, texte établi et traduit par
P. Goukowsky, CUF, Paris, 1997, LXXV, 138 p.).
6 III, 4, 1-2.
7 Ovide, Les métamorphoses, VII, 510-645, il s'agit de la peste d'Égine, mais tous les clichés que nous avons
pu croiser y sont présents.
8 Lucrèce, De la Nature, VI, 1090-1286. Il versifie le récit de Thucydide (VI, 1138 à fin) et détaille toute la
question du climat (VI, 1110-1135), l'atomisme renforce évidemment son raisonnement. Voir l’important bilan
sur l’idée de contagion dans l’antiquité par M.D. Grmek, “Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion
et de germe dans la médecine antique”, Mémoire V, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1984, pp. 53-70.
La peste antonine : guerres et épidémie 1260
Mais Ammien Marcellin peut être d’autant plus fier qu’il rationalise même les explications
religieuses de la peste : si la peste est présentée comme résultant des traits d’Apollon c’est que
le soleil est le plus sûr perturbateur des humeurs1. Ces explications religieuses, plus
populaires, sont souvent proches d’une crainte de la magie - noire - comme la magie
chaldéenne libérée à Séleucie. Cette crainte de la magie débouche bien évidemment sur
l’explication de la contamination par un complot. Cela se produisit lors de l’épidémie du
règne de Commode2 et favorisait les escrocs et bonimenteurs : Alexandre, nous le verrons, ne
fut pas le seul3. La contagion est donc un moment d'autant plus dramatique qu'il signifie la
perturbation des équilibres fondamentaux qui entourent et régissent la société humaine :
déséquilibre naturel avec la perturbation du climat, déséquilibre social avec le complot et
enfin déséquilibre religieux puisque les dieux envoient la peste.
Reste que l'on ne peut en tout cas, aujourd’hui, qualifier de peste une maladie qui touche
une ville assiégée, plus ou moins affamée, où les cadavres s’entassent et qui finalement perd
de sa virulence en une dizaine de jours4. On comprend donc pourquoi Crepereius a pu s’attirer
s’attirer les sarcasmes de Lucien, mais surtout l’on comprend comment, rétrospectivement, les
pathologies qui avaient frappé l’armée d’Avidius Cassius purent être assimilées à celles qui
frappaient d’autres populations en d’autres endroits de l’Empire, peu de temps après.
épidémies dans les sociétés anciennes gardent sur le temps long des structures et des traits fort
semblables1. Le lien entre la maladie perçue comme peste et le pillage du sanctuaire
d’Apollon à Séleucie dut donc être fait assez rapidement.
1 L'épopée babylonienne d'Éra, dieu de la peste et de la guerre, montre beaucoup de ces traits dont le plus
catastrophique est l'absence de la statue du dieu de son temple. Au conflit chez les dieux répond celui chez les
hommes, après la guerre civile la colère d'Éra se reporte sur les puissances étrangères. Il n'est pas interdit de
penser qu'une certaine partie de la culture assyro-babylonienne survivait encore au deuxième siècle, voir ainsi
F. Millar, The Roman Near East 31 BC - AD 337, Harvard, 1994, pp. 497-498 et p. 491 sur le codex 94 de la
Bibliothèque de Photius et sa glose marginale. Enfin des phénomènes proches suscitent sans doute des réponses
analogues : le poème d'Éra était prophylactique au même titre que l'oracle d'Alexandre 1200 ans plus tard … De
la même manière le récit du lieu clos ou du coffret profané dans le temple d’Apollon trouve un parallèle
saisissant dans une histoire qu’Ibn Kahldûn (Al-Muqaddima, IV, 5, traduction V. Monteil, Thesaurus-Sindbad,
Paris, (1967) 1997, p. 550) rapporte et réfute : un vase de cuivre brisé est la source de fièvres pestilentielles.
Cette histoire se trouve aussi dans les Mille et une nuits. Enfin d’autres récits existaient qui relataient la
vengeance d’Apollon après que l’on avait profané ses statues, cf. Valère Maxime, Faits et dits mémorables, éd.
et trad. R. Combès, CUF, Paris, 1995, I, I, 17.
2 M. Macrea, “Apollo Parthicus”, Acta of the Fifth International Congress of Greek and Latin Epigraphy,
Cambridge 1967, Oxford, 1971, pp. 349-356, fac similé p. 351. Cet article ne constitue pas au sens strict la
publication originelle qui fut faite - mais sans aucun commentaire - par I. I. Russu et Z. Milea dans Probleme de
Muzeografie, s. a. 31, Cluj, 1966. Le texte de l’inscription est donnée par AE 1972, n° 454.
3 M. Macrea, ibid., pp. 350-351.
4 M. Macrea, ibid., p. 350 ; il s’agit de CIL III, 991.
5 M. Macrea, ibid., p. 351 qui avance plusieurs parallèles essentiellement orientaux, ce qui n’a rien
d’étonnant.
La peste antonine : guerres et épidémie 1262
Parthes, comme dans le cas de la Victoria Parthica1. Préférant cette hypothèse, M. Macrea
conclut alors que le centurion “consacre cet autel à Apollon comme remerciement pour une
victoire obtenue par l’armée romaine contre les Parthes avec le concours direct du dieu. Nous
devons naturellement admettre que la personne de Potaïssa qui lui a dédié cet autel a aussi
participé à cette guerre. […] nous pensons pouvoir supposer que la croyance [que la victoire]
était due à l’intervention d’Apollon s’est formée sur le champ de bataille même […].
Impressionné et convaincu de la soi-disant intervention du dieu, notre centurion, échappé sain
et sauf de cette guerre, éleva plus tard à Potaïssa un autel à Apollon Parthicus, non pas
comme suite d’une promesse (votum) faite avant la lutte, mais de sa propre initiative, par
reconnaissance, l(ibens) posu(it)”2. L’argumentation est logique et plausible, mais quand bien
même elle serait assurée, il resterait à dater l’inscription et la guerre parthique en question.
S'appuyant sur des critères essentiellement paléographiques, M. Macrea datait l’inscription de
la seconde moitié du IIème siècle et l’on sait que la légion V Macedonica ne s’est installée à
Potaïssa qu’après 167. M. Macrea pensait donc que l’inscription faisait référence à la guerre
Parthique de Lucius Vérus3. Nous savons par ailleurs que la V Macedonica y a participé4.
Mais un élément essentiel de l’inscription a été négligé par M. Macrea : le surnom de la
légion. En effet, quand bien même M. Macrea affirmait “L’inscription ne contient aucun
élément précis sur sa date”5, et signalait seulement deux jalons chronologiques qui sont
l’installation de la légion (166-169) et l’évacuation de la Dacie (en 271) - se basant ensuite sur
des critères paléographiques -, il développait pourtant correctement la septième et avant
dernière ligne de l’inscription : “L(egionis) V M(acedonicae) P(iae) (Constantis)”6. Or il est
admis que les surnoms “Pia Constans” ne furent donnés à cette légion que sous Commode7,
sans doute à l’occasion d’une guerre dacique à laquelle participa la légion8 - il est vrai que ce
fait est assez souvent oublié9 ! Ces surnoms apparaissent pourtant couramment sur des
inscriptions bien datées et postérieures à Commode10. Ces surnoms n’apparaissent pas
auparavant, et les inscriptions qui témoignent du passage de soldats de la V Macedonica en
Orient ne les portent pas1. De même, les briques portant des estampilles rappelant ces
surnoms sont rares2. Les briques datent ordinairement du moment de la construction du camp,
camp, les estampilles rares lui sont sans doute postérieures, et liées à des aménagements
ponctuels. La dédicace à Apollon date donc d’au moins 180, et sans doute plutôt d’après 185 :
cela n’exclut pas une participation du soldat à la guerre parthique de Lucius Vérus mais la
rend bien moins probable. L’Apollo Parthicus peut faire référence à bien autre chose et peut-
être faut-il le mettre en rapport avec le règne de Caracalla, ou avec une des autres expéditions
vers Séleucie, sous Septime Sévère. On ne peut donc retenir vraiment l’inscription de Potaissa
ni pour l’histoire de la guerre parthique ni pour celle de la peste et de la prise de Séleucie.
1 Voir l’annexe à notre notice n° 95. Les problèmes de datation de ces diverses inscriptions sont courants et la
tendance des auteurs est souvent de ramener la plupart des documents à la période qui leur convient le mieux.
2 Cf. (AE 1978, n° 685) de Potaïssa portant l’estampille rare “LVMP”, et (AE 1983, n° 861) qui porte
l’estampille plus rare encore “LVMPF”.
3 L. Robert, Eulaios histoire et onomastique republié dans Opera minora, t. 2, 1969, pp. 978-987 conclusion
reprise par J. Fontaine in Ammien Marcellin, Histoire, (t. IV : livres XXIII-XXV) ; CUF, Paris, 1977, p.105 note
169.
4 Cf. D.S. Potter, “The inscription on the Bronze Herakles from Mesene : Vologeses IV’s War with Rome
and the Date of Tacitus’Annales”, ZPE 88, 1991, pp. 285-286 ; contra A. Invernizzi, “Héraclès à Séleucie du
Tigre”, Rev. Arch. (1989), pp. 65-77.
La peste antonine : guerres et épidémie 1264
l'Asie Mineure, Poètes et prosateurs, monnaies grecques, voyageurs et géographes, BEFAR 239, Paris, 1980,
pp. 405-408.
1 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 9 ; OC, 10 ; G. Kaibel, Epigrammata Graeca ex lapidibus conlecta, Berlin,
1878, n° 1034 ; H. W. Parke, pp. 152-153 ; la provenance exacte n’est cependant pas sûre : cf. J. et L. Robert,
Hellenica, IX, 1950, p. 85 et J. F. Gilliam, p. 237.
2 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 4 ; OC, 11, et cf. OC, 18 ; G. Pugliese Carratelli, “Crhsmoài di Apollo
Kareios e Apollo Klarios a Hierapolis in Frigia”, Annuario Ss. Arch. At., 61-62, 1963-1964, pp. 351-370 (cf. J. et
L. Robert, Bull. Ép., 1967, n° 582) ; H. Lloyd Jones, M. L. West, Maia, 18, 1966, p. 263 ; M. L. West, ZPE, 1,
1967, 183 ; H. W. Parke, pp. 153-154.
3 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 2 ; OC, 12 ; CIG 3528 ; (IGR IV, 360) ; G. Kaibel, Epigrammata Graeca ex
lapidibus conlecta, Berlin, 1878, n° 1035 ; K. Buresch, Apolleon Klarios Untersuchungen zum Orakelwesen des
spateren Altertums, Leipzig, 1889, pp. 70 sq. ; Ch. Picard, “Un oracle d’Apollon Clarios à Pergame.”, BCH, 46,
1922, pp. 190-197, article dont l’importance fut souvent rappelée par L. Robert (Bulletin Épigraphique, 1952, n°
66 et n° 180 ; 1956, n° 27a ; 1957, n° 401 ; Laodicée du Lycus, Quebec et Paris, 1969, p. 305) ; W. Peek, ZPE,
21, 1976, p. 280 ; H.W. Parke, pp. 155-156.
4 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 11 ; C’est l’inscription dont la découverte est la plus récente, elle n’était
donc pas connue de H. W. Parke ni de J.R. Somolinos ; la première publication fut celle de D. Knibbe, “Das
‘Parthermonument’ von Ephesos. (Parther)siegesaltar der Artemis (und Kenotaph des L. Verus) an der Triodos.
Anhang : Orakel Apollons”, Osterreichisches Archäologisches Institut. Berichte und Materialen, 1, 1991, pp. 14
sq. Elle fut reprise par R. Merkelbach, “Ein Orakel des Apollo für Artemis von Koloe.”, ZPE, 88, 1991, pp. 71
sq. et F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE, 92, 1992, pp. 267-277
reprend le texte grec, propose une traduction et un assez long commentaire.
5 L’identification d’Apollon Claros pour l’oracle trouvé à Pergame est due à Ch. Picard, “Un oracle
d’Apollon Clarios à Pergame.”, BCH, 46, 1922, p. 190.
6 Identification proposée par F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE,
92, 1992, p. 272 sur la base de critères élaborés par L. Robert (CRAI, 1986, pp. 590-592 = O. M. S., V, pp. 570-
572) mais il remarquait qu’il y a plusieurs différences importantes entre cet oracle et les autres oracles de Claros
concernant une peste. Cf. J. Stauber et R. Merkelbach, n° 11.
7 H. W. Parke, pp. 150-151 ; OC 9 ; J. Stauber et R. Merkelbach, n° 9.
8 On ne s'adresse d'ailleurs pas qu'à Apollon lors des épidémies de peste, ainsi sur une inscription de Smyrne,
datée de la fin du II° ou du III° siècle (CIG, 3165 ; Kaibel, 1030 ; reprise par IGR IV, 1389 qui propose de la
dater de l’époque de Marc Aurèle), c'est le dieu fleuve Méles qui est concerné. cf. J. F. Gilliam, p. 236.
9 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, Poètes et prosateurs, monnaies grecques, voyageurs et géographes,
BEFAR 239, Paris, 1980, p. 404.
10 Aelius Aristide, Discours Sacrés, trad. française A. J. Festugière, Macula, Paris, 1986, pp. 76-77 = Keil,
XLIX, 38 ; il s’agit du tremblement de terre à Smyrne vers 147.
La peste antonine : guerres et épidémie 1266
optique, des événements singuliers et divers. D'autres maux - nous le verrons - sont
mentionnés par l'Apollon de Claros dans des termes très proches de ceux utilisés pour la
peste.
1 J. F. Gilliam, p. 238 : “there are positive reasons to doubt the connection”. Cf. J. Keil, A. von Premerstein,
Berichte über eine Reise in Lydien und der südlichen Aiolis ausgeführt 1906, Denkschriften der kaiserlichen
Akad. der Wiss. in Wien (Phil.-Hist. Klasse), 53, 2, 1908, pp. 10-11, qui fondaient leur argumentation en
insistant sur la partie de l’oracle consacrée à la famine, cf. infra. J. Stauber et R. Merkelbach ne prennent pas
position sur la question.
2 Par exemple M. Rostovtseff, HESER, traduction française, Paris, 1988, p. 574, n. 23.
3 H. W. Parke, p. 150, nous paraphrasons ici son argumentation.
4 A. Degrassi, “Epigraphica 1 ; 5 : Testimonianze epigrafiche vere o presunte di epidemie della età imperiale
in Italia.”, Memorie dell’Academia Nazionale dei Lincei, Classe di Scienze morali, storiche e filologiche, ser.
VIII, vol. IX, 1963, pp. 154-161 ; maintenant dans Scritti vari di antichità (3), Venise et Trieste, 1967, pp. 19-
28. Nous citons cet important article - qui complétait alors celui de Gilliam - dans la pagination de ce dernier
recueil.
5 A. Degrassi, op. cit., p. 20 ; nous soulignons.
6 J. Wiseman, "Gods, War and Plague in the Time of the Antonines.", Studies in the Antiquities of Stobi I,
Belgrade, 1973, pp. 143-183, désormais cité comme J. Wiseman.
7 J. Wiseman, n° 3, p. 153 ; OC, 22. L’oracle de Claros à Stobi fut publié pour la première fois par N. Vulic
en 1931 (Spomenik, 78, p. 239, n°637, non vidimus), puis repris par Ch. Picard, “D’Éphèse à la Gaule et de Stobi
(Macédoine) à Claros”, REG, 1957, pp. 112-117, mais qui ne l’identifiait pas comme un oracle : cf. J. et
L. Robert, Bull. Ép., 1958, n° 303.
La peste antonine : guerres et épidémie 1267
de Stobi à Claros entre 162 et 1681. J. Wiseman considérait alors ces inscriptions dans le
cadre du récit traditionnel de la peste, amenée d’Orient par l’armée de Lucius Verus : Stobi
aurait consulté l’Apollon de Claros en raison de la peste et de ses effets ravageurs2. En
conséquence, J. Wiseman avançait l’idée d’une contemporanéité des oracles mentionnant la
peste et leur rapportait aussi deux autres oracles de Claros délivrés pour Iconium et pour
Syedra3.
Ces hypothèses étaient plus que fragiles et furent justement critiquées par Jeanne et Louis
Robert dans leur recension du Bulletin Épigraphique de 19744. Les déductions onomastiques
et généalogiques de J. Wiseman sont certes plausibles, quoique parfois risquées, mais elles ne
peuvent fournir d’éléments de datations, et surtout dans son désir de rattacher les divers
oracles de Claros à la peste de Marc Aurèle, il allait trop loin. J. et L. Robert rappelaient que
les oracles délivrés pour Iconium et Syedra ne concernent pas une épidémie, et qu’il est donc
“impossible” et “aberrant” de les rapprocher de la peste Antonine. J et L. Robert avançaient
aussi qu’une telle démarche pour les autres oracles est arbitraire : “il n’y a pas que des
épidémies générales dans l’Empire. J. F. Gilliam le marquait bien dans [son] article, que J.
Wiseman cite avec considération, mais dont il ne fait pas son profit dans le cas présent”5. Par
ailleurs rien ne permet de lier formellement la visite du theopropos de Stobi à la μαρτυρία
d’Apollon sur la prêtresse Claudia Prisca. De même que ce n’est pas parce que dans la même
prytanie le sanctuaire d’Apollon a aussi reçu une délégation venant d’Odessos, que l’on doit
obligatoirement la lier avec l’oracle délivré à cette même ville au sujet d’une peste6.
Dans son édition et son commentaire des oracles de Claros et Didymes, J. R. Somolinos a
tenté de proposer des datations fines, tout en restant prudent. Les hypothèses de datations qu’il
avance dans ses commentaires militent très clairement pour des datations très diverses, et
répartissent les différents oracles contre des épidémies sur tout le deuxième siècle de notre
ère. Malgré les risques et les imprécisions propres à toutes tentatives de ce genre, les
conclusions avancées sont intéressantes car elles partent de critères internes propres à chaque
inscription et non de rapprochements fortuits. Reprenant les travaux de L. Robert et de Keil et
Premerstein, J. R. Somolinos doute très fortement d’une contemporanéité de l’oracle de
Caesarea Troketta et de la grande peste de 1667. Sur des critères stylistiques, paléographiques
1 Jahreshefte, 15 (1912), p. 52, n° 20 ; Cette inscription est datée de la 87ème prytanie du dieu, c’est-à-dire
entre l’année 164-165 (comprise) et l’année 168-169 (exclue), la 86ème prytanie se trouvant vers 165, cf. J. et
L. Robert, Bull. Ép., 1958, n° 303 et surtout la base fondamentale de cette chronologie : J. et L. Robert, La
Carie. Histoire et géographie historique II : le plateau de Tabai et ses environs, Paris, 1954, pp. 203-216, plus
particulièrement pp. 210-213.
2 J. Wiseman, p. 176 inscr. n° 6 ; A. Premerstein, N. Vulic, JOAI, 6, 1903, Beiblatt 7-9, n° 10 ; sur la
situation de Stobi à cette époque voir infra notre discussion sur l’impact de l’épidémie.
3 Iconium : J. Stauber et R. Merkelbach, n° 16 ; OC, 20. Syedra : J. Stauber et R. Merkelbach, n° 15 ; OC, 19
et voir infra.
4 J. et L. Robert, Bull. Ép., 1974, n° 337.
5 Ibid. Cette attitude envers les arguments rassemblés par J.F. Gilliam est très courante dans l’historiographie
récente de la peste : on cite avec déférence son article, sans le suivre, ni même le discuter.
6 C’est ce que fait observer J.R. Somolinos, OC 22, p. 146.
7 OC 9, pp. 48-50. Voir infra sur le critère essentiel, la mention d’un Milétos fils de Glycon.
La peste antonine : guerres et épidémie 1268
et à partir de l’analyse des cérémonials, les oracles de Callipolis et Hierapolis sont datés de la
première moitié du deuxième siècle1. Celui de Pergame, enfin, est daté de la seconde moitié
du deuxième siècle, entre Antonin le Pieux et Caracalla, car Pergame y est deux fois néocore2.
Quand bien même l’on ne saurait toujours être convaincu par ses hypothèses, force est de
reconnaître avec J.R. Somolinos qu’il n’est pas démontrable, en l'état actuel de nos
connaissances, qu’un ou plusieurs de ces oracles traitent de la grande peste de l’époque de
Marc Aurèle.3
Cependant, F. Graf4 pense que la question de la chronologie des oracles est tranchée par la
découverte récente de l’oracle d’Éphèse. D’après lui, la réponse aux questions qui peuvent se
poser sur la date et la nature de l’oracle dont le texte a été retrouvé à Éphèse est évidente5 : il
s’agit de la peste de 165, ramenée par Lucius Vérus. Il faut ici citer son argumentation : “The
impact of the disease is not only shown by the historians’reports, but by a series of oracles
which all are connected with the sanctuary of Claros […] Althought some scholars doubted
wether all these texts should be connected with the same plague (after all, the symptoms of the
disease as disclosed in the inscriptions differ) the oracles are so close and homogenous and
the plague after 165 made such an impact that the unity seems virtually certain”6. Mais cet
argument n’est pas nouveau, et ce qui semble rendre l’identification évidente est à chercher
ailleurs : “a further confirmation might come from our inscription which Knibbe connected
with the Parthian Monument of Lucius Vérus in Ephesus - a monument which commemorated
this same expedition which had brought the disease”7. La certitude viendrait donc du lieu de
trouvaille de l’inscription. Mais la réalité n’est pas aussi évidente. Tout d’abord
l’interprétation et la signification exactes du monument, que l'on interprète en général, et sans
doute à raison, comme étant celui de Lucius Vérus, ne sont pas vraiment assurées8. Ensuite et
surtout, l’inscription qui est de taille relativement importante (1,09 m. X 0,89 m) a été
retrouvée en partie coupée et en réemploi : on ne peut donc pas dire “the find spot is relevant
for the text”9. Et quand bien même - serait-on tenté de dire ! - la proximité géographique a-t-
elle jamais prouvé une proximité de chronologie ou d’intention ? Surtout on peut se demander
si une telle démarche aurait été possible. Après avoir proposé - avec beaucoup de
vraisemblance - de voir dans cette inscription un oracle d’Apollon Claros donné à la ville de
Sardes1, mais impliquant les cultes d’Éphèse, F. Graf conclut : “The Ephesian copy of the
oracle then would be an honorary copy given by the Sardians to the town where the help came
from - perhaps with the additional aim of honouring Lucius Verus at whose monument it was
displayed2”. On comprend mal pourquoi Sardes aurait honoré le chef de l’armée ayant apporté
apporté la peste, et on comprend encore plus difficilement comment l’empereur aurait pu se
sentir honoré par un oracle indiquant - indirectement certes - le rôle qu’il aurait joué -
involontairement, mais fatalement - dans ce qui devenait un cataclysme. Les honneurs que les
Éphésiens tressèrent réellement à Lucius Vérus et à son armée sont bien différents3, et l’on
conçoit mal un honneur d’aussi mauvais présage.
1 J. Stauber et R. Merkelbach, n° 11, restent plus prudents sur la question de la ville concernée, se contentant
de parler d’un oracle pour une ville sur l’Hermos.
2 Nous soulignons, F. Graf, “An Oracle Against Pestilence from a Western Anatolian Town”, ZPE, 92, 1992,
p. 274.
3 Ces honneurs sont essentiellement dus au riche et célèbre sophiste T. Flavius Damianus, qui accueillit et
ravitailla Lucius et son armée alors qu’il était sur le chemin du retour [voir l’annexe à notre notice n° 106]. De la
même manière Vedius Gaius avait logé Lucius en 162 ou 164 (Forsch. Eph. III, p. 161 sq. n° 80). De même
T. Flavius Damianus honora au moins un des brillants jeunes officiers de cette armée => Iunius Maximus.
4 L'oracle de Callipolis est très proche de celui de Troketta (même formule introductive etc …) mais cela ne
peut nous donner aucun indice chronologique. Sans doute avaient-ils un modèle commun, ou se sont-ils suivis.
L'oracle d'Hierapolis insiste explicitement sur le fait que la ville d'Hierapolis n'est pas seule à être touchée : il
n'est donc sans doute pas le premier à avoir été formulé.
5 Elles ne peuvent pas non plus être rapprochées aussi arbitrairement que le fait J. Wiseman p. 174.
6 Cf. B Rémy, L'évolution administrative de l'Anatolie …, p. 11 et p. 13.
7 M. Reddé, Mare Nostrum. Les infrastructures, le dispositif et l'histoire de la marine romaine sous l'Empire
romain. Rome-Paris, 1986, p. 377 : il rapproche - avec prudence - de l'époque de Marc Aurèle l'inscription de
T. Valerius Secundus soldat de la VIII° cohorte prétorienne qui fut stationarius à Éphèse (ILS 2052) et celle d'un
scribe de la flotte de Misène, mort à Éphèse, in munere missus (ILS 2888) [voir l’annexe à la notice n° 106].
La peste antonine : guerres et épidémie 1270
privilégiée pour l'empereur et sa suite1. Le Sud-Ouest de l'Anatolie ne fut donc pas totalement
évité par les troupes2. Mais une corrélation exacte entre les deux axes ( militaire et
épidémique ) ne pourrait non plus être tenue comme une preuve : les maladies suivent
naturellement les grands axes de communication sans qu'une armée en déplacement soit
nécessaire.
Pour comprendre ce dossier, il faut donc l’aborder autrement, en l'éclairant par d'autres
sources et en considérant le contexte général dans lequel celles-ci s'inscrivent. La situation de
l'Asie Mineure était loin d'être partout et toujours aussi prospère que pourraient le laisser
penser les ruines spectaculaires que nous pouvons encore contempler aujourd'hui. Certains
fléaux étaient plus ou moins endémiques, non seulement en Anatolie mais aussi en Asie : le
brigandage est ainsi bien attesté3. Il est d'ailleurs très intéressant de remarquer qu'un oracle,
sans doute de Claros, adressé à la ville de Syedra, en Pamphylie, parle de phénomènes
d'insécurité (piraterie ou brigandage, le texte est assez vague) dans des termes proches de ceux
utilisés dans les oracles donnés pour la peste4. Il est intéressant de noter que le règne de
Lucius Verus constitue le terminus ante quem de cet oracle comme l’a brillamment montré
Louis Robert5, il est même tout à fait possible que l’oracle ait été délivré entre 161 et 169.
Mais cette coïncidence chronologique ne saurait suffire à le transformer en un oracle contre la
peste comme le voulait J. Wiseman6. À Syedra comme à Iconium, il s’agit de troubles locaux
qui ne réclament pas nécessairement d’être rattachés à la “grande histoire”, quand bien même
il ne faut pas oublier que ces brigands ou pirates pouvaient fortement perturber la vie de la
cité.
La famine est aussi souvent un mal qui menace ces communautés, et peut-être la craint-on
à chaque cherté, guettant les responsables : mauvaise récolte ou spéculateurs7. Les disettes ne
sont pas alors généralisées, mais elles sont suffisantes pour ébranler une cité, une région et la
rendre réceptive à diverses maladies. Il est admis que lors des crises de mortalité de l'Ancien
Régime, le plus souvent, "l'épidémie seconde suivait la cherté première"8. J.F. Gilliam voyait
1 Lucius Vérus y accueille Lucilla son épouse en 164 : S.H.A., Vita Veri, VII, 7.
2 Outre les inscriptions d'Éphèse on ne possède malheureusement pas pour la guerre parthique de Lucius
Vérus l'équivalent des documents connus pour le ravitaillement de l'armée de Trajan (AE 1911, n° 161 à
Alabanda en Carie. IGR III, 208. TAM II, 905 (IGR III 739)). Voir l’annexe à notre notice n° 106.
3 Ainsi la célèbre lettre de Fronton, ad Ant. Pium, 8 ; bilan général dans C. Wolff, Les brigands dans l'Orient
romain (thèse, décembre 1996), Université Lyon III, pp. 129-167, mais qui semble ignorer les inscriptions de
Syedra et Iconium.
4 Cf. H. W. Parke, pp. 157-159 ; J. Stauber et R. Merkelbach, n° 15 (Syedra) et n° 16 (Ikonion).
5 L. Robert, “Un oracle à Syedra, les monnaies et le culte d’Arès“, Documents de l’Asie Mineure
méridionale, Genève et Paris, 1966, pp. 91-100. Cf. OC, 19, pp. 129-130.
6 J. Wiseman, p. 177 et surtout p. 178 n. 83 et p. 179.
7 Voir Dion de Pruse, 46, 8-12 qui se trouve accusé. Commentaire et traduction française dans Dion de Pruse,
Discours Bithyniens, trad. et présentation M. Cuvigny, Besançon, 1994, pp. 125-134.
8 P. Goubert, Histoire économique et sociale de la France, t. 2, Paris, P.U.F., 1970. Cette affirmation très
générale a été nuancée par les travaux plus récents, mais bien des points sont encore débattus sur les rapports qui
peuvent exister entre malnutrition et épidémie, cf. P. Bourdelais, “Épidémies et population : bilan et perspectives
de recherches”, Annales de démographie historique, 1997, pp. 9-26 et surtout pp. 10-11. Il faut noter que les
épidémies de variole semblent cependant être peu sensibles à l’état nutritionnel des populations. Cf. infra pour la
situation en Italie.
La peste antonine : guerres et épidémie 1271
dans les famines locales la cause principale des pestes signalées dans les oracles, disant ainsi
de l'oracle de Troketta : "The oracle speaks of failure of crops and famine as having occured
and pestilence as anticipated. This is the convincing interpretation of Keil and Premerstein"1.
Nous retrouvons donc ce lien entre "peste" et disette, dont nous avons déjà parlé pour l'armée,
et ces deux maux étaient liés pour les contemporains2. Mais bien que ce lien soit certain on ne
ne peut sans doute pas suivre totalement J. F. Gilliam, et nier la spécificité relative de la
maladie décrite dans l’oracle. Mais il nous semble essentiel de considérer, en premier lieu,
que tout témoignage d’épidémie ne peut pas être a priori directement rapporté à la peste
antonine et, en second lieu, que cette dernière ne s'est pas répandue à la suite de l'armée de
Lucius Vérus tel un deus ex machina, mais qu'elle consacrait un état sanitaire et social propre
à l'empire en cette fin du deuxième siècle - il nous faudra revenir sur cette question. L'idée
d'un choc biologique entre Rome et l'Orient, semblable à celui que subirent les Amériques au
XVI° siècle, ne peut être envisagée sérieusement3. Les échanges pacifiques et réguliers entre
ces régions étaient nombreux, et l'on ne peut penser sérieusement un instant à une maladie
contagieuse décimant les colonnes des militaires mais évitant consciencieusement les
caravanes des marchands… Il est, par contre, fort possible que les déplacements militaires,
par leur importance inaccoutumée, aient renforcé des directions d'épidémisation, en rendant
plus rapide - et plus visible - la diffusion de l'épidémie, et aient aggravé localement la
situation sanitaire et épidémique4.
3 La comparaison qu'esquisse R.P. Duncan-Jones, p. 115, n. 85, ne nous semble donc pas recevable, y
compris pour la peste justinienne. Une maladie émergente est souvent plus violente que par la suite, mais la
brutale confrontation de deux environnements microbiens comme cela est arrivé en 1492 est quelque chose de
quasiment unique, cf. J. Ruffié et J.-C. Sournia, Les épidémies dans l'histoire de l'homme, de la peste au SIDA.
Essai d'anthropologie médicale, 2ème édition, Paris, pp. 176-196, mais aussi pp. 19-31. La comparaison entre
notre époque et 1492 semble être due à W.H. McNeill, Plagues and Peoples, 1983, p. 116 pour qui la peste
antonine serait à expliquer par les contacts romains avec le “disease pool” de la Chine qui aurait été isolé
jusqu’alors ; voir R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of Roman Egypt, Cambridge, 1994, p. 174 n. 18.
S’il est vrai que seule notre époque semble témoigner de contacts explicites entre l’empire des Han et celui des
Romains on ne saurait décrire l’un comme l’autre en termes d’isolement biologique. Sur ces contacts :
J.N. Robert, De Rome à la Chine. Sur les routes de la soie au temps des Césars, Paris, 1993, 390 p.
4 Pour une comparaison moderne - en gardant à l'esprit que les conditions sont radicalement différentes -
permettant une enquête quantitative, on pourra voir : P. Bourdelais et J.-Y. Raulot, "La marche du choléra en
France : 1832 et 1854", A.E.S.C., 1, 1978, pp. 125-142, et plus particulièrement p. 138 sur le rôle important des
mouvements de troupes, mais p. 140 : "Toutes les personnes qui se déplacent, qu'elles soient nourrices, ouvriers
migrants, ou soldats en mouvement, peuvent être des agents de contamination".
La peste antonine : guerres et épidémie 1272
par Aelius Aristide1 était un phénomène local et à la portée très limitée, ou si au contraire, il
s'agissait bien de la maladie que l'armée de Lucius Vérus aurait rapportée. Or nous savons que
l'épidémie de Smyrne doit être datée de l'été 1652 : on ne peut donc parler ici du rôle de
l'armée. Faut-il alors penser que l'épidémie avait débuté avant la fin de la guerre parthique, et
ailleurs ? Le texte d'Aelius Aristide, malgré toute l'attention qu'il porte à ses symptômes, ne
nous offre pas beaucoup d'éléments de comparaison. J. F. Gilliam3 faisait remarquer que la
description d'Aristide différait de celle de Galien, mais cela ne suffit pas à prouver la
dissemblance de la maladie. On ne peut pas accepter la reconstruction de C.A. Behr qui veut
expliquer les incohérences apparentes de nos sources par l’existence de deux épidémies
presque simultanées4 : Aristide et Galien ne portent pas le même regard sur la maladie et ses
symptômes. Il est de plus fort possible qu'Aelius n'ait pas été à proprement parler malade de la
"peste", mais bien plutôt d'une de ses nombreuses crises d'hypocondrie : il ne pouvait manquer
d'être malade alors que toute la ville l'était ! Mais on ne peut guère tirer d'informations sur la
maladie et sa virulence. Ainsi la mort de son frère de lait n'est signalée que parce que c'était
"celui qui avait le plus de mérite"5 et parce qu'il mourut le jour de la guérison d'Aelius
Aristide. Le récit de la contamination a le mérite de nous montrer la perception de la
progression de la maladie dans la maisonnée et dans l'entourage du rhéteur, mais il ne faut pas
le prendre comme un compte rendu naïf, il est au contraire très construit. De la contamination
"de presque tous [les] voisins" à celle du rhéteur la focalisation est progressive : "De mes
domestiques, d'abord deux, puis trois, tombèrent malades, puis un autre et un autre, puis tous
furent au lit, jeunes et vieux, enfin le mal me prit moi-même"6. La suite du récit est encore
plus rhétorique : la maladie atteint jusqu'aux bêtes de somme et ceux qui sont frappés gisent
au hasard devant les portes. La mort des animaux - qui se trouve aussi chez Hérodien7-
remonte à Thucydide, de même que les morts frappés au hasard dans la rue8. On peut
cependant juger de l'importance somme toute très relative de cet épisode si l'on pense à ce qui
1 Aelius Aristide, Orat., XLVIII, 37-44 et aussi : XXXIII, 6 et 30-31 ; L, 9 ; LI, 25 (Keil). Cf. J. F. Gilliam,
p. 232 ; I. Avotins, “A reinterpretation of Aelius Aristides 33. 30-31 K”, Transaction and Proceedings of the
American Philological Association, CXII, 1982, pp. 1-6 (en particulier sur le § 30). Peut-être faut-il rapprocher
de cette épidémie l'inscription dont nous avons parlé plus haut : CIG, 3165 ; Kaibel, 1030 (IGR IV, 1389).
2 Comme le faisait remarquer J. F. Gilliam (p. 232) la datation, parfois avancée, de 162 est sans doute erronée
; voir les notes de H.-D. Saffrey à la traduction de A. J. Festugière : Aelius Aristide, Discours Sacrés, Macula,
Paris, 1986, p. 140, n. 69 et en dernier lieu C. A. Behr, "Studies on the Biography of Aelius Aristides.", ANRW,
II, 34, 2, 1994, pp. 1141-1151.
3 J. F. Gilliam, p. 232.
4 C. A. Behr, Aelius Aristides and the Sacred Tales, Amsterdam, 1968, pp. 96-98 et pp. 166-167.
5 Aelius Aristide, Discours Sacrés, trad. française A. J. Festugière, Macula, Paris, 1986, p. 58 = Keil,
XLVIII, 44.
6 Aelius Aristide, Discours Sacrés, trad. française A. J. Festugière, Macula, Paris, 1986, p. 57 = Keil,
XLVIII, 38.
7 Hérodien, I, 12, 1.
8 Thucydide II, 50 pour les animaux touchés et II, 52 pour les cadavres ; cf. infra.
La peste antonine : guerres et épidémie 1273
nous est dit de l'état florissant de la ville, à la veille de ce qui fut sans doute une véritable
catastrophe : le séisme de 1781.
Que cette épidémie ait été celle que Galien signale un peu plus tard ou non, une conclusion
s'impose : la description et la relation de la maladie se situent toujours dans un horizon
d'attente propre à chaque témoin, où se confrontent les références passées et les
préoccupations momentanées2. Cet horizon centré sur la personne d'Aristide et sa culture ne
peut se ramener exactement à celui des oracles qui est, lui, orienté par le rapport particulier de
la ville au sanctuaire, et par l'histoire de l'un et de l'autre. De ce rapport et de ces histoires -
celle de la ville, les oracles qu'avait pu délivrer le sanctuaire auparavant etc… - beaucoup de
choses nous échappent. Toutefois, l'adaptation des prescriptions aux cités - fastueuses pour
Pergame, modestes pour Césarée - montre bien qu'à chaque fois c'est un ensemble particulier
et nouveau de rapports symboliques qui s'institue et que le cadre dans lequel est perçue
l'épidémie est celui de la cité. Quand bien même l'oracle signale l'existence d'autres foyers -
c'est le cas pour l'oracle donné à Hiérapolis - et quand bien même certaines prescriptions se
répètent - élever une statue -, il ne semble pas y avoir de perception globale, étendue à une
province ou à l'Empire. On voit là la différence avec le discours tenu par les historiens où
l'épidémie iradie d'un point et d'un moment symbolique pour recouvrir tout l'Empire. On
comprend aussi comment la comparaison de toutes ces sources ne peut pas converger vers une
seule conclusion, un seul phénomène, qui serait l'épidémie "réelle", mais qu'il nous faut
toujours le supposer - comme hypothèse - à défaut de le constater.
s'inscrire dans une série. Plusieurs des oracles d'Alexandre sont en effet mis en rapport avec
les grands désastres de la première décennie du règne de Marc Aurèle. Le premier est
évidemment l'oracle "autophone" délivré au malheureux Sévérianus, peu de temps avant sa
cuisante défaite devant Chosroes2. Alexandre corrigea alors les archives de ses oracles… La
mémoire de la défaite de Sévérianus est ici beaucoup moins dramatique que dans Comment
écrire l'histoire. Plus de quinze ans ont passé, les Parthes ont été vaincus, de longues guerres
se sont déroulées en Occident et plusieurs des principaux acteurs de la guerre Parthique
(Lucius Vérus, => Statius Priscus, => Avidius Cassius …) sont morts. Le temps des
exaltations sur les campagnes d'Orient est fini, la rébellion d'Avidius Cassius ayant
probablement fortement accéléré ce changement de point de vue. Sévérianus, bien qu'assez
noble ou riche pour recevoir un oracle autophone, est désormais décrit comme un gaulois
borné et influençable.
La seconde catastrophe est justement la peste. Le déroulement est le même que pour la
défaite d'Élégeia : ceux qui suivent l'oracle subissent exactement le contraire de ce qui était
espéré. Severianus, encouragé à l'attaque, meurt avec ses troupes et les utilisateurs de la
phrase prophylactique - délivrée elle aussi par un oracle autophone - meurent frappés par la
maladie3. La "série" s'achève enfin avec le sommet de l'influence d'Alexandre, et de ses
échecs : "la plus grande" de ses impostures. Au plus fort de "la guerre en Germanie" alors que
Marc Aurèle est aux prises avec les Marcomans et les Quades, il délivre un oracle
recommandant de sacrifier deux lions, en les jetant vivants dans le Danube. Mais les lions
nagent et traversent le fleuve, pour finir tués par les barbares et cet épisode est alors suivi par
l'attaque des barbares sur Aquilée et l'Italie du Nord4 … Ces trois désastres devaient être assez
emblématiques des mauvais côtés de la période considérée. Ils permettent de sortir l'histoire
d'Alexandre de son côté anecdotique et de montrer la tromperie à l'œuvre, au cœur même de
ou pour le moins curieux. Sur la peste voir pp. 58-59. La bibliographie sur cet écrit de Lucien est assez
importante et bien des points sont assez disputés. Sur les conditions de son écriture cf. J. Schwartz, Biographie
de Lucien de Samosate, coll. Latomus n°83, Bruxelles-Berchem, 1965, 168 p., plus particulièrement pp. 23-24.
Sur les aspects religieux du problème cf. A. Culcer, "Cultul lui Glycon la Tomis si la Apulum [Le culte de
Glycon à Tomis et à Apulum].", Apulum, VI, 1967, pp. 611-617 (sur CIL III, 1021 et 1022 entre autres) ; Robin
Lane Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse de l'empire romain de la mort de Commode au
concile de Nicée, trad. fr. Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1997 (édition originale : Pagans and
Christians, 1986), pp. 254-277, et surtout : L. Robert, A travers l'Asie Mineure, Poètes et prosateurs, monnaies
grecques, voyageurs et géographes, BEFAR 239, Paris, 1980, p. 393-421 (désormais abrégé L. Robert, A travers
l'Asie Mineure) et "Le serpent Glycon d'Abônouteichos à Athènes et Artémis d'Éphèse à Rome", CRAI, 1981,
pp. 513-535 (= O.M.S. V, pp. 747-769).
1 J. F. Gilliam, p. 231 minimise beaucoup trop sans doute cette mention de la peste. On ne peut que le suivre
cependant quand il fait remarquer qu'une autre mention d'une peste (loimos) dans une œuvre de Lucien (Dialogue
des morts, 4) ne renvoie pas à un événement précis.
2 Lucien, Alexandre le faux prophète, 28.
3 Lucien, Alexandre le faux prophète, 36.
4 Lucien, Alexandre le faux prophète, 48. La symbolique du passage du fleuve est essentielle et mériterait,
dans un autre cadre, une analyse approfondie. Voir ainsi M.P. Speidel, "Swimming the Danube under Hadrian's
eyes. A Feat of the Emperors' Batavi Horse Guard.", Ancient Society, 22, p. 277-282 ; et pour une perspective
comparatiste, peut-être critiquable, mais qui a le mérite d'avoir vu l'importance du problème et d'être rigoureuse,
cf. J.-L. Desnier, Le passage du fleuve. Essai sur la légitimité du souverain. Annales littéraires de l'Université de
Besançon, L'Harmattan, Paris, 1995, 208 p. et La légitimité du prince III°-XII° siècles. La justice du fleuve.
L'Harmattan, Paris, 1997, 260 p.
La peste antonine : guerres et épidémie 1275
l'histoire de son temps. Ces trois oracles à la portée "générale" rythment les prophéties ayant
une portée plus restreinte, en même temps qu'ils témoignent de l'ascension continue
d'Alexandre : d'un gouverneur, on passe aux cités et aux peuples de l'empire1 puis aux guerres
que l'Empereur mène. Ces trois cas ne sont pas cependant séparés des autres oracles
d'Alexandre, car s'ils concernent bien plus d'un individu, leur faux prestige ne peut tenir qu'à
la crédulité de quelques personnes, comme pour les autres oracles : => Severianus pour le
premier, P. Mummius Sisenna Rutilianus2 pour le troisième. L'oracle au sujet de la peste se
distingue car il ne signale pas une personne particulière, cependant il suit un long passage
consacré au pouvoir qu'Alexandre avait sur Rutilianus. Son caractère est cependant plus
général, et il s'inscrit dans une série d'oracles qu'Alexandre avait envoyés aux villes de tout
l'empire pour les protéger de la peste, des incendies et des tremblements de terres3. Parmi ces
oracles, Lucien cite celui qui fut délivré lors de la peste à l'attention de tous les peuples de
l'empire : un vers qui devait attirer la protection de Phœbus sur ceux qui l'inscrivaient sur leur
seuil4.
1 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, pp. 393-421 complète et corrige le travail de M. Caster et il faut noter
avec lui d'après les multiples documents dont nous disposons que "ce n'était donc pas un 'modeste culte', comme
on l'a dit" (L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 396), les monnaies et les statues de Glycon à Tomis et Athènes
témoignent de l'expansion du culte et de sa durée, cf. L. Robert, “Le serpent Glycon d’Abônouteichos à Athènes
et Artémis d’Éphèse à Rome”, CRAI, 1981, p. 514 (= O.M.S. V, p. 748).. Mais la prise en compte de la sincérité
de ces croyants n'empêche pas de voir - avec Lucien - les ambitions personnelles qui pouvaient coexister avec
cette religiosité.
2 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 404.
3 Lucien, Alexandre le faux prophète, 29, 36 et 43 ; cf. H. W. Parke, p. 148 et surtout L. Robert, A travers
l'Asie Mineure, pp. 403-404.
4 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 405.
5 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 404.
6 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, p. 407.
7 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, pp. 405-414, identification reprise par J. Stauber et R. Merkelbach,
n° 8.
8 Cf. Robin Lane Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse de l'empire romain de la mort de
Commode au concile de Nicée, trad. fr. Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1997 (édition originale :
Pagans and Christians, 1986), pp. 255-256.
La peste antonine : guerres et épidémie 1277
d'Alexandre1, Louis Robert concluait : "je ne puis entendre ces mots de l'inscription de
Troketta autrement que selon ce qu'ils disent : Milétos était le fils de Glycon le Paphlagonien,
le dieu oraculaire […] Lucien y voit naturellement l'œuvre d'Alexandre. Les dévôts y voyaient
l'action du dieu serpent Glycon, nouvel Asclépios"2. Cette filiation était-elle réellement
biologique ou seulement symbolique ? Toujours est-il qu'elle semble avoir été vécue comme
effective par les dévots du serpent. Outre que ce monument atteste d'un aspect particulier du
culte de Glycon et qu'il témoigne de son extension jusque dans les montagnes de Lydie, nous
pouvons en tirer de nombreux enseignements. Les oracles ne s'excluent pas l'un l'autre, bien
au contraire nous l'avons vu, mais leur "spécialisation" et leur proximité comptent fortement
dans leur choix par ceux qui les interrogent. Il faut aussi penser que Glycon se proclamant fils
d'Apollon Claros, le prêtre Milétos pouvait espérer un rapport privilégié à Apollon Claros.
Mais la conséquence la plus importante de cette identification de Milétos à un "enfant" du
dieu serpent est peut-être qu'elle offre un indice chronologique pour dater l'inscription, cet
indice est maigre mais on ne peut le négliger après avoir vu combien il était difficile de dater
ces inscriptions. Lucien écrit son livre après 180, mais une bonne part de son récit se déroule
entre 161et 169, lui-même rencontra Alexandre vers 1653. On s'accorde généralement à situer
le début de la prédication vers 140-1454 : les premières monnaies au serpent apparaissant à
Abônouteichos sous Antonin le Pieux. Miletos est donc sans doute né entre 145 et 165 et
l'inscription de Caesarea Troketta doit être postérieure de quelques dizaines d'années à sa
naissance, on pourrait alors la situer après 160-1655. Elle témoigne en tout cas de la vitalité
religieuse de cette époque6, de l'unité et de la mobilisation des croyances et des pratiques
sacrées à l'occasion d'une crise dont l'ampleur exacte nous échappe pour la plus grande part.
1 Lucien, Alexandre le faux prophète, 42 : "Beaucoup de femmes même se glorifiaient d'avoir enfanté de ses
œuvres et leurs maris confirmaient qu'elles disaient vrai", voir aussi 35 et 39.
2 L. Robert, A travers l'Asie Mineure, pp. 407-408.
3 Cf. J. J. Flinterman, “The date of Lucian’s visit to Abonuteichos”, ZPE, 119, 1997, pp. 280-282 date la
visite de 162.
4 M. Caster, Études sur Alexandre ou le faux prophète de Lucien, Belles - Lettres, Paris, 1938, pp. 94-95.
5 OC, 9, p. 48 qui prend comme date d’activité d’Alexandre 150-170 et conclut : “parece dificil poder
relationar esta consulta con la gran peste del ano 166 a.c. ya que fue un hijo de Glicon, Mileto, qui en puso el
dinero para la estatua y la base”.
6 Sur la vitalité et la diversité religieuse en Asie Mineure aux deuxième et troisième siècles cf. L. Robert, “Un
oracle gravé à Oinoanda”, CRAI 1971, pp. 597-619 (= O.M.S. V, 1989, pp. 617-639) et surtout p. 614 (CRAI =
634 OMS).
La peste antonine : guerres et épidémie 1278
"institutionnels" : le sanctuaire oraculaire et son dieu, la cité qui a demandé l'oracle et ses
cultes éventuels ; l'oracle d'Alexandre - tel que rapporté par Lucien - instaure des rapports
d'une nature toute différente. L'oracle n'est pas en effet donné à une communauté particulière,
individualisée, mais aux cités "dans toutes les parties de l'empire romain", "chez tous les
peuples". De même l'oracle ne donne pas des prescriptions explicites (ou Lucien ne les signale
pas), et son utilisation contre la maladie ne se déroule pas dans un cadre civique, mais est
individuelle, chaque maison devant se protéger. Le contraste avec les autres oracles est net.
Cette utilisation individualisée de l'oracle ne l'est toutefois pas totalement, car l'oracle est le
même pour tous et il n'est pas une réponse à une question précise, il semble même anticiper
sur les demandes possibles. Il faut remarquer qu'une telle manière de rendre des oracles n'était
pas faite pour accréditer la valeur de ceux-ci. Lucien ne pouvait manquer de sentir cela, et
d'autres avec lui se répétaient peut-être une formule proche de celle de leur contemporain
romanesque qu'est l'âne d'Apulée : "rédigeant une seule réponse, adaptée à un grand nombre
de cas, ils bernent de la façon suivante quantité de gens"1. Pour ceux recevant l'oracle et le
gravant, on est loin du rapport à la divinité - totalement individualisé - que peut connaître, par
exemple, Aelius Aristide. Mais Aelius Aristide se rapproche énormément d'Alexandre pour ce
qui est du rapport que tous deux entretiennent avec la puissance divine.
Ce rapport est très particulier : Alexandre n'est évidemment pas un prêtre comme un
autre ! Il porte avec lui la "présence visible"2 du Dieu, Asclépios "né deux fois quand les
autres hommes ne sont nés qu'une seule fois"3, fils d'Apollon, petit-fils de Zeus4 : Glycon. On
a vu, au passage, que la généalogie de Glycon ne pouvait que servir ses prétentions à guérir la
peste. Toujours est-il qu'Alexandre s'impose comme la médiation unique, et centrée sur sa
personne, d'un oracle qui s'adresse de manière indifférenciée à des individus multiples. C'est
la différence essentielle qui existe entre lui et Aelius Aristide. Ce dernier ne cherchait pas à
utiliser dans le cadre social son lien privilégié avec la puissance divine5. Cette utilisation est
évidemment différente dans les rapports qu'Alexandre entretient avec Rutilianus, ou qu'il avait
pu avoir avec Sévérianus. Elle ne peut pas non plus être assimilée aux rapports que les oracles
"traditionnels" mettent en jeu6. On retrouve donc une multiplicité et une profonde diversité au
au sein des représentations culturelles qui sont mobilisées par l'épidémie.
1 Sur les rapports oracles-cités, P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, pp. 81-83.
2 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 78.
3 Cf. L. Robert, “Un oracle gravé à Oinoanda”, CRAI 1971, pp. 597-619 (= O.M.S. V, 1989, pp. 617-639).
Sur la paideia comme “moyen d’exprimer la distance sociale” cf. P. Brown, Pouvoir et persuasion dans
l’antiquité tardive, trad. fr., Seuil, Paris, 1998, p. 62 sq. Un exemple particulièrement instructif quoique peut-être
exceptionnel sur ces personnages liés aux oracles : V. Nutton, “The doctor and the oracle”, Revue Belge Philol.
Hist., 47, 1969, pp. 37-48.
4 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 86.
5 Si l'on accepte l'identification de ce Celse avec l'auteur du Discours vrai contre les chrétiens, rédigé vers
179, on comprend d'autant plus ce qui pouvait motiver Lucien. Sur cette identification cf. J. Schwartz,
Biographie de Lucien de Samosate, col. Latomus 83, Bruxelles, 1965, pp. 23-24 et P. Vidal Naquet, dans
“Flavius Arrien entre deux mondes”, postface à Arrien, Histoire d’Alexandre, traduction de P. Savinel, Paris,
1984, pp. 371. L'identification était contestée par M. Caster.
6 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 57.
7 P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 59 ; cf. pp. 57-63.
La peste antonine : guerres et épidémie 1280
son charisme comme support des sites traditionnels et impersonnels où parlaient les oracles"1.
Dès lors nous pouvons mieux comprendre comment la peste pouvait être perçue et intégrée
dans le domaine religieux. L'événement marquant que constitue la peste est naturellement le
reflet de l'évolution de la religiosité. Les souffrances qu'engendre la maladie, la
désorganisation qu'elle peut apporter et l'inquiétude qu'elle suscite, sont alors prises en charge
par les diverses représentations du sacré qui existent dans l'Empire, elle "réactiv[e] les
procédures religieuses traditionnelles2" et rend visible les nouveautés. On ne peut pas alors, à
notre avis, parler d'irruption de l'irrationnel qui bouleverserait les mentalités collectives3,
irruption dont la cause serait à rechercher dans la peste ou dans les difficultés du règne de
Marc-Aurèle. Ces difficultés sont bien réelles, il est fort possible qu'elles suscitèrent pour
beaucoup une angoisse très concrète, mais cela s'intégrait dans les pratiques culturelles
quotidiennes de l'époque. Cela pouvait être, pour quelques-uns une attente millénariste assez
aiguë, exprimée par exemple dans le VIIIème livre des Oracles Sibyllins4. Pour la majorité il
s'agissait, sans doute, d'exercer leur "aptitude tenace"5 à surmonter les problèmes ponctuels, à
tenter de les comprendre, et continuer à lutter contre les aléas de l'existence avec leurs faibles
moyens, matériels et moraux. Oracles, magie, prophétie sont donc normalement mobilisés
contre les maux de l'époque. La peste n'est pas un déclencheur, laissant les mentalités
différentes après son passage, mais un révélateur des pratiques religieuses et socio-culturelles,
des croyances et de leurs évolutions. Elle leur donne cependant un éclairage particulièrement
dramatique, comme peuvent aussi le faire la guerre, la famine, etc.
de chacun de ces témoins, comme autant de strates d'une histoire plurielle, en train de se faire.
Il ne peut pas et ne doit pas non plus trancher abruptement lorsque les documents ne sont pas
explicites ou ne répondent pas aux critères désirés : les lacunes mêmes de ces documents sont
pleines d'enseignements sur la société dans laquelle se diffusa l'épidémie. Ainsi il est possible
qu'aucune des inscriptions d'Asie Mineure n'évoque véritablement et précisément la maladie -
ou les maladies - qui fut perçue comme une "grande peste", mais c'est bien dans le cadre
social, culturel et religieux reflété par ces mêmes inscriptions que l'épidémie fut perçue et
interprétée. Il s'agit donc de toujours bien définir le contexte et la cohérence de nos
documents.
Peut-être faut-il néanmoins penser aussi que la perception de la maladie comme touchant
globalement l'Empire a pu favoriser des comportements et des représentations originales, car
le fait pouvait passer pour rare1. Mais cela ne devait jouer que pour quelques-uns. Le plus
grand nombre des victimes ne pouvait guère faire la différence entre une épidémie locale,
touchant seulement leur horizon régional, et un mal touchant une aire bien plus vaste. C'est
également pour cela qu'il nous est si difficile d'attribuer les différentes sources que nous
possédons à cette épidémie, ou à d'autres plus restreintes. Cette perception d'une maladie
touchant tout l'empire ne pouvait exister que pour une minorité cultivée et ayant les moyens
de le constater : le petit cercle de dirigeants et gouverneurs gravitant autour des empereurs.
Les lettrés purent ensuite - et rétrospectivement - se rendre compte et le relater. Cette
perception particulière a pu déterminer un rapport spécifique des oracles au centre du
pouvoir.
1 Rare, mais non pas inédit, Thucydide décrivait la peste comme touchant la plus grande partie des terres
connues.
2 Lucien, Alexandre le faux prophète, 30-35.
3 Lucien, Alexandre le faux prophète, 30 ; les métaphores guerrières de Lucien ne doivent pas étonner,
puisque celui-ci prend plaisir à jouer sur une identification parodique de la vie d'Alexandre le faux prophète à la
vie d'Alexandre le Grand. cf. J. Bompaire, Lucien écrivain, imitation et création, Paris, 1958, pp. 619-620 et
P. Vidal Naquet, dans “Flavius Arrien entre deux mondes”, postface à Arrien, Histoire d’Alexandre, traduction
de P. Savinel, Paris, 1984, pp. 371-372.
4 Lucien, Alexandre le faux prophète, 36 (traduction M. Caster).
La peste antonine : guerres et épidémie 1282
d'Alexandre sur l'Italie et Rome, puisqu'il y envoie des espions, des conspirateurs, pour le
renseigner sur les vœux particuliers de ceux qui le consultent1. Et de même qu'ainsi Alexandre
faisait "face à la situation en Italie", il assurait sa réputation et son pouvoir en Orient en
instituant des mystères2. À moins de supposer une certaine inconséquence de Lucien, tout
porte à croire que l'oracle contre la peste - bien qu'adressé à tout l'Empire en théorie -
participait pleinement de la "stratégie" d'Alexandre en Italie, pour répondre à la situation dans
cette région. L'oracle ne concernait donc peut-être pas tant une épidémie en Anatolie ou en
Asie Mineure qu'en Italie et en Occident3. À moins de supposer que l'épidémie était déjà
générale et qu'Alexandre se servait de Rome, centre de l'Empire, pour répandre son oracle.
Mais il resterait à expliquer pourquoi le paragraphe suivant revient sur les intrigues purement
romaines. Cela se comprend en revanche plus aisément, si l'ambition d'Alexandre n'était pas
de répandre seulement ses oracles sur tout l'Empire, mais également de se ménager une
influence importante auprès de l'empereur même, de franchir un échelon de plus après la
conquête de Rutilianus. L'oracle autophone sur Phœbus était, peut-être, alors destiné d'abord à
l'empereur plutôt qu'aux cités et aux peuples4, ce qui n'empêcha pas par ailleurs sa diffusion
dans l'empire comme en témoigne l'inscription d'Antioche. Alexandre ne dut pas échouer
totalement dans ses démarches puisque son plus grand exploit est justement d'avoir fait
organiser un sacrifice en rapport direct avec les campagnes de Marc Aurèle5.
Cette complaisance toute relative de l'empereur envers le prophète n'est ni impossible ni
étonnante : l'Histoire Auguste nous révèle - pour la même époque - la magnanimité de
l'empereur envers un charlatan6 ; celui-là se fit également accompagner par le mage égyptien
Arnouphis7. On peut aussi penser à la piété prudente et scrupuleuse de l'empereur, qui, à
défaut d'être sincère8, était ouvertement affichée et respectueuse des convictions de son
entourage. Cela est bien attesté envers Asclépios justement, non pas pour Alexandre, mais
pour Galien et un peu plus tard - après 169. Le grand médecin rapporte ainsi sa conversation
avec l'empereur : "il mettait tout en œuvre pour me prendre avec lui, mais se laissa persuader
de n'en rien faire quand il eut appris de ma bouche qu'Asclépios, le dieu de mes pères, me
l'interdisait. […] Il s'inclina donc respectueusement devant le dieu"1. Peut-être faut-il en outre
ajouter à ce comportement religieux, la pression des circonstances qui conduisait à rechercher
tous les appuis possibles : "La guerre contre les Marcomans suscita une telle panique
qu'Antonin [= Marc] fit venir des prêtres de partout, accomplit des cérémonies d'origine
étrangère et purifia Rome par toutes sortes de sacrifices expiatoires"2. Si Alexandre pouvait
légitimement espérer être entendu de l'empereur, l'oracle contre la peste devait participer de
cette stratégie, et c'est logiquement que Lucien le place parmi les affaires "italiennes". Dans ce
cas-là une conclusion s'impose : pour Marc Aurèle comme pour ses contemporains, la région
qui semble la plus touchée par l'épidémie n'est pas l'Orient mais l'Italie. Nous ne pouvons
véritablement espérer identifier quelle fut la région réellement la plus touchée par la "peste",
nos sources sont bien trop lacunaires et différentes pour cela - que l'on pense à la situation
particulière de la documentation papyrologique. De plus des problèmes semblables -
statistiques peu fiables et observations "biaisées", problèmes d'identification, de diagnostic -
se posent pour des épidémies ayant eu lieu à des époques pour lesquelles nous sommes bien
mieux renseigné3.
que les Pensées ne sont pas non plus l'expression directe des croyances de Marc Aurèle mais bien plus une
médiation, des "exercices spirituels", cf. P. Hadot La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc
Aurèle. Paris, 1992 et Exercices spirituels et philosophie antique. Études Augustinienne, Paris, 1981, 206 p. Voir
aussi P. Brown, Genèse de l'Antiquité tardive, Gallimard, Paris, 1983, p. 59-60.
1 Galien, De libr. propr. (Kühn XIX, 17), traduction française par P. Moraux, Galien de Pergame, Souvenirs
d'un médecin, Les belles lettres, Paris, 1985, p. 106, que nous citons désormais comme "P. Moraux".
2 S.H.A., Vita Marci, XIII, 1 ; sur ce passage cf. K.G. Angyal, "Peregrinus ritus in vita Marci (S.H.A., 13,1).
Contribution à l'étude du rapport entre la politique religieuse impériale et la vie religieuse des provinces
danubiennes.", ACD, 7, 1971. Les événements relatés se situent entre 166 et 169, et la suite du chapitre est
consacrée à la peste.
3 L'analyse des pestes médiévales et modernes se heurte aussi à ces problèmes, cf. J. Ruffié et J.-C. Sournia,
Les épidémies dans l'histoire de l'homme, de la peste au SIDA. Essai d'anthropologie médicale, 2ème édition,
Paris, pp. 101-102, même dans le cas des choléras du XIXème la situation est loin d'être simple : cf.
P. Bourdelais et J.-Y. Raulot, "La marche du choléra en France : 1832 et 1854", A.E.S.C., 1, 1978, pp. 126-128.
Et si l'on arrive aujourd'hui à bien saisir les mouvements épidémiologiques dans leur diffusion spatiale - mais que
l'on songe aux controverses sur l'origine du SIDA - l'étude des récurrences temporelles des épidémies reste
encore très hypothétique : cf. J. Gleick, La théorie du chaos, traduction française, Paris, 1991, p. 108 ; pour la
variole cf. D. R. Hopkins, Prince and Peasants, Smallpox in History, Chicago et Londres, 1983, p. 7 : le retour
de l'épidémie sous Commode est à cet égard intéressant.
La peste antonine : guerres et épidémie 1284
peut-être penser aussi que différents facteurs y aggravaient le mal. Il y avait tout d'abord la
concentration démographique à Rome et le caractère sans doute relativement insalubre des
plus grandes métropoles prémodernes1. On peut d'ailleurs se demander si ce problème
hygiénique et démographique de Rome ne fut pas perçu très clairement par les contemporains.
En effet une remarque d'Ammien Marcellin, deux siècles plus tard, et qui vise bien plus
cependant à la morale qu'à la médecine, est frappante : "comme il est naturel dans la capitale
du monde, la gravité des maladies atteint un tel degré que toute pratique de la médecine est
impuissante à les guérir"2. Pour la peste antonine, non pas durant le règne de Marc Aurèle,
mais lors de la seconde poussée épidémique sous Commode, Hérodien offre une remarque
similaire : “Le fléau atteignit son point culminant principalement à Rome, ville naturellement
populeuse et qui, de surcroît, accueille les gens du monde entier”3. Ces remarques ne sont-
elles que pure rhétorique4 ou se basent-elles sur des constatations empiriques5 ? La grande
ville attire et concentre les maladies, favorise leur diffusion rapide. Mais que pouvaient en
voir, en saisir des observateurs tels qu'Ammien Marcellin ou Hérodien ? D'autant plus que
leurs remarques n'innovaient pas totalement : la métaphore de la maladie appliquée aux
mœurs, à la morale, était sans doute ancienne. Elles font en tout cas écho à Pline le jeune :
"car les défauts des Viennois ne sortent pas de chez eux tandis que les nôtres se répandent
largement. Il en va de l'Empire comme du corps humain : les maladies les plus graves partent
de la tête et se propagent partout"6. À nouveau, nous nous trouvons confronté à des discours
qui débordent largement les faits et visent à bien autres choses qu'à exposer des faits
biologiques. Et à nouveau la mesure de l'écart qui a pu exister entre ces faits et les
représentations des contemporains semble nous échapper.
1 Cf. pour des considérations similaires R.P. Duncan-Jones, p. 135 et A. Scobie, “Slums, Sanitation and
Mortality in the roman World”, Klio, 68, 2, 1986, pp. 399-433.
2 Ammien Marcellin, Histoire, XIV, VI, 23, texte établi et traduit par E. Galletier avec la collaboration de
J. Fontaine (tome I), CUF, Paris, 1968.
3 I, 12, 1, trad. fr. D. Roques, p. 35.
4 Cf. R. Laurence, “Writing the Roman metropolis”, in H.M. Parkins ed., Roman Urbanism : Beyond the
Consumer City, London, 1997, pp. 1-20.
5 Il faut aussi tenir compte des considérations de la médecine antique sur l’air et ses effets sur la santé. Ainsi
Sénèque raconte à Lucilius comment le mauvais air de Rome, empesté de fumées, d’odeurs de cuisines et de
poussières lui a causé une fièvre (XVII-XVIII, 104, 1 et 6).
6 Pline le jeune, Lettres, IV, 22, traduction D. Stissi.
7 G.R. Storey et R. R. Paine, “Latin funerary inscriptions another attempt at demographic analysis”, in XI
Congresso Internazionale di Epigraphia Greca e Latina, Roma 18-24 settembre 1997, Atti I, edizioni Quasar,
Roma, 1999, pp. 847-862. Le choix de l’échantillon - épitaphes comportant une durée de vie datée au jour près -
et la prudence des auteurs - qui prennent en compte les objections à ce type d’analyse - rendent leur résultat assez
crédible, même si l’on peut penser, avec E. Lo Cascio qu’il est exagéré et qu’un biais fausse l’analyse. Par
La peste antonine : guerres et épidémie 1285
Rome sans doute plus qu’ailleurs, les conditions pouvaient être réunies qui permettaient aux
contemporains de saisir les faits, par delà leurs préjugés - que ce soient des représentations
spontanées ou des clichés rhétoriques. Les registres (ratio) de Libitina pouvaient permettre de
suivre, même grossièrement, les variations de la mortalité ; du moins c’est ce que voulaient
croire les historiens antiques qui les citent comme sources. Suétone1 signale ainsi, à l’occasion
de l’épidémie de 65 sans doute2, 30 000 morts en un automne. Ramené à une population totale
d’un million d’habitant, et à une année, un tel chiffre donne un taux de mortalité important. Il
est fort probable que Dion Cassius - ou sa source -, à propos de l’épidémie sous Commode, ait
tiré son chiffre de 2000 morts en un jour3 des mêmes registres. D’autres institutions pouvaient
permettre de constater une hausse brutale de la mortalité. Une augmentation brusque des
décès, touchant toutes les catégories sociales, devait se ressentir par exemple lors des
distributions de l’annone. De telles informations pouvaient être reprises, diffusées et
déformées, notamment par les acta diurnis4.
ailleurs le contexte général nous échappe souvent, ainsi, nous ignorons par exemple les flux migratoires
qu’entretenait Rome, et leur répartition possible par tranches d’âges.
1 Néron, XXXIX : “pestilentia unius autumni quo triginta funerum milia in rationem Libitinae venerunt” ; cf.
G.R. Storey et R. R. Paine, op. cit., p. 855. Sur ce registre, et d’autres semblables voir désormais C. Virlouvet in
La Rome impériale: Démographie et logistique. Actes de la table ronde (Rome, 25 mars 1994), Ecole Française
de Rome (CEFR 230), Rome, 1997.
2 Tacite, Annales, XVI, XIII, 1-2.
3 Dion Cassius, LXXIII, 14, 3-4 (Xiphilin, 278-279) (E. Cary, pp. 100-101).
4 Pétrone, Satiricon, 53. En bon gestionnaire, Trimalchion, ou plutôt ses secrétaires, doivent enregistrer les
naissances survenant dans les domaines - accroissement des richesses - mais cette lecture parodie aussi le journal
de Rome et laisse penser que celui-ci pouvait occasionnellement signaler des événements à caractère
démographique. Sur l’emploi des acta diurnis par les historiens et romanciers latins, la compilation des sources
qu’avait effectuée J.-V. Le Clerc, Des Journeaux chez les Romains, Firmin Didot, Paris, 1838, 440 p. est encore
utile, voir pp. 385-421 pour l’empire, pp. 394-397 pour Pétrone.
5 Ainsi M. Finley, “Le document et l’histoire économique de l’antiquité”, A.E.S.C., , 5-6, 1982, pp. 697-713.
On jugera du retournement historiographique qui s’est effectué depuis en considérant par exemple la note 5 de
P. Toubert, L’Europe dans sa première croissance. De Charlemagne à l’an mil, Paris, 2004, p. 8.
6 Ian Hacking, L’émergence de la probabilité, tr. fr., Paris, (1975) 2002, en particulier pp. 146-172.
La peste antonine : guerres et épidémie 1286
1 Idem, p. 150.
2 Idem, p. 155.
3 Idem, pp. 147-148.
4 J. Graunt, préface aux Observations naturelles et politiques (1662), cité in Ian Hacking, op. cit., p. 147.
5 Ian Hacking, op. cit., p. 60 et p. 160 reprenant partiellement les conclusions de M. Greenwood, “A
statistical mare’s nest”, Journal of the Royal Statistical Society, 103, 1940, pp. 246-248. La “table” d’Ulpien,
citée par Aemilius Macer a été conservée par le Digeste (XXXV, 2, 68), voir en particulier : B. Frier, “Roman
Life Expectancy : Ulpian’s Evidence”, Harvard Studies in Classical Philology, 86, 1982, pp. 213-251.
6 Selon l’Histoire Auguste (Vita Marci, IX, 7-8), Marc Aurèle aurait mis en place un système
d’enregistrement des naissances d’enfants libres auprès du préfet du trésor à Rome et auprès d’archivistes dans
les provinces (per provincias tabulariorum publicorum). Il est difficile de se prononcer sur la réalité et
l’effectivité de cette mesure.
7 En 65 : Tacite, Annales, XVI, XIII, 2.
La peste antonine : guerres et épidémie 1287
1 J. F. Gilliam, p. 230 fait la recension de tous les passages de Galien concernant le problème. On trouve la
traduction française de plusieurs de ces passages dans le recueil commode de P. Moraux, plus particulièrement
pp. 126-130 pour la description clinique : toute tentative d'identification de la maladie part en effet de ce passage.
J. F. Gilliam se refusait à aborder la question. L'identification la plus probable, et la plus souvent avancée est la
variole. Voir ainsi P. Moraux, p. 180 ; R. Rosenthal, "The History and Nature of Smallpox.", Journal Lancet,
Minneapolis, 79, 1959, pp. 498-505 ; R. J. Littman et M.L. Littman, "Galen and the Antonine Plague.",
American Journal of Philology, 94, pp. 243-255 (qui proposent la variole, et se situent dans la lignée de l’analyse
de J.F. Gilliam) ; H. Zinsser, Rats, Lice and History, 1960, New York, p. 101 (qui pense à l'action simultanée de
plusieurs maladies dont la plus importante si elle n'était pas la variole, en était très proche) et la synthèse du
Dr D. R. Hopkins, Prince and Peasants, Smallpox in History, Chicago et Londres, 1983, 380 p., très informée
médicalement, mais qui cherche peut-être trop à ramener toutes les pathologies antiques à la variole, il ajoute
néanmoins (pp. 22-23) : "his [Galen] description of the Antonine plague, however, is uncharacteristically
incomplete". Cependant, comme il le fait observer, l'identification de l'épidémie à la variole ou à un virus proche
est sans doute la plus plausible. Nous n’avons pu voir H.G. Schmitt, Die Pest des Galen, diss. med., Würzburg,
1936 ni V. Boudon, “Galien face à la peste antonine ou comment penser l’invisible”, Air, miasmes et contagions.
Les épidémies dans l’Antiquité et au Moyen-Âge, S. Bazin-Tacchella, D. Quéruel et E. Samama édd., Langres,
2001, pp. 29-54.
2 P. Moraux, p. 19, p. 33
3 Cf. P. Moraux, pp. 79-81 = Galien, De praenot. ad Epigen. 2, 612. Le texte doit désormais être consulté
dans l’édition et traduction anglaise avec commentaires de V. Nutton : Galen, On prognosis, (Corpus Medicorum
Graecorum V, 8, 1), Berlin, 1979, 262 p. Par commodité nous citerons le plus souvent possible la traduction
française de P. Moraux en précisant le cas échéant le passage et la page de l’édition de V. Nutton. Sur la vogue
des médecins grecs à Rome, cf. A. Bruhl, “Asclépios et Telesphore sur un autel funéraire trouvé près de la via
Aurelia”, Mel. Rome, 58, 1956, pp. 127-138 (cf. J. et L. Robert, Bull. Ép. 1958, n° 552) et voir infra les
références des travaux de L. Robert. Nous analysons le milieu social et culturel qui entoura alors Galien en
annexe à la notice de => Flavius Boethus.
La peste antonine : guerres et épidémie 1289
contre [lui] à l'empereur Marc Aurèle Antonin, qui était alors à Rome. Lucius, lui, se trouvait
à l'étranger, retenu par la guerre des Parthes qu'avait déclenchée Vologèse"1. Pourtant Galien
préfère partir, mais la stasis qui agitait alors Pergame2 retarde son départ. Il juge bon
d’attendre le retour au calme pour prendre le bateau. L'embarquement eut lieu dans la plus
grande discrétion possible à Brindisi, comme si Galien craignait autant les poursuites de ses
ennemis que les appuis de ses amis, qui l'auraient forcé à rester à Rome : "Mes amis romains
me cherchèrent […], le temps passa, et ne nous voyant plus à Rome, ni moi ni mon homme,
ils surent que j'avais réalisé le plan dont je parlais depuis le début. Alors, ceux qui,
auparavant, doutaient que j'aie réellement l'intention de quitter Rome, furent bien forcés de
croire que je n'avais pas menti, mais dit la vérité"3. On peut penser que cette fuite eut lieu
avant l'été 166, car la phrase suivante précise : "Quelques temps après, Lucius étant revenu à
Rome, les empereurs commencèrent à s'occuper d'une autre guerre, celle qu'ils firent contre
les Germains"4. Dans cette phrase Galien accélère brutalement la chronologie, mais elle
semble indiquer qu'il avait au moins quitté Rome, voire l'Italie, avant le retour de Lucius
Vérus.
1 De praenot. ad Epigen. 8, 647, 12 sq. (V. Nutton, 8, 15, p. 117) ; trad. P. Moraux, p. 101.
2 P. Moraux, p. 99 et p. 102 ; cf. V. Nutton, 8, 15, p. 117 et p. 181 pour le commentaire.
3 P. Moraux, p. 102 ; cf. D. Gourevitch, Le Triangle hippocratique dans le monde gréco-romain : le malade,
sa maladie et son médecin, B.E.F.A.R. n° 251, Paris-Rome, 1984, pp. 364-365.
4 P. Moraux, p. 102 ; V. Nutton, 9, 5, p. 119.
5 P. Moraux, p. 175 ; V. Nutton, pp. 49-50 ou un peu avant ou après 178 (de l’ordre de quelques mois).
6 De libr. propr., Kühn, XIX, 8-48 ; cf. P. Moraux, p. 158 ; trad. italienne dans I. Garofalo et M. Vegetti,
Opere scelte di Galeno, Turin, 1978, pp. 67-90.
7 P. Moraux, p. 148 ; I. Garofalo et M. Vegetti, Opere scelte di Galeno, Turin, 1978, “De libris propriis”,
§ 15.
8 Cf. P. Moraux, p. 22 ; cf. aussi la remarque de D. R. Hopkins, Prince and Peasants, Smallpox in History,
Chicago et Londres, 1983, p. 22 : "Galen left Rome soon after the outbreak begun, if he did so to avoid the
epidemic, he was as smart as he was reputed to be. This may explain the brevity of his description" ; et
l’introduction de P. Pellegrin à Galien, Traités philosophiques et logiques, trad. fr. par P. Pellegrin, C. Dalimier
et J.-P. Levet, Paris, 1998, p. 20-22. V. Nutton, On Prognosis, p. 210 n. 1 rejette l’idée que Galien fuyait la peste
en réaffirmant les conclusions de son article : “The chronology of Galen’s early career”, Classical Quaterly, n.s.
23, 1973, pp. 158-171 et surtout p. 159.
La peste antonine : guerres et épidémie 1290
chronologique, aux deux versions, une conclusion s'impose : il semble que la peste sévissait à
Rome avant le retour de Lucius Vérus. Mais doit-on vraiment accorder la même crédibilité à
ces deux textes ?
vouloir cacher cet épisode qui ne faisait que confirmer, au demeurant, la scélératesse des
adversaires du Pergamien. Peut-on alors penser qu'il s'agisse d'une vantardise du vieux
médecin, fier de montrer que, le premier, il avait pris conscience de la gravité de l'épidémie ?
Difficilement, car si Galien se lamente - de manière très convenue - sur le désastre que
constitue la peste1, il affirme à plusieurs reprises la bonne efficacité relative de son
traitement2. Manifester son désarroi premier face à la maladie ne pouvait que ternir ce bel
optimisme et la fierté qui le soutient. Il faut donc se demander ce qui pouvait pousser Galien à
insister, vers 178, sur ses querelles et à taire ce qui était au moins un autre motif de sa fuite,
sinon le principal, la peste.
1 Cf. P. Moraux, p. 126 [traduction de Meth. med. (Kühn, X), V 12, 360] et p. 130 [traduction de De praesag.
ex puls. (Kühn, IX), III, 4, 356.
2 Cf. J. F. Gilliam, p. 230 : Galien "was quite satisfied with his own ability to deal with the disease". Voir
P. Moraux, pp. 127-128 [traduction de Meth. med. (Kühn, X), V 12, 360] : "Ce jeune homme qui, atteint par la
peste, souffrait d'un ulcère de la trachée, fut guéri. D'autres aussi furent guéris après lui, de la même façon […]
De cette manière on peut, j'imagine, arriver à guérir de très nombreux malades qui crachent du sang de leurs
poumons ; nous avons nous-mêmes obtenu ainsi de telles guérisons".
3 Cf. P. Moraux, p.103 et pp. 131-133. Sur la position du médecin à la cour impériale, on pourra voir
G. Marasco, “I medici di corte nella società imperiale”, Chiron, 28, 1998, pp. 267-285, surtout aux pages 269 et
270 pour Galien. G. Marasco rappelle très justement que Galien n’a jamais abandonné son cabinet. Il est donc
possible qu’il ait exagéré l’importance de sa position. Voir infra pour quelques exemples remarquables de
médecins impériaux.
4 Cf. P. Moraux, p. 134-135 ; 137-139. Sur ce sujet curieux et discuté voir aussi R. Dailly et M. H. Van
Effenterre, "Le cas Marc Aurèle. Essai de psychosomatique historique.", Revue des Études anciennes, LVI,
1954, p. 365 sq. et T. W. Africa, "The opium addiction of Marcus Aurelius.", Journal of the History of Ideas,
1961, pp. 97-102, traduit en allemand : "Marc Aurel Opiumsucht.", in R. Klein (éd.), Marc Aurel, pp. 133-143 ;
et surtout J.E.G. Whitehorne, “Was Marcus Aurelius a hypocondriac ?”, Latomus, 36, 1977, pp. 413-421 ; D. et
M. Gourevitch, “Marc-Aurèle devint-il toxico-dépendant ?”, Évolution psychiatrique, 48, 1983, pp. 253-256 ;
P. Hadot, “Marc Aurèle était-il opiomane ?” in Mémorial André-Jean Festugière. Antiquité païenne et
chrétienne, Genève, 1984, pp. 33-50 qui s’est corrigé dans son introduction à Marc Aurèle, Écrits pour lui même,
(vol. I) texte établi et traduit par P. Hadot, CUF, Paris, 1998, p. CXL n. 3.
5 Cf. P. Moraux, pp. 135-137.
6 Cf. P. Moraux, p. 175.
7 Voir l’importante analyse de V. Nutton, On prognosis, pp. 59-62.
La peste antonine : guerres et épidémie 1292
gloire que de contribuer à sa santé, qui était dans une large mesure publique. En effet, le petit
milieu de la cour bruissait des rumeurs et des inquiétudes suscitées par les aléas de la santé de
ses membres les plus en vue.
1 Voir par exemple Ad Amicos I, 18 (Haines II, p. 92) = I, 20 (V.d. Hout, p. 175) ; Ad M. Caesar, III, 7-8 ; Ad
M. Caesar, IV, 2 et 8-9 et 11-12 ; et aussi Ad M. Caesar, V, 11 et 58-59 et Ad Antoninum Imp., I, 1 où Marc
donne des nouvelles de Faustine et du frère jumeau de Commode. Il ne s’agit pas d’hypocondrie (voir les justes
remarques de P. Hadot in Marc Aurèle, Écrits pour lui même, (vol. I) texte établi et traduit par P. Hadot, CUF,
Paris, 1998, p. CXL) mais de raffinements rhétoriques autour d’une préoccupation essentielle de la vie
personnelle et sociale, la santé. Elle figure logiquement comme premier voeu de Marc Aurèle à Fronton, dans Ad
M. Caesar, III, 9 où c’est l’Esculape de Pergame qui est sollicité. Voir aussi comment cela peut s’inscrire dans
l’évolution culturelle et sociale du moment selon P. Veyne, “L’empire romain”, in Ph. Ariès et G. Duby dir.,
Histoire de la vie privée t. 1 : De l’Empire romain à l’an mil, Paris, 1999 (1985), p. 211.
2 Voir Pline le Jeune, I, 22 ; VII, 1 ; Galien, De praenot. ad Epigen., 2, 611 et Aulu-Gelle, Nuits Attiques, t.
IV, éd. Y. Julien, CUF, Paris, 1998, XVI, 3 et surtout XIX, 10 (p. 134) pour une visite à Fronton malade. Marc
Aurèle ne manquait pas à ce devoir, cf. Dion Cassius, LXXI, 35, 4-5. La visite à l’ami malade est une pratique si
courante qu’elle est passée, au siècle suivant sans doute, dans les manuels de conversations grec-latin : G. Goetz
éd., Corpus Glossariorum latinorum III, Leipzig-Berlin, 1892, p. 649, § 6 (Hermeneumata Pseudodositheana),
cf. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité : II, Le monde romain, Points-Seuil, Paris, (1948),
1981, p. 60.
3 Aulu-Gelle, Nuits Attiques, t. IV, éd. Y. Julien, CUF, Paris, 1998, XVIII, 10 (pp. 103-105).
4 Aelius Aristide représente à cet égard un cas extrême, mais voir par exemple, à propos de l’entourage de
Fronton : Aulu-Gelle, Nuits Attiques, t. IV, éd. Y. Julien, CUF, Paris, 1998, XIX, 8 (p. 126).
5 Quelques passages des Pensées de Marc Aurèle peuvent renvoyer à ces aspects : I, 8 et I, 15 et I, 16 (fin)
sur l’attitude à conserver dans la maladie, à comparer avec ce qu’il en dit dans Ad M. Caesar, IV, 8. Sur la
maladie comme école d’abnégation et de fatalisme voir Pensées V, 8. La morale stoïcienne trouvait
naturellement là de quoi s’exprimer amplement : cf. Épictète, Entretiens, III, X 1-20, XIII, 21, XX, 4, XXII, 41
et XXVI, 37, XXIII, 27-32 et XXV, 7 (parallèle entre médecins et philosophes) et aussi Manuel, 9, évidemment
le malade qui ne se contrôle pas - et ils devaient être les plus nombreux - est l’exemple du mauvais comportement
social : Entretiens, III, XXVI, 22-23. Par ailleurs, le récit de la maladie qui métamorphose - en mieux - la vie
morale et le caractère était un topos rhétorique courant sans doute : voir Élien, Histoire Variée, 4, 15.
6 Pline le Jeune, VII, 26, trad. Y. Hucher.
La peste antonine : guerres et épidémie 1293
l’on reste dans les limites propres au modèle de parité. “Quelle difficulté, en effet, y a-t-il à
dominer ceux qu’on a sous son autorité si l’on se domine soi-même ?”1
1 Cf. P. Moreaux, p. 135 (De antidot., I). H. Hommel voulait voir dans une tombe d’Ostie, celle de ce
personnage qui aurait été victime de l’épidémie, cf. H. Hommel, “Euripides in Ostia, Ein neues Chorliedfragment
und seine Umwelt”, Epigraphica, 19, 1957, pp. 109-164 (cf. J. et L. Robert, Bull. Ép., 1960, n° 453). De très
sérieuses objections ont été apportées par R. Meiggs, Roman Ostia, Oxford, 1960, pp. 563-564 (cf. J. et
L. Robert, Bull. Ép. 1961, n° 855) et par A. Degrassi, “Epigraphica 1 ; 5 : Testimonianze epigrafiche vere o
presunte di epidemie della età imperiale in Italia.”, Memorie dell’Academia Nazionale dei Lincei, Classe di
Scienze morali, storiche e filologiche, ser. VIII, vol. IX, 1963, p. 159-161 (= Scritti vari di antichità (3), Venise
et Trieste, 1967, p. 25-28) (cf. J. et L. Robert, Bull. Ép. 1964, n° 602) à leur suite, nous pensons que l’on ne peut
pas approuver l’hypothèse de H. Hommel.
2 P. Moreaux, p. 137 (De praenot. ad Epigen., 12).
3 Cf. L. Robert, “Ulpia Heraclea”, Hellenica III, 1946, pp. 7-27. Xénophon nous est connu par Tacite,
Annales, XII, 61 et 67 et par les inscriptions de Calymna (IGR IV, 1026) et Cos (IGR IV, 1045, 1048, 1053,
1058-1060), cf. H.-G. Pflaum, CPE, n° 16. Nous pouvons aussi penser, entre autres, à Antonius Musa, médecin
d’Auguste honoré à Samos (PIR2 A, 853 ; Dion Cassius, LIII, 30, 3 et Suétone, Auguste, 59 et 81 et P. Hermann,
Ath. Mitt., LXXV, 1960, p. 141 n° 35) ou au médecin de Caracalla, L. Gellius Maximus, honoré par les cités
d’Antioche de Pisidie et de Sagalassos (cf. V. Nutton, “L. Gellius Maximus, Physician and Procurator”, Classical
Quarterly, n.s. 21. I, 1971, pp. 262-272). Cf. F. Millar, The Emperor in the Roman World, Londres, 1992, p.
494. On remarquera que l’on ne connaît pas de tels honneurs pour Galien : sa position comme sa renommée
pouvaient être inférieures à celles de ces personnages.
4 Cf. S.H.A., Vita Marci, XV, 5-6 ; Vita Veri XI, 2-4 ; Dion Cassius, LXXI, 3, 1 ; Aurelius Victor, 16, 7. On
ne sait rien du médecin Posidippe qui aurait pu achever Vérus.
5 Cf. S.H.A., Vita Veri, IX, 2-5. [=> M. Annius Libo]
6 Dion Cassius, LXXI, 33, 4 - 34, 1, trad X. Loriot
La peste antonine : guerres et épidémie 1296
dans cette affirmation tant la succession semble avoir surpris en 1801, mais cela montre bien
les suspicions qui pouvaient entourer la santé impériale et ses gardiens. Le médecin du
souverain est un coupable désigné, ainsi certains pensèrent que le médecin de Commode était
au centre du complot qui fut fatal à ce dernier2. On était loin alors, pourtant, de la paranoïa et
de l’hystérie qui purent remuer certains règnes, Caracalla, par exemple, inversant le problème
si l’on suit Hérodien3 : “il mit à mort les médecins qui n’avaient pas obtempéré à l’ordre qu’il
avait donné de ne plus donner le bon traitement à son père et d’accélérer sa mort”4.
nommèrent comme étant un savant de ce type"1. Le rapport a priori incongru entre la guerre et
le savoir médical s'éclaire lui aussi : après cela, Galien est rapidement appelé pour servir
comme médecin de l'armée, qu’il rejoint à Aquilée sans doute au début de l’hiver 1682. Il se
trouve alors confronté, à Aquilée, avec la peste sévissant parmi les troupes.
Il nous faudra revenir sur cet épisode, mais observons que l'on alla quérir Galien jusqu'à
Pergame3. Le médecin gagna cependant - en 169 - une exemption grâce à la piété de Marc
envers Asclépios4. Peut-être cherchait-il cette exemption depuis longtemps. Peut-être faut-il
penser - à titre d'hypothèse - que, la peste commençant à sévir à Rome et en Italie et une
guerre s'annonçant, à plus ou moins brève échéance, au Nord, les empereurs cherchaient à
recruter et à garder autour d'eux les médecins, en prévision de la guerre et pour parer à une
épidémie qui s'annonçait grave et déroutante5. Galien aurait donc plus ou moins désobéi à une
une requète de l'empereur, désobéissance implicite sans doute6. Affirmer qu'il fuyait devant
une conspiration de jaloux le disculpait alors opportunément de cette incartade - déjà lointaine
- et gardait sauf son honneur comme celui de son tout-puissant maître auprès de qui sa faveur
n'avait cessé de grandir en ces années 177-178. Mais si effectivement la peste sévissait en
Italie avant le retour de Lucius Vérus, le paroxysme de cette première poussée épidémique ne
se plaça - pour nos sources - que lorsque les deux empereurs marchèrent à la tête de leur
armée, contre les barbares du Nord.
seconde moitié de l'année 168 si l'on en croit ce qu'il raconte dans le Pronostic : "ils [les
empereurs] avaient décidé de passer l'hiver à Aquilée ; y ayant fait leurs préparatifs et pendant
qu'ils levaient l'armée, ils m'envoyèrent un message qui m'invitait à venir les rejoindre. Mais
Lucius quitta ce monde pour celui des dieux au milieu de l'hiver"1. Galien reprend la narration
de cet épisode de sa vie dans De ses propres ouvrages, comme pour le récit de sa fuite la
comparaison est riche d'enseignements : "bientôt m'arriva d'Aquilée une lettre des empereurs
qui me rappelaient. Ils avaient décidé de marcher contre les Germains après l'hiver. Je me vis
donc obligé de me remettre en route ; j'espérais pourtant que je réussirais à me faire dispenser
[…]. Quand j'arrivai à Aquilée, la peste se mit à sévir comme jamais auparavant, si bien que
les empereurs rentrèrent tout de suite à Rome avec quelques soldats, tandis que nous, les plus
nombreux, nous eûmes longtemps peine à nous en tirer sains et saufs : la plupart d'entre nous
mouraient, non seulement de la peste, mais aussi parce que cela se passait en plein hiver.
Lucius quitta le monde des vivants pendant le voyage de retour à Rome"2. La peste absente du
récit de 178 est par contre un élément important du second récit, et l'on sent un certain
reproche percer dans ce récit envers les deux empereurs, reproche sans doute impossible à
exprimer en 178.
civils et médecins militaires restent encore à éclaircir et l'on a sans doute tout à gagner aux travaux de B. Rémy :
"Les inscriptions de médecin en Gaule.", Gallia 42, 1984, pp. 115-152 ; "Les inscriptions de médecin dans la
province romaine de Bretagne.", Archéologie et médecine VII° rencontre internationale d'archéologie et
d'histoire, Antibe, Octobre 1986, Juan les Pins, 1987, pp. 69-94 ; "Les inscriptions de médecins dans les
provinces romaines de la péninsule ibérique." REA 93, 1991, pp. 321-364 et "Les inscriptions de médecins
découvertes sur le territoire des provinces de Germanie.", REA 98, 1996, pp. 133-172. Sur l'organisation du
personnel médical dans une légion on peut aussi voir Y. Le Bohec, La troisième légion Auguste, Paris, 1989, p.
52 et CIL VIII, 2553 + AE 1906, 9.
1 trad. P. Moraux, p.103 ; V. Nutton, 9, 6, pp. 118-119
2 De lib. prop. 2 : Scr. Min. II, p. 98, 23 (Müller) = XIX, p. 18, 8 (Kühn), trad. P. Moraux, pp. 105-106. Cf.
V. Nutton, On prognosis, p. 211, pour qui le passage implique que la peste coïncida ou suivit l’arrivée de Galien.
3 V. Nutton, On prognosis, p. 210 ; contra G. Bowersock, Greek Sophists… , p. 63 ; A.R. Birley, MA, (1966),
p. 213.
4 IG, XIV, 2343 (IGR, I, 482) ; P. Caracci, “Medici e medicina in Aquileia Romana”, Aquileia Nostra, 35,
1964, p. 95, pl. 6 (voir la notice que nous consacrons à M. Servilius Fabianus Maximus).
5 CIL V, 870, 868, 869.
La peste antonine : guerres et épidémie 1299
égyptien Arnouphis. C’est le Pergaméen qui aurait recommandé le départ aux empereurs1.
Aussi séduisantes qu’elles soient, on ne peut pas suivre les hypothèses du grand savant
anglais. Rien ne prouve que Fabianus soit venu à Aquilée alors que les empereurs s’y
trouvaient, ni que ses esclaves, affranchis et médecins soient morts en même temps et de la
peste. Fabianus possédait peut-être une propriété de famille à Aquilée2. Plus important, on ne
peut pas accepter les suppositions de Birley sur Galien, car il ne saurait être question de
considérer le médecin en 168-169 à travers sa gloire posthume ou même ses fonctions de 178.
Lorsqu’il arrive à Aquilée, Galien n’a sans doute pas de contact direct avec les deux Augustes,
et il n’est qu’un médecin parmi d’autres, sans doute nombreux et eux aussi appelés auprès de
l’armée3. Dans De ses propres ouvrages, la situation décrite est bien moins glorieuse que dans
le Pronostic.
Rien ne peut donc nous inciter à penser que Galien ait été véritablement rappelé à cause de
compétences particulières à propos de la peste. Enfin, nous ne pensons pas qu’il ait pu
véritablement conseiller à l’empereur de fuir la peste. En effet, même si Galien a fui la peste
trois ans auparavant, il lui était difficile de donner un tel conseil, car c’était aller à l’encontre
de ce qu’il professait théoriquement. Galien niait “le passage direct du contage d’homme à
homme”4, même si cela pouvait entrer en conflit avec les faits observés, y compris par lui-
même. Un bon régime, recommandé par un bon médecin, devait avoir raison de l’air
corrompu en éradiquant toute prédisposition à la maladie dans le corps même du patient.
Pourquoi alors recommander son départ ? C’était perdre la face… et ses clients. Il y a fort à
croire en fait que la décision de quitter Aquilée pour échapper à la peste - et peut-être à
l’ennui dans le cas de Lucius Verus - ait été prise par les empereurs eux-mêmes. Dans ses
Écrits pour lui-même (IX, 2), Marc Aurèle dit explicitement que c’est son expérience5 - et non
non pas un savoir médical - qui lui a fait fuire la peste, peut-être se remémorait-il alors cet
hiver là, quand il quittait Aquilée. Galien, médecin parmi d’autres, au milieu des soldats, loin
de ses appuis possibles, restait pour l’hiver dans la cité de Vénétie.
1 A.R. Birley, MA (1966), pp. 213-214 suivi par W. Eck, RE, Suppl. (1974), p. 665. Sur Arnouphis à Aquilée
cf. infra.
2 M. Corbier, L’Aerarium Saturni et l’aerarium militare. Administration et prosopographie sénatoriale,
Rome, 1974, pp. 243-247, n° 51, pensait qu’il était originaire d’Aquilée, mais il était sans doute africain
cf. W. Eck, RE, Suppl. (1974), p. 665 suivi par G. Alföldy, KS, p. 314 et p. 317. Voir notre notice sur ce
personnage.
3 V. Nutton, On prognosis, pp. 210-211.
4 M.D. Grmek, “Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion et de germe dans la médecine antique”,
Mémoire V, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1984, p. 62, voir aussi p. 56 ; article essentiel sur l’idée de
contagion dans le monde antique. À sa suite nous ne pensons pas que l’on puisse totalement suivre V. Nutton,
“The Seeds of Disease : An Explanation of Contagion and Infection from the Greeks to the Renaissance”,
Medical History, 27, 1983, pp. 1-34. Pour cette interprétation voir la note de S.K. Cohn à D. Herlihy, La peste
noire et la mutation de l’Occident, tr. fr. Paris, 1999 (édition originale 1997), p. 91 n. 18 qui règle peut-être la
question un peu vite : comme l’a montré M.D. Grmek on ne peut pas projeter telles quelles nos notions sur celles
de Galien.
5 M.D. Grmek, “Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion et de germe dans la médecine antique”,
Mémoire V, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1984, pp. 59-60. À la différence des médecins, Marc Aurèle peut
croire à la contagion directe et la penser.
La peste antonine : guerres et épidémie 1300
Pour en terminer avec cet épisode, il faut enfin remarquer que, pour Galien, la peste n'est
pas le seul facteur de mortalité : il faut aussi compter avec l'hiver. Il nous est difficile de
savoir quelles troupes stationnaient exactement à Aquilée en 1691, mais peut-être y avait-il
deux légions et leurs auxiliaires2. Leur cantonnement provisoire ne devait pas être très élaboré
ni très aménagé, que ces soldats aient beaucoup souffert du froid n'est pas vraiment étonnant.
Il n'est pas non plus surprenant que la maladie ait prospéré dans ce campement relativement
précaire, avec sans doute assez peu d'hygiène et une armée affaiblie par le froid3. Que cette
armée ait apporté de Rome la maladie, ou que celle-ci se soit déja trouvée en Italie du Nord,
un autre facteur aggrava sans doute la situation, la vieille compagne des "pestes" que nous
avons déja évoquée : la famine.
1 Il est difficile de dire si la légion III Concors était déja à Eining-Unterfeld (cf. G. Spitzlberger, "Zum Lager
der III. Italischen legion in Eining-Unterfeld.", Bayerische Vorgeschichtsblätter, XXXI, 1966, pp. 94-107) et si
la II Pia était à Lotschitz-Locica (cf. G. Winkler, "Legio II Italica, Geschichte und Denkmäler.", Jahrbuch des
oberösterreichischen Musealsvereines, CXVI, 1971, pp. 85-138).
2 Toute la question tourne autour des premiers cantonnements des légions II et III et, évidemment, du rôle et
de la chronologie de la fameuse praetentura Italiae et Alpium, l'administrateur de cette circonscription était
consulaire avec titre de légat d'Auguste (ou des Augustes), il avait donc autorité pour commander à deux légions
(cf. ILS 8977) (voir notre notice n°11 ; => Antistius Adventus).
3 Si la maladie était effectivement la variole, ou un virus de la famille des orthopox, le froid a pu favoriser sa
diffusion : "smallpox spread more rapidly during the winter months in temperate climates" D. R. Hopkins, Prince
and Peasants, Smallpox in History, Chicago, 1983, p. 8.
4 Galien, De alim. sucis., 1, 749 (Kühn VI), trad. P. Moraux, p. 124
5 P. Moraux, p. 125.
6 S.H.A., Vita Marci, XII, 14, ce passage est suivi par celui concernant la peste et les mesures prises par les
empereurs pour y faire face (XIII, 1-6 : sacrifice, lectisterne, loi sur les tombeaux, paiement des funérailles).
La peste antonine : guerres et épidémie 1301
prérogatives sénatoriales"1 puis "en période de famine, il gratifia les cités italiennes de blé
venant de Rome et s'occupa de tous les problèmes frumentaires"2 et enfin "il veilla
soigneusement à l'entretien des rues et des routes et organisa de façon rigoureuse
l'approvisionnement de blé"3.
Or il semble bien que l'information de l'Histoire Auguste soit ici très fiable. Le Digeste
nous a conservé les fragments de décision de Marc et de Vérus au sujet du prix du blé et
visant à empêcher sa vente à perte ou la fixation de son prix par les décurions de la cité4. Peut-
Peut-on penser que de telles décisions aient-été liées à un contexte de disette ? Ce n’est pas
impossible. La question du prix du blé était en tout cas sensible dans de telles périodes5. Les
citations du Digeste laisseraient penser que les Empereurs craignaient plus une chute des
cours que la spéculation. Ils cherchaient sans doute à protéger les finances des cités, en
empêchant notamment que les décurions n’aient à compenser sur leur patrimoine, et sur celui
de la cité, la différence existant entre le prix des céréales sur le marché et celui réclamé par la
plèbe. Une telle préoccupation convient bien, par ailleurs, à l’intérêt porté, au même moment,
aux curateurs de cité. Il n’est pas invraisemblable qu’une telle législation ait paru constituer
“de sages mesures” aux yeux de la source de l’Histoire Auguste, quelle qu’elle fut. Enfin
l’aide que les empereurs auraient procurée aux cités grâce au blé de Rome peut trouver un
écho dans la notion de solamina qui se trouve dans le titre de deux chevaliers chargés de
postes annonaires durant le règne de Marc Aurèle et au début de celui de Commode. Ils ont pu
être chargés d’assurer de telles aides6.
1 CIL V, 1874 (ILS, 1118) ; trad. F. Jacques, "qui pro/videntia maximorum Imperat(orum) mis/sus urgentis
annonae difficulitates iuvit".
2 CIL V, 1874 : “et co(n)suluit securi/tati fundatis rei p(ublicae) opibus”. Nous considérons ce passage
comme une glose de la phrase précédente et non pas comme à une allusion à d’autres hauts faits supposés
d’Arrius Antoninus. La solution apportée, grâce aux Empereurs, par Arrius Antoninus aux problèmes de
ravitaillement protège les finances de la cité et de ses décurions, assurant ainsi sa securitas et garantissant son
ops. Nous retrouvons un mécanisme correspondant aux passages du Digeste.
3 Ad Amicos II, 7 (Van den Hout, pp. 183-190) : “Item legationis de re frumentaria gratis a Volumnio
susceptae estne in commentariis publicis scripta commemoratio ?”. Cf. F. Jacques, Les Cités de l’Occident
romain, Paris, 1992, p. 193.
4 Voir la notice que nous lui consacrons. Cf. A. Birley, MA (1966), p. 214 qui évoque aussi la procuratèle aux
alimenta de Pertinax.
5 CIL XI, 377 ; voir la notice D° des personnages que nous rejetons de notre époque, ainsi que la notice
d’=> Arrius Antoninus.
6 "…iuridicatus eius ob eximiam / moderationem et in sterilitate / annonae laboriosam erga ipsos fidem / et
industriam ut in civibus anno[n(a)] / superesset et vicinis civitati/bus subveneretur", trad. F. Jacques, Les cités de
l'occident romain, Paris, 1992, p. 166.
7 M. Corbier, "Les circonscriptions judiciaires de l'Italie de Marc Aurèle à Aurélien.", MEFRA, 85, 2, 1973,
pp. 637-638, notice n° 2 à la suite de E. Groag. Il faut noter qu'Arrius Antoninus fut curateur d'Ariminum, ville
qui honore C. Cornelius Felix.
La peste antonine : guerres et épidémie 1303
supérieure à celle qu'elle eut effectivement1. Le problème, on le voit, est le même que pour la
peste : il nous faut savoir avouer notre ignorance.
Il n’existe en effet que quelques témoignages qui nous renseignent sur la vie de la cité
d’Ariminum durant le règne de Marc Aurèle. Le 13 janvier 169, le collège des ouvriers élève
une dédicace à la femme d’un chevalier romain2 ; en 174, la rénovation d’un bâtiment ou
d’une route est attribuée à Marc Aurèle3. Maigre récolte… Plus intéressante est l’inscription
qui honore C. Faesellius Rufio, chevalier romain, pour ses actes d’évergétisme en mettant en
valeur des fournitures de blé : “quod… annonae populi inter caetera beneficia saepe
subvenit”4, mais nous sommes là dans la première moitié du troisième siècle. Peut-être est-ce
alors ce contexte qu’il faudrait retenir pour l’inscription de Cornelius Felix ?
Augustes, H.-G. Pflaum1 pensait qu'elle datait sans doute de la période 161-169. La Ligurie
étant une région fort peu céréalière, H.-G. Pflaum pensait que le personnage en question -
C. Cominius Bo[v]ius Agricola Aurelius Aper - n'avait pas exporté mais importé du blé en
Narbonnaise et en Ligurie. Il conclut alors "ce sont des circonstances tout à fait
exceptionnelles qui ont dû amener le gouvernement à la création de cette fonction dont les
attributions s'étendaient à la fois sur une province et sur une partie de l'Italie. Ces
circonstances pourraient fort bien avoir été la grande peste et la disette […] survenue en 166-
167 après la fin de la guerre parthique, quand de tous côtés l'invasion barbare menaçait2".
Mais cette datation séduisante n'est pas véritablement tenable, car le personnage est ensuite
"praef(ectus) a[lae] miliariae / in Mauretania Caesariensi". Or cette aile milliaire3, qui a
donné son nom à son lieu de garnison, n'est sans doute arrivée en Maurétanie Césarienne qu'à
l'époque de Septime Sévère, quand le système de défense de la province est déplacé plus au
Sud, le long de la route Tarmount - Tlemcen4, et c'est dans ce système que s'intègre le camp
de l'aile milliaire. Les Augustes sont donc vraisemblablement Septime Sévère et ses fils.
1 H.-G. Pflaum, Fastes de la Narbonnaise, chap. XI, n° 1, pp. 167-168 et CPE, n° 184, pp. 501-504.
2 H.-G. Pflaum, Fastes de la Narbonnaise, chap. XI, n° 1, p. 168.
3 Cf. E. Birley, "Alae and cohortes milliariae.", Corolla memoriae Erich Swoboda dedicata. Römische
Forschungen in Niederösterreich. Graz-Köln. 1966, pp. 54-67 ; maintenant dans The roman army papers,
Mavors, IV, Amsterdam, 1988, pp. 349-364 ; N. Benseddik, Les troupes auxiliaires de l'armée romaine en
Maurétanie Césarienne sous le haut empire, Alger,1979, p. 36 ; CIL VIII, 21568a.
4 Cf. Y. Le Bohec, L'armée romaine, Paris, 1990, p. 186 ; P. Salama, "Les déplacements successifs du limes
en Maurétanie Césarienne.", in J. Fitz dir., Limes, Akten des XI internationalen Limeskongresses 1976, Budapest,
1977, pp. 577-595.
5 Cf. D. R. Hopkins, Prince and Peasants, Smallpox in History, Chicago, 1983, p. 6 : la mortalité de la
variole et la gravité des séquelles des survivants augmentent singulièrement dans une population mal nourrie.
Mais cette affirmation doit cependant être nuancée, les liens entre malnutrition et épidémies étant bien plus
complexes et divers que ce que l’on a pu affirmer : cf. P. Bourdelais, “Épidémies et population : bilan et
perspectives de recherches”, Épidémies et populations, Annales de Démographie Historique, 1997, p. 10 et
S. K. Cohn, préface à D. Herlihy, La peste noire et la mutation de l’Occident, Paris, 1999 (éd. originale 1997), p.
14 n. 12.
6 Concordia et Ariminum (Rimini) sont situées sur de grandes voies vers le Nord, l'armée y succéda peut-être
momentanément aux problèmes alimentaires ; cf. A. Birley, Marcus Aurelius, p. 214. La dédicace de
T. Cl(audius) Sévérus frumentarius de la légion III Italica dans les Alpes Pœnines (CIL V, 6869) pourrait
témoigner du ravitaillement de ces légions, mais pour la période 166-169 on attendrait plutôt le surnom Concors.
Les deux inscriptions de Trente sont postérieures à notre période, voir l’annexe à notre notice n° 106.
7 C'est l'objet d'une grande partie de l'article d'A. Degrassi, “Epigraphica 1 ; 5 : Testimonianze epigrafiche
vere o presunte di epidemie della età imperiale in Italia.”, Memorie dell’Academia Nazionale dei Lincei, Classe
di Scienze morali, storiche e filologiche, ser. VIII, vol. IX, 1963, pp. 154-161 ; maintenant dans Scritti vari di
antichità (3), Venise et Trieste, 1967, pp. 19-28 que d'examiner les traces possibles de cette épidémie, le cas le
plus convaincant est CIL V, 511 ; I.I. X, 10, 4, n° 356 (Trieste) mais rien ne prouve explicitement qu'il s'agisse
La peste antonine : guerres et épidémie 1305
dans cet hiver difficile1 que, les deux empereurs rentrant à Rome, Lucius Vérus mourut
brutalement non loin d'Altinum2.
de la "peste". Outre l'inscription dédiée à Isis ((ILS 1080) ; IG XIV 2343 ; Inscriptiones Aquileiae, n° 234) et
mentionnant Arnouphis on ne peut guère trouver dans les nombreuses inscriptions d'Aquilée des témoignages de
la peste, à moins de considérer l’inscription du médecin de Fabianus. Il est donc difficile d'évaluer les dégats de
l'épidémie et ses éventuelles conséquences sur la ville qui subit aussi - avant ou après l'hiver 168-169 - l'attaque
des barbares. Sur ce que l'on peut savoir de cette dernière et de son impact sur la ville cf. G. Brusin, "Le difese
della romana Aquileia e la loro cronologia", Corolla memoriae Erich Swoboda Dedicata, Cologne, 1966, pp. 84-
95, comme le montre l'inscription mentionnée par G. Brusin (G. Brusin, Aquileia Nostra, XXX, 1959, pp. 5-12
(AE 1964, n° 8) ; Inscriptiones Aquileiae, n°263) le climat religieux était là aussi important.
1 Galien mentionne juste l'hiver et le froid, mais peut-être faut-il penser que le bassin méditerranéen avait subi
plusieurs hivers rigoureux qui pourraient expliquer - entre autres - la recrudescence des disettes. Aelius Aristide
en racontant sa cure de Janvier - Février 166 note : "C'était le mois de Posideôn, vous savez de quel rude hiver"
(Orat. XLVII, 5 ; trad. A. J. Festugière, p. 50) ; seule une analyse attentive des documents archéologiques (séries
glaciaires, sédimentaires, dendrochronologiques …) pourrait éventuellement confirmer cette hypothèse. Il semble
cependant que l’époque connut globalement un léger réchauffement : cf. M. Provost, “L’homme et les
fluctuations climatiques en Gaule dans la 2ème moitié du IIème siècle après J.-C.”, Revue Archéologique, 1984,
1, pp. 48-77 et P. Defosse, “Note sur le climat en Italie Centrale”, Latomus, XL, 1, 1985, pp. 105-108.
2 S.H.A., Vita Veri, IX, 11 et Vita Marci, XV, 5-6.
3 Ainsi R.P. Duncan-Jones, p. 119. Cependant, le contraste est étonnant avec les sources contemporaines de
l’épidémie qui paraissent moins catastophiques.
4 Eutrope, VIII, 12, 2.
5 Orose, Histoires,VII, 15, 5.
6 Cf. J. F. Gilliam, p. 235.
7 Orose, Histoires,VII, 15, 6.
La peste antonine : guerres et épidémie 1306
1 CIL XIII, 8009, la dédicace est faite en l'honneur d'Hercule. Voir sa notice (n° 26). Il faut rapprocher cette
inscription de CIL XIII, 8011 dédicace à Hercule Victor faite par par l'optio valetudinarius et par un bénéficiaire
du légat.
2 Cf. H. Nesselhauf, BRGK, n° 27, 1937, pp. 94-97, n° 146 et n° 147.
3 Siebourg, Der Matronenkult beim Bonner Münster; Bonner Jahrbücher, CXXXVIII, pp. 118 sq. repris -
avec correction de la datation - par W. Meyers, L'administration de la province romaine de Belgique, Brugge,
1964, pp. 56-57 qui repousse, sans doute avec raison, la datation entre 169 et le règne de Commode, mais
conserve l'explication de ces inscriptions par la peste.
4 G. Alföldy, Die Legionslegaten der Römischen Rheinarmeen. Epigraphische Studien. VI, Cologne, 1967,
pp. 42-43, n° 51.
5 W. Meyers, L'administration de la province romaine de Belgique, Brugge, 1964, pp. 56-57.
6 Les 38 autels dédiés aux Matronae et trouvés sous la cathédrale de Bonn en 1930 sont le plus souvent le fait
de soldats ou d'officiers des légions du Rhin et surtout de la I Minervia, ces témoignages s'étendent
chronologiquement du IIème au IIIème siècle.
7 CIL XIII, 7943 ; B. Remy, "Les inscriptions de médecins découvertes sur le territoire des provinces de
Germanie.", REA 98, 1996, pp. 133-172, n° 15 : “Genio / vexillatio/nis l(egionis) I M(nierviae) P(iae) F(idelis) /
M(arcus) Sabinian/us Quietus / miles medicus / Antonino IIII et Vero / II co(n)s(ulibus)”.
8 La date est en effet “Antonino IIII et Vero II cos” : cela ne peut correspondre qu’à 145, car en 161 Marc
Aurèle est consul pour la troisième fois seulement. La date avait été corrigée par E. Ritterling, “Legio”, RE XII,
col. 1424 ; cf. R. Saxer, n° 217 (p. 79) qui garde la bonne date ; B. Rémy, op. cit. répète malheureusement
l’erreur. cf. CIL XIII, 7947.
La peste antonine : guerres et épidémie 1308
Minervia élève une dédicace à Esculape et à Hygie1 - dieux explicitement guérisseurs - il n'est
pas besoin de rechercher la peste…
1 Nous suivons l'édition et la traduction de J. R. Vieillefond, Les “Cestes” de Julius Africanus, Étude sur
l’ensemble des fragments avec édition, traduction, commentaire, Florence - Paris, 1970, 376 p. que nous citons
désormais comme J. R. Vieillefond.
2 Mais la chronique semble aussi un "genre" oriental : que l'on pense à la Chronique de Zuqnin.
3 Cf. J. R. Vieillefond, p. 56 à qui nous empruntons ces informations sur Africanus.
4 Sa solution assez simple - les Romains doivent retrouver l'armement des grecs du temps d'Alexandre -
rappelle étrangement la décision de Caracalla de créer une phalange.
5 J. R. Vieillefond, p. 114.
La peste antonine : guerres et épidémie 1310
puis l'usure, la faim et surtout la destruction (φθορά) qu'il faut agir contre les barbares dont le
groupement en armée est temporaire"1. Julius Africanus n'était pas totalement insensé et ces
maximes n'auraient pas été reniées par un Clausewitz ou un Sun Tzu, mais Julius Africanus
n'a malheureusement pas toujours cette tenue. Il faut cependant s'intéresser au mot grec phtora
(φθορά), traduit bien difficilement en français par "destruction". J. R. Vieillefond s'en
excusait d'ailleurs, dans sa traduction en remarquant qu'il fallait le comprendre comme la
mortalité de l'épidémie, de la maladie, et que le mot "n'est pas alors éloigné du sens de peste"2.
On ne peut soupçonner ce traducteur scrupuleux de trahir le sens du mot car peu après Julius
Africanus confirme explicitement son idée : "qu'il [l'ennemi] souffre de la famine s'il reste sur
place, et que la peste (λοιμωττέτω) l'empêche de fuir !"3, Julius Africanus ne se contente
cependant pas d'une confiance aveugle dans les maux ordinaires et dans la vieille alliance
entre la famine et la peste.
Il a lu Thucydide et le montre, il glose longuement sur les dégats que la peste peut causer
dans une armée en guerre, dans une population assiégée, nul effroi ici mais bien plutôt un
pragmatisme fasciné. Il s'agit de faire des éléments ses alliés, inventer la guerre
bactériologique : empoisonner l'air et le pain. Julius Africanus est alors tout heureux de
donner quelques recettes afin de propager la peste. Il est particulièrement fier de celle
concernant le pain :
"qui en a goûté [de ce pain] ne périt pas aussitôt : c'est une peste (λοιμοῦ) qui l'atteint par
surprise, et avec lui les gens qui n'ont pas mangé ce pain : elle se répand partout en gagnant
les camarades ; son attaque passe à la famille, à la ville, à l'armée, à la nation. Voila quel
destin procure à nos ennemis le fléau vengeur. Ce sont là pour les barbares de justes festins
expiatoires, car l'épidémie submerge tout et un mal irrémédiable s'empare de nos
adversaires"4.
On retrouve ici les mêmes théories que celles qui sous-tendent le discours d'Ammien
Marcellin sur la peste d’Amida : le dérèglement des humeurs d'un corps se transmet à
l'atmosphère, et aux aliments et les corrompt de manière à ce qu'à leur tour, ils déséquilibrent
les humeurs des autres personnes. Mais derrière cette explication "rationnelle" de la contagion
se profile - comme chez Dion Cassius5 - l'inquiétude quasiment paranoïaque d'une
contamination voulue, secrète, criminelle et somme toute très proche de la sorcellerie. Mais
surtout, comment ne pas penser à l'épidémie qui éclata en 166 ? Et comment ne pas être
frappé par la sérénité de Julius Africanus qui écrit ce texte quelques années, peut-être
quelques décennies plus tard et qui probablement fut un témoin de cette peste, peut-être pas en
166 mais certainement sous Commode et qui en a sans doute lu des relations.
1 J. R. Vieillefond, p. 114.
2 J. R. Vieillefond, p. 332 note 23.
3 J. R. Vieillefond, p. 116.
4 J. R. Vieillefond, p. 118, voir aussi Kuhn 14, 281.
5 LXXIII, 14, 3-4 ; ed. Loeb, p. 101.
La peste antonine : guerres et épidémie 1311
1 J. R. Vieillefond, p. 122.
2 J. R. Vieillefond, p. 122.
3 J. R. Vieillefond, p. 122 qui rapproche les feux du remède proposé par Pline, Histoire naturelle, XXXVI,
202 contre les pestes provoquées par les éclipses ; cf. Galien, Kühn XIV, 281.
4 Cf. J. R. Vieillefond, p. 152, chapitre 15 : il cite Euclide pour trouver la hauteur d'une muraille.
5 Cf. supra ce que l'on peut dire de la perception de la peste dans le domaine de la religiosité.
La peste antonine : guerres et épidémie 1312
prendre en considération leur contexte propre et particulier. Comment alors juger de l'impact
réel de l'épidémie ?
5.1.1.- Récurrence des faits ou inspiration littéraire ? Le récit de peste et ses clichés
Il est vrai qu'il y a un récit classique de la peste, et que sa structure, ou tel ou tel de ses
traits marquants sont récurrents dans nos témoignages. Ces permanences, ces répétitions sont-
elles dues à des faits analogues ? C'est ce que semble penser R.P. Duncan-Jones qui fait
observer : "Problem of infection, and problems of disposing of corpses, for example, were
inherent features during times of mass mortality, and their repetition need not to be imitative.
Thus similarities between accounts may indicate similar events, not a resort to topoi"1. Nous
avons pourtant vu que les citations, les influences littéraires étaient indéniables : le discours
historiographique antique semble alors nous cacher ce qu'il prétend nous décrire. Il est évident
que lorsqu'un historien reprenait un récit de peste classique, c'est qu'il pensait décrire une
épidémie importante, et au moins aussi mémorable que celles qui avaient pu susciter les récits
qu'il imitait. Mais nous avons vu que cette appréciation était fort variable, et que les récits
similaires pouvaient cacher des faits fort divers. Que penser par exemple de la mort des
animaux précédant la mort des humains ? R. P. Duncan-Jones donne une liste de témoignages
couvrant toutes les pestes : Tite Live, Sénéque, Rufus d'Éphèse, Denys d'Halicarnasse, et pour
l'époque des Antonins, Aelius Aristide et Hérodien. Il aurait pu ajouter Thucydide, Ovide et
Lucrèce et sans doute d'autres encore2. Faut-il alors se contenter de mener nos recherches dans
l'optique de maladies touchant les animaux et les hommes ? Cela ne simplifie d'ailleurs pas le
problème et conduit à éliminer la variole telle que nous la connaissons… Il nous semble
légitime de voir dans "la mort des animaux" le type même du topos obligé, et il nous semble
tout aussi légitime de considérer que ce n'est pas le seul cas. Cela n'empêche pas, d'ailleurs,
que les faits puissent aussi se répéter à chaque épidémie. On a pu ainsi dire du récit de
Thucydide qu'il "décrit des faits et des réactions qui devaient se succéder pendant plus de
deux mille ans : la soudaineté du mal, la recherche de prétendus coupables, la dissolution des
mœurs, le dévouement (mortel pour eux-mêmes) des médecins et des parents des malades
s'opposant à l'abandon des moribonds et des morts, les invocations aux dieux et leur
inefficacité, les conséquences politiques et économiques funestes pour la cité, autant de traits
que connaîtront les communautés humaines chaque fois qu'un drame semblable s'abattra sur
elles"3. Tout n'est donc pas que lieux communs littéraires ou observations similaires de faits
semblables, et l'on ne peut simplement passer du récit aux faits. La tradition littéraire et ses
modèles ne sont pas non plus des obligations rigides, un auteur peut toujours y puiser selon sa
volonté et ses capacités afin de rendre la réalité qu'il observe à travers les mots de la tradition1.
1 C'est ce qu'a bien montré T.S. Miller, "The Plague in John VI Cantacuzenus and Thucydides.", GRBS, 17,
1976, pp. 385-396. Pour des auteurs anciens une démarche semblable est cependant bien plus difficile, car nous
ne connaissons pas les pathologies, à la différence de celle de 1347, qui est très bien identifiée : la peste
bubonique.
2 R. P. Duncan-Jones, p. 108. Nous soulignons.
3 R. P. Duncan-Jones, p. 116. Nous soulignons.
4 "The plague […] seems to be first attested in 165 at Nisibis and Smyrna", la prudence du "seems" contraste
avec l'audace du raccourci… R. P. Duncan-Jones, p. 116.
5 R. P. Duncan-Jones, pp. 111-115. Sur ce récit classique et sa reprise par l’historiographie moderne voir
B. Rossignol, “La peste antonine (166 ap. J.-C.)”, Hypothèse, 1999, Paris, 2000, pp. 31-37.
La peste antonine : guerres et épidémie 1314
type de sources ? Les diverses sources non-littéraires ("various non literary source"1) qu'il
traite de manière quantitative, par sériation. Le travail est bien conduit et produit des résultats
intéressants. Nous verrons cependant qu'il pose de nombreux problèmes d'interprétation et
qu'il invite à de nombreuses réflexions, tant sur le statut des documents que sur d'autres, plus
vastes encore, comme celui de la causalité historique.
moment qui précédait la peste était extrêmement satisfaisant. Le contraste est donc
particulièrement vif1. Si ce contraste est indéniable2, il reste à en saisir le sens et d'abord à en
apprécier exactement la spécificité. Celle-ci n'est pas totale, et pour reprendre les
considérations de M. I. Finley, nous pouvons faire observer, que "pour les périodes courtes :
'Toute étude dans le temps court suggère presque toujours des mouvements oscillatoires',
spécialement dans les sociétés pré-capitalistes où 'de nombreux indices économiques sont
affectés de violentes oscillations dans le temps court et de très lents changements
directionnels, dans la longue durée du trend'"3. L’articulation de ces deux échelles temporelles
n’est malheureusement pas évidente : dans quelle mesure peut-on lier la peste à un
mouvement de plus longue durée, et quel sens attribuer à l’épidémie et à ses conséquences au
sein de ce mouvement, en est-elle une accentuation, ou au contraire une inflexion ? Un
exemple et son contexte nous semblent particulièrement révélateurs des difficultés rencontrées
lorsque l’on veut éclairer ces questions, il s’agit de la plus célèbre des villae de l’Étrurie
romaine : Settefinestre et de son contexte italien.
1 R.P. Duncan-Jones, p. 108 : "A cataclysmic event potentially had such an impact on pre-industrial society
that it was more likely to suppress record-keeping than to encourage it. As a result, much of what is available
here consists of broken or dislocated record-sequences. But levels of documentation immediately before the
plague were generally high, and they suggest some striking contrasts with what followed."
2 Sans qu'il faille exagérer toutefois la documentation de la première moitié du IIème siècle.
3 Finley, 1982, p. 710, qui cite W. Kula, Théorie économique du système féodal, Paris-La Haye, 1970.
4 R.P. Duncan-Jones, p. 121, n. 122.
5 Cf. A. Carandini éd., Settefinestre una villa schiavistica nell'Etruria romana. Vol. I : La villa nel suo
insiene, Modena, 1985, p. 181.
6 Id., p. 183 : “un assenteismo ancora più marcato e di un arrestarii degli investimenti, forieri del prossimo
abbandono dell'intero complesso […] l'unica spiegazione che per il momento si è riusciti a formulare per queste
stranezze è l'arrivo di una pestilenza, per cui appunto si murano i luoghi ritenuti in fetti (come si è soliti fare in
questi casi)".
7 Id., "Come che sia, almeno in questa parte d'Italia, la senzasione è quella di un gran dicadimento rispetto
alla situazione precedente - al bel paesaggio della villa - e del primo sorgere di quella campagna desolata che poi
(dal Medioevo) verrà chiamata". Plus récemment voir A. Carandini, “I paesaggi agrari dell’Italia romana visti a
partire dall’Etruria”, L’Italie d’Auguste à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars
1992), E.F.R., Rome, 1994, pp. 168-174 et surtout p. 173.
La peste antonine : guerres et épidémie 1316
Cependant ce mouvement de longue durée ne fait pas l’unanimité. Ainsi A. Tchernia1 veut
fortement nuancer une vision trop simple que l’on tirerait en extrapolant uniquement du cas
de Settefinestre. Il souligne notamment les incertitudes de l'archéologie à partir des Antonins.
Le déclin autour de Cosa s’effectue dès la première moitié du deuxième siècle, mais de
grandes villae se maintiennent jusqu’à une date tardive2. Par ailleurs, les enseignements que
l’on peut tirer des amphores ne semblent pas coïncider avec le maintien de villae productives,
bref “l’archéologie ne se prête pas toujours à une lecture historique évidente et immédiate”3.
Finalement, la question de la cause de ces abandons, et du rôle éventuel des épidémies, est
intimement liée aux chronologies que l’on peut établir, mais nos connaissances sont encore
très lacunaires et n’offrent pas une image cohérente. En Étrurie méridionale, les explications
s’opposent, et les chronologies des abandons diffèrent, permettant, ou non, de lier la cause des
disparitions des établissements agricoles aux épidémies attestées sous le règne de Marc Aurèle
et de Commode, explication qui semblait plausible à A. Tchernia4. Par ailleurs, si l’idée d’un
long déclin de l’Italie au deuxième siècle est remise en cause5, faut-il pour autant imputer à la
peste toute trace de recul ?
E. Lo Cascio, dans la continuité de ses nombreux travaux consacrés à la démographie
antique, insiste fortement sur l’importance de la peste antonine pour la démographie de
l’Italie6. Settefinestre devient ainsi le symbole de l’importance et de l’autonomie de la
dynamique démographique par rapport à la dynamique économique et sociale7. Selon lui la
peste, intervenant dans une situation malthusienne, aurait créé un important creux
démographique, creux que le taux d’accroissement maximal autorisé par la démographie
antique ne permettait pas de combler rapidement : il n’y aurait pas eu de récupération, de
mobilisation démographique8. S’appuyant sur les estimations de mortalité que proposaient
1 A. Tchernia, Le vin de l’Italie romaine. Essai d’histoire économique d’après les amphores, B.E.F.A.R. 261,
Paris - Rome, 1986, 410 p.
2 A. Tchernia, op. cit., p. 265. Voir aussi p. 263 sur le passage de propriété de la région au latifundium
impérial durant le règne de Marc Aurèle.
3 A. Tchernia, op. cit., pp. 269-272. Plus récemment voir C. Panella et A. Tchernia, “Produits agricoles
transportés en amphore”, L’Italie d’Auguste à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars
1992), E.F.R., Rome, 1994, pp. 145-165.
4 A. Tchernia, Le vin de l’Italie romaine. Essai d’histoire économique d’après les amphores, B.E.F.A.R. 261,
Paris - Rome, 1986, p. 297, voir la note 102 sur les deux types d’explication, par l’épuisement d’un mode de
production pour Carandini, au premier plan par le déclin démographique pour T. W. Potter, The changing
landscape in South Etruria, Londres, 1979, p. 144. A. Tchernia constatait qu’après les comptes rendus sévères
que M. I. Finley et A. Momigliano avaient faits du livre de A. R. Boak, Manpower Shortage and the Fall of the
Roman Empire, Ann Arbor, 1955, cette explication avait été abandonnée, mais qu’elle réapparaissait, “non sans
raison” selon lui : E. Lo Cascio, “Gli alimenta e la ‘politica economica’ di Pertinace”, dans Rivista di Filologia
classica, 108, 1980, p. 264 ; Id. “A proposito del IV capitolo di Ancient Slavery and Modern Ideology :
movimenti demografici e trasformazioni sociali tra Principato e Basso-Impero”, dans Opus, I, 1982, pp. 147-159.
5 Cf. P. Le Roux, Le Haut-Empire romain en Occident, Paris, 1998, pp. 159-173 et J.-M. Carrié et
A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999, pp. 528-531.
6 Cf. E. Lo Cascio, “La dinamica della popolazione in Italia da Augusto al III secolo”, in L’Italie d’Auguste à
Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars 1992), E.F.R., Rome, 1994, pp. 91-125.
7 E. Lo Cascio, op. cit., p. 123.
8 E. Lo Cascio, op. cit., p. 124, voir en particulier la note 101 qui ne nous semble pas totalement
convaincante, la comparaison avec l’Angleterre du XIVème siècle passe sous silence la récurrence en apparence
plus grande des épidémies après la Peste Noire.
La peste antonine : guerres et épidémie 1317
R.J. et M.L. Littman, E. Lo Cascio envisage une perte de 20% de la population1, perte qui ne
pourrait être compensée qu’en 75 ans, avec un taux de croissance de 3 pour mille. Les
épidémies intervenant à partir de la moitié du troisième siècle auraient finalement eu raison de
cette récupération2. Cette estimation, envisageant un pic de population au deuxième siècle à la
la veille de la peste, ne fait cependant pas l’unanimité3.
On le voit, l’estimation d’un déclin démographique, de ses causes et de ses conséquences
engage une vision globale du destin de l’empire romain aux deuxième et troisième siècles,
ainsi que des facteurs les plus importants dans cette dynamique4. Il faut remarquer ici que l’on
l’on peut attendre beaucoup des recherches archéologiques et en particulier des “surveys”5,
des études et prospections régionales et micro-régionales privilégiant le temps long et
articulant la recherche des traces de l’occupation humaine à l’étude du milieu. Mais si ainsi
nous pourrons sans doute aboutir à une représentation correcte des situations démographiques
dans le temps long, la perception des causes exactes des changements démographiques restera
toujours difficile, les épidémies restant un facteur qu’il faut envisager sérieusement, avec
d’autres, sans oublier que la répartition de l’habitat ne reflète pas seulement la démographie
mais aussi les modes d’exploitation du sol. Autant de facteurs qui peuvent être avancés à
propos de l’Italie ou des régions voisines de Provence et de Languedoc où les prospections
micro-régionales montrent clairement un recul généralisé de l’habitat dispersé à partir du
second tiers du deuxième siècle6.
cela s’ajoutèrent les raids très meurtriers et dévastateurs de Costoboques vers 170.” L’estimation est proprement
effrayante. Elle semble trouver sa source dans une lecture rapide de R.F. Hoddinott, Les Thraces, trad. fr.
Armand Colin, Paris, 1990 (1ère édition Londres, 1981), p. 231 (cité dans la bibliographie finale du manuel,
p. 460) : “Deux épidémies de peste sévirent dans la péninsule des Balkans. Celle de 162 [sic] se prolongea
pendant vingt ans et fut si sévère qu’aux dires des contemporains “la moitié de la population de l’empire
succomba”. Les Thraces habitant des villages ouverts […] furent les victimes toutes désignées des raids des
Carpes et autres envahisseurs trans-Danubiens”. On constate le glissement intervenu d’un texte à un autre, de
l’empire à la Thrace et du jugement des contemporains à une estimation actuelle, à partir de sources qui sont sans
doute Eutrope ou Orose, et qui ne sont donc pas les plus objectives. Cet exemple est d’autant plus significatif
qu’il se trouve dans une synthèse dont la qualité est certaine. Sur l’arrière-plan méthodologique de ces
problèmes : S.J. Gould, “L’insidieuse expansion du clone du fox-terrier”, in La foire aux dinosaures, (1991), tr.
fr., Paris, 1993, pp. 189-205.
1 R.J. Littman et M.L. Littman, “Galen and the Antonine Plague”, American Journal of Philology, 94, 1973,
pp. 243-255.
2 R.J. Littman et M.L. Littman, op. cit., p. 255.
3 R.P. Duncan-Jones, p. 116, n. 88. Cf. J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des
Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999, p. 523 n. 8.
La peste antonine : guerres et épidémie 1319
comme celui dont a pu être victime le sanctuaire des mithraistes. Par la suite la plaque fut
utilisée comme album de la communauté de dévots, les noms de nouveaux membres cooptés
s’ajoutant au fur et à mesure, et sans doute chaque année. On peut ainsi identifier 18 groupes
de noms de taille variable - entre une et huit personnes pour les cinq premiers groupes par
exemple -, mais il nous semble risqué de proposer des explications à ces variations, tant les
causes pouvaient être nombreuses et de nature variée. La peste qui frappa le Norique dans les
années 180 put avoir des effets sur le groupe de croyants, mais il nous faut reconnaître notre
incapacité à le constater explicitement.
Il faut bien noter, par ailleurs, qu’il est extrêmement difficile de juger d’un contexte
compte tenu de nos sources, et que certaines sources évidentes ne doivent pas masquer ce que
l’on peut savoir plus généralement. À lire l’article de J. Wiseman sur Stobi à l’époque
antonine1 on peut avoir l’impression qu’un fléau s’est abattu sur la petite cité. Et s’il faut
critiquer les rapprochements abusifs de cet article2, il y a effectivement à Stobi une épitaphe
en vers qui ne peut que frapper son lecteur, puisqu’elle mentionne ceux qui au nord, le long
du Danube sont dévorés par la maladie et qui peut être datée de la fin du deuxième siècle3.
Mais, quand bien même le lien chronologique avec la peste antonine serait bien plus certain, il
n’en resterait pas moins que ce que nous montre l’archéologie à Stobi donne une image bien
différente de la ville : la cité de Macédoine entrait alors dans sa période la plus prospère et son
habitat atteignait son extension maximale4. Faut-il alors éloigner le fléau et la catastrophe
pour n’y voir qu’une péripétie dont on s’est vite, localement, relevé ?
1J. Wiseman, "Gods, War and Plague in the Time of the Antonines.", Studies in the Antiquities of Stobi I,
Belgrade, 1973, pp. 143-183, voir notre commentaire supra.
2 De même K. Strobel, “Zur Lesung und Deutung einer Grabinschrift aus Stobi und zu den Auswirkungen der
Seuche von 166 n. Chr.”, ZPE, 75, 1988, pp. 232-234 à propos de (AE 1983, n° 883) ne convainc pas. Rien dans
l’inscription ne permet d'établir un lien à l’épidémie : “C(aio) Aeficio Maximo / L(uci) f(ilio) Aem(ilia) Stobis /
mil(iti) leg(ionis) VII Cl(audiae) p(iae) f(idelis) vixit / [a]n(nis) XXV meruit an(nis) V /5 [pos]uit Titia mater / [
et] sibi viva.”
3J. Wiseman, op. cit., p. 176, n° 6 ; elle fut originellement publiée par A. Premerstein et N. Vulic, JOAI, 6,
1903, Beiblatt, 7-9, n° 10. Le passage concerné constitue les lignes 5-6 de l’épitaphe : “τᾶς νο[ύσου θ]ανᾶντο
/ Βοραῖς [περὶ εὐ]ρέα Ἲσ[τ]ρον.” Premerstein et Vulic la rapprochaient de la peste antonine.
4Voir le bilan dressé par D. Mano-Zissi, “Stratigraphic problems and the urban development of Stobi”,
Studies in the Antiquities of Stobi I, Belgrade, 1973, pp. 185-224.
5 R.P. Duncan-Jones, p. 128
La peste antonine : guerres et épidémie 1321
1 Voir infra. On considérera aussi le tableau chronologique récapitulatif des titulaires des plus hautes
fonctions équestres que nous donnons dans le chapitre consacré à ces questions. Moins nette, la lacune est aussi
visible dans le tableau consacré aux gouverneurs des provinces impériales consulaires.
2 J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999,
pp. 521-524.
3 J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999,
p. 523. Cf. R.P. Duncan-Jones, fig. nn° 2, 8, 9
4 J.-M. Carrié et A. Rousselle, L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin 192-337, Paris, 1999,
p. 523.
5 Cf. G. Didi-Hubermann, “Feux d’images : un malaise dans la représentation au XIVème siècle”, préface à
M. MEISS, La peinture à Florence et à Sienne après la Peste Noire. Les arts, la religion, la société au milieu du
XIVème siècle. trad. fr., Paris, 1994, p. I-IL ; B. Rossignol, “La peste antonine (166 ap. J.-C.)”, Hypothèse, 1999,
Paris, 2000, pp. 31-37.
6 Cf. J. Schwartz, "Nouveaux aperçus sur l'Égypte à l'époque de Marc Aurèle (161-180)", Ancient Society,
IV, 1973, pp. 191-197 ; S. Kambitsis, "Un nouveau texte sur le dépeuplement du nome mendésien", Chronique
d'Égypte, LI, 1976, pp. 130-140 ; G. Casanova, “La peste nella documentazione greca d’Egitto”, Atti del XVII
Congresso Internazionale di Papirologia, Napoli, 1984, Naples, 1984, t. III, pp. 949-956 ; id., “Epidemie e fame
nella documentazione greca d’Egitto”, Aegyptus, 64, 1984, pp. 163-201 ; id., “Le epigrafi di Terenouthis e la
peste”, Yale Classical Studies, XXVIII, 1985, pp. 145-154 ; id., “Altre testimonianze sulla peste in Egitto.
Certezze ed ipotesi”, Aegyptus, 68ème année, 1988, pp. 93-97 ; S. Kambitsis, Le papyrus Thmouis 1, colonnes
68-160, Paris, 1985, pp. 26-29 ; D.W. Rathbone, “Villages, Land and Population in graeco-Roman Egypt”,
PCPhS, vol. CCXVI, 1990, pp. 103-142 et surtout 114-119 ; R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of
Roman Egypt, Cambridge, 1994, pp. 173-177 ; R.S. Bagnal, “P. Oxy and the Antonine plague in Egypt : death or
flight ?”, JRA, 13, 1, 2000, pp. 288-292 ; P. Van Minnen, “P.Oxy LXVI, 4527 and the Antonine Plague in the
Fayyum”, ZPE, 135, 2001, pp. 175-177. Sur la population égyptienne voir E. Lo Cascio, “La popolazione
dell’Egitto romano”, in M. Bellancourt-Valdher et J.-N. Corvisier éd., La démographie historique antique,
Arras, 1999, pp. 153-169.
La peste antonine : guerres et épidémie 1322
moururent, Soknopaiou Nesos ne semblant pas se relever, par la suite, de cette terrible crise1.
Le papyrus Thmouis montre aussi ses effets, moins meurtriers, semble-t-il, dans le nome
mendésien2. Mais ce dernier document nous introduit aussi à d’autres problèmes. Le
dépeuplement des villages dont il témoigne trouve plusieurs causes, certaines apparaissant
bien plus nettement que la peste. Surtout il semble progressif, s’étalant sur près d’une
décennie, à partir d’une cause “commune et permanente”, à savoir essentiellement l’évasion
fiscale, l’ ἀναχώρησις3. À cette cause structurelle s’ajoutent des catastrophes plus
conjoncturelles, parmi lesquelles la peste ne vient qu’après les ravages des impies Nikochites
en qui l’on peut reconnaître les Boukoloi4, sans oublier les dommages très lourds que peut
occasionner l’armée lorsqu’elle vient réprimer le soulèvement des Nikochites, comme dans
trois villages de Psanitis où les soldats massacrent presque tous les villageois vers 167-1685.
Il ne nous semble pas alors nécessaire de lier exclusivement à la peste les phénomènes
observés par R.P. Duncan-Jones, qui ne convainc guère quand il assimile l’anachoresis à la
fuite devant la contagion6. Le diagnostic final paraît cependant bien noir pour l’Égypte. Dans
leur ouvrage consacré à la démographie de l’Égypte, R.S. Bagnall et B.W. Frier ont souligné
l’importance de la peste antonine, et l’importance de l’année 166 comme césure - relative -
dans les données statistiques qu’ils ont pu tirer des documents liés au cens7. Ces documents
n’ont cependant pas une périodicité annuelle, mais rythment la chronique égyptienne tous les
quatorze ans8. La césure ne se place donc pas en 166 mais entre 159 et 173, et il faut ajouter
aux effets de la peste ceux des autres calamités qui s’abattent alors sur l’Égypte qui semble
traverser - au moins pour certaines régions car toutes ne montrent pas de tels symptômes9 -
une crise aux racines et aux manifestations multiples. Mais tout autant que cette césure, on
peut observer avec D.W. Rathbone, dans les zones où les difficultés économiques et sociales
ne se surimposent pas à la peste, une reprise remarquable qui débouche au début du troisième
siècle sur une situation presque similaire à celle d’avant 16610. Il faut noter que
D.W. Rathbone estime la perte de population de l’Égypte de 20 % ou plus, chiffres qui nous
1 Cf. P. vindob. G. 24951+24556 ; G. Casanova, “Altre testimonianze sulla peste in Egitto. Certezze ed
ipotesi”, Aegyptus, 68ème année, 1988, pp. 93-97 surtout p. 94.
2 S. Kambitsis, Le papyrus Thmouis 1, colonnes 68-160, Paris, 1985, pp. 26-29.
3 S. Kambitsis, Le papyrus Thmouis 1, colonnes 68-160, Paris, 1985, pp. 27-28.
4 Nous renvoyons sur ces points et sur la situation de l’Égypte à la notice que nous avons consacrée à Avidius
Cassius, §§ 6.3.-5.
5 S. Kambitsis, Le papyrus Thmouis 1, colonnes 68-160, Paris, 1985, p. 28.
6 R.P. Duncan-Jones, pp. 120-124.
7 R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of Roman Egypt, Cambridge, 1994, pp. 173-177.
8 Idem, p. 9.
9 Ainsi pour les lacunes dans la documentation papyrologique (R.P. Duncan-Jones, p. 125) voir les
observations de W. Haberman “Zur chronologischen Verteilung der papyrologischen Zeugnisse”, ZPE, n° 122,
1998, pp. 144-160. Il montre que s’il y a bien des séries qui chutent en 160 environ ce n’est pas le cas de toutes :
seule la documentation du nome arsinoite chute véritablement (p. 152), il conclut “Ein Zusammenhang mit der
Pestepidemie könnte in Erwägung gezogen werden, doch bleibt zubeachten, daß sich die anderen Gaue stabil zu
verhalten scheinen”. Il faut aussi remarquer qu’en 168, la légion d’Égypte peut effectuer ses recrutements sur
place : CIL III 6580. Voir la partie que nous consacrons aux recrutements.
10 Idem, p. 174 d’après D.W. Rathbone, “Villages, Land and Population in graeco-Roman Egypt”, PCPhS,
vol. CCXVI, 1990, pp. 114-119.
La peste antonine : guerres et épidémie 1323
semblent difficilement compatibles avec une reprise aussi rapide, même en considérant que
l’époque succédant à l’épidémie a connu un taux de fertilité supérieur destiné à contrebalancer
les pertes1. Enfin, il faut tenir compte des spécificités du milieu égyptien et des densités de
population qu’il pouvait entraîner, favorisant la contagion et rendant peut-être l’Égypte plus
vulnérable que d’autres régions à de telles épidémies2, mais alors il devient difficile
d’extrapoler aux autres régions de l’empire. L’Égypte est la province que nous connaissons le
mieux du point de vue de l’épidémie, mais si la peste et ses ravages y sont bien attestés, ce ne
sont pas les seuls problèmes rencontrés dans cette province, et la peste semble bien plus
participer d’un ensemble de difficultés structurelles qu’en constituer la cause première et
unique.
5.3.2.- Mines, diplômes et inscriptions, quels sont les effets des guerres ?
Plusieurs des courbes dressées par R.P. Duncan-Jones recouvrent des domaines qui
devaient être très sensibles à la conjoncture économique et sociale, ou aux événements
militaires. Ainsi l’abandon des mines en Dacie peut s’expliquer par la présence de combat
tout autant que par la peste, et la baisse du nombre de diplômes militaires retrouvés peut aussi
s’expliquer par la présence de guerres longues et difficiles, sans parler d’éventuelles
modifications de la pratique épigraphique. La baisse du nombre d’inscriptions recouvre des
questions similaires5. Si l’on s’en tient aux inscriptions datées, le creux le plus significatif n’a
1 R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of Roman Egypt, Cambridge, 1994, p. 177.
2 R.S. Bagnall et B.W. Frier, The Demography of Roman Egypt, Cambridge, 1994, p. 178.
3 R.P. Duncan-Jones, pp. 131-133.
4 Voir la notice consacrée à Helvius Pertinax § 6.2.5. pour une discussion plus approfondie du problème.
5 R.P. Duncan-Jones, p. 126 fig. 9. On remarquera l’ampleur de la reprise sévérienne qui dépasse tous les
niveaux antérieurs.
La peste antonine : guerres et épidémie 1324
pas lieu en 166-167, années du maximum supposé de la peste mais en 170-1711. Il y a, à partir
d’Hadrien et durant le deuxième siècle, une augmentation du nombre d’inscriptions datées,
mais O. Salomies fait remarquer que l’on peut observer dans ce mouvement deux moments de
baisse nette. Le premier se situe en 149-158, le second en 169-178. Cette baisse dans nos
sources est-elle due à une baisse réelle dans la production, ou bien à un hasard de nos
trouvailles ? Si O. Salomies semble plutôt penser à une question de chance, il signale : “It is
however, somewhat striking that there seem to be only two contemporary inscriptions from
the year 171, perhaps the most critical year of the period”2. Tout autant qu’à la peste, il faut
penser aux autres difficultés du règne, ces difficultés pouvant par ailleurs s’entretenir
mutuellement et renforcer leurs effets.
1 O. Salomies, “Some observations on consular dating in Roman inscriptions of the Empire”, in H. Solin,
O. Salomies, U.-M. Liertz ed., Acta Colloquii epigraphici latini, Helsingiae 3-6 sept. 1991 habiti, Helsinki,
1995, pp. 270-292.
2 Idem, p. 274. Sur la fréquence des inscriptions voir : S. Mrozek, “La répartition chronologique des
inscriptions latines datées au III ème siècle ap. J.-C.”, E. Frézouls et H. Jouffroy, Les empereurs illyriens. Actes
du colloque de Strasbourg (11-13 X 1990), Université des sciences humaines de Strasbourg, contributions et
travaux de l’institut d’histoire romaine VII, A.E.C.R., Strasbourg, 1998, pp. 11-20 ; S. Mrozek, “À propos de la
répartition chronologique des inscriptions latines dans le Haut-Empire”, Epigraphica, XXXV, 1973, pp. 113-118
et Duncan-Jones, The Economy of the Roman Empire, p. 351. Voir aussi R. MacMullen, “Frequency of
inscriptions in Roman Lydia”, ZPE, n° 65, 1986, pp. 237-238.
3 R.P. Duncan-Jones, p. 127.
4 Voir le bilan de l’annexe 1 de notre notice n° 106.
5 Voir les réflexions de D.S. Potter, Prophecy and History in the crisis of the Roman Empire. A Historical
commentary on the XIIIth Sibylline Oracle, Oxford, 1990, pp. 64-67 et sur la peste p. 7 avec n. 7 qui retient les
estimations des Littman.
6 Cf. J.M. Cortés Copete, “Marco Aurelio, benefactor de Eleusis”, Gerion, 16, 1998, pp. 255-270 ;
K. Clinton, “Eleusis from Augustus to the Antonines : Progress and Problems”, in XI Congresso Internazionale
di Epigraphia Greca e Latina, Roma 18-24 settembre 1997, Atti I & II, Roma, 1999, pp. 93-102 et notamment
pp. 97-98.
7 Dion Cassius, LXXI, 32, 3 ; Philostrate, Vie des sophistes, 583 (Wright, p. 219).
La peste antonine : guerres et épidémie 1325
contraint en cela par les frais des guerres qu’il mena1. Enfin, il faut compter avec les lacunes
de nos sources2. Le graphique de R.P. Duncan-Jones ne montre aucun bâtiment financé par
Marc Aurèle en Italie, et pourtant il y en eut. Les reliefs qui ornent maintenant en majorité
l’arc de Constantin provenaient bien d’un bâtiment, et nous avons perdu toute trace du temple
qu’il fit ériger sur le Capitole3, sans parler de la colonne que l’on peut attribuer au règne de
Commode, règne qui introduit à d’autres problèmes puisqu’il faut compter avec la damnatio
memoriae.
La courbe des constructions publiques soulève en partie les mêmes problèmes. Il n’est pas
inenvisageable que les mesures d’économie décrétées au niveau impérial ait été répercutées à
un niveau moins important, soit par des incitations, soit par mesure législative comme ce fut
le cas pour les spectacles de gladiateurs4. On peut songer par ailleurs à l’importance accrue du
du nombre de curateurs durant notre période. J.R. Patterson est récemment revenu sur cette
faiblesse des constructions au deuxième siècle5. Il faut convenir avec lui qu’il arrive un
moment où les villes sont équipées en grands bâtiments : multiplier les amphithéâtres est
absurde. Certes d’autres types de bâtiments sont envisageables, comme les thermes, mais les
évergètes et les cités ont peut-être tourné leur financement vers d’autres pratiques. Le
deuxième siècle est justement celui où les banquets, distributions d’argent et de nourriture
atteignent un sommet6. Le règne de Marc Aurèle présente une réelle vitalité des distributions
alimentaires et des fondations alimentaires, aspects que R.P. Duncan-Jones ne signale pas
dans son travail sur la peste, alors qu’il le connaît pourtant très bien7.
1 Dion Cassius, LXXI, 32, 3 ; S.H.A., Vita Marci, XI, 1 et XII, 5, XXIII, 2-3 mais noter XVII, 7. Sur les frais
occasionnés par la peste XIII, 6.
2 Dans un autre domaine, à propos des carrières de marbre (R.P. Duncan-Jones, p. 130), on peut constater que
les lacunes peuvent se réduire avec la progression des recherches, cf. M. Christol et T. Drew-Bear, “Les carrières
de Dokimeion à l’époque sévérienne”, Epigraphica, LIII, 1991, pp.113-174 et surtout, pp. 166-173.
3 Dion Cassius, LXXI, 34, 3.
4 S.H.A., Vita Marci, XXVII, 6 et CIL II, 6278 (ILS, 5163).
5 J.R. Patterson, “The collegia and the transformation of the towns of Italy in the second century AD”,
L’Italie d’Auguste à Dioclétien. Actes du colloque international de Rome (25-28 mars 1992), E.F.R., Rome,
1994, pp. 227-238 et surtout pp. 228-229.
6 J.R. Patterson, op. cit., p. 229 ; cf. S. Mrozek, Les distributions d’argent et de nourriture dans les villes
italiennes du haut-empire romain, Bruxelles, 1987 et id. “Munificentia privata im Bauwesen und
Lebensmittelverteilungen in Italien während des Prinzipates” ZPE, 57, 1984, pp. 233-240.
7 Cf. R.P. Duncan-Jones, The Economy of the Roman Empire, Quantitative Studies, Cambridge University
Press, Cambridge, 1974, p. 355 : "The Italian sportulae are more frequent under Marcus Aurelius and
Commodus, while the few dated foundations show their greatest frequency under Antoninus Pius. The
concentrations of both sportulae and foundations lie mainly in the second century".
8 Témoignage en apparence ignoré de R.P. Duncan-Jones, voir pp. 127-128 son explication au maintien de la
courbe en Syrie.
La peste antonine : guerres et épidémie 1326
critères de R.P. Duncan-Jones la possibilité qu’elle ait été relativement épargnée par la peste1.
Mais peut-on expliquer cela par sa situation sur les routes maritimes ? On comprendrait que
les contacts apparemment limités de l’Afrique avec l’Orient aient dans un premier temps
freiné l’épidémie, mais ensuite comment expliquer que de Rome et de l’Italie la maladie n’ait
pas atteint l’Afrique ? L’Espagne rencontre la même situation et à cet égard il faut noter que la
tentative de retrouver les phénomènes mis en évidence par R.P. Duncan-Jones dans les séries
des amphores à huile a mis au contraire la continuité en évidence2. Est-ce là la trace de
régions épargnées par la peste, ou faut-il considérer avec nos sources littéraire qu’elle fut bel
et bien générale pour l’empire ? Il faudrait alors en déduire qu’elle n’aurait pas eu partout les
mêmes conséquences, ou peut-être plutôt que les courbes rassemblées par R.P. Duncan-Jones
ne mesurent pas seulement les conséquences de la peste mais un nombre de causes bien plus
grand : le poids des guerres, les difficultés économiques et sociales régionales et les diverses
dynamiques à l’oeuvre, la politique de l’empereur, les évolutions de pratiques culturelles. Plus
qu’une invitation à majorer les effets de la peste, ces séries documentaires seraient une
invitation à reconsidérer le contexte général de la période. Nous retrouvons alors la question
abordée à propos de l’Italie, de l’articulation du temps long et du temps court, des événements
conjoncturels et des longs trends structurels.
économique, qui entraînent les désastres1". On ajoutera que chaque épidémie est la résultante
d’une conjonction de facteurs multiples, encore mal connus, mais qui engagent
nécessairement les conditions sociales et environnementales : un microbe ne fait pas une
épidémie2. Quelle que fut la virulence de la peste antonine, il nous semble nécessaire de
souligner son caractère ponctuel. Si elle semble persister de 166 à 169-170 en Italie, elle ne
semble pas ensuite faire un retour aussi fort. L’épidémie semble être réapparue sous
Commode, mais depuis la relecture de l’inscription de Bedaium elle est surtout attestée à
Rome et en Italie. On ne doit peut-être pas alors grossir l’impact de cette épidémie
commodienne qui nous est connue par Dion Cassius et Hérodien3, auteurs dont les récits ont
pu être guidés par des considérations morales tout autant que de vérité historique. Si Hérodien
fait le récit de la peste pour accabler Cléandre, Dion l’utilise pour stigmatiser la politique de
Commode, le tyran étant une calamité bien plus grande que la peste. Il retrouve là un cliché
rhétorique bien attesté dans les récits de catastrophe du premier siècle de notre ère4. Si l’on
ajoute que le souvenir de la peste de 166 devait être resté vif à Rome on peut se demander si
l’importance de l’épidémie sous Commode n’a pas été majorée.
Considérer l’historiographie des épidémies médiévales et modernes doit aussi nous inciter
à une grande prudence, en particulier lorsque l’on aborde les conséquences religieuses,
artistiques et culturelles des épidémies5. Comme nous l’avons dit il ne nous semble pas
envisageable de faire de la peste antonine un tournant dans les mentalités collectives, un
bouleversement des esprits6. Finalement, face à la grande peste du XIVème siècle, notre
période semble montrer d’abord une épidémie grave mais bien éloignée de la catastrophe qui
toucha l’Europe en 1347, et ensuite une reprise dynamique et plus rapide1.
Conclusion
Finalement nous garderons l’image d’une épidémie grave. Elle s’est répandue
probablement plus lentement que ce que l’on a pu dire et était peut-être présente dans l’empire
avant la prise de Séleucie. Sa persistance sur quelques années (166-170) semble bien attestée,
mais sa récurrence sous Commode a peut-être été exagérée. Les conséquences
démographiques sont certaines, mais très délicates à évaluer et bien moins fortes qu’on a pu le
suggérer, l’estimation des Littman semblant plus correcte que les estimations hautes au regard
de la reprise constatée après notre période. L’impact fut régionalement très inégal, d’autant
plus que l’épidémie n’était pas seule : guerres, famines, contextes locaux particuliers et plus
ou moins troublés ont aggravé ses effets comme elle a pu aggraver les leurs. Elle est, avec la
perception qu’en ont eu les contemporains, le symptôme d’un empire uni et plein. C’est une
épidémie globale et ce fut sans doute une des premières pour laquelle les contemporains
purent le vérifier. Elle frappa sans doute d’autant plus que la population de l’empire était alors
importante, et elle frappe d’autant plus que l’empire unifié permet les voyages et la contagion.
À tous ces égards, c’est un événement important qui marque un moment de mutation
pluriséculaire, mais il ne peut à lui seul expliquer les transformations de notre époque, et nous
n’y voyons pas la cause d’un changement de “mentalité”.
Pour l’armée et le déroulement des guerres le bilan doit aussi être nuancé. D’une part on ne
peut pas dire qu’elle ait obligé à interrompre les opérations en Orient en 166. Mais d’autre
part il est certain que sa diffusion a dû être aggravée et accélérée par les nombreux
mouvements de troupes. Localement et ponctuellement elle a pu désorganiser une partie des
forces militaires romaines - mais sans doute aussi barbares - ou aggraver leurs problèmes,
comme dans l’hiver 168-169 à Aquilée. Structurellement cela a pu nécessiter une
intensification des procédures de recrutements militaires en leur donnant ponctuellement et de
manière limitée un caractère d’urgence. Plus largement et sur une durée plus longue, la
présentation des recrutements a pu revêtir un aspect dramatisé ou glorifié, comme dans le cas
de certains recrutements exceptionnels faits dans la partie hellénophone de l’empire.
A l’échelle de l’empire, un creux démographique a dû se faire sentir, d’autant plus que la
population avait peut-être atteint un optimum. Outre les nombreuses conséquences propres à
ce creux, et ses répercussions sur la pyramide des âges et les générations suivantes, il est fort
probable que les revenus impériaux aient été atteints. L’augmentation concommitante des
dépenses militaires dues aux recrutements de troupes nouvelles, à la création d’unités et à la
longueur et à l’ampleur des campagnes militaires a sans doute rendu cette baisse des revenus
encore plus dramatique. Cependant il faut rappeler que nous ne nous trouvons pas encore dans
1 Sur la reprise dans l’agriculture, les courbes de R.P. Duncan-Jones sont bien loin de ce qui est observé au
XIVème siècle, cf. H. Neveux, "Déclin et reprise : la fluctuation biséculaire", in G. Duby et A. Wallon dir.,
Histoire de la France rurale, tome 2 : De 1340 à 1789, Paris, (1975) 1992, p. 12.
La peste antonine : guerres et épidémie 1329
le cadre de l’armée post-sévérienne qui compte trois légions de plus et connut une
augmentation de solde, preuve que l’empire avait sans doute une certaine marge, passé le plus
fort de l’épidémie. L’époque de Marc Aurèle fut donc un temps difficile, un temps de
malheur, mais la peste n'en est pas l’unique déclencheur, elle en est un symptôme aggravant
dont il reste à apprécier plus finement les rapports avec les mouvements démographiques,
économiques et sociaux repérables dans le temps long, et qui sont parfois eux-mêmes objets
de controverses. Les guerres longues et difficiles et leur présence dans plusieurs régions de
l’empire de manière quasi simultanée, avec de graves troubles régionaux comme les Boukoloi
marquent le bilan du règne tout autant et sans doute plus que l’épidémie. Le rétablissement
semble se faire assez vite dans plusieurs régions et à plusieurs niveaux, démographique,
économique, même s’il n’est peut-être pas complet. Il reste très difficile d’apprécier le rôle de
la peste dans la dynamique de certaines régions de l’empire et dans la hiérarchisation de ces
régions.
La peste si souvent évoquée fut un événement important du règne de Marc Aurèle, et
l'armée romaine y fut sans doute sévérement confrontée. Elle n'eut sans doute pas l'aspect
lourdement catastrophique et extraordinaire que certaines de nos sources présentent et que
beaucoup d'historiens modernes ont relevé1, mais l'exagération n'est pas le seul désavantage
de cette situation. La peste a trop souvent servi d'explication brutale et définitive à beaucoup
de faits et d'événements du règne, en particulier dans le domaine militaire, le moindre n'étant
pas l'arrêt de la guerre parthique. Relativiser son importance - sans la nier pour autant, pas
plus que la relative nouveauté que semble avoir constitué cette épidémie touchant tout le
bassin méditerranéen -, mieux la comprendre et la replacer pour cela dans le type de discours
propre à chacune de nos sources, incite finalement à refuser de voir en elle l’explication
unique de tous les malheurs de l’époque et des changements qui purent avoir lieu.
1Comme le faisait observer J. F. Gilliam, p. 228 : "Those [les sources] that deserve the least credit are among
those most often quoted or copied".