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Charpin François. Pour une linguistique de la performance. In: Langages, 12e année, n°50, 1978. pp. 27-31.
doi : 10.3406/lgge.1978.1943
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1978_num_12_50_1943
F. Charpin
Limoges
Ce que nous savons de la langue latine nous est transmis par un corpus
de textes latins, c'est-à-dire par un ensemble fini de phrases effectivement
réalisées dans des écrits. Ce caractère spécifique des langues mortes limite
singulièrement la portée de l'analyse syntaxique que l'on peut en entre
prendre.
La première tâche d'une grammaire consiste en effet à séparer les
séquences grammaticales et les séquences non grammaticales d'une langue
donnée. Or la définition de ces séquences grammaticales ne repose pas sur
l'étude d'un corpus particulier d'énoncés, mais doit refléter le comporte
ment du locuteur qui, à partir d'une pratique finie et accidentelle de la
langue, peut produire et comprendre un nombre infini de phrases nouvelles.
On ne saurait décrire la syntaxe du français en analysant toutes les phrases
que renferment les romans de Proust, mais bien plutôt en recherchant ce
qui permettait à Proust, par exemple, de décider qu'une phrase quelconque
était acceptable ou non en français. Une telle expérience est évidemment
impossible pour le latin. Nous ne disposons d'aucun locuteur qui, comme
pour une langue vivante, soit capable d'émettre spontanément ou de per
cevoir et de comprendre un nombre infini de phrases que, pour la plupart,
il n'a jamais entendues auparavant. En ce domaine, l'érudition ne peut se
substituer à l'introspection. De multiples raisons l'interdisent. Nous consi
dérons en effet comme latins des textes dont les dates de rédaction sont par
fois séparées de plusieurs siècles. Qui nous garantit qu'il s'agit bien de la
même langue ? Si Erasme comprenait parfaitement Plaute, rien ne prouve
que Plaute aurait parfaitement compris Erasme. Tout latiniste tend à
considérer comme grammatical ce qui lui apparaît comme doué de sens. Or
tout philologue sait bien que, depuis l'Antiquité, des générations de copistes,
qui avaient le latin comme langue maternelle, nous ont transmis des textes
avec, parfois, des passages parfaitement incohérents qui obligent les édi
teurs modernes à corriger les manuscrits. Tout le problème est de savoir si
l'incohérence que nous décelons apparaissait bien comme telle pour les
copistes qui jugeaient peut-être l'expression comme très acceptable. Que
dire de ces grammairiens latins qui, à la suite de Pline, de Marius Plo-
tius Sacerdos, de Charisius, de Diomède, de Pompeius 1 ... admettent
que l'emploi de l'accusatif au lieu du nominatif, du pluriel au lieu du singul
ier,de l'indicatif au lieu du subjonctif ne constitue pas un solécisme à part
ir du moment où il correspond à une intention consciente du locuteur ?
Il faut bien convenir que, pour les Anciens, la grammaticalité n'est pas fo
rcément la norme du correcteur de thème latin. Elle ne s'identifie pas non
plus aux séquences qui possèdent la fréquence la plus élevée. Admettre
un tel principe reviendrait à décider, par exemple, pour qui s'en remettrait
à Proust, que les phrases très longues ou l'emploi de l'imparfait sont par
ticulièrement acceptables en français ! Ou encore, à propos du latin, que le
sujet antéposé devant le verbe ou les tournures redondantes sont parti
culièrement acceptables ! Ce serait confondre style et syntaxe et surtout
oublier que la notion de grammaticalité ne souffre pas de degré. Ou bien un
énoncé est latin, ou bien il ne l'est pas ; ou un énoncé est français, ou il ne
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l'est pas. Seuls les locuteurs sont habilités à porter un jugement absolu et
universellement valable sur toute séquence de leur langue.
Encore faut-il qu'ils le fassent ! Or les grammairiens latins nous ont
transmis des renseignements pratiquement inutilisables dans ce domaine.
Certes, ils sont prolixes quand ils décrivent les formes nominales ou les
formes verbales, quand ils proposent des catalogues de définitions de termes
de rhétorique ou de poétique ; mais ils restent muets quand il faudrait trai
ter de la syntaxe et plus particulièrement de la phrase. Le seul auteur qui
aborde le sujet, Priscien, écrit en 500 après J.-C, par conséquent à une
époque très tardive ; il traduit servilement le traité qu'ApoLLONius Dys-
cole avait composé sur la langue grecque et, comme son modèle, il introduit
ses réflexions sur l'énoncé au milieu d'une terminologie philosophique
empruntée aux stoïciens qui décrivaient le discours conforme à la Raison,
Yoratio perfecta, ordinatio intelle gibilium... aptissime ordinatorum 2. Ces
spéculations logiques sont sans intérêt pour qui définit la phrase comme une
séquence finie de morphèmes enchaînés selon des procédures de concaténat
ion hiérarchiquement imbriquées, et la grammaire comme un mécanisme
fini capable d'engendrer un ensemble infini de phrases. A défaut de mieux,
le linguiste doit se contenter des remarques contenues dans les traités de
rhétorique qui jugent de la beauté, de l'harmonie ou du rythme des tour
nures. Les œuvres de Cicéron. de Quintilien, d'AuLU-GELLE renferment
des indications qui précisent qu'une formulation est préférable à une autre,
ou bien ne s'emploie pas, ou bien semble peu correcte... D'une certaine façon,
leurs analyses engagent leur compétence linguistique, mais elles ne garan
tissent pas que cette dernière se trouve seule en cause ; et, de fait, très sou
vent ce sont des jugements esthétiques, psychologiques ou logiques qui sont
alors impliqués. Ayant, par exemple, à étudier l'ordre des mots, les Anciens
n'examinent pas si certains rangements sont syntaxiquement impossibles ;
ils se contentent de vérifier si sont respectés les prétendus principes d'une
chronologie naturelle, d'une hiérarchie préétablie entre les notions, la pré
séance du nom sur le verbe, du masculin sur le féminin, du vrai sur le faux,
le tout étant mêlé à des considérations sur l'euphonie des textes 3. Que
conclure d'une telle accumulation ? Les témoignages des Latins sont extr
êmement difficiles à utiliser et leurs jugements sur leur langue sont insépa
rables de leurs goûts, de leur culture, de leurs préjugés intellectuels. Dans la
civilisation où ils vivent, la grammaire n'est ni une science exacte, ni une
science autonome ; auxiliaire de la philosophie, de la critique, voire même de
la déclamation 4, elle est simplement la connaissance empirique de ce qu'ont
dit les poètes ou les écrivains 5. Dans ces conditions, il semble particulièr
ement abusif de décrire la syntaxe latine comme si l'on pouvait apprécier
parfaitement ce qu'est la grammaticalité d'une langue morte et la compét
encelinguistique des Anciens. Dans la mesure où l'on ne travaille que sur
un corpus limité de textes écrits, dans la mesure où rien ne permet de savoir
de manière certaine qu'un texte non réalisé aurait été acceptable pour un
locuteur latin, toute étude de la phrase se situe obligatoirement au niveau
de la performance. Cette constatation entraîne plusieurs conséquences :
1) Le grammairien dispose d'un stock fini d'énoncés qui lui sont don
nés comme acceptables ; il faut considérer qu'à ce titre ils respectent les
règles de la syntaxe, mais qu'ils sont aussi marqués par de nombreux fac
teurs, notamment le locuteur (sa personnalité, ses motivations, ses émot
ions...), la situation de parole (langue littéraire...), les limitations liées à la
structure cognitive (capacités mémorielles et capacités phonatoires...). Le
modèle de performance qui les caractérise implique un modèle de compé-
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tence, mais, en aucun cas, il ne saurait lui être assimilé, parce qu'il ne se
réduit pas au modèle proprement grammatical qui permet d'engendrer
l'ensemble infini des représentations phonétiques et sémantiques couplées
qui appartiennent au latin. Il paraît dès lors très hasardeux de plaquer sur
une langue morte les descriptions génératives qui conviennent aux langues
vivantes, de définir hâtivement des arbres de surface ou des arbres pro
fonds, des transformations ou des règles syntaxiques... On risque ainsi de
prendre quelques phrases latines pour le latin, en l'absence de toute possi
bilité d'introspection.
2) Maurice Gross souligne que le nombre des solutions formelles qu'il
est possible d'envisager a priori pour décrire un phénomène linguistique est
toujours très élevé : « Nous avons donc constamment une disproportion
énorme entre l'ensemble des possibilités théoriques et celui des faits linguis
tiques. Il est donc pratiquement impossible d'opérer un choix non arbitraire
parmi les solutions disponibles. » 6 La remarque vaut pour les langues vivant
es ; elle vaut encore plus pour le latin dans la mesure où il est interdit au
linguiste de contrôler la grammaticalité d'un énoncé quelconque. Il est cer
tain que le seul remède à une telle confusion se trouve dans l'examen « sy
stématique des données » empiriques, accumulées de la manière la plus comp
lète et la plus détaillée. Quand toute la documentation sera rassemblée,
il sera peut-être possible d'émettre quelques hypothèses vraisemblables sur
le modèle de compétence qui, avec d'autres facteurs, détermine le modèle
de performance illustré par les phrases latines qui nous ont été transmises.
3) L'enquête opère sur les structures superficielles, c'est-à-dire sur les
séquences terminales de morphèmes auxquelles sont associées, par l'inte
rmédiaire des règles phonologiques, des représentations phonétiques spéci
fiques. Elle ne saurait, dans un premier temps du moins, porter de jugement
sur les structures profondes du latin. Celles-ci seront définies, à titre d'hypot
hèse, au terme de l'enquête, car c'est à ce moment seulement que l'on
pourra, avec un peu moins d'arbitraire, envisager comment elles déter
minent la représentation sémantique, comment elles sont associées aux
structures de surface par des transformations grammaticales, comment elles
satisfont à l'ensemble des conditions formelles imposées par les règles de
base, notamment les règles catégorielles qui assignent les fonctions et l'ordre
des constituants, et les règles contextuelles qui précisent comment les él
éments lexicaux s'insèrent dans de telles structures. Procéder autrement
revient encore une fois à assimiler performance et compétence, quelques
phrases latines et l'ensemble infini des phrases acceptables en latin, les
contraintes qui portent sur quelques textes littéraires et les contraintes qui
portent sur la langue.
Dans le cadre d'une grammaire de la performance telle qu'elle est pré
cisée ci-dessus, il semble que l'on puisse affirmer les deux propositions su
ivantes à propos du latin classique :
1) Les structures superficielles engagent l'interprétation sémantique des
énoncés 7.
Soit la phrase introductrice du Pro Milone : Etsi uereor, iudices, ne
turpe sit pro fortissimo uiro dicere incipientem timere... Quintilien, qui
analyse scrupuleusement la manière dont il convient de la dire, garantit que
pro fortissimo uiro doit être prononcé avec plus de plénitude et plus d'élé
vation dans la voix que etsi uereor, turpe sit ou timere 8. Incontestablement
cette expression supporte l'essentiel du message ; ce qui est honteux, ce
n'est pas qu'un avocat ait peur en commençant sa plaidoirie, c'est qu'il ait
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peur en plaidant pour un homme très courageux. Le commentaire du
grammairien laisse clairement entendre que cette tournure supporte un
accent de phrase. Dans la suite de la période de Cicéron, il en va de même
pour minime, de rei publicae salute, eius, magnitudinem, noui iudicii, consue-
tudinem et pristinum : ...MINIMEQUE deceat cum Titus Annius ipse
magis de REI PVBLICAE salute quant de sua perturbetur, me ad EIVS
causám párem animi MAGNITVDINEM adferre non posse, tamen haec
noui IVDICIT noua forma teret oculos qui, quocumque inciderunt, CONS-
VETVDINEM fori et PRISTINVM morem iudiciorum requirunt.
Toutes les expressions ainsi mises en valeur possèdent les mêmes carac
téristiques prosodiques ; elles sont organisées selon une distribution iden
tique des syllabes qui portent l'accent tonique. Ces dernières, définies par la
loi de Jakobson, renferment Г avant-dernière more vocalique qui précède
la syllabe finale. Dans un mot donné, deux types de séquences sont ainsi
identifiées : la séquence accentuelle qui s'étend depuis la syllabe intonée
jusqu'à la fin du mot et qui est entièrement prévisible, puisque strictement
limitée ; la séquence pré-accentuelle qui s'étend depuis le début du mot
jusqu'à la syllabe accentuée. Sa longueur varie avec chaque vocable. Quand
un locuteur prononce une phrase, son intervention sur l'ordre des mots
porte essentiellement sur la disposition des séquences pré-accentuelles.
Dans tous les exemples cités plus haut, les séquences pré-accentuelles des
mots qui ne sont pas mis en valeur se succèdent généralement selon un
ordre constant ou croissant alors que celles des mots qui sont mis en valeur
se succèdent toujours selon un ordre décroissant :
Et si uereor, iudices, ne turpe sit PRO FORTISSIMO VIRO dicere
000 0002 00
incipientem timere MINIMEQUE deceat cum Titus Annius ipse magis de
3 12 OOoOOOl
REI PVBLICAE salute quam de sua perturbetur, me AD EIVS CAVSAM
0 12 2 0 1 0
parem animi MAGNITVDINEM ADFERRE non posse, tamen haec
0 0 2 1 1 0 0
NOVI IV DICI I NOVA forma teret oculos qui, quocunque inciderunt,
CONSVETVDINEM FORI et PRISTINVM MOREM iudiciorum requi-
3 0 1 0 3 1
runt.
Si l'on admet cette description, qui peut être généralisée à l'ensemble des
textes classiques, il faut convenir qu'une tournure telle que pro fortissimo
uiro dicere incipientem présuppose que l'orateur commence sa plaidoirie et
que son client a la qualité essentielle d'être très courageux, alors que dicere
pro uiro fortissimo incipientem, où les séquences pré-accentuelles sont ran
gées selon un ordre croissant, présuppose que l'orateur commence sa plai
doirie et que son client, parmi d'autres qualités, est très courageux. Dans la
phrase de Cicéron, c'est la structure prosodique de l'énoncé qui, par elle-
même, opère ce qui, au niveau de la structure profonde, pourrait apparaître
comme une mise en valeur avec procédure d'extraction 9.
2) Les structures superficielles engagent l'interprétation syntaxique des
énoncés.
On propose les phrases :
(1) Milites duces habent.
(2) Lachetem audiui Demeam percusisse 10.
(3) Sabinae mulieres dirimere infestas acies 21.
(4) Raptarum parentes turn maxime sordida ueste lacrimisque et querellis
ciuitates concitabant 12.
13. Nous représentons par № le syntagme nominal ayant fonction de sujet et par
N1 le syntagme nominal ayant fonction d'objet.
14. Cf. F. Charpin, op. cit., p. 414, 19.
15. Quintilien 7, 9, 6.
16. Cicéron, Cat. 1, 4.
17. César, B. G. 1, 3.
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