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« LA LANGUE DE BAUDELAIRE »

Une approche de Baudelaire et du langage poétique avec Benveniste


Chloé Laplantine

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2011/4 n°175 | pages 47 à 54


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200927134
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2011-4-page-47.htm
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« LA LANGUE DE BAUDELAIRE »
UNE APPROCHE DE BAUDELAIRE
ET DU LANGAGE POÉTIQUE AVEC BENVENISTE

Chloé LAPLANTINE
Université Paris 8, Polart

Mettons à l’épreuve les manuscrits de Benveniste sur le langage poétique1


d’un enseignement de langue et de littérature. De langue et littérature sans
séparer l’une de l’autre, tel que l’indique l’intitulé du projet d’article qu’il

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envisageait : « La langue de Baudelaire ».
Il s’agit d’un projet écrit en 1967 pour la revue Langages, sans doute
pour son numéro 12 paru en 1968, dirigé par Roland Barthes et intitulé
« Linguistique et littérature ». L’article ne paraitra pas mais de ce projet on
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retrouve une importante archive manuscrite (370 feuillets) contenant tout


le laboratoire du chercheur : des relevés de termes, de vers, de fréquence,
de temps verbaux, et des tentatives d’écriture, débutantes ou plus abouties,
d’une théorie générale du langage poétique.

« L’originalité de la grammaire poétique de Baudelaire ».


Le linguiste fait des listes. Une liste par exemple des « verbes transitifs » :
« des creusets qu’un métal pailleta », « le soleil ensanglante le ciel », « un
pied sec qui pince un soulier ». Une autre liste « fréquence de comme »,
« recueillir à toutes les variantes ainsi que, tel, pareil à ». Que dire de ces
listes qui souvent ne sont accompagnées d’aucun commentaire et pour
lesquelles on doit donc tenter de découvrir le regard qui les a formées ?
Le lecteur habitué aux manuscrits de Benveniste, à ses manuscrits de lin-
guistique, ne sera pas dépaysé en découvrant ce travail de relevé. Des rele-
vés de formes linguistiques, Benveniste en fait sans cesse. On pourra se
demander, très naïvement, ce qui différencie la démarche de ce linguiste
dans la découverte d’une langue, et dans la découverte de la « langue de
Baudelaire ». Que cherche-t-il à mettre au jour lorsqu’il étudie une langue,
et lorsqu’il étudie un poème ?

1. On pourra se reporter pour lire l’ensemble des manuscrits et leur transcription au


volume : Émile Benveniste, Baudelaire, édition, présentation et notes par Chloé Laplantine,
Limoges, Lambert-Lucas, 2011. Les références des manuscrits qu’on trouvera ici dans
les notes sont celles utilisées dans l’édition publiée. Voir aussi Chloé Laplantine, Émile
Benveniste, l’inconscient et le poème, Limoges, Lambert-Lucas, 2011.
Le Français aujourd’hui n° 175, « LIttérature et linguistique : dialogue ou coexistence ? »

Voici comment Benveniste se pose le problème de « la langue de


Baudelaire » :

Il faut insister, pour la bien définir, sur


l’originalité de la grammaire poétique de Baudelaire.
En apparence, le discours de Baudelaire est si
uni, si régulier, si intelligible, si bien tenu qu’il
semble dans la pure tradition classique. Ce qui
déconcerte même les poètes qui le lisent aujourd’hui
avec –cependant– la double conscience de la
puissante originalité de Baudelaire (mais où
réside-t-elle alors ?) et de toutes les novations
qui sont issues de lui et qu’il a au moins rendues
possibles.2
La « langue de Baudelaire » est approchée comme une originalité, l’ori-
ginalité d’une « grammaire poétique », et comme une novation. On voit

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qu’avec la question de la « langue de Baudelaire » se pose en même temps
simplement la question de la langue poétique. Comme Benveniste le
demande : « mais où réside-t-elle ? », c’est-à-dire qu’y a-t-il à voir dans les
poèmes de Baudelaire, comment en parler ? Et qu’y a-t-il à voir dans un
poème généralement ? c’est-à-dire qu’est-ce qui fait d’un poème un poème
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(un poème non comme genre ou comme forme ; mais au sens par exemple
où Henri Meschonnic le définit, c’est-à-dire l’invention d’une forme de
vie par une forme de langage et inversement l’invention d’une forme
de langage par une forme de vie).

Voici un exemple de ce que Benveniste écrit à propos de Baudelaire :

Le poète compare, il
n’explique ni ne décrit.3

Baudelaire et le langage

Baudelaire est un poète qui ne parle pas


pour qui le langage s’abolit en autre
chose.4

L’originalité chez lui est que c’est un langage chargé


d’émotion. Cela vient de sa vision d’abord. Baudelaire
ne décrit jamais, il évoque, et il y a toute la différence
du monde entre décrire et évoquer.5

2. BAUDELAIRE, 22, f°67-68 / f° 319-320. On donne ici les manuscrits en transcription


diplomatique.
3. BAUDELAIRE, 15, f°9 / f°115.
4. BAUDELAIRE, 14, f°4 / f°83.
5. BAUDELAIRE, 20, f°3 / f°197.

48
« La langue de Baudelaire » une approche de Baudelaire et du langage poétique…

Que dire de ces propositions ? Quelle différence entre « comparer » et


« décrire » ou « expliquer » ? Entre « décrire » et « évoquer » ? Ces verbes
définissent à chaque fois ce qu’un sujet fait de sa langue, et au-delà une
représentation de la langue, qui est en même temps un vivre ? On repen-
sera peut-être en lisant ces propositions à ce que Mallarmé écrivait dans
Crise de vers, critiquant un peu de la même manière un certain rapport
au langage : « Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à cha-
cun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou
de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie […] »6.
Parler, décrire, expliquer – narrer et enseigner – c’est le langage réduit en un
usage réaliste et en des fins communicationnelles (« une fonction de numé-
raire facile et représentatif » pour citer une nouvelle fois Mallarmé). Pour
Benveniste, Baudelaire institue un autre rapport au langage que réaliste. La
langue de Baudelaire est une langue de l’évocation, de la comparaison, des
correspondances. Ainsi, dans son analyse Benveniste posera la catégorie de
l’évocant, et de l’évoqué, d’après le modèle signifiant, signifié, mais surtout
dans une opposition à celui-ci, puisque pour lui la linguistique du signe ne

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permet pas de parler des poèmes de Baudelaire, de la langue de Baudelaire.
Benveniste pose que chez Baudelaire il n’y a pas d’« objet », et que par
conséquent on ne peut pas parler de signe, ni de signifié, ni de signifiant :
c’est une autre pensée du langage qui est à découvrir par ses poèmes. Ce
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que Benveniste cherche à voir c’est ce que les poèmes de Baudelaire font à
la langue, situant la question poétique et simplement linguistique au point
de vue d’une analyse de la culture (en 1968 dans un article intitulé « Sémio-
logie de la langue », Benveniste posera que « la langue [est] l’interprétant
de la société »7). Ainsi, s’il n’y a « pas d’objet » chez Baudelaire, si sa langue
ne se laisse pas saisir par l’approche d’une linguistique réaliste fondée sur
l’idée de signe, cette langue est aussi critique d’un mode de pensée, d’une
culture :

Chez Baudelaire il n’y a pas d’objets . Les choses


n’existent pas pour elles-mêmes. Elles ne sont données
que par et pour les sentiments qu’elles suscitent en l’homme
dans leurs
c’est-à-dire encore pour les correspondances. Ainsi, les
pierres, les métaux — et la beauté féminine —
le mouvement des flots et celui de l’âme.8
En 1924, dans un compte-rendu à propos de la traduction par Maurice
Betz des Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke, Benveniste
écrivait : « Mais il faudra changer nos instruments : notre critique n’a guère
étudié que des œuvres denses ou diffuses, mais toujours fixées, ou qu’elle
fixait. Il faudra inventer la critique dynamique, celle qui s’ajustera à des

6. S. Mallarmé, Crise de vers, in Igitur, Divagations, Un coup de dés, édition de Bertrand


Marchal, Paris, Gallimard, 2003, p. 259.
7. É. Benveniste, « Sémiologie de la langue » (1969), in Problèmes de linguistique générale,
2, p. 54.
8. BAUDELAIRE, 22, f°17 / f°269.

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Le Français aujourd’hui n° 175, « LIttérature et linguistique : dialogue ou coexistence ? »

notations aussi ténues que celles de Rilke »9. Cette idée d’une nécessité
impliquée par l’œuvre de réinventer le point de vue qui l’observe, va à
l’inverse de la démarche structurale, dominante au moment où Benveniste
écrit sa poétique, démarche qui correspond à l’application d’un modèle et
non à sa remise en question et redécouverte par l’œuvre d’art. Benveniste
critique ainsi la démarche mise en œuvre par Jakobson et Lévi-Strauss dans
leur fameuse analyse du poème Les Chats10 :

Différences d’approche

de la pièce de
Une approche consiste à partir de la composition
poéti vers comme d’une donnée, de la décrire,
de la démonter comme un objet. C’est
l’analyse telle qu’on la trouve appliquée11 aux Chats
dans le bel article de Lévi-Strauss et Jakobson.12

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L’originalité de la grammaire poétique de Baudelaire est pour Benveniste
davantage une question qu’une réponse – mais où réside-t-elle ? – ; elle est
l’inconnu d’une méthode pour l’approcher. Il écrit ainsi « Je pourrais mettre
en exergue de mon article cette phrase du Projet de préface aux Fleurs du
mal : « Questions d’art – terraeincognitae »13. Cette terre inconnue c’est
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la réalité encore inouïe que l’artiste invente et à laquelle il fait accéder son
lecteur :
La ‘réalité’ à14 laquelle renvoie le vers15du
poème est une réalité indéfiniment créée
par le poète même, au moyen de ses vers. Il la
fait voir, il lui donne existence par la sonorité
des vers. Celui qui répète ces vers accède à cet
univers second, qui est tout entier inclus
dans les mots assemblés par le poète. O miracle
permanent, ô confuse merveille que cette fiction
devenant suprême réalité dans et par les mots.16

« Tout est donc chez Baudelaire correspondance ».


Pour Benveniste, tout dans les poèmes de Baudelaire depuis l’organisa-
tion phonique jusqu’à la valeur des temps verbaux fonctionnera comme

9. É. Benveniste, « Les Cahiers de Malte Laurids Brigge par Rainer Maria Rilke, trad.
M. Betz (Stock) », in Philosophies, 1, Paris, 15 mars 1924, p. 94-95.
10. R. Jakobson et C. Lévi-Strauss, « Les Chats » de Charles Baudelaire, étude parue à l’ori-
gine dans la revue L’Homme, 2, 1962. Étude reprise dans le volume d’articles (R. Jakobson)
Questions de poétique, Seuil, Paris, 1973.
11. Manuscrit. : mise en > appliquée
12. Benveniste, Baudelaire, 14, f°2 / f°81.
13. BAUDELAIRE, 22, f°67/ f°319.
14. Manuscrit : de > à
15. Manuscrit : sens > vers
16. BAUDELAIRE, 22, f°9 / f°261.

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« La langue de Baudelaire » une approche de Baudelaire et du langage poétique…

évocation. Il parle ainsi de « sonorités associatives d’évocation », don-


nant l’exemple des trois mots « urne », « nocturne » et « taciturne », qui
« nouent et prolongent des relations d’évocation », « taciturne avec ‘sois
belle et tais-toi’ d’une part et ‘les urnes d’amour’ <le vase de tristesse> <de
l’autre>, et d’autres encore avec nocturne silence et mystère »17. Dans une
suite de feuillets, il s’interroge tour à tour sur l’« ambivalence » (« loin du
noir océan vers un autre océan », « les ténèbres sont froides ou chaudes »),
sur la « comparaison », puis il relève les « binômes d’adjectifs » (« éblouis-
sant et clair – miroirs obscurcis et plaintifs »….), la reprise de « schèmes
syntaxiques » (« puisque tu m’as choisie, je ferai, je tordrai / puisqu’il me
trouve… je ferai, et je me soûlerai »18), puis au feuillet suivant de nou-
veau des reprises de schèmes syntaxiques étant eux-mêmes des duplications
« Jésus, petit Jésus », « la mer, la vaste mer »…, puis encore un relevé de
redoublements (« ô lutteurs éternels ! ô frères implacables » « ô blasphème
de l’art ! ô surprise fatale ! »…). Ailleurs il écrit à propos des thématiques
du miroir, du reflet, des échos et du double, et relève d’autre part les
échos phoniques, ou la structure tuilée d’Harmonie du soir. Il semble que

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Benveniste dans tous ces relevés cherche à voir tout ce qui dans les poèmes
de Baudelaire construit une langue de l’évocation, il cherche à établir la
cohérence de cette pensée, de cette langue, à des niveaux différents de l’ana-
lyse linguistique.
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Tout est donc chez Baudelaire correspondance


et tout tend à réaliser une harmonie :
« Correspondances » et « Harmonie » sont justement des titres de poèmes.
De là l’importance de la notion de miroir :
l’homme et le monde se reflètent l’un dans l’autre.
De là surtout l’équivalence, le signe d’identité
posé entre quelque chose de l’homme et quelque chose de
la nature. Importance du verbe ‘être’ posé à la jonction
comme égalité : « Vous êtes un ciel d’automne » et dès
le plus jeune âge : « Tous les êtres aimés sont des vases de fiel
qu’on boit les yeux fermés »19
À propos du verbe « être » et de sa valeur particulière chez Baudelaire,
et davantage pourrait-on dire, de la pensée qu’il invente, Benveniste écrit
ailleurs que son « ontologie est primordiale et spécifique : ontologie d’iden-
tité entre deux ». Etre, c’est chez Baudelaire être uni à autre chose, c’est évo-
quer : « Le principe est celui-ci : chez Baudelaire l’“être” est ce qui conjoint
la créature vivante et souffrante à la nature belle et impassible. / Il y a li un
lien étroit et nécessaire entre eux, si étroit et nécessaire qu’il leur est consub-
stantiel : c’est le rôle du verbe “être” de marquer cette union qui met un signe
d’égalité entre les deux entités »20. Cette « ontologie d’identité entre deux »,

17. BAUDELAIRE, 16, f°4 / f°121.


18. Il s’agit du poème Bénédiction.
19. BAUDELAIRE, 22, f°17 / f°269.
20. BAUDELAIRE, 18, f°5 / f°178.

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Le Français aujourd’hui n° 175, « LIttérature et linguistique : dialogue ou coexistence ? »

c’est aussi peut-être une critique du réalisme, et on peut sans doute lier cette
remarque à propos d’une ontologie primordiale et spécifique à Baudelaire à
ce monde sans objet que construisent selon Benveniste ses poèmes : « Chez
Baudelaire il n’y a pas d’objets. Les choses n’existent pas pour elles-mêmes.
Elles ne sont données que par et pour les sentiments qu’elles suscitent
en l’homme c’est-à-dire encore pour les <dans leurs> correspondances ».

« C’est toute une nouvelle théorie à constituer ».


Il semble que Benveniste travaille à montrer que les poèmes de
Baudelaire sont critiques en ce qu’ils renouvèlent une vision du monde
en renouvelant une représentation de la langue. En même temps, il fait de
cette criticité la définition de tout poème (« L’art n’a pas d’autre fin que
celle d’abolir le p « sens commun » et de faire éprouver une autre réalité,
plus vraie, et que nous n’aurions su découvrir sans l’artiste »21). À partir
de Baudelaire, Benveniste écrit une critique de l’approche du langage en
tant que communicationnel et dénotatif. C’est ce qu’il faisait déjà dans

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ses écrits de linguistique générale, en écrivant que le langage n’est pas un
instrument22 et que « bien avant de servir à communiquer, le langage sert
à vivre »23. Ainsi, dans ses manuscrits il parle de constituer une théorie de
la langue de sentiment :
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C’est toute une nouvelle


théorie à constituer ; celle de
la langue de sentiment
distincte de la langue
d’utilité et de communication
sur laquelle est fondée
notre linguistique actuelle.
Dans la langue de sentiment
ce n’est plus le signe qui est
l’unité admise24
On peut se demander si cette « nouvelle théorie à constituer », que
Benveniste conçoit à partir de la découverte de la « langue de Baudelaire »,
n’est pas pour lui simplement une nouvelle théorie à constituer pour le lan-
gage en général, car il n’a jamais soutenu l’idée d’une « langue d’utilité et
de communication ». En 1968, il dira dans un entretien que « dire bonjour
tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention »25, ce

21. BAUDELAIRE, 22, f°52/ f°304.


22. « Parler d’instrument, c’est mettre en opposition l’homme et la nature. La pioche, la
flèche, la roue ne sont pas dans la nature. Ce sont des fabrications […] Le langage est dans
la nature de l’homme qui ne l’a pas fabriqué », É. Benveniste, « De la subjectivité dans le
langage » (1958), in Problèmes de linguistique générale, p. 259.
23. É. Benveniste, « La forme et le sens dans le langage » (1967), in Problèmes de linguis-
tique générale, 2, p. 217.
24. BAUDELAIRE, 23, f°32 / f°355.
25. É. Benveniste, « Structuralisme et linguistique » (1968), in Problèmes de linguistique
générale, 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 19.

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« La langue de Baudelaire » une approche de Baudelaire et du langage poétique…

qui est bien situer le problème du langage comme un problème d’invention


de valeur et de vivre, et non comme un problème de communication. En
conséquent, le langage poétique n’est-il pas pour lui une définition du lan-
gage ? C’est en tout cas ce qu’on peut penser, par exemple lorsqu’il écrit :

Chaque expérience est


nécessairement particulière
et unique.
Elle requiert
chaque fois une
invention d’écriture,
un traitement de
mots.26
Selon Benveniste, comme je le disais déjà, on ne peut pas approcher
un poème avec les catégories du langage ordinaire ; il faut poser une autre
linguistique (« Je pense, au bout du compte, que l’analyse de la langue

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poétique exige dans toute l’étendue du domaine linguistique des catégo-
ries distinctes. On ne saurait être assez radical. Il faudra donc poser : une
phonétique poétique, une syntaxe poétique, une grammaire poétique, une
lexicologie poétique »27). C’est ce qu’il dira encore en 1968, dans la pour-
suite de son écriture à propos de Baudelaire, lorsqu’on lui demandera si la
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littérature intéresse la linguistique : « Il y a des tentatives intéressantes mais


qui montrent la difficulté de sortir des catégories utilisées pour l’analyse du
langage ordinaire »28. Il ajoutera un peu plus loin :
Tout ce qui s’imprime n’est pas fait pour être lu, au sens traditionnel ; il y a
de nouveaux modes de lecture, appropriées aux nouveaux modes d’écriture.
Ces tentatives, ces travaux n’intéressent pour l’instant que les profession-
nels, les autres écrivains, jusqu’au moment où – si ce moment arrive –
quelque chose de positif s’en dégagera. C’est une remise en question de
tout le pouvoir signifiant traditionnel du langage. Il s’agit de savoir si le
langage est voué à toujours décrire un monde identique par des moyens
identiques, en variant seulement le choix des épithètes ou des verbes. Ou
bien si on peut envisager d’autres moyens d’expression non descriptifs et
s’il y a une autre qualité de signification qui naitrait de cette rupture. C’est
un problème.29
Ce que Benveniste fait apparaitre ici, c’est la force critique de la littéra-
ture, qui transforme la langue jusque dans la représentation que les sujets
s’en donnent inconsciemment lorsqu’ils parlent. Comme avec Baudelaire,
Benveniste met en continuité une manière de dire et une manière de voir,
un langage descriptif où le sujet ne fait varier que les épithètes et les verbes
et un « monde identique ». L’enjeu politique de la littérature est la décou-
verte d’une « qualité de signification », c’est-à-dire que l’œuvre apprenne à

26. BAUDELAIRE, 23, f°13 / f°336.


27. BAUDELAIRE, 22, f°67 / f°319.
28. É Benveniste, « Ce langage qui fait l’histoire » (1968), in Problèmes de linguistique
générale, 2, p. 37.
29. Idem., p. 37.

53
Le Français aujourd’hui n° 175, « LIttérature et linguistique : dialogue ou coexistence ? »

son public un autre sens du langage, une autre expérience du monde (que
réaliste par exemple). Dans ses manuscrits, Benveniste parle ainsi d’enga-
ger une conversion du point de vue, cette conversion du point de vue étant la
découverte, à partir de Baudelaire, d’une autre représentation, d’une autre
théorie du langage :

Nous tentons cette conversion du point de vue et cette


exploration dans ma tentative de création d’un nouveau
modèle, convaincu à la fois de sa nécessité et de son
insuffisance présente : notre tentative semblera radicale. Nous sommes
sûr qu’un jour on lui reprochera de ne pas l’avoir été assez.30
Cette conversion du point de vue restée à l’état d’ébauche, Benveniste
en donne néanmoins la direction : c’est l’approche de la langue en tant
qu’expérience originale d’un sujet (« Le poète fait une expérience neuve
du monde et il la dévoile par une expression également neuve »31), langue
et expérience qui déplacent un autre sujet, le sujet lecteur ou auditeur

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(« C’est une langue que le poète est seul à parler, une langue qui n’est plus
une convention collective, mais expression d’une expérience toute person-
nelle et unique. Cette langue n’est donc pas connue à priori : celui qui
l’entend ou la lit (le rôle de la lecture est immense, peut-être plus impor-
tant que celui de l’audition) doit s’y former, l’apprendre, et accéder par
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cet apprentissage à l’intenté du poète »32). Il s’agit donc d’approcher sans


dissocier la découverte d’une forme de langage et d’une forme de vie, ce
que seule une conversion du point de vue permet, puisque si l’expérience
change c’est le point de vue qui change.

30. BAUDELAIRE, 14, f°1 / f°80.


31. BAUDELAIRE, 23, f°34/f°357.
32. BAUDELAIRE, 22, f°48/f°300.

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