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Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 1

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Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – Novembre 2012


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Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 2


Les Cahiers antispécistes

Les Cahiers antispécistes

Les Cahiers antispécistes sont une revue fondée en 1991 pour remettre en cause le spécisme*
et pour explorer les implications scientifiques, culturelles et politiques d'un tel projet. Trente-
cinq numéros ont été publiés à ce jour. La parution de la revue est certaine mais irrégulière.

Les Cahiers antispécistes proposent notamment :


- des articles de philosophie éthique qui rendent compte de diverses approches théoriques
concernant la question animale ;
- des réflexions sur les liens entre spécisme et discriminations intra-humaines ;
- des analyses de la question animale s'appuyant sur différentes disciplines (psychologie,
sociologie, philosophie, éthologie, biologie, etc.) ;
- des informations et réflexions concernant la stratégie du mouvement animaliste ;
- des dossiers thématiques ;
- des recensions de livres.

Les Cahiers antispécistes s’inscrivent dans le mouvement social qui œuvre à un


comportement plus éthique envers l’ensemble des êtres sentients.
___________

*Le spécisme est à l'espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et
au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts
de certains au bénéfice d'autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais
toujours dépourvues de lien logique avec ce qu'elles sont censées justifier.

En pratique, le spécisme est l'idéologie qui justifie et impose l'exploitation et l'utilisation des
animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient
humaines.

Les animaux sont élevés et abattus pour nous fournir de la viande ; ils sont pêchés pour notre
consommation ; ils sont utilisés comme modèles biologiques pour nos intérêts scientifiques ;
ils sont chassés pour notre plaisir sportif.

La lutte contre ces pratiques et contre l'idéologie qui les soutient est la tâche que se donne
le mouvement de libération animale.
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Les Cahiers antispécistes

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La quasi-totalité des textes publiés par les CA depuis leur création sont en ligne sur le site de
la revue :
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Les numéros 0 à 34 ont été édités sous forme de revue papier. Ils restent disponibles à
l’exception du numéro 19, épuisé. Les modalités de commande d’anciens numéros sont
détaillées sur le site de la revue, rubrique « Se procurer les Cahiers ».

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collection complète (hors numéros épuisés) : http://boutique.L214.com/revues ou
www.L214.com

Rédaction

La rédaction est composée d'Antoine Comiti, Brigitte Gothière, Dominic Hofbauer, Marceline
Pauly et Estiva Reus.

Contact : redac@cahiers-antispécistes.org

Mise en page au format pdf du numéro 35 des Cahiers antispécistes effectuée par
Lau Bernardet.

Mentions légales

Ancien titre : Cahiers antispécistes lyonnais


ISSN 1162-2709
Directrice de publication : Brigitte Gothière, c/o Reus, Kerallan, 29810, Plouarzel, France.

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Sommaire du numéro 35

Sommaire du numéro 35
Résumé des articles composant ce numéro
Qui sont les nouveaux végétariens ? – Sociologie et végétarisme
Frédéric Dupont et Estiva Reus
Le paradoxe de la viande – Comment peut-on ne pas être végétarien ?
Estiva Reus avec la collaboration de Frédéric Dupont
Éthique de l’écologie de la peur versus paradigme antispéciste – Changer les objectifs
des interventions dans la nature
Oscar Horta
Déclaration de Cambridge sur la conscience
Philip Low et alii
Lettre aux parents d’enfants végétariens
Carol Adams
Violences sur les animaux et sur les humains – Le lien, ouvrage collectif sous la
direction d’Andrew Linzey
Estiva Reus
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Accès aux articles
Les Cahiers antispécistes.............................................................................................................3

Sommaire du numéro 35.............................................................................................................5

Résumé des articles composant ce numéro.................................................................................6

Qui sont les nouveaux végétariens ?...........................................................................................7

Le paradoxe de la viande...........................................................................................................25

Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste ...............................................47

Déclaration de Cambridge sur la conscience............................................................................63

Lettre aux parents d’enfants végétariens...................................................................................65

Violences sur les animaux et sur les humains...........................................................................68

Table des matières.....................................................................................................................74

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Résumé des articles composant ce numéro

Résumé des articles composant ce numéro

Qui sont les nouveaux végétariens ?


Les « nouveaux végétariens » sont des personnes qui choisissent de ne plus consommer de
chair animale. Elles sont issues de milieux et cultures où la consommation carnée est la
norme. Quelles sont leurs motivations et valeurs ? Qu’est-ce qui a déclenché chez elles
l’évolution vers le végétarisme ? Comment leur choix affecte-t-il leur vie sociale ? Quelle
perception ont respectivement les végétariens et les non végétariens des difficultés ou
inconvénients d’une alimentation non carnée ?
Cet article rend compte de travaux contemporains consacrés à ces questions et évoque le
contexte dans lequel des sociologues ont été amenés à s’y intéresser.

Le paradoxe de la viande
La plupart des gens consomment la chair, le lait et les œufs des animaux. La majorité d’entre
eux ne sont ni franchement hostiles ni totalement indifférents aux bêtes. Ils ont, par moments
du moins, conscience que cette consommation implique la souffrance et la mort des animaux.
Comment l’alimentation carnée peut-elle perdurer dans ces conditions ? Cet article fait état
des hypothèses avancées par quelques auteurs pour expliquer cette situation et de quelques
observations susceptibles de les conforter.

Éthique de l’écologie de la peur versus paradigme antispéciste


Les humains interviennent souvent dans la nature pour des raisons anthropocentriques ou
environnementales. La réintroduction des loups dans des territoires d'où ils ont disparu, afin
de créer ce que l'on appelle « l’écologie de la peur », actuellement débattue dans des régions
comme l’Écosse, en est un exemple. Dans la première partie de cet article, l’auteur examine
les raisons de cette mesure et fait valoir qu’elle n'est pas compatible avec une approche non
spéciste. Il pose ensuite que si nous abandonnions le point de vue spéciste nous devrions
changer complètement la façon dont nous intervenons dans la nature. Plutôt que d’intervenir
pour des raisons environnementales ou anthropocentriques, nous le ferions dans le but de
réduire les maux dont souffrent les animaux non humains. Cela s’oppose sensiblement aux
idéaux environnementaux fondamentaux dont la défense est incompatible avec la prise en
compte des intérêts des animaux non humains.

Déclaration de Cambridge sur la conscience


Des scientifiques appellent à prendre acte du fait que l’état actuel des connaissances conduit à
conclure qu’une très grande partie des espèces composant le règne animal est douée de
conscience.

Lettre aux parents d’enfants végétariens


Il arrive que les parents réagissent mal face au choix de leurs enfants de devenir végétariens.
L’auteur s’efforce de les rassurer et de les conseiller.

Violences sur les animaux et sur les animaux


Recension de l’ouvrage collectif Le lien, sous la direction d’Andrew Linzey, paru aux éditions
One Voice (2012).
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Qui sont les nouveaux végétariens ?

Qui sont les nouveaux végétariens ?


Sociologie et végétarisme

Frédéric Dupont et Estiva Reus

Un parcours des bases de données des publications scientifiques indique que deux familles
de disciplines produisent l’essentiel des travaux contemporains relatifs aux végétariens : d’une
part la branche « nutrition-santé », d’autre part la branche « sociologie ». Les travaux de la
première famille sont plus nombreux et ont connu une expansion dès les années 1950, alors
que ceux de la seconde ne se développent que vingt ans plus tard, parallèlement à
l’observation d’un fait social : l’apparition de nouveaux végétariens.
Dans certaines contrées ou mouvances religieuses, le végétarisme est une pratique courante
depuis des siècles. A partir des années 1970, on prête attention à l’extension de cette pratique
à des personnes qui ne sont pas végétariennes par héritage culturel ou familial, mais qui font
le choix de le devenir, alors qu’elles vivent dans un environnement où la consommation de
chair animale est un usage solidement établi. Ce sont elles qu’à la suite de Dwyer et Mayer
(1971) on qualifiera de « nouveaux végétariens ».

Quelques écrits notables peuvent servir de marqueurs du contexte qui a accompagné leur
émergence. Ces ouvrages sont emblématiques de réflexions qui vont donner lieu – jusqu’à nos
jours – à une floraison de publications et s’incarner dans l’action de mouvements militants :
- mise en lumière des ravages de l’élevage industriel sur la condition animale (Harrison,
Animal Machines,1964) ;
- intensification de la recherche en éthique animale et parution d’écrits condamnant le
spécisme (Singer, Animal Libération, 1975 ; Regan, The Case for Animal Rights,
1983) ;
- appel à une révolution alimentaire personnelle pour pallier les dégâts écologiques et
humains (faim dans les pays pauvres) du régime fortement carné des pays riches (Lappé,
Diet for a Small Planet, 1971) ; un autre best-seller (Robbins, Diet for a New America,
1987) insiste davantage sur les bienfaits du végétarisme pour la santé, tout en reprenant
les thèmes précédents.

Notre propos ne sera pas ici d’examiner l’argumentaire des partisans ou adversaires du
végétarisme, mais de dégager, sur quelques thèmes, les résultats de travaux sociologiques
contemporains consacrés aux végétariens. A l’instar des articles sur le végétarisme issus des
disciplines de santé, ces travaux sont dans leur immense majorité d’origine anglo-saxonne.
Ailleurs – et notamment en France – ils sont rares, bien que le phénomène des nouveaux
végétariens ne se limite pas aux régions du monde où il est étudié.

Avant d’aborder le contenu de ces études, il est utile de fournir quelques indications sur les
écrits de la famille « nutrition-santé », dont l’essor est antérieur à celui des travaux de nature
sociologique, et qui ont joué un certain rôle dans le développement de ces derniers.

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Qui sont les nouveaux végétariens ?

De la diététique à la sociologie

On trouve des plaidoyers pour le végétarisme depuis l’Antiquité. Bien qu’il ait toujours
existé une tendance à croire que ce qui est bien sur le plan moral est également bénéfique à la
santé, il faut attendre le XIXe siècle pour voir l’argumentation nutritionniste prendre une
ampleur considérable chez les défenseurs du végétarisme. Selon l’historien James Whorton
(1994), cette évolution est favorisée par l’affirmation de la science comme moyen privilégié
de connaissance et de preuve. Au XIXe siècle, le discours nutritionniste végétarien est porté
par des réformateurs diététiques tels que Graham, Alcott, Beaumont ou Kellogg. En
simplifiant quelque peu, leur argumentation repose essentiellement sur l’affirmation de la
nature végétarienne de l’homme (attestée par des indicateurs tels que la dentition ou la
longueur de l’intestin), combinée à un discours sur la malignité de la viande (putréfaction
rapide, cause d’auto-intoxication de l’organisme…). Leurs adversaires, dont des médecins,
s’emploient à tourner leur croisade en dérision. On en trouve deux illustrations dans les brèves
contributions anonymes publiées dans le journal médical The Lancet sous la dénomination
générique « Lettre à l’éditeur ». La première (13 septembre 1863) est une violente diatribe
contre les « élucubrations » exposées lors d’un meeting de la Vegetarian Society1. Une autre
communication (12 décembre1896) se fait l’écho d’une conférence donnée à Paris par un
ethnologue ; la thèse défendue est que la domination des Anglais sur l'Inde s'explique par le
régime végétarien débilitant adopté par ses habitants. L’idée est que l’abstention de
consommation de chair animale se paie par un affaiblissement des individus et des
civilisations.
Le débat scientifique au XIXe siècle consiste ainsi largement en un affrontement sur la
nature végétarienne ou omnivore de l'homme, combiné, de part et d’autre, à une philosophie
spontanée sur le caractère vengeur de la nature envers ceux qui enfreignent ses lois.

Au début du XXe siècle, le contexte évolue. La découverte des vitamines et de leurs


interactions élève la diététique au rang de science complexe. Parallèlement, on prête
davantage attention au rôle des fibres dans un régime alimentaire équilibré. Cette évolution
va, du moins aux États-Unis, susciter un intérêt des nutritionnistes pour ce que peut enseigner
l’étude comparée des végétariens et non végétariens. Dès la fin de la seconde guerre
mondiale, le flux d’articles médicaux consacrés au végétarisme augmente. Dans les années
1950, on étudie les Adventistes du septième jour et les moines trappistes. Il ressort de ces
études qu’un régime végétarien ne détériore pas la santé et tend même à l’améliorer. Au fil
des ans, les publications médicales se font de plus en plus techniques, beaucoup d’entre elles
portant sur des sujets très circonscrits plutôt que sur un régime alimentaire dans son ensemble.

A ce stade, les sociologues ne sont toujours pas entrés en scène. Leur intérêt va être stimulé
par un bref compte rendu de recherche de Dwyer et Mayer – deux nutritionnistes de
Harvard – paru dans The Lancet le 25 décembre 1971. En effet, tout en abordant un sujet sous
l’angle de la santé publique, ce texte, intitulé « Le végétarisme chez les drogués », pointe
l’existence de nouveaux végétariens et offre une description de ce groupe. Les auteurs notent
qu’un nombre croissant de jeunes Américains deviennent végétariens. Ils n’ont aucune
connaissance de ce régime, à la différence des membres de populations où il est habituel, ce
qui induit le risque d’une alimentation inadéquate. Les auteurs jugent toutefois inopportun de
1
Les associations végétariennes anglaise et américaine, respectivement fondées en 1847 et 1850, le
furent sous l’influence d’acteurs portés par des convictions religieuses, morales, sociales et hygiénistes
(cf. Whorton, 2001 ; Ouedraogo, 2009). D’autres pays virent naître des associations de promotion du
végétarisme dès la seconde moitié du XIX e siècle. Le site d’IVU (International Vegetarian Union)
fournit des informations sur ce point : http://www.ivu.org/history/

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Qui sont les nouveaux végétariens ?

chercher à les dissuader de persévérer dans cette voie. D’après eux, l’adoption du végétarisme
s’inscrit chez ces jeunes dans un processus de rupture avec la drogue et de recherche d’une
mode de vie plus sain. Il constitue une béquille psychologique qui les aide sur le chemin de la
désintoxication. Au passage, Dwyer et Mayer dressent un portrait de ces jeunes : issus de
familles de native Americans de la classe moyenne, anciens usagers de drogues dures, ils
s’habillent de façon inhabituelle, n’ont pas d’emploi et de revenu réguliers, vivent en
communauté ou forment des couples instables, refusent la plupart des aliments transformés au
profit d’aliments qu’ils disent « naturels », et tirent leur choix du végétarisme
d’interprétations de religions orientales : zen, hindouisme, soufisme. Le thème sociologique
des nouveaux végétariens est né.
L’article de Dwyer et Mayer sera très souvent cité – et très souvent critiqué pour avoir
donné une vision parcellaire et caricaturale des nouveaux végétariens2. Reste qu’il y a bien
une réalité sociale sous-jacente : le végétarisme attire des personnes qui n’appartiennent pas
aux cercles où il est traditionnellement pratiqué. Qui sont-elles ? Tout un champ d’étude
s’ouvre aux sociologues.

Une population mal connue

Les végétariens sont une petite minorité. Il n’en existe pas de dénombrement fiable, même
si des estimations circulent pour certains pays 3. On connaît a fortiori mal leur répartition en
sous-ensembles : ovo-lacto-végétariens, ovo-végétariens, lacto-végétariens, végétaliens ou
véganes4.
Faute de recensement de l’ensemble des végétariens, on ne connaît pas leurs
caractéristiques socio-démographiques, et par conséquent on ne sait pas en construire un
échantillon représentatif.
Les études décrivent parfois les végétariens repérés dans un groupe constitué en utilisant
un autre critère (par exemple, parmi un ensemble d’adolescents). Le plus souvent, parce que
le nombre de végétariens est trop faible pour être significatif dans un échantillon de la taille
qu’ils ont les moyens d’étudier, les chercheurs recourent à des méthodes destinées à recruter
spécifiquement des végétariens, ce qui induit forcément des biais. Il serait ainsi hasardeux
d’avancer des conclusions concernant la répartition par âge, origine sociale ou catégorie
socioprofessionnelle5 des végétariens.
2
Une critique paraît d’ailleurs dans The Lancet dès le 12 février 1972, signée de Georges V. Mann, un
chercheur du département de nutrition de la faculté de médecine de Nashville : « Il est injuste, écrit-il,
de prétendre, sans données à l’appui, que le végétarisme est une béquille pour drogués. D’après notre
propre expérience, la jeunesse américaine se tourne vers le végétarisme pour deux types de raisons.
Ceux qui embrassent une doctrine de l’amour ne veulent pas que les animaux soient les victimes
d’usages alimentaires. La défiance envers les technologies alimentaires qui ajoutent des produits
chimiques en faisant peu de cas de la sécurité sanitaire conduit beaucoup de personnes soucieuses de
leur santé à rechercher des produits naturels non transformés. C’est ainsi que beaucoup voient le
régime végétarien comme la meilleure protection dans une ère de manipulation inconsidérée des
aliments. »
3
Voir les statistiques rassemblées par EVU (European Vegetarian Union) :
http://www.euroveg.eu/lang/fr/info/howmany.php
4
Le terme « végétarien » désigne toute personne qui exclut la chair animale (viande, poisson,
mollusques, crustacés…) de son alimentation. Les végétaliens ne mangent aucun produit d’origine
animale. Les terme « végane » est utilisé pour désigner les végétaliens qui de surcroît s’efforcent de
bannir les produits reposant sur l’exploitation d’animaux de leur consommation non alimentaire
(fourrure, cuir, laine, cosmétiques testés sur les animaux, spectacles utilisant des animaux…).
5
Certains des travaux menés sur des végétariens s’intéressent à leur appartenance

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Qui sont les nouveaux végétariens ?

On pourrait croire qu’un point au moins est solidement établi : c’est une population dans
laquelle les femmes sont fortement surreprésentées par rapport aux hommes. C’est en effet ce
qui ressort de nombreuses études effectuées dans des contextes et pays divers. Et pourtant, le
doute subsiste. Si l’on se reporte à un sondage Harris 6 effectué en 2009 sur un échantillon de
la population américaine adulte, l’équilibre des deux sexes semble quasi-parfait : 3,3% des
hommes et 3,4% des femmes seraient végétariens. Un sondage effectué en 2010 sur des
Américains âgés de 8 à 18 ans 7 montre le même équilibre dans la répartition par sexe chez les
jeunes. Un sondage similaire effectué en 2011 sur la population américaine adulte 8 fait même
apparaître un pourcentage supérieur de végétariens parmi les hommes, la différence provenant
de la plus forte proportion de véganes parmi les sondés de sexe masculin. À supposer que la
prédominance féminine ne soit finalement qu’une apparence, ou du moins qu’on ait tendu à la
surestimer, cela pourrait s’expliquer par la combinaison de deux facteurs : d’une part le fait
que les femmes sont assurément plus nombreuses que les hommes à éviter certaines viandes,
en particulier la viande rouge, et d’autre part la tendance fort répandue à utiliser abusivement
le mot « végétarien » pour désigner les carnivores sélectifs.
Malgré ces incertitudes, les monographies sur les végétariens apportent quelques
indications sur leurs motivations, leurs valeurs, leur évolution vers le végétarisme, et la façon
dont ce choix a affecté leur existence.

« Végétariens éthiques » et « végétariens santé »

Pourquoi choisit-on d’être végétarien ? Les enquêtes réalisées pourraient sembler ne rien
dégager d’autre qu’une constellation de motivations nombreuses et diverses. Dans les
enquêtes qualitatives à questions ouvertes, les personnes citent le plus souvent une série de
raisons en faveur du végétarisme. Dans des questionnaires à choix multiples, les sondés
cochent généralement plusieurs réponses.
Cependant, deux familles de motivations recueillent nettement plus de suffrages que les
autres. D’une part, celles liées à l’éthique ou la compassion envers les animaux, d’autre part
celles liées à la santé. D’autres motivations sont citées par une partie des végétariens (raisons
gustatives, raisons religieuses ou spirituelles, écologie, préoccupation pour la faim dans le
monde, adoption d’un mode de vie jugé plus naturel, cherté de la viande…), mais elles le sont
moins souvent ou de façon moins appuyée.

En 1989, l’enquête menée par Amato et Partridge auprès de 320 végétariens


(principalement américains) indique que 67% d’entre eux mentionnent la raison « éthique

socioprofessionnelle, mais sans pouvoir conclure à la validité générale des résultats obtenus. Ainsi, sur
la base de questionnaires distribués auprès de clients d’un magasin biologique de la région parisienne
en 1997 et complétés jusqu’en 2007 (859 réponses recueillies) Ouedraogo (2009) constate une nette
prédominance des professions intermédiaires, cadres et professions intellectuelles supérieures parmi
les végétariens fréquentant ce commerce.
6
http://www.vrg.org/press/2009poll.htm
7
Le site The Vegetarian Resource Group permet d’accéder à une série de sondages concernant le
végétarisme et l’abstention de viande chez la population américaine, jeune et adulte, depuis le milieu
des années 1990 : http://www.vrg.org/nutshell/faq.htm#poll.
8
http://www.vrg.org/journal/vj2011issue4/vj2011issue4poll.php. Le sondage 2011 donne par ailleurs
un pourcentage d’environ 5% de végétariens parmi les adultes contre 3% en 2009. On ne peut
cependant pas conclure à une forte progression du végétarisme aux Etats-Unis, ni en tirer de certitude
sur la répartition des végétariens par sexe, étant donné l’importance la marge d’erreur inhérente à ce
type de sondages.

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Qui sont les nouveaux végétariens ?

envers les animaux » et 38% la raison « santé ». Les autres motivations sont moins
fréquemment citées, comme le montre le schéma suivant, qui récapitule les réponses
recueillies par ces deux chercheurs.

En France, une enquête (rapportée dans Méry, 2006) réalisée fin 1994 auprès de lecteurs
du journal Alliance Végétarienne, apporte une information sur le poids relatif accordé à
différents motifs chez les 151 personnes ayant répondu au questionnaire. Il leur était demandé
de classer leur motivation principale à être végétarien de 1 (motivation la plus forte) à 5
(motivation la plus faible). Voici les résultats obtenus :

Rang
Motivation moyen
obtenu
Respect de la
vie animale 1,84

Bénéfices pour
la santé 2,44

Spiritualité
3,30
Écologie –
Environnement 3,40

Aide au tiers
monde 3,49

Rozin a réalisé en 1987 une enquête en Pennsylvanie au moyen de questionnaires remis à


104 personnes qui s’abstenaient de consommer au moins certains types de viandes sans lien
avec des interdits religieux (Rozin et alii, 1997). Une série de 20 propositions sur les raisons
actuelles de leur aversion à la viande leur était soumise, avec pour chacune la possibilité de

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Qui sont les nouveaux végétariens ?

fournir une réponse graduée allant d’une forte approbation à une forte désapprobation. Il était
par ailleurs demandé aux répondants d’indiquer leurs motivations initiales, ce qui permet de
dégager une trajectoire par comparaison avec leurs motivations actuelles.
Les raisons initiales d’aversion pour la viande font là encore apparaître que les raisons liées
à l’éthique animale ou à la santé sont beaucoup plus souvent mentionnées que les autres
raisons. Il apparaît aussi que les personnes dont la motivation d’origine est éthique (sans que
soit mentionnée simultanément comme raison initiale une préoccupation liée à la santé)
rejettent une gamme plus étendue de produits d’origine animale que celles dont la motivation
initiale est liée à la santé (sans que soit mentionnée simultanément une préoccupation d’ordre
éthique à l’origine).

En termes d’évolution des motivations, Rozin met en évidence plusieurs éléments


significatifs :
- Il se produit au fil du temps un élargissement de la palette des raisons invoquées pour
rejeter la viande, cet élargissement étant plus marqué chez les personnes dont la
motivation d’origine est d’ordre éthique que chez celles motivées à l’origine par la santé.
- La proposition « Manger des produits animaux plutôt que végétaux est un gaspillage des
ressources, en particulier dans un monde où des gens meurent de faim » figure parmi les
motivations actuelles de 61% des répondants, atteignant un score proche des motifs liés
aux souci pour les animaux ou pour la santé, alors que cette raison n’est citée comme
motivation initiale que par moins de 6% des personnes interrogées.
- Même si c’est à un degré moindre, d’autres propositions relativement peu mentionnées
comme motivations initiales figurent parmi les motivations actuelles d’une majorité de
répondants : le dégoût pour la viande, l’idée que le fait de tuer et manger des animaux
favorise les comportements violents, ou encore l’attrait pour le régime végétarien comme
discipline personnelle ou moyen de purification.
- Malgré l’acquisition de raisons supplémentaires d’approuver l’abstention de viande au fil
du temps, les profils restent partiellement différents. 34% des personnes qui sont
fortement d’accord avec les raisons de santé ne sont pas fortement d’accord avec les
raisons écologico-morales. Inversement, 25 % des personnes qui sont fortement d’accord
avec les raisons écologico-morales, ne sont pas fortement d’accord avec les raisons de
santé.

Des résultats similaires sont établis par Beardsworth et Keil (1992) en Grande-Bretagne,
sur la base d’entretiens avec 76 personnes (dont 23 n’ayant exclu que la chair de certains
animaux et 53 végétariens). Les sujets n’ont pour la plupart aucune hésitation à situer leur
motivation principale (seuls 13% d’entre eux accordent un poids égal à plusieurs raisons) :
pour 57% il s’agit d’une motivation éthique (envers les animaux), pour 17% d’une motivation
liée à la santé, 12% ont en priorité des raisons liées à des préférences gustatives. Un seul des
répondants met au premier plan une préoccupation pour l’environnement. Mais l’existence
d’une motivation dominante se combine chez la plupart des personnes interrogées avec un
renforcement de la défense du végétarisme par l’adhésion à des raisons complémentaires, qui
n’étaient pas forcément présentes au moment où elles ont décidé de changer leurs pratiques
alimentaires.

A partir des années 1990, la partition entre « végétariens éthiques » et « végétariens


santé » est souvent mentionnée dans les travaux consacrés aux végétariens. On retient que ce

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Qui sont les nouveaux végétariens ?

sont les deux motivations principales du passage au végétarisme (ou à l’exclusion de certaines
viandes), qu’il se produit au fil du temps un élargissement des motifs, et que cependant, au
moins pour une partie d’entre eux, les végétariens « d’origine éthique » et « d’origine santé »
conservent des profils différents à certains égards. Cette partition continue d’être utilisée de
nos jours9, bien que la recherche sur les profils différenciés dans les motivations, et leur
impact sur les pratiques alimentaires, se soit tarie dans les années 2000.

Une nuance doit être introduite concernant spécifiquement le cas des adolescents,
auxquels plusieurs études ont été consacrées. Si, comme pour les adultes, l’éthique envers les
animaux occupe une place importante parmi leurs motivations, la seconde raison majeure de
refus de la viande (ou de certaines viandes) chez les adolescents n’est pas tant la santé que le
souci d’éviter le surpoids, plus particulièrement chez les filles (pour une synthèse des travaux
sur ce thème, voir Trew et alii, 2006).

Facteurs déclenchants du rejet de la viande

Seulement 40% des végétariens interrogés par Amato et Partridge (1989) disent avoir
pensé à changer de régime alimentaire sous l’influence de personnes de leur entourage. Une
proportion plus élevée cite l’impact qu’a eu sur eux la rencontre avec des textes ou des
images : 39% mentionnent des écrits (livres, revues, brochures… avec, parmi les livres, une
référence fréquente à La Libération animale de Peter Singer) ; 9% évoquent des films ou
vidéos.
Un quart des répondants fait référence à des événements plus personnels. Il peut s’agir
d’une expérience traumatisante : assister à une scène d’abattage, être confronté à la
vivisection à l’école, apprendre étant enfant qu’on a servi au repas familial un petit animal
auquel on était attaché… Jabs et alii (1998) rapportent de surcroît les témoignages de
personnes pour qui l’impulsion est venue du fait qu’elles-mêmes ou des proches ont été
frappés de pathologies favorisées par la consommation de viande.

Mais le choc n’est pas nécessairement causé par un événement inhabituel ou une
influence extérieure. Plusieurs chercheurs notent la présence de tournants provoqués par la
réalisation, parfois soudaine, de la vraie nature de la viande. Ce sentiment peut vous saisir en
voyant dans votre assiette un os ou un bout de veine qui dépasse, ou en regardant une dinde
prête à cuire. On visualise soudain avec acuité l’animal dont ils proviennent et on réalise
pleinement que c’est lui qu’on s’apprête à consommer. Parfois, c’est l’embarras causé par la
question d’un enfant sur le lien entre ce poulet servi à table et les poules vivantes qu’on lui a
montrées qui provoque le déclic. Cette expérience du « meat insight » peut sembler
surprenante. Après tout, chacun sait que la viande provient d’animaux tués pour notre
consommation. Pourtant, ceux qui vivent cette expérience ont le sentiment d’une révélation,
tandis que pour la plupart des gens le lien entre la viande et l’animal reste à l’arrière-plan de
la conscience. Pour expliquer ce phénomène, Joy (2010) invoque notamment ce qu’elle
nomme le « schéma carniste » : nous vivons dans une matrice sociale qui enseigne depuis
l’enfance que manger de la viande est normal, naturel et nécessaire. Cette matrice sociale se
9
Voir par exemple Stahler (2010) : cette étude menée auprès de lecteurs du Vegetarian Journal
(http://www.vrg.org/journal/vj2010issue4/2010_issue4_retention_survey.php) cherche à déterminer
dans quelle proportion des personnes végétariennes en 2006 le sont encore en 2009, et si la motivation
initiale influe sur la constance dans le végétarisme. Malgré l’intérêt évident du sujet pour connaître la
trajectoire des végétariens, le taux de non réponse au questionnaire laisse planer un doute sur la
validité des résultats.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 13


Qui sont les nouveaux végétariens ?

double d’une matrice psychologique qui filtre l’information et ne retient que ce qui conforte
les croyances déjà acquises ; ce schéma mental détermine ce à quoi nous prêtons attention, la
façon dont nous l’interprétons et ce que nous mémorisons. Ordinairement, un ensemble de
facteurs (sociaux et psychologiques) causent l’engourdissement psychique suffisant pour ne
pas établir la connexion entre la viande et l’animal, et ne pas éprouver d’émotions négatives
en consommant sa chair. La thèse de Joy offre ainsi des pistes pour comprendre pourquoi le
meat insight, non suivi d’un effacement rapide par l’oubli, ne touche qu’une minorité de
personnes.

Fessler et alii (2003) ont cherché à tester la thèse émotiviste selon laquelle le dégoût
pourrait être la cause profonde et cachée de l’évolution vers le végétarisme. En effet, nombre
de végétariens, surtout parmi les végétariens éthiques, disent éprouver un sentiment de dégoût
envers la viande. Mais quel est le sens de la causalité ? Est-ce, comme le suggèrent Rozin et
alii (1997), la conviction que la consommation de viande est moralement condamnable qui
donne progressivement naissance à une répulsion pour la chair animale ? Ou bien l’argument
moral n’est-il qu’une rationalisation a posteriori d’un rejet dont le motif réel est le dégoût
inspiré par la viande ? Les végétariens éthiques se recruteraient dans ce cas parmi les
personnes les plus portées à être écoeurées par l’apparence, l’odeur ou la texture de la viande.
Faute de données sur le profil temporel du dégoût chez les individus, Fessler et alii
testent la corrélation entre sensibilité générale au dégoût et place de la viande dans
l’alimentation. Leur hypothèse est que si la thèse émotiviste est fondée, on devrait observer
une corrélation positive entre la sensibilité au dégoût et la propension à éviter la viande.
Celle-ci présente en effet des caractères (le sang, la mort, la violation de l’enveloppe
corporelle) dont on sait qu’ils appartiennent à l’ensemble des éléments qui, de façon générale,
sont susceptibles d’inspirer le dégoût. Fessler et alii ont questionné 975 personnes sur leurs
habitudes alimentaires et les ont par ailleurs soumises à un test standard permettant de les
situer sur une échelle de sensibilité au dégoût. Les résultats font apparaître qu’en réalité les
personnes qui consomment beaucoup de viande sont davantage sujettes au dégoût (à la fois de
façon générale et spécifiquement au dégoût alimentaire) que celles qui n’en consomment pas,
ou moins, pour raisons éthiques. Les auteurs estiment donc que la thèse émotiviste est
invalidée.
Ce résultat porte à accorder un certain crédit au récit que font les végétariens eux-mêmes
des raisons et événements qui les ont conduits à renoncer à la viande, tels qu’ils ressortent des
enquêtes qualitatives évoquées plus haut.

La transition vers le végétarisme

Le changement de régime alimentaire a lieu soit rapidement, soit de façon graduelle.


Dans l’échantillon étudié par Amato et Partridge, la transition progressive est plus fréquente
(70% des cas).
Lorsque le passage au végétarisme s’étale sur quelques mois ou années, c’est le plus
souvent par suppression successive de différents types de viandes ; la diminution
homothétique des quantités de produits carnés consommées est à l’inverse relativement rare.
Comme le confirment de nombreuses études, c’est en priorité la viande rouge, ou la viande de
mammifères, qui disparaît des menus. Certains s’arrêtent à cette étape. Pour ceux qui
poursuivent vers le végétarisme, c’est en général la viande de volaille qui est ensuite rejetée,
avant que le poisson ne soit exclu à son tour. Une partie des ovo-lacto-végétariens évoluent
vers le végétalisme.
Le constat de la coexistence de modes de conversion rapides ou plus lents se retrouve chez

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 14


Qui sont les nouveaux végétariens ?

Beardsworth et Kiel (1989), ainsi que chez Jabs et alii (1998). Ces derniers établissent des
profils type d’adoption du végétarisme sur la base de données recueillies via des entretiens
qualitatifs approfondis effectués auprès de 19 personnes (dont 17 végétariens et 2 personnes
proches du végétarisme) dans la région de New York. Il apparaît que chez les végétariens
« santé », la transition est graduelle et va rarement jusqu’au végétalisme. Le changement
brutal se rencontre plus souvent chez des sujets jeunes, suite à la prise de conscience, dans
l’enfance ou l’adolescence, du lien entre la viande et l’animal. Chez les personnes qui
adoptent le végétarisme à l’âge adulte, pour raisons éthiques, la transition est généralement
progressive. Les auteurs constatent enfin que c’est parmi les personnes motivées par l’éthique
envers les animaux que l’évolution des pratiques alimentaires a le plus de chances de se
poursuivre jusqu’au stade du véganisme.

Les obstacles à l’adoption d’un régime végétarien

Pourquoi trouve-t-on difficile (ou rebutant) d’être (ou de devenir) végétarien ? Les raisons les
plus souvent invoquées relèvent de trois registres :
- attachement à des sensations gustatives liées à la consommation carnée ;
- perception du régime végétarien comme étant anormal, contre nature, ou présentant des
risques pour la santé (soit de façon intrinsèque, soit parce qu’on ne se juge pas assez
informé pour le pratiquer convenablement) ;
- anticipation ou constat de difficultés dues à l’adoption d’un comportement alimentaire qui
se démarque de la pratique sociale commune, qu’elles soient d’ordre pratique ou
relationnel.

L’enquête exploitée par Lea (2001) montre que le poids relatif accordé à ces trois
dimensions varie grandement selon les pratiques alimentaires des sujets. Cette enquête a été
effectuée dans le sud de l’Australie auprès de 707 personnes, dont 601 non végétariens et 106
végétariens et semi-végétariens autodéclarés. Une liste de réponses à la question « Quels sont
selon vous les obstacles à l’adoption d’un régime végétarien ? » était proposée, avec pour
chaque affirmation la possibilité de cocher une des cases échelonnées entre « tout à fait
d’accord » et « pas du tout d’accord ». Voici, selon les groupes, les éléments identifiés comme
étant les plus fortes barrières à l’adoption d’un régime végétarien10 :

Non végétariens

J’aime manger de la viande


83%
Je ne veux pas changer mes habitudes ou ma routine
alimentaire 59%

Je pense que les humains sont censés manger de la viande


47%
Ma famille mange de la viande
43%
J’ai besoin de plus d’information sur les régimes végétariens
42%

10
Lea, 2001, p. 94. Les tableaux donnent, en pourcentage, la somme de ceux qui se sont déclarés
« tout à fait d’accord » ou « plutôt d’accord » avec chaque affirmation.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 15


Qui sont les nouveaux végétariens ?

Semi-végétariens

Ma famille mange de la viande


38%
Il y a trop peu de choix quand je mange à l’extérieur
37%
J’aime manger de la viande
36%
J’ai besoin de plus d’information sur les régimes végétariens
35%
Mes amis mangent de la viande
27%

Végétariens

Il y a trop peu de choix quand je mange à l’extérieur


31%
Ma famille mange de la viande
20%
Mes amis mangent de la viande
18%
J’ai besoin de plus d’information sur les régimes végétariens
14%
Le choix végétarien n’est pas disponible quand je fais les
courses, à la cantine, ou à la maison 12%

On constate que les raisons relatives au goût ou à l’habitude de la consommation carnée,


prédominantes chez les non végétariens, s’amenuisent à mesure que l’on élimine certaines
viandes, et disparaissent totalement chez les végétariens. Suite au passage au végétarisme,
surtout lorsqu’il a lieu rapidement, beaucoup avouent pourtant connaître une période pendant
laquelle leur répertoire culinaire devient très pauvre, et certains éprouvent le regret de la
viande sur le plan gustatif (évoquant notamment la bacon nostalgy). Mais ces éléments
disparaissent en quelques mois ou peu d’années, à mesure qu’ils apprennent à utiliser de
nouveaux ingrédients et recettes, et il n’est pas rare qu’à l’envie de viande succède la
répulsion pour les produits carnés.
La croyance selon laquelle les êtres humains sont censés manger de la viande appartient
souvent au registre de pensée spontané de personnes immergées dans une société où il est
d’usage d’en manger (encore qu’il soit remarquable que même chez ceux qui partagent le
régime alimentaire dominant, elle ne soit pas majoritaire). On observe par contre la disparition
de cette croyance chez ceux qui s’écartent de ce régime. L’enquête précitée indique cependant
que le souci lié à une information insuffisante sur le régime végétarien reste présent chez une
minorité de végétariens et semi-végétariens, bien qu’à un degré bien moindre que chez les non
végétariens.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 16


Qui sont les nouveaux végétariens ?

Il convient d’ajouter que concernant l’état de santé perçu, plusieurs études indiquent que
les végétariens estiment très majoritairement que l’abandon de la viande n’a pas détérioré leur
forme physique, et même qu’il l’a améliorée. Une étude effectuée en Belgique flamande
(Alewaeters et alii, 2005) apporte en outre des éléments de comparaison entre végétariens et
non végétariens sur ce plan. L’enquête a été réalisée auprès de 326 végétariens adultes (120
hommes et 206 femmes), les résultats obtenus étant comparés à ceux ressortant d’une
population belge de référence. Il apparaît que le pourcentage de végétariens s’estimant
(subjectivement) en bonne santé est supérieur à celui des non végétariens. Les végétariens
sont en moyenne plus minces que la population de référence, et presque deux fois moins
nombreux à déclarer avoir pris des médicaments délivrés sur ordonnance au cours des deux
semaines précédentes. Le pourcentage de fumeurs est par ailleurs moins élevé chez eux que
dans la population de référence.

En résumé, les obstacles au végétarisme qui viennent le plus fréquemment à l’esprit des
non végétariens ne sont pas ceux ressentis par les végétariens. Ces derniers ne s’estiment pas
privés de joies gustatives. Ils n’ont pas le sentiment suivre un régime anormal au regard des
besoins de l’espèce humaine. Ils ne sont pas inquiets de l’impact de leur mode d’alimentation
sur leur santé. Certains mentionnent néanmoins un défaut d’information, ce qui peut
s’expliquer notamment par le fait que les professionnels de santé n’ont pas toujours la
formation adéquate pour conseiller de manière pertinente leurs patients végétariens.
Les données recueillies par Lea indiquent que chez ceux qui ont l’expérience du
végétarisme ou du refus de certaines viandes, les obstacles perçus relèvent exclusivement des
difficultés à accéder facilement à des repas végétariens dans un monde où les produits
animaux sont partout, et du sentiment qu’être végétarien pose problème quand la famille ou
les amis ne le sont pas. Ces données sont confirmées par des travaux précédemment évoqués,
et par d’autres du même type, qui reposent sur des entretiens ou des questionnaires permettant
à des végétariens de détailler leur vécu.

Végétarisme et vie sociale

Le passage au végétarisme peut affecter durablement les relations avec l’entourage. Sur
tous les aspects qui vont être évoqués, il ressort des enquêtes que l’impact est plus marqué
pour les végétariens éthiques que pour les végétariens santé, et que le changement ressenti des
rapports sociaux est plus notable pour les végétaliens et véganes que pour les ovo-lacto-
végétariens ou semi-végétariens.

Les parents
Selon les 320 végétariens interrogés par Amato et Partridge, la réaction initiale des parents
est majoritairement négative (dans deux tiers des cas). Le reste se répartit en réactions
indifférentes, mitigées et quelquefois positives, ces dernières venant principalement de
parents ayant entendu parler de bienfaits du végétarisme pour la santé. Si au fil du temps les
choses s’améliorent, plus du quart des parents continuent toutefois à réprouver le végétarisme
de leur fils ou fille.
La difficulté liée à la réaction des parents est confirmée par l’étude menée sur de jeunes
Suédois par Larsson et alii (2003) : le frein principal qui retient une partie d’entre eux de
passer au végétalisme est la réticence de la famille, tandis que la possibilité de manger
végétalien au lycée est au contraire citée comme un facteur très favorable à l’amorce de la
transition vers une alimentation sans produits animaux.
De même, une étude menée par Worsley et Skrzypiec (1998) sur des adolescents sud-

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 17


Qui sont les nouveaux végétariens ?

australiens (536 filles et 416 garçons) révèle que parmi les non végétariens, 40% des filles et
9% des garçons déclarent avoir songé à devenir végétariens, tandis que 20% des filles et 16%
des garçons mentionnent la pression exercée par des tiers (parents, famille, pairs) comme
motif de ne pas l’être11.
On trouve une confirmation indirecte que le choix du végétarisme induit parfois des
frictions familiales chez Freeland-Graves et alii (1986). Ces auteurs ont réalisé une étude
comparative dans la région d’Austin aux États-Unis entre un groupe de 150 végétariens et
personnes refusant certaines viandes, et un groupe de 150 non végétariens, les deux groupes
étant comparables par leur composition par âge et sexe. Il apparaît que les membres du
premier groupe rendent moins souvent visite à leurs parents et habitent à une plus grande
distance du domicile des parents que les non végétariens.

Les amis
Dans l’échantillon étudié par Amato et Partridge, les réactions initiales des amis se
répartissent plus équitablement que celles des familles en positives, négatives et
mitigées/indifférentes. Cependant, les réactions positives viennent plutôt d’amis déjà ouverts
à des modes de vie alternatifs (et sont plus probables dans les régions ouvertes à de tels modes
de vie, comme la Californie, que dans d’autres régions), ou à sensibilité écologiste, ou eux-
mêmes végétariens.
La plupart des végétariens conservent des amis non végétariens, mais les relations se
compliquent : crainte de déranger quand leurs hôtes doivent préparer un menu spécial pour
eux, désagrément de devenir le sujet de railleries, déception de ne pas voir les amis évoluer
vers leurs propres convictions et de se heurter toujours aux mêmes objections jugées
primaires… Il en résulte une recomposition progressive du cercle d’amis : les nouveaux amis
sont végétariens, les rencontres se faisant souvent par l’intermédiaire d’associations
végétariennes ou de défense des droits de animaux. Cette recomposition est notamment mise
en évidence par Freeland-Graves (1986). Dans l’échantillon étudié, le pourcentage de
végétariens dont plus de la moitié des amis sont végétariens est de 35,3% pour les ovo-lacto-
végétariens et de 69,3% chez les véganes. On trouve cependant des végétariens de longue date
qui n’ont aucun ami végétarien.

Rencontres, vie de couple, enfants


Les autres aspects de la vie personnelle sont eux aussi affectés par le passage au
végétarisme. Les végétariens qui ne vivent pas en couple préfèreraient très majoritairement
selon Amato et Partridge trouver des partenaires végétariens pour leurs relations amoureuses,
surtout lorsqu’ils envisagent une relation durable. Toutefois, la rareté des végétariens dans
l’entourage fait qu’il arrive néanmoins à beaucoup d’entre eux de sortir avec des mangeurs de
viande, avec dans un certain nombre de cas un sentiment de déception à l’arrivée.
Dans les couples stables mixtes (végétarien / non végétarien), la différence de régime
alimentaire et la différence de valeurs sous-jacente sont toujours à un certain degré une cause
de gêne. On observe cependant un large éventail de situations, allant des couples qui trouvent
les compromis assurant durablement une cohabitation harmonieuse à ceux où les tensions sont
si fortes qu’ils finissent par éclater.
Les parents végétariens s’efforcent en général de faire en sorte que leurs enfants aient une
alimentation végétarienne. Lorsque c’est le cas, ils se disent satisfaits à la fois de l’état de
santé des enfants et de l’acceptation par ceux-ci de ce régime, notamment parce qu’ils
comprennent très jeunes la raison « ne pas manger d’animaux ». En revanche, une majorité de
11
C’est une des raisons les plus importantes avancées pour rester carnivore. Elle est précédée par deux
autres : « J’aime trop la viande » (23% chez les deux sexes) et « Le végétarisme est mauvais pour la
santé » (19% des filles, 23% des garçons).

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 18


Qui sont les nouveaux végétariens ?

parents s’inquiète du fait que leurs enfants puissent souffrir de se sentir ridiculisés ou
différents à l’extérieur de la famille. C’est pourquoi une partie d’entre eux acceptent que les
enfants mangent de la chair animale à l’école ou chez des amis.

Il ressort des deux sections précédentes que la difficulté du végétarisme chez ceux qui en
ont l’expérience n’est pas d’ordre gustatif ou sanitaire mais bien social. Elle tient au fait qu’ils
vivent dans un environnement carnivore. Les actes de consommation les plus ordinaires
peuvent devenir compliqués, surtout lors des repas pris à l’extérieur ou lorsque les autres
membres de la famille ne sont pas végétariens. Il n’est par ailleurs pas surprenant que les
frictions avec l’entourage touchent plus souvent les végétariens éthiques que les autres
végétariens, car des éléments alimentent le malaise de part et d’autre. Le mangeur de viande
se sent mis en cause : le choix du végétarien éthique n’exprime pas une simple préférence
diététique, mais le fait qu’il juge la consommation carnée condamnable. Le végétarien pour sa
part gère plus ou moins bien la tension qu’il ressent entre l’affection ou la compréhension
qu’il éprouve pour son entourage, et le fait qu’il admet mal que ses proches ou ses
concitoyens poursuivent avec indifférence des habitudes de consommation dont il estime
qu’elles causent des torts immenses à des tiers.

Valeurs et végétarisme

Sur le plan des valeurs, le « profil moyen » des végétariens se distingue-t-il de celui du
reste de la population ? Les travaux sur le sujet restent rares et s’appuient sur des enquêtes
effectuées auprès de groupes d’individus dont les végétariens ne sont qu’une composante, en
général peu nombreuse.

La première recherche visant à établir des relations statistiquement significatives entre


valeurs et végétarisme est celle de Dietz et alii (1995). Les données ont été collectées au
moyen d’interviews réalisées par téléphone dans la région de Fairfax en Virginie. Il en ressort
que l'adhésion à des valeurs d'altruisme au sens large, y compris envers l’environnement,
(c’est-à-dire des valeurs telles que la justice sociale, l’égalité, l’égalité des opportunités pour
tous, le respect de la terre, la protection de l’environnement…) est un prédicteur significatif
du végétarisme. Inversement, le respect de valeurs traditionalistes (comme la loyauté, la
fidélité, l’obéissance, le sens du devoir, le respect des parents et des anciens…) est un
prédicteur encore plus significatif du non végétarisme. La portée de ces résultats reste
toutefois difficile à évaluer, dans la mesure où l’échantillon étudié (188 personnes) ne
comptait que 7,2% de végétariens autodéclarés. De plus, l’étude statistique a été menée avec
un modèle logit, conduisant à une classification binaire des données en « végétariens
(autodéclarés) » et « non végétariens ». Or, la majorité des végétariens autodéclarés
interviewés consommaient du poulet et/ou du poisson, alors que les végétariens au sens
propre ne composaient que 2,5% de l’échantillon.

Une recherche néo-zélandaise (Allen et alii, 2000) a été inspirée par les hypothèses
évoquées dans la littérature sociologique à propos de la symbolique de la viande. Adams
(1990), Fiddes (1991) et d’autres y voient un symbole de la domination de l’homme sur la
nature. Ils soulignent également l’association de la viande – surtout rouge – à la masculinité,
de sorte que la domination de l’homme sur la femme serait également en jeu. Pour Hamilton
(2000), la viande symbolise surtout le pouvoir social, la hiérarchie des classes, parce que sa
consommation en abondance fut historiquement l’apanage d’une classe dominante. Dans tous

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 19


Qui sont les nouveaux végétariens ?

les cas, les hypothèses avancées associent la viande à des notions de pouvoir et à des
conceptions hiérarchiques du monde. Pour tester si l’adhésion ou le rejet de ce type de
conceptions sont effectivement corrélés à la consommation de viande, Allen et alii ont mené
une première étude sur un groupe de 250 adultes allant des omnivores aux végétaliens, en
passant par des catégories intermédiaires. Ils les ont situés sur deux échelles de mesure :
- celle de l’autoritarisme de droite (Altemeyer) qui renvoie à trois éléments : la
soumission à l’autorité, l’agression autoritaire et le conformisme ;
- celle de l’orientation vers la domination sociale (SDO, Sidanius et Pratto), qui
concerne la croyance que certains individus sont naturellement inférieurs à d’autres
et qu’une organisation hiérarchique de la société est souhaitable12.
Les résultats montrent des corrélations significatives encore que faibles entre
consommation de viande et position sur ces deux échelles (la corrélation étant plus marquée
pour l’autoritarisme de droite que pour la SDO). Le végétarisme, ou la moindre
consommation de viande, sont liés à une position plus basse sur les deux échelles que
l’omnivorisme standard. Ainsi, les végétariens montreraient une moindre acceptation des
relations hiérarchiques, une moindre soumission à l'autorité, ainsi qu'une moindre adhésion
aveugle aux normes sociales établies et aux conventions.

Dans une seconde étude (rapportée dans le même article), Allen et alii ont cherché à tester
le lien entre consommation de viande et valeurs en utilisant une version complétée (par des
valeurs environnementales) du Rokeach Value Survey sur un groupe de personnes comprenant
324 omnivores et 54 végétariens autodéclarés. Les répondants ont ensuite été répartis au
moyen d’un questionnaire plus précis sur un continuum allant des omnivores (ou : personnes
les plus carnivores) aux végétaliens. Il apparaît que sur un certain nombre de valeurs des
différences significatives existent entre les sujets selon leur position dans cette échelle de la
consommation de viande. Les végétariens valorisent davantage l’intellectualisme, l’amour
(affection et tendresse) et le « développement personnel ». Les finalités dans l'existence qu'ils
privilégient sont le bonheur et le fait de mener une vie stimulante. Ils sont plus portés que les
omnivores vers la justice sociale, la paix et l’égalité. Les omnivores pour leur part valorisent
davantage la maîtrise de soi, la logique, l’équité, ainsi que le pouvoir social.
Compte tenu des caractéristiques des végétariens en ce qui concerne les relations
d'humains à humains (moindre tendance à valoriser les valeurs de domination), on peut
s'attendre, selon les auteurs, à retrouver en partie ces caractéristiques dans les relations
d'humains à animaux (consommation moindre ou nulle d'animaux).

Une autre recherche sur le thème des valeurs a été menée à Helsinki par Lindeman et
Sirelius (2001) à partir de questionnaires remplis uniquement par des femmes (83 dans une
première étude et 45 dans une seconde), parmi lesquelles des végétariennes. Les auteurs ont
mis en relation les comportements alimentaires avec l’échelle de valeurs de Schwartz et, au vu
des réponses obtenues, ont distingué trois familles de valeurs (baptisées « idéologies
alimentaires ») fréquemment associées entre elles, et fréquemment reliées aux mêmes
motivations de consommation : l’idéologie écologique, l’idéologie de santé et l’idéologie
hédoniste. Ces dénominations, en partie trompeuses, rassemblent les valeurs et motivations
suivantes :
- Idéologie hédoniste. Valeur : plaisir. Motivations dans le choix de l’alimentation :
attrait sensoriel, souci pour la santé ;
- Idéologie de santé. Valeurs : conformisme, tradition, sécurité, bienveillance,
familiarité. Motivations dans le choix de l’alimentation : santé, minceur.
12
Il a été démontré que ces deux échelles de mesure sont largement indépendantes et qu'elles évaluent
des caractéristiques différentes des individus.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 20


Qui sont les nouveaux végétariens ?

- Idéologie écologique. Valeurs : universalisme13, stimulation, maîtrise de son existence


(self-direction). Motivations dans le choix de l’alimentation : motivations politiques,
écologie, contenu naturel des aliments, santé.

Les seuls liens qui apparaissent nettement entre idéologies et comportements alimentaires
sont la surreprésentation des végétariennes au sein de l’idéologie écologique et la
surreprésentation des femmes qui évitent les aliments riches en graisses et cholestérol au sein
de l’idéologie de santé. Les auteurs notent que les thèmes de la santé et de la minceur
pourraient correspondre à des individus soucieux de se conformer aux normes socioculturelles
en vigueur, tandis que le végétarisme pourrait être une manifestation moderne du type
d’aspirations qui conduisirent la jeunesse des années 60 à participer à des mouvements de
gauche ou à s’inscrire dans des mouvements culturels contestataires.
On pourrait voir une confirmation de cette dernière hypothèse dans les positions adoptées
par les végétariens sur certains sujets de société. Selon une étude comparative menée aux
Etats-Unis dans les années 1992-93, dont les résultats sont rappelés par Hamilton (2000), les
végétariens sont nettement plus nombreux que les non végétariens à être opposés à l’arme
nucléaire, à être contre la peine de mort et à être favorables à la liberté de l’avortement. Sur
ces trois sujets, l’écart avec le reste de la population est plus marqué pour les végétariens
éthiques que pour les végétariens santé.

Au total, malgré la fragilité inhérente à des études menées sur un nombre limité de
personnes, on constate que les différents travaux cités donnent des indications concordantes,
ou du moins compatibles, sur les valeurs plus souvent présentes chez les végétariens que chez
les non végétariens. Des recherches complémentaires sur le sujet, portant sur les végétariens
d’aujourd’hui, auraient été bienvenues. Elles n’ont malheureusement pas eu lieu.

Conclusion : une sociologie encore « trop alimentaire » du végétarisme

Le dictionnaire du CNRTL définit l’alimentation comme « l’action de fournir à un être


vivant ou de se procurer à soi-même les éléments nécessaires à la croissance, à la
conservation ». Les végétariens dont la motivation première est la santé sont indéniablement
dans une démarche visant à assurer au mieux leur conservation. Mais chez les autres, le
végétarisme n’est pas un comportement à visée alimentaire, même s’il affecte la manière de se
nourrir. Il est la traduction dans les pratiques alimentaires de certaines convictions, valeurs ou
émotions.
Jusqu’à un certain point, cela a effectivement été étudié par les sociologues, mais le terrain
est encore à peine défriché. La plupart des études centrées sur ces aspects datent de plus de
dix ans, et si The New Vegetarians d’Amato et Partridge, paru il y a plus de vingt ans, reste
une référence systématiquement citée quand on aborde le sujet, c’est parce que cet ouvrage
n’a pas eu d’équivalent par la suite. Non pas que le flux d’études mentionnant les végétariens
se soit tari : il se prolonge jusqu’à nos jours. Mais les données collectées sur des végétariens
sont presque toujours le sous-produit de travaux dont l’objet est autre (le dégoût, la
moralisation, l’adolescence…).
Parmi ces objets autres, prédominent largement les recherches relevant de la nutrition :
articles destinés à l’une des nombreuses revues traitant de l’alimentation, recherches
effectuées dans le cadre d’instituts ou laboratoires de nutrition, rapports rédigés en réponse à

13
Universalisme au sens de Schwartz : le fait de prêter attention et de tolérer les idées des autres, le
fait de vouloir préserver à la fois le bien-être des personnes et de la nature.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 21


Qui sont les nouveaux végétariens ?

la commande d’études relatives à l’alimentation (sur les comportements alimentaires de la


jeunesse, les causes ou symptômes de désordres alimentaires, les moyens d’orienter la
consommation dans un sens jugé souhaitable par les pouvoirs publics ou des intérêts
privés…).
De surcroît, ces recherches portent de plus en plus sur la totalité du spectre des pratiques
alimentaires. Le végétarisme ou végétalisme n’en est qu’une extrémité, séparée de l’autre (la
consommation de tous les aliments usuels dans la société étudiée) par toute une série de cas
intermédiaires. Dès lors, même si la recherche est menée par des sociologues, et même si l’on
recueille au passage des informations précieuses sur les végétariens et non végétariens, les
questions posées et la façon d’exploiter les résultats restent fortement marquées par le fait que
le sujet central de la recherche reste d’ordre nutritionnel.
Nous notions en introduction que l’intérêt des sociologues pour les végétariens était né
postérieurement aux travaux menés sur le végétarisme par les disciplines de nutrition-santé.
Les lacunes de la sociologie en la matière tiennent sans doute au fait qu’aujourd’hui encore,
elle reste largement dans le sillage de ces disciplines.

Références

ADAMS, C. J. (1990). The sexual politics of meat: a feminist-vegetarian critical theory.


Continuum, New York.
ALEWAETERS, K., CLARYS, P., HEBBELINCK, M., DERIEMAEKER, P. et CLARYS, J. (2005).
« Cross-sectional analysis of BMI and some lifestyle variables in Flemish vegetarians
compared with non-vegetarians ». Ergonomics, 48(11):1433-1444.
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Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 23


Le paradoxe de la viande

Le paradoxe de la viande
Comment peut-on ne pas être végétarien ?

Estiva Reus
avec la collaboration de Frédéric Dupont

« Les vaches qu’on aime, on les mange quand même » chante Alain Souchon14.
« L’exploitation des animaux prospère non parce que les gens s’en moquent mais en dépit
du fait qu’ils ne s’en moquent pas15 » écrit Brian Luke.
Luke n’est pas un cas isolé. Nombre de travaux consacrés à l’éthique animale s’attachent à
examiner les constructions intellectuelles, sociales ou psychiques qui permettent l’usage des
animaux à leur détriment, constructions dont la profusion même suggère que cet usage n’est
pas spontanément perçu comme neutre ou innocent.
Dans cet article, nous nous intéresserons plus particulièrement au « paradoxe de la
viande » : ne pas vouloir de mal aux animaux et cependant s’en nourrir, jouir des avantages
que cela procure (bénéfices gustatifs, bénéfices en termes d’intégration sociale... ), causant de
la sorte leur souffrance et leur mort. Un ouvrage récent 16 de Melanie Joy nous servira de fil
conducteur. Après le rappel de quelques-uns des thèmes qu’elle y expose, son analyse sera
illustrée ou complétée par des données factuelles et par des références à un sous-ensemble des
travaux relevant d’approches voisines de la sienne17.

1. Carnisme : l’analyse de Melanie Joy18

L’originalité de Joy ne tient pas tant dans le recensement des facteurs qui permettent la
poursuite de l’alimentation carnée, que dans le fait d’avoir créé un vocable qui les désigne
collectivement : carnisme19. Cet acte de dénomination revêt une grande importance à ses
yeux. Nommer une chose, c’est la rendre visible ; « si nous ne la nommons pas, nous ne
pouvons pas en parler, et si nous ne pouvons pas en parler, nous ne pouvons pas la remettre en
cause » écrit-elle20.
Joy définit le carnisme comme une idéologie, un ensemble partagé de croyances, mais
14
Titre « Sans queue ni tête » de l’album Défoule sentimentale, sorti en 1995.
15
Page 70 de la traduction française, parue en 1999. Le texte original anglais, « Justice, Caring and Animal
Liberation », date de 1996.
16
Why We Love Dogs, Eat Pigs and Wear Cows, 2010.
17
Les deux premières sections de cet article ont été antérieurement publiées (à quelques différences près) dans
un texte paru dans la Revue Semestrielle de Droit Animalier (Estiva Reus, « Manger des animaux ? – Pratiques et
perceptions en univers carniste », RSDA 1/2011, p. 193- 205). La version intégrale de l’article a été mise en ligne
sur le site des Cahiers antispécistes le 4 février 2012.
18
Pour une présentation plus complète, en langue française, de l’approche de Joy, voir le dossier que lui ont
consacré les Cahiers antispécistes, n°33, novembre 2010, en ligne. En langue anglaise, certains des articles et
interviews de Joy sont accessibles sur son site personnel : http://www.melaniejoy.org/articles/. Voir également le
site Carnism Awareness and Action Network qu’elle a créé en décembre 2010.
19
Le terme « carnisme » a été forgé par Joy en 2001. Il a été popularisé en 2010 suite à la parution de son livre.
20
Joy, 2010a, p. 32.

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Le paradoxe de la viande

aussi de pratiques conformes à ces croyances. C’est l’idéologie invisible qui conditionne les
gens à manger certains animaux. Elle émane d’un système qui pratique la violence physique à
grande échelle, conduisant chaque année des milliards d’animaux à grandir et périr dans des
conditions effroyables pour finir dans nos assiettes. A l’instar d’autres systèmes violents,
celui-ci repose sur une « idéologie des trois N » : manger de la viande est normal, naturel et
nécessaire.
Le système carniste est à la fois une matrice sociale et une matrice psychologique (le
carnisme intériorisé). Cette double dimension lui confère une grande robustesse, bien qu’il
aille à l’encontre de notre disposition spontanée à être affectés par ce qu’éprouvent d’autres
êtres sentients et à ne pas vouloir qu’ils souffrent. Il fonctionne en faisant barrage à notre
empathie car, écrit Joy, le système « a besoin d’une solide forteresse pour se protéger de ses
propres partisans : nous21 ».

Soutien des institutions

L’infrastructure économique qui permet de pêcher, élever et abattre les animaux est
couplée à une superstructure institutionnelle qui l’aide à se maintenir en place.
Le « système » est hérissé de dispositifs qui minimisent l’inconfort moral que nous
pourrions éprouver en pensant aux animaux sacrifiés. Pour partie, ces dispositifs sont
délibérément érigés et entretenus par des agents dont la mission est de servir les intérêts des
filières de productions animales. Pour partie, ils sont intégrés dans l’organisation et le
fonctionnement établi de la société, et se reproduisent d’eux mêmes.
Tout ce qui est conforme au système est entériné par la loi et présenté comme éthique et
raisonnable. Au regard du droit, les animaux sont des marchandises ; les grandes institutions,
de la médecine à l’éducation, participent à la propagation de la croyance en la nécessité et la
normalité d’un régime carné ; les produits animaux sont partout dans la publicité et dans
l’offre de denrées alimentaires.
Quand un système est solidement établi, note Joy, il est naturalisé. La naturalisation n’est
pas simplement la croyance qu’une chose est inéluctable ou qu’elle remonte à la nuit des
temps ; c’est le processus qui transforme le naturel en légitime. Bien que le meurtre d’êtres
humains ait probablement toujours existé, nous le jugeons immoral. La consommation carnée,
elle, a été naturalisée.

Invisibilité

Cependant, les arguments qui nous aident à penser qu’il est juste, excusable ou indifférent
de sacrifier des animaux pour notre consommation ne sont que la seconde ligne de défense de
la forteresse carniste. De nos jours et dans les pays semblables au nôtre, la plupart des
consommateurs d’animaux n’ont aucun contact avec les bêtes vivantes ; ils ne procèdent pas à
leur mise à mort et n’ont pas développé le type de blindage mental, rites ou croyances, qui
permettent de le supporter sur le même mode que dans les sociétés où producteurs et
consommateurs se confondent. Ils ne vivent pas non plus dans un monde de pénurie où le
besoin de pourvoir à sa survie prime aisément sur d’autres préoccupations. C’est pourquoi la
meilleure défense du système réside selon Joy dans son invisibilité, à commencer par son
invisibilité physique. La plupart d’entre nous n’ont jamais assisté à une seule des étapes qui
transforment les animaux en viande. Jamais la production de la pêche et de l’élevage n’a été
aussi massive qu’à notre époque, et jamais elle n’a été autant dérobée au regard.
21
Joy, 2010a, p. 134.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 25


Le paradoxe de la viande

Cécité acquise

L’énergie nécessaire au maintien en place du système se trouve amenuisée par la passivité


acquise des individus qui l’habitent, et par le fait qu’eux-mêmes portent et transmettent
l’idéologie carniste. Car l’invisibilité dont elle jouit vient aussi de ce que nous l’avons
intériorisée.
Comme pour d’autres idéologies associées au mode de vie dominant, les croyances qui
caractérisent le carnisme sont perçues comme des évidences, comme des faits plutôt que
comme des valeurs. Elles diffèrent en cela des croyances des dissidents. Dans une société
patriarcale, les féministes sont distinctement perçus, et se perçoivent eux-mêmes, comme
porteurs de certaines valeurs et opinions. Il en va différemment de beaucoup de mangeurs
d’animaux dans une société carniste. Eux aussi font un choix, qui repose sur certaines
croyances et valeurs, mais ce choix semble ne pas en être un. Dès notre plus jeune âge, la
chair animale a été de tous nos repas et l’idéologie carniste a été distillée dans notre esprit ;
l’une et l’autre sont partie intégrante de notre décor familier. Joy propose une expérience
mentale destinée à nous faire sentir comment cette imprégnation a créé des points aveugles
dans notre conscience.

Une histoire de ragoût de chien

Imaginons que nous soyons en train de déguster ce que nous pensons être un ragoût de
bœuf et qu’on nous apprenne qu’est en réalité c’est du chien. Il est probable que cette
information, vraie ou fausse, nous perturbe, voire nous coupe l’appétit, bien que le mets soit
resté le même. Quand nous entendons le mot « chien », c’est l’image d’un chien vivant qui
nous vient à l’esprit et qui suscite la répugnance à manger. Le fait remarquable est que cette
même réaction ne se produit pas quand il s’agit de la chair d’animaux appartenant aux
quelques espèces jugées comestibles dans la société où l’on vit. Nous avons acquis à leur
propos une forme d’engourdissement mental qui fait que nous pouvons les manger sans y
penser. S’agissant de chair de dinde, porc ou saumon, nous ne percevons que de la nourriture,
sans que la connexion se fasse avec l’animal dont elle provient. Encore le mécanisme est-il
imparfait et a-t-il besoin d’être renforcé par d’autres dispositifs. L’un d’entre eux est la
désindividualisation. Nous voyons les animaux comestibles comme des abstractions, des êtres
génériques : un membre de l’espèce est perçu comme identique à n’importe quel autre. Nous
n’avons pas de contact avec eux, ne savons rien d’eux, et les caractéristiques que nous leur
attribuons – en endossant des lieux communs – sont volontiers dépréciatives. Les cochons
sont sales et les poulets sont bêtes, à la différence des chiens qui sont intelligents et
affectueux. On pourrait voir une confirmation de ces hypothèses dans le fait qu’à l’inverse
l’édifice se fragilise lorsque des animaux d’une certaine espèce sont utilisés à la fois pour
fournir de la viande et comme animaux de compagnie. C’est ainsi qu’une partie des
consommateurs boude la viande de cheval ou de lapin.

Rouages psychiques à double tranchant

Joy souligne que des facultés adaptatives, présentes de façon générale dans le psychisme
humain, sont modelées par notre immersion dans un univers carniste de telle manière qu’elles
alimentent notre cécité à son égard. Ainsi, l’engourdissement psychique est un mécanisme qui
nous aide à supporter les expériences traumatisantes qui nous frappent, ou à ne pas être
terrorisés en permanence par les dangers qui nous entourent. Mais cette faculté qui permet de
prendre de la distance à l’égard de la violence dont on est soi-même victime devient

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 26


Le paradoxe de la viande

destructrice quand elle nous aide à ne pas être affectés par des pratiques violentes envers des
tiers auxquelles nous participons.
Un autre rouage psychique à double tranchant est notre schéma. Ce terme désigne ici le
filtre psychologique qui trie, interprète et classe l’information que nous recevons. Sans lui,
nous serions submergés par la multitude de stimuli auxquels nous sommes soumis. Le schéma
mental se structure en fonction de notre expérience et de notre environnement, et détermine ce
à quoi nous prêtons attention et comment nous l’interprétons. Bien qu’évolutif, ce schéma
tend à ne retenir que ce qui confirme les croyances déjà acquises. Les individus qui évoluent
dans un monde carniste ont acquis une façon de filtrer les données qui font que certaines
questions ne leur viennent pas à l’esprit (pourquoi trouve-t-on normal de manger des cochons
et pas des chiens ?), ou qui les empêche de voir le caractère absurde de certaines situations. Ils
peuvent s’attendrir devant un pré où des brebis évoluent avec leurs petits et ensuite acheter
tranquillement un gigot d’agneau. Ils ne sont pas surpris ou choqués par des publicités
figurant des cochons joyeux pour vanter de la charcuterie.
Le carnisme imprègne nos modèles de pensée profonds, dans une sorte de clair-obscur de
la conscience, et régit d’autant mieux nos réactions que ce qui est inconscient échappe à notre
contrôle. Pour la plupart des gens, il n’y a pas eu un moment dans leur existence où ils ont
réfléchi et décidé que manger des animaux était bien.

2. Manger de l’animal ? Pratiques, opinions, sentiments

Le rapport des mangeurs à la viande conforte-t-il la thèse de Joy ? Si tel est le cas, on
devrait observer une large adhésion à des valeurs ou croyances carnistes, mais sur un mode
qui évoque davantage une acquisition par perméabilité au milieu ambiant, que le résultat
d’une attention personnelle portée à ces questions, ayant conduit à l’adoption d’une position
claire et réfléchie. On devrait également détecter les signes d’une certaine sensibilité au sort
des animaux, mais qui souvent demeure suffisamment engourdie pour que l’apathie l’emporte
sur l’empathie. En somme, on devrait déceler une certaine perception du paradoxe de la
viande, mais une perception faible ou trouble, associée dans beaucoup de cas à une inertie des
comportements.
Un point de départ commode consiste à s’appuyer sur la distinction entre végétariens et
carnivores22. En effet, les végétariens sont par définition des personnes qui ne consomment
pas de chair animale ; on les reconnaît à leur façon de se nourrir. Pour autant, peut-on
qualifier le végétarisme de régime (à vocation) alimentaire ? Ce que les végétariens ne
consomment pas ne présente aucune homogénéité sur le plan nutritionnel (l’alimentation

22
Nous désignerons ainsi les personnes dont la diète comporte de la chair animale. Cette dénomination a mérite
de souligner ce qui les distingue des végétariens, même si elle présente l’inconvénient de ne pas rappeler que
leur alimentation comporte aussi des végétaux. Les autres dénominations disponibles ne sont pas plus
satisfaisantes :
- « non végétarien » définit la majorité en référence à la minorité ;
- « omnivore » néglige le fait que personne ne consomme la totalité des denrées qu’il croit comestibles
(nutritives et sans danger). Et pas seulement par question de goût, d’habitude ou de disponibilité. L’idée même
d’en consommer certaines inspire la répulsion : manger du chat, de l’homme, du rat, des vers… ne tente pas
grand monde ici et maintenant. A cet égard, Joy suggère que la bonne question n’est pas « Pourquoi certaines
viandes inspirent-elles le dégoût ? » mais plutôt « Comment se fait-il que nous n’éprouvions pas de répulsion
pour la chair de l’infime minorité d’espèces animales jugées comestibles dans notre société ? ».
- « carniste » renvoie non seulement à une pratique mais à des croyances et valeurs. Or, le degré d’adhésion et de
soutien conscient des carnivores aux valeurs carnistes est très variable, de sorte que nous préférons un terme plus
neutre, qui ne préjuge pas de leurs opinions.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 27


Le paradoxe de la viande

végétarienne procure les même nutriments que l’alimentation carnée). Aucune homogénéité
non plus sur le plan gustatif. Quel rapport entre la saveur d’une langouste, d’une tranche de
bacon ou d’un ris de veau ? Dès lors, il y a matière à penser que ce qui est en jeu est un
rapport aux animaux. Sans doute est-ce effectivement le cas. Mais la réalité ne se laisse
enfermer dans aucune formulation simple. L’affirmation « Un végétarien refuse de nuire aux
animaux en les mangeant, tandis qu’un carnivore trouve normal ou nécessaire de s’en servir
comme nourriture » ne saurait rendre compte de l’ensemble des cas observés. On a plutôt
affaire à éventail de pratiques et à une mosaïque de croyances et sentiments.

Diversité des pratiques

La diète d’une partie des végétariens inclut des produits issus de l’élevage (lait, œufs,
miel), tandis que celle d’une autre partie (les végétaliens) les exclut.
Du côté des carnivores, une majorité consomme la plupart des produits animaux d’usage
courant, et ne prête pas attention à la façon dont les animaux sont élevés ou pêchés lors de
l’acte d’achat.
Mais on trouve aussi des consommateurs que Singer et Mason (2006) qualifient
d’omnivores consciencieux : des personnes qui, lorsqu’elles achètent des produits de
l’élevage, choisissent des labels apportant certaines garanties en matière de bien-être (ou
moindre mal-être) animal. Elles peuvent n’être consciencieuses qu’à temps partiel : seulement
de temps à autre ou uniquement sur certains types de produits. Elles le sont rarement lors des
repas pris à l’extérieur.
Certains mangeurs consomment des produits d’origine animale mais en quantité moindre
que le reste de la population. Parmi eux, on qualifie de flexitariens les personnes qui le plus
souvent mangent végétarien mais qui n’excluent pas de consommer occasionnellement de la
viande. Selon un sondage23 effectué en avril 2011 aux État-Unis auprès 1010 adultes, 16%
d’entre eux ont indiqué que plus de la moitié de leurs repas étaient végétariens (sans que tous
leurs repas le soient).
On mentionnera enfin les carnivores sélectifs : des mangeurs qui ont exclu de leur diète, ou
qui répugnent à manger, des espèces pourtant couramment consommées. Certains d’entre eux
sont parfois abusivement désignés par les vocables pesco- pollo- ou pesco-pollo-végétariens,
un cas fréquent étant en effet celui où c’est la viande de mammifères qui est rejetée.
Selon un sondage effectué en 2009 aux États-Unis 24 par Harris Interactive, 3,4% des
Américains adultes sont végétariens (dont 1% de végétaliens), tandis que 8% des sondés ne
mangent jamais de viande de mammifères. Un sondage effectué par le même institut en 2010
sur des Américains âgés de 8 à 18 ans donne des ordres de grandeur similaires pour les
jeunes, et indique de surcroît que 7% d’entre eux ne consomment jamais de volailles25.
Signalons pour finir que des personnes se disent végétariennes, alors qu’elles ne le sont pas

23
Sondage Harris effectué pour The Vegetarian Resource Group :
http://www.vrg.org/journal/vj2011issue4/vj2011issue4poll.php. Ce sondage donne par ailleurs une estimation
plus haute du pourcentage de végétariens parmi la population adulte (5%) que le même sondage effectué deux
ans plus tôt. La marge d’erreur fait cependant que l’on ne peut rien en conclure avec certitude.
24
The Vegetarian Resource Group, http://www.vrg.org/press/2009poll.htm
25
The Vegetarian Resource Group, http://www.vrg.org/press/youth_poll_2010.php. Il apparaît aussi qu’ils sont
22% à ne pas manger de poisson. Il serait toutefois hasardeux d’en conclure à une sensibilité particulière des
jeunes au sort des animaux aquatiques, la consommation de poisson étant de façon générale faible aux Etats-
Unis. Les résultats de sondages similaires effectués depuis les années 1990 sont accessibles à partir de cette page
du Vegetarian Resource Group : http://www.vrg.org/nutshell/faq.htm#poll

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 28


Le paradoxe de la viande

vraiment. Les chercheurs ont pris l’habitude d’utiliser l’expression « végétariens


autodéclarés » plutôt que « végétariens » tout court pour désigner les personnes qui cochent la
case « je suis végétarien » dans un questionnaire. En effet, l’expérience montre que si l’on
veut réellement recruter des végétariens pour une étude, il ne faut pas se contenter de cette
question, mais la compléter d’un catalogue où l’on demande aux sondés de cocher les
aliments qu’ils ne consomment jamais parmi une liste reprenant les grands types de produits
d’origine animale (bœuf, poulet, poisson, etc.). C’est ainsi que l’on constate qu’une fraction
non négligeable des végétariens autodéclarés mange des animaux. Toutefois, la plupart
d’entre eux sont à la fois des carnivores sélectifs (peu ou pas de viande rouge) et des
personnes qui consomment de la viande ou du poisson beaucoup plus rarement que les autres
carnivores26.
Après ce survol de la gamme des pratiques relatives à l’usage alimentaire des animaux,
tournons-nous vers des indicateurs concernant les croyances ou opinions des mangeurs.

Végétarisme et éthique animale

Les enquêtes menées auprès de végétariens 27 montrent que beaucoup d’entre eux citent
l’éthique ou la compassion envers les animaux à la fois comme motivation principale de leur
régime actuel, et comme raison initiale de leur rejet de l’alimentation carnée. Parmi les autres
raisons invoquées, le souci de préserver sa santé constitue la motivation initiale d’une fraction
assez importante de végétariens.
On observe qu’une fois passés au végétarisme, les individus élargissent souvent leur
palette de raisons d’y adhérer, de sorte que les végétariens « d’origine santé » ont de grandes
chances à terme d’adopter l’idée que ce régime est également préférable pour le bien des
animaux. On ne dispose cependant pas de bases suffisantes pour imputer aux personnes
devenues végétariennes pour leur santé des mobiles éthiques inconscients, ou pour affirmer
qu’en l’absence de préoccupation pour leur santé, elles auraient cessé de manger des animaux.
Quelques études indiquent par ailleurs que les végétaliens et véganes28 se recrutent surtout
parmi les végétariens d’origine éthique.

Manger de la cruauté ?

Une étude a été effectuée dans le sud de l’Australie (Lea, 2001) sur 704 personnes, se
répartissant en 103 végétariens autodéclarés, 55 semi-végétariens autodéclarés et 546 non
végétariens autodéclarés. Les semi-végétariens se distinguent des non végétariens par une
fréquence un peu plus basse de la consommation de viande, la différence étant surtout
marquée pour la viande rouge. La plupart d’entre eux restent des consommateurs réguliers de
chair animale29.
La proposition « La viande est cruelle pour les animaux » a été approuvée par 93% des
végétariens, 65% des semi-végétariens et 18% des non végétariens. Si la gradation des taux
d’approbation de cette proposition est cohérente avec la gradation des pratiques, on constate

26
Voir par exemple le détail des habitudes de consommation de l’échantillon de végétariens autodéclarés étudiés
par Emma Lea (2001), p. 80.
27
Pour une information plus complète sur les études sociologiques menées sur des végétariens et les résultats qui
en ressortent, cf. Dupont et Reus, 2012.
28
Nous orthographions ici ce mot de la manière recommandée par la Société végane. L’usage n’est pas encore
fixé, de sorte qu’on trouve en français diverses écritures de ce mot tiré de l’anglais vegan.
29
Pour plus de détails, cf. Lea, 2001, p. 80.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 29


Le paradoxe de la viande

aussi que la proportion de carnivores (dont les semi-végétariens) qui admettent que la viande
est cruelle n’est pas négligeable. Par ailleurs, la proportion de répondants qui choisit de
cocher la case « Ne sait pas » croît avec la consommation de viande : c’est le cas de 4% des
végétariens, 16% des semi-végétariens et 26% des non végétariens.

Favoriser le bien-être animal ?

On pourrait multiplier les exemples de sondages révélant qu’une majorité des personnes
interrogées déclarent accorder de l’importance au bien-être animal et approuver le
renforcement des mesures destinées à l’améliorer, y compris des mesures d’interdiction des
formes d’élevage les plus nuisibles aux animaux. On pourrait aussi multiplier les statistiques
indiquant que les produits issus des pires formes de l’élevage industriel représentent
l’essentiel des ventes.
Prenons l’exemple des œufs en France. Selon un sondage réalisé les 17 et 18 févier 2010
par l’IFOP pour CIWF, 75% des Français se sont déclarés prêts à payer un peu plus cher leurs
œufs s’ils ont l’assurance que les poules n’ont pas été élevées en cage 30. Cependant, une étude
le l’ITAVI parue en novembre 2011, indique que 65% des œufs coquille vendus en GMS sont
pondus par des poules élevées en batterie de cages.
Les actes d’achat ne sont donc pas conformes aux opinions exprimées. Il n’y a pas non
plus déconnexion totale. En effet, on observe depuis plus de dix ans une nette progression de
la part des « œufs alternatifs » dans les achats des ménages31.

Est-il problématique de tuer des animaux pour la viande ?

On pourrait imaginer que les carnivores considèrent unanimement qu’il est juste, excusable
ou indifférent de tuer des animaux pour s’en nourrir, puisqu’à l’évidence les animaux dont ils
consomment la chair ont été tués à cette fin. Pourtant, des données indiquent qu’ils ne sont
pas tout à fait détendus face à la mort donnée aux animaux.
Certains consommateurs de viande déclarent préférer ne pas reconnaître l’animal dont elle
provient. C’était le cas du tiers des 1000 personnes interrogées par Geneviève Cazès-Valette
dans le cadre de son étude sur Le rapport à la viande chez le mangeur français
contemporain32 (2004) ; par ailleurs 65% d’entre elles ont dit être d’accord avec l’affirmation
« Cela vous dérangerait d’assister à l’abattage des animaux33 ».
La majorité des 1018 personnes interrogées dans le cadre d’une étude effectuée en Grande
Bretagne en 1993 ont dit qu’elles cesseraient de consommer de la viande si elles devaient tuer
elles-mêmes les animaux34.
Lorsque les questions sur la mise à mort des animaux revêtent une connotation normative,
les pourcentages de carnivores prêts à affirmer que cela pose problème deviennent plus faibles
mais restent significatifs. Ainsi, dans l’enquête précitée de Lea conduite en Australie, 8% des
non végétariens ont dit approuver l’affirmation « Les humains n’ont pas le droit de tuer les
30
Source : site de CIWF,
www.ciwf.org.uk/fr/presse/les_franais_se_prononcent_en_faveur_des_ufs_de_plein_air.aspx
31
Par ailleurs, selon un sondage effectué en 2010, les Français sont moins de 40% à savoir que les codes 0 à 3
inscrits sur les œufs les informent du mode d’élevage des poules. Source : site de CIWF,
www.ciwf.org.uk/includes/documents/cm_docs/2011/2/2011_02_cp_sondage.pdf
32
Op. cit. p. 31.
33
Op. cit. p. 345.
34
Richardson et alii, 1993, cité par Lea, 2001, p.5-6.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 30


Le paradoxe de la viande

animaux pour les manger », et 13% on coché la case « Ne sait pas ». Les semi-végétariens
(qui rappelons-le sont des carnivores) ont été 40% à approuver la même affirmation et 11% à
dire ne pas savoir.

La viande indispensable à notre santé ?

On constate que des carnivores considèrent que la production de viande fait souffrir des
animaux ou sont mal à l’aise à l’idée de leur mise à mort. Pourtant, ils continuent à les
manger. L’explication résiderait-telle dans la croyance que la physiologie humaine exige une
alimentation carnée et qu’il est légitime de donner la priorité à la préservation de sa propre
vie, même si cela doit coûter la vie à d’autres ? Les opinions exprimées sur le sujet sont
contradictoires.
Une enquête a été effectuée en France en 1997 auprès de 150 carnivores 35. Les affirmations
« La viande est nécessaire à l’équilibre alimentaire » et « La viande est source de santé » ont
été approuvées respectivement par 61,5% et 59,5% d’entre eux, ce qui constitue une majorité
mais indique aussi qu’environ 40% ne se sont pas prononcés en ce sens. Plus étonnant
encore : dans la même enquête, 63,5% des personnes interrogées ont approuvé l’affirmation
« On peut-être en parfaite santé sans manger de viande », de sorte qu’on se trouve face à une
population qui, selon la façon dont la question est posée, dit à la fois croire et ne pas croire la
viande nécessaire à la santé.
La même contradiction ressort de l’étude australienne36 : 68% des non végétariens
approuvent l’affirmation « La viande est nécessaire dans l’alimentation » mais ils ne sont que
15% à approuver l’idée que « Les non végétariens sont en meilleure santé que les
végétariens » (et 46% à ne pas se prononcer). Les semi-végétariens quant à eux ne sont
qu’une minorité à juger la viande nécessaire dans l’alimentation.
On peut pour le moins conclure qu’une proportion significative des carnivores (même en
retenant les questions et réponses donnant l’estimation la plus basse) n’est pas certaine que la
viande soit indispensable à la santé.
Sur le plan gustatif, une forte majorité d’entre eux dit apprécier la viande. Ainsi, 88% des
personnes interrogées dans le rapport précité de Cazès-Valette se disent d’accord avec
l’affirmation « En général, vous aimez la viande ». Toutefois, le malaise qui s’exprime
lorsque la question posée rappelle la mise à mort des animaux laisse supposer que les scores
obtenus seraient plus bas si l’on mesurait le degré d’adhésion à une proposition telle que « Il
est normal que des animaux soient tués pour notre plaisir gustatif ».

Des « végétariens cognitifs »

A partir de l’enquête effectuée par Lea (2001), Lea et Worsley ont procédé à une
redistribution des 704 personnes dont l’opinion avait été sollicitée sur un grand nombre de
questions relatives à l’alimentation végétale ou carnée. Les auteurs ont constaté que les parties
du questionnaire sur lesquelles il y avait des différences significatives dans les réponses des
trois catégories distinguées au départ (non végétariens, semi-végétariens et végétariens
autodéclarés) étaient les chapitres portant sur trois thèmes : croyances à propos de la viande,
obstacles à l’adoption d’un régime végétarien, avantages perçus d’un régime végétarien. C’est
pourquoi les réponses à ces trois sections ont été utilisées pour mener une analyse en
composantes principales. Celle-ci a conduit à identifier un groupe de carnivores dont les
35
Etude initialement publiée dans les Cahiers de l’OCHA, n°7, citée dans Méry 2006, p. 45.
36
Lea, 2001, p. 96.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 31


Le paradoxe de la viande

croyances et attitudes se rapprochent de celles des végétariens et que Lea et Worsley ont
baptisé les « végétariens cognitifs ». Ce groupe composé de 81 personnes (soit 13,5% des
répondants qui ne se sont pas déclarés végétariens) inclut une partie des semi-végétariens
auto-déclarés (41 sur 55) mais aussi 26 des 546 non végétariens. Les niveaux de
consommation de produits d’origine animale des végétariens cognitifs sont voisins de ceux
des autres carnivores, mis à part une consommation plus rare de viande rouge et de produits
laitiers. La plupart d’entre eux n’ont pas le projet de devenir végétariens. Ils sont pourtant plus
proches des végétariens que du reste des carnivores sur certaines croyances et valeurs,
notamment concernant la conviction que le régime végétarien a des effets positifs sur bien-
être et les droits des animaux.
« Végétariens cognitifs » est une dénomination astucieuse, bien qu’un peu surfaite, pour
désigner un phénomène que saisissent de multiples études : l’existence parmi les carnivores
de personnes dont les croyances et opinions sont plus proches de celles des végétariens que de
ce qui correspondrait à une pure mentalité carniste.

En résumé

Chez une majorité de la population, les enquêtes ne font apparaître ni indifférence au sort
des animaux (leur mort et leur mal-être sont perçus négativement), ni adoption d’un
comportement s’écartant du modèle de consommation dominant afin d’amenuiser les maux
infligés aux bêtes. Cependant, l’ensemble des personnes dont les pratiques ne correspondent
pas à ce modèle dépasse largement le cercle des végétariens.
La répartition des opinions n’est pas dénuée de lien avec celle des pratiques : les carnivores
croient par exemple davantage que les végétariens à la nécessité de la viande et moins qu’eux
à la cruauté de l’élevage. Cependant, la correspondance n’est qu’approximative. Pour qui
s’attendrait à ce que tous les carnivores soient des porteurs cohérents d’une forte idéologie
carniste, le tableau présente de nombreuses anomalies. Leur opinion sur la nécessité de la
viande est versatile ; l’idée de tuer un animal pour le manger répugne à beaucoup d’entre eux ;
les croyances de certains carnivores sont proches de celles des végétariens éthiques ; il s’en
trouve même pour juger l’élevage ou la pêche moralement condamnables.
Il semble ainsi que la position de la plupart des carnivores se situe dans un intervalle allant
d’une adhésion réelle, mais assez molle et passive, aux croyances légitimant l’alimentation
carnée, à un état marqué de dissonance cognitive.
Où sont donc les chevaliers prêts à défendre énergiquement la forteresse carniste ?

3. Faiseurs de mythes – La com’ des filières viande

Les défenseurs prosélytes et sans complexes de l’asservissement et de la tuerie des


animaux que l’on mange sont relativement rares parmi les particuliers. Ces idéologues
bénévoles se rencontrent notamment parmi des carnivores par ailleurs adeptes de loisirs tels
que la chasse ou la corrida, qu’ils s’efforcent de défendre face à une opinion publique
majoritairement hostile37.
Les messages pro-viande qui nous parviennent sont en grande partie fabriqués par des
37
L’affirmation de la normalité et de la légitimité de la consommation carnée leur est en effet précieuse.
L’argumentation peut alors se poursuivre ainsi : pourquoi s’en prendre aux chasseurs et amateurs de corridas
alors que le sort des animaux chassés et des taureaux de combat est similaire, ou plus enviable, que celui des
animaux élevés pour la viande ?

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 32


Le paradoxe de la viande

professionnels de la communication au service des filières de productions animales. Ils


comptent parmi les agents que Joy nomme les « faiseurs de mythes38 ». C’est au même type
d’acteurs que pense Luke lorsqu’il écrit : « Le vaste réseau d’universitaires, scientifiques,
experts en marketing et auteurs populaires qui se donne pour tâche de tranquilliser l’esprit du
public montre que ceux dont l’activité repose sur l’exploitation animale ne doutent pas de la
tendance humaine à sympathiser avec les animaux39. »
Les faiseurs de mythes veillent selon Joy à renforcer l’idéologie des 3 N, ou du moins à
éviter que nous ne nous posions la question de savoir si manger de la viande est vraiment
normal, naturel et nécessaire. Quelques exemples empruntés à la communication des filières
viande permettent d’illustrer différents types de stratégies employées à cet effet.

Revigorer la fibre carniste

Parmi les messages propres à flatter la fibre carniste chez leurs destinataires, on peut citer
la saga « Carnivore » de Charal, invitant les consommateurs à reconnaître en eux-mêmes « le
plus grand des prédateurs ». On se souvient du slogan 2002, « N’ayez plus peur de dire
"J’aime la viande" », ou du spot télévisé 2010 « Ne perdez pas votre part de carnivore »
mettant en scène un loup qui, pendant que ses congénères hurlent, ne parvient plus qu’à
émettre un piètre bêlement40.
En 2004, c’était Herta qui mettait en scène la victoire de notre part carnivore : un spot
montrait un homme dont le t-shirt portait l’inscription « Je suis végétarien » et qui ne résistait
pas à l’attrait des tranches de jambon dégustées par ses amis.
L’interprofession cunicole lançait quant à elle fin 2009 une campagne ayant pour slogan
« Le lapin, il mérite bien de passer à la casserole », avec pour héros « Cyril le lapin », un
personnage insupportable incarné par un homme coiffé d’oreilles de lapin. Ces spots vidéo, se
voulant de style jeune et décalé, ont été conçus à partir d’une préoccupation bien précise si
l’on en croit Elise Aliet, chargée de communication à l’agence qui a conçu cette campagne :
« On voulait casser cette douce image d'un animal quasi domestique que l'on trouve très
mignon, qu'on n'a pas forcément envie de manger. Pour ce faire, on a créé un personnage qui
est tellement agaçant, tellement irritant, qu'on n’a qu'une envie : le passer à la casserole41. »
Cyril le lapin n’a pas fait une grande carrière médiatique. Indice que même sous un emballage
humoristique, le rappel trop direct qu’il s’agit de mettre un doux animal à la casserole ne fait
pas recette ?

Entretenir le mythe de la nécessité

Les moyens mis en œuvre pour alimenter la croyance en la nécessité des aliments d’origine
animale constituent un autre aspect des efforts déployés pour pérenniser les mythes carnistes.
C’est avec un budget généreusement grossi de subventions publiques, et avec l’aval du
ministère de l’Éducation, que les équipes de formateurs du CIV (Centre d’information des
viandes42) pénètrent chaque année dans des centaines d’établissements scolaires et enseignent
38
Joy, 2010, p. 98.
39
Luke, 1999, p.72.
40
Le fait qu’il s’agisse de vendre de la viande rouge, saignante, celle pour laquelle le lien avec l’animal est le
plus facilement perçu, n’est sans doute pas étranger à l’adoption de cette stratégie marketing.
41
Source : « La pub plombe le lapin pour mieux nous en faire manger », article publié par Lyon Capitale en
partenariat avec Eco89, 29 décembre 2009, http://eco.rue89.com/2009/12/29/la-pub-plombe-le-lapin-pour-
mieux-nous-en-faire-manger-131600
42
Le CIV, émanation d’Interbev à l’origine, est aujourd’hui au service des filières bovine et porcine.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 33


Le paradoxe de la viande

aux enfants le réflexe d’association entre « viande » et « protéines », tout comme le CNIEL
(Centre national interprofessionnel de l’économie laitière) répand ses brochures diététiques
martelant le caractère indispensable des produits laitiers pour satisfaire nos besoins en
calcium. Les professionnels de santé comptent parmi les cibles privilégiées des messages émis
par les organismes au service des filières de productions animales.
On retrouve les mêmes thèmes dans l’information nutritionnelle officielle. En France,
celle-ci exerce une force de dissuasion particulièrement appuyée à l’encontre du régime
végétalien43.

Rassurer sur le bien-être animal

A côté des tactiques destinées à fortifier l’esprit et les croyances carnistes chez les
consommateurs, on trouve celles destinées à endormir la culpabilité qui affleure chez certains
d’entre eux avant qu’elle ne vienne perturber l’acte d’achat. La méthode consiste alors pour
les filières de productions animales à s’approprier la thématique du bien-être animal.
Pendant le Salon international de l’agriculture qui s’est tenu à Paris en février 2011, on a
vu par exemple Christiane Lambert, vice-présidente de la FNSEA et éleveuse de porcs,
déclarer sans rire à propos de l’élevage intensif 44 : « Les porcs sont en ambiance climatisée, la
température est contrôlée. Ils sont bien mieux que lorsqu’ils sont en plein air, quelquefois
avec des coups de soleil sur le dos et des gerçures aux pis. »
Même son de cloche sur la page « Jean Bombeur » du site Le Porc45 qui présente aux
enfants (sans aucune photo à l’appui) les étapes de l’élevage de cochons. On y apprend que
les porcs sont « bien logés », « bien soignés », « bien nourris », « en pleine forme ». Extrait :
« À la maternité, chaque truie a sa salle (case) pour donner naissance à ses petits, de 8 à 12 en
moyenne. Toutes les cases sont équipées d'un système de chauffage […] Pour nourrir plus
facilement ses petits, la truie est installée sur le côté, et légèrement surélevée. » L’enquête du
porcelet reporter Jean Bombeur, énième personnification de la suicide food46, se termine à
l’abattoir « tout proche de la ferme » où les cochons sont confiés à « Laurent Optissoin » qui
expose en ces termes en quoi consiste son travail : « on accueille les porcs en les laissant se
reposer du voyage. Ensuite, ils sont anesthésiés pour ne pas souffrir, puis abattus. »
Dans la même veine, on peut encore citer l’un des spots de la série de publicités « Soyons
ferme » du CIV diffusées à la radio fin 2010, dans lequel une éleveuse démentait que
l’élevage porcin soit industriel en France, lui opposant le fait qu’il est réalisé dans des
exploitations familiales47.

43
Voir les documents issus du PNNS (Programme National Nutrition Santé) cités sur le blog de l’Initiative
Citoyenne pour les Droits des Végétariens : http://www.icdv.info/index.php?pages/Demande-des-references-du-
PNNS
44
dans un face à face diffusé dans une séquence du journal de France 2, qui l’opposait à Isabelle Saporta (auteur
du Livre noir de l’agriculture, Fayard, 2011) :
http://www.dailymotion.com/video/xh4pqk_la-fnsea-repond-a-isabelle-saporta-au-sia-2011_news
45
http://www.leporc.com/jean-bombeur-cochon-reporter.html, consulté le 3 juin 2011.
46
Expression introduite par le blog du même nom (http://suicidefood.blogspot.com/) qui dénonce ce phénomène
très présent dans la publicité pour les aliments d’origine animale : « On appelle Suicide Food toute manière de
présenter des animaux qui les dépeint comme s’ils souhaitaient être consommés ».
47
Le Jury de déontologie publicitaire a statué en février 2011 sur une plainte déposée par la Fondation Brigitte
Bardot à ce sujet et a donné raison à la Fondation. C’est ainsi un message financé à hauteur de 80% par l’argent
public (c’est en effet à ce niveau que le ministère de l’Agriculture prend en charge le coût de cette campagne de
communication du CIV) qui a été reconnu comme relevant de la publicité mensongère ou trompeuse. Le spot
audio de la même série vantant les mérites environnementaux de l’élevage bovin a connu le même sort.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 34


Le paradoxe de la viande

Évacuer toute référence à l’animal

La dernière voie empruntée par les filières de productions animales – et sans doute la plus
sûre – pour limiter les questionnements nuisibles à leurs débouchés consiste à organiser ce
que Burgat (1996) nomme l’oubli, Plous (1993) la dissociation, et Joy (2010) l’invisibilité de
l’animal derrière la viande. On élève, pêche et tue à l’abri des regards. La découpe, la
présentation, le vocabulaire, transfigurent la bête morte en produit banal. Les publicités
télévisées pour le foie gras ne montrent ni canards ni oies, fût-ce pour les dépeindre
gambadant à travers champs. Elles vantent le produit festif, et rien d’autre.
Selon une étude menée par deux économistes aux États-Unis (Tonsor et Olynk, 2010,
2011) la couverture médiatique de questions relatives au bien-être animal a un impact négatif
sur la demande de viande, du moins sur les secteurs porcin et avicole. Les filières de
productions animales n’ont pas attendu les résultats de cette étude pour renforcer leur contrôle
sur l’image de leurs activités. La montée de l’attention portée au sort des animaux d’élevage a
eu pour pendant la montée des efforts des filières de production pour fermer l’accès aux lieux
d’élevage et d’abattage, et la montée des procédures judiciaires contre les auteurs d’enquêtes
en caméra cachée.
« Ne pas voir, ne pas entendre, afin de ne rien troubler du calme de la viande 48 » semble
être la règle d’or pour assurer la pérennité de l’alimentation carnée. Toutefois, les filières de
productions animales sont loin d’être à la merci de la moindre information qui filtre. Tout se
passe comme si le calme de la viande reposait aussi sur une forte tendance à l’amnésie dans la
population.

Dévoilements à répétition

Début 2011 paraissait en France Faut-il manger des animaux ? de Jonathan Safran Foer.
Ce livre, qui inclut une enquête quasi-journalistique sur les conditions de production de la
viande, a fait l’objet d’une intense couverture médiatique : on découvrait l’abominable vérité
sur l’élevage industriel.
Fin 2009, c’était Bidoche de Fabrice Nicolino, portant sur les mêmes thèmes, qui avait fait
sensation : on découvrait avec effroi l’atrocité de l’élevage industriel.
En fait, on avait déjà eu la révélation du mode de production de la viande dans (entre
autres) le film We Feed the World (Le marché de la faim) d’Erwin Wagenhofer en 2005 (ou
2007 pour la version française), lui aussi très remarqué. Et l’on pourrait poursuivre sans peine
la remontée dans le temps du cycle des « dévoilements » de ce qui a déjà été révélé.
La fréquence des œuvres suscitant l’inquiétude ou l’indignation sur les coulisses de
l’alimentation carnée augmente. En réalité, elles finissent bien par laisser quelque trace. La
proposition « L’élevage moderne pose problème » est entreposée quelque part dans l’esprit
d’un nombre croissant de personnes. Il y a néanmoins quelque chose de troublant dans cette
émotion qui se renouvelle, comme si l’effet de la même information reçue précédemment
s’était déjà effacé.
De même, le contraste peut surprendre entre d’un côté l’absence de clivage net, sur le plan
des croyances et opinions, entre carnivores et végétariens, et de l’autre le fait que les pratiques
penchent très fortement du côté de la consommation de produits d’origine animale. Le recul
de cette consommation, quand il a lieu, est lent. De surcroît, il coïncide souvent avec une
48
Florence Burgat, 1997, p. 197.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 35


Le paradoxe de la viande

augmentation du nombre de victimes (moins de bovins, plus de poulets). Comment est-ce


possible ? Joy, on l’a vu, propose des pistes pour comprendre. D’autres s’y sont employés
également.

4. À quoi tient la stabilité du système carniste ?

Melanie Joy range le carnisme parmi les systèmes violents. Divers auteurs ont souligné
l’existence de points communs entre des systèmes institutionnalisés de violence de masse.
Dans le cas de la viande aussi, les agents les plus directement impliqués dans
l’organisation et la défense d’un système qui répand la douleur et la mort à grande échelle ne
sont pas des monstres mais des personnes tout à fait ordinaires, et dont l’action resterait sans
effet sans la collaboration d’une grande partie du reste des gens ordinaires. Dans le cas de la
viande aussi, la perpétuation de la violence fait intervenir des mécanismes tels que la
soumission à l’autorité, la dilution de la responsabilité, les idéologies justificatrices, la
dévalorisation et la mise à distance des victimes, le sentiment de normalité d’acteurs qui ne
font « que leur travail » ou qui s’en tiennent à jouer leur rôle dans la vie sociale, et l’ensemble
des processus de déni49.
Il est impossible de parcourir ici l’ensemble des facteurs à l’œuvre ou d’évoquer la totalité
des travaux qui ont cherché à les mettre en lumière. Nous avons sélectionné un petit nombre
de thèmes développés par quelques auteurs qui, à la manière de Joy, adoptent une perspective
à dominante sociologique ou psychosociologique. Leurs observations et analyses ont
également en commun de ne pas mettre en scène des acteurs profondément imprégnés d’une
idéologie légitimant la maltraitance, la tuerie ou le mépris des animaux. Car le fait
remarquable est qu’alors-même que ces idéologies sont moins solidement ancrées, la
consommation de produits d’origine animale reste à un niveau élevé.

Manger de la viande influe sur la considération morale pour les animaux

Dans l’image que nous nous faisons de nous-même, nous pensons volontiers que nos
croyances et opinions guident nos actes, moins volontiers que nos actes modèlent nos
croyances et opinions. C’est pourtant également le cas.
Loughan et alii (2010) ont mené une expérience sur 102 étudiants, divisés aléatoirement en
deux groupes. On fait croire aux participants qu’on les sollicite pour recueillir des
informations sur la perception par les consommateurs de produits alimentaires précis : un type
de test effectué couramment à la demande des fabricants. On fait goûter à chaque groupe un
produit qu’on lui demande ensuite de noter selon divers critères (goût, texture…). Le groupe
A teste un aliment carné (bœuf), tandis que le groupe B teste un aliment végétal. Ensuite,
prétextant que le temps pour lequel les participants ont été recrutés n’est pas écoulé, on leur
propose de participer à une autre expérience qui passe à leurs yeux pour indépendante de la
première. On leur soumet une liste de 27 espèces animales et on leur demande lesquelles
entrent selon eux dans le cercle de la considération morale (Indicate those animals that you
feel morally obligated to show concern for). Le nombre moyen d’espèces retenues est de 13,5
dans le groupe A contre 17,3 dans le groupe B.
Il importe de préciser que les participants des deux groupes sont carnivores. Il est probable
que chez les goûteurs du produit carné, on assiste à un ajustement des croyances aux
49
Pour une réflexion sur l’application de la sociologie du déni aux attitudes face à la souffrance animale, on peut
consulter notamment l’article de Wicks (2011).

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 36


Le paradoxe de la viande

pratiques. L’acte est encore si proche et si présent à l’esprit que les individus perçoivent
l’incohérence entre leur action et l’affirmation de certaines convictions. A ce moment-là, alors
que l’acte vient d’être accompli, la voie la plus accessible de réduction de l’état de dissonance
cognitive consiste à jouer sur ce qui n’a pas encore eu lieu : l’expression des valeurs50.
La consommation de viande est par ce biais un facteur favorisant la perpétuation de
l’idéologie carniste. Elle l’est sans doute aussi pour d’autres raisons. Plus l’acte se répète, plus
il se banalise. Sa répétition même aide à le percevoir comme innocent ou neutre. Comment ce
que nous-même et des millions de braves gens faisons chaque jour pourrait-il être un crime ?
L’expérience de Loughnan ne montre cependant qu’un ajustement partiel des valeurs aux
pratiques. Les sujets ne rejettent pas toute idée de considération morale envers les animaux.
De même, quand dans une autre phase de l’expérience on les interroge spécifiquement sur le
degré de considération morale à reconnaître aux vaches, la note moyenne attribuée par les
goûteurs de viande de bœuf est inférieure à celle attribuée par le groupe qui a testé un produit
végétal. Cependant, si la différence est suffisante pour être statistiquement significative,
l’écart entre les deux est faible.

Consommation carnée et « démentalisation » des animaux

Dans la lignée de l’étude précédente, une série d’expériences ont été menées par Bastian et
alii (2011). Elles portent sur le lien existant entre, d’une part, l’attribution de capacités
mentales aux animaux et, d’autre part, le jugement porté sur leur caractère comestible, la
conscience de ce qu’ils endurent pour être transformés en viande, ou la perception de sa
propre implication dans le sort qu’ils subissent. L’ensemble des tests ont été effectués auprès
de sujets carnivores51.
Dans une première expérience, on demande aux participants de noter 32 espèces animales
sur leurs capacités mentales. On demande par ailleurs à chacun de se prononcer sur sa
disposition à manger des animaux de chaque espèce [Seriez-vous prêt à manger cet animal si
on vous le demandait ?]. Les résultats montrent que les animaux jugés comestibles se voient
attribuer des capacités mentales inférieures à ceux jugés non comestibles.
Dans une seconde expérience, on présente aux participants l’image d’une vache et celle
d’un mouton dans un pré. On dit à la moitié d’entre eux que la vache va être conduite dans un
autre pré, où elle passera le plus clair de son temps à paître en compagnie d’autres vaches,
tandis que le mouton va être conduit à l’abattoir pour y être tué et dépecé afin de fournir de la
viande vendue en supermarché. À l’autre moitié du groupe, on fournit la même explication, en
inversant l’avenir promis à la vache et au mouton. Puis on demande aux participants de noter
les capacités mentales des deux animaux. Dans les deux groupes, l’animal promis à l’abattoir
(vache ou mouton) se voit attribuer des capacités mentales inférieures à celui destiné à une vie
paisible.

Dans une troisième expérience, les participants pensent être recrutés pour donner leur avis
sur des produits alimentaires. Chacun sait d’avance quelle denrée il va goûter : une
50
On pourrait inversement trouver remarquable que les testeurs du produit végétal n’aient pas la même réaction,
alors que leur dernière expérience de consommation de viande ne remonte pas à très loin : les carnivores
s’éloigneraient donc de l’idéologie carniste entre les repas… Qu’adviendrait-il si les circonstances les amenaient
à être plongés dans un univers végétarien pendant trois mois ?
51
Les tests sont décrits ici sous forme très simplifiée, en omettant certains aspects du dispositif expérimental,
certaines étapes des tests et sans mentionner des précautions prises par les expérimentateurs pour éviter certains
biais. Pour une présentation plus exacte se reporter à l’article de Bastian et alii.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 37


Le paradoxe de la viande

préparation à base de bœuf, de mouton ou de pommes selon les cas. Avant de passer à la
dégustation des produits, tous doivent rédiger un texte sur le processus d’élevage et de
transformation conduisant à mettre la viande à la disposition des consommateurs, et tous sont
invités à noter les capacités mentales des vaches et moutons. Les notes attribuées aux animaux
par ceux qui s’apprêtent à goûter de la viande sont significativement inférieures à celles
attribuées par ceux qui s’apprêtent à goûter des pommes.
Ces expérience suggèrent fortement l’existence d’un processus de réduction du conflit
existant entre alimentation carnée et sensibilité au sort des bêtes par « démentalisation » des
animaux concernés : comme dans l’expérience menée par Loughnan et alii (2010), l’état de
dissonance cognitive est atténué par un ajustement des croyances aux pratiques. Là encore,
l’ajustement n’est que partiel, car les sujets ne vont pas jusqu’à nier l’existence même d’un
vie mentale chez les animaux mangés.
Le carnivorisme sélectif pourrait constituer un cas d’ajustement partiel dans l’autre sens :
des pratiques en direction des croyances.

Principe de similarité et carnivorisme sélectif

Scott Plous a publié en 1993 un article intitulé « Psychological Mechanisms in the Human
Use of Animals » qui anticipe largement sur les thèmes développés plus tard par Joy (tous
deux sont des universitaires qui enseignent la psychologie). On ne retiendra ici qu’un aspect
de la réflexion de Plous : celui qui se rapporte au principe de similarité, que l’auteur définit
comme suit : « En général, les gens accordent plus de considération aux individus qu’ils
perçoivent comme semblables à eux-mêmes qu’aux individus qu’ils perçoivent comme
dissemblables. » Diverses expériences conduites par des psychologues ont attesté l’existence
entre humains de ce phénomène qui présente deux faces complémentaires :

- un plus haut degré d’empathie avec ceux que l’on perçoit comme semblables à soi : nous
sommes davantage affectés par les événements heureux ou malheureux qui les touchent ;
- une plus grande disposition à venir en aide aux personnes que l’on perçoit comme
semblables à soi52.

Plous cherche alors à déterminer si le principe de similarité joue dans le rapport des
humains aux autres animaux. Il construit à cette fin des questionnaires et dispositifs
expérimentaux. Dans une expérience, 60 étudiants (qui ne militent pas pour les droits des
animaux) sont recrutés. Trente d’entre eux sont soumis à un questionnaire leur demandant de
noter de 1 à 9 la similarité entre les humains et différentes espèces d’animaux et les trente
autres de noter de 1 à 9 la capacité à ressentir la douleur des mêmes espèces (1 correspondant
à la similarité ou la capacité à souffrir la plus faible). Le tableau suivant indique les notes
moyennes attribuées sur les deux thèmes. Si le classement par degré de similarité est sans
surprise, il apparaît de surcroît qu’il est corrélé à la capacité attribuée à éprouver la souffrance
physique : moins un animal ressemble à un humain, moins il est supposé ressentir la douleur.

52
Ainsi, dans le métro de New York, les Blancs et les Noirs viennent plus nombreux en aide à un homme saoul
évanoui respectivement blanc ou noir ; les personnes à « look hippie » ou « costume-cravate » sont plus
disposées à apporter leur aide (prêt d’un peu d’argent, aide en cas de panne) à des personnes ayant la même
apparence vestimentaire qu’elles. D’autres expériences ont montré que le principe de similarité jouait également
entre personnes de même appartenance nationale ou partageant les mêmes opinions politiques.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 38


Le paradoxe de la viande

Notes moyennes attribuées par des personnes non impliquées dans la cause animale

Similarité Capacité à
avec les éprouver la
humains douleur
Primates non
humains 7,2 8,5

Mammifères
non primates 4,4 8,1

Oiseaux
2,8 6,6
Reptiles
2,3 5,8
Poissons
2,2 5,2
Insectes
1,7 4,3

Dans une autre expérience, l’auteur mesure l’émotion ressentie à la projection d’un film
dans lequel on assiste à la maltraitance d’un animal (émotion mesurée par la réponse
électrodermale). L’animal n’est pas visible (il s’agit d’un film truqué dans lequel l’image de
l’animal supposé maltraité est brouillée) mais avant le visionnage, on projette une photo de
l’animal avant qu’il ne soit brutalisé, en montrant selon les groupes : un singe, un raton
laveur, un faisan ou un crapaud. Les résultats montrent une forte corrélation entre l’émotion
ressentie et la similarité perçue de l’animal avec l’humain.
Le principe de similarité pourrait éclairer le comportement des carnivores sélectifs évoqués
plus haut. On sait que la plupart d’entre eux mangent peu ou pas de mammifères mais
continuent à consommer des oiseaux ou des poissons. On sait qu’ils sont plus conscients que
les carnivores standard de la cruauté du sort fait aux animaux destinés à la consommation. Il
semble donc que la contradiction qu’ils ressentent entre leurs croyances et leurs actions soit
suffisante pour les amener à modifier leurs habitudes alimentaires, mais pas au point d’en
faire bénéficier des animaux trop éloignés dans l’échelle de la similarité pour inspirer
beaucoup de compassion.
Cela n’est pas sans évoquer les réflexions de Hume ou Smith sur le caractère central de la
sympathie dans la possibilité même des sentiments moraux, mais aussi sur les limites de sa
portée. Car la sympathie, rappellent-ils, est partiale : elle va spontanément davantage aux
proches qu’aux étrangers. C’est pourquoi l’accès au jugement moral impartial requiert en
complément la mise en œuvre d’autres facultés mentales telle que la capacité de décentrement
par rapport à sa position personnelle, de façon à pouvoir comparer les intérêts en présence
« avec les yeux d’un tiers impartial et désintéressé » pour reprendre l’expression de Smith53.
Dans les relations intra-humaines, il suffit souvent d’appliquer les règles de conduite de la
morale commune pour assurer le respect d’un principe d’impartialité ou d’universalité. C’est
moins vrai concernant la façon de se comporter envers les animaux dans une société spéciste.
Corriger les biais qui jouent en défaveur des bêtes demande aux individus du temps et de la
réflexion, ce qui suppose en amont que leur attention ait été suffisamment captée par le sujet.

53
Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, 1759, partie III, chapitre III.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 39


Le paradoxe de la viande

Car le temps et la réflexion sont des denrées rares ; nul n’est en mesure de les affecter en
abondance à chacune des innombrables décisions et actions de son existence.
Il est intéressant à cet égard de revenir à Plous qui compare dans son article les résultats
obtenus sur les questionnaires similarité/capacité à souffrir auprès d’étudiants non impliqués
dans la cause animale aux résultats obtenus sur les mêmes questionnaires auprès de militants
des droits des animaux.

Notes moyennes attribuées par des militants des droits des animaux
(En italiques entre parenthèses, rappel des notes attribuées par les non militants)

Similarité Capacité à
avec les éprouver la
humains douleur
Primates non 7,4 (7,2) 9 (8,5)
humains

Mammifères 4,5 (4,4) 9 (8,1)


non primates

Oiseaux
3,8 (2,8) 8,6 (6,6)
Reptiles
3,6 (2,3) 8,5 (5,8)
Poissons
3,3 (2,2) 7,9 (5,2)
Insectes
3,2 (1,7) 7 (4,3)

L’évaluation de la capacité à souffrir des animaux est plus élevée chez les militants que
chez les non militants et surtout moins fortement corrélée à la ressemblance perçue avec les
humains. Tout se passe comme si chez les personnes les plus motivées pour réfléchir à
l’éthique animale, il y avait un effort délibéré pour corriger le biais induit par le principe de
similarité. Chez les autres, on peut soupçonner une certaine confusion entre la souffrance
physique éprouvée par les animaux et l’émotion qu’elle leur inspire.
Si le carnivorisme sélectif montre un ajustement des pratiques aux croyances qui n’est que
partiel par le nombre limité d’espèces concernées, d’autres cas de figure illustrent un
ajustement qui n’est que partiel par son étendue dans le temps.

Végétarisme provisoire

Philippe Gruca (2010) rapporte cette anecdote : une amie assiste à une projection qu’il
organise de We Feed the World et en ressort profondément choquée par les scènes concernant
l’élevage. Lorsqu’il la croise deux mois plus tard, elle lui dit : « Ecoute, pendant trois
semaines, je n’ai plus mangé de viande. Et depuis, bon… j’en remange comme avant. »
On retrouve chez plusieurs auteurs ce même constat de l’existence de mutations
temporaires54.

54
Par contre, il n’existe pas à notre connaissance d’enquêtes sociologiques menées pour mieux connaître la
population des végétariens d’un jour.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 40


Le paradoxe de la viande

Des personnes sont ébranlées par une information ou un événement qui les alerte sur ce
qu’endurent les animaux élevés ou pêchés pour la consommation alimentaire. Elles expriment
une indignation, apportent des changements dans leur vie, qu’il s’agisse d’un passage au
végétarisme ou à « l’omnivorisme consciencieux ». Puis, tout s’efface.
Pour Gruca55, l’explication principale réside dans les limites de l’esprit humain combinées
aux caractéristiques de notre cadre de vie. Nous ne nous représentons bien que ce qui est à
notre échelle, dans notre champ de vision. Au-delà, il ne faut pas surestimer l’étendue de
notre imagination. Or, autour de nous, les vitrines brillent, les rues sont propres, tout est
calme. Occasionnellement, un livre ou un documentaire nous font accéder à l’envers du décor.
Mais les effets de cette intrusion sont rapidement gommés par le flux continu de l’expérience
vécue, de ce qui nous entoure vraiment. Où est le problème ? Visiblement, nulle part. Nos
sociétés se caractérisent par la « maximisation du rapport entre l’internalisation des
commodités et l’externalisation des nuisances56 ». Tant qu’il en sera ainsi, Gruca juge
improbable un « putsch de la raison qui prendrait les commandes de nos corps afin de les faire
agir de manière enfin responsable57 ».
Martin Balluch (2008), souligne lui aussi l’existence de changement individuels des modes
de consommation qui ne sont que temporaires. Suite à une discussion ou à des émissions dans
les médias, des personnes sont convaincues de l’injustice et de l’horreur de ce que subissent
les animaux et se mettent à refuser les produits de l’élevage industriel ou deviennent véganes.
Mais petit à petit, leur bonne volonté initiale s’érode, et elles reviennent à leurs habitudes
antérieures : « Il y a la pression psychologique de ne plus être "normal", d’être un marginal.
Soudain, vous êtes en conflit avec vos pairs et votre famille. […] ils peuvent se sentir mis en
cause par votre attitude même : après tout, vous refusez de faire comme eux pour des raisons
éthiques. […]. À votre travail, dans vos loisirs, quand vous faites les courses, dans les
restaurants… partout, votre choix d’un mode de vie végane demande beaucoup d’énergie pour
justifier ce que vous faites, poser des questions délicates, taper sur les nerfs des autres,
renoncer à acheter quelque chose dont vous avez envie […] De plus, alors que vous
investissez tellement, il semble que vous n’obteniez rien en retour ! Le nombre d’animaux
abattus ne diminue pas et la société ne semble pas changer, pas même un petit peu58. ».
55
Son article « Pouvons nous compter sur une "prise de conscience" ? » porte sur les raisons de la faiblesse de
réaction des individus face à la crise écologique, mais l’argument est transposable à la faiblesse de réaction face
à toute sorte d’autres maux et menaces.
56
Gruca, 2010, p. 37.
57
Op. cit., p. 37.
58
Balluch, 2008, p. 9. L’effet de découragement mentionné ici par Balluch, qui conduit des végétariens à
redevenir carnivores, est apparenté à un autre effet, qui lui peut entraver le passage au végétarisme de personnes
pourtant sensibles au sort des animaux. Il s’agit du sentiment de « goutte d’eau dans l’océan ». A quoi bon se
donner du mal à sa minuscule échelle personnelle alors que le problème est d’une ampleur gigantesque ? Notre
psychisme semble comporter une tendance spontanée à commettre une erreur de perspective qui porte à sous-
estimer les « gouttes d’eau ». Quand nous avons la possibilité de sauver une vie, nous le faisons beaucoup plus
facilement s’agissant d’un individu en détresse isolé et clairement identifiable, que si nous savons que note acte
sauvera un individu parmi une multitude. C’est ce que rappelle notamment Singer (2009, p. 62-74) en s’appuyant
sur des expériences menées par des psychosociologues. A effort et résultat égal, la disposition à agir s’avère
inégale.
Un autre facteur encore joue en défaveur de l’évolution personnelle vers un mode de consommation que
l’on juge pourtant préférable, tant que ce comportement est minoritaire. Il s’agit du « sens de l’équité », entendu
comme un comportement social détectable à travers certaines expériences de psychologie : il se manifeste par
une réticence à bien faire tant que les autres ne prennent pas cette peine. Pour une illustration, voir l’expérience
relatée par Thaler et Sunstein (2009, p. 74-75) : quand des ménages sont informés qu’ils dépensent moins
d’énergie domestique que la moyenne de leurs voisins, leur consommation d’énergie se met à augmenter. Le
« sens de l’équité » induit donc lui aussi une disposition inégale, selon les circonstances, à accomplir une même
action, sur laquelle on porte une même appréciation (positive).

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 41


Le paradoxe de la viande

Joy mentionne elle aussi notre difficulté à rester en éveil après avoir vu ou compris ce que
la viande impliquait pour les animaux, attribuant principalement ce fait au « lessivage de notre
libre-arbitre » résultant du carnisme intériorisé : « Des modèles de pensée et de
comportement, acquis bien avant que nous soyons capables d’agir en tant qu’agents libres, ont
été incorporés au tissu de notre psychisme, guidant nos choix comme une main invisible. Et si
quelque chose vient interrompre notre rapport habituel à la viande – si par exemple nous
entrevoyons le processus d’abattage – le réseau élaboré qui constitue la structure défensive du
carnisme nous ramène promptement dans le rang59. »

Comme des billes dans une vasque

Balluch (2008) utilise une analogie avec un système physique pour illustrer la manière
dont l’organisation sociale en place exerce une force de rappel qui limite l’ampleur des
comportements déviants.
La gamme des attitudes possibles est d’une grande amplitude, allant d’une utilisation sans
restriction aucune des animaux (à leur détriment), jusqu’au respect de leurs droits ou intérêts
fondamentaux, y compris celui de ne pas être tués pour garnir nos assiettes, en passant par
toute sorte de limitations partielles de la violence exercée envers eux, ou envers certains
d’entre eux. Tous ces comportements sont concevables tant au niveau individuel que comme
norme sociale. Mais tous ne sont pas également probables en un lieu et un temps donné.
Il faut se figurer une société humaine comme le profil d’une vasque : un segment
horizontal (le fond de la vasque) encadré par deux segments inclinés (les flancs du récipient).
Les individus sont des billes disposées le long de cette courbe.
Le fond de la vasque représente le mode de vie dominant, et le système politique,
économique, scientifique, etc. qui lui est associé, dans une société donnée. C’est l’état atteint
au point de son histoire où elle se trouve.
Actuellement, pour nous, ce point correspond à la consommation de produits issus de la
pêche et de l’élevage industriels, ou de produits élaborés en recourant à l’expérimentation
animale. Certaines pratiques sont interdites ou fortement réprouvées (produire des fourrures
de chats, torturer un animal dans des conditions autres que celles liées aux modes de
production en place ou aux dérogations accordées à certaines cultures et traditions).
Le fond de la vasque est aussi le lieu où se concentrent le maximum de « billes », parce
qu’il correspond à un état de repos. On trouvera aussi des billes le long des deux segments
inclinés, mais en nombre très inférieur, parce qu’il faut dépenser de l’énergie en permanence
pour demeurer dans cette position instable. Ainsi, une personne qui aime torturer des animaux
pour le plaisir, hors des formes admises, doit être suffisamment motivée pour braver les
risques encourus et supporter la réprobation qu’inspire ce genre d’activité. De même, sur la
pente opposée, les individus qui ont choisi de n’acheter que de la viande bio, ou de refuser
tout produit d’origine animale, sont confrontés aux frictions sociales et à l’incommodité qui
en résultent. Là encore, ramer à contre-courant demande un effort permanent.
Bien que les êtres humains possèdent la faculté d’empathie ou de compassion envers les
bêtes, Balluch estime qu’on ne parviendra pas à améliorer substantiellement la condition
animale en tablant uniquement sur la diffusion d’un discours sur les droits des animaux et sur
des actions visant à persuader un par un les consommateurs d’opter pour le végétarisme. Car
accomplir durablement une telle mutation demande plus d’énergie que la plupart d’entre eux
59
Joy, 2010, p. 113.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 42


Le paradoxe de la viande

ne sont capables de fournir. Pendant que certaines billes entreprennent la marche ascendante
le long d’une pente, d’autres décrochent et retombent au fond de la vasque. Par ailleurs, même
si le solde des deux mouvements est positif, il demeure de faible ampleur, et peut être
facilement dominé par l’évolution de la population induite par les facteurs démographiques
(naissances, décès, flux migratoires). Compter uniquement sur les prises de conscience
individuelles et sur leur traduction en actes, c’est comme vouloir vider l’océan à la petite
cuillère.
Faute de pouvoir progresser grâce au seul mouvement spontané des « billes », il faut
réussir parallèlement à changer le système (la vasque) : faire en sorte que le mode de vie le
plus facile (le fond de la vasque) corresponde à des formes de consommation différentes de
celles qui prévalent aujourd’hui.
Pour Balluch, la transformation du système passe par l’action politique collective : obtenir
des lois plus protectrices pour les animaux, agir sur les circuits de distribution pour que l’offre
de produits véganes augmente, tandis que les produits obtenus dans les conditions les plus
nuisibles aux animaux disparaissent des rayons ou se renchérissent 60. Ce faisant, on engage un
cercle vertueux, car les façons de vivre influent sur les façons de penser : il suffit que
quelques années s’écoulent pour que les produits ou modes de production bannis ou en
régression soient associés dans la conscience collective à des pratiques condamnables,
appartenant à un passé révolu61.
Le schéma est incrémental. Chaque progrès facilite l’obtention d’autres avancées : au
round suivant, les industries animales62 partent d’une position plus faible, tandis que la série
de batailles politico-médiatiques qui accompagnent les campagnes de la protection animale
contribuent à sensibiliser davantage le public au sort des animaux. Ainsi, de proche en proche,
le système pourrait atteindre un état où des modes de vie respectueux des animaux seraient la
norme.
Dans la conception de Balluch, ce processus repose sur la confrontation entre deux pôles
actifs : d’un côté les industries animales, de l’autre le mouvement animaliste. Le reste de la
population est un agent semi-passif. Les revendications de la protection animale ont certes
beaucoup plus de chances d’aboutir si elles ont la sympathie du public. Cependant, son
approbation, ou pour le moins son consentement au changement, est une condition nécessaire
mais non suffisante pour qu’il ait lieu, en raison des facteurs qui favorisent l’inertie des
comportements individuels.

Conclusion

« Une question me hante, sans cesse répétée : pourquoi la condition faite par les hommes
aux animaux est-elle si atroce et impitoyable ? […] Pourquoi les humains, pas plus méchants
a priori les uns que les autres, ou que d’autres espèces, sont-ils si odieux avec les animaux ? »

60
Des idées proches de celles défendues par Balluch sur la nécessité de passer (aussi) par la voie politique pour
démanteler le système carniste sont développées au sein du mouvement pour l’abolition de la viande. Cf. le site
abolir-la-viande.org
61
En se reportant au texte de Balluch, on verra que sa réflexion est nourrie de références détaillées à l’expérience
autrichienne : comment ont opéré les organisations animalistes, et quels résultats ont été atteints.
62
Balluch désigne par cette expression les secteurs d’activité et groupes de pression directement intéressés à la
poursuite de l’exploitation animale.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 43


Le paradoxe de la viande

s’interroge Françoise Armengaud63. Perplexité compréhensible, car la quête d’une cause, d’un
motif, d’une volonté, clairement identifiables, dont la noire majesté serait à la hauteur des
atrocités commises reste vaine.
L’élevage et la pêche comptent parmi les activités humaines les plus génératrices de
malheur, dévastant l’existence de myriades d’êtres sentients dans un cycle sans fin. Le
contraste est saisissant entre l’ampleur des sévices et du carnage perpétrés et l’inconsistance
de chacun des petits riens, faits de nos traits psychologiques et sociaux, qui mis bout à bout
permettent que cela se reproduise encore et encore.
Pas de haine féroce envers les animaux. Pas de croyance robuste en leur absence
d’émotions. Pas de pulsion incontrôlable pour la chair fraîche. Pas de conviction solide qu’il y
aille de sa propre survie. Pas de mythe fondateur à haute valeur symbolique célébré par
l’ingurgitation de corps. Pas de projet délibéré et pleinement assumé de participer à une
gigantesque entreprise de maltraitance et de tuerie pour se procurer de petits plaisirs et
commodités. Une adhésion aux idéologies de la coupure radicale entre nature humaine et
animale qui se délite… La consommation des animaux a de nos jours souvent lieu sans
raison, sans que nombre de ses auteurs soient en mesure de produire un discours structuré
assénant qu’ils sont dans leur bon droit, et sans qu’ils veuillent voir le sang versé.
Elle a lieu pourtant.

__________________________

Références

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ITAVI. 2010. Situation de la production et des marchés des œufs et des produits d’œufs.
Novembre. Téléchargeable au format pdf.
63
Armengaud, 2011, p. 14.

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Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 45


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste


Changer les objectifs des interventions dans la nature

Oscar Horta
Traduit de l'anglais par Marceline Pauly

Cet article a été initialement publié en août 2010 dans le numéro 10 de la revue en ligne
Between the Species, sous le titre : « The Ethics of the Ecology of Fear against the Nonspe-
ciesist Paradigm: A Shift in the Aims of Intervention in Nature ». http://digitalcommons.cal-
poly.edu/bts/vol13/iss10/10/ Nous remercions l’auteur et l’éditeur de Between the Species
d’avoir autorisé la publication d’une traduction de ce texte dans les Cahiers antispécistes.
La Rédaction

1. Introduction

Les humains interviennent continuellement dans la nature. Ils le font pour plusieurs rai-
sons. Le plus souvent, c’est dans la perspective d’avantages pour les humains facilement iden-
tifiables (comme lorsqu’ils transforment un environnement donné pour le rendre plus confor-
table et moins dangereux pour les humains qui y habitent ou s‘y rendent). Dans certains cas,
ils interviennent afin de maintenir certains schémas d’équilibre environnemental - souvent
parce que c’est dans leur propre intérêt. Les motivations peuvent varier : la promotion du tou-
risme, un intérêt à exploiter certaines ressources présentes dans la zone où a lieu l’interven-
tion, ou des raisons scientifiques, culturelles ou esthétiques… Dans d’autres cas cependant, ils
prétendent le faire pour le bien de l‘environnement. L’idée est alors qu’il y a une certaine va-
leur dans la préservation de cet équilibre, ce que traduit la célèbre phrase d’Aldo Leopold :
« Une chose est bonne quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité, et la beauté de la
communauté biotique. Elle est mauvaise lorsqu’elle tend à une autre fin » (Leopold, 1966).

Malgré cela, il est rare que les humains interviennent dans la nature dans l’intérêt des
autres êtres sensibles, c’est-à-dire des animaux non humains. De plus, le genre d’interventions
qu’ils mènent leur cause souvent du tort. En fait, s'il arrive que ces torts soient pris en consi-
dération, ce n’est que dans la mesure où ils ont un effet significatif sur les objectifs visés.
Dans ce type d‘interventions, la diminution des préjudices subis par les animaux n‘est pas
considérée comme un objectif en soi.

Dans cet article, j’examinerai quelles raisons nous pourrions avoir de soutenir différents
projets d’intervention. Pour effectuer cette analyse, je commencerai par une intervention par-
ticulière : la réintroduction des loups. Cette mesure a été envisagée ces dernières années dans
des régions comme les Highlands en Écosse (voir par exemple Watson Feathersile 1997 ; Nil-
sen et al., 2007 ; Wilson, 2004 ; Manning et al., 2009 ; ainsi que BBC News, 1999 ; 2000 et
2008 ; Morgan, 2007 ; ou O'Connel, 2008 pour une couverture médiatique de la question) et
elle a déjà été appliquée dans des endroits comme le Parc de Yellowstone, aux États-Unis. Il
s’agit d’une mesure qui serait préjudiciable à de nombreux animaux, mais qui a été envisagée,
dans les Highlands, afin de stopper certaines modifications de l’environnement, en imposant

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 46


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

aux ongulés ce que l’on appelle une « écologie de la peur » (Ripple et Beschta, 2004). Cette
mesure a été longuement débattue, non pour les conséquences qu’elle entraînerait pour les
animaux non humains, mais plutôt pour l'incidence qu'elle pourrait avoir sur certains intérêts
humains (non vitaux).

Je n'ai toutefois pas l'intention, pour traiter cette question, de restreindre mon analyse à
cette intervention précise, ni à ce type d’intervention. Je vais plutôt l’utiliser comme exemple
pour étudier la question plus générale de ce que devrait être les buts recherchés lorsque nous
intervenons dans la nature.

Au préalable, je voudrais dire que je ne vais pas présenter ici des arguments techniques
concernant la question de savoir si l’intervention particulière dont je vais parler est susceptible
ou non d’atteindre ses objectifs. Pas plus que je n’essaierai d’évaluer d’autres moyens par les-
quels ces objectifs pourraient être poursuivis. Je vais par contre tenter d’analyser l’éthique
sous-jacente à l’acceptation de ces objectifs. J’examinerai la question de savoir si, pour les at-
teindre, il est juste de nuire aux animaux. Ensuite, je considèrerai les raisons que nous pour-
rions avoir d’intervenir dans la nature dans un but totalement différent, qui serait de diminuer
les préjudices que subissent les animaux. Je ferai valoir que c’est quelque chose que nous de-
vrions nous efforcer d’atteindre, même si cela va à l’encontre de ce à quoi les environnemen-
talistes attachent de la valeur.

Cela signifie que la position que je défends ici ne saurait être prise pour une critique de
l’intervention dans la nature en soi. Je conclurai qu’il n’est pas justifié d’intervenir dans la na-
ture lorsque cela cause encore plus de préjudices pour les animaux non humains. Mais je sou-
tiendrai aussi que d’autres interventions devraient être réalisées.

Pour défendre cette idée, je procéderai comme suit. D’abord (2), j’expliquerai les raisons
pour lesquelles les environnementalistes prônent la réintroduction des loups et de quelles fa-
çons celle-ci pourrait nuire à un certain nombre d’animaux. Puis (3), j'énoncerai qu’en propo-
sant une telle mesure, ils ne prennent pas en compte les intérêts des animaux comme ils le fe-
raient des intérêts humains. J'argumenterai (4) que le fait de traiter des animaux non humains
plus mal que des humains, dans les cas où leurs intérêts sont également importants pour cha-
cun d’eux, est injustifié et je soutiendrai que c’est une forme de spécisme. Dès lors (5), j’ex-
poserai que ceci constitue une objection sérieuse à la façon dont les intérêts des animaux ont
été pris en compte dans les cas comme celui que nous venons d’évoquer et je soutiendrai que
les partisans ces mesures ont un point de vue spéciste. Ensuite (6), j’examinerai l’affirmation
selon laquelle une telle intervention pourrait réellement être bénéfique pour les animaux non
humains alors même que nous ne la mettrions jamais en œuvre si des humains pouvaient en
être affectés. Je montrerai que la question n’a pas été réellement étudiée et qu’il y a des rai -
sons de douter de cette affirmation. Je considérerai (7) la thèse qui voudrait qu’en l’absence
de prédateurs apicaux, les herbivores finissent par disparaître de régions comme les High-
lands. J'établirai (8) que cet argument est en contradiction avec la pratique de l’élevage. J'en-
visagerai ensuite (9) certaines conséquences potentielles sur les autres animaux dues à la cas-
cade trophique susceptible d’être générée par la réintroduction des loups. Je présenterai (10)
un autre argument en montrant qu’il y a de bonnes raisons de douter des hypothèses commu-
nément admises concernant le bien-être agrégé des animaux. Je considérerai, à ce sujet, cer-
tains faits présentés par Yew-Kwang Ng et Alan Dawrst qui peuvent nous amener à la conclu-
sion que les souffrances des non humains l’emportent sur leur bien-être. Puis (11), je cherche-
rai à déterminer si nous avons d’autres raisons de penser que cette intervention peut entraîner
un résultat positif. Ce pourrait être le cas selon un point de vue biocentrique ou une approche

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 47


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

holistique de l’environnement. Je montrerai que ni l’un ni l’autre de ces points de vue ne sont
convaincants. Je soutiendrai (12) que rien de tout cela ne nous conduit à rejeter le principe
même de l’intervention dans la nature. J'exposerai qu’au contraire cela nous donne de bonnes
raisons d’intervenir afin de réduire les préjudices que subissent les animaux. Enfin (13), je ti-
rerai les conclusions de cet essai.

2. L’écologie de la peur : l’effet de la réintroduction des loups sur les


wapitis et les cerfs

La réintroduction des loups est souvent préconisée parce que considérée comme bonne en
soi (voir par ex. Mech, 1995). On croit souvent que la restauration des écosystèmes tels qu’ils
existaient auparavant est quelque chose de précieux sur le plan environnemental (pour une cri-
tique de ce point de vue, voir Shelton, 2004). Toutefois, il y a d’autres raisons pour lesquelles
leur réintroduction a été défendue. Dans les Highlands d’Écosse, cette mesure a été récem-
ment débattue au motif que la population de cerfs avait trop augmenté et causait, en broutant,
des dommages importants à la végétation locale.

On a affirmé que la réintroduction des loups inverserait ce processus. Cette assertion se


fonde sur les conclusions issues de ce qui s'est passé, ces dernières décennies, dans le parc
National de Yellowstone, aux USA, où la réintroduction de loups a été menée en 1995 et
1996. Les derniers loups qui vivaient dans le parc de Yellowstone avaient été tués en 1926.
Cependant, soixante-dix ans plus tard, au terme de longs débats, 31 loups de la vallée du Mac-
kenzie, au Canada, ont été amenés dans le parc. Depuis, leur nombre a atteint 124 en 2008
(Smith et al., 2009). Beaucoup de gens trouvent un intérêt esthétique au retour des loups dans
le parc de Yellowstone, et c’est une des raisons pour lesquelles ils ont été réintroduits. Mais
cette mesure a aussi été prise pour tenter de restaurer la chaîne trophique qui existait avant
l’élimination des loups du parc, il y a plusieurs décennies. La raison en était qu’en l’absence
de loups, les wapitis étaient libres de se déplacer dans le parc et avaient prospéré, bien que les
humains les aient chassés en grand nombre pendant des dizaines d’années. On a prétendu
qu’ils avaient « surpâturé » certaines zones du parc. Cette affirmation avait été sérieusement
contestée (Yellowstone National Park, National Park Service, 2009) . Mais les environnemen-
talistes étaient néanmoins préoccupés par le fait que les wapitis broutaient une plante particu-
lière. Ils mangeaient les pousses des trembles avant que ceux-ci grandissent, de sorte que ces
arbres ne se reproduisaient pas. C’est pourquoi il a été décidé, après maintes discussions, que
la réintroduction des loups était le seul moyen fiable d’arrêter ce processus.

Sur quoi se fonde cette opinion ? Comment les loups empêchent-ils les ongulés de manger
les pousses d’arbre ? Évidemment, en les tuant, ils réduisent leur nombre – on estime qu’un
loup tue environ 22 wapitis chaque année dans le parc (White et al., 2005, p. 36), et que, de-
puis la réintroduction des loups, le troupeau de wapitis du nord du parc a diminué d’environ
50% ou plus (Smith, 2005, p. 23 ; White et al., 2005, p. 35-36). Toutefois, le facteur clé ici est
autre. C’est la peur. Lorsque les loups sont présents, leurs victimes potentielles craignent de
brouter dans les prairies ouvertes, puisque ce sont des lieux où il est beaucoup plus facile pour
les loups de les apercevoir. Elles doivent donc se cacher dans les bois et trouver leur nourri-
ture dans les buissons et sur les branches basses des arbres (voir Ripple et Larsen, 2000 ;
Ripple et Beschta, 2007 ; et Preisser et al., 2005). C’est la raison pour laquelle les relations
biotiques qui découlent de cette situation ont reçu le nom d’« écologie de la peur ». Et le pay-
sage qui en résulte, dans lequel mêmes les herbivores vivant dans cette zone ne broutent pas
en milieu ouvert, est appelé « paysage de la peur » (Laundre et al., 2010).

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 48


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

À présent, nous voyons clairement de quelle façon ceci affecte les herbivores. Les torts qui
leur sont infligés ne se limitent pas à leur seule mort mais incluent aussi leurs souffrances. La
peur peut être un sentiment extrêmement éprouvant. Et ce n’est pas le seul préjudice que la ré-
introduction des loups leur inflige. Il en résulte aussi un appauvrissement de leur alimentation.
Cela a été observé à Yellowstone : les wapitis n’osant plus sortir des bois depuis l‘arrivée des
loups, la qualité de leur alimentation a diminué de façon notable (Christianson et Creel, 2010).
(En réalité c’est, avec la prédation, une des causes de la diminution de leur population. Les
wapitis s’affaiblissent, sont plus exposés à d’autres facteurs de mortalité et ils ont moins de
petits [Creel et al., 2009]). Par conséquent, nous pouvons conclure que le genre de mesure qui
soumet les herbivores à une écologie de la peur, leur impose des souffrances significatives.
D’un autre côté, nous pourrions supposer que cette mesure bénéficie aux loups. Mais cette hy-
pothèse serait contestable. Les réintroductions ne profitent pas aux loups qui sont capturés,
transportés et relâchés dans un environnement inconnu. Ils se porteraient mieux d’être laissés
dans leurs régions d’origine (à moins qu’ils n’y meurent de faim ou n’y subissent d’autres
préjudices). Nous pourrions néanmoins alléguer que cette mesure pourrait bénéficier aux
loups qui existeront dans le futur. Toutefois, pour faire cette affirmation, nous devons adopter
une conception impersonnelle du bien selon laquelle nous serions utiles aux générations à ve-
nir en leur permettant d’exister (un point de vue qui implique, par exemple, que si nous
n’avons pas d’enfants, nous négligeons de faire quelque chose de bien – dans une certaine
mesure tout du moins – envers des êtres virtuels). C’est une affirmation très discutable. Mais
même si nous souscrivons à ce point de vue, il apparaît clairement qu’étant donné le nombre
d’ongulés et de loups concernés (rappelez-vous qu’un loup a tué en moyenne 22 ongulés
chaque année), force est de conclure que les maux imposés à certains animaux éclipsent les
avantages apportés à d’autres.

3. Une considération des intérêts nettement différente

La réintroduction des loups ne va jamais sans soulever d‘importantes controverses. Beau-


coup de gens y sont fortement opposés. Mais leurs arguments n’ont rien à voir avec les inté-
rêts des animaux non humains. Les éleveurs des zones avoisinantes font partie de ceux qui
s’opposent le plus énergiquement à la réintroduction des loups. Ils protestent que les loups
pourraient tuer certains des animaux qu’ils possèdent. Bien sûr, leur souci n’est pas le bien de
ces animaux (après tout, les éleveurs les élèvent pour finalement les envoyer se faire tuer). Il
est évident que l’intérêt des éleveurs à ne pas avoir de loups dans les parages est économique.
De concert avec eux, les chasseurs s’opposent souvent à ces mesures afin d’avoir plus d’ongu-
lés disponibles pour la chasse. (La crainte que les loups n’attaquent les humains est parfois
avancée pour expliquer l’opposition à la réintroduction. Toutefois, ces attaques sont si excep-
tionnelles que cet argument semble être un prétexte utilisé par ceux qui s’opposent à la pré-
sence des loups pour les raisons mentionnées plus haut, plutôt qu’un réel sujet de préoccupa-
tion.)

À présent, si l’on compare le poids des différents intérêts concernés, il y a un contraste


évident. L’intérêt que l’on a à gagner un peu plus d’argent ou à prendre du plaisir en tuant des
animaux est à l’évidence moins important que celui de ne pas se faire tuer (que ce soit par
l’action d’un loup ou d’un chasseur humain). Et il est aussi inférieur à l’intérêt de ne pas être
soumis à une peur continuelle ou à celui de ne pas être condamné à souffrir de malnutrition.
Cependant, la prise en compte des intérêts des uns peut effectivement empêcher que ces me-
sures soient mises en œuvre, alors que l’on n’accorde aucune attention à ceux des autres. Les

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 49


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

plaintes des éleveurs et des chasseurs sont généralement prises au sérieux, tandis que le souci
du bien-être des animaux non humains n’est même pas considéré comme une préoccupation
sérieuse. Comment cela est-il possible ? La réponse est évidente. Les divers intérêts en jeu
dans cette question ne sont pas envisagés en fonction de l’importance réelle qu’ils ont pour
ceux qui les possèdent. Ils sont pris en compte selon qu’ils concernent ou non les humains. Il
est clair que si des humains, plutôt que des ongulés, devaient souffrir et être tués, la réintro-
duction des loups ne serait même pas débattue. Ceci implique qu’au moins l’un des énoncés
suivants est vrai :

A - La réintroduction des loups est une bonne mesure même si, de ce fait, un certain
nombre d’humains sont tués, terrifiés ou affamés.
B - La réintroduction des loups peut être jugée inacceptable en raison de la façon dont
elle porte atteinte aux animaux qu’ils chassent.
C - Les intérêts des humains et des non humains doivent être envisagés de façon com-
plètement différente.

La plupart des gens jugeront que A est inacceptable. Cela inclut les théoriciens qui ont dé-
fendu ce que l’on appelle l’éthique de la terre et autres points de vue environnementalistes
(voir par ex. Callicott, 1990, p. 103 ; 2000, p. 211). Si nous sommes de cet avis, nous nous re-
trouvons confrontés à la question de savoir si c’est B ou C que nous devons approuver. Afin
d’examiner cette question, je vais chercher à établir si l’énoncé C est justifiable.

4. Remise en question du spécisme anthropocentrique

L’opinion selon laquelle les intérêts humains méritent plus de considération que ceux des
non humains a été exprimée de différentes façons. Les justifications avancées sont de cinq
ordres. En premier lieu, cette idée est souvent tenue pour acquise ou supposée juste par
définition ; il devrait être évident que les intérêts humains comptent plus que ceux des non
humains. Ce point de vue n’offre aucun argument à l’appui.

Mais l’opinion selon laquelle les intérêts humains doivent primer peut être défendue
d’autres manières. Par exemple, en invoquant le statut ontologique supérieur des êtres
humains par rapport aux autres animaux. Ou en disant qu’ils sont l’espèce élue de Dieu (cf.
Aristote, 1998, 1254a – 1256b, Reichman, 2000). Ces assertions font appel à des
caractéristiques intrinsèques ou à des relations dont l’existence ne peut, en aucune façon, être
confirmée ou infirmée. Il est impossible de vérifier que tous les humains – et aucun autre
animal – possèdent ces caractéristiques ou ces relations, car il n’y a aucun moyen de
déterminer que qui que ce soit les possède. Ainsi, ces assertions ressemblent aux positions qui
défendent la primauté des intérêts humains par définition. Elles partent en simplement de
l’hypothèse que les humains possèdent un genre de statut privilégié – alors que c’est ce qu’il
faudrait prouver ; aussi ne réussissent-elles pas à justifier l’idée selon laquelle les intérêts
humains sont moralement plus importants que ceux des non humains.

La prééminence des intérêts humains a également été défendue par des arguments
différents de ceux qui viennent d’être évoqués. On a soutenu que les humains présentent
certaines caractéristiques (consistant, pour l’essentiel, en certaines capacités intellectuelles),
qu’aucun animal non humain ne possède, et que la considération morale n’est due qu’à ceux
qui présentent ces traits (voir, par ex. Descartes, 1932 ; ou plus récemment, Carruthers, 1992).

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 50


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

Enfin, d’aucuns ont fait valoir que les humains établissent des relations spécifiques de
solidarité, de sympathie ou de pouvoir, que les animaux n'établissent pas et que, là encore,
c’était ce qui déterminait si nous devions ou non les considérer moralement (voir, par
exemple, Whewell, 1852, p. 223).

Toutefois, comme l’ont souligné beaucoup de ceux qui ont étudié le domaine de l’éthique
animale, ces arguments échouent à tracer une ligne séparant les humains des non humains. Il
existe beaucoup d’humains, tels que les enfants et les personnes souffrant de handicaps
mentaux, qui n’ont pas les capacités intellectuelles susdites. Et il y a aussi des humains qui
sont seuls, sans pouvoir, et qui par conséquent n’ont pas le genre de relations jugées
pertinentes selon ces arguments. Cela signifie que si nous défendons l’idée que tous les êtres
humains ont droit à la considération morale, nous ne pouvons pas tenir pour moralement
pertinents des critères qui excluent les non humains.

Cet argument peut nous amener à rejeter l’idée selon laquelle ces critères sont moralement
pertinents. Cela peut aussi se déduire de ce qui suit : avoir certaines capacités ou certaines re-
lations nous rend susceptibles d'être, d'une façon ou d'une autre, affectés en bien ou en mal.
Mais ce n’est pas, en soi, ce qui détermine que nous soyons l'un ou l'autre. Ce qui détermine
cela est le fait que nous sommes des êtres sentients qui pouvons vivre des expériences posi-
tives ou négatives. Ainsi, si nous voulons prendre nos décisions en fonction de ce qui peut
être bon ou mauvais pour les êtres susceptibles d’en être affectés, nous devons examiner ce
qui est effectivement, pour eux, un bien ou un mal. Si nous acceptons cet argument fondé sur
ce qu’il est pertinent de prendre en compte, nous rejetterons tout critère de considération mo-
rale autre que la sentience.

J’en conclus que tous les arguments en faveur de la prééminence des intérêts humains
tombent, et que ce point de vue n'est pas justifié. S'il en est ainsi, nous devons convenir
qu’une telle position est une forme de discrimination spéciste.

5. Une politique spéciste

En accord avec ce qui précède, nous devons conclure qu’il n’est pas justifié de présumer
que la réintroduction des loups, qui a été débattue en Écosse, est acceptable parce que les indi-
vidus qui auraient à en souffrir sont des animaux non humains et non des humains. Ceux qui
défendent une telle mesure ne prennent pas en compte de façon équitable les intérêts des ani-
maux humains et non humains. Ils adoptent une position spéciste selon laquelle ils sont prêts à
sacrifier les intérêts des animaux non humains à des fins pour lesquelles ils ne sacrifieraient
pas des intérêts humains même moins importants. C’est ce qu’il y a lieu de conclure, que nous
approuvions ou non cette mesure. Car même si nous trouvions acceptable de sacrifier des wa-
pitis pour protéger les trembles et autres arbres, ou pour les conséquences que l’on peut at-
tendre de la conservation de ces végétaux, nous n’éviterions le spécisme que si nous étions
aussi d’accord sur le fait de sacrifier des humains pour cette même fin. Ce n’est cependant ja-
mais le cas. La plupart des gens rejetteraient ce point de vue s’il s’agissait d’êtres humains.
Bien qu’il y ait certains théoriciens qui l'ont défendue, comme Linkola (2009), qui soutient
l'idée de tuer massivement des humains, et autres mesures semblables, pour le bien de l’envi-
ronnement, leurs positions sont largement désavouées. Elles ont été rejetées par la plupart des
théoriciens de l’environnement qui ont des points de vue anthropocentriques – même s’ils les

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 51


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

associent à une perspective holistique et biocentrique de l‘environnement (voir Naess, 2005 ;


Callicott, 1989 ; Norton, 1987, p. 13 ; Varner, 1998, p. 79 ; ou Hargrove, 1992). De plus, il est
également évident que les propositions impliquant des tueries massives d’êtres humains n’ont
pas eu d’influence dans l’élaboration des lignes directrices actuelles de la gestion de la nature.

6. La réintroduction des loups est-elle favorable à d’autres animaux ?

On pourrait alléguer que la réintroduction des loups, bien qu’étant une mesure spéciste,
mériterait peut-être d’être soutenue, car favorable à certains animaux non humains. Il y a
quelque chose d’assez bizarre dans cette hypothèse, car ceux qui rejetteraient l’application
d’une telle mesure le feraient par souci des humains eux-mêmes. S’ils pensaient que cette me-
sure était bonne pour ceux qui en sont affectés, ils ne devraient voir aucun inconvénient à l'ap-
pliquer si tous les êtres touchés en bien ou en mal par cette mesure étaient humains. Toutefois,
ceci n’est pas tout à fait concluant, car il se pourrait simplement que la conception de ce qui
est bon pour les humains qu’ont ceux qui s’opposeraient à cette mesure si des humains étaient
concernés, soit erronée.

Afin de traiter ce problème de façon adéquate, il nous faut donc examiner si nous avons
des raisons de prétendre que les avantages dont pourraient bénéficier certains individus si
cette intervention avait lieu l’emporteraient sur les torts que d’autres auraient à subir. À la lu-
mière de plusieurs études qui ont été menées pour soutenir cette mesure, on pourrait penser
qu'il n'y a pas lieu de douter des nombreux bénéfices que celle-ci serait susceptible d’apporter
aux animaux en tant qu’individus vivant dans un écosystème que cette mesure semble enri-
chir. Ces études ont montré l’effet qu’elle pourrait avoir en maintenant un certain équilibre
environnemental ou en stimulant la biodiversité. Mais cela n’équivaut en aucune façon à dé-
terminer clairement si cet effet entraînerait un niveau supérieur de bien-être agrégé pour les
animaux concernés. Cela ne nous dit pas davantage si l’introduction de loups augmenterait
suffisamment le niveau de bien-être à l’intérieur de l’écosystème pour qu'il l'emporte sur les
souffrances et les privations de bien-être infligées aux wapitis et à d'autres animaux. En réali-
té, il est très révélateur que ce point n’ait jamais été réellement abordé dans les études qui
traitent des conséquences de la réintroduction des loups. La raison en est, bien sûr, que cela
n’a jamais été considéré comme un problème.

Cette absence d'étude implique qu’il n’a pas été établi que le bien-être animal serait aug-
menté, plutôt que réduit, par cette mesure. D'aucuns pourrait prétendre que c’est de toutes fa-
çons évident étant donnés certains faits étudiés de manière empirique qui semblent significa-
tifs en ce qui concerne le bien-être des animaux non humains. Je vais examiner plusieurs rai-
sons qui pourraient être avancées pour défendre ce point de vue.

7. Effets futurs sur les herbivores

Il y a quelques décennies, Aldo Léopold (1966, p. 139-140, 268) a présenté un argument


qui pourrait être examiné ici. Il soutenait qu’après l’extermination des loups dans de nom-
breux États des USA, les cerfs s’y étaient reproduits en grand nombre, jusqu’à ce qu’ils aient
mangé toute la nourriture disponible et que, finalement, ils aient disparu. Cela aurait eu un im-
pact terrible sur le bien-être des herbivores que la présence de prédateurs aurait pu éviter.
Cette affirmation, toutefois, est loin d’être évidente.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 52


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

On pourrait considérer que Leopold fait ici référence aux effets de l’élimination des préda-
teurs, plutôt qu’à leur réintroduction. Notez également que ses observations ont eu lieu au
cours des dernières décennies, tandis que dans une région comme l’Écosse, les derniers loups
ont été tués au XVIIe ou XVIIIe siècle. Songez aussi que, même en un lieu comme Yellows-
tone, dans lequel les loups ont finalement été réintroduits, la mesure a été mise en application
en raison de l’impact des wapitis sur certaines espèces végétales et non parce qu’ils surpâtu-
raient le parc (comme je l’ai déjà signalé plus haut, certaines études ont montré que ce n’était
pas le cas). Mais là n’est pas l’essentiel. Plus important encore est le fait que la préoccupation
de Leopold ici n’est pas réellement le bien-être animal, mais la préservation d’un écosystème
particulier. Par conséquent, même si le pâturage des cerfs finissait par avoir l’effet qu’il dé-
crit, il n’est pas évident du tout que cela causerait plus de torts que le fait d’imposer continuel-
lement une écologie de la peur sur une communauté entière de cerfs. À un certain moment, le
nombre d’animaux qui ont pâti ou sont morts à cause de cette mesure dépasserait celui des
animaux morts en raison du manque de nourriture : lorsque la nourriture vient à manquer, les
ongulés font moins de petits, ce qui réduit le nombre d’individus souffrant réellement de la
faim.

Par ailleurs, il y a autre chose dans le cas de la réintroduction des loups en Écosse qui
montre une incohérence évidente dans son raisonnement. C’est ce que nous allons voir à pré-
sent.

8. Un argument incompatible avec l’élevage

Les partisans de la réintroduction des loups ont affirmé que bien qu’il soit compréhensible
que les éleveurs craignent que les loups ne tuent certains des animaux qu‘ils élèvent, ils de-
vraient, d’un autre côté, accueillir favorablement l’une des conséquences de la réintroduction,
à savoir le fait qu’il y aurait moins de cerfs pour être en concurrence avec les animaux qui pâ-
turent, comme les moutons. D’ailleurs, l’une des raisons mises en avant pour défendre la réin-
troduction des loups est que les cerfs sont en concurrence avec les moutons pour la nourriture
(Clutton-Brock et al., 2004 ; Nilsen et al., 2007). D’un point de vue antispéciste qui prend en
considération les intérêts des moutons, c’est moralement inacceptable (puisque, en premier
lieu, l’élevage des moutons est jugé inacceptable). Mais il faut ajouter ici quelque chose.

S’il existait une réelle préoccupation quant à l’impact des cerfs sur la végétation, la pre-
mière mesure à adopter serait l’élimination de l’élevage ovin. Les moutons sont des herbi-
vores et leur impact sur la végétation locale est semblable à celui qui est jugé néfaste lorsqu’il
est dû aux cerfs. Il est évident que l’élevage a les mêmes effets que ceux que la réintroduction
des loups vise à traiter, sans que les partisans de celle-ci ne les jugent catastrophiques. La rai-
son évidente en est que les humains bénéficient de l’exploitation des moutons.

De plus, les loups tuent beaucoup d’animaux élevés pour la consommation humaine. Par
exemple, il a été estimé que dans les régions d’Espagne où les loups sont présents, ils sont res-
ponsables de 80% des cas de morts dont les causes sont considérées « naturelles » – c’est à
dire, de morts qui ont lieu avant que les humains eux-mêmes ne tuent les moutons. Pourtant le
fait que les loups tuent les moutons n’est pas regardé comme un argument favorable à leur ré-
introduction, mais contre celle-ci. Le fait que les loups tuent des animaux est jugé positif s’il
s’agit d’animaux dont l’exploitation ne profite pas aux humains. Sinon, c’est perçu de façon
négative, indépendamment du fait que l’impact sur la végétation de tous ces animaux est es-

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 53


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

sentiellement le même. C’est aussi ce qui explique que les chasseurs perçoivent négativement
le fait que les loups réduisent la population de certains ongulés : ils considèrent ces animaux
de la même façon que les éleveurs considèrent les moutons, comme des animaux destinés à
leur usage (comme du « gibier » à chasser).

En outre, comme le souligne Nilsen (2007, 1000) et comme on peut s’en rendre compte ai-
sément en jetant un coup d’œil aux rapports officiels sur la question en Écosse (Scottish Go-
vernment Rural and Environmental Research and Analysis Directorate, 2010), l’élevage ovin
est maintenu essentiellement grâce à des subventions. Sinon il ne constituerait pas une activité
rentable. Si nous prenons en considération les intérêts des cerfs, cela met en évidence le cy-
nisme de cette mesure.

On pourrait avancer qu’il existe une différence entre l’impact des moutons et celui les
cerfs, qui est que ces derniers se nourrissent dans des zones considérées comme plus ou moins
« sauvages », tandis que les premiers paissent sur des zones plus proches de là où vivent les
humains, ou plus touchées par les activités humaines. Mais ce n’est pas un bon argument.
D'une part, il s'avère que c'est rarement le cas. D'autre part, cela suppose de faire une distinc-
tion contestable entre des zones de terre plus ou moins dignes d’être préservées dans un cer-
tain état. La raison pour laquelle cette distinction est discutable est qu’elle se fonde sur des
considérations relatives aux activités humaines. Certaines zones sont considérées plus pré-
cieuses parce que, jusqu’à présent, les hommes ont eu sur elles un impact moindre, parce
qu’elles n’ont appartenu à personne, pour des raisons esthétiques, etc. Mais rien de cela n’im-
plique que la préservation de leur valeur environnementale ait, sur le bien-être des animaux,
un effet différent de celui de la même mesure appliqué à d’autres zones.

9. La cascade trophique

A part l’argument que nous venons d’examiner, il y en a un autre qui soutient l’idée que
cette intervention pourrait augmenter le bien-être global des non humains. Cela pourrait peut-
être se produire au travers de modifications plus ou moins complexes dans la chaîne tro-
phique. Bien sûr, si nous prenons en considération uniquement les loups et les animaux qu’ils
chassent, la réintroduction des loups a un impact clairement négatif en terme de bien-être.
Mais cette mesure pourrait avoir beaucoup d’autres conséquences. Par exemple, on a observé
que la disparition des loups aux États-Unis avait conduit à une augmentation de la population
des méso-prédateurs comme les coyotes, ce qui signifie que certains animaux qu’ils chassent,
comme les pronghorns, ont été tués en plus grand nombre.

Des relations trophiques bien plus complexes peuvent se voir modifiées selon que les
loups sont présents dans les environs ou pas. Il est certain que, si cela entraînait globalement
moins de souffrance pour les animaux sauvages, nous aurions de bonnes raisons de soutenir
cette mesure. Toutefois, des effets aussi complexes restent à être étudiés plus en détail. Ce
pourrait être l’inverse. Il nous manque de comprendre toutes les répercussions, positives et né-
gatives, de l’instauration d’une l’écologie de la peur sur le bien-être des animaux non hu-
mains. Cependant, nous sommes certains qu’elle nuit aux animaux qui en sont victimes. Ceci
nous donne une raison pro tanto de rejeter une telle mesure.

On pourrait objecter que la réintroduction des loups stimule la biodiversité car, lorsqu’ils
tuent d’autres animaux, les charognards ont plus de nourriture, ce qui leur permet de se repro-

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Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

duire et de se multiplier. C’est le cas, en particulier, pour les insectes. Cela pourrait signifier
une augmentation, plutôt qu’une diminution, du bien-être animal.

La raison en serait, tout simplement, qu’il y aurait plus d’animaux sensibles en vie (sur la
question de la sensibilité des insectes, voir Smith, 1991). A première vue, cet argument peut
sembler raisonnable. Il existe cependant plusieurs bonnes raisons de le rejeter, que je vais à
présent exposer.

10. La question de la prédominance de la souffrance sur le bonheur dans la


nature
Yew-Kwang Ng et Alan Dawrst ont fait valoir que la somme des souffrances dans la na-
ture excédait considérablement la somme de bien-être. En résumé, leur argument peut être re-
construit comme suit. Les stratégies de reproduction qui maximisent la valeur sélective inclu-
sive impliquent très fréquemment qu’il naît beaucoup plus d’animaux qu’il n’en survit (pour
un locus classicus sur ce sujet, voir Pianka, 1970). Cela s’explique, bien sûr, par le fait que les
chances qu'un animal nouveau-né atteigne la maturité sexuelle et procrée peuvent être extrê-
mement faibles. Cela se produit en particulier dans le cas des petits animaux, qui peuvent
pondre des centaines, voire des milliers d’œufs. Il se trouve aussi que ces animaux sont, de
loin, ceux qui existent en plus grand nombre dans la nature. Cela signifie que la majorité des
animaux sensibles qui naissent meurent peu après avoir acquis des sensations. Beaucoup
d’entre eux meurent de faim. D’autres sont mangés vivants par des prédateurs ou des para-
sites. Ce qui veut dire qu’il est presque certain que la plupart de ces animaux éprouvent plus
de souffrance que de bien-être. En d’autres termes, que leurs vies ne valent pas d’être vécues.
Aussi l’hypothèse qui voudrait que la préservation d’un équilibre environnemental soit globa-
lement bonne pour les animaux apparaît-elle très douteuse. Elle est erronée si nous avons une
conception du bien de type égalitaire, suffisantiste ou maximin, ou si nous épousons tout autre
point de vue selon lequel un résultat qui profite à certains individus mais nuit à d'autres ne
peut pas être bon (comme le soutiendraient les tenants de l’éthique déontologique ou de
l’éthique de la vertu). Mais elle serait encore erronée quand bien même nous mettrions de côté
l’une ou l’autre de ces conceptions normatives et acceptions une représentation globale et im-
personnelle du bien. La raison en est que ces animaux dont les vies ne valent pas d’être vé-
cues semblent constituer le plus grand nombre d’animaux sensibles qui existent dans la bio-
sphère terrestre. De ce fait, les théories fondées sur des conceptions impersonnelles du bien
(comme l’utilitarisme) et les points de vue mentionnés précédemment devraient se rejoindre
dans leur refus de considérer l'état actuel des choses comme bon.

Ng et Dawrst adoptent tous les deux des positions extrêmement prudentes en ce qui
concerne les conclusions à tirer des faits et des arguments qu’ils présentent, et se contentent
d’affirmer qu’il faudrait consacrer plus de ressources à des recherches sur la souffrance et le
bien-être des animaux dans la nature. Compte-tenu de leur argumentation, cette conclusion est
très prudente. Quoi qu’il en soit, selon cette conclusion prudente, nous ne pouvons pas nous
en tenir à l’hypothèse que l’équilibre existant de l’environnement est positif pour les ani-
maux. Ng s’interroge : « sans études biologiques sur le bien-être, comment pouvons-nous sa-
voir si l’équilibre naturel à l’intérieur de la biosphère est souhaitable [?] » La plupart d’entre
nous semblent tenir pour acquis que c’est effectivement le cas sans y avoir vraiment long-
temps réfléchi. Mais, à la réflexion, il est clair que Ng a raison de poser la question, du moins
si nous acceptons que ce qui compte c’est le bien des individus sentients. Ainsi l’hypothèse
selon laquelle l’équilibre actuel de l’écosystème est favorable aux animaux, qui est largement
admise sans avoir été réellement examinée en détail, ne peut pas être considérée comme un

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 55


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

fait acquis. Tout ceci devrait nous amener à considérer la question de l’intervention dans la
nature sous un jour complètement différent, non seulement dans le cas qui nous intéresse ici,
mais aussi de façon générale.

11. Le rejet des positions holistique et biocentrique

Nous avons vu que nous avions des raisons de rejeter les interventions dans la nature qui
sont préjudiciables aux animaux. Cette position sera combattue par ceux qui soutiennent une
éthique selon laquelle il y a d’autres valeurs dans la nature qui devraient être protégées – par
exemple, les défenseurs du holisme ou du biocentrisme environnemental. Toutefois, à moins
d’adopter un point de vue spéciste, leur position sera rejetée par la plupart d’entre nous, ainsi
que je l’ai signalé précédemment. À l’exception d’une infime minorité d’écologistes plus ou
moins cohérents, tel que Linkola, la plupart de ceux qui ont prétendu défendre le biocentrisme
ou le holisme environnemental ont en réalité combiné ces visions avec un spécisme anthropo-
centrique. Sinon, ils accepteraient l’idée de tueries massives d’humains pour le bien de l’équi-
libre environnemental. Après tout, nous savons tous que les humains altèrent cet équilibre
considérablement plus que les ongulés ou n'importe quels autres animaux. Comme nous
l’avons vu cependant, ni Callicot ni, bien sûr, Leopold n’épousent un tel point de vue. Et les
théoriciens tels que Paul Taylor ou Gary Varner qui ont porté l’étendard du biocentrisme, ne
pensent pas non plus que la valeur de la vie d’un humain équivaut à celle d’êtres vivants non
sensibles tels que les procaryotes (bactéries, archées) ou les eucaryotes non sensibles (comme
les protistes, les fungi ou les plantes). Ni, d’ailleurs, que nos vies ont la même valeur que
celles de chacune des cellules qui composent notre propre corps.

Il y a une conception des valeurs qui explique cela tout en rejetant le spécisme. Confor-
mément à ce que j’ai énoncé dans la partie 4, nous pouvons faire valoir que ceux qui sont sus-
ceptibles d’être avantagés ou de souffrir sont les individus qui ont la capacité d’avoir des ex-
périences positives ou négatives. Une vie sans expériences du tout n’aurait pas de valeur. En
fait, il n’y aurait aucun sujet pour la vivre. Les écosystèmes sont aussi des entités qui ne sont
pas conscientes. Seuls les individus qui vivent à l’intérieur de ces écosystèmes le sont. Par
conséquent, les individus sont les seuls qui doivent être considérés sur le plan moral, et non
les écosystèmes, les biocénoses, ni les biotes en tant que tels. Nous devrions donc nous préoc-
cuper des conséquences qu’ont les interventions dans la nature sur les animaux sentients, plu-
tôt que sur des êtres non sentients ou des écosystèmes. Nous pourrions évidemment avoir à
nous soucier de la manière dont ces interventions influent sur ceux-ci, mais pour des raisons
indirectes concernant le bien des êtres sentients.

Cela nous amène également à rejeter une distinction qu’un certain nombre d’environne-
mentalistes ont établi entre les animaux qui appartiendraient à ce que l’on appelle souvent de
manière assez optimiste, la « communauté biotique » et la « communauté mixte (humains et
animaux non humains domestiques) ». Cette distinction semble irrecevable d’un point de vue
non-spéciste (lequel, incidemment, peut aussi regarder comme une tactique de diversion l’em-
ploi du terme « communauté » pour qualifier une relation basée sur l’agression). Les principes
selon lesquels nous considérons les animaux exploités par les humains devraient s'appliquer à
l'égard de ceux qui vivent dans la nature. Il n’existe pas de raison valable pour pratiquer une
discrimination à l’encontre des premiers, ou des derniers. Puisque les uns comme les autres
peuvent bénéficier ou pâtir de leur interaction avec d’autres êtres, le préjudice qu’ils pour-
raient subir doit être pris en compte exactement de la même façon.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 56


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

12. Changer les objectifs de l’intervention

Ce que je viens de souligner a un autre corollaire important. Si rien dans ce que nous
avons vu n'implique qu'il y ait quelque chose d'intrinsèquement mauvais dans le fait d'interve-
nir ou d'éviter d'intervenir dans la nature, j'ai mis en évidence plus haut que les interventions
qui visent à la préservation d'un certain équilibre environnemental en nuisant à des êtres sen-
tients étaient inacceptables. Ce qui n'est pas forcément l'avis de qui adopte une perspective an-
thropocentrique ni – fait important – de qui considère la question d'un point de vue non an-
thropocentrique. Nous avons vu que si nous épousions une perspective holistique selon la-
quelle, pour se ranger à la devise de Leopold, « l’intégrité, la stabilité, et la beauté de la com-
munauté biotique » serait le lieu de la valeur, nous aurions encore des raisons d’intervenir
dans la nature. En réalité, les réintroductions des loups pourraient être un exemple d’une poli-
tique en accord avec cette conception. Mais si nous soutenons une position non spéciste qui
veut que les intérêts de tous les êtres sentients concernés soient pris en compte, nous aurons
également des raisons d’intervenir dans la nature. De telles interventions, cependant, de-
vraient tendre à réduire, plutôt qu’à augmenter, les maux subis par les animaux non humains.
Ce serait le cas notamment à la lumière des points soulevés par Ng et Dawrst, selon lesquels
des interventions importantes dans la nature seraient très souhaitables du point de vue des ani-
maux non humains.

Nous avons vu aussi que la thèse selon laquelle la conservation de l’équilibre environne-
mental des écosystèmes a une valeur en soi était très discutable. Ceci étant, il semble que nous
pouvons modifier l'affirmation présentée ci-dessus. J’ai établi que lorsque nous intervenons
dans la nature, nous devrions le faire de manière à ne pas avoir un impact négatif sur le bien-
être animal. Nous pouvons à présent aller plus loin et déclarer que nous avons également des
raisons d’intervenir dans la nature si cela a pour effet de diminuer les préjudices subis par les
animaux non humains. En fait, nous aurions des raisons de le faire même si cela était contraire
à ce que les défenseurs du biocentrisme ou de l’holisme environnemental tiennent pour pré-
cieux, comme la complexité et la stabilité environnementales, la conservation des espèces ou
l’appréciation esthétique de la nature. Ces choses sont actuellement regardées comme des
idéaux qu’il faudrait essayer de promouvoir tant qu’ils n’entrent pas en conflit avec des inté-
rêts humains importants. Nous avons vu toutefois que nous avions des raisons de rejeter le
biocentrisme et la pensée environnementale spéciste. Cela signifie que nous ne devrions pas
non plus essayer de poursuivre ces idéaux environnementaux s’ils sont contraires aux intérêts
des animaux non humains. Cela nous donne des raisons évidentes pour ne pas essayer d’intro-
duire une écologie de la peur en Écosse, ou dans d’autres endroits où cette mesure est à
l’étude. Mais cela nous donne aussi de bonnes raisons d’envisager d’autres moyens d’interve-
nir dans la nature afin de diminuer la souffrance et le nombre de décès chez les animaux.

13. Résumé et conclusion

Dans cet article, j’ai fait valoir (i) qu’intervenir n’est pas intrinsèquement mauvais ; (ii)
que le spécisme est injustifiable ; (iii) que l’idée selon laquelle l’équilibre de l’environnement
est précieux en soi n’est pas fondée ; et (iv) que le biocentrisme doit être rejeté. Il ressort de
ces quatre affirmations que nous devrions changer les objectifs à atteindre lorsque nous inter-
venons dans la nature. Le bien des animaux non humains doit en constituer la préoccupation
centrale. En ce qui concerne le cas particulier que j’ai examiné ici, je n’ai pas nié que la réin-
troduction des loups puisse permettre d’atteindre certains objectifs. J’ai plutôt défendu l’idée

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 57


Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste

que les fins vers lesquelles nous devrions tendre lorsque nous intervenons dans la nature sont
entièrement différentes, même si nos conclusions semblent, tout d'abord, paradoxales. Nous
devrions nous méfier de nos intuitions premières à ce sujet, étant donné que nous avons été
élevés dans des sociétés à l’intérieur desquelles il est rare que les animaux non humains soient
réellement pris en considération.

La question des intérêts des animaux vivant dans la nature et des valeurs négatives pré-
sentes dans celle-ci n’a pas été traitée comme il se doit (pour les exceptions, voir Sapontzis,
1984; Olivier, 1993; Bonnardel, 1996; Cowen, 2003; Fink, 2005). A ce propos, je soutiens
que même si les arguments exposés ici étaient erronés, ils montreraient au moins qu’il s’agit
d’une question très sérieuse qui mérite beaucoup plus d’attention qu’elle n’en a reçu jusqu‘à
présent.

Remerciements

L'auteur, qui peut être joint à l’adresse Ohorta[a]dilemata.net, remercie Daniel Dorado et
Kate Marples pour leurs précieux commentaires, et Marceline Pauly pour la traduction de cet
article en français. Ce travail a été réalisé avec le soutien du Ministère espagnol des sciences
et de l’innovation (exp. 2008-0423)

*****

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Déclaration de Cambridge sur la conscience

Déclaration de Cambridge sur la conscience


Philip Low et alii
Traduit de l’anglais par François Tharaud

La Déclaration de Cambridge sur la conscience a été rédigée par Philip Low et révisée par
Jaak Panksepp, Diana Reiss, David Edelman, Bruno Van Swinderen, Philip Low et Christof
Koch. La Déclaration a été proclamée publiquement à Cambridge (Royaume-Uni) le 7 juillet
2012 lors de la Francis Crick Memorial Conference on Consciousness in Human and non-
Human Animals, au Churchill College de l’Université de Cambridge, par Low, Edelman, et
Koch. La Déclaration a été signée par les participants à ce colloque le soir-même, en
présence de Stephen Hawking, dans la Salle Balfour de l’Hôtel du Vin de Cambridge. La
cérémonie de signature a été filmée par CBS 60 Minutes.
[Le texte explicatif ci-dessus figure à la fin de la déclaration dans l’original anglais]

Aujourd’hui, le 7 juillet 2012, un groupe d’éminents chercheurs en neurosciences cognitives,


neuropharmacologie, neurophysiologie, neuroanatomie et neurosciences computationnelles se
sont réunis à l’Université de Cambridge pour réévaluer les substrats neurobiologiques de
l’expérience consciente et des comportements afférents chez les animaux humains et non-
humains. Bien que la recherche comparative sur ce sujet soit naturellement entravée par
l’incapacité des animaux non-humains, et souvent humains, à communiquer facilement et
clairement leurs états internes, les faits suivants peuvent êtres affirmés sans équivoque :
- Le champ des recherches sur la conscience évolue rapidement. Un grand nombre de
nouvelles techniques et stratégies de recherche sur les sujets humains et non-humains a été
développé. Par conséquent, de plus en plus de données sont disponibles, ce qui nécessite
une réévaluation régulière des conceptions régnantes dans ce domaine. Les études sur les
animaux non-humains ont montré que des circuits cérébraux homologues corrélés avec
l’expérience et la perception conscientes peuvent être facilités et perturbés de manière
sélective pour déterminer s’ils sont réellement indispensables à ces expériences. De plus,
chez les humains, de nouvelles techniques non-invasives sont disponibles pour examiner
les corrélats de la conscience.
- Les substrats cérébraux des émotions ne semblent pas restreints aux structures corticales.
En réalité, les réseaux de neurones sous-corticaux excités lors d’états affectifs chez les
humains sont également d’une importance critique pour l’apparition de comportements
émotifs chez les animaux. L’excitation artificielle des mêmes régions cérébrales engendre
les comportements et les ressentis correspondants chez les animaux humains et non-
humains. Partout où, dans le cerveau, on suscite des comportements émotifs instinctifs
chez les animaux non-humains, bon nombre des comportements qui s’ensuivent sont
cohérents avec l’expérience de sentiments, y compris les états internes qui constituent des
récompenses et des punitions. La stimulation profonde de ces systèmes chez les humains
peut aussi engendrer des états affectifs similaires. Les systèmes associés à l’affect sont
concentrés dans des régions sous-corticales dans lesquelles les homologies cérébrales sont
nombreuses. Les jeunes animaux humains et non-humains sans néocortex possèdent
néanmoins ces fonctions mentales/cérébrales. De plus, les circuits neuronaux nécessaires
aux états comportementaux/électro-physiologiques de vigilance, de sommeil et de prise de
décision semblent être apparus dans l’évolution dès la multiplication des espèces
d’invertébrés ; en effet, on les observe chez les insectes et les mollusques céphalopodes
(par exemple les pieuvres).

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 62


Déclaration de Cambridge sur la conscience

- Les oiseaux semblent représenter, par leur comportement, leur neurophysiologie et leur
neuroanatomie, un cas frappant d’évolution parallèle de la conscience. On a pu observer,
de manière particulièrement spectaculaire, des preuves de niveaux de conscience quasi-
humains chez les perroquets gris du Gabon. Les réseaux cérébraux émotionnels et les
microcircuits cognitifs des mammifères et des oiseaux semblent présenter beaucoup plus
d’homologies qu’on ne le pensait jusqu’à présent. De plus, on a découvert que certaines
espèces d’oiseaux présentaient des cycles de sommeil semblables à ceux des mammifères,
y compris le sommeil paradoxal, et, comme cela a été démontré dans le cas des diamants
mandarins, des schémas neurophysiologiques qu’on croyait impossibles sans un néocortex
mammalien. Il a été démontré que les pies, en particulier, présentaient des similitudes
frappantes avec les humains, les grands singes, les dauphins et les éléphants, lors d’études
de reconnaissance de soi dans un miroir.
- Chez les humains, l’effet de certains hallucinogènes semble associé à la perturbation du
feedforward et du feedback dans le cortex. Des interventions pharmacologiques chez des
animaux non-humains à l’aide de composés connus pour affecter le comportement
conscient chez les humains peuvent entraîner des perturbations similaires chez les
animaux non-humains. Chez les humains, il existe des données qui suggèrent que la
conscience est corrélée à l’activité corticale, ce qui n’exclut pas d’éventuelles
contributions issues du traitement sous-cortical ou cortical précoce, comme dans le cas de
la conscience visuelle. Les preuves d’émotions provenant de réseaux sous-corticaux
homologues chez les animaux humains et non-humains nous amènent à conclure à
l’existence de qualia affectifs primitifs partagés au cours de l’évolution.

Nous faisons la déclaration suivante : « L’absence de néocortex ne semble pas empêcher


un organisme d’éprouver des états affectifs. Des données convergentes indiquent que les
animaux non-humains possèdent les substrats neuro-anatomiques, neurochimiques et
neurophysiologiques des états conscients, ainsi que la capacité de se livrer à des
comportements intentionnels. Par conséquent, la force des preuves nous amène à conclure
que les humains ne sont pas seuls à posséder les substrats neurologiques de la conscience.
Des animaux non-humains, notamment l’ensemble des mammifères et des oiseaux ainsi
que de nombreuses autres espèces telles que les pieuvres, possèdent également ces substrats
neurologiques. »

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 63


Lettre aux parents d’enfants végétariens

Lettre aux parents d’enfants végétariens


Carol Adams
Traduit de l'américain par Dominic Hofbauer

Le texte ci-dessous est paru en annexe de Living Among Meat Eaters (Lantern Books, New
York, 2001) sous le titre « Letter to parents of vegetarians ». Nous remercions Carol Adams
d'avoir permis aux Cahiers antispécistes de le traduire et de le publier.
La Rédaction.

Chers parents,
L’adolescence et la préadolescence de nos enfants sont une période très particulière – et très
inhabituelle. Elle les conduit du stade d’enfants dépendants vers celui d’adultes autonomes.
Une période d’exploration et – fatalement – de rébellion. A eux de décider par eux-mêmes,
parmi les valeurs et les présupposés acquis durant leur enfance, lesquels sont valables et
dignes d’être conservés, et lesquels méritent d’être examinés et remis en cause. C’est un
processus très spectaculaire. Et voilà qu’à ce cocktail détonnant s’ajoute le végétarisme !
J’aimerais partager avec vous quelques réflexions autour de cette question du végétarisme.
Avec les adolescents, il est parfois difficile de distinguer ce qui est en jeu pour eux de ce qui
est en jeu pour vous, de faire le bon tri entre là où vous devez intervenir et là où vous devez
laisser les choses se faire. Au sujet de mes deux enfants (10 et 15 ans), on me donna un jour
ce sage conseil : « autant que possible, ne pas s’en mêler ». Il nous faut laisser nos enfants
grandir par leurs propres expériences. Il nous faut les laisser faire de mauvais choix, afin
qu’ils apprennent par eux-mêmes à opter pour les bonnes décisions.
Je suis tombée un jour sur une interprétation du conte « La Belle au bois dormant » qui m’a
beaucoup aidée dans ma relation avec mes propres enfants. Lorsque la Belle se pique au doigt
sur son rouet et tombe dans un profond sommeil, des buissons épineux se mettent à recouvrir
tous les murs de la ville. Ces épines représenteraient les humeurs difficiles et les réactions des
adolescents tandis qu’ils se séparent de leurs parents pour devenir adultes. De la même
manière qu’au bout d’un certain temps, les épines se transforment en roses, nos enfants se
réveillent de leur adolescence et fleurissent en devenant adultes. Dans les moments où je me
sens frustrée ou particulièrement rejetée par mes enfants, je me dis « c’est la période
épineuse », et j’essaie de relativiser.
Il est possible que le végétarisme de vos enfants vous fasse le même effet que ces épines.
Elles vous tiennent à distance de vos enfants, comme une clôture barbelée. Mais il est aussi
possible de voir leur végétarisme comme le début de la floraison balbutiante de leurs valeurs
d’adultes. Après tout, vos enfants ne rejettent pas vos valeurs. Ils manifestent une sensibilité,
une tendresse, envers des êtres vivants et sensibles. D’où peuvent bien leurs venir ces
valeurs ? Ce ne peut être que de vous.
Les humeurs d’un adolescent oscillent entre le besoin de séparation et le besoin de sécurité.
Leur végétarisme n’y échappe pas : vos enfants affirment par leur végétarisme une identité
distincte, mais ils ont toujours besoin que vous les aimiez, que vous acceptiez la personne

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 64


Lettre aux parents d’enfants végétariens

qu’ils sont en train de devenir. Si vos enfants vous disent parfois : « si tu m’aimais vraiment
tu … (regarderais cette vidéo, arrêterais de manger de la viande, me laisserais aller
manifester pour les animaux, etc.) », ce que vous entendez alors est la voix d’un adolescent
qui suit son propre chemin mais qui a toujours besoin de vous, qui est angoissé par un monde
extérieur effrayant.
Ne soyez pas sur la défensive, assurez-les de votre amour. A leur manière, ils vous disent :
« J’ai besoin de ton soutien. » Vous pouvez leur répondre : « Nous t’aimons, tu es en train de
changer, nous te soutiendrons, mais cela ne signifie pas nécessairement que nous aussi allons
changer. »
Ne perdez pas de vue qu’adopter un ton de jugement est un trait caractéristique de
l’adolescence. Les critiques et les cris sont une tentative des adolescents pour équilibrer le
rapport de force entre eux et les puissants parents que nous sommes. Nous devenons
impatients ou furieux lorsque nos enfants nous posent un ultimatum, rejettent nos arguments,
ou nous parlent avec dédain, surtout sur des sujets qui nous tiennent à cœur. Mais tenons nos
propres émotions à distance. Même lorsqu’ils vous énervent, vous savez que vos enfants ont
beau élever la voix, ils ne parviennent pas à être à égalité de pouvoir avec vous. Alors ne
soyez pas trop susceptible face à leurs épines. Souvenez-vous qu’à l’intérieur, ils sont en train
de grandir. Parlez-leur calmement et posément. Ecoutez-les. Demandez-leur ce qu'ils
ressentent. Faites qu’ils sachent toujours que vous êtes à leur écoute.
Même si votre ado veut que vous adoptiez le même régime que lui, et vous reproche ce faisant
votre manière de faire, vous n’êtes pas obligé de l’interpréter ainsi. Ne l’isolez pas
émotionnellement sous prétexte qu’une partie de leur colère est dirigée contre vous. Leur
colère est probablement aussi dirigée contre leurs amis carnivores. S’agissant du végétarisme
de votre enfant, il est probable que le point de vue de ses amis et le vôtre convergent, même si
c’est sur la base d’arguments différents. Quelle en est la conséquence pour votre enfant ? Il a
encore plus besoin de vous.
Ne lui dites pas que ça lui passera, même si c’est ce que vous pensez. Vous lui signifieriez que
vous le jugez puéril. Il a besoin de respect, pas de paternalisme. Ne traitez pas son
végétarisme comme une mode ou une rébellion adolescente. N’en discutez pas non plus avec
vos connaissances en sa présence. Un jour, une mère parla du végétarisme de sa fille avec
dédain à leur voisine. Sa fille me dit : « Le pire c’est quand elle dit que ce n’est qu’une
passade. Je me sens très mal. »
Par leur végétarisme, vos enfants endossent les idées de penseurs comme Gandhi ou Thoreau.
Félicitez-les d’adopter une position éthique. Demandez-leur ce qui les conduit à devenir
végétariens, et ne vous sentez pas jugés par leurs réponses. Ne les obligez pas à manger de la
viande. Ne leur dites pas « Tu n’as qu’à enlever la viande ». Parvenir à les respecter, même
dans leurs désaccords avec vous, leur enseigne aussi le respect. Vous verrez par la suite cette
leçon fleurir dans leur vie à de multiples occasions. Ils auront appris cela de vous.
Il est très légitime de se soucier de l’équilibre nutritionnel de vos enfants. Votre enfant peut
être en très bonne santé en suivant une alimentation végétarienne ou végétalienne. Les enfants
végétariens atteignent une taille et un poids corrects pour leur groupe d’âge. Si leur
alimentation végétarienne n’est pas équilibrée, alors il est probable que leur alimentation
carnivore ne l’était pas non plus. En réalité, une alimentation végétarienne n’est pas seulement
saine à tout âge, elle peut même être plus conforme aux recommandations nutritionnelles
actuelles qu’un régime carnivore. Un adolescent m’a dit un jour : « Les parents se plaignent
toujours que leurs enfants ne mangent pas assez de légumes, puis ils se plaignent quand leurs
enfants deviennent végétariens. » Profitez-en pour leur proposer les aliments que vous avez
toujours voulu qu’ils mangent ! Maintenant vous pouvez leur dire : « Regarde, un plat de

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 65


Lettre aux parents d’enfants végétariens

brocolis (épinards, choux, etc.) » et … allez savoir, ils pourraient en être enchantés ! Les
possibilités sont infinies.
Si vous craignez que le végétarisme de votre enfant masque en réalité un déséquilibre
alimentaire, voici les indices qui peuvent le faire craindre :
- Votre enfant continue à perdre du poids après deux ou trois mois de végétarisme. Au
commencement, une perte de poids peut être causée par de multiples facteurs (se
détourner d’un régime carné riche en graisses), ou par le temps nécessaire pour
apprendre à composer des menus végétariens équilibrés. Mais après deux ou trois
mois, une perte de poids peut être le symptôme d’un problème.
- Votre enfant saute des repas ou dit qu’il n’a pas faim.
- Votre enfant évite les aliments végétariens riches en calories ou en graisses : le tofu, les
substituts de viande, le beurre de cacahuètes, le pain, les pâtes.
- Votre enfant tient une comptabilité compulsive des graisses ou calories.
- Il dit être ballonné après avoir consommé des portions normales de nourriture.
- Il développe des comportements rituels autour de la nourriture (couper les aliments en
petits morceaux, être maniaque sur les horaires des repas…)
- Il a une perception faussée de son propre corps (votre fille se trouve grosse ou maigre
alors qu’elle ne l’est pas).
Il n’y a aucune raison de considérer le végétarisme de votre enfant comme un désordre
alimentaire. Il arrive que des parents inquiets pour l’équilibre nutritionnel de leur enfant
dissimulent de la viande dans leur nourriture. C’est une très mauvaise idée ! Votre enfant peut
s’en trouver malade si son estomac s’est adapté à une nourriture plus digeste. D’autre part,
vous lui apprenez à ne pas avoir confiance en vous. Dans les moments où vous vous sentez
angoissé, souvenez-vous qu’il n’y a aucun nutriment dans la viande qu’on ne puisse trouver
ailleurs.
Repérez les problèmes pratiques que pose le végétarisme de votre enfant dans l’organisation
des repas sans juger le végétarisme en lui-même. Si les courses et la cuisine deviennent plus
compliquées, voilà une splendide occasion de l’impliquer dans ces tâches de la maison ! Cela
le prépare à vivre de façon autonome. Cependant, si vous avez toujours cuisiné pour votre
enfant, le moment n’est pas bien choisi pour arrêter de le faire si vous continuez à cuisiner
pour les autres membres de la famille : cela lui renverrait un message de rejet. Il y a des tas de
biais par lesquels vos plats peuvent inclure une composante végétarienne. Demandez par
exemple à votre enfant de vous aider à composer des menus qui peuvent convenir à tous. J’ai
rencontré de nombreux parents qui sont devenus végétariens en goûtant la nourriture de leurs
enfants. Ils découvrent alors qu’ils se sentent souvent beaucoup mieux. Mais personne
n’essaie de vous forcer la main !
Souvenez-vous que la Belle aux bois dormant finit par se réveiller à l’issue de sa période
épineuse. Vos enfants seront-ils toujours végétariens quand ils seront devenus des adultes
autonomes ? Laissez-les en décider. En témoignant à vos enfants ce respect, vous leur
enseignez à respecter les gens même si leurs opinions sont différentes. C’est là un cadeau très
précieux.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 66


Violences sur les animaux et sur les humains

Violences sur les animaux et sur les humains


Le lien, ouvrage collectif sous la direction d’Andrew Linzey

Estiva Reus

En septembre 2007, l’Oxford Centre for Animal Ethics organisait un colloque international
sur les liens entre maltraitance des animaux et violence envers des êtres humains. Les actes de
ce colloque, enrichis de plusieurs contributions complémentaires, sont parus en 2009 64. One
Voice en a publié une traduction française, effectuée par Marc Rozenbaum, en mai 2012, sous
le titre Le Lien – Violences sur les animaux et sur les humains.
L’ouvrage réunit 28 textes rédigés par 37 auteurs. Les contributeurs sont pour certains des
enseignants ou chercheurs dans diverses disciplines (philosophie, psychologie, sociologie,
sciences politiques, droit…) et pour d’autres des professionnels (police, justice, services
sociaux, services de santé, vétérinaires). Il en résulte une diversité d’approches et de thèmes
dont cette recension ne saurait pleinement rendre compte.

Une affirmation devenue question

L’intérêt pour les liens entre violence envers les animaux et envers les humains n’est pas
nouveau. Comme le rappelle Andrew Linzey dans l’introduction du recueil, la liste des
philosophes qui ont soutenu que la cruauté envers les uns favorisait celle envers les autres est
fort longue : de Pythagore à Schweitzer, en passant par Thomas d’Aquin, Locke, Kant,
Schopenhauer et bien d’autres.
De même, l’affirmation de ce lien fut au cœur du discours et de l’action de bien des
associations de protection animale au XIXe siècle. Comme le rappelle Sabrina Tonutti (Le
lien, chapitre 6), les cas ne furent pas rares d’organisations investies à la fois dans la
protection des animaux et des enfants, à l’image des Humane Societies américaines, ou des
associations mêlant protection animale et éducation et aide aux pauvres.
La thématique du « lien » a été en revanche largement absente du mouvement moderne des
droits des animaux – encore qu’on puisse considérer que les féministes antispécistes lui ont
redonné vie sous une autre forme. Mais dans l’ensemble (autant que je puisse en juger), le
climat a été plutôt à la méfiance envers des approches qui risquaient de subordonner
l’attention portée aux animaux aux bénéfices qui pourraient en résulter pour les humains.
Peut-être le désintérêt est-il venu aussi de la fragilité des bases permettant de tenir pour acquis
qu’il y ait un rapport entre les violences exercées sur des groupes d’individus différents.
Après tout, on peut concevoir des arguments plausibles à l’appui de théories opposées :

- existence de liens entre les comportements violents (similitude des processus


psychiques et sociaux qui favorisent ou endiguent la violence envers des êtres
sentients) ;
- absence de lien (compatibilité de la fidélité à son clan avec l’agression et le mépris
envers ceux qui n’y appartiennent pas) ;
- existence d’un lien inversé (la paix entre les membres du groupe acquise au prix du
meurtre commis en commun sur des tiers exclus).

64
The Link Between Animal Abuse and Human Violence, Sussex Academic Press, 2009.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 67


Violences sur les animaux et sur les humains

L’ouvrage dirigé par Linzey renoue avec une thématique quelque peu tombée dans l’oubli
et invite à ne pas en négliger l’intérêt. Une bonne partie des contributeurs quittent le terrain de
l’affirmation ou de la conjecture, pour se demander quelles sont les données empiriques
disponibles. En quelques domaines elles sont suffisantes pour suggérer des conclusions assez
solides, même si des incertitudes méthodologiques demeurent. Dans beaucoup d’autres, il
s’agit de territoires vierges qui restent entièrement à explorer.

Crimes envers des humains et envers des animaux

Des recherches ont été menées sur des échantillons de personnes condamnées pour des
crimes commis sur des êtres humains.
Ainsi, une étude réalisée en 1986 par Tringle et al. sur des détenus a montré que 48% des
sujets condamnés pour viol avaient des antécédents en matière de cruauté envers les animaux.
Alys et al. (Le lien, chapitre 11) rapportent les résultats d’une enquête menée par voie de
questionnaires auprès de 20 auteurs d’homicides sexuels et 20 délinquants sexuels non
meurtriers : la quasi-totalité des membres du premier groupe déclarent avoir commis des actes
de cruauté envers les animaux dans leur jeunesse (mais aucun du second groupe).
Une recherche menée sur Internet par Levin et Arluke (Le lien, chapitre 11) sur les cas de
44 tueurs sadiques récidivistes conclut que 73% d’entre eux avaient aussi fait souffrir ou tué
des animaux et que 55% s’étaient livrés sur eux à des actes de torture : animaux pendus,
violés, noyés, brûlés, écorchés vifs… les victimes étant dans 88% des cas des chats et chiens.
Une recherche menée par Ressler et al. en 1988 sur un échantillon de 28 auteurs
d’homicides sexuels a montré que 36% d’entre eux avaient commis des actes de cruauté
envers les animaux dans leur enfance et 46% dans leur adolescence.
Une étude comparative réalisée en 2001 par Merz-Perez et al. sur 45 délinquants violents
et 45 délinquants non violents a révélé que les délinquants violents étaient nettement plus
nombreux à avoir été cruels envers des animaux (56% contre 20%). Des résultats du même
ordre (fréquence plus élevée de la cruauté envers les animaux chez les délinquants violents
que non violents) avaient été antérieurement mis en évidence par Kellert et Felthous (1985)
ainsi que par Schiff et al. (1999).
Les études de ce type portent à conclure à l’existence d’une corrélation significative entre
certains crimes envers des humains, et des actes similaires perpétrés sur des animaux. Ce
constat suggère qu’il y a des facteurs communs favorisant les deux comportements. Il a de
même été observé sur un échantillon de 429 patients psychiatriques (Felthous, 1979) que
parmi les sujets agressifs (envers les humains) 23% avaient délibérément tué des chiens et des
chats contre 10% chez les sujets non agressifs.
Une corrélation significative est davantage qu’un rapport fortuit, sans pour autant
désigner un lien systématique. Tous les condamnés pour violence envers des humains n’ont
pas torturé ou tué eux-mêmes des animaux. Inversement, tous les auteurs d’actes de cruauté
envers des animaux ne sont pas des violeurs ou des tueurs d’humains. Levin et Arluke (Le
lien, chapitre 11) insistent au contraire sur le fait qu’une foule de gens ordinaires ont déjà
maltraité des animaux. Ils citent un ensemble d’enquêtes dont il ressort qu’une proportion
élevée d’entre eux déclare l’avoir fait. Un exemple parmi d’autres : dans l’étude précitée de
Kellert et Felthous (1985), les résultats obtenus sur des délinquants étaient comparés à ceux
d’un groupe témoin de non délinquants. Dans ce dernier groupe, la proportion de personnes
avouant s’être livrées à de mauvais traitements sur les animaux était tout de même de 16%.
Levin et Arluke mettent en garde contre une utilisation sans précaution de la maltraitance
envers les animaux comme indice de dangerosité envers les humains : précisément parce
qu’avec des questions générales de type « Avez-vous déjà maltraité un animal ? » on parvient

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 68


Violences sur les animaux et sur les humains

à des scores très élevés (eux-mêmes ont obtenu 28% de réponses positives dans un
questionnaire distribué à 260 étudiants). Ces deux auteurs conseillent l’utilisation de critères
plus précis qui réduisent fortement le pourcentage de réponses positives : s’intéresser
spécifiquement aux cas où les victimes sont des chats ou des chiens et où l’auteur se livre à la
torture en étant en contact direct avec l’animal qu’il cherche à faire souffrir. La répétition de
tels comportements chez le même individu est également à prendre en compte.

Violence domestique

Plusieurs études ont été menées auprès de pensionnaires de foyers pour femmes battues.
Une majorité de celles possédant un animal de compagnie déclare que leur conjoint a menacé
de s’en prendre à l’animal, ou fait état d’actes de cruauté commis par celui-ci sur l’animal en
leur présence65.
DeViney et al. ont étudié en 1983 les familles de 53 enfants reconnus comme victimes de
maltraitance. Dans 60% de ces familles il y avait également maltraitance ou négligence des
animaux du foyer.
D’autres études – concernant principalement les enfants – montrent l’existence d’une
contagion de la violence : les sujets qui en sont témoins ou victimes présentent davantage de
risques que la moyenne d’en être aussi les auteurs. Ainsi, selon une enquête conduite par
Baldry (2005) sur de jeunes Italiens âgés de 9 à 12 ans, les enfants qui avaient été témoins de
scènes de violence entre les membres de leur famille, ou de maltraitance envers les animaux,
étaient eux-mêmes les auteurs de mauvais traitements sur les animaux trois fois plus souvent
que les autres. D’après une étude comparative menée par Ascione et al. (2003), les enfants
victimes d’abus sexuels sont plus souvent cruels envers les animaux que les enfants sans
antécédents connus de maltraitance. Les enfants du premier groupe sont par ailleurs plus
souvent exposés à d’autres expériences négatives telles que des rixes entre leurs parents.
Elenora Gullone (Le lien, chapitre 3) mentionne plusieurs études montrant que les enfants
présentant des troubles du comportement66 dans leurs relations avec les humains sont
nettement plus nombreux que les autres à avoir occasionnellement ou constamment des
comportements cruels envers les animaux. Duffield et al. (1998) ont par exemple étudié 300
enfants ayant commis des abus sexuels sur d’autres enfants : 20% d’entre eux avaient
également commis des abus sexuels sur des animaux.

Et la maltraitance institutionnalisée ?

Les travaux cités dans les deux sections précédentes donnent des résultats globalement
concordants : il existe un lien entre certains comportements violents envers les animaux et

65
Les foyers d’accueil refusent en général les animaux et les services sociaux ne proposent pas de solution
d’hébergement alternative pour eux. Les femmes ont conscience qu’en quittant leur conjoint, elles exposent leur
animal au risque d’être frappé ou tué en représailles. De nombreuses résidentes des foyers déclarent avoir hésité
à partir ou avoir retardé leur départ pour cette raison. Voilà un exemple de résultat établi par un travail d’enquête
dont on voit bien quelles réformes des structures d’accueil il devrait inspirer. Plusieurs des contributions réunies
dans Le lien sont des réflexions sur les moyens d’utiliser la connaissance de la corrélation observée entre
diverses formes de violence pour mieux détecter, prévenir, ou sanctionner certains types de maltraitances.
Quelques auteurs font également état d’expériences déjà en cours dans ce sens.
66
On entend par troubles du comportement « un ensemble de conduites répétitives et persistantes dans lesquelles
sont bafoués les droits fondamentaux d’autrui ou les règles et normes sociales correspondant à l’âge du sujet »
(tendance à agresser ou persécuter autrui, bagarres, etc.).

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 69


Violences sur les animaux et sur les humains

envers les humains. Ces résultats relativement sûrs s’appliquent à un domaine limité :
- il s’agit d’actes moralement réprouvés et légalement sanctionnés, qu’il s’agisse de
frapper un enfant ou de brûler un chat, même si la première de ces actions est jugée plus
sévèrement que la seconde ;
- il s’agit en outre de comportements dans lesquels le sujet brutalise de ses propres mains
la victime, et où il trouve une satisfaction dans l’accomplissement même de cet acte.
Comme le note Linzey, la violence envers les animaux s’étend bien au-delà de ces cas de
figure : « il reste bien sûr l’importante question des formes de maltraitance et de cruauté qui
sont parfaitement légales. La maltraitance légale des animaux dans les élevages industriels,
les élevages de chiots, les spectacles, la recherche, l’enseignement et l’industrie de la fourrure.
Ce sont-là autant d’exemples de maltraitance institutionnalisée qui ne sont pas considérés
comme de la maltraitance. » (Le lien, p. 31)
Il existe une foule d’hommes et de femmes dont le travail consiste à faire du mal aux
animaux. Ils ne le font généralement pas en raison de la satisfaction tirée de l’acte en lui-
même, mais eux aussi brutalisent, de leurs propres mains, des êtres placés à leur merci : ils les
mutilent, leurs inoculent des maladies, les entassent à vie dans des hangars, les séparent de
leurs petits, les emprisonnent dans des cages minuscules, les poussent dans des camions, les
égorgent ou les laissent s’asphyxier… Ils les voient souffrir et mourir en conséquence de ce
qu’ils leur font. Ces travailleurs se recrutent-t-il plus souvent que les autres parmi des
personnes qui, par ailleurs, se livrent à des actes de maltraitance illégale, ou qui, sans aller
jusqu’au délit, adoptent plus souvent que d’autres des attitudes d’intimidation, d’insulte, de
négligence, de dureté, envers les humains et les (autres) animaux qu’ils côtoient ? Le fait que
leur travail les conduise à contraindre, meurtrir ou tuer des animaux, en ignorant les signaux
de détresse et de douleur qu’ils émettent, finit-il par affecter leur personnalité et par influer
sur leur comportement envers d’autres êtres sentients ? Ou bien la frontière sociale entre la
maltraitance permise (qui ne dit pas son nom) et la maltraitance réprouvée suffit-elle pour
empêcher tout lien entre les deux ? Aucune des contributions réunies dans Le lien n’aborde
ces questions. Sans doute parce que les études qui en traitent sont inexistantes ou trop rares.

La chasse

Certains des contributeurs au recueil édité par One Voice se sont penchés sur le cas de la
chasse. Il s’agit pourtant là encore d’un domaine où les travaux de recherche sur « le lien »
font défaut.
On peut deviner les raisons pour lesquelles les auteurs s’interrogent spécifiquement sur un
voisinage possible entre la chasse et les formes de maltraitance mieux étudiées évoquées plus
haut : la chasse est un loisir ; les chasseurs tirent une satisfaction de l’acte même consistant à
traquer et tuer des animaux et/ou d’une convivialité organisée autour de cet acte. Si rien ne
permet d’affirmer qu’ils prennent plaisir à faire souffrir les animaux, du moins connaissent-ils
la souffrance qu’ils causent et cette connaissance ne les dissuade-t-elle pas de persévérer.
Cohn et Linzey (Le lien, chapitre 26) citent des conseils dispensés dans un guide destiné aux
chasseurs de cervidés : « un coup de fusil dans les pattes arrière paralyse l’animal et permet de
tirer plus facilement un autre coup » ; « si la balle a traversé les deux poumons, le cerf ne
pourra généralement pas parcourir plus de 70 mètres. Si elle n’a atteint qu’un poumon, le cerf
peut parcourir au moins 500 mètres » ; « Touché aux intestins, le cerf meurt le plus souvent
pas moins de quinze à seize heures après avoir été atteint. » Des tirs occasionnant une mort
instantanée sont déconseillés : « Éviter de viser la tête […]. Entre les yeux, c’est bien sûr le
moyen de toucher le cerveau et de terrasser le cerf rapidement, mais aussi, par la mauvaise
balle, de ruiner le trophée tout aussi rapidement. »

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 70


Violences sur les animaux et sur les humains

John Cooper (Le lien, chapitre 25) s’arrête sur le cas de la chasse à courre au Royaume-
Uni, et relate une série d’incidents et accidents qui voient les équipages semer la panique chez
les habitants, parfois sous les moqueries des chasseurs : une meute de chiens pénètre dans une
propriété affolant les enfants ; une femme enceinte tente de mettre à l’abri ses chats effrayés
par les chiens de chasse qui ont envahi le jardin ; un renard est mis en pièce à deux pas d’une
maison sous les yeux de ses occupants ; le chien d’un promeneur est déchiqueté par une
meute… L’indifférence aux dommages collatéraux des parties de chasse n’a rien de nouveau
si l’on en croit le texte de cet ancien chant (cité par Cooper) clôturant une course réussie :
« oh qu’importaient les pâtures et le blé piétinés […] ; oh qu’importaient les clôtures brisées
et le bétail éparpillé ; il y avait effervescence et animation, la campagne était gaie ; avec toute
la pompe, l’éclat et la fierté d’un jour de chasse ! »
Les débordements des chasses à courre ne sont pas propres à la Grande-Bretagne mais ont
ceci de particulier dans ce pays qu’ils perdurent alors que cette forme de chasse est interdite
depuis 2004. S’y ajoutent désormais d’autres incidents qui voient des chasseurs agresser ou
menacer les militants anti-chasse venus sur les lieux constater la tenue de chasses prohibées.
N’y a-t-il pas ressemblance avec la conjonction d’une pluralité de comportements à la fois
agressifs et délictueux qu’on observe dans d’autres domaines (l’homme qui bat à la fois la
femme et le chien, etc.) ?
Cohn et Linzey pour leur part s’interrogent sur l’éventualité d’un lien entre crimes légaux
et illégaux en observant qu’il semble y avoir une proportion anormalement élevée de
chasseurs passionnés parmi les auteurs de meurtres (d’êtres humains) en zone rurale aux
États-Unis. Cependant, l’observation en question porte sur une brève période de temps et ne
saurait être concluante en elle-même. Pas plus que Cooper, Cohn et Linzey ne prétendent
avoir établi des résultats probants. Leur propos est plutôt d’expliquer en quoi la chasse est une
activité « moralement douteuse » et de montrer l’intérêt qu’il y aurait à mener des recherches
sur la population des chasseurs : des enquêtes et recoupements statistiques permettraient de
déterminer si oui ou non ils expriment plus souvent que d’autres des comportements agressifs
ou humiliants envers autrui.

La maltraitance aux mains propres

Les travaux rassemblés dans Le lien se concentrent sur le cas de sujets qui privent de soins,
agressent, terrorisent, tuent… eux-mêmes des humains ou des animaux.
Cela laisse à l’écart la masse des chercheurs, experts en marketing, politiques, lobbyistes,
techniciens, ingénieurs, ouvriers… qui travaillent à donner les moyens d’exercer des sévices
sur les animaux ou à faire que la maltraitance institutionnalisée demeure invisible et non
questionnée67. Cela laisse à l’écart aussi l’ensemble des usagers des biens et services obtenus
au moyen des mauvais traitements infligés aux animaux. Cette maltraitance exercée en
gardant les mains propres, qui est le fait de tous, aurait-elle en retour des effets nocifs sur le
caractère de ses auteurs ?
En élargissant le propos de Thomas White 68 dans le dernier chapitre de l’ouvrage, on peut
se demander si le vice ne nuit pas à l’intellect de celui qui s’y adonne. On tire profit sans
entraves ni remords d’activités préjudiciables aux animaux en se rendant aveugle à la réalité.
On fabrique ou propage des discours mensongers qui n’ont d’autre mérite que de laisser libre
67
Créateurs de souches de poulets à croissance rapide, concepteurs de souris génétiquement modifiées
cancéreuses ou atteintes d’anxiété, promoteurs de lois pro-chasse, auteurs des campagnes de communication
destinées à redorer l’image de l’élevage, publicitaires vantant la fourrure, fabricants de cages de batterie ou
machines à débecquer…
68
White traite du cas spécifique des défenseurs de la chasse au rabattage des dauphins au Japon.

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 71


Violences sur les animaux et sur les humains

cours à la poursuite de nos désirs et intérêts égoïstes ; et on finit par se persuader qu’ils sont
vrais. On s’habitue à entendre des arguments spécieux, à user soi-même d’arguties sans queue
ni tête pour justifier l’indéfendable. On s’accoutume à remplacer ces arguments par d’autres,
au besoin contradictoires avec les premiers, du moment qu’ils servent mieux le même but en
de nouvelles circonstances.
Se pourrait-il que la ruine de la raison logique et de la raison morale – joyaux tant vantés
des chercheurs de lignes infranchissables distinguant les hommes des bêtes – soit le prix à
payer pour la violence faite aux animaux ?

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Le Lien – Violences sur les animaux et sur les humains, One Voice, 2012, 439 page, 20 €.
Le livre est en vente sur la boutique en ligne de One Voice.

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Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 72


Violences sur les animaux et sur les humains

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – Novembre 2012 – version pdf 1.01

Table des matières

Les Cahiers antispécistes.............................................................................................................3

Sommaire du numéro 35.............................................................................................................5

Résumé des articles composant ce numéro.................................................................................6

Qui sont les nouveaux végétariens ?...........................................................................................7


De la diététique à la sociologie...............................................................................................8
Une population mal connue....................................................................................................9
« Végétariens éthiques » et « végétariens santé »................................................................10
Facteurs déclenchants du rejet de la viande.........................................................................13
La transition vers le végétarisme..........................................................................................14
Les obstacles à l’adoption d’un régime végétarien..............................................................15
Végétarisme et vie sociale....................................................................................................17
Valeurs et végétarisme.........................................................................................................19
Conclusion : une sociologie encore « trop alimentaire » du végétarisme...........................21
Références............................................................................................................................22

Le paradoxe de la viande...........................................................................................................24
1. Carnisme : l’analyse de Melanie Joy................................................................................24
2. Manger de l’animal ? Pratiques, opinions, sentiments.....................................................27
3. Faiseurs de mythes – La com’ des filières viande............................................................32
4. À quoi tient la stabilité du système carniste ?..................................................................36
Conclusion............................................................................................................................43
Références............................................................................................................................44

Éthique de l'écologie de la peur versus paradigme antispéciste ...............................................46


1. Introduction.....................................................................................................................46
2. L’écologie de la peur : l’effet de la réintroduction des loups sur les wapitis et les cerfs48
3. Une considération des intérêts nettement différente.......................................................49
4. Remise en question du spécisme anthropocentrique.......................................................50
5. Une politique spéciste.....................................................................................................51
6. La réintroduction des loups est-elle favorable à d’autres animaux ?..............................52
7. Effets futurs sur les herbivores........................................................................................52
8. Un argument incompatible avec l’élevage......................................................................53
9. La cascade trophique.......................................................................................................54
10. La question de la prédominance de la souffrance sur le bonheur dans la nature..........55
11. Le rejet des positions holistique et biocentrique...........................................................56
12. Changer les objectifs de l’intervention..........................................................................57
13. Résumé et conclusion....................................................................................................57
Références............................................................................................................................58

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 73


Table des matières

Déclaration de Cambridge sur la conscience............................................................................62

Lettre aux parents d’enfants végétariens...................................................................................64

Violences sur les animaux et sur les humains...........................................................................67


Une affirmation devenue question.......................................................................................67
Crimes envers des humains et envers des animaux..............................................................68
Violence domestique............................................................................................................69
Et la maltraitance institutionnalisée ?...................................................................................69
La chasse..............................................................................................................................70
La maltraitance aux mains propres.......................................................................................71

Table des matières.....................................................................................................................73


Notes.........................................................................................................................................74

Notes

Les Cahiers antispécistes – numéro 35 – novembre 2012 74

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