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Beaulieu Alain. Les sources heideggeriennes de la notion d'existence chez le dernier Foucault. In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, tome 101, n°4, 2003. pp. 640-657;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2003_num_101_4_7519
Résumé
Au cours de ses entretiens des années quatre-vingts, Foucault revient à maintes reprises sur
l'importance de la phénoménologie dans le développement de sa pensée. L'A. examine l'une des
dimensions de cette relation complexe et sinueuse à travers une étude de la réception de la notion
heideggerienne d'existence par le dernier Foucault. La récente publication d'un cours de Foucault
intitulé L'herméneutique du sujet apporte un nouvel éclairage sur la nature de l'héritage heideggerien.
On y trouve présenté pour la première fois dans l'itinéraire de Foucault une reconstitution achevée de
l'histoire de la pensée, similaire à la construction heideggerienne. C'est à travers cette histoire que l'A.
approche la notion foucaldienne d'existence selon ses modalités esthétique et éthique.
Les sources heideggeriennes de la notion
d'existence chez le dernier Foucault
1 Foucault, Dits et écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 441. Nous utiliserons
par la suite l'abréviation DE.
2 DÉ IV, p. 53.
3 DÉ TV, p. 703.
4 Foucault, L'herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982,
Paris, Seuil/Gallimard, 2001. Nous utiliserons par la suite l'abréviation HS.
5 Foucault, L'usage des plaisirs, op. cit., p. 12-13.
6 A. L. Kelkel écrit: «J'invoquerai donc comme guides sûrs les deux penseurs qui
me paraissent avoir poussé le plus loin l'investigation philosophico-historiale de la
pensée de notre temps: Heidegger et Foucault». Extrait de «Le fin de l'homme et le destin
de la pensée» in Man and World. An international philosophical review, 37(1985), p. 5.
Sources heideggeriennes de la notion d'existence chez le dernier Foucault 641
7 HS, p. 80.
8 L'usage des plaisirs est divisé suivant ces trois domaines où s'actualisent les
pratiques de soi.
9 HS, p. 81.
642 Alain Beaulieu
tions antiques du souci de soi. Mais il en vient aussi à les situer par
rapport aux modes de subjectivation ultérieurs du christianisme et de la
philosophie cartésienne. Dans le christianisme, le soi n'a plus à se constituer
puisqu'il est une créature de Dieu et, en tant que créature, il n'a pas à
opposer sa volonté à celle de son créateur. Le «pouvoir pastoral» force
ainsi l'individu à renoncer à lui-même au profit des autres. Le souci de
soi devient souci pour les autres, epimeleia ton allôn10. Le «moment
cartésien» contribue à prolonger l'oubli du souci de soi. Cette fois, le souci
ou V epimeleia comme acte éthique de perfectionnement, qu'il soit dirigé
vers soi ou vers les autres, disparaît complètement à la faveur d'une stricte
préoccupation pour la connaissance et pour l' objectivation méthodique.
«Le «moment cartésien» [...] joue de deux façons en requalifiant
philosophiquement le gnôthi seauton (connais-toi toi-même) et en
disqualifiant au contraire Y epimeleia heauton (souci de soi).»11 Aucune ascèse,
aucune conversion ou transformation de soi, aucun exercice spirituel de
perfectionnement de soi ou meletai12 n'est plus nécessaire. La vérité
cartésienne se donne automatiquement dans sa pleine objectivité à celui qui
applique la méthode intellectuelle. «Le passage de l'exercice spirituel à
la méthode intellectuelle est évidemment fort clair chez Descartes.»13
Cette intellectualisation du savoir de soi ou cette objectivation du sujet a
eu, en outre, pour conséquence de favoriser l'exclusion de tout ce qui est
jugé inapte à la vérité rationnelle (le fou, le malade, le délinquant, le
criminel, etc.). Ce dont le Foucault «archéologue» et «généalogiste» s'est
occupé en analysant la dynamique d'exclusion inhérente aux discours des
XVIIe, xvme et XIXe siècles. La boucle est bouclée, pourrait-on dire, puisque
l'étude du soi reconduit le dernier Foucault des Grecs à Descartes, c'est-
à-dire là d'où son œuvre était partie avec V Histoire de la folie.
10 DÉ IV, p. 413. Foucault projetait de pousser plus loin son étude de la relation du
christianisme au souci de soi. Cette recherche qui n'a finalement pas vu le jour et à laquelle
Foucault avait déjà donné le titre de Les aveux de la chair (DE IV, p. 385, 546, 611) lui
aurait peut-être permis de clarifier sa position face à la phénoménologie qui a, comme on
le sait, réservé une place importante à la notion de «chair».
11 HS p. 15. L'évocation du «moment cartésien» situé dans le contexte des
analyses du souci de soi constitue l'une des grandes nouveautés de L'herméneutique du sujet
par rapport aux trois tomes de V Histoire de la sexualité.
12 Les moletai, étymologiquement familiers de Y epimeleai, sont distincts à la fois
de la meditatio comme exercice d'identification et de la variation eidétique comme moyen
de connaissance (HS, p. 340).
13 HS p. 281. Foucault souligne cependant que la question cartésienne de la
connaissance d'objet n'est pas au programme de son cours de 1981-1982 (HS, p. 184).
Sources heideggeriennes de la notion d'existence chez le dernier Foucault 643
16 DÉ IV, 814.
17 Les hellénistes n'ont pas manqué de reprocher à Foucault l'inexactitude de son
interprétation de l'antique culture de soi. Pierre Hadot fait grief à Foucault de s'intéresser
au soi des stoïciens sans se préoccuper de la dimension universelle de la raison qui
l'accompagne. Cf. «Réflexions sur la notion de «culture de soi»» in Michel Foucault
philosophe. Rencontre internationale. Paris 9, 10, 11 janvier 1988, Paris, Seuil, 1989, p. 216-
268. M. Vegetti insiste pour sa part sur la surévaluation par Foucault de la liberté antique.
Cf. «Foucault et les anciens» in Critique, août-septembre 1986, no. 471-472. On comprend
que les visées libératrices de Foucault se conjuguent difficilement au déterminisme antique.
Mais l'esthétique foucaldienne de l'existence se distingue précisément du souci antique de
soi par sa rupture avec la Raison universelle.
18 DÉ IV, p. 545.
Sources heideggeriennes de la notion d'existence chez le dernier Foucault 645
la liberté21. Il est acquis que le Dasein trouve sa liberté dans une sortie
de lui-même où il se voit projeté dans l'être. Par contraste, l'existence fou-
caldienne semble assumer une pleine liberté individuelle. Se
retrouve-ton devant un régime de stricte opposition entre, d'une part, l'impératif
dictatorial d'un abandon du soi au dire de l'être et, de l'autre, la pure
relativité de la création des modes d'existence? Foucault renoue-t-il avec
un volontarisme de type cartésien? Le débat Heidegger-Foucault nous
met-il en présence d'un conflit entre un anti-cartésianisme radical
(négation de la conscience et du libre-arbitre par Heidegger) et un
anti-cartésianisme modéré (rejet de la connaissance reflexive et maintien de la
volonté individuelle par Foucault)?
21 CE. Scott fait de l'éthique la question la plus déterminante de notre temps dans
son livre The Question of Ethics, Indiana University Press, Bloomington/Indianapolis,
1990.
22 R. Schurman, Le principe, d'anarchie, Paris, Seuil, 1982. Du même auteur: «Que
faire à la fin de la métaphysique?» in Martin Heidegger (dir. M. Haar), Paris, L'Herne,
1983, p. 354-368.
23 Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Paris, Aubier-bilingue, 1983, p. 151.
24 J. Grondin, «La persistance et les ressources éthiques de la finitude chez
Heidegger» in Revue de métaphysique et morale, no. 3, 1988, 381-400.
Sources heideggeriennes de la notion d'existence chez le dernier Foucault 649
29 DÉ IV, p. 556.
30 HS, p. 227-228.
31 Foucault revient à maintes reprises et de manière critique sur la stultitia. Cf. Entre
autres in HS, p. 126-127.
Sources heideggeriennes de la notion d'existence chez le dernier Foucault 651
32 HS, p. 312.
33 HS, p. 318.
652 Alain Beaulieu
42 Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 127. Deleuze voit dans le pli
topologique foucaldien dedans/dehors une alternative au pli heideggerien Dasein/ëtre réalisé dans
la temporalité. Le premier se situe sur un plan d'immanence, le second, dans la
transcendance. Sur les rapports entre subjectivation, dehors et pli chez Foucault cf. aussi Deleuze,
Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 151-161. Selon E. Rigal, il n'y a rien comme une
redécouverte des problèmes phénoménologiques par le dernier Foucault. L'interprétation
deleuzienne constitue un travestissement de la pensée de Foucault qui, d'un bout à l'autre,
n'aura eu que Nietzsche comme interlocuteur décisif. Cf. Du strass sur un tombeau,
Mauvezin, TER, 1987.
43 Foucault «Des espaces autres» in DE IV, p. 752-762. Cf. aussi «La pensée du
dehors» in DÉ I, p. 518-537.
44 R. Rochlitz «Esthétique de l'existence. Morale postconventionnelle et théorie du
pouvoir chez Michel Foucault» in Michel Foucault. Philosophe. Rencontre internationale.
Paris 9, 10, 11 janvier 1988, op. cit., p. 288-301. C'est le second grand axe suivi par les
critiques adressées au dernier Foucault.
Sources heideggeriennes de la notion d'existence chez le dernier Foucault 655
Conclusion
45 HS, p. 114.
46 HS, p. 169. Voir aussi Le souci de soi, section «Soi et les autres», op. cit., p. 95-
131.
47 DÉ IV, p. 719.
656 Alain Beaulieu
Foucault at the end of his career. The recent publication of a lecture by Foucault
entitled Hermeneutics of the subject throws new light on the nature of his
Heideggerian heritage. We find in it presented for the first time in Foucault' s
itinerary a complete reconstitution of the history of thought, similar to Heidegger's
construction. It is through this history that the A. approaches Foucault' s notion
of existence according to its aesthetic and ethical modalities. (Transi, by J.
Dudley).