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La réalité de l'hyperlangue
M. Sylvain Auroux
Abstract
Grammarians describe a grammatical language which doesn't really enable one to predict what actual language use is like. The
latter is a far more complex hyperlanguage which takes into account human discourse both as an empirical reality and as a
practice inscribed in an environmental, communicational and social background. To learn a language is to learn how to navigate
within a hyperlanguage. And the outside world itself partakes of meaning inasmuch as its perception, within the hyperlanguage,
gives the reference whose externality has to be reckoned with. As for grammar books and dictionaries, they also partake of the
hyperlanguage as an integral part of the environment of language users.
Auroux Sylvain. La réalité de l'hyperlangue. In: Langages, 31ᵉ année, n°127, 1997. Langue, praxis et production de sens. pp.
110-121;
doi : 10.3406/lgge.1997.2128
http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1997_num_31_127_2128
LA REALITE DE L'HYPERLANGUE
Nous savons à peu près ce qu'est une grammaire 2, car il s'agit d'un objet
empirique dont nous pouvons retracer l'histoire : celle-ci remonte, en Occident,
à la Tekhnê de Denys le Thrace. Une grammaire 2 est traditionnellement
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composée d'ingrédients caractéristiques : des exemples canoniques, des
paradigmes et des règles. Elle permet de construire des phrases, à condition souvent
de suppléer une bonne dose de connaissances restées implicites. L'ensemble des
phrases que permet de construire une grammaire est une langue grammaticale .
Si nous nommons langue empirique l'ensemble des phrases effectivement
prononcées par un groupe d'êtres humains et leurs descendants, il est possible de
montrer que langue grammaticale et langue empirique sont incommensurables
(voir Auroux, 1994 a) : une grammaire 2 ne permet pas de prédire les phrases
qui seront effectivement prononcées, si on se donne un temps suffisamment long
pour l'observation.
Modèle de Vhyperlangue :
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La langue en soi n'existe pas ; n'existent, dans certaines portions de
l'espace-temps, que des sujets, dotés de certaines capacités linguistiques ou
encore de « grammaires » (pas nécessairement identiques), entourés d'un
monde et d'artefacts techniques, parmi lesquels figurent (parfois) des
grammaires et des dictionnaires. Autrement dit l'espace-temps, par rapport à l'inter-
communication humaine, n'est pas vide, il dispose d'une certaine structure que
lui confèrent les objets et les sujets qui l'occupent.
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latin, les premières listes de mots, les premières tentatives de traduire
systématiquement les auteurs latins, etc. Le tournant décisif est la parution du premier
dictionnaire monolingue de l'Académie (1694). On ne se posera jamais assez la
question de comprendre à quelle utilité pouvait correspondre un dictionnaire à
l'intention des usagers d'une langue. D'un côté, ils sont censés la connaître ; de
l'autre, si chacun d'entre eux avait déjà le dictionnaire « dans sa tête », celui-ci
ne servirait à rien. La seule solution est d'admettre que le dictionnaire ne
correspond à la compétence d'aucun des locuteurs. Selon l'expression de Colli-
not et Mazière (1997), il est un véritable « prêt à parler » ou encore une
« prothèse »,un« outil linguistique » qui permet à chacun (moyennant
l'acquisition d'une compétence pour la manipulation du dictionnaire) d'accéder à une
compétence linguistique objective plus large que la sienne.
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fient la structure. Elle permet notamment une plus grande stabilité linguistique,
comme on le voit dans des cas comme celui du sanskrit, du latin et, plus
généralement, des grandes langues modernes (que l'on compare, par exemple,
l'évolution du français entre le XIVe et le XVIIe siècle, d'une part, et le XVIIe siècle
et le XXe siècle d'autre part).
Le langage n'est pas autonome, ce n'est pas une sphère d'activité en soi et
pour soi. Pour fonctionner comme moyen de communication, il doit être situé
dans un monde donné et parmi d'autres habitudes sociales. Il n'y a pas de
langage humain possible sans hyperlangue.
Il est facile d'illustrer cette thèse a contrario. Supposons un individu
ordinaire X, monolingue, déposé sur une île déserte et disposant d'une radio ; cette
dernière diffuse une émission dans une langue inconnue à notre personnage.
Alors, il est clair que X ne pourra jamais comprendre quoi que ce soit aux
émissions qu'il entend. Cela ne tient pas aux limitations de son intelligence, le
linguiste le plus doué que nous puissions imaginer n'y parviendrait pas mieux si
la langue en question est sans apparentement avec les langues dont il connaît les
principes. Pour savoir ce dont les gens parlent nous avons besoin d'un lien avec
le monde dont ils parlent et de la connaissance du lien de leur langage avec ce
monde. Ces deux types de Hen ne sont certainement pas indépendants et on les
apprend généralement au cours d'un même processus global. Mais le langage ne
génère pas de lui-même sa référence.
La connaissance grammaticale du français suffit à nous faire comprendre
que les deux expressions suivantes sont bien formées :
(i) Université Libre de Bruxelles
(ii) Ecole Libre
Toutefois, pour comprendre ces expressions, il faut connaître les habitudes
sociales, les réalités culturelles qui font que le mot « libre » y signifie à peu près
le contraire. C'est un processus sur lequel les dialectologues ont souvent attiré
l'attention. Ainsi, concernant le mot maquis, pour le français d'Afrique (Du-
mont 1993 : 120) :
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Côte d'ivoire : restaurant semi-clandestin où l'on consomme surtout du gibier fourni
par les braconniers
Sénégal : bar dancing ou hôtel fréquenté par les prostituées et les mauvais garçons
Mali et Sénégal : ensemble des lieux mal famés d'une ville. Le maquisard est celui qui
fréquente les mauvais lieux et la maquisard la tenancière d'un bar mal famé
Nous pouvons bien comprendre la référence de « maquis » à l'aide de
paraphrases du français courant, comme au reste nous l'avons fait, mais ce ne sont pas ces
paraphrases qui créent la référence !
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procédures de référenciation (Quine est l'un des premiers à avoir insisté sur ce
point, rejoignant par là ce qu'un linguiste comme Benveniste appréhendait sous
la catégorie ď appareil formel de l'énonciation) . Mais cela n'implique pas une
relation stable entre une entité linguistique et un type d'objet mondain. Cela
implique encore moins que la structure de l'entité linguistique détermine son
propre rapport à la nature des objets mondains. Putnam, après avoir exploré
quantité d'hypothèses cohérentes avec ce point de vue a fini par y renoncer. Il en
conclut qu'il faut rejeter l'opérationnalisme (la signification d'une expression
est identifiée à son usage), le vérifie ationnisme (la signification d'une expression
est identifiée à ses conditions de vérité) et le fonctionnalisme (la signification est
un état mental qui a un rôle causal dans le comportement). En matière
sémantique « l'environnement même contribue à fixer la référence » (1990, p. 77). Il
faut ajouter à l'environnement la séquence des comportements humains. Il n'y
a, en effet, de référence qu'au sein d'une hyperlangue, pas dans la structure
abstraite (généralement morphosyntaxique et phonologique), minimale et non
dynamique, que décrivent nos grammaires.
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sons de mots (« mes rêves se sont également modifiés. Aujourd'hui, je rêve
seulement en paroles », ibid.). Plus proche de nous, le cas d'O. Sacks,
documenté par les propres ouvrages du patient (Sacks 1988, 1990), relève d'une
pathologie analogue. Il souffrait d'une forme d'agnosie qui lui interdisait la
vision directe des choses. Capable de définir les formes et les fonctions d'un gant,
d'en imaginer les usages possibles, Д ne parvenait pas à le reconnaître, à affirmer
« ceci est un gant ». Selon lui, il fonctionnait exactement comme une machine,
un ordinateur, en se servant de caractéristiques clefs et de relations
schématiques. Autrement dit, il possédait une sorte de grammaire, une syntaxe, mais ne
parvenait pas à la relier au monde. La représentation abstraite de la langue que
reproduit la grammaire contient sans doute un noyau essentiel des activités
linguistiques , mais ces activités n'existeraient tout simplement pas sans le
substrat psychophysiologique qui fait de la parole humaine une réalité vécue dans un
monde.
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La dualité de la compétence linguistique
Que parler ne soit pas purement et simplement calculer, mais se situer dans
une hyperlangue, explique certaines difficultés de l'hypothèse de la composi-
tionnalité du sens. Lorsque que l'on défend cette hypothèse, on suppose deux
choses. Le première est que l'on est capable de construire une représentation
sémantique de chacune des unités linguistiques qui soit telle que la valeur
sémantique de toute combinaison de ces unités est une fonction de celle de ses
composants. La seconde, qui découle de la première, est que la représentation
sémantique prédise véritablement la valeur de toute occurrence possible. C'est
cette contrainte qui empêche que l'on puisse comprendre quoi que ce soit à la
créativité. Lorsque l'on introduit un terme dans le calcul de la valeur d'une
occurrence, c'est le type du terme (sa représentation dans le « dictionnaire »)
que l'on est obligé d'introduire. Cela ne poserait pas de problème si la
représentation du type équivalait toujours à celle de l'occurrence. Comme ce n'est pas
le cas (homonymie et polysémie), le calcul consiste à trouver un processus qui
nous fasse passer de la valeur du type à celle de l'occurrence, par exemple, en
admettant que la représentation du type est formée d'éléments disjoints, tels que
lorsque deux types sont contextualisés pour former une séquence, s'opère une
sélection de leurs éléments qui donne la valeur des unités linguistiques dans cette
séquence (Dominicy, 1984, 106). En quelque sorte, dans toute séquence qui
constitue une occurrence linguistique, chaque unité linguistique représente, à la
fois, son type et la valeur, qui, sélectionnée dans ce type, est celle qui lui est
assignée dans l'occurrence. Ce processus, schématisé dans [1], lorsque l'on en
fait un modèle de production du langage humain devient une hypothèse
rationaliste et même idéaliste (le type précède l'occurrence comme les idées
platoniciennes précèdent le sensible dans lequel elles s'incarnent). Nous revenons à
l'hypothèse que nous critiquons : pour parler, il faut avoir quelque chose
comme un dictionnaire dans sa tête.
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de [2] pour construire ses entrées, il se peut que le locuteur agisse partiellement
de la même façon, le fait-il et dans quelles limites ?
Or, l'on sait que ce modèle se heurte à de sérieux problèmes sur certaines
langues, comme les langues amérindiennes ou africaines. On admet,
généralement, que ces difficultés proviennent de ce que le caractère oral des cultures
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concernées n'a pas permis que demeurent des traces de l'évolution des langues.
Autrement dit, on ne remet en cause ni le modèle arborescent, ni le fait que l'on
puisse comprendre le changement linguistique. Or, dans un livre récent, un
africaniste a fait une percée théorique tout à fait remarquable. Il s'agit du
songhai, langue parlée principalement dans la boucle du Niger, dont jusqu'à
présent aucun chercheur n'avait réussi à déterminer l'apparentement. Nicolai
résume ainsi ses conclusions :
la langue dont nous cherchions l'apparentement était le résultat de l'évolution d'une
forme pidginisée du touareg dans la structure typologique d'une langue mandé ; c'est
cette langue qui devient le songhai en développant sa propre tradition normative
(1990, p. 19).
Le modèle arborescent est évidemment remis en cause (comme dans tous les cas
de pidginisation) : le songhai ne descend pas d'une seule proto-langue. C'est
l'argumentation de Nicolai qui nous intéresse principalement. D'abord, il
remarque que le songhai correspond à un véritable saupoudrage géographique de
plusieurs formes dialectales. Ensuite, il note que le songhai a dû jouer un rôle
véhiculaire dans les échanges saharo-sahelo-soudanais. Enfin, il fait la
constatation que la plupart des variétés actuelles du songhai, « issues du songhai
véhiculaire se sont (re)vernacularisées et que les populations qui les utilisaient,
nécessairement bilingues à l'origine, si elles n'ont pas abandonné l'usage de leur
langue maternelle initiale, ont à tout le moins, inversé les fonctions sociolinguis-
tiques attribuées aux codes de leur répertoire » (ibid., p. 34). Autrement dit, ce
que l'on appelle le songhai s'est trouvé engagé dans des structures d'hyperlan-
gue très différentes, dans lesquelles on rencontrait, notamment, des sujets
bilingues. De telles hyperlangues sont différentes de celles qu'ont connues les
langues européennes, avec leurs systèmes d'écriture homogénéisants et, plus
tard, leurs Etats-nations au monolinguisme contraignant. Ce n'est pas parce que
l'écriture n'a pas laissé de traces que le modèle arborescent n'explique pas le cas
du songhai, c'est parce qu'avec ou sans écriture les hyperlangues n'ont pas la
même structure.
REFERENCES
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