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Verón Eliseo. II est là, je le vois, il me parle. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 98-120;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1570
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1570
jt.
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Pragmatique et sociosémiotique.
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du genre, en tant qu'indice du régime de réel qui est le sien : les yeux
dans les yeux. Appelons cette opération Vaxe Y-Y14.
Il faut tout d'abord souligner que cet axe n'est pas indispensable pour
marquer la fonction référentielle, non fictionnelle, d'un discours
audiovisuel 15. Dans la formule classique du film documentaire par exemple
(suite d'images commentées par une voix off, les thèmes étant souvent
séparés par des intertitres), il n'existe pas. Cette formule a été pendant
longtemps utilisée pour construire les « informations
cinématographiques » avant l'avènement de la télévision, et elle a été adaptée par cette
dernière dans la première époque des informations télévisées. Mais à
partir du moment où le regard d'un presentateur-énonciateur fixé sur le
spectateur devient le pivot autour duquel s'organise le journal télévisé,
toute une série d'opérations discursives est possible par le moyen,
précisément, des écarts par rapport à cet axe. Ces opérations seront donc
marquées par le fait que le présentateur glisse son regard vers autre
chose que moi : à certains moments, il cesse de me regarder. La mise en
suspens momentanée de l'axe du regard acquiert ainsi le statut d'un
connecteur : elle marquera une transition, une articulation majeure
dans la mise en séquences du journal. En vertu de sa position centrale,
l'axe Y-Y arrive à contaminer les images elles-mêmes : les moments où
les images d'un reportage envahissent la totalité du petit écran en
effaçant le plateau, sont ces moments où il ne me regarde pas.
L'axe Y-Y trouve sa forme achevée lorsque le présentateur n'a plus
besoin de baisser le regard vers ses papiers, le texte défilant devant ses
yeux 16 : c'est le cas en France, à l'heure actuelle, pour la quasi-totalité
des présentateurs. Dans ce contexte, la lecture franche d'un papier
devient au contraire signe d'exceptionnalité : le présentateur nous lit
une dépêche de dernière minute, une dépêche « qui vient d'arriver » . Les
présentateurs des journaux télévisés en Italie donnent beaucoup plus
l'impression de lire les papiers qu'ils ont sur la table ; l'axe Y-Y n'est pas
pour autant annulé, car le mouvement intermittent du regard vers le bas
devient alors peu signifiant : on pourrait dire que, dans ce cas, il ne
renvoie qu'à lui-même : l'acte de lecture. Par conséquent, tout
glissement du regard en dehors de cet axe peut prendre en charge des
opérations de transition ou d'articulation. Cela dit, il est évident que la
position d'énonciation n'est pas exactement la même dans un cas et dans
l'autre. Lorsqu'un texte de l'information existe, et qu'il est signifié par
des papiers sur la table (ou par les mouvements de regard, même si les
papiers n'apparaissent pas à l'écran), on peut répertorier toute une série
de variantes qui vont moduler différemment à la fois le rapport au
spectateur et le rapport à l'information : lecture soutenue, avec
mouvement du regard vers le haut, pour retrouver le téléspectateur ou, au
contraire, regard soutenu avec, de temps en temps, reprise du texte.
Dans un cas comme dans l'autre, le présentateur peut signifier qu'il suit
son texte, ou bien, au contraire, marquer plus ou moins explicitement
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répond aux questions. Mais sur un autre plan, il y a des moments (peu
fréquents) où l'homme politique regarde lui aussi directement la
caméra. Il marque ainsi un changement important dans sa position
dénonciation : ce qu'il a à dire à ce moment-là est suffisamment
important ou grave pour qu'il refuse la médiation, le relais du
journaliste : pour un court instant, il s'adresse directement aux
Français. Ainsi, dans cette situation d'énonciation particulière qui est le
dialogue entre le journaliste et l'homme politique, le glissement du
regard de ce dernier vers la caméra est un opérateur comparable à
l'italique dans l'écrit : il souligne l'importance, le « poids de vérité »
attribué par l'énonciateur à une certaine phrase. C'est pourquoi ce
glissement, chez l'homme politique, doit rester rare : comme l'italique,
sa pertinence tient à l'exceptionnalité de son emploi. Le cas du
présentateur du journal est exactement l'inverse : l'axe Y-Y définissant
sa position d'énonciation « normale », il ne dispose pas de cette
« italique visuelle » : il ne peut signifier qu'en s'écartant de l'axe. Mais
alors, ces écarts ne peuvent pas fonctionner, chez le journaliste, comme
des opérateurs d'emphase 19.
L'apparition des hommes politiques à la télévision passe la plupart du
temps par le relais des journalistes ; il s'agit donc, presque toujours, du
dispositif dialogique dont je viens de parler. En France, il y a deux
exceptions principales : les « allocutions du président de la République »
(très pratiquées par Valéry Giscard d'Estaing), et les émissions de ce
qu'on appelle la « campagne officielle » lors des élections. Le premier
cas pose des problèmes que je ne peux pas développer ici ; l'énonciateur
politique se positionne vis-à-vis des institutions et non pas directement
dans le cadre de la lutte politique. Le second cas (les émissions de la
« campagne officielle ») se caractérise par le fait que, souvent, la
médiation du journaliste a disparu : le candidat s'adresse directement
aux téléspectateurs, en instaurant l'axe Y- Y. Il se place ainsi dans une
position qui d'habitude n'est pas la sienne, dans la position propre au
journaliste. Cela explique peut-être l'effet d'artificialité extrême qui
ressort de ces émissions « officielles » dans le contexte d'une campagne
où l'homme politique, par ailleurs, est constamment passé par le relais
des journalistes. Cela me paraît une preuve indirecte du fonctionnement
de l'axe Y-Y dans le discours de l'information, à la fois caution de
référenciation et opérateur d'identification du genre ; si dans le
mouvement d'emphase, dans l'effet exceptionnel d'« italique » il garde encore
sa valeur d'ancrage, l'axe Y-Y semble affecter la crédibilité du discours
politique lorsque l'énonciateur s'installe dans cette position : l'homme
politique se met en position de nous informer, alors que nous savons
qu'il veut nous persuader.
L'axe Y-Y produit son effet de défictionnalisation dans deux autres
modalités de son apparition : les programmes de variétés et les
transitions faites par les speakerines. Certaines émissions de variétés
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... quelques mots pour vous dire que, dans le monde agité que nous
vivons, nous allons mettre à profit la confiance que vous nous accordez
pour approfondir notre propos, qui déjà jusqu'à présent n'avait pas si
mal réussi, et pour renouveler certaines approches de l'information.
Qu'il s'agisse de membres nouveaux de notre équipe dont vous allez
voir les visages et avec lesquels vous allez vous familiariser, ou bien de
ceux qui ont su jusqu'à présent capter votre confiance, les reportages
que vous verrez dans nos journaux ou dans nos magazines vous
montreront d'abord un monde concret, c'est-à-dire débarrassé des a
priori. Nous pensons, en effet, que c'est le meilleur service que nous
puissions vous rendre.
Autre propos ensuite. Eh bien, c'est de vous montrer la vraie vie des
autres Français que vous qui nous regardez, ou bien la vraie vie des
autres peuples que le peuple français.
Enfin, l'information que nous vous servirons doit être la plus complète
possible. Elle s'attachera donc à vous rendre compte de l'actualité à
travers des reportages plus nombreux. Lorsque les faits ne parleront
pas d'eux-mêmes, eh bien, notre équipe, elle, tentera des explications
en les analysant.
Enfin, lorsque des opinions contradictoires débattront d'un
événement, nous vous les reproduirons afin que vous vous fassiez vous-
mêmes votre jugement.
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...quelques mots pour vousi dire que dans le monde agité que nouso
vivons, nousi allons mettre à profit la confiance que vousi nousi
accordez...
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...nous allons mettre à profit la confiance que vous nous accordez pour
approfondir notre propos (...) qu'il s'agisse de membres nouveaux de
notre équipe dont vous allez voir les visages et avec lesquels vous allez
vous familiariser, ou bien de ceux qui ont su jusqu'à présent capter
votre confiance...
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pour que je finisse par prendre son regard pour le mien, par le prendre,
lui, pour un autre moi-même : face à un petit écran, lieu de
manifestation des faits, en proie aux mêmes difficultés et aux mêmes soucis que
provoque l'actualité (grave) du monde. Tout est prêt, en somme, pour
l'identification. Ou presque.
Car la mise en place du présentateur moderne est inséparable d'un
autre aspect : l'« expansion » de l'espace du plateau. Je l'ai déjà dit :
dans le modèle ventriloque, l'espace entourant le présentateur est réduit
au minimum, l'image est plane. Dans ce cas, par conséquent, il n'y a pas
d'espace transitionnel entre renonciation du présentateur et le réel
« extérieur » qui nous arrive avec les images ; à chaque fois, on fait un
« saut » de l'une à l'autre. Le travail sur le corps, au contraire, est
accompagné d'un élargissement de l'espace : l'image acquiert une
profondeur, le plateau trouve une architecture, les mouvements de
caméra se multiplient. La construction du corps signifiant et la
dilatation de l'espace du plateau vont ensemble. Il y a deux raisons à
cela. D'une part, si le corps du présentateur devient signifiant, il lui faut
un volume pour se déployer. D'autre part, cet espace où les panneaux,
les tables, les angles se multiplient, est fait pour être habité : nous
assistons ainsi au phénomène, devenu banal, de la multiplication des
journalistes.
Nous nous sommes, en effet, habitués à cette prolifération de figures
d'énonciation qui sont autant de « rubriques » incarnées : spécialistes de
la politique intérieure, de l'activité syndicale, de la situation
internationale, de l'économie, de la science et la technologie, des sports, etc. La
caractéristique du présentateur principal (que l'on peut appeler, pour
cette raison, le méta-énonciateur) est de planer au-dessus de ces têtes de
chapitre : il introduit tous les événements importants, il prend en charge
les transitions, il fait la clôture par une réflexion finale. Il est le donneur
de parole.
Or, c'est ce dispositif qui permet d'achever le processus
d'identification. Car si, dans cette panoplie de spécialistes, chaque domaine de
l'actualité retrouve une voix autorisée, cela veut dire que le
présentateur, tout en étant un méta-énonciateur, n'est pas un spécialiste. C'est
pourquoi il va poser aux spécialistes, à propos de chaque événement
important, les questions que chacun de nous se pose : le
méta-énonciateur est la figure même de la Doxa. C'est pourquoi il est comme
moi.
On voit combien il serait illusoire de vouloir analyser renonciation en
termes d'« actes de langage » isolés, sans tenir compte du type de
discours où ils apparaissent et du contexte discursif : l'une des
propriétés fondamentales de la position énonciative du méta-énonciateur du
journal n'est pas produite dans son propre discours, elle est une
retombée sur son énonciation d'autres actes d'énonciation, pris en
charge par d'autres énonciateurs. La parole du méta-énonciateur,
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NOTES
1. Sur la notion d'écarts inter-discursifs, voir mon livre, A producao de sentido, Sâo
Paulo, Editera Cultrix, 1981.
2. Voir à ce propos mon livre Construire l'événement. Les médias et l'accident de
Three Mile Island, Paris, Ed. de Minuit, 1981.
3. L'analyse des informations télévisées au Brésil a été réalisée en octobre 1980, au
Département de communication de la Pontificia Universidade Catolica de Rio de
Janeiro. Que mes collègues et amis le Dr. Candido Mendes (président du Conjunto
Universitario Candido Mendes, qui a rendu possible mon voyage), Miguel Pereira
(directeur du Département de communication) et Roberto Amaral (alors président de
l'Associaçao Brasileira de Ensino e Pesquisa em Comunicaçao) soient ici remerciés. Bien
que, dans le cadre de cet article, il ne sera pas directement question de ces matériaux, la
recherche menée au Brésil m'a permis de mieux contrôler ce que j'ai à dire sur le journal
télévisé en France.
Un important projet de recherche sur le journal télévisé, à niveau international et avec
la participation de nombreux pays, est mis en place actuellement sous la coordination
générale de José Vidal Beneyto (Universidad Complutense de Madrid).
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