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Jacques HEERS
PERRIN
www.editions-perrin.fr
DU MÊME AUTEUR
en poche
1492-1530, la ruée vers l’Amérique : les mirages et les fièvres, Bruxelles, Complexe, La mémoire des
siècles no 222, 1992.
La première croisade : libérer Jérusalem, 1095-1107, Paris, Perrin, tempus no 12, 2002.
La cour pontificale au temps des Borgia et des Médicis, 1420-1520 : la vie quotidienne, Paris, Hachette
Littératures, Pluriel, 2003.
Louis XI, Paris, Perrin, tempus no 40, 2004.
La ville au Moyen Age en Occident : paysages, pouvoirs et conflits, Paris, Hachette Littératures, Pluriel,
2004.
Gilles de Rais, Paris, Perrin, tempus no 93, 2005.
Esclaves et domestiques au Moyen Age dans le monde méditerranéen, Paris, Hachette Littératures,
Pluriel. Histoire, 2006.
Chute et mort de Constantinople, Paris, Perrin, tempus no 178, 2007.
Fêtes des fous et carnavals, Paris, Hachette Littératures, Pluriel.
Histoire no 8828, 2007.
Secrétaire générale de la collection : Marguerite de Marcillac
EAN : 9782262065836
Couverture
Titre
Du même auteur
Copyright
Introduction
Hérétiques et rebelles
Convertir ou asservir
Les razzias
Pièges et brigandages
La grande chasse
Les raids des musulmans : l’Egypte, le Maghreb et les oasis
3 - Aventures et trafics
L’or du Soudan
Le commerce muet
L’Afrique orientale
Conquérants et soumis
Les oasis
Caravanes du désert
Les routes : pèlerins et marchands
L’Egypte et l’Arabie
Le Sahara
L’image du Noir
Méprisés, humiliés
Fables et légendes
Racisme et ségrégation
Les voyageurs
Ce qu’ils ne veulent pas voir
La cour, le harem
Le luxe, l’apparat
Servantes et concubines
La femme cloîtrée
Les eunuques
Les armées
Blancs ou Noirs
Orient et Egypte
Maroc
Conclusion
Après l’interdiction
Le dépeuplement de l’Afrique
Notes
Bibliographie
Index
Cartes
INTRODUCTION
Les Egyptiens lancèrent d’abord leurs troupes vers la Nubie et vers les
autres pays des Noirs qu’ils appelaient les « Sûdans » sans autre but que
d’imposer aux rois indigènes de lourds tributs, essentiellement d’hommes et
femmes esclaves.
En 641, l’Egypte est occupée sans vraiment combattre par les armées de
l’Islam. L’année suivante, en 642, une troupe commandée par Abd Allah ibn
Sarth s’avançait loin vers le sud, s’emparait de Dongola mais se heurtait à
une forte résistance des Nubiens venus lui barrer la route36. Leur roi,
Kalidurat, dut pourtant se soumettre, donner son accord pour la construction
d’une mosquée et promettre de bien l’entretenir : « A vous incombe le soin
de garder la mosquée que les musulmans ont érigée sur la grande place de
votre ville. Vous ne ferez opposition à aucun musulman qui aura l’intention
d’y venir et d’y servir volontairement, jusqu’à ce qu’il reparte. » Et, surtout,
« vous livrerez chaque année trois cent soixante esclaves des deux sexes qui
seront choisis parmi les meilleurs de votre pays et envoyés à l’iman des
musulmans. Tous seront sans défaut. Il ne se trouvera, dans le nombre, ni
vieillard décrépit, ni vieille femme, ni enfant au-dessous de l’âge de la
puberté ». Il s’engageait à ne donner asile à aucun fugitif : « Si quelque
esclave appartenant à des musulmans se réfugie auprès de vous, vous ne le
retiendrez pas mais le ferez conduire sur les terres de l’islamisme et si vous
détruisez la mosquée, si vous retenez quelque portion des trois cent soixante
esclaves, alors il n’y aura pour vous ni traité ni sauvegarde37. »
Parti d’Egypte lui aussi, Busr ben Abi Artah38 conduisit, en 646, une petite
armée dans le désert de Syrte. En 666-667, les troupes musulmanes allèrent
jusqu’au Fezzan, s’emparèrent de Jarma, la principale cité, où leur chef
exigea le même tribut de trois cent soixante esclaves. De là, en quinze nuits
de marche, il atteignit le pays de Kawar39, au nord du lac Tchad, et, pendant
plus d’un mois, mit le siège à la forteresse où s’étaient réfugiés les habitants.
Il échoua mais il prit tous les autres postes ainsi que le palais du roi qui, à son
tour, s’engagea à livrer chaque année, très précisément, trois cent soixante
esclaves40.
Hérétiques et rebelles
Convertir ou asservir
Il est clair pourtant que les attaques contre de vrais musulmans, dont la
piété et les pratiques ne pouvaient être mises en doute, ne furent pas
seulement le fait de religieux fanatiques ou de princes sanguinaires,
tyranniques, condamnés par les docteurs de la Loi90. En 1391-1392, le
souverain du Bornou fit tenir au sultan d’Egypte une longue missive, fort
sévère et très circonstanciée, pour se plaindre des attaques sanguinaires
conduites, presque chaque saison, par les Djudham91 et par d’autres tribus
arabes : « Ils ont enlevé nombre de nos sujets libres, des femmes, des enfants,
des hommes faibles, des gens de notre parenté et d’autres musulmans. Ils ont
fait incursion dans les villages des vrais musulmans. Ils les vendent aux
marchands d’esclaves de l’Egypte, de la Syrie et d’ailleurs. Ils en gardent
certains pour leur service. Il faut que ces malheureux captifs soient
maintenant recherchés, où qu’ils se trouvent, pour être enfin libérés92. » Au
XVIe siècle, lors de leur grande offensive, les Marocains emmenèrent un grand
nombre de musulmans du Songhaï, docteurs de la Loi et jurisconsultes
renommés même, enchaînés jusqu’à Marrakech93.
La quête des esclaves, la nécessité de maintenir le prix de ce bétail humain
à un faible niveau ont-elles vraiment, comme l’affirment nombre d’auteurs,
non pamphlétaires ou historiens après coup mais véritables témoins, incité les
rois et les chefs guerriers à contrarier le zèle des prédicateurs et donc freiné la
propagation de l’islam ? Au XIXe siècle, l’explorateur allemand Nachtigal
voyait bien que les chefs musulmans du pays des Baguirmi94 n’avaient fait
aucun effort pour rallier à leur religion leurs voisins, de crainte de tarir une
source d’esclaves qu’ils exploitaient depuis plus de trois siècles. Les armées
du « commandeur des croyants » Ousmane dan Fodio, fondateur, dans les
premières années 1800, de l’empire peul de Sokoto95, ont sans trop de mal
envahi plusieurs royaumes des Haoussas. L’empire s’étendit alors au sud du
Niger où un émirat peul fut créé à Ilorin, et, au-delà du Bénoué, affluent du
Niger non loin du delta, sur le plateau volcanique Adamaoua, conquis par
Adama, un des fidèles d’Ousmane. Cependant, les chefs de ces armées et les
chefs religieux montraient peu d’empressement à enseigner leur religion aux
peuples qu’ils venaient d’occuper et de soumettre, les gardant plutôt
susceptibles d’être asservis, taxés, ou razziés et réduits à la condition
d’esclaves.
Il paraît hors de doute qu’en différents pays, pour garder ouverts de vastes
territoires où conduire les meutes de guerriers, « l’espace était aménagé, à
partir des zones islamisées, de telle manière qu’il existe toujours un
“ailleurs”, fournisseur en dehors du royaume, celui-ci protégé par l’ambigu
pouvoir d’un souverain officiellement musulman96 ». Très tard encore, au
début du XIXe siècle, à Saint-Louis-du-Sénégal, les voyageurs et observateurs
de toutes sortes n’ont cessé de faire remarquer que maîtres et esclaves étaient
également musulmans, sans que l’on puisse vraiment, sur ce point, par leurs
pratiques et leurs comportements, les distinguer les uns des autres97.
Laisser subsister, dans le royaume même, des populations encore attachées
à leurs anciennes croyances et, aux frontières de ce même royaume, tolérer
des pays rebelles à l’islamisme, ne pas y faire entendre l’appel à la prière, ne
pas tout mettre en œuvre pour instruire les païens, n’était-ce pas manquer au
devoir du souverain musulman ? Mais n’était-ce pas aussi se réserver des
territoires de chasse ?
LES RAZZIAS
Depuis les temps que, faute d’aucune indication précise, l’on pourrait dire
immémoriaux, en tout cas fort anciens, les peuples au sud du Sahara
s’affrontaient entre ethnies ou entre tribus et, plus souvent, lançaient leurs
guerriers razzier dans les villages voisins, à seule fin de ramener des femmes
et des hommes captifs. Dans la plupart des pays d’Afrique noire, le nombre
des esclaves marquait la condition sociale. On ne disait pas d’un homme
riche, d’un notable, qu’il possédait tant de terres mais tant de captifs ou tant
de femmes, ce qui, généralement, revenait au même. Au long des siècles bien
avant la diffusion de l’islam en maints endroits, vaincus et vassaux devaient
livrer, en signe de soumission ou d’allégeance, un certain nombre d’hommes
et de femmes98.
C’est ainsi que, depuis ses origines, le royaume de Dahomey fut un Etat
prédateur qui conquit et annexa plusieurs peuples qui vivaient sur ses
frontières septentrionales et orientales, respectivement les Yoruba et les
Mahi. Les prisonniers étaient capturés et conduits à Ahomey, la capitale99.
Bien plus tard, dans les années 1810, Othman, roi du Baguirmi, entre le
Tchad et le Chari, fit soumission au roi (sultan ?) de Ouadai100 au prix d’un
tribut considérable : cent hommes pour le travail de la terre, trente belles
femmes de premier choix, cent chevaux et mille chemises101.
La conversion à l’islam des princes et des chefs n’a provoqué aucune trêve
dans ces chasses aux hommes. Tout au contraire. La demande des marchés,
jusque très loin de l’Afrique noire, la présence de trafiquants étrangers, les
uns besogneux, sordides, hommes des pièges et des trahisons, les autres de
haut rang, hommes de bien et de biens, ont fait partout courir davantage aux
captifs, dresser davantage d’enclos, forger plus de chaînes.
Pièges et brigandages
Sur les côtes de l’océan Indien, là où les musulmans ne disposaient ni de
structures politiques ni de forces armées solides, les guerriers et les forbans
ont certainement précédé les chefs de guerre et les hommes de bon négoce.
Sans trop de risques, à partir de quelques ancrages dans les îles ou sur des
sites à l’abri d’une surprise, ils razziaient sur le rivage même, sans
s’aventurer dans l’intérieur des terres, exploitant ainsi un véritable vivier de
populations prises par surprise ou trop hospitalières. Témoin ce récit du Livre
des Merveilles de l’Inde, œuvre du « capitaine » Buzug ibn Shahriyar, Persan
qui, vers l’an 950, a retranscrit cent trente-six contes de marins, occasion de
parler des pays de tout l’Orient, du Caire à la Chine et au Japon : en 922, des
marins d’Oman faisaient voile vers Quanbaloh (Kambala)102 lorsqu’une
violente tempête les poussa jusque devant Sofala. « Réalisant que nous
risquions d’aborder chez des nègres cannibales et d’y périr, nous fîmes nos
ablutions et tournâmes nos cœurs vers Dieu. » Mais les hommes de cette terre
ne cherchaient nullement à leur nuire, tout prêts au contraire à négocier
achats et échanges. Leur roi reçoit les marins et les marchands, les laisse
libres d’aller et de vendre et ceux-ci, heureux d’une si bonne fortune,
réalisent ainsi, en un lieu qui ne voyait pas souvent des gens venus d’au-delà
de la grande mer, de grands profits : « Nous défîmes nos ballots et nous nous
livrâmes à notre commerce de la manière la plus avantageuse, sans être même
contraints de verser une redevance en espèces ou en nature, sinon que nous
lui fîmes des présents auxquels il répondit par des présents d’une valeur égale
ou supérieure. » Le jour du départ, le roi, en toute confiance, monte à leur
bord avec sept compagnons pour partager un repas d’adieu et leur souhaiter
bon vent. Et le chef de l’expédition de se laisser, sans trop de scrupules,
tenter. « Je pensai ceci : sur le marché d’Oman, ce jeune roi rapporterait au
moins trente dinars et ses compagnons soixante. Leurs vêtements à eux seuls
valent bien vingt dinars ; nous en tirerons pour le moins trois mille dirhams
qui ne seront pas mauvais. » Il lève l’ancre, retenant ses prisonniers, mis à la
chaîne avec d’autres esclaves razziés en divers points de la côte, environ deux
cents. Tous furent vendus à Oman103.
En Nubie, dans les pays du haut Nil, les marchands volaient eux-mêmes
les enfants ; ils les castraient, les emportaient en Egypte et, là, les vendaient
aux trafiquants. Chez les Noirs mêmes, « il y a des gens qui volent les enfants
les uns des autres. La sœur est menacée par le frère, l’épouse par l’époux,
l’enfant par le père ou par l’oncle. Derrière quel village ne passait pas le
chemin de la trahison ? Les forts capturaient les faibles et les emmenaient par
les sentiers de l’angoisse pour aller les vendre104 ».
« Les hommes des pays de Barbara et d’Amima, sur la côte d’Afrique, sont
des Infidèles et, à cause de cela, personne ne va chez eux et aucune
marchandise n’y est importée. Ils se vêtent de peaux de mouton. Ceux de
Gana leur font des raids chaque année. Parfois ils les soumettent, parfois ils
les tuent et les détruisent. Ils n’ont pas de fer et combattent avec des cannes
d’ivoire. C’est pourquoi les gens de Gana l’emportent car ils combattent avec
des épées et des lances. Tous les esclaves de chez eux peuvent courir aussi
vite qu’un cheval pur-sang… Il n’y eut aucun de ceux qui régnèrent dans le
pays qui n’eût placé le mors dans la bouche de quelque malinke pour le
vendre aux marakas [marchands]105. »
Idrisi, qui pourtant reste très rapide et souvent bien discret sur ces pays et
ces « climats » des Noirs, rapporte que les Arabes d’Oman établis dans les
comptoirs d’Afrique orientale attiraient de jeunes enfants en leur offrant des
dattes, les capturaient et allaient les montrer sur les marchés d’esclaves106. Il
parle aussi, et cette fois en insistant davantage, des populations qui
nomadisent dans les déserts du Fezzan et dans l’un des pays des Zaghâwa,
situé à l’est du Kanem, déserts sans fin, incultes et inhabités, montagnes
pelées. Ces hommes passaient tout leur temps en déplacements, mais sans
jamais dépasser leurs limites ni quitter leur territoire. Ils ne se mêlaient pas
aux autres et ils n’avaient pas confiance dans ceux qui les entouraient car les
guerriers des villes voisines, gens de leur race pourtant, volaient de nuit leurs
enfants, les tenaient cachés un temps puis les cédaient à vil prix aux
marchands qui venaient chez eux. « Chaque année, c’est un nombre
incalculable d’enfants qui sont ainsi vendus. Ce procédé est d’un usage
courant et accepté dans le pays des Sûdans. On n’y voit même aucun
mal107. »
La razzia devint une sorte de rite, expédition d’un seul jour, brutale,
inopinée, lancée d’abord avec de faibles moyens pour ramener quelques
captifs enlevés dans des villages tout proches. « On ne peut imaginer la ruse
et l’adresse que ces Maures emploient pour surprendre les nègres. Ils partent
au nombre de quinze ou vingt et ils s’arrêtent à une lieue du village qu’ils
veulent piller. Ils laissent leurs chevaux dans le bois et ils vont se mettre à
l’affût, près d’une fontaine, à l’entrée du village, ou dans les champs de millet
que gardent les enfants. Là, ils ont la patience de passer des journées et des
nuits entières, couchés à plat ventre et rampant d’un lieu à un autre. Aussitôt
qu’ils voient paraître quelqu’un, ils tombent sur lui, lui ferment la bouche et
l’emmènent. Cela leur est d’autant plus facile que les jeunes filles et les
enfants vont par troupes aux fontaines et aux champs qui sont souvent
éloignés du village. Ce qui ne rend pas les nègres plus défiants : les Maures
emploient toujours les mêmes ruses et elles réussissent toujours. Ces chasses
leur procurent beaucoup plus d’enfants que de femmes et d’hommes.
Lorsqu’ils amènent leurs prises aux marchands, ces pauvres enfants qui ont
été portés en croupe à nu, sont couverts de plaies profondes, exténués de faim
et de fatigue, et livrés aux craintes les plus cruelles108. »
LA GRANDE CHASSE
AVENTURES ET TRAFICS
L’OR DU SOUDAN
Nos livres d’histoire ne disent que quelques mots de la traite des Noirs à
travers le Sahara mais, en revanche, parlent volontiers des caravanes qui
menaient l’or des « mines du Soudan », situées en fait dans les pays de la
haute vallée du Sénégal et de ses affluents128, vers les ports du Maghreb où
les chrétiens offraient en échange toutes sortes de produits. Les deux traites,
celle de l’or et celle des hommes, furent toujours étroitement liées et il serait
évidemment impossible de dire laquelle a précédé l’autre, a suscité les
premières grandes entreprises, conquêtes, chasses aux marchés, circuits et
réseaux, laquelle a provoqué le plus fort afflux de richesses.
Les produits échangés variaient ici et là, les réseaux pouvaient ne pas
toujours se recouper ou se confondre, mais les marchés demeuraient tous aux
mains des mêmes peuples, dirigés par des hommes maîtres de quelques oasis
du désert et de quelques cités du Soudan, carrefours des pistes caravanières
qui devaient leur essor et leur richesse à l’une ou l’autre traite, parfois aux
deux. Les musulmans, Berbères ou Arabo-Berbères associés aux souverains
des pays des Noirs, islamisés ou encore infidèles, avaient très tôt mis la main
sur le négoce de l’or de ces mines d’Afrique, de très loin les plus riches de
toutes celles régulièrement exploitées, les seules capables d’alimenter un
important trafic dans tout l’Ancien Monde ; ils demeurèrent, pendant des
siècles, les seuls grands pourvoyeurs d’or pour le monde méditerranéen et,
aussi, les plus actifs marchands d’esclaves d’Afrique.
Cependant, ces intermédiaires, les nomades du désert puis les marchands
des villes, Berbères ou Maures puis Turcs, se montraient très exigeants, et la
recherche des routes vers ces mines d’Afrique ou des marchés aux pays des
Noirs où négocier à de meilleurs prix fut, pour les nations maritimes de la
Méditerranée, les Italiens et les Ibériques surtout, une véritable obsession.
Les grands négociants et les banquiers de Gênes, de Venise et de Florence, de
Barcelone et de Séville, ont souvent lancé leurs associés ou leurs commis à la
découverte des pistes et des oasis du désert. Ils s’informaient auprès des
marchands dans les ports du Maghreb et pouvaient, parfois, interroger les
caravaniers. En 1452, un Génois témoigna par-devant notaire qu’il avait
rencontré à Oran un épicier maure qui fréquentait souvent les cités et les
peuples des pays des Noirs. Mais nous n’avons aucun récit, même à l’état
d’une mince ébauche, de l’aventure d’un homme parti à la découverte de
l’Afrique d’au-delà du désert. Ne nous reste qu’une seule lettre, seule pièce à
verser à ce dossier, vraiment très mince et, au total, décevante. Antonio
Malfante, commis puis associé des Centurioni, grande compagnie marchande
et bancaire de Gênes, avait séjourné dans tous les ports où l’on parlait des
Africains et de l’or : à Majorque, à Malaga et à Honein. De là, en 1447, il se
lança vers le sud et, par un hasard vraiment exceptionnel, une des lettres
envoyées à ses patrons – celle écrite des oasis du Touat – nous est restée. Il y
dit être mieux renseigné sur la route à suivre et sur la distance ou le temps qui
le séparent encore de ces villes fabuleuses où l’on trouve de l’or sur les
marchés. Il affirme pouvoir aller plus loin. Mais ensuite, nulle nouvelle. Au-
delà du Touat, rien de lui, aucun signe, du moins pour nous aujourd’hui. A-t-
il échoué ? Tué en route ou fait prisonnier par des brigands, par des hommes
appliqués à défendre le secret des mines et des transactions ? Egaré, mort de
soif ? D’autres lettres de sa main, écrites plus tard, plus loin, se sont-elles
perdues ? Non archivées ou détruites au cours des temps ? Celle-ci, rédigée
en 1447, ne fut pas du tout conservée à dessein, dans un dossier adéquat, et
n’a été découverte, dans les fonds de l’Archivio di Stato de Gênes, que par un
heureux coup du sort129. Tous ont échoué et il semble bien que les princes,
les édiles municipaux et les hommes d’affaires aient perdu tout espoir
d’atteindre directement ces mines ou même les postes de traite très proches.
Les réseaux du commerce de l’or du Soudan furent découverts par une
autre approche, toute différente. Ce sont les Portugais qui, allant de plus en
plus loin vers le sud le long des côtes atlantiques du Maroc, de la Mauritanie
puis de l’Afrique noire, se sont trouvés au contact des Berbères du Sahara et,
dans un second temps, des Noirs de la brousse, les uns et les autres
caravaniers bien au fait de ces trafics.
Les toutes premières expéditions le long des côtes de l’Afrique
occidentale, à l’initiative d’Henri le Navigateur, ne cherchaient certainement
ni à contourner le continent africain par le sud ni à atteindre les Indes
lointaines, mais à reconnaître des ports ou des marchés d’où elles pourraient
ramener de l’or. En tout cas, la capture ou plutôt le détournement des circuits
transsahariens, aux mains des tribus nomades, s’est d’abord amorcé, en 1461,
par la construction d’un château royal à Arguin, site découvert et reconnu dès
1444, où les navigateurs trouvèrent une île où « en beaucoup d’endroits, de
l’eau douce naît dans le sable ». C’est alors que des trafiquants caravaniers,
que les Portugais qualifiaient communément et globalement d’« Arabes »,
abandonnèrent à Ouadane130 leur piste habituelle qui, des pays du Sénégal ou
du Niger, allaient plein nord vers le Maroc, pour gagner vers l’ouest ce rivage
quasi inconnu d’eux et y apporter d’importants charge ments de poudre d’or
(tibar ou auri tiberi) ; ils recevaient en échange du blé, des manteaux blancs
et des burnous.
Les capitaines d’aventure de l’infant du Portugal échouèrent dans leurs
tentatives de remonter le fleuve Sénégal mais, à une date qu’aucun texte ne
permet de préciser, avant 1450 toutefois, ils reconnurent l’embouchure de la
Gambie et se hasardèrent à en explorer le cours sur leurs caravelles et sur des
embarcations encore plus légères. Ce qu’ils ont écrit alors est perdu et le
premier récit qui nous soit parvenu est celui du Vénitien Cà da Mosto qui,
quelques années plus tard, en 1455 et 1456, fit en leur compagnie deux
voyages au long de la côte d’Afrique et explora le fleuve Gambie jusqu’à un
poste de traite improvisé : « Nous sommes restés là pendant quinze jours et
de très nombreux Noirs, des deux rives de la rivière, sont venus dans nos
vaisseaux, les uns pour simplement nous observer, les autres pour nous
vendre quelques produits ou des anneaux d’or et de l’ivoire. Ils apportaient
des étoffes de coton, des vêtements tissés à leur façon, les uns blancs, les
autres à raies blanches et bleues, ou rouges, blanches et bleues, très bien faits.
Ils nous présentaient aussi des singes et des babouins, des grands et des petits,
qui sont très communs dans ces pays. Nous échangions cela contre des objets
de faible valeur. Ils nous offraient du musc, pour presque rien… et des fruits
de toutes sortes dont des petites dattes sauvages, pas très bonnes131. » Diego
Gomes, agent du roi de Portugal qui, lui aussi, explora par deux fois la
Gambie (en 1456 et en 1458), est remonté plus en amont et s’est trouvé en
contact avec des hommes, marchands ou officiers des chefs de ce pays, qui
lui cédèrent enfin de l’or en bonne quantité : « Nous vîmes des hommes ;
nous allâmes vers eux et nous fîmes la paix avec ces gens dont le chef
s’appelait Farisungul, grand prince de ces Noirs. Et là, on échangea le poids
d’or contre nos marchandises, à savoir des étoffes et des manilles [bracelets
de cuivre]132. » Les Portugais s’établirent à Cantor, grand port fluvial et
centre de foires, où les Mandingues du Bambouk leur apportaient l’or des
mines, au prix de voyages de cinq à six mois, aller et retour, à travers le
désert. « Ces marchands sont experts en toutes choses. Les bras de leurs
balances, légères mais très précises, très belles à voir, sont en argent et les
cordes en soie tressée. Ils portent aussi avec eux de petits écritoires en cuir
non poli et dans les tiroirs, ils ont les poids, en cuivre, en forme de dés133. »
Ils échangeaient leur poudre d’or contre des objets en cuivre, des chaudrons,
des manilles, des bassins pour faire la barbe et de petites théières, des
cotonnades et des pièces de toile, des perles de verre et de corail, des
coquillages, des parasols.
En 1471, deux chevaliers, capitaines de caravelles armées à Lisbonne,
atteignaient, bien plus au sud, une côte où les marchands apportaient l’or
d’autres mines, dispersées dans de vastes régions, certaines proches du
littoral, d’autres situées loin dans l’intérieur, jusque vers la Haute-Volta.
Après un premier échec dû aux intempéries, aux attaques des pirates et, plus
encore peut-être, à celles suscitées par les trafiquants du pays qui craignaient
de voir leur monopole battu en brèche, le roi de Portugal fit, en 1482,
construire de toutes pièces une énorme forteresse. Neuf gros navires, non des
galères d’exploration mais de lourdes nefs, amenèrent d’Europe des gens
d’armes, une compagnie de cent maçons et charpentiers, des blocs de pierre
taillés prêts pour la pose et des tuiles déjà cuites. Sorti de terre en quelques
semaines, ce « château », baptisé Saõ Jorge de la Mina, reçut le statut de cité,
preuve d’un peuplement déjà notable. Ce fut, jusqu’à la découverte des mines
d’Amérique, le principal centre d’approvisionnement des Ibériques en métal
précieux134.
SOFALA ET LE MONOMATAPA
LE COMMERCE MUET
L’or et les esclaves : ces deux négoces d’Afrique ont fait la fortune des
caravaniers et des trafiquants. Pourtant, sur le plan humain, les deux traites
n’étaient en rien comparables : pour l’une, commerce muet, approches sans
heurts, marchandises inertes et faibles escortes ; pour l’autre, guerres et
violences, misères et souffrances. De plus, pour l’or, les lieux de production
et d’échanges se limitaient à quelques régions parfaitement circonscrites ; les
routes, peu nombreuses, ne conduisaient qu’à quelques villes marchandes,
tandis que la chasse et le trafic des Noirs sévissaient dans tous les pays d’au-
delà du Sahara, de la côte atlantique à celles d’Orient sans exception. Aucun
pays, aucun peuple ne fut épargné. C’était une mise en coupe réglée d’une
effrayante ampleur. Dès les années 800, les esclaves razziés ou achetés en
Afrique noire furent de plus en plus nombreux sur les marchés de l’Islam. Ce
misérable négoce l’emportait déjà de très loin sur celui des Blancs d’Europe
ou d’Asie et prit très vite l’allure d’un trafic routinier aux mains soit des
Arabes et des Berbères, maîtres des comptoirs et des oasis, soit des Noirs
eux-mêmes, rois et chefs de tribus islamisés ou demeurés « païens ».
L’Afrique orientale
Loin des bases de départ, au terme d’une navigation plus aléatoire et
régulièrement soumise aux grands vents, les comptoirs de l’océan Indien
connurent des jours plus incertains que ceux de la mer Rouge. Ils se
heurtaient à des populations résolument agressives, de triste réputation,
accusées de toutes sortes de méfaits et même de cannibalisme. Au nord,
c’était la terre des Barbar, ancêtres des Somalis, et l’on disait que, si un
navire faisait naufrage sur cette côte des Berbera, la plus dangereuse de toutes
en Afrique, les indigènes s’emparaient des marins et les faisaient aussitôt
castrer. Plus au sud, au-delà de Mogasdiscio et jusqu’à ce qui sera plus tard le
Mozambique, était le pays des Zendjs. Le mot, d’usage très ancien, se trouve
déjà dans Pline et dans le célèbre Périple de la mer Erythrée147, puis dans
Ptolémée. Il fut, tout au cours des temps, largement adopté par tous les
écrivains arabes ou persans, tout d’abord pour désigner les esclaves noirs
qu’ils savaient venir de ce pays, puis, peu à peu, pour tous les peuples de
l’arrière-pays, face à leurs comptoirs.
Les premiers immigrants, fugitifs ou en tout cas exilés, venus de plusieurs
pays du monde musulman, ne parlaient pas tous la même langue, ne
pratiquaient pas tout à fait la même religion et, dans la vie domestique
comme dans la vie publique, ne respectaient pas forcément les mêmes usages.
Certains furent très mal accueillis, tenus pour indésirables, refoulés même par
ceux qui étaient déjà en place. Ils reprirent donc la mer pour chercher une
autre fortune plus loin, plus au sud. Il arrivait aussi, à l’inverse, qu’une
nouvelle vague chasse la précédente et la contraigne à se mêler, dans
l’arrière-pays, aux tribus indigènes.
Les origines de tous ces établissements demeurent incertaines. Les
chroniques, écrites à partir de traditions orales, font naturellement une large
place aux récits légendaires ; aucune n’est exempte de confusions et de
lacunes. Il semble bien que les discordances, les anachronismes surtout, et la
multiplicité des indications parfois contradictoires, témoignent en fait de
plusieurs vagues d’immigration, séparées sans doute par de longues périodes
mais que les auteurs de ces récits n’ont pas su démêler et ont fini par
confondre les unes aux autres. Une certitude pourtant : les premiers colons
n’étaient ni des marins ni des marchands aux fortunes bien assurées,
solidement implantés dans leurs cités d’origine, en Arabie ou en Irak,
hommes de bons négoces occupés à établir des succursales ou des
correspondants sur des rives quasi inconnues. Ces gens-là, ou plutôt leurs
parents et leurs commis, bons connaisseurs depuis longtemps des routes et
des marchés, ne se hasardaient pas tous en mer et ceux qui s’y risquaient ne
faisaient en chaque ancrage, dans chacune des îles d’accès aisé, que de
courtes escales, le temps de charger et décharger ou, tout au plus, d’attendre
l’arrivée d’une caravane annoncée.
Les califes, les Omeyyades de Damas puis surtout les Abbassides de
Bagdad, ont certainement tenté de mettre sur pied et de contrôler de vastes
opérations de colonisation tout au long de cette côte de l’océan Indien. Abd
al-Malik ibn Marwan148 aurait fait armer plusieurs navires pour conduire des
hommes, originaires de Syrie ou d’Arabie, en particulier des membres de la
tribu des Banu Minana descendants de Mecquois, à Pate, Malinde, Zanzibar,
Mombasa, dans les îles Lamu et Kilwa. Un autre texte cite même une dizaine
d’autres sites, très dispersés, nombre d’entre eux non vraiment identifiés. Plus
tard, les Abbassides, peu assurés de la fidélité de ces Arabes, premiers
colons, ont favorisé les Persans. En 766-767, al-Mansur, deuxième calife
abbasside de 754 à 775, fondateur de Bagdad, mit sur pied une nouvelle
expédition vers ces mêmes comptoirs et Harun al-Rashid (786-809) révoqua
les gouverneurs en place dans plusieurs postes pour en nommer d’autres,
notamment à Mombasa, Pemba et dans les îles Baju149. Une chronique fait
alors état, de Mogadiscio jusqu’à Kilwa, de colonies d’hommes venus de
Shiraz150. Ces textes, tous imparfaits, peu explicites, tous suscités par le
pouvoir en place pour revendiquer des actions qui n’ont sans doute pas connu
une telle importance, suggèrent tout de même l’existence d’une longue suite
d’établissements tant sur la côte des Somalis que sur celle des Zendjs, jusqu’à
Kilwa tout au moins. Ce n’était sans doute que fort peu de chose, de simples
comptoirs, embarcadères surtout, peu peuplés, sans grande activité
marchande. On doit imaginer que certains noms, plus jamais cités par la suite,
n’étaient rien d’autre que ceux d’ancrages d’un seul jour, noms ramenés par
des marins au retour d’une aventure sans lendemain et vite oubliés. Toujours
est-il qu’en 846 encore l’implantation musulmane sur ces rivages semble
précaire, nullement digne de retenir l’attention des officiers du calife qui
décrivent le système des postes militaires et des forteresses dont ils ont,
depuis Médine, la garde : ils ne parlent absolument pas de la côte d’Afrique.
En fait, comme en bien d’autres temps et en de nombreux pays, la plupart
de ces établissements d’outre-mer, très modestes certainement aux tout
débuts, furent fondés non par des colons choisis par les califes ou les émirs
lors de grandes expéditions supportées par l’Etat, mais en plusieurs étapes, au
long de plusieurs siècles, par des proscrits qui ne pouvaient certainement
compter sur une aide quelconque mais se savaient engagés, désespérés sans
doute, dans une aventure incertaine. Ces hommes arrivaient rarement
accompagnés de leurs familles.
Les chroniques des comptoirs et celles, plus générales, des pays d’islam,
œuvres de savants et d’érudits, les trésors monétaires et les frappes des
pièces, puis les vestiges mis à jour lors des campagnes de fouilles suggèrent
une chronologie incertaine sans doute en plusieurs points mais, malgré tout,
suffisante pour évoquer la diversité de ces vagues d’immigration :
– Dans les années en 695 ou 697, années mêmes où le calife Abd al-Malik
ibn Marwan faisait rassembler des colons pour les établir en Afrique,
plusieurs de ses ennemis, princes musulmans rebelles, au lendemain d’une
rude défaite infligée par les armées califales, y auraient à leur tour débarqué,
entraînant avec eux un groupe de partisans.
– En 739, ce furent des Arabes, que l’on dit chiites de la secte Emozéide ou
Zaydite, chassés de chez eux.
– En 767, des Arabes venus, ceux-là, du golfe Persique.
– En 920, « un grand nombre d’hommes, d’une tribu voisine de la ville
d’El-Haza, sur le golfe Persique aux environs de Bahrein, s’embarquèrent sur
trois navires, sous la conduite de sept frères qui fuyaient les persécutions du
sultan de cette ville151 ». Mais, pour d’autres, ces « Arabes » étaient en fait
des Persans et, pour d’autres encore, des Quarmates persécutés par les
Abbassides152.
Conquérants et soumis
Dans toutes ces villes de traite, villes de la côte à l’est, villes du Niger et du
désert à l’ouest, les négociants ne représentaient certainement qu’une part de
la population. Ils ne se fondaient évidemment pas dans les autres
communautés mais se réservaient, pour eux, pour leurs fidèles et leurs
coreligionnaires de bonne renommée, des quartiers particuliers et parfois
même comme une cité à part.
LES OASIS
Les villes du désert devaient leurs origines et une bonne part de leur
fortune à leurs relations marchandes mais elles ne sont pas demeurées de
simples centres d’entrepôts et de transit. Loin de là : de riches négociants, à la
tête de grandes entreprises, s’y rencontraient et y installaient commis ou
associés. A Sijilmasa, Ibn Battuta fut hébergé chez un marchand arabe
originaire de Salé, au Maroc, et, dans cette même ville, un autre négociant –
Berbère du clan des Maqqari de Tlemcen – envoyait régulièrement toutes
sortes d’informations sur les cours des produits et la marche des caravanes à
ses quatre frères, deux résidant à Tlemcen même et deux à Ouargla où ils
faisaient commerce de l’or, de l’ivoire et des esclaves. Ces villes des oasis
avaient aussi développé leurs propres industries, pour les besoins de leurs
populations et, plus encore, pour mettre sur les marchés des objets de luxe
qui, tant dans les villes et les postes de traite d’Afrique noire que dans les
cités du Maghreb même, se négociaient aisément à de hauts prix. A Figuig,
considéré dans les années 1300 comme l’une des principales cités du Sahara,
les femmes tissaient des étoffes légères, très renommées, aussi précieuses que
de la soie, vendues très cher à Tlemcen et à Fez où, disait-on, aucune autre
étoffe ne les égalait. A Mogadiscio, « on fabrique des étoffes qui tirent leur
nom de cette ville et qui n’ont leurs pareilles nulle part ailleurs. On les
exporte en Egypte197 ».
La traite rapportait gros. Les trafiquants couraient de grands risques mais
amassaient d’immenses fortunes. « Leurs caravanes légères sont
constamment en mouvement et leurs caravanes lourdes font de très grands
profits. Peu de marchés, en pays d’islam, ont tant de richesse et d’influence.
J’ai vu une lettre de change pour une dette due par Muhammad ben Adi à
Awdaghust [Aoudaghost] et certifiée par son garant de quarante-deux mille
dinars198. » Idrisi n’est pas allé dans ces pays et n’a visité aucune de ces cités
des oasis ; mais il en a tout de même recueilli, à la cour du roi de Sicile, plus
d’un écho. Il s’en émerveille et s’attarde, ce n’est pas chez lui très habituel, à
décrire leurs usages, leurs richesses, leur façon de gagner l’argent et de le
montrer. Maîtres de la ville d’Aghmât, située à onze jours de marche de
Sijilmassa, les marchands de l’une de ces tribus qui furent « berbérisés par
voisinage » sont des négociants opulents qui se rendent aux pays du Soudan
en grandes caravanes de dromadaires chargés d’énormes quantités de
marchandises : cuivre rouge et coloré, manteaux, vêtements de laine, turbans,
ceintures, toutes sortes de colliers de verre, de coquillages et de pierres,
diverses espèces de drogues et de parfums, des outils de fer. Quiconque
emploie à ces voyages ses esclaves ou ses hommes, met en route des
caravanes de cent soixante-dix ou cent quatre-vingts chameaux, tous chargés.
Dans leur ville, le bon ton est de se faire reconnaître et de montrer par de
grands signes ostentatoires l’étendue de ses gains. « Lorsque l’un d’entre eux
possède quatre mille dinars de réserve et quatre mille dinars à mettre dans les
affaires, il place, à droite et à gauche de sa maison, deux piliers qui montent
du sol jusqu’au toit. De cette façon, ceux qui passent par là et voient les
piliers devant la maison peuvent, d’après leur nombre, savoir combien le
propriétaire de cette maison a d’argent. Il peut bien y avoir quatre ou six
piliers à la porte, deux ou trois de chaque côté199. »
Caravanes du désert
Un grand nombre d’esclaves razziés dans les villages, des centaines, des
milliers certainement, ne quittaient pas les pays du Soudan où les souverains
les gardaient captifs pour leurs services de cour, pour leurs armées ou pour
les travaux des champs. Dans tous ces Etats, royaumes des pays du Niger ou
du lac Tchad, cités marchandes plus ou moins maîtresses de leur destin, la
demande s’est maintenue pendant très longtemps, jusque même parfois dans
les dernières années du XIXe siècle, de plus en plus forte même à mesure que
certains empires prenaient de l’expansion.
Cette traite exclusivement africaine, des Noirs par les Noirs, n’était pas du
tout négligeable, bien au contraire. Mais non essentielle, non la principale.
Elle demeurait à l’évidence de bien moindre ampleur et de bien moindre
profit que celles vers les villes du désert où les marchands, seigneurs et
maîtres des oasis, faisaient venir toujours davantage d’esclaves pour creuser
les puits et les canaux, pour cultiver les champs de mil et entretenir les
palmeraies, pour travailler dans les mines de sel ou de cuivre. Bien moins
active aussi que celle vers les grandes cités des pays d’islam, en Orient et en
Occident, qui mettait en œuvre d’autres moyens, sur d’autres parcours,
infiniment plus longs et plus risqués.
L’Egypte et l’Arabie
Un réseau très complexe de pistes, partant de territoires plus ou moins
lointains, menait vers les comptoirs de la mer Rouge d’où les boutres arabes
levaient l’ancre pour Aden ou pour Djeddah, le port de La Mecque, et de
Médine. Les Noirs du pays des Gallas, au sud de l’Abyssinie, étaient conduits
vers les ports de Zeila et de Massaouah par plusieurs routes qui se croisaient
en quelques grands relais caravaniers, centres d’entrepôts et de castration.
Ceux du pays entre les deux Nils finissaient exposés sur les marchés de
Khartoum, de même ceux capturés, très loin, tout au sud, dans la région du
Haut-Ghazal, affluent du Nil Blanc. Cependant, les caravanes les plus
importantes, de plusieurs centaines ou même de deux ou trois mille esclaves,
partaient, elles, de terrains de chasse situés au pied du Djebel Marra, massif
montagneux du Darfur, très à l’ouest de Khartoum207. Une de ces pistes, celle
dite ordinairement « route des pèlerins », partait de ces territoires de chasse et
des postes de traite et allait, droit vers l’est, jusqu’aux marchés de Bara et
Sinnar, sur le Nil Bleu, puis atteignait, sur la mer Rouge, Massaouah ou
Souakim. Une autre route de la traite des Noirs, bien plus longue et plus
périlleuse, que les voyageurs appelaient la « route des quarante jours », route
très ancienne, partait du lointain chapelet d’oasis du pays Kanem (au nord-est
du lac Tchad) et, par le Darfur, conduisait d’abord aux entrepôts et marchés
des rives du Nil pour gagner ensuite Assouan et, de là, l’Egypte. Abandonnée
pendant plusieurs siècles elle fut, dans les années 1300-1400, rouverte, les
points d’eau reconnus et entretenus, à l’instigation des négociants qui
voulaient échapper aux attaques, devenues trop fréquentes et trop
dangereuses, des Arabes pillards sur la piste, plus à l’ouest, des déserts de
Barca.
En Arabie, Djeddah, où débarquaient les boutres arabes chargés
d’esclaves, Médine et La Mecque furent, notamment lors des foires du
pèlerinage, dès les premiers temps de l’Islam et ensuite pendant des siècles,
de grands marchés aux captifs ; hommes et femmes étaient ensuite revendus
par les trafiquants et même par les pèlerins lors de leur retour au pays, dans le
Khorassan et les autres régions de l’Iran et l’Irak, à Bagdad surtout et même
plus loin en Turquie. L’une des routes, parmi les plus fréquentées, commune
à plusieurs itinéraires, joignait précisément Médine aux villes du Tigre et de
l’Euphrate, à Kufa et à Bagdad. Steppes et déserts à l’infini mais où les
voyageurs, en altitude, bénéficiaient d’un climat plutôt sain et relativement
tempéré, certains disaient même très agréable : « Je ne crois pas qu’il y ait sur
toute la terre un pays autre où la plaine est aussi vaste et aussi immense, où la
brise est plus parfumée et l’air plus sain, où l’air est moins pollué, la terre
plus pure, où l’on se revigore davantage, moralement et physiquement. »
Cette longue et grande piste caravanière de l’Orient, suivie par des milliers de
pèlerins, était aussi, sans nul doute, la plus sûre, la mieux protégée par de
bonnes escortes et de très loin la mieux aménagée parmi toutes celles que
devaient, en Arabie comme en Afrique, suivre les caravanes des marchands
d’esclaves. De nombreux points d’eau ponctuaient le parcours et rendaient
supportables les longs jours de marche en plein désert : « Nous trouvâmes des
bassins pleins d’eau de pluie… », et ailleurs : « Nous y fîmes provision d’eau
en creusant un puits d’où jaillit une douce eau de source qui suffit à abreuver
la caravane ainsi que ses chameaux encore plus nombreux que les
hommes ! », et « les mares et les étangs abondent aussi ». Plusieurs villages
cernés de murailles et quelques fortins, lieux de repos et même d’échanges,
offraient de bonnes étapes. Les Bédouins, évidemment bien informés de
chaque passage mais incapables d’attaquer en force ou même de piller ici et
là, venaient vendre de la viande, du beurre et du lait que les voyageurs
s’empressaient d’acheter, contre des pièces de calicot208.
Le Sahara
A travers le Sahara, les nomades se livraient certes, tribu contre tribu, à une
concurrence effrénée : guerres d’escarmouches, razzias et représailles pour
s’approprier le passage des caravanes et en tirer profit. Au fil des temps, ils
ont réussi, ici ou là, à imposer tel parcours et tel gîte plutôt que d’autres, mais
ce ne furent jamais que succès fragiles et temporaires pour seulement des
parties d’itinéraire, sur de faibles distances. Pendant tout le temps de
l’esclavage, soit pendant un millier d’années pour le moins, un certain
nombre de grandes routes caravanières se sont imposées, pour aboutir à
quelques grands marchés, toujours les mêmes.
Les pistes transsahariennes reconnues, balisées et régulièrement
fréquentées n’étaient pas tellement nombreuses. Elles ne furent certes pas
toutes ouvertes et aménagées pour les besoins de la traite. Les trafiquants
empruntaient souvent celles qui menaient aux mines de sel ou de cuivre où
les durs travaux étaient effectués par les Noirs esclaves. D’autres étaient – les
noms que leur donnent les chroniques en témoignent – des routes de
pèlerinage vers La Mecque, presque toutes menant d’abord au Caire. Les
marchands d’esclaves ont, au fur et à mesure des progrès de l’islamisation,
profité des nouveaux aménagements, puits et postes de garde, à l’usage des
pèlerins.
Tout naturellement, ici comme en Orient, les marchands se tenaient
informés de la demande en main-d’œuvre dans les grandes cités. Aussi ne
fréquentaient-ils pas souvent les cités du Maghreb central. Ceux qui s’y
rendaient y apportaient de la poudre d’or, de l’ivoire, de la malaguette et
divers autres produits du Soudan ou des oasis, mais pas ou peu de captifs
razziés dans les pays des Noirs. Le marché y était quasi inexistant. Les villes,
d’Oran à Bougie, n’étaient en somme que d’assez pauvres cités, pendant
longtemps même de simples bourgs enfermés dans leurs murs, des repaires
de corsaires accrochés au rivage, sans grandes ressources, tournant le dos à
un arrière-pays qui ne leur apportait pas grand-chose. Peu ou pas d’industrie,
pas d’autres négoces que la vente des butins et l’encaissement des rançons.
Ces pirates et corsaires, Maures puis Turcs exclusivement à partir des
années 1510, employaient bien sûr, à Mers el-Kébir, Alger, Bougie et Bône,
un très grand nombre d’esclaves pour les chantiers de constructions navales
et pour ramer sur leurs galères de combat. Mais les Noirs du Soudan leur
auraient coûté très cher alors que la piraterie en mer et les razzias sur les
côtes d’Italie et d’Espagne leurs procuraient à moindres frais des prisonniers
en très grand nombre. Le raid sur Mahon, en 1535, leur rapporta six mille
esclaves et la prise de l’île de Lipari par Barberousse, le célèbre chef de
guerre, grand officier et amiral de l’Empire ottoman, en 1544, douze mille.
Sur le marché d’Alger et dans les bagnes, l’on ne trouvait pratiquement que
des Blancs, des chrétiens.
De ce fait, les parcours transsahariens des trafiquants d’esclaves se
résumaient en deux faisceaux de pistes, pas davantage. A l’est, pour amener
les esclaves noirs du Bornou et des pays du lac Tchad, une route gagnait
d’abord les oasis du Kawar, puis le Fezzan et Zaouila pour atteindre soit
l’Egypte soit les escales des monts de la Barca, sur la côte de Cyrénaïque.
Une autre partait de Tombouctou et de Gao et, par Tadmakka, par une longue
et terrible traversée de trente ou quarante jours, menait jusqu’à Ghadamès,
puis à Kairouan au temps de sa splendeur et, plus tard, à Tunis. A l’ouest,
trois parcours, empruntant à travers le désert trois pistes différentes,
convergeaient vers Marrakech ; l’un partait du Mali, des pays du haut
Sénégal ou de Ghana et passait par Aoudaghost, les salines d’Idjil, Zemmur
puis Tamedelt ; un autre, plus à l’est, gagnait Oualata, Tagheza puis
Sijilmasa ; un autre, plus aventureux certainement, objet de grandes attentions
de la part des sultans du Maroc, partait de Gao, Tombouctou ou Djenné pour
rejoindre Tagheza par Toudemi. De Sijilmasa, principal carrefour pendant
longtemps de tout l’Ouest saharien, d’autres pistes, bien moins fréquentées
que celle de Marrakech, allaient, l’une à Fez, l’autre à Tlemcen.
Sur ces routes, sans exception, les Noirs captifs, hommes, femmes et
enfants, furent toujours très nombreux, jusqu’à former une part importante de
la caravane. Chaque trafiquant esclavagiste, berbère, arabe ou maure, en
faisait convoyer, en longues files, plusieurs dizaines, voire des centaines à
chacun de ses retours vers les grands marchés. Les autres négociants, ceux
qui s’intéressaient davantage au trafic de l’or et, accessoirement, au poivre de
Guinée et autres produits du Soudan, mais aussi, de façon ordinaire, tous les
voyageurs et les pèlerins en avaient généralement plusieurs sous leur garde,
soit pour en tirer occasionnellement quelque profit à l’arrivée, soit pour les
vendre au mieux. En effet, le manque d’argent se faisait parfois pressant en
telle ou telle étape de ce long cheminement, épuisant pour l’homme et ses
ressources, sa bourse et ses réserves d’eau ou de nourriture. Ils utilisaient en
somme ces Noirs comme une réserve de capital, peut-être plus sûre que les
monnaies, capital dont la valeur pouvait croître au fur et à mesure que l’on
s’éloignait davantage des postes de traite et des territoires de razzias. La
plupart désiraient aussi avoir constamment près d’eux les hommes comme
domestiques pour leur propre service et la garde de leurs bagages ou
marchandises, les femmes comme compagnes, concubines pour quelques
semaines. Ibn Battuta ne prenait jamais ni la mer ni la route sans se faire
accompagner de deux ou trois jeunes femmes qu’il échangeait volontiers
contre d’autres, au cours du chemin, selon son bon gré.
Dans la traversée des déserts, les parcours des caravanes d’alors différaient
très certainement des grands axes routiers d’aujourd’hui. Ils ne sont pas
souvent décrits. Il ne nous reste que peu de textes et tous ou presque tous bien
trop courts, leurs auteurs se souciant peu de faire partager leurs expériences et
leurs angoisses.
Les rares chrétiens explorateurs du désert en quête des marchés de l’or
gardaient-ils leurs informations secrètes ? Benedetto Dei, auteur de petites
nouvelles et homme d’affaires de Florence, dit tout uniment dans son Journal
qu’il est allé à Tombouctou, mais, curieusement, ne donne, la date mise à part
(1470), aucune sorte d’explication. Humaniste, homme de science, curieux
des pays et des hommes mais jaloux de ses découvertes ? Ou homme de
négoce soucieux de garder pour lui seul des renseignements et les profits
d’une course à l’or et aux produits rares ?
Les musulmans, eux, se comptaient par centaines à toutes les époques de la
traite et l’on peut penser que les bons négociants, qui couraient les pistes
sahariennes sans rien cacher de leurs desseins, sachant que les lieux et
marchés qu’ils allaient atteindre étaient connus et bien identifiés, ne
manquaient pas, aventurés dans une longue et périlleuse course, d’écrire à
leurs parents, à leurs associés ou à leurs commis pour les informer non
seulement de leurs chargements et du nombre de captifs qu’ils menaient avec
eux mais des dates de leurs passages ou de leurs séjours dans les villes étapes
ou les oasis tout au long du chemin. Ces lettres, qui préparaient leurs
correspondants à spéculer sur les cours des produits, esclaves compris, ont
presque toutes disparu ou n’ont fait l’objet ni de publications ni d’études209.
De telle sorte que les itinéraires, les haltes, les périls et les façons de s’en
garder nous demeurent, pour la plupart, mal connus.
Les récits de lettrés, curieux de connaître de lointains pays, dans le Sahara
et au-delà, certes très nombreux et différents les uns des autres, déçoivent
pourtant car leurs auteurs s’appliquent davantage à décrire les
gouvernements, les cours des souverains, les mœurs et les pratiques
religieuses que les conditions du voyage, l’importance et la composition de la
caravane, les routes choisies et les aléas du parcours. Invités à se joindre à
une entreprise qui n’était pas la leur, chargés de mission parfois pour
observer les modes de gouvernement, les forces armées des rois et les usages
des peuples, non hommes de terrain et d’expérience, ils ne payaient
nullement de leur personne pour préparer la traversée du désert et la mener à
bonne fin. De plus et surtout, ces voyageurs, pour la plupart, tenaient la
plume non pour des lecteurs désireux de s’informer exactement mais pour un
vaste public, curieux du détail, du pittoresque. Ibn Battuta, le plus célèbre et
certainement le plus largement exploité au cours des temps, charge sa
narration du voyage au Soudan, au demeurant très rapide et relativement
pauvre comparée à celles qu’il consacre aux autres pays, d’anecdotes sans
grand intérêt et, de son séjour au Mali, il s’attarde, s’appesantit à donner un
interminable récit, fastidieux en plusieurs points, de sa visite et de la façon
dont il fut reçu à la cour du roi.
Seule et heureuse exception, tout à fait remarquable, le Routier d’al-Bekri
paraît, lui, de tout autre nature. C’est le travail laborieux d’un auteur qui
certes n’a pas vécu les jours de marches dans le désert, mais a rassemblé
quantité de témoignages de bons observateurs, les a confrontés les uns aux
autres, a tenté d’identifier les lieux et de chiffrer les distances qui séparaient
les points d’eau et les étapes, non en milles arabes mais en jours de marche.
Les dromadaires, qui portaient des charges de cent vingt-cinq à cent
cinquante kilos, parcouraient environ quatre kilomètres à l’heure ; chaque
journée de marche devait représenter de trente-cinq à quarante kilomètres,
soixante dans des conditions tout à fait exceptionnelles.
Sur plusieurs parcours, al-Bekri pouvait tout situer et tout nommer,
jusqu’au moindre puits. Sur la piste de Sijilmasa à Tombouctou, jusqu’aux
puits de Tn’ Djas, à huit étapes du départ, les points d’eau se trouvaient très
régulièrement à deux jours d’intervalle, puits misérables « creusés par les
voyageurs et qui ne tardaient pas à s’ébouler ». Ensuite, vous marchez
pendant trois jours jusqu’à un grand puits appelé Wîn Haylun, et puis encore
trois autres jours par un désert tout plat où l’on ne peut trouver d’eau que
cachée sous le sable ou les pierres, jusqu’à atteindre un point d’eau appelé
Tâzaqqâ, ce qui signifie « la maison ». Vous allez, en une seule étape, à un
puits construit par Abd al-Rahman ben Habib, creusé dans le roc dur où l’eau
est à quatre brasses de profondeur. Puis, trois jours plus loin, vous êtes à
Witunan, puits très large et jamais à sec, mais qui contient de l’eau si
saumâtre qu’elle purge les hommes et les animaux. A Awkâzant, la terre est
de couleur bleue et, là, les hommes de la caravane creusent pour trouver l’eau
qui est à deux ou trois coudées sous la surface. Puis vous traversez un désert
aride formé par des collines de sable qui envahissent la route, où on ne trouve
pas d’eau. C’est la partie la plus pénible du voyage vers Aoudaghost. Quatre
jours de marche vous mènent en un lieu appelé Wânzamin où les puits sont à
faible profondeur, les uns d’eau douce, les autres d’eau salée, au pied d’une
montagne abrupte où vivent des animaux sauvages. Toutes les pistes qui
conduisent au Soudan se rencontrent ici. C’est un lieu très dangereux car les
Lamta et les Gazula attaquent les caravanes puisqu’ils savent que tous les
voyageurs doivent y passer pour refaire leurs provisions d’eau. Et al-Bekri,
pendant des pages et des pages, de décrire ainsi plusieurs parcours, récits
truffés de multiples indications sur les distances, sur les périls, les noms des
puits, leur situation et la qualité de l’eau. Sur les peuples nomades aussi,
l’étendue de leurs territoires, leurs coutumes, leurs façons de
s’approvisionner et de nourrir leurs bêtes. Dans un désert de dunes de sable,
entre tous inhospitalier (nous sommes toujours sur la route d’Aoudaghost), un
très grand puits se situe juste à la limite des Banû Wârith, tribu des Sanhadja.
Trois marches plus loin, à Agharat, est un puits d’eau salée où ces Sanhadja
mènent leurs bêtes à boire pour leur refaire la santé, « car l’eau salée est très
bonne pour leurs chameaux ». Trois jours et vous arrivez en un endroit
nommé « le lieu où les eaux se rassemblent », où l’on trouve toutes sortes
d’arbres et des plantes qui produisent le henné et le basilic. Six ou sept jours
encore et voici la haute montagne qui domine Aoudaghost, peuplée d’oiseaux
en grand nombre qui ressemblent à des pigeons et à des colombes, quoique
de têtes plus petites. On y voit aussi les arbres d’où l’on extrait la gomme,
exportée vers l’Espagne pour lustrer les brocarts de soie210.
Tous les voyageurs, même ceux qui s’en tiennent à l’anecdote et aux
péripéties d’un jour, parlent forcément, à un moment ou à un autre, de la
quête de l’eau et de la peur d’en manquer. Que ce soit sur la longue route
fréquentée par des milliers de pèlerins et de marchands qui va de Bagdad à
Médine ou à travers le Sahara, chacun s’apitoie sur les dures souffrances des
hommes en ces terres inhumaines. « Nous avions peur, sur cette route, de
manquer d’eau surtout que nous étions tant d’hommes et de bêtes que s’ils
avaient bu la mer, ils l’auraient épuisée et mise à sec ! » Peur obsédante,
angoisse de chaque jour que rien ne pouvait effacer : dans le désert du Najd,
immense plateau du centre de l’Arabie, entre Ajfur et Kufa, trois points d’eau
parfaitement identifiés jalonnaient la route et devaient permettre aux hommes
et aux bêtes de s’abreuver et de refaire leurs provisions, mais la crainte de
manquer était telle que, parfois, tous se précipitaient vers les puits dans un
effroyable désordre, se bousculant, s’écrasant les uns les autres. « A l’une de
ces aiguades qui pouvait largement suffire et où l’on pouvait s’abreuver
tranquillement, les voyageurs se ruèrent sur l’eau, incident dont on ne verrait
pas l’équivalent lors de l’assaut d’une ville ou d’une forteresse. Il mourut là
sept hommes écrasés sous la pression de la foule, ou noyés, piétinés. Ils
s’étaient hâtés de s’abreuver et ils ont trouvé la mort211 ! » Dans le Sahara, en
chemin vers Ghana, « ils ne trouvent que de l’eau putride et dangereuse qui
n’a d’autre propriété que d’être un liquide. Ceux qui en boivent pour la
première fois sont indisposés et tombent malades, surtout s’ils n’en ont pas
l’habitude. Ils emmènent donc de l’eau du pays des Lamtuna, pour boire et
abreuver leurs chameaux. Aussi n’est-ce qu’après des difficultés
considérables que les marchands arrivent à Ghana. Là ils s’arrêtent, réparent
leurs forces, se font accompagner de guides, s’approvisionnent abondamment
en eau et prennent avec eux des gens habiles à parler et à discuter d’affaires,
comme intermédiaires entre eux et les Indigènes212 ».
Ibn Battuta, parti de Sijilmasa dans une caravane conduite par un chef
berbère des Massufa, n’a pas trop souffert et, averti de tout ce que d’autres
ont pu connaître, se félicite de sa bonne fortune. Vingt-cinq jours de marche
et ils étaient à Teghaza, ville du sel, où ils firent provision d’eau saumâtre
pour affronter dix jours dans le désert. Précaution, cette fois, inutile : il eurent
la chance d’en trouver en cours de route, en abondance, dans les bas-fonds où
les eaux de pluie s’étaient amassées : « Un jour, nous découvrîmes un puits
situé entre deux collines de pierres dont l’eau était douce ; nous nous
désaltérâmes. » Et de s’émerveiller, délivré de la peur de souffrir et mourir de
soif : « Ce désert a un éclat lumineux ; on s’y sent bien à l’aise et en sécurité
contre les voleurs et y vivent beaucoup de bœufs sauvages qui s’approchent
si près de la caravane qu’on peut les chasser avec des chiens et des flèches. »
Mais le manque d’eau les guette encore car « manger de la viande donne soif
et beaucoup de gens évitent de le faire. Curieusement, si on tue un de ces
bœufs, on trouve de l’eau dans sa panse. J’ai vu des Massufa la presser et
boire l’eau qu’elle contenait. Il y a aussi beaucoup de serpents213 ».
Boire de l’eau prise dans la panse d’un animal égorgé était pratique
courante non en chassant des bœufs sauvages mais tout simplement en tuant
des chameaux. « Ils partent ainsi à travers le Sahara où les vents du simoun
tarissent l’eau dans les outres. Ils recourent alors à un stratagème : ils
prennent avec eux des chameaux sans charges, les assoiffent avant de partir,
puis les font boire une fois et une deuxième fois jusqu’à ce que leur panse
soit pleine. Les chameliers les conduisent ainsi avec eux et s’il arrive que les
outres se dessèchent et que le besoin d’eau se fasse sentir, alors on égorge le
chameau et on se désaltère avec l’eau de sa panse. Il n’y a plus, en ce cas,
qu’à se hâter jusqu’au prochain point d’eau pour y remplir les outres214. »
Exposée à tant d’aléas et de dangers pendant de si longs jours, la caravane,
monde d’hommes libres de toutes conditions, venus de tous pays, maîtres
négociants, trafiquants et commis accompagnés d’esclaves, se forgeait ses
propres lois215. Sur la route, tous se soumettaient à un chef qui, à tous
moments, maintenait l’ordre, faisait aller du même pas ; en cas de malheurs,
d’attaques des brigands, de morts de quelques bêtes de somme ou
d’épuisement des outres, il faisait payer chacun de sa personne, de ses bêtes
et de ses pièces d’or, de ses provisions d’eau, rassemblant dans une seule
communauté solidaire les hommes vite accablés de fatigue, souffrant de soif.
Non sans peine : « J’avais un chameau pour monture et une chamelle pour
porter mes provisions. Après la première étape, cette dernière s’arrêta. Al-
Hâgg Wuggin, chef et guide, prit ce qu’elle transportait et le distribua à ses
compagnons qui s’en partagèrent la charge. Mais il y avait dans la compagnie
un Maghrébin originaire de Tadla [plaine du Maroc occidental, au pied du
Moyen-Atlas] qui refusa de porter une partie de la charge comme les autres.
Un jour, un de mes jeunes esclaves eut soif ; je lui demandai de l’eau qu’il ne
voulut pas me donner216. »
En fait, et nul ne l’ignorait, la vie des hommes était dans les mains des
tribus du désert qui gardaient les puits cachés ou en interdisaient l’accès. Les
gens des Massufa, des Bardâma217 et autres Berbères guettaient le passage
des marchands pour vendre à haut prix des charges d’eau. Ces nomades se
livraient à une féroce concurrence pour les puits et pour les pâturages, pour le
contrôle et le ravitaillement des oasis, plus encore peut-être pour fournir des
guides et, de cette façon, s’assurer un certain contrôle sur la marche de la
caravane et renseigner les hommes de leur tribu. Dès qu’ils s’attardent à
évoquer les hasards et les périls de la route, les voyageurs parlent des guides
recrutés par le chef de la caravane et prennent soin de dire ce que cela leur
coûtait ; ce n’était pas peu. Une carte portugaise datée de 1511 indique que,
pour aller d’Egypte au Soudan, les caravanes « ont des pilotes pour les guider
en chemin, qui s’orientent d’après les étoiles et les montagnes ». Ces guides,
les taksîfs, étaient généralement des Berbères, souvent, là encore, des
Massufa. « Au taksîf il faut du courage et de la perspicacité : aucune piste,
aucune trace n’apparaissent dans ce désert. Il n’y a que du sable que le vent
emporte. On repère des montagnes de sable dans un endroit ; quelque temps
plus tard, on découvre qu’elles ont été déplacées ailleurs. Ce désert abonde en
démons ; ils se jouent du taksîf et le fascinent jusqu’à ce qu’il s’égare loin de
son but et périsse. » Sur la route de Sijilmasa au Mali, l’habitude était
d’envoyer un éclaireur, homme des Massufa, en avant, jusqu’à la ville de
Oualata pour qu’il porte les lettres aux amis des marchands afin que ceux-ci
préparent leur arrivée, leur louent des maisons et envoient à leur rencontre, à
quatre jours de marche, des hommes et des bêtes de somme avec des outres
d’eau. Si le guide se perdait en chemin et ne pouvait donc prévenir les
habitants de la prochaine oasis de l’approche des caravaniers, tous ou presque
mouraient en chemin218.
Les villes de la côte des Somalis et celles de la côte des Zendjs ne vivaient
pas que de la misérable traite des Noirs. Mogadiscio recevait de la lointaine
Asie de l’argent, du cuivre, des perles de l’Inde et de Perse, des porcelaines
de Chine, des étoffes de luxe de Syrie et d’Egypte, plus des étoffes de l’Inde.
Les musulmans exportaient l’or et les pièces d’or, l’ivoire et les défenses de
rhinocéros, des animaux, girafes, autruches, gazelles et chameaux, des étoffes
tissées dans leurs villes, de l’huile de palme, de l’ambre gris, de l’encens et
de la cire. Faute, bien sûr, de tarifs de douane et de registres du négoce pour
cette époque, force est d’en croire les chroniques et les récits de voyages dont
les auteurs, sans doute quelque peu complaisants, ne tarissent pas d’éloges et
se disent émerveillés devant une telle abondance. Tout cela aurait-il existé,
acquis une telle importance, si la chasse aux esclaves n’avait suscité tant
d’entreprises, dès les tout premiers temps ?
4
Aux temps des premières traites, dans l’Est africain, à Mogadiscio et au-
delà vers le sud, les Arabes, enfermés dans leurs îles et dans leurs murs, ne se
sont pas aventurés très nombreux dans l’intérieur du continent. On n’y
trouvait trace d’aucune mosquée en pierre ni d’organisation de caravanes ; les
routes de l’arrière-pays ne sont généralement pas citées et encore moins
décrites d’une façon précise et l’on doit imaginer, pour cette traite des Noirs,
non des parcours et des marchés fréquentés régulièrement à l’instar de ceux
d’Ethiopie et de Nubie par les marchands venus d’Egypte, mais plutôt des
ventes imprévisibles, aux lendemains mêmes des captures. Souvent, les
esclaves passaient ensuite de main en main et de proche en proche, par
quantité d’intermédiaires de toutes sortes et de toutes conditions, jusqu’à la
côte.
Il n’était pas rare de voir les Noirs, habitants des villages de l’arrière-pays
immédiat, venir vendre, en même temps que leurs récoltes, leurs propres
esclaves aux trafiquants des comptoirs : « Les travaux de ce peuple sont de
faire pousser leur nourriture, le riz, le maïs, les herbes, le sésame, le millet,
les pois. Dès qu’il ont récolté, ils sèment à nouveau et ainsi ils ont de quoi
vivre pendant une année. Ils vendent une part de leurs récoltes et peuvent se
procurer des objets du commerce et de l’argent. Ils font de même avec
l’ivoire des éléphants qu’ils ont chassés. Lorsqu’ils ont assez d’argent, ils
achètent des hommes à d’autres peuplades qui vivent plus loin dans
l’intérieur et font travailler ces esclaves à leurs plantations. Mais ces esclaves
sont vendus aux marchands dès que l’argent manque, en temps de disette
principalement pour acheter des grains. »
Les marchands d’esclaves musulmans qui s’aventuraient jusque sur les
territoires de chasse ou dans les postes de traite, loin parfois, pour traiter
directement avec les chefs de tribus et de villages, devaient apprendre à
connaître les peuples et les chefs. Ils affrontaient de grands risques mais y
gagnaient de gros profits, ramenant des esclaves pour presque rien, sachant
quels misérables objets de pacotille offrir en échange. L’un des premiers
trafiquants de Kilwa avouait, en toute simplicité, qu’il allait prospecter les
villages de l’intérieur, « car les hommes de ce pays sont des fous qui ne
savent rien du prix que les choses peuvent avoir, ici, sur la côte250 ».
Dans les pays du Sénégal ou du Niger et dans la région du lac Tchad, ces
sordides trafiquants, à demi brigands eux-mêmes, trouvaient aussi aisément à
qui parler, avec qui traiter. Leur arrivée était attendue, souhaitée, par d’autres
forbans, noirs ceux-ci, qui tenaient en réserve dans des parcs ou des
baraquements de fortune de pauvres captifs razziés, victimes de pièges ou de
raids d’un jour. « Ils enlèvent les enfants de nuit, les emmènent dans leur
pays, les tiennent cachés un temps, puis les vendent à vil prix aux marchands
qui viennent chez eux. Ceux-ci les expédient vers le Maghreb. Chaque année,
c’est un nombre incalculable d’individus qui sont ainsi vendus. Ce procédé
de voler des enfants est d’un usage courant et accepté dans le pays des Sûdan.
On n’y voit même aucun mal251. »
Idrisi, qui ne s’attarde pas volontiers à évoquer ces trafics, ni à plaindre les
malheureuses victimes des hommes prédateurs, dit pourtant que « tout à
l’ouest, près de la ville de Mallal, jusqu’au confluent de la rivière avec le
fleuve Sénégal, vivent des Noirs complètement nus qui se marient entre eux
sans payer de dot. De tous les peuples, ce sont les plus prolifiques. Ils
mangent le poisson qu’ils pêchent et de la viande de chameau séchée. Les
peuples d’alentour les capturent continuellement, usant de toutes sortes de
ruses et ils les vendent, dès qu’ils le peuvent, aux marchands de passage252 ».
Rabatteurs et commis partis à la rencontre des troupes au retour des razzias
dans des campements ou des gîtes d’étape rudimentaires… Marchands de
petit crédit qui, de saison en saison, vont, eux, de village en village, et s’en
retournent, ramenant quelques captifs enchaînés acquis à vil prix… Cette
traite misérable, pratiquée jusque dans les lieux les plus reculés, à l’écart des
grands marchés et des pistes du bon commerce, avait bien sûr ses rituels. Ni
évaluations monétaires ni pièces métalliques d’or ou d’argent ou même de
cuivre ; on comptait en sacs de cauris, chaque esclave valant plusieurs
milliers de coquillages, ou en perles de verre.
Certes, là où les gros trafiquants venaient attendre les guerriers et faire leur
choix, les marchés n’étaient rien d’autre que de simples campements pour la
garde et la montre des captifs, sur les rives des fleuves, aux carrefours de
pistes, terrains vagues aux abords des portes, les uns champs de foire, les
autres tentes et cabanes près d’enclos à ciel ouvert dressés à la hâte. Mais, ici,
la qualité des parties, le roi ou ses représentants d’une part, le négociant
caravanier de l’autre, leur expérience et leurs capacités financières, faisaient
que les échanges se situaient à un tout autre niveau que les misérables et
quasi clandestines rencontres de pleine brousse ; on ne se servait plus autant
de cauris car les Noirs ne les utilisaient pas comme monnaie hors du royaume
ou du territoire de chasse, mais de pièces de toile et de vaisselle de cuivre,
d’épices, des fruits et de produits tinctoriaux.
Dans tous les Etats, chez tous les peuples d’Afrique noire, cette traite
suscitait ensuite de nombreux échanges, des accords et tractations de toutes
sortes, et des transports de prisonniers en nombre considérable vers les
marchés des cités proches dont l’économie, pour une large part, dépendait de
ces arrivées d’hommes et de femmes captifs. « La ville de Tekrur est tout
entière un marché où les Maures échangent de la laine, du verre et du cuivre
contre des esclaves et de l’or253. »
Ces marchés qui, à n’en pas douter, tenaient une place tout à fait notable
dans la vie sociale et dans l’économie même de ces pays, n’ont pourtant pas
retenu l’attention des voyageurs. Ils passent sans les voir et les ignorent. Ni
Ibn Battuta, si prolixe sur tant d’autres pays et sur quelques aspects de la vie
de cour au Mali254, ni d’autres en son temps ou plus tard ne s’attardent ne
serait-ce qu’un instant à parler des marchés aux esclaves, à croire qu’aucun
ne s’est trouvé sur leur chemin. Visites bien conduites sous la tutelle d’un
bon guide, ou refus de les montrer, ces marchés n’existent pas, pas même à
Sijilmasa, pas même à Tombouctou.
Partout, des pays d’Orient à l’Egypte et au Maroc, les foires tenues lors des
grands pèlerinages voyaient toutes affluer des trafiquants venus de très loin et
prenaient aussi l’allure de grands marchés aux esclaves. A La Mecque, le
ravitaillement en vivres et en eau, toujours très difficile, parfois incertain,
dépendait des marchands, certains certes eux-mêmes pèlerins mais
évidemment toujours en quête de bons profits. L’eau était amenée par un
aqueduc de pierre et quatre cents esclaves éthiopiens la portaient dans des
outres vers les campements et les lieux saints. « Si les pèlerins restaient sur
place au-delà du temps prévu par la coutume [une vingtaine de jours], le
chérif les forçait à partir en détournant les eaux ou en bouchant les
canaux255. » Sans les foires des milliers d’hommes seraient morts de faim :
« En un seul jour, on y vend tant de marchandises que si elles étaient
réparties dans tout le monde, on pourrait y achalander tous les marchés et ils
seraient tous bénéficiaires ; on y vend des joyaux précieux, des perles, des
hyacinthes, tous les parfums : musc, camphre, ambre, aloès, d’autres produits
de l’Inde et de l’Abyssinie, de l’Irak et du Yémen, denrées amenées du
Kurdistan et du Maghreb. Tout cela est arrivé en huit jours. » Les Yéménites
venaient là en pèlerinage par milliers, hommes et chevaux chargés de
provisions, froment, autres grains, haricots, ainsi que du beurre, des raisins
secs et des amandes. « Ils ne vendent pas leurs marchandises contre des
dinars et des dirhams, mais les échangent contre des pièces d’étoffe, des
manteaux et de grandes voiles ; plus des manteaux solides et des vêtements
que portent les Bédouins qui se livrent au troc avec les Yéménites256. » Et,
bien sûr, à tous moments, des esclaves mis aux enchères par des négociants
au fait de ces misérables trafics ou, plus ordinairement peut-être, par de
simples pèlerins qui les avaient menés avec eux tout au long de leur voyage :
en 1416, al-Makrisi signale une caravane de pèlerins venus du lointain pays
de Tekrur, arrivée à la foire de La Mecque avec mille sept cents têtes
d’esclaves, hommes et femmes, et une considérable quantité d’or. Un grand
nombre d’entre eux furent vendus sur place257.
Dans les grandes cités caravanières et, de façon plus générale, dans toutes
les grandes villes, capitales d’Etats et riches carrefours marchands, des foules
de captifs étaient montrés, jugés, palpés comme du bétail et mis à l’encan sur
une ou plusieurs places publiques ouvertes au tout venant. A Alger : « Il y a,
pour cet effet, des courtiers, lesquels, bien versés en ce mestier, les
promènent enchaînés le long du marché, criant le plus haut qu’ils peuvent à
qui veut les acheter… les font mettre tout nus comme bon leur semble, sans
aucune honte. Ils considèrent de près s’ils sont forts ou faibles, sains ou
malades, ou s’ils n’ont point quelque playe ou quelque maladie honteuse qui
les puissent empescher de travailler. Ils les font marcher, sauter, cabrioler à
coups de bastons. Ils leur regardent les dents, non pour sçavoir leur âge mais
pour apprendre s’ils ne sont point sujets aux catharres et aux déflexions qui
pourraient les rendre de moindre service. Mais, sur toutes choses, ils leur
regardent soigneusement les mains, et le font pour deux raisons. La première
pour voir, à la délicatesse et aux celles, s’ils sont hommes de travail, la
seconde, qui est la principale, afin que, par la chiromancie à laquelle ils
s’adonnent fort, ils puissent reconnaître aux lignes et aux signes si tels
esclaves vivront longtemps, s’ils n’ont point signe de maladie, de danger, de
péril, de malencontre ou si même, dans leurs mains, leur fuite n’est point
marquée258. » Et, au Caire, où les Nubiens, hommes et femmes, arrivent en si
grand nombre que l’on dirait un troupeau de bêtes de somme, de tous sexes et
de tous âges, ceux qui les achètent « ne mettent pas moins de soin à les
regarder, les examiner, les mettre à l’épreuve qu’ils ne le font ordinairement
quand ils achètent des bœufs, des chevaux ou autres animaux domestiques.
Les acheteurs ont, pour cet examen, un coup d’œil et une expérience
extraordinaires. Il n’y a pas un médecin ou un naturaliste qui puissent leur
être comparés dans la connaissance et dans l’état d’un homme. Dès qu’ils
regardent le visage de quelqu’un, ils savent immédiatement quels sont sa
valeur, son instruction et son rang ; s’il s’agit d’un enfant, ils savent, dès
qu’ils le regardent, à quoi il peut être bon. Ils ont la même habileté pour
découvrir l’état et le caractère des chevaux, et sont capables de discerner
aussitôt, à partir d’un seul et unique élément, tous les défauts et les qualités
d’un individu, à quoi il peut être utile, son âge et sa valeur259 ».
Les marchés, largement ouverts ou quasi clandestins, les uns traitant
chaque jour des dizaines ou des centaines de ventes, les autres seulement
quelques-unes, s’intégraient tous parfaitement dans le tissu urbain. De solides
bâtiments à un étage, à la façon des caravansérails bien construits, bordaient,
le long de l’une des plus grandes rues de la cité, une vaste cour de forme
rectangulaire. Ce n’étaient en aucun cas des lieux de misère, sordides, tenus à
l’écart et comme honteux mais, tout au contraire, des lieux de rencontres et
d’échanges, en somme l’un des espaces les plus fréquentés à longueur des
jours et des années. Une illustration d’un célèbre manuscrit arabe, les
Maqawât d’Hariri (1054-1122) qui content les aventures rocambolesques
d’un vagabond, Abu Zayd, représente une halle couverte d’un toit mais
ouverte à tous vents, située sur le marché de Zabid, port du Yémen. Au rez-
de-chaussée, trois esclaves noirs sont assis ou accroupis ; près d’eux, le
marchand, homme de grande stature, coiffé d’un beau turban rouge et vêtu
d’une belle robe, les présente à une femme, cliente visiblement, voilée de
telle sorte que l’on ne voit que les yeux et le haut du visage, femme riche
certainement et parfaitement honorable, d’allure imposante, flanquée de sa
servante. A l’étage, deux autres marchands reçoivent un client, homme riche
lui aussi, aux habits brodés d’or ; l’un tient en main une balance légère pour
peser des épices ou, plutôt, des bijoux d’or ; l’autre fait l’article260.
Certaines villes n’étaient que marchés aux esclaves. Au Caire, « on y va
veoir communément les lieux où l’on vend les nègres, lesquels les jours de
marché, on en voit beaucoup de milliers. Ils ont ordinairement des anneaux
de cuivre, fer ou autre métal pendus aux oreilles, nez et autres partyes.
Auparavant que quelqu’un les achepte, il les visite et essaye plus qu’on ne
feroit un cheval par-deçà ». Tout près de là, d’autres marchands alignaient
aussi leurs Noirs en plusieurs ruelles ou petites places fermées, debout contre
les murs ou assis par terre. « Sur ces places et marchés et d’autres, on vendait
toutes sortes de choses, tels que les prisonniers des régions voisines qui
n’étaient pas soumises aux Turcs, parfois des Maures blancs, plus souvent
des Maures noirs261. » Tout à côté, en des lieux discrets que le voyageur
découvrait par hasard mais que les acheteurs savaient trouver, on voyait
alignés et adossés, assis contre les murailles, une infinité d’hommes et de
femmes, en grande majorité des Noirs. Et là, aucune sorte de retenue, ni
discrétion ni pudeur : tout un chacun les regarde et les manie tout ainsi qu’on
ferait d’un cheval. « Lorsque quelqu’un voulant acheter un esclave, en trouve
un qui lui plaît, il tend le bras vers les corps entassés et fait sortir la femelle
ou le mâle qui lui plaît, puis il l’éprouve de diverses façons. Il lui parle et
écoute ses réponses pour voir s’il est intelligent. Il lui examine les yeux ; les
a-t-il bons ? Entend-il bien ? Il le palpe puis il lui fait ôter ses vêtements,
observant tous ses membres ; il note en même temps à quel point il est prude,
à quel point timide, à quel point joyeux, sain et en bonne santé. » Nus, les
esclaves doivent, frappés de coups de fouet, s’avancer devant la foule des
acheteurs et des curieux, marcher, courir, sauter de façon à ce qu’apparaisse
clairement s’ils sont infirmes, et, pour les femmes, vierges ou déflorées. « Et,
s’ils en voient quelques-uns rougir de confusion, ils s’acharnent davantage
sur eux, les poussant, les frappant de verges, les souffletant pour ainsi les
obliger à faire ce que spontanément ils rougiraient de faire devant tous les
autres262. »
A Bagdad, les vendeurs encourageaient même les filles captives à se jeter
sans pudeur à la tête des jeunes gens qui passaient… et qui considéraient tout
ordinaire leur manière de se parer de rouge, de henné et de doux vêtements de
couleur.
Etalages de misère ailleurs, dans des chambres sordides, et là personne
n’aurait pu reprocher aux vendeurs de parer ces misérables. « Cinq ou six
négresses, assises en rond, fumaient en riant aux éclats. Elles n’étaient guère
vêtues que de haillons bleus. Leurs cheveux, divisés en des centaines de
petites tresses serrées, étaient partagés en deux masses volumineuses ; la raie
de chair était teinte de cinabre. Elles portaient des anneaux d’étain aux bras et
aux jambes et des cercles de cuivre passés au nez et aux oreilles complétaient
une sorte d’ajustement barbare dont certains tatouages et coloriages de la
peau rehaussaient encore le caractère. Les marchands offraient de les faire
déshabiller ; ils leur ouvraient les lèvres pour qu’on leur voie les dents, ils les
faisaient marcher et montraient surtout l’élasticité de leur poitrine. » Petits
négoces, misérables, comme à la dérobée, marchés aux voleurs sans doute, ici
et là : « Nous arrivâmes à un marché plein d’hommes et là, dans un coin de
ce marché, nous aperçûmes un grand rassemblement. Un homme avait amené
des Noirs exposés à la vente, treize enfants des deux sexes. Il les vendait à si
vil prix, que l’on pouvait penser qu’il les avait volés263. »
Les grandes ventes, expositions, rabattage et enchères se traitaient ailleurs,
dans le quartier des affaires : « Nous traversâmes toute la ville jusqu’aux
grands bazars, et là, après avoir suivi une rue obscure, nous fîmes notre
entrée dans une cour irrégulière sans descendre de nos ânes. Il y avait au
milieu un puits ombragé d’un sycomore. A droite, le long du mur, une
douzaine de Noirs étaient rangés debout, ayant l’air plutôt inquiet que triste et
offrant toutes les nuances possibles de couleur et de forme. Vers la gauche,
régnait une série de petites chambres dont le parquet s’avançait sur la cour
comme une estrade, à environ deux pieds de terre. Plusieurs marchands
basanés nous entouraient déjà en nous disant : Essouad ? Abesch ? des Noires
ou des Abyssiniennes264 ? » Au Caire toujours, dans une grande cour fermée,
les esclaves, presque tous des Noirs, étaient quelquefois sept à huit cents ;
« ils sont rangés le long des maisons tout autour, n’ayant qu’un petit linge
devant leurs parties honteuses ; ils sont à bon marché, amenés de l’Afrique
par deux caravanes qui vont tous les ans par-delà la Libye ». Mais le principal
marché aux esclaves, le petit han (caravansérail) Masrûr, se situait en plein
cœur de la ville et jouxtait le plus grand des bazars, le han Halili, que les
Occidentaux nommaient le Cancalli, là où l’on vendait toutes sortes de
marchandises et des pierreries de haut prix. Ce Masrûr comportait deux
chambrées aux esclaves, séparées par l’« estrade aux mamelouks » où les
Turcs puis les Tcherkesses et les Grecs furent exposés avant leur mise en
vente et la montée des enchères. Au Caire, deux ou trois rues près le
Cancalli, « j’ai vu pour un coup plus de quatre cents pauvres esclaves
chrétiens, la plupart desquels sont des Noirs qu’ils dérobent sur les frontières
du prêtre Jean. Il les font ranger par ordre contre la muraille, tous nus, les
mains liées par-derrière ; afin qu’on les puisse mieux contempler, et voir s’ils
n’ont pas quelque défectuosité, et avant que de les mener au marché, ils les
font aller au bain, les peignent et tressent leurs cheveux mignardement, pour
les vendre, leur mettent bracelets et anneaux aux bras et aux jambes, des
pendants aux oreilles, aux doigts et aux bouts des tresses de leurs cheveux et,
de cette façon, sont menés au marché, et maquignonnés comme chevaux. On
touchait beaucoup aux esclaves. Des mains éprouvaient les muscles, la
fermeté d’un sein tendu, la carrure d’un poing viril265 ».
Cependant, les jeunes et jolies femmes, objets de luxe et de haut prix,
concubines pour les riches, les eunuques pour la cour ne se trouvaient qu’en
des lieux choisis, réservés, loin des passants et des acheteurs du commun,
dans des maisons ou des pavillons à l’écart des regards indiscrets ; les ventes,
toujours précédées de longs entretiens, ne se faisaient certainement pas en un
instant. A Samarra et en Egypte, c’était dans de belles maisons particulières,
discrètes, situées à l’écart et protégées par de hauts murs, propriétés de riches
marchands. « A Dawlat Âbâd, se trouve le marché des chanteurs et
chanteuses, appelé Sûq Tarab Âbâd. C’est un des plus beaux et des plus
grands. On y voit de nombreuses boutiques ; chacune est fermée par une
porte qui donne sur la demeure du propriétaire ; la boutique est garnie de
tapis ; au centre, on voit une sorte de grand berceau [un hamac] où est assise
ou couchée la chanteuse qui est parée de toutes sortes de bijoux, et ses
servantes agitent son berceau. Au milieu du marché, se dresse un grand
pavillon garni de tapis et décoré où se tient l’émir des chanteurs, il a devant
lui ses serviteurs et ses esclaves blancs, cela tous les jeudis, après la prière de
l’asr [milieu de l’après-midi]. Les chanteuses viennent en groupe chanter
devant lui jusqu’au coucher du soleil. Dans ce marché se trouvent des
mosquées où sont célébrées les prières ordinaires266… »
Les musulmans n’ont découvert que plus tardivement les lointains pays
d’Afrique occidentale et les déconcertantes mosaïques d’ethnies des
« Soudans », un certain temps après les premières expéditions d’au-delà du
Sahara. Pour ces peuples, si nombreux et si divers, dont les noms mêmes
demeuraient incertains, les marchands et les acheteurs en quête d’un bon
serviteur ou d’une concubine à leur goût ne trouvaient aucun intérêt aux
habituels traités des « géographes », savants en chambre qui ne se risquaient
pas volontiers hors de chez eux. Sur les femmes et les hommes de chaque
peuple d’Afrique, ne couraient au Caire et à Bagdad, dans les caravansérails
et sur les marchés, que des réputations, certaines de pure fantaisie,
entretenues par des on-dit, par des fables et des superstitions populaires. Mais
l’offre était si variée, les trafiquants et courtiers offrant à la vente des captifs
arrachés à des contrées si éloignées les unes des autres, que les marchands
eux-mêmes, dans chaque cité, eurent souvent bien du mal à se renseigner. De
savants encyclopédistes et des médecins ne pensaient en aucune façon
déroger et savaient se rendre utiles en rédigeant des guides du parfait acheteur
d’esclaves, manuels semblables à ceux que les hommes d’affaires italiens, de
Florence et de Venise en particulier, faisaient circuler pour mieux instruire
leurs commis et leurs associés de la qualité des épices orientales, du coton
d’Egypte ou des laines des monastères cisterciens d’Ecosse. Ici il ne
s’agissait pas de produits inertes, de grains, de fruits et de fibres, mais de
bétail humain. Preuve que, pour certains du moins, cette traite des hommes,
l’un des plus importants sans nul doute des trafics marchands en ces pays,
présentait forcément nombre d’aléas et faisait courir, à ceux qui en faisaient
métier comme aux clients prêts à introduire ces hommes et ces femmes chez
eux, de grands risques. Ces guides pouvaient aider. Plusieurs d’entre eux
devaient de plus, intérêt sans doute non négligeable, susciter toutes sortes de
curiosités par l’évocation des pays étranges et la description d’être humains
vraiment différents et, d’aucuns devaient bien le penser, méprisables. En
Italie et en Catalogne, où les femmes servantes et les hommes compagnons
de métiers esclaves ne manquaient pourtant pas, de tels guides n’ont jamais
existé.
Ce n’étaient, en aucune façon, ouvrages de pacotille, écrits par des auteurs
en mal de gagner quelque renom, mais bien livres de bonne apparence,
offrant toutes garanties de sérieux pour inspirer confiance. Auteur de l’un de
ces guides, Ibn Butlan était né à Bagdad dans les premières années 1000.
En 1047, il quitte l’Irak pour Alep, puis se rend à Jaffa et au Caire où il
entretient de longues discussions avec un médecin égyptien de renom, Ali ibn
Ridwan (998-1061), sur la question de savoir si le poussin est ou n’est pas
plus chaud qu’un autre oisillon au sortir de l’œuf. S’ensuivirent de graves
attaques personnelles. Il laisse Le Caire en 1054 pour Antioche, où il meurt
en 1063. La liste de ses ouvrages270 compte dix-sept titres dont un livre de
médecine, le célèbre Tacuinum sanitatis, maintes fois reproduit, commenté,
démarqué ou imité pendant des siècles tant en Orient qu’en Occident, chez
les musulmans et chez les chrétiens271.
Ibn Butlan devait certainement une part de sa notoriété à son vade-mecum
à l’usage des acheteurs d’esclaves. Il dit tout savoir des qualités et des défauts
de chaque race, des aptitudes au travail ou à l’amour. Les Turcs et les Slaves
sont, dit-il, de bons soldats mais, pour les gardes des palais, mieux vaut
prendre des Indiens et des Nubiens, et, pour les travailleurs, serviteurs et
eunuques, des Zendjs, Noirs de l’Afrique orientale. Comme tous ceux qui,
par la suite, l’ont imité, auteurs de traités qui, mis régulièrement au goût du
jour, tenaient bien sûr compte des nouvelles découvertes au fur et à mesure
des conquêtes ou des hasards des razzias, Ibn Butlan s’attarde davantage à
détailler les particularités et les qualités des femmes que des hommes, à
décrire leur corps, à qualifier leur caractère. Ceux qui voulaient choisir
concubines ou domestiques pouvaient, à le lire, tout savoir et déjouer les
trafiquants qui, sur le marché, vantaient trop haut les mérites de leurs
captives. Les Berbères, écrit-il, sont dociles et dures au travail. Les
Nubiennes, les plus gaies de toutes les femmes d’Afrique et celles qui
s’acclimatent le mieux. Il vante surtout les mérites des Grecques, des
Turques, des femmes du Buja (pays entre la Nubie et l’Abyssinie) mais dit
pis que pendre des Arméniennes, sournoises, rebelles, paresseuses, les pires
de toutes les Blanches, et plus de mal encore des Zendjs de la côte orientale
de l’Afrique, les pires des Noires. Les Zendjs « montrent toutes sortes de
mauvais penchants et, plus elles sont noires, plus elles sont laides et leurs
dents agressives. Elles ne peuvent rendre que de petits services et sont
dominées par leur tempérament malfaisant et leur obsession de tout détruire.
Leur apparence commune et grossière est rachetée par leur talent à chanter et
à danser… Elles ont les dents les plus claires de tous les peuples parce
qu’elles ont beaucoup de salive, et elles ont tant de salive parce que leur
digestion est mauvaise. Elles peuvent endurer de durs travaux, mais il n’y a
aucun plaisir à les fréquenter, en tant que femmes, à cause de l’odeur de leurs
aisselles et de la grossièreté de leur corps272 ».
Aux trafiquants d’esclaves et à leurs courtiers, crieurs sur les places
publiques, il ne faut jamais se fier : « Gardez-vous d’acheter des esclaves à
des fêtes ou sur des foires, car c’est à l’occasion de tels marchés que les
fourberies des marchands d’esclaves sont les plus subtiles. » On peint les
yeux en noir, les joues jaunies en rouge, on transforme les visages émaciés en
visages pleins, on épile les joues, on teint les cheveux clairs en noir, on
boucle les cheveux raides, on déguise les bras trop maigres en bras bien
ronds, on efface les cicatrices de la petite vérole, les verrues, les grains de
beauté et les boutons. On a entendu un marchand d’esclaves dire qu’un quart
de dirham de henné augmente le prix d’une fille de cent dirhams d’argent273.
L’image du Noir
MÉPRISÉS, HUMILIÉS
Tant le respect des Blancs envers les Noirs que la fierté des hommes de
couleur revendiquant leurs racines ne furent bientôt plus que souvenirs d’un
passé délibérément révolu, oublié, pour céder le pas aux méfiances, au désir
de marquer clairement des différences et de se séparer les uns des autres.
Temps du mépris et des offenses : les amis et anciens compagnons de ce
général Antarq qui, après sa mort, composèrent de nouvelles pièces de vers
sous son nom, comme s’il était encore vivant, ont bien compris qu’ils
devaient maintenant le montrer malheureux, pleurant sur son sort, blessé,
tenu à l’écart.
De plus, les conquêtes, plus encore les expéditions aventureuses pour
remonter le cours du Nil, ou le long de la côte d’Afrique, ou vers le sud et à
travers le Sahara, firent connaître d’autres pays jusque-là ignorés, très
différents de ceux que les Arabes et les Egyptiens fréquentaient depuis si
longtemps. Ces entreprises hasardeuses, menées souvent en des conditions
difficiles, ont conduit voyageurs et marchands à découvrir des peuples aux
mœurs pour eux vraiment étranges. Tout aussitôt, l’extraordinaire
développement du trafic fit que des esclaves noirs, originaires de ces
nouveaux territoires, hommes et femmes qui n’avaient eu jusqu’à leur capture
aucun contact avec les Blancs et les musulmans, se sont trouvés de plus en
plus nombreux. On ne voyait plus du tout ces Noirs, comme naguère encore,
chargés de fonctions honorables, de commandements, non plus chefs de
guerre ou familiers des grands, mais hommes de très petite condition,
domestiques ou travailleurs courbés sous le joug. Ou encore, dans les pires
moments, soldats, artisans des noires besognes pour réprimer les émeutes de
la rue. Aux Blancs la garde du calife ou du sultan et la cavalerie, aux Noirs la
piétaille pour les combats de rue.
En fait, la fidélité quasi servile aux auteurs anciens dont les théories
avaient force de loi, vérités avérées, et la volonté de ne rien examiner
vraiment sur le terrain maintenaient les auteurs de ce temps, qui se veulent
pourtant géographes, dans une totale ignorance, seulement capables de
rapporter des ragots. Leurs présentations de l’Afrique, au sud du Sahara, très
rudimentaires, n’apportaient évidemment rien de nouveau. Elles ne pouvaient
que conforter les maîtres, les Blancs, dans leurs convictions, dans leur idée
d’une supériorité congénitale, les Noirs portant le poids d’une malheureuse
infériorité voulue par la nature.
Al-Bekri († 1094), lui aussi cité très souvent par les auteurs musulmans et
chrétiens, fils et petit-fils d’émirs indépendants de Huelva, établi à Cordoue
puis à la cour du petit roi d’Almeria, fut chargé de mission à Séville mais ne
passa pas la mer. Son grand souci, dans la ligne des anciens dictionnaires
géographiques des philologues, fut d’abord de rétablir l’écriture exacte des
toponymes. Tâche ardue, disait-il : « Quantité de savants ne sont pas d’accord
sur le nom d’un lieu et sont, entre eux, incapables de le reconnaître. »
Identifier des lieux dont les noms ont été, au fil des temps et au gré des
différents auteurs, mal retranscrits, déformés de bouche en bouche puis de
livre en livre jusqu’à n’être plus du tout reconnaissables, n’était certainement
pas chose aisée. Qui voulait parler des pays lointains, tout particulièrement de
ceux d’Afrique noire où la tradition n’est pas encore bien fixée, devait
d’abord prendre soin de bien placer les voyelles et les accentuations pour de
très nombreux toponymes dont l’orthographe et la prononciation demeuraient
incertaines. Et al-Bekri d’évoquer, pour preuve de la difficulté d’une telle
recherche et de la nécessité de mises au net admises par tous, la rencontre
entre un Bédouin, natif et pratique du pays, avec un voyageur qui lui
demandait sa route mais prononçait les noms des lieux où il désirait se rendre
tels qu’écrits dans son traité de géographie : le Bédouin ne voyait pas du tout
ce dont il parlait et fut incapable de le renseigner.
C’est à Cordoue, en 1068, qu’al-Bekri a rédigé son Routier de l’Afrique
blanche et noire du Nord-Ouest, véritable « itinéraire » qui situe de façon
précise les lieux habités et les décrit sans parler de merveilles, seul ouvrage
de cette qualité parmi tant d’autres plus ordinaires et tellement approximatifs.
Il n’a, à aucun moment, parcouru le Sahara et encore moins les pays
d’Afrique noire, mais a recueilli les témoignages de plusieurs marchands et
voyageurs certainement dignes de foi qui, à l’évidence, étaient, eux,
parfaitement familiers de ces longues traversées du grand désert. Le livre
apporte de très nombreux renseignements sur les parcours caravaniers.
Al-Birmi († 1050), considéré comme l’un des plus grands savants de
l’Islam, auteur du Canon d’anatomie et des étoiles, ne fait rien de plus, pour
plusieurs pays d’Afrique, que dresser des tableaux des latitudes par rapport à
l’équateur et des longitudes par rapport « aux rives les plus à l’ouest de la
terre281. La liste en paraît fantaisiste et les indications approximatives, à
beaucoup près. En fait, chez ces auteurs, toutes les localisations demeuraient
très incertaines et les listes des pays, des peuples, des lieux habités, villes ou
villages, comportaient, même présentées sous forme d’interminables
nomenclatures, d’importantes lacunes. Sur l’Afrique de l’Est, que les
musulmans fréquentaient pourtant depuis longtemps, Idrisi commet de
nombreuses erreurs et d’étonnants oublis. Il ne parle pas de Kilwa, comptoir
pourtant fondé deux cents ans auparavant et déjà très prospère de son temps,
ni des îles de Pemba, de Zanzibar, de Mafia, autres escales du négoce arabe !
« Il ne sait presque rien de l’Afrique orientale et n’a pas pris le soin de se
renseigner282. »
Fables et légendes
Si, parmi ces savants « géographes » des quatre premiers siècles, quelques-
uns, pas très nombreux vraiment, ont pu, lors d’un pèlerinage à La Mecque,
observer les Zendjs esclaves en Arabie, aucun d’eux n’a visité le pays des
Soudans, au-delà du Sahara. Ils en parlent pourtant mais ne savent en donner
d’autres images que celles de terres des merveilles et des étrangetés. Faute
d’expériences vécues et d’informations de bonne main, ils se contentent bien
souvent de rapporter des légendes plus extravagantes les unes que les autres,
pour montrer ces hommes différents, monstrueux, de nature à peine humaine.
Les anecdotes et traits de mœurs, que l’on pourrait croire pris sur le vif, ne
sont que fables. Pour étonner, éblouir ? Ou pour troubler et faire peur ? Ceux
mêmes qui se veulent historiens n’y échappent pas et truffent leurs récits
d’extravagances : Ibn’al-Hakam (803-871), auteur d’une Histoire de la
conquête de l’Egypte, du Maghreb et du Maroc, fort bien renseigné sur le
film des événements, sur les batailles et sur les chefs des armées, dit tout de
même que le général, vainqueur dans le Sous en 734, ramena, parmi de
nombreux esclaves capturés en route, « une ou deux filles d’une race dont les
femmes n’ont qu’un seul sein283 ». Abu Hâmid, natif de Grenade (1080-
1170), auteur de plusieurs ouvrages dont Le Cadeau aux esprits et le choix
des merveilles, soucieux ou de citer ses témoins ou de préciser ce qu’il a
observé lui-même, fit plusieurs voyages en Egypte et à Bagdad, alla par trois
fois dans le Khorassam et s’aventura au-delà de la mer Caspienne, chez les
Bulgares de la Volga, mais jamais en Afrique noire. Cet homme célèbre,
abondamment recopié de son temps et par la suite par plusieurs géographes et
zoologistes, n’aurait eu, s’il s’en était tenu à ses expériences personnelles et à
ce qu’il avait pu observer au cours de ses pérégrinations, absolument rien à
dire sur les Noirs. Il se prétend pourtant informé, affirme ne citer que des
hommes en qui l’on doit avoir toute confiance et rappelle même quelques
observations très particulières faites par ceux-ci, sans pour autant les situer ni
dans le temps ni dans l’espace. Toutes ces précautions pour, en définitive,
reprendre sans vergogne n’importe quelle sottise et charger son discours
d’anecdotes toutes plus fantaisistes les unes que les autres : « L’on dit que
dans les déserts du Maghreb, vit un peuple de la descendance d’Adam. Ce ne
sont que des femmes. Il n’y a aucun homme parmi elles et aucune créature de
sexe mâle ne vit sur cette terre. Ces femmes vont se plonger dans une certaine
eau et deviennent enceintes. Chaque femme donne naissance à une fille,
jamais à un fils. » Et de rappeler aussi l’aventure, qu’il assure parfaitement
authentique, d’un chef berbère qui, pour atteindre la terre des Noirs, trouva
d’abord un pays où le sable coulait comme l’eau d’un fleuve, puis une région
où aucun être vivant ne pouvait pénétrer sans y laisser la vie. Il y demeura
malgré tout quelques jours, assez pour rencontrer des hommes sans tête qui
avaient des yeux sur leurs épaules et une bouche sur leur poitrine. Ces
peuples, dit-il, forment de nombreuses nations et sont aussi nombreux que
des bêtes. Ils se reproduisent entre eux et ne font de tort à personne mais
n’ont aucune forme d’intelligence284. Et de prendre soin d’insister, d’affirmer
que ce n’est, de sa part, ni hallucination ni pure invention mais, bien au
contraire, un fait avéré qui ne souffre aucune discussion puisque l’on retrouve
ces mêmes observations dans les meilleurs ouvrages : « Cela est bien
mentionné par al-Sha’bi dans son livre285. »
Al-Bekri, auteur de ce Routier souvent si précis au point d’indiquer le
moindre point d’eau sur tel parcours caravanier, se plaît pourtant, lui aussi, à
colporter toutes sortes de fables ou de niaiseries. Il ne met nullement en
doute, par exemple, que les Noirs du Soudan adorent un serpent semblable à
un énorme dragon qui vit dans le désert, dans une caverne, et que tout près de
là « les chèvres sont fécondées sans l’intervention des boucs par simple
frottement contre un arbre propre à ces pays. C’est là une singularité
incontestable, attestée par des musulmans dignes de foi286 ».
Dans tous les écrits des géographes en chambre et dans ceux des auteurs
qui se voulaient mieux et directement renseignés par les voyageurs et de bons
témoins, les peuples des « climats » non tempérés, hommes frappés d’un dur
destin parce qu’ils vivaient trop au sud ou trop au nord, tombaient forcément
sous le coup de jugements sans appel, créatures humaines certes mais où
l’homme des pays et des climats tempérés ne se reconnaissait pas vraiment.
Les Noirs étant visiblement, et de très loin, les pires : « Ils diffèrent des autres
hommes par la couleur noire, le nez écrasé, la grosseur des lèvres, l’épaisseur
de la main, par le talon, par la puanteur, par la promptitude à la colère, par le
peu d’esprit, par l’habitude de se manger les uns les autres et par celle de
manger leurs ennemis. » Et encore : « Les Zendjs se distinguent de nous par
le teint noir, les cheveux crépus, le nez épaté, les lèvres épaisses, la gracilité
des mains, l’odeur fétide, l’intelligence bornée, la pétulance extrême, les
habitudes de manger de la chair humaine. Ils sont incapables de conserver
une impression durable de chagrin, ils s’abandonnent tous à la gaieté. C’est,
disent les médecins, à cause de l’équilibre du sang et du cœur, ou, suivant
d’autres, parce que l’étoile Canope se trouve toutes les nuits au-dessus de leur
tête, et que cet astre jouit du privilège de provoquer la gaieté287. »
Ce n’étaient pas seulement exercices académiques et discours pour
d’étroits cercles d’érudits ; dans la cité, chez le peuple, dans les rues, sur les
marchés et même dans les lieux de culte, l’image des Noirs, hommes des
terres d’au-delà des déserts, n’a cessé d’être celle d’êtres par nature impies,
luxurieux et, bien sûr, sans foi ni loi. « Ils pratiquent le culte des ancêtres, et
vénèrent plusieurs totems qui ne sont nulle part les mêmes. Personne ne
pourrait dire le nombre de leurs dieux. » Sa’id al-Andalusi, qui vivait à
Tolède au XIe siècle, comptait les Perses, les Indiens, les Chaldéens, les
Grecs, les Romains et les Egyptiens, plus encore naturellement les Arabes et
les Juifs, parmi les peuples capables de cultiver les sciences et de servir
l’humanité. Les Turcs aussi, à la rigueur, en quelques domaines, pas plus.
Mais non ceux qui habitent plus au nord et plus au sud, « qui sont plus
comme des bêtes que comme des hommes et, moins que tous, les habitants
des steppes et des déserts et des lieux sauvages, comme la canaille des Buja,
tribu nomade entre le Nil et la mer Rouge, les sauvages du Ghana, la racaille
du Zendj et leurs semblables ». A la même époque, Idrisi dit aussi que les
Soudans sont, de tous les hommes, les plus corrompus et les plus adonnés à la
procréation. Il n’est pas rare de trouver chez eux une femme suivie de quatre
ou cinq enfants ! Leur vie est comme celle des animaux. Ils ne prêtent
attention à rien des affaires de ce monde si ce n’est au manger et aux
femmes288.
Malgré tout, les musulmans d’Orient et d’Egypte savaient pertinemment
que l’Afrique des Noirs ne formait pas un seul bloc, habité par des peuples
qui, se ressemblant tous, pouvaient être accablés du même mépris. Déjà, Abd
al-Rahmân († 1169) distinguait les diverses « races du Soudan », leurs
particularités et leurs mœurs. Les hommes du Mali, du Tekrur et de
Ghadamès sont courageux et se battent bien mais leur pays n’est pas propre,
sans grande ressource ; ils sont sans religion et sans intelligence. Les pires,
les plus méchants, sont ceux de Kawkaw289. Ils ont le cou petit, le nez aplati,
les yeux rouges ; leurs cheveux ressemblent à des grains de poivre ; leur
odeur est répugnante comme celle de la corne brûlée. Ils mangent, comme du
poisson, les vipères et toutes les sortes de serpents du pays290. Les peuples du
Ghana sont, au contraire, les meilleurs des Noirs et les plus beaux ; leurs
cheveux ne sont pas crépus ; ils ont du bon sens et de l’intelligence. Cette
sympathie pour ces hommes, Noirs du Soudan parmi d’autres, tenait-elle à ce
qu’ils étaient plus accessibles donc mieux connus, alors que les autres
restaient toujours victimes d’anciens clichés et de jugements a priori ? Peut-
être pas : l’on savait ce peuple riche, actif, industrieux, prompt à négocier
avec des marchands qui, venus du nord avec les caravanes, pouvaient y traiter
à loisir et y gagner beaucoup d’argent. Surtout, l’auteur ne manque pas
d’insister sur ce point qui lui paraît plus que tous essentiel, ils se rendent en
pèlerinage à La Mecque, alors que les autres sont incroyants, païens,
misérables.
Plusieurs auteurs convenaient qu’à l’est de l’Afrique, dans les pays qui
bordent la mer Rouge, vivaient certes quelues peuples plus évolués, plus
policés et travailleurs. Ce sont, en somme, ceux que les marchands arabes ont
fréquentés, à qui ils ont appris quelques bonnes manières et des
comportements plus humains, alors que les nègres de Brava, ville de la côte
située hors de cette sphère privilégiée, au sud de Mogadiscio, ne sont que des
« adorateurs de piliers ». Les bons Noirs, les nôtres, aiment spontanément le
travail, la justice, la simplicité, l’ordre291…
Racisme et ségrégation
Le Noir, esclave ou libre, même estimé pour ses talents ou son courage,
n’était certainement pas l’égal des autres hommes. La pratique ordinaire était,
dans les écrits, les discours et le parler de chaque jour, de ne pas désigner les
hommes non arabes, les hommes de couleur en particulier, par leur filiation
mais seulement par leur nom personnel et par leur surnom. On ne marchait
pas dans la rue côte à côte avec eux. Lors des repas pris dans une salle
commune, ils ne se tenaient pas assis avec les Blancs mais debout ; un Noir
âgé, reconnu pour ses mérites, pouvait s’asseoir, mais tout au bout de la table.
Ibn’Abd Rabbihi, né à Cordoue en 860, auteur d’une anthologie où il recense
plus de vingt-cinq livres, écrivait que trois créatures seulement pouvaient, par
leur présence, troubler la prière : un âne, un chien et un mawla. Le mawla est
le Noir, esclave converti et affranchi.
On racontait – et l’anecdote fut souvent reprise par de bons auteurs – qu’à
Damas un célèbre chanteur noir, nommé Saïd ibn Misjab, s’était joint
incognito à un groupe de jeunes gens ; il leur propose de prendre son repas à
part ; ils acceptent et lui font porter sa nourriture. Arrivent des chanteuses
esclaves, blanches celles-ci ; il les applaudit, les félicite et cela lui vaut
d’amères remontrances ; on lui demande de veiller à ses manières et de mieux
tenir sa place292.
Un eunuque noir, qui répondait au nom de « Camphre », conseiller écouté
du sultan, véritable maître de l’Egypte au Xe siècle sans que cela suscite la
moindre contestation, assuré de l’appui de hauts personnages, fut lui-même
victime de libelles injurieux de fort mauvais ton. Les conteurs des rues et les
bouffons, amuseurs publics, mais aussi des poètes célèbres, auréolés de belle
renommée et de l’estime des grands, disaient ne pouvoir supporter l’idée que
des hommes libres, des guerriers et des officiers de l’administration obéissent
à ce Noir :
Le célèbre poète Jarin († 729), savant érudit fameux entre tous les protégés
de la cour et de l’aristocratie, voyant un jour al-Hayqutân (le Perdreau), poète
et esclave noir, paraître lors d’un festival vêtu d’une chemise blanche, avait
écrit que cet homme lui faisait penser au pénis d’un âne enveloppé dans un
papyrus. L’offensé répliqua par une longue pièce de vers, s’affirmant heureux
et fier de ce que Dieu l’avait fait :
Et de s’en prendre aux origines, fort peu glorieuses, de celui qui l’avait
injurié et ne méritait pas tant de considération :
Ces querelles furent davantage portées sur la place publique par al-Jahiz
(776-869), l’un des prosateurs les plus appréciés de son temps, lui-même
descendant pour une part d’ancêtres africains. Son œuvre maîtresse, La
Glorification des Noirs contre les Blancs, réfute toutes les accusations :
« Comment se fait-il qu’autrefois vous nous regardiez assez bons pour
épouser vos femmes et que, depuis l’islam, vous considériez cela comme
mauvais ? »« Les Noirs, dit-il, sont forts, braves, généreux, non par simplicité
d’esprit, par manque de discernement et ignorance des conséquences, mais
par noblesse de cœur. Si vous dites : “Comment se fait-il que nous n’ayons
jamais rencontré un Zendj qui eût ne serait-ce que l’intelligence d’un enfant
ou d’une femme ?”, nous pourrions vous répondre : “Avez-vous jamais vu,
parmi les captifs de race blanche, dans le Sind et l’Inde, des êtres intelligents,
savants, éduqués et de caractère ?” Vous n’avez jamais vu les vrais Zendj.
Vous n’avez vu que des hommes prisonniers, maltraités et déjà humiliés,
arrachés au pays des forêts et des vallées de Qanbaluh (Qanbaluh est l’endroit
où vous ancrez vos vaisseaux) ; ce sont les gens des classes les plus modestes
et les plus basses de nos esclaves. » Et de nier aussi l’équation Noir et
laideur : « A ceux qui méprisent le Noir, nous répondrons que les longs
cheveux roux et fins des Francs, des Grecs et des Slaves, ainsi que la couleur
de leurs bouches et de leurs barbes, la pâleur de leurs sourcils et de leurs cils,
sont encore plus laids et plus répugnants. » Et d’affirmer et de rappeler sans
cesse qu’en aucun cas la négritude n’est une punition de Dieu mais est,
comme pour tous les autres hommes, de toute race et de toute couleur, un état
naturel295.
LES VOYAGEURS
Ces récits, tous conformes et tous hostiles, tous chargés d’opinions racistes
délibérément illustrées par quantité d’anecdotes et de slogans, ont, tout au
long des siècles, profondément marqué les opinions et les attitudes
populaires. Les meilleurs auteurs laissaient entendre, ou affirmaient
gravement, toutes manières d’arguments et de témoignages à l’appui, que les
Noirs – tous les Noirs – étaient faits pour être esclaves. Les Slaves et les
Turcs acceptaient d’être asservis en espérant atteindre un rang élevé et
conquérir une part du pouvoir. C’est ce qu’avaient fait les mamelouks. Mais
« les seuls peuples à accepter véritablement l’esclavage sans espoir de retour
sont les nègres, en raison d’un degré inférieur d’humanité, leur place étant
plus proche du stade animal307 ».
La chasse aux captifs dans tous les pays d’Afrique d’au-delà des déserts,
ouverte dès les premiers temps de l’Islam, ne fut jamais remise en question.
5
La cour, le harem
Dès l’apogée du califat abbasside, l’auteur, arabe, des Mille et Une Nuits
évoque en de nombreux passages de ses contes la présence des esclaves
africains. Il les dit innombrables, domestiques, eunuques, particulièrement au
temps du calife Harun al-Rachid (786-809) qui, héros de plusieurs des récits,
demeuré célèbre pendant des siècles pour les fastes de sa cour, s’entourait
d’une suite de poètes, de chanteurs et de musiciens. Par la suite, tout au long
des temps, historiens et conteurs ont toujours montré plus volontiers les
esclaves de cour que les autres ; les hommes sont au service du maître,
eunuques pour un bon nombre, les femmes dans le harem, naturellement
toutes comblées de faveurs, favorites, mères d’un futur sultan. C’est l’image
qu’impose ou suscite toute une littérature. Image non certes fabriquée de
toutes pièces, non du tout inexacte mais évidemment très incomplète, du seul
fait que l’auteur voit généralement de bien plus près ce qui est dans
l’entourage des grands et des souverains que la vie des quartiers de la cité ou
que celle des grands domaines fort éloignés des capitales. Du fait aussi que
tout écrivain sait à quel public il s’adresse et veut naturellement répondre à
ses attentes en lui servant quelques histoires merveilleuses, intrigues
amoureuses le plus souvent. Le sort des serviteurs du commun ne pouvait
susciter autant d’intérêt.
LE LUXE, L’APPARAT
En Orient comme en Afrique, les hommes de haut rang, les rois, les
princes et les sultans, les généraux et les chefs de guerre même s’entouraient
d’un grand nombre de captifs, principaux ornements de leurs suites. Le
déploiement de leurs bannières et de leurs armes pouvait décourager attaques
ou trahisons mais la seule présence de ces troupes de grands domestiques,
leur magnifique, imposante stature et leurs costumes affirmaient clairement,
aux yeux du peuple comme des visiteurs, leur puissance et leur richesse :
« Nous quittâmes Bagdad en direction de Mossoul ; l’après-midi, nous fûmes
rejoints par la princesse, fille de Mas’ud314, pleine de jeunesse et de majesté
royale. Le palanquin avait deux ouvertures devant et derrière et la princesse
apparaissait en son milieu, enveloppée dans un voile, un diadème d’or sur la
tête. Elle était précédée d’une troupe d’eunuques, sa propriété personnelle, et
de ses gardes ; derrière elle venait le cortège de ses suivantes sur des
chamelles et des chevaux aux selles dorées ; elles étaient ceintes de bandeaux
dorés, et la brise faisait danser les pans de leurs coiffures. Elles marchaient
derrière leur maîtresse tels des nuages qui s’avancent315. »
Ibn Battuta, observateur sans doute perspicace mais souvent très discret,
muet sur les razzias et sur des trafics qu’il juge sans doute peu dignes
d’intérêt, note tout de même, avec une certaine complaisance, admiratif, pas
du tout prompt à crier au scandale, le luxe de ces cours et dit bien que le
prestige du roi tenait pour beaucoup au grand nombre d’esclaves, bel
ornement de sa suite. Nombre de ces serviteurs, tous esclaves, n’avaient
d’autre service, d’autre utilité, que de faire nombre et d’impressionner. Dans
toutes les terres d’islam où l’ont conduit ses pas, chez les musulmans
d’Orient et d’Egypte, comme dans les contrées plus lointaines, conquises ou
converties plus tard, jusqu’en Afrique noire et en Inde, les esclaves, hommes
ou femmes, étaient là, par centaines toujours, par milliers parfois.
En 1334, Bayalûn Khâtun, épouse du sultan de Yanik (Iznik) en Asie
Mineure, alla rendre visite à son père. Un émir l’accompagnait, à la tête d’une
force armée de cinq mille hommes. « Elle avait elle-même, comme troupes,
près de cinq cents cavaliers, soit deux cents serviteurs esclaves et trois cents
Turcs. Elle était accompagnée de deux cents esclaves, la plupart grecques.
Elle avait près de quatre cents chariots, environ deux mille chevaux de trait et
de selle, près de trois cents bœufs et deux cents chameaux pour tirer les
voitures. Elle était accompagnée de dix eunuques grecs et d’autant
d’eunuques indiens… La princesse avait laissé la majeure partie de ses jeunes
filles esclaves et de ses bagages au camp du sultan316. » Autre rencontre,
d’une autre princesse, un peu plus tard, sur la côte sud de l’Anatolie, près de
la petite ville de Faniké : « Elle monta à cheval, en tête de ses esclaves, de ses
jeunes servantes, de ses eunuques et de ses serviteurs, au nombre d’environ
cinq cents. Ils étaient tous vêtus de soie brochée d’or et ornée de
pierreries317. »
Très loin de là, dans un tout autre contexte politique et social, le roi
musulman du Mali recevait messagers et ambassadeurs ou rendait ses
jugements en grand apparat, « environ trente esclaves se tenant derrière lui,
Turcs et autres, achetés par lui en Egypte318 ». Lors de ses déplacements, il se
faisait partout précéder de chanteurs de ganâbi (une sorte de mandoline) en
or et se faisait suivre de trois cents esclaves. Son interprète, nommé Dûghâ,
ne se présentait jamais sans ses quatre femmes et ses concubines, vêtues de
robes de drap rouge, coiffées de calottes blanches, accompagnées de trente
jeunes esclaves319.
Objets de luxe, certains et certaines surtout coûtant fort cher, les esclaves
figuraient toujours parmi les plus belles pièces des cadeaux offerts aux
souverains, aux alliés et parfois aux sujets dignes de considération. On les
appréciait certes pour leur valeur marchande mais aussi, très souvent, les
sachant originaires de contrées quasi inexplorées, comme des curiosités
exotiques au même titre que les girafes et autres animaux de la lointaine
Afrique. Un auteur arabe s’est appliqué à recenser et décrire dans le moindre
détail, en un volume parfaitement documenté, les présents que recevaient les
califes, les sultans et les princes musulmans d’Orient : dans tous les cas, les
captifs, originaires de tous les pays, Blancs ou Noirs, se comptent par
centaines. En Egypte, Khumarawaih fit remettre à son père, Ahmad ben
Tulum, au retour d’un raid guerrier vers le sud, cinquante chevaux et autant
de « jeunes nègres320 ». De même, en Occident, tout particulièrement au
Maroc : l’an 1072, l’Almoravide Yussouf ben Tashfin rencontra son cousin
Abu Bakr321 près de Marrakech et, quelques jours plus tard, pour preuve de
loyauté, lui fit don de vingt-cinq mille dinars d’or, de soixante-dix chevaux,
de soixante-dix épées et de vingt paires d’éperons tous décorés
d’incrustations d’or ; plus cent cinquante mules richement harnachées, cent
turbans, toutes sortes d’étoffes en grandes quantités, du bois d’aloès, du
musc, de l’ambre gris ; plus, enfin, vingt jeunes vierges esclaves et cent
cinquante et un Noirs capturés depuis peu, très loin de là, dans les pays du
Niger322. Au Maroc encore, quelque quatre cents ans plus tard, le sultan de
Fez fit présent à l’un de ses alliés, chef d’une tribu, de « cinquante esclaves
mâles et cinquante esclaves femelles ramenés du pays des nègres, dix
eunuques, douze dromadaires, une girafe, seize civettes, une livre d’ambre
gris et presque six cents peaux d’un animal qu’ils appellent elam [une sorte
de gazelle] et dont ils font leurs boucliers, peau étrange très prisée à Fez.
Vingt des esclaves mâles valaient vingt ducats chacun, ainsi que quinze des
esclaves femelles. Chaque eunuque fut évalué à quarante ducats, chaque
dromadaire à cinquante323 »… A la même époque, et c’est toujours Léon
l’Africain qui l’atteste, les askias du Songhaï ne recevaient jamais un hôte de
marque, un de leurs alliés ou de leurs grands officiers sans lui offrir de
nombreux hommes et femmes. Sonni Ali ne fut pas toujours un adversaire
acharné de tous les habitants de Tombouctou et chercha même à s’en
concilier quelques-uns. Au lendemain d’un raid dévastateur contre une tribu
rebelle, il fit don aux notables de ses amis et de son parti d’un grand nombre
de captives noires, plus quelques-unes tout particulièrement réservées aux
lettrés, aux docteurs de l’islam et aux saints hommes, leur enjoignant de les
prendre pour concubines324. En 1519, Muhammad Ier offrit cinq cents captifs
au chérif Ahmed Es-Ségli lorsqu’il lui rendit visite à Tombouctou et deux
mille autres lorsqu’il s’installa à Gao325.
SERVANTES ET CONCUBINES
Sur les marchés, il arrivait que les femmes soient plus appréciées et se
vendent plus cher que les hommes. Ce n’était pas, à chaque fois, pour les
cloîtrer dans un harem, lieu secret, fermé à tout étranger, mais plus souvent
pour le service domestique.
Evoquer ou même simplement imaginer la condition de ces esclaves
domestiques, leurs travaux, la façon dont elles étaient reçues, acceptées,
considérées dans les familles, à Bagdad ou au Caire, par exemple, n’est pas
facile. Et là, comme pour tant d’autres aspects de la vie sociale, l’historien
vérifie à quel point l’enquête peut être aléatoire, dépend de la nature des
sources, de leur nombre et de leur diversité. Si l’étude de cette main-d’œuvre
servile dans les villes d’Italie, de Provence ou de Catalogne au Moyen Age
fut longtemps négligée, parfois même complètement ignorée dans nos livres,
la documentation ne faisait pas défaut, bien au contraire. Des centaines de
textes législatifs ou judiciaires, jugements et arbitrages, et, plus nombreux
encore, plus riches d’enseignements surtout, des milliers d’actes de notaires
permettent de tout connaître sur les esclaves, sur leurs vies et les rapports
humains avec les maîtres ou les voisins : contrats de ventes, de locations ou
d’échanges, contrats d’assurance sur la vie des domestiques et, pour les
femmes, assurance pour se garantir des dangers de l’accouchement ; sans
compter les testaments qui, généralement, stipulaient que les esclaves
devaient être affranchis dès la mort du maître.
Force est de constater que, pour les pays d’islam, cette documentation
demeure quasi inexistante. Pour la ville du Caire, l’étude de Samuel Goiten
apporte quelques renseignements sur plusieurs aspects de cette domesticité
servile, mais dans un milieu circonscrit, celui de la Geniza, communauté
israélite dans les années 1080. Ici, les esclaves mâles, à vrai dire peu
nombreux, n’étaient pas tous réduits à de petits travaux. Certains occupaient,
au contraire, des postes d’autorité, hommes de confiance, commis et presque
associés, chargés des comptoirs et des missions, maîtres de conclure des
marchés pour le compte des grands négociants. Ces hommes, les gulams,
achetés très cher ou formés sur le tas au cours des années, faisaient bien leur
chemin, se savaient utiles, se montraient même suffisants, arrogants. Les
femmes, domestiques, nourrices pour les Blanches, chargées du ménage pour
les Noires, n’étaient ni misérables ni humiliées. On leur donnait des noms
qui, souvent, témoignaient même d’une certaine considération, voire de
l’affection des maîtres : Sagesse, Adroite, Prudente. Leurs enfants ne les
quittaient pas. Les ventes d’esclaves étaient toutes conclues entre personnes
privées, sans intervention de mercantis ni, bien sûr, d’expositions sur le
marché. Une femme juive du Caire, écrivant à son époux parti en voyage
pour ses affaires, lui rappelait qu’il devait ramener un cadeau pour leur
domestique et l’on note aussi qu’un formulaire, recueil d’exemples à l’usage
des hommes de la communauté juive, donnait alors le modèle d’une longue
lettre de condoléances pour des amis, à l’occasion de la mort de leur
esclave326.
Ce qui vaut pour les familles juives du Caire vaut-il pour les musulmans,
dans cette même ville ou ailleurs ? Ce n’est pas certain et l’on ne dispose,
pour y répondre, que de témoignages infiniment plus pauvres, à vrai dire
quasi inexistants. Ni actes notariés, ni lettres privées, ni sentences des juges.
Sur le service de la maison, sur les travaux du ménage, la cuisine, la garde
des enfants, rien ou presque rien. Et moins encore sur les façons dont les
maîtres, hommes ou femmes, traitaient leurs servantes esclaves. Rares sont
les voyageurs musulmans qui prennent soin de noter les qualités domestiques
des Noirs promis à la servitude. Al-Bekri visitant Aoudaghost en 1068 dit
certes que l’on y trouve d’excellentes cuisinières parmi les Noires ; il les croit
également expertes dans la préparation d’exquises pâtisseries, gâteaux aux
noix et au miel et autres sucreries327. Mais Ibn Battuta, qui a tant observé les
rois et les peuples, si longuement décrit les cours, les mosquées et les
dévotions, ne voit des serviteurs esclaves que sur les marchés de trois cités,
nulle part ailleurs, et encore n’est-ce vraiment qu’en passant et sans du tout
s’y attarder : à Damas « je vis un jeune esclave qui avait laissé tomber un plat
de porcelaine appelé sahn qui s’était brisé » ; à Tabriz, au marché des
joailliers, « de beaux esclaves vêtus d’habits somptueux, la taille prise par des
écharpes de soie, les joyaux en main, se tenaient devant les boutiques et
présentaient les bijoux aux femmes turques qui en achetaient beaucoup et
c’est à qui en acquerrait le plus » ; à Zafar, dans le sultanat d’Oman328 : « La
plus grande partie des vendeurs sont de jeunes femmes esclaves, habillées en
noir. » Visiblement, familier et hôte des palais, il n’est pas entré assez dans
l’intimité des notables et des marchands pour voir les domestiques au travail.
Il ne peut, et ce n’est qu’en une seule occasion chez un riche citadin d’Aden,
que compter les serviteurs et s’extasier : « Il recevait à sa table chaque nuit
vingt commerçants et le nombre de ses esclaves et de ses serviteurs dépassait
celui-là329. »
Une telle indigence de documents et une telle abondance de clichés
littéraires faussent évidemment l’idée que l’on s’est faite de la femme captive
en pays d’islam. Nous ne l’avons vue que recluse dans le harem, ou, chez les
maîtres moins fortunés, simplement concubine. Cela semblait aller de soi.
Les auteurs de ce temps, musulmans d’Orient et d’Occident, si discrets sur
les trafics, les marchés d’esclaves et les travaux des servantes attelées aux
tâches domestiques sous la férule de plusieurs maîtresses de la maison, se
montrent tous bien plus diserts pour parler des favorites. Tous, ou presque,
insistent longuement sur les avantages et les plaisirs que l’homme trouvait à
acheter une esclave : alors que le Coran ne permettait de prendre des épouses
qu’en nombre limité, celui des concubines ne l’était pas. De passage dans les
îles de l’océan Indien, dans les Maldives notamment dont tous les habitants
sont musulmans, Ibn Battuta ne s’étonne pas du tout, se félicite plutôt, de la
commodité offerte aux marins et aux marchands d’acquérir une ou plusieurs
femmes, par une sorte de mariage à terme : « Il y est facile de se marier à
cause de la modicité de la dot et de l’agréable commerce des femmes. La
plupart des hommes ne fixent pas le montant de la dot ; on se contente de
prononcer la profession de foi et de donner une dot considérée comme
suffisante, établie par l’usage. Quand les navires abordent aux îles, les
membres de l’équipage et les marchands se marient, et quand ils veulent
repartir, ils répudient leurs épouses. » En effet, les Maldiviennes ne quittent
jamais leur pays. Et Ibn Battuta de céder aux usages du pays : « Pour ma part,
j’ai épousé plusieurs femmes aux Maldives ; certaines ont pris leurs repas
avec moi, sur ma demande, et d’autres non » et, quelques feuillets plus loin :
« Enfin, je partis !… . Cependant, je répudiai mon épouse et la laissai là. Je
répudiai aussi la femme à qui j’avais fixé un terme et j’envoyai chercher une
esclave que j’aimais », puis, satisfait, de conclure, en toute simplicité : « Je
n’ai jamais connu de commerce plus agréable qu’avec ces femmes330 ! »
Certaines, dit-il encore, lui étaient données en cadeaux, en signe de
bienvenue, à telle ou telle escale, par le sultan ou par le vizir soucieux de
remplir leurs devoirs d’hôte : « Le lendemain, il m’envoya une esclave dont
l’accompagnateur me dit : “Le vizir te fait dire que si cette jeune femme te
plaît, elle est tienne, sinon il t’enverra une Mahrate” ; or ces femmes me
plaisaient beaucoup et je l’informai que mon seul désir était d’en posséder
une ; elle s’appelait Gulistan, c’est-à-dire “Fleur de jardin”, et connaissait le
persan. Elle me plut donc car les Maldiviens parlent une langue que je ne
comprenais pas. Le lendemain, le vizir m’envoya une autre jeune esclave de
Coromandel, appelée ’Anhari331. » Un peu plus loin, le voici dans la petite île
Muluk, où il devait embarquer pour la côte de Coromandel : « J’y séjournai
soixante-dix jours et eus là deux femmes332. »
De toute façon, sur aucun marché et dans nulle circonstance, dans les villes
les plus riches et les plus peuplées du monde islamique, au cœur des grands
Etats, et fort éloignées des terrains de chasse aux esclaves, le prix de ces
femmes captives n’atteignait le montant d’une bonne dot. Il paraît aussi
évident qu’elles se trouvaient davantage livrées à la volonté du maître.
Etrangères, elles ne pouvaient compter sur la protection de parents ; il leur
était impossible, voire dangereux, de dénoncer des mauvais traitements et
d’alerter l’opinion des voisins ; elles se montraient, les premiers temps du
moins, plus soumises, appliquées à plaire sans trop rechigner.
Avant d’acheter, l’homme pouvait les voir, leur parler à loisir et, dans une
certaine mesure, s’assurer de leurs qualités, en somme les choisir lui-même,
manifester ses goûts personnels, sans intervention de la famille ni de
marieuses patentées. « Les esclaves ont en général plus de succès que les
femmes libres. L’homme a la possibilité de tester une esclave à tous points de
vue pour bien la connaître quoique cela n’aille pas jusqu’au plaisir de l’essai
d’une relation intime. Il ne l’achète donc que s’il pense pouvoir en être
satisfait. Dans le cas d’une femme libre, il doit se contenter de consulter
d’autres femmes sur ce qu’elles pensent de ses charmes333. » Elles n’étaient
certainement pas mises en troupes ordinaires sur le marché. Au Caire
notamment, en dépit des lois réglementant les tractations et les ventes
publiques en vigueur à certaines époques, le client pouvait les visiter en
particulier dans des salons privés. « Plusieurs d’entre elles avaient le visage
recouvert d’un voile, que maints Turcs soulevaient en passant pour voir leur
visage. Et quand quelqu’un exprimait le désir d’acheter telle esclave, elle
était menée dans une chambrette sous la piazza, où l’acheteur a[vait] le loisir
de l’examiner plus en détail334. »
LA FEMME CLOÎTRÉE
Partout où l’islam s’était implanté, le harem était, chez les princes et chez
les riches, bien entré dans les mœurs. L’histoire ou, si l’on préfère, la
tradition, la légende plutôt, veut que le harem d’Abd ar-Rahmân III (912-
961), à Cordoue, ait compté plus de six mille femmes et celui du palais
fatimide du Caire près du double. Fort loin de là et en un autre temps, les
souverains musulmans d’Afrique noire rivalisaient eux aussi à qui aurait le
plus grand nombre d’esclaves et de domestiques femmes attachées à sa
personne. Chez les Haoussas, Mohammed Rimfa, roi du Bornou (1465-
1499), fit, dit-on, en une seule fois l’acquisition d’un harem de mille
concubines et nomma de nombreux eunuques à des postes importants de sa
cour et de son armée335. Ibn Khaldoun rapporte qu’à la cour de Mansa
Mousa, roi du Mali, « pour porter ses effets, javelots et lances, il y avait
parmi sa suite douze mille servantes vêtues de tuniques de brocart et de soie
du Yémen ». Makrizi, lui, dit quatorze mille336 !
Les musulmans, historiens et conteurs, insistent tous sur le succès des
favorites. Ils s’appliquent longuement à décrire leurs charmes et rappellent
sans cesse le soin pris à les choisir parmi les peuples d’Afrique où l’on
pouvait trouver les plus belles femmes. « Chez les Nubiens, elles sont d’une
très grande beauté. Elles sont toutes excisées. Elles sont d’une origine noble
qui n’a rien à voir avec l’origine des Sûdans ; sur tout le territoire des Nuba,
les femmes se distinguent par la beauté et la perfection des traits : lèvres
fines, bouche petite, dents blanches, cheveux lisses. Nulle part, parmi les
Sûdans, qu’ils soient des Makzara, de Ghana, de Kanem, des Bedja337, des
Habasha ou des Zendjs, on ne trouve, chez leurs femmes, une chevelure qui
soit lisse et flottante comme celle des femmes des Nuba. Il n’y en a pas non
plus, pour le mariage, de plus belles. Une esclave de chez eux coûte à peu
près trois cents dinars. Aussi sont-elles, pour toutes ces qualités, recherchées
par les rois d’Egypte qui renchérissent sur les prix de vente. Ils les emploient
aussi comme nourrices de leurs enfants à cause de la douceur de leur
compagnie et de leur grâce extraordinaire338. »
Ces femmes ne passaient pas de main en main et leurs maîtres ne les
vendaient que pressés par de grands besoins d’argent. Certains les
rappelaient, les rachetaient, ne pouvant vraiment se passer d’elles. Ibn Battuta
voulut, en route à travers le Sahara, acheter, non une simple servante,
concubine tout ordinaire, mais une esclave « instruite ». Il n’en trouvait pas.
Le cadi lui en envoya une qui valait vingt-cinq mithkâls mais son ancien
maître regretta de l’avoir cédée et demanda de résilier le contrat, proposant de
lui en indiquer une « du même genre, bien supérieure à la précédente » ; mais
celle-là appartenait à un Marocain qui, après avoir consenti, désira lui aussi
dénoncer le marché et insista beaucoup pour la reprendre, quelle qu’en soit la
condition. Ibn Battuta, en fin de compte, se retrouva seul : « Je refusai tout
net mais il faillit devenir fou et mourir de chagrin. Alors je résiliai l’accord
tout entier339. » Idrisi, occupé à rassembler tant de témoignages sur les routes
du Soudan, sur les jours de marche et sur les points d’eau, prête malgré tout
l’oreille à quelques récits merveilleux qui évoquent la vie de belles femmes
protégées et aimées par des hommes qui les avaient acquises à prix d’or et ne
voulaient pour rien au monde s’en séparer. Figures de légende, en dépit du
temps passé et de la distance : « Certains auteurs affirment que, selon la
tradition portée de bouche en bouche, il y avait en Andalousie une de ces
servantes, dont nous venons de parler, chez le vizir connu sous le nom d’al-
Mushafi. Il n’avait jamais vu une femme plus parfaite, des joues plus
fraîches, des dents plus belles, des paupières plus régulières, bref une beauté
plus accomplie. Ce vizir en était si épris qu’il ne se résignait pas à la quitter.
On dit qu’il l’avait achetée pour deux cent cinquante dinars almoravides. En
plus de sa beauté extraordinaire, elle avait un parler qui charmait les auditeurs
par la délicatesse de son accent et la douceur de sa prononciation. Elle avait
été élevée en Egypte et ainsi était devenue parfaite sous tous les rapports340. »
Effectivement, des écoles pour esclaves de luxe, au Caire, à Bagdad, Médine
et Cordoue, formaient des musiciennes et des chanteuses qui s’exerçaient et
même brillaient dans les arts et sciences, poésie, littérature, grammaire.
Ces belles esclaves, objets de grandes enchères, vite renommées pour leurs
talents, n’étaient cédées par les marchands qui en avaient assuré l’éducation
qu’à des prix astronomiques341. « S’il arrive qu’une fille nantie de toutes les
qualités de sa race soit importée à l’âge de neuf ans, passe trois ans à Médine
et trois ans à La Mecque, arrive en Irak à l’âge de quinze ans, y soit éduquée
et qu’on l’achète ensuite à l’âge de vingt-cinq ans, elle aura alors ajouté aux
excellentes qualités de sa race l’espièglerie des femmes de Médine, la
langueur des filles de La Mecque et la culture des femmes d’Irak. Elle mérite
alors d’être placée dans la prunelle des yeux et cachée derrière la
paupière342. »
Cependant, contrairement à ce que disent les contes d’Arabie et les romans
que nous aimons croire « orientaux », les femmes des harems ne servaient
pas seulement au plaisir de l’homme, loin de là. La plupart d’entre elles
surveillaient jour après jour les travaux domestiques et même les affaires,
transactions, investissements de toutes sortes, pour le compte des maîtres ;
elles régnaient sur de petites troupes de ménagères, de couturières et de
cuisinières. Certaines gouvernaient de main ferme des ateliers de poterie.
D’autres, non vraiment favorites de la couche princière mais distinguées pour
leurs talents politiques et leur sens de l’autorité, assumaient de hautes
responsabilités, recrutaient les espions, préparaient même les expéditions
armées et se trouvaient au premier rang lors des tractations de paix. « L’usage
veut que le sultan place à côté de chaque émir un de ses mamelouks qui fait
office d’espion. L’usage veut aussi qu’il place, de la même façon, des
esclaves femmes qui font le même office auprès des émirs et aussi des
“balayeuses” qui s’introduisent dans les demeures sans autorisation et sont
informées de ce qui s’y passe par les esclaves femmes ; ainsi ces
“balayeuses” peuvent renseigner les officiers de renseignements qui, à leur
tour, renseignent le souverain343. »
Pourtant, les récits des auteurs musulmans ne parlent pas souvent de ces
femmes-là, de leurs qualités, de la façon de les distinguer dans leur pays ou
sur un marché. Mais seulement de celles qui attirent les regards et les désirs
des hommes par leur allure, le teint de leur peau et de leurs cheveux et, plus
encore, par la forme du buste, en somme par le plaisir que les hommes
pourraient en avoir.
Les voyageurs témoignent, avec une étonnante application, de ce souci de
préciser les qualités physiques et les aptitudes, sexuelles surtout, des femmes
de tel ou tel peuple, mêlant souvent l’observation directe, prise sur le vif, à
des réflexions plus ou moins scabreuses, à des racontars et des on-dit.
Certains marquaient certes quelque discrétion, comme une sorte de respect
pour ces femmes, et leurs propos ne se départaient pas d’une manière de
dignité : « Dieu les a douées de remarquables qualités physiques et morales
au-delà de tout souhait : douceur du buste, éclat du noir, beauté des yeux,
blancheur des dents, agrément de l’odeur344. » Mais d’autres, certainement
bien plus nombreux, parlaient en vrais maquignons, de façon vraiment
triviale comme ils l’auraient fait sur un marché au bétail : « Ici, les habitants
sont un mélange de tous les pays car ils se sont établis du fait des nombreux
avantages et de la splendeur de ses marchés et du commerce. L’allure des
femmes n’a rien d’équivalent nulle part ailleurs. Les femmes esclaves sont
magnifiques et de couleur presque blanche, avec un corps bien balancé, de
merveilleux postérieurs, de larges épaules et leur sexe est si étroit qu’il donne
autant de plaisir que si elles étaient vierges toute leur vie. Aucune d’entre
elles ne voit ses seins s’affaisser de toute sa vie345. » Et encore : « On
rencontre les Buja entre le sud et l’ouest, dans la région qui se situe entre
l’Ethiopie et la Nubie. Elles ont la peau dorée, de beaux visages, des corps
doux et une chair tendre. Si elles sont importées jeunes, on leur épargne la
mutilation et on peut encore les utiliser pour le plaisir. Ces femmes sont en
effet excisées ; toute la partie supérieure du pubis est découpée jusqu’à l’os
au moyen d’un rasoir. Elles sont pour cela devenues fameuses346 », ou
encore : « Les hommes sont imposants, grands et beaux, les femmes sont très
belles, réputées pour l’amour et les plaisirs qu’elles procurent347. »
Al-Bekri n’a pas vu dans les oasis du grand désert, à Aoudaghost et à
Sijilmasa que de bonnes cuisinières mais aussi des jeunes filles « aux croupes
charnues, aux parties étroites, qui sont, pour ceux qui les possèdent, aussi
attrayantes que des vierges ». Il s’est soigneusement informé de leurs formes
et de leurs qualités, curieux de tout, comme il le serait des phénomènes ou
des animaux étranges, et recueille toutes sortes d’anecdotes, de petites
histoires, colportées de marché en marché. Il va, pour plus de vraisemblance,
jusqu’à citer ses sources et prend soin de noter que c’est bien un nommé
Muhammad ben Yusuf qui lui a rapporté ce qu’il tenait d’Abu Bakr, une
autorité parmi les pèlerins et les gens de bien, lequel le tenait d’un nommé
Abu Rustan originaire du Djebel Nefusa348 autrefois commerçant à
Aoudaghost. Cet homme, si prompt à faire partager ses émerveillements,
avait vu un jour une de ces femmes qui, suivant leur habitude, était allongée
sur le côté, de préférence à la position sur le dos. Son petit enfant s’amusait à
lui passer sous les reins et à ressortir de l’autre côté. La mère ne se dérangeait
absolument pas tant elle avait la partie inférieure du dos et la taille fines349.
Nombre des relations de voyages où l’on chercherait en vain des
descriptions des marchés aux esclaves et quelques réflexions sur l’ampleur de
ce trafic sont ainsi émaillées de petits récits et de réflexions souvent de fort
mauvais goût qui témoignent de ce profond mépris pour la nature humaine et
du soin de ne choisir que des esclaves capables de répondre aux demandes
des maîtres. Autant d’observations que l’on chercherait en vain dans les récits
des voyageurs chrétiens ou juifs de la même époque : Marco Polo ne
manifeste jamais cette sorte d’intérêt.
Pour les riches, la possession de jolies et jeunes esclaves, dotées de
merveilleux attraits et de grands talents, paraît une sorte d’obsession, en tout
cas un véritable phénomène de société. A tel point que le lecteur de quelques-
uns – et non des moindres – de ces souvenirs de voyages pourrait croire que
les trafiquants esclavagistes ne songeaient à présenter sur les marchés que de
jeunes et jolies captives, esclaves sexuelles, pour les harems et les couches
des maîtres. Et que certains historiens d’aujourd’hui ont pu, en Occident,
parler de l’« exploitation sexuelle » de ces esclaves par les musulmans. Et
que nos auteurs à succès se sont crus tenus pendant des siècles, à chaque
détour de leurs contes ou de leurs fables imités de ceux de Perse et d’Arabie,
de n’évoquer d’autres esclaves que les belles captives et les eunuques du
harem.
LES EUNUQUES
« Dans les premiers temps, c’est parmi les Abyssins que le souverain
d’Egypte choisissait ceux auxquels il confiait la garde de son harem, de ses
enfants, de ses femmes et de ses biens350. » D’autres, moins appréciés,
venaient des pays slaves ou de Grèce. On en importait communément de
Syrie et de Mésopotamie, fruits des razzias chez les Byzantins. Mais ces raids
ont cessé ou, du moins, se sont révélés moins rentables lorsque les lignes de
forts et de châteaux musulmans sur les frontières d’Anatolie ont faibli et
furent peu à peu abandonnés ou réduits à de simples postes de guet. Les
demandes se faisant toujours plus pressantes, l’on chercha ailleurs et les
Noirs de l’Afrique profonde firent prime sur les marchés, à Bagdad, dans le
Yémen et en Egypte. Trafiquants et maîtres croyaient qu’ils supportaient
mieux, ou moins mal, la castration, et qu’en tout cas ils se montraient dans
tous les services plus fidèles et plus soumis. Ces négoces prirent une
étonnante ampleur : recherche d’individus jeunes et de qualité, marchés et
réseaux appropriés, centres de castration eux aussi spécialisés, situés de
préférence dans les pays voisins, chez les Infidèles puisque la loi islamique
interdisait aux musulmans de pratiquer eux-mêmes les mutilations : « Le
marchand Al-Hajj Faraj al-Funi m’a raconté que le souverain musulman
d’Amhara [en Ethiopie] avait interdit de castrer les esclaves ; il considérait
cet acte comme abominable et tenait fermement la main à sa répression. Mais
les brigands s’en vont à une ville appelée Wâslu, qui est peuplée d’une
population mélangée et sans religion ; et c’est là qu’on castre les esclaves.
Ces gens-là, seuls dans tous le pays abyssin, osent agir ainsi. Quand les
marchands ont acheté des esclaves, ils les emmènent donc en faisant un
détour par Wâslu où on les castre, ce qui en augmente beaucoup la valeur.
Puis tous ceux qui ont été castrés sont conduits à Hadiya. Là, on leur passe
une seconde fois le rasoir et on les soigne jusqu’à leur guérison, car les gens
de Wâslu ne savent pas les soigner et ceux de Hadiya ont acquis une habileté
particulière pour soigner les eunuques. Pourtant le nombre de ceux qui
meurent est supérieur à celui des vivants, car il est pour eux terrible d’être
transporté d’un lieu à un autre sans aucun soin351. » Ces malheureux étaient
des Noirs d’Afrique orientale, des Zendjs des contrées proches de la côte ou
des Noirs des hauts plateaux, capturés parfois loin à l’intérieur au cours de
terribles razzias, acheminés alors vers le port de Berbera, proche du grand
comptoir musulman de Zaila, embarqués, exportés ensuite vers Aden ou vers
les marchés du golfe Persique. Les pertes furent, de tout temps, énormes.
Très tard encore, il y a seulement un peu plus d’un siècle, en 1885, Philipp
Paulitsche, géographe et ethnologue, explorateur de la Nubie puis du pays des
Somalis et des Gallas, notait que « la castration est pratiquée par les Gallas
[peuple au sud de l’Ethiopie] sur des garçons de dix à quinze ans, par
l’ablation des testicules ; la plaie est soignée au beurre. Il sort des
chargements entiers de ces eunuques par le port de Tadjoura352 ; les fatigues
du trajet et les mauvais soins en tuaient 70 à 80 % ». Ceux pris chez les
peuples du Niger ou dans la région du lac Tchad gagnaient l’Egypte au prix
d’un long parcours caravanier, épuisant, dangereux, ponctué d’étapes, certes
lieux de repos, mais aussi centres de castration : au bord du Nil à
Gondokoro353 ou à Khartoum et dans les oasis de Kebaboou et de Mourzouk,
dans le Fezzan.
Le rôle des eunuques, auprès des princes, des riches officiers et des
notables, est communément présenté d’une façon trop simpliste ou même
caricaturale, qui ne correspond nullement à la réalité. On ne les voit que
commis à la garde des femmes dans le harem, gardes dit-on inoffensifs, de
tout repos, puisque réputés impuissants, incapables de trahir l’honneur du
maître. Image passée dans tous les livres, ceux d’histoire y compris, image
imposée, comme tant d’autres dès qu’il s’agit des cours d’Orient, celles
notamment des sultans et des pachas, par la lecture des contes et des romans,
par toute cette littérature des Merveilles, par ces turqueries à la mode si
longtemps. Il était plus facile certainement de reprendre ces clichés, tous de
fantaisie, que de se reporter à de véritables témoignages.
Les eunuques, en fait, n’étaient pas tous complètement émasculés.
L’opération dite « à fleur de ventre », qui interdisait toute relation sexuelle,
s’avérait terriblement hasardeuse et se soldait par une mortalité considérable.
La plupart du temps l’on pratiquait une intervention plus légère, une ablation,
qui rendait seulement l’homme stérile. Et c’était bien ce que l’on cherchait
avant tout : s’entourer d’individus qui ne pouvaient avoir de descendance.
Contrairement à l’idée reçue, les harems étaient généralement administrés,
certes jalousement – certains aimeraient plutôt dire férocement surveillés –,
non par des eunuques mais par des femmes d’un certain âge, attentives à
mériter la confiance du maître de la maison.
Les eunuques étaient, eux, appelés à toutes sortes de fonctions et de
charges : hommes de conseil, gardiens non tellement des femmes et de la
maison domestique mais du palais, des lieux d’assemblées et d’audiences,
des salles ou des jardins réservés aux divertissements, des lieux saints
mêmes. A Médine « les serviteurs et les gardiens de cette noble mosquée sont
des esclaves abyssins ou d’une autre origine, qui ont belle apparence, un
aspect net et portent des vêtements élégants. Leur chef s’appelle le cheikh des
serviteurs et ressemble aux grands émirs par sa mise354 ». Investis de hautes
responsabilités, ces esclaves privilégiés pesaient sur les décisions, se
forgeaient de belles renommées, amassaient des fortunes, très ordinairement
possédaient eux-mêmes des biens de toutes sortes et, tout naturellement, se
trouvaient à leur tour maîtres d’un bon nombre d’esclaves. On les trouvait
aussi dans les armées, rarement hommes de troupes ou officiers subalternes,
mais aux postes de commandement. Ou, pour le plus grand nombre à en
croire les contes et les enluminures de cour, familiers et serviteurs du prince,
assistants lors de chaque réception ou cérémonie publique, pour faire nombre
et impression, signe de munificence.
Le calife abbasside al-Amin (809-813) entretenait déjà à Bagdad de très
nombreux eunuques, en deux corps séparés, les Blancs que les courtisans
appelaient les « sauterelles, et les Noirs, dits les « corbeaux ». Une
description de la ville à la même époque fait état, de façon certes
approximative et certainement très exagérée, de sept mille eunuques noirs et
de quatre mille blancs355. Un auteur arabe, ar-Rashid, décrit longuement la
réception donnée, en 917, à la cour du calife al-Muktadir356 pour les
ambassadeurs de l’empereur de Byzance. Ceux-ci passèrent d’abord, hors du
palais, entre deux haies de chacune mille eunuques noirs. Aux cérémonies et
aux fêtes, toutes grandioses, réservées à la cour et aux protégés ou amis du
calife, participèrent une foule d’eunuques vêtus de riches habits de soie, les
uns razziés ou achetés chez les « Slaves », les autres, plus nombreux, amenés
du pays des Zendjs. Dans le palais, on comptait jusqu’à quelque sept mille
eunuques, dont quatre mille blancs et trois mille noirs357.
Le Noir esclave et eunuque figurait régulièrement à l’arrière-plan des
scènes de cour, œuvres des peintres familiers des sultans ottomans, en Egypte
et à Istanbul, puis, plus tard, dans celles des artistes moghols de l’Inde. Un
exemplaire du Shaname (Livre des Rois), du poète persan Firdousi (940-
1020), daté de 1510, montre, par une illustration en pleine page, la naissance
du héros perse Rustum. Le nouveau-né, déjà de belle taille, vient à peine de
voir le jour, soutenu par un eunuque de race blanche et par une suivante, tout
ordinaire. Deux autres femmes se voilent la face ou essuient leurs pleurs et
deux autres encore lèvent les bras au ciel, tandis qu’un petit personnage, un
Noir celui-ci, apporte bassine et aiguière et qu’un autre, noir aussi, mais
richement vêtu, coiffé d’un beau bonnet rouge, paraît à une fenêtre358. Trois
belles et grandes enluminures d’un autre ouvrage décrivent non plus une
scène domestique mais les fastes de la cour du sultan ottoman. Dans les deux
premières, on le voit recevoir le grand vizir Ibrahim Pacha puis, sur un autre
registre, paraît ce même vizir en son palais ; les assistants, familiers et
eunuques certainement, six puis dix, sont tous des Noirs. Dans la troisième
scène, qui représente les funérailles de la mère du sultan, le peintre a placé,
en plusieurs plans et différentes attitudes, une foule de personnages, parents,
officiers de la cour, grands serviteurs, tous blancs, tous coiffés d’un très beau
turban. Mais à l’arrière, certes à demi cachés, leurs têtes seules visibles, se
tient un groupe d’une dizaine de Noirs, eux aussi coiffés de blanc359. Deux
siècles plus tard, deux peintures d’un livre de cour daté de 1720-1732 mettent
encore les Noirs en bonne place. Dans l’une, le chef des eunuques, un Noir
majestueux, vêtu d’un somptueux manteau gris, la tête prise dans une haute
coiffure de couleur blanche, conduit le jeune prince à la cérémonie de la
circoncision. Dans l’autre, les princes, les courtisans, les pages et les
eunuques assistent à un divertissement, danseuses et musiciens en vedette,
sur la rive de la Corne d’Or à Istanbul. Trois Noirs, imposants, habillés de
belles robes vertes, se tiennent debout, gardes solennels, tout près du
sultan360.
Les voyageurs venus d’Orient et même les chroniqueurs de Tombouctou
s’émerveillent de voir, dans les pays du Soudan, des centaines, certains disent
même des milliers, d’hommes et de femmes, courtisans, musiciens, danseurs,
entourer le roi dès qu’il paraît en public, lors des audiences, des réceptions ou
du moindre déplacement. Cérémonial fastueux, impressionnant, où figuraient
toujours une foule d’eunuques, tous esclaves : « Sept cents eunuques
entourent le roi, prêts à lui offrir leurs manches pour cracher dessus361. »
La présence des eunuques à la cour, dans le palais, très proches du maître,
et le soin pris à se les attacher répondaient à des préoccupations politiques
évidentes. Dans la famille royale, les frères, les fils, les épouses du prince
nourrissaient sans cesse toutes sortes d’intrigues et s’affrontaient en clans
plus ou moins secrets pour arracher la plus grande part des honneurs et des
charges ou même pour détrôner leur parent en place et prendre le pouvoir. Le
roi, ainsi isolé au sein de sa cour, devait sans cesse s’en méfier, les tenir
éloignés ou les faire étroitement surveiller, en tout cas s’efforcer de
gouverner sans eux, sans vraiment les informer de ses desseins et de ses vrais
alliés, donc prendre d’autres conseillers.
Le succès de certaines concubines et conseillères, jugées plus que les
épouses mêmes dignes de confiance, tenait certes, pour une bonne part, à leur
qualité d’étrangères : sans parentes parmi les autres femmes de la cour, elles
n’étaient liées à aucun parti susceptible de fomenter des complots. De plus,
pour comble de précautions et les rendre encore plus dignes d’une absolue
confiance, le maître veillait à ce qu’elles n’aient pas de descendance. Dans le
royaume du Bornou, en 1573, « le roi est servi par des eunuques et des jeunes
filles qu’il rend stériles avec certaines potions362 ».
L’eunuque, parfait esclave, offrait les mêmes garanties. Il tenait en main,
en bien des pays et plus particulièrement en Afrique noire, les clés et les
ressorts du pouvoir mais il ne pouvait transmettre à des héritiers ni son nom,
ni ses titres, ni ses fonctions, ni même ses biens et ses alliances. « Il est celui
qui pousse à son comble le caractère contre-parental de l’esclavage, celui qui,
par son état physique et quel que soit son sort juridique, est incapable de
constituer une aristocratie héréditaire ou dynastie usurpatrice363. »
En plusieurs Etats d’Afrique noire, ils se sont hissés jusqu’aux plus hauts
offices. Ainsi, dans le Songhaï, Alou qui, gouverneur de Kabara364, aurait dit-
on été à l’origine de la guerre civile qui opposa Tombouctou à Gao, et
Tabakali, chef du protocole, eunuque et esclave lui aussi, qui joua un grand
rôle dans la prise du pouvoir par l’askia Ishaq II. Le maître y trouvait de
grands avantages : il pouvait aisément s’en débarrasser dès qu’il le désirait,
en toute impunité, sans craindre la vengeance des fils et des parents. De fait,
le roi ne supportait aucune menace, aucune ombre et la vie de l’eunuque,
arrivé au faîte des honneurs, ne tenait pas à grand-chose. La légende dit que
Wakane Sako, l’un des quatre grands du Wagadu (au sud du fleuve Niger),
possédait un esclave valeureux, fidèle, et Wakane fit de lui « une bouillie de
sang ». C’est ainsi que les esclaves de cour, femmes ou eunuques, ont
largement contribué à créer en plusieurs pays d’Afrique « un modèle
gouvernemental, un système politique dans lesquels les fonctions n’étaient en
rien héréditaires et pas toujours viagères365 ».
Les armées
BLANCS OU NOIRS
Orient et Egypte
Les premiers successeurs de Mahomet n’avaient pour protéger leur camp
ou leur palais et les suivre au combat que des fidèles, hommes libres,
cavaliers pour la plupart, en forte majorité des Arabes. Le recrutement
d’étrangers, en particulier d’esclaves, ne devint vraiment appréciable que
dans les années 750, après la victoire des Abbassides sur les Omeyyades et le
transfert de la capitale de Damas à Bagdad. Les nouveaux califes, souvent
menacés par des partis ou des clans adverses, par des révoltes populaires
suscitées par les coptes chrétiens et par certains musulmans hérétiques,
devaient nécessairement s’entourer d’hommes qui n’auraient aucun lien de
sang et ne pourraient manifester aucune sorte de solidarité avec les
populations. Ces hommes qui, en toutes occasions, resteraient soumis à leur
maître, insensibles aux sollicitations des mécontents et des rebelles, ne
pouvaient être que recrutés très loin des pays conquis par les armées de
l’Islam. Ce n’était certes nulle nouveauté : les califes de Bagdad ne faisaient,
en cela comme en tant d’autres domaines, que suivre l’exemple des
empereurs et des rois de l’Antiquité, en Orient et à Rome, et l’exemple aussi,
bien plus proche, des empereurs byzantins de Constantinople.
A Bagdad, la garde prétorienne d’abord puis les troupes ordinaires de plus
en plus importantes comptèrent alors de forts contingents où les clients
naturels, parents, membres du clan du calife, et même, d’une façon plus
générale, les Arabes n’étaient pas les plus nombreux. Dès 766, quelques
années seulement après l’installation des Abbassides, un prêtre chrétien de
Syrie, en voyage en Irak, se plaignait de trouver partout sur son chemin, dans
les rues de la ville, « des essaims de grandes sauterelles » aux bizarres
harnachements, soldats et officiers de tous rangs, tous barbares et tous
esclaves, Khazars, Alains et Sikhs de l’Inde366. Par la suite, tous les califes,
tous les gouverneurs de l’Egypte et de l’Ifriqiya firent recruter, pour leurs
gardes et celles de leurs palais, des Slaves et des Turcs. Al-Mu’tasim,
huitième calife abbasside (833-843), lui-même fils d’une esclave turque, fit
enrôler, dit-on, quelque soixante-dix mille esclaves tous achetés en Asie
centrale.
Ce n’était pas assez et pas vraiment satisfaisant. Ces Turcs, excellents
cavaliers, guerriers redoutables, ne semblaient plus, au fil des temps, aussi
fidèles qu’autrefois, aussi soumis aux ordres. Très vite, le même al-Mu’tasim
prit ombrage de leur réputation, douta de leur loyauté et finit par craindre
que, seules forces notables de l’armée, ils ne s’emparent du pouvoir ou, pour
le moins, manifestent des désirs d’indépendance de façon insupportable.
C’est alors que, le développement de la traite négrière lui en donnant
l’occasion sans trop grever ses fonds de trésorerie, il fit rechercher, tout au
moins pour son infanterie, des esclaves noirs367.
Le recrutement de ces nouveaux guerriers, capturés en Nubie, dans les
pays de la haute vallée du Nil, devint de plus en plus aisé et de moins en
moins coûteux au fur et à mesure que les réseaux de trafiquants se mirent en
place et que l’on aménagea plusieurs pistes caravanières qui, pour les plus
fréquentées, furent tout simplement celles des pèlerinages vers La Mecque
par Le Caire. Dans tous les pays d’islam, d’Orient en Occident, on compta
ces soldats noirs, esclaves, par milliers368.
Ibn Tulum, gouverneur de l’Egypte qui se rendit indépendant du calife de
Bagdad et régna de 835 à 884, avait, affirment les chroniqueurs
contemporains, acheté, pour sa garde personnelle, quarante mille
« Soudanais », en fait des Nubiens. Ces hommes constituèrent le fer de lance
de son armée et demeurèrent son principal soutien contre ses adversaires et
ses ennemis de l’extérieur. Son fils, Khumarawaih, n’osait paraître dans Le
Caire que suivi d’une garde d’un millier de soldats esclaves, tous africains,
portant manteaux et turbans noirs. Lorsqu’en 905 Bagdad mit fin à cette
dynastie des Touloumides, le général, turc d’origine, envoyé par le calife
pour qu’il y rétablisse son autorité fit massacrer cette garde prétorienne de
Noirs. Cependant, dès 935, le nouveau gouverneur, Mohamed ibn Toughdj,
pourtant turc lui aussi, contraint de faire face, à l’ouest, aux attaques des
Berbères et des Fatimides, musulmans chiites maîtres de l’Ifriqiya, enrôla de
nouveau un grand nombre de Noirs. De même les Fatimides qui, victorieux
enfin en Egypte en l’an 968 après deux assauts infructueux, renforcèrent leurs
troupes jusqu’alors levées dans les tribus berbères par d’importants
contingents de Noirs. Sous leur règne, ces esclaves soldats ne venaient plus
seulement de Nubie mais du Soudan central, notamment des pays du lac
Tchad, conduits sur les marchés du Caire par des marchands caravaniers,
berbères presque tous, établis dans l’oasis de Zaouila.
Bien plus tard, à partir du XIIIe siècle, d’autres esclaves, des Blancs ceux-ci,
originaires de pays situés très loin hors du monde musulman, se comptèrent
aussi de plus en plus nombreux et de plus en plus puissants, capables de peser
d’un grand poids sur les destins du pays. Ils finirent par s’imposer en maîtres
absolus en Egypte. Ce furent d’abord les Turcs, alors païens, infidèles,
capturés lors de fortes expéditions armées dans les steppes de l’Asie centrale,
menés soit sur les marchés de Samarkand et de Boukhara, soit sur ceux du
Khorassan369 et ensuite redistribués selon les besoins vers différents centres
de la Mésopotamie et de l’Egypte. Mais, quelque temps plus tard, les Turcs
convertis et devenus de bons musulmans, la traite de ces esclaves guerriers,
de ces esclaves blancs que l’on appelait communément des mamelouks, prit
d’autres directions et dévasta d’autres régions, traite non plus aux mains des
Arabes et des Juifs mais des marchands italiens établis dans leurs comptoirs
d’Orient. Sur les rives de la mer Noire, en Crimée ou à Caffa, et dans le fond
de la mer d’Azov, à La Tana, ou même à Pera, faubourg de Constantinople de
l’autre côté de la Corne d’Or, Génois et Vénitiens achetaient les Tatares et les
Russes à des trafiquants qui se hasardaient loin à l’intérieur des terres, ou
directement aux familles et aux tribus qui, pressées par la famine et la misère,
se séparaient ainsi de bouches à nourrir contre une petite somme d’argent ou
quelques vivres et des pièces de tissus. Les femmes étaient menées, une par
une ou par petits groupes, jusqu’en Italie où elles servaient de domestiques
dans les villes. Les hommes, de jeunes hommes surtout, embarqués sur des
navires portant chacun plus d’une trentaine de « têtes », étaient débarqués en
Egypte où on les entraînait au métier des armes.
Cette traite maritime qui, dans le même trafic, associait chrétiens et
musulmans, sans nul doute très active mais connue seulement de façon très
approximative par des documents épars – reconnaissances de dettes,
quittances et règlements de comptes entre particuliers –, s’est maintenue
pendant plus de deux siècles. La prise de Constantinople par les Ottomans
en 1453 et celle de Caffa en 1475 y ont mis fin. Les trafiquants ne trouvant
plus à importer aussi facilement ces mamelouks de la mer Noire qu’ils
nommaient les Kipcak370 allèrent alors prospecter eux-mêmes les marchés du
versant nord du Caucase et en ramenèrent d’autres esclaves, jeunes gens et
enfants, Circassiens, Tcherkesses, Mingréliens, Abkhazes, eux aussi futurs
guerriers371.
Maroc
Très tôt, dès le temps de leurs premières expéditions au-delà du Sahara, les
Almoravides du Maroc prirent des Noirs, razziés ou achetés, chez les
« Soudans » de l’Afrique de l’Ouest. Youssouf ben Tashfin en fit venir
jusqu’à deux mille pour sa garde à cheval. Après lui, toutes les troupes
marocaines sans exception ont, tout au cours des temps, compté de
considérables contingents de soldats noirs. Très tard encore, Moulay Ismaïl
(1672-1727) mit sur pied une formidable armée de métier formée
exclusivement d’esclaves du Soudan. Les premiers, achetés aux marchands
caravaniers, furent, par milliers déjà, installés sur de petites exploitations
agraires en compagnie de jeunes Noires, esclaves elles aussi. Leurs enfants
recevaient, à l’âge de dix ans et pendant cinq années, un enseignement
religieux et un entraînement militaire de tous les instants ; soumis à une
sévère discipline, ils formèrent bientôt une armée de fanatiques de cent ou
cent cinquante mille hommes. Les docteurs de l’islam, les ulémas, affirmaient
que c’étaient là pratiques contraires à la Loi. Ils disaient surtout que ces
guerriers, hommes de métier, qui n’avaient jamais connu qu’un total
isolement, étrangers à la société, séparés du peuple par des fossés
infranchissables, provoquaient trop souvent, dans les villes du Maroc même,
de graves colères et rébellions.
Cas sans doute unique, très particulier en tout cas, dans l’histoire de
l’Ancien Monde, les guerriers de l’Islam, esclaves blancs ou noirs, exécuteurs
souvent de vilaines besognes, ont souvent pesé très lourd sur le sort des Etats.
Les califes et les sultans, les gouverneurs et les généraux, les responsables de
la paix dans les villes, avaient sous leur commandement des hommes
totalement allogènes, incorporés de force, n’ayant d’autre raison de servir que
leur survie et quelques profits, sur le moment. Non des parents, membres de
tribus depuis longtemps alliées, unis par une fidélité ancestrale. Non pas
même de véritables mercenaires tenus en main par l’attente de fortes soldes et
l’assurance, victoires et âge venant, de bons établissements, terres à cultiver
sans trop de mal et petits offices dans l’administration. Mais bien des
esclaves, la plupart sans aucun espoir de sortir de leur condition, sans liens
charnels avec le pays, sans descendance non plus.
De la vie des guerriers blancs peu nous est dit. Nourris et logés, vêtus et
armés sans nul doute. Mais des soldes, rien ou presque rien ; aucune idée du
montant exact si tant est qu’elles aient été effectivement versées de temps à
autre. Ce que l’on sait des mamelouks, en dehors de leurs querelles et de la
façon dont ils s’emparaient du pouvoir, est, en somme, fort peu de chose.
Plus tard, dans Alger, les janissaires, eux aussi arrachés enfants dans les pays
des Infidèles, corps d’élite eux aussi, guerriers redoutés tant sur terre que sur
les galères de combat, vivaient surtout de leur part du butin, de ce qu’ils
pouvaient prélever de façon plus ou moins modérée mais jamais discrète sur
les Maures des tribus de l’intérieur, et surtout – par-dessus tout – des
exactions commises à longueur de journée dans la ville. Par les rues, les
cuisiniers de leurs casernes brandissaient une hachette en entrant dans les
boutiques pour piller pain, œufs et viandes, « sans qu’aucune considération
puisse les obliger à lâcher prise ou à payer le prix ». Nombre d’entre eux
exerçaient de petits métiers, misérables même. Ils traînaient, piliers des cafés,
s’enivraient de vin, coupables d’abus et craints de tous375.
Les Noirs n’étaient certainement pas mieux lotis, plus mal considérés sans
doute et redoutés. On sait plus d’une saison où, mécontents – car les vivres
avaient été confisqués en chemin par quelque officier avide de profit –,
affamés, criant leur misère et leur haine, on les vit courir les rues de la cité
pour piller, tuer, au mieux rançonner. Au Caire, dans l’hiver 1036-1037, lors
de la grande famine, les Noirs de la garde mirent à sac les entrepôts de grains
et les magasins, firent main basse sur les maigres réserves des habitants.
Deux auteurs au moins, tous deux témoins d’horribles carnages, évoquent de
terribles atrocités : « Ils attrapèrent les femmes avec des crochets, leur
arrachèrent des lambeaux de chair pour les manger, sur le coup376. »
Noirs et Blancs ne se supportaient pas. L’opposition raciale fut sans doute
la cause immédiate de révoltes et de conflits tout aussi décisifs que la lutte
pour l’émancipation et le refus d’une vie misérable. En Egypte, les Noirs,
soldats et domestiques, n’ont cessé de se dresser contre les guerriers turcs ou
tcherkesses. En 1260, les garçons d’écurie, nubiens et soudanais, ameutèrent
d’autres Noirs, esclaves et soldats ; ils se proclamèrent fidèles aux sultans que
les mamelouks venaient de supplanter, s’emparèrent de chevaux et d’armes
et, en pleine nuit, menés par un chef religieux qui leur promettait des terres,
allèrent par les rues piller les maisons et tuer ceux qui traversaient leur route.
Les troupes de mamelouks, blancs donc, les cernèrent sans mal et les firent
prisonniers. Au petit jour, ils furent tous crucifiés à l’une des portes de la
ville.
Blancs contre Noirs : ce fut pour les maîtres une façon d’assurer leur
pouvoir en jouant des uns contre les autres. En Egypte toujours, mais deux
siècles plus tard, alors que les factions des mamelouks ne cessaient
d’intriguer les unes contre les autres pour prendre le pouvoir et que les
sultans ne pouvaient tenir en place que quelques mois, l’un d’eux, en 1498,
tenta de secouer cette insupportable tutelle des guerriers blancs, ses frères de
race pourtant. Il leur infligea une dure humiliation en comblant de faveurs au-
delà du raisonnable et du tolérable un esclave noir, Farajallah, chef des
arquebusiers de la citadelle. Il lui fit épouser une esclave circassienne du
palais et lui fit don d’une tunique à manches courtes, toute semblable à celles
que portaient les guerriers mamelouks. Ceux-ci répondirent aussitôt à
l’insulte avec une rare violence ; ils se lancèrent à l’attaque, eurent vite le
dessus, tuant au moins cinquante Noirs dont Farajallah lui-même, et mirent
les autres en fuite. Le sultan, dûment sermonné par ses proches, les émirs et
ses parents, se vit contraint de faire amende honorable.
Ces guerriers noirs, esclaves pourtant, n’étaient nulle part de simples
auxiliaires, méprisés. Nulle part non plus seulement des soldats de parade
exhibés lors des fêtes et des réjouissances publiques, à la suite du maître,
pour faire nombre et frapper d’émerveillement. Tout au contraire : ils
maintenaient l’ordre, réprimaient les colères des foules bien mieux que ne
l’auraient fait tous soldats plus proches du commun des habitants. Arrachés à
leurs pays d’Afrique, ils vivaient loin du petit peuple dont ils ne parlaient pas
bien la langue. Ils ne partageaient ni les souffrances ni les inquiétudes des
sombres années. Mal aimés, venus d’un autre monde et d’un univers peuplés
d’hommes dont tant d’écrits et de discours disaient la mauvaise nature, on les
disait cruels, prêts à servir le calife ou le sultan en tous moments et à noyer
les rébellions dans le sang. Ce n’étaient pas vaines frayeurs. Déjà, en
l’an 749, le calife Yahia avait chargé son frère Abu Abbas, fondateur l’année
suivante de la dynastie des Abbassides, de châtier les habitants de Mossoul
révoltés ; il rassembla trois ou quatre mille Noirs, originaires de l’Afrique
orientale, recrutés tout récemment, à peine pris en main, et les lança à
l’attaque de la ville désarmée. Ils la mirent à feu et à sang, massacrant
femmes et enfants377. En Egypte, al-Hakim fit, en 1021, donner ses troupes
de Noirs contre le peuple de Fustat : incendies, orgies, viols et massacres.
Ces esclaves soldats firent constamment peser de graves menaces sur le
pouvoir. En 836, de crainte des révoltes populaires et d’une rébellion
fomentée ou soutenue par la milice formée de Turcs et d’Iraniens, pourtant
recrutée par lui depuis peu de temps, al-Mu’tasim fit transférer son palais et
son gouvernement de Bagdad à Samarra, ville nouvelle construite en hâte, à
soixante milles plus au nord, à l’écart de toute mauvaise surprise. Partout,
dans tous les pays de l’Islam, les hommes de troupe exigeaient de se faire
entendre jusqu’à devenir les seuls maîtres et fonder même, en plusieurs pays
et à différentes époques, des dynasties, manifestement d’origine servile et
étrangère, plus ou moins stables. En Egypte, certains esclaves turcs, les
mamelouks, connurent très vite d’étonnants destins, hommes de guerre et de
pouvoir auréolés d’un grand prestige, chargés de hautes responsabilités. Un
des bons historiens de ce temps, Abu-i-Mahasim Yusuf, fils lui-même d’un
émir turc, leur consacre près de trois mille notices biographiques dans son
Dictionnaire. En 1250, le Turc Aibek, mamelouk, exerça d’abord la régence
au nom d’un jeune prince incapable de se faire entendre et fut proclamé
sultan le 12 novembre 1251, le premier d’une dynastie qui ne fut détrônée
qu’en 1382 par Barbouk, chef d’une autre faction des mamelouks, celle des
Tcherkesses, eux aussi esclaves guerriers ou anciens esclaves. Avec, il est
vrai, des fortunes diverses, chacun de leurs sultans ne restant jamais bien
longtemps en place, ces mamelouks tcherkesses régnèrent en Egypte jusqu’à
la conquête du pays par les Ottomans, en 1517. Et ces Ottomans
s’empressèrent de recruter, pour leurs armées d’Egypte et faire opposition
aux esclaves blancs, un grand nombre de Noirs.
Ce « phénomène mamelouk378 », montée au pouvoir d’une société de
guerriers, esclaves recrutés en de lointains pays, n’est pourtant pas unique.
On sait que d’autres mamelouks, esclaves blancs, régnèrent un temps au
Yémen. En Inde, Mohamet Gori, sultan turc de Ghor et de Gahzni, avait
conduit raids et pillages dans le Pendjab et jusqu’au Gange ; l’un de ses
esclaves turcs, Qutb ud-Din Aïbak, s’était emparé de Delhi en 1192. A la
mort de Mohamet, en 1206, une « dynastie des esclaves » s’est établie dans
Delhi.
L’Histoire ne parle généralement que de ces mamelouks, esclaves et
mercenaires blancs, mais l’on sait que des guerriers noirs réussirent, eux
aussi, à prendre la tête d’une cour et même d’un pays. En 946, au Caire, à la
mort du calife Mohamed ibn Toughdj, un eunuque noir, nommé Musc-
Camphre ou Abou el-Misk Kafour (Kafour : « le Noir »), chef de l’armée,
auréolé de retentissantes victoires sur les Fatimides et sur les Berbères, exerça
la régence, en fait tout le pouvoir, pendant une vingtaine d’années sans
soulever d’opposition. En 946, le calife abbasside de Bagdad le reconnut
comme maître de l’Egypte379.
Dans aucun royaume ou empire, en Orient ou en Occident avant ou après
l’Islam, la fortune des souverains ne fut soumise au sort des batailles de rues
entre des troupes d’esclaves soldats, le plus souvent les Noirs contre les
Blancs, comme elle le fut dans l’Orient musulman et, plus encore, en Egypte.
A longueur de règnes, les guerriers, complètement étrangers au pays, amenés
de fort loin et mal ou pas du tout insérés dans la population, furent arbitres
lors des conflits, des querelles entre les chefs ou les dynasties, sollicités,
prenant forcément parti pour les uns ou pour les autres, capables d’emporter
la victoire. Au Caire, les Noirs formaient, en 1169, la principale force armée
du calife fatimide al-Adid380. Saladin, général d’origine kurde, envoyé à la
tête de Turcs et de Kurdes pour reprendre le pays en main, fit emprisonner le
chef des eunuques noirs, l’accusa de comploter avec les croisés francs et le fit
décapiter ; il exigea ensuite la démission de tous les eunuques africains du
palais. Les Noirs de la garde, furieux à l’annonce de la mort d’un homme
qu’ils savaient leur protecteur et leur porte-parole, emportés, aux dires mêmes
des chroniqueurs musulmans du moment, « d’une vive solidarité raciale »,
prirent aussitôt les armes. Pendant deux jours du terrible été, au mois d’août,
quarante ou cinquante mille hommes se lancèrent à l’assaut. En vain : le
calife, terrorisé et indécis, déjà prisonnier des hommes de Saladin, refusa
d’aider ceux qui l’avaient pourtant fidèlement servi et fit crier, par l’un de ses
officiers, que le temps était venu de chasser du pays « ces chiens d’esclaves
noirs ». Saladin envoya un fort détachement de cavaliers dans leurs quartiers
avec ordre de « tout brûler, leurs maisons et leurs enfants ». Quelques jours
plus tard, les poètes à sa solde chantèrent cette « bataille des Blancs, bataille
des Noirs » et la victoire des Blancs qu’ils affectaient de voir aussi glorieuse
que celles remportées par ce même Saladin en Terre sainte contre les Francs.
L’historien al-Makrizi décrit certes l’horreur de ces combats de rues,
massacres et mises à sac, mais c’est sans vraiment s’attendrir et encore moins
pour s’en indigner ; c’est, pour lui, une bonne occasion de dire tout le mal
qu’il pense des Noirs et de fustiger leur arrogance : « Lorsque leurs outrages
et leurs méfaits devinrent insupportables, Dieu les réduit à néant, pour leurs
péchés381. »
L’infamie, la honte
Aucun historien n’a, depuis plus de deux cents ans, nié l’horreur de la
traite négrière. C’est bien ainsi. Mais vraiment très rares sont ceux qui sont
allés jusqu’à en étudier ou même simplement en évoquer les différents
aspects en différents moments. Ils s’en sont tenus aux Européens, aux
armateurs et aux négociants français de Saint-Malo, de Nantes, La Rochelle
et Bordeaux. De leurs sinistres « voyages triangulaires » à travers
l’Atlantique pour porter les Noirs aux Antilles, tout fut décrit, chiffré tant
bien que mal, livré ensuite et largement exploité par les sociologues et, plus
encore, par les romanciers. Quel livre d’histoire maritime et quel récit
d’aventures pouvaient ne pas décrire les drames de la traite, des marchés, des
sordides cantonnements et des traversées à fond de cale ? Mais, des
musulmans et des Africains eux-mêmes, convertis ou non, pas un mot ou
presque : l’on ne s’aventurait qu’à pas comptés. L’histoire de l’Afrique s’est
écrite sans que l’on veuille vraiment porter attention à cette traite, la première
pourtant et la plus importante de toutes.
Les auteurs assez indépendants pour écrire sur l’esclavage dans les pays
d’islam, tels Meillassoux (Anthropologie de l’esclavage, 1977) et Gordon
(L’Esclavage dans le monde arabe, VIIe-XXe siècle, 1987), n’ont trouvé que de
faibles échos, ignorés des fabricants de manuels ou d’ouvrages plus
généraux. Le refus de parler vrai et, surtout, la complaisance qui consiste à
n’accuser que les hommes de son pays, de sa communauté de culture et de
religion ont pendant longtemps inspiré les travaux, français et anglo-saxons
notamment, qui, tous, ont régulièrement affirmé que seule la traite atlantique
des chrétiens aux XVIIe et XVIIIe siècles avait dépeuplé l’Afrique. Les
musulmans ne seraient vraiment intervenus que plus tard et, au total, leur
action serait demeurée sinon tout à fait négligeable, du moins très inférieure,
bien moins dévastatrice que celle des chrétiens. Le Dictionnaire
encyclopédique d’histoire de Michel Mourre, édition de 1986, consacre plus
de quatre grandes pages à l’esclavage et présente, en fait, trois articles
séparés : l’un sur l’Antiquité romaine, un autre, plus important, sur la traite
atlantique et coloniale des chrétiens, et un autre sur les mouvements
d’émancipation. Rien, absolument rien sur les musulmans. Les trafiquants et
les caravaniers de l’Islam, actifs pendant bien plus d’un millénaire, n’ont tout
simplement pas existé.
Les recherches et les mises au point certes très courageuses mais tout de
même incomplètes de Serge Daget410 (il ne parle des Portugais que pour les
tout premiers temps et encore moins des Américains associés à la grande
traite atlantique ; le mot « Juif » ne figure pas à l’Index de l’ouvrage) n’ont
pas fait sensiblement modifier les manières d’écrire et encore moins celles de
discourir, dès qu’il s’agit d’une tribune publique. Le livre plus récent de
Bernard Lugan, où le problème de l’esclavage africain est magistralement
replacé dans son contexte, devrait, lui aussi, faire prendre davantage
conscience de ce que fut la traite musulmane et remettre quantité de fausses
idées en place411.
De vrais savants de nos pays ont beaucoup étudié la religion, la civilisation
et la société islamiques, et, pour cela, traduit un nombre considérable de
textes arabes ou persans, de toutes sortes, chroniques et histoires, romans,
drames, contes et recueils de vers, certains n’étant même que des œuvres
mineures dont l’intérêt pouvait paraître très limité. Mais ce ne fut jamais pour
aborder l’étude en profondeur des sociétés et la place des esclaves dans la cité
musulmane. Le traité d’Ibn Butlan sur l’esclavage, ce guide écrit à l’intention
du commun des clients pour qu’ils sachent mieux choisir l’homme ou la
femme proposés à la vente sur les marchés, ne fut pas traduit et est demeuré
comme inconnu. Texte essentiel pourtant qui, à en croire les rares passages
tout de même recopiés ici et là en des ouvrages d’érudition, donne de
remarquables précisions sur la façon dont les esclaves, blancs et noirs, étaient
appréciés et plus ou moins recherchés ; précisions aussi sur les prix, sur les
procédés des trafiquants pour tromper les clients ; sur les aptitudes des
malheureux, ou aux services domestiques, ou aux jeux de l’amour. En somme
un véritable manuel pour bien conduire une main-d’œuvre servile ou
l’exploitation sexuelle des jeunes femmes. L’auteur n’était pas un homme de
peu, personnage obscur ou de sinistre renommée. Tout au contraire : un
médecin de grande réputation, habitué des cénacles savants, écrivain de
qualité estimé pour une dizaine d’ouvrages. Nos spécialistes du monde
musulman, historiens de la langue ou de la société, ne l’ont pas ignoré ; ils
ont traduit et commenté un autre de ses ouvrages, son Tacuinum sanitatis, ce
traité sur les propriétés thérapeutiques des plantes, maintes et maintes fois
recopié, retraduit, démarqué par la suite. Mais non son guide pour bien
choisir ses esclaves.
Sur les mille et une filières du trafic des esclaves en Afrique, toutes aux
mains des négociants et des caravaniers musulmans, nous recevions pourtant,
du moins pour une période très tardive, quelques échos : récits circonstanciés
des explorateurs et des missionnaires, tels ceux de Livingstone (1813-1873)
qui courut de grands risques et consacra les dernières années de sa vie à
dénoncer et à traquer les maudits chasseurs d’hommes ; journaux des
commandants des armées lancées en Afrique occidentale à la poursuite des
rois tyrans et des capitaines de vaisseaux qui, en mer Rouge, tentaient
d’intercepter les boutres arabes et leur arracher leur bétail humain. Rien n’y
fit. Ces hommes, visiblement, n’étaient pas crédibles : Blancs donc suspects ;
hommes d’Eglise naïfs, prêts à porter crédit aux légendes, ou, pires que tous,
militaires, affreux colonialistes qui ne songeaient nullement à libérer des
captifs mais portaient mort et misère au cœur de sociétés jusque-là paisibles.
C’est de propos délibéré, consciemment, que les auteurs se sont alignés sur
des schémas conventionnels, modèles de discrétion. Certains y ont mis bien
de la naïveté, ou l’ont fait croire, mais d’autres beaucoup de mauvaise foi,
allant jusqu’à taire ce qu’ils savaient évident ou faire dire aux textes ce qu’ils
ne disaient pas. Freeman, savant incontesté, érudit, homme de terrain aussi
sur les champs de fouilles, si attentif à dater exactement les moindres
monnaies des comptoirs musulmans d’Afrique orientale et à reconstituer les
généalogies des sultans, ne s’intéressait pas aux esclaves. Plutôt, il voulait les
ignorer et prétendait, sans sourciller, que sur le littoral, au sud de Mogadiscio,
les musulmans n’avaient certainement pas pratiqué la chasse aux Zendjs
avant l’arrivée des Portugais. Le grand trafic de cette côte se limitait, écrit-il,
à une sorte de cabotage du nord au sud, de proche en proche entre Kilwa,
Mogadiscio, Malinde, puis Mombasa et Pate. Et là, ivoire et or, rien de
plus412. La chasse aux hommes, elle, ne fut nullement source de négoces et
de profits. Les éléphants et l’or, mais pas les hommes. Ce qui lui permet
aussitôt d’affirmer que, dans l’ensemble, transsaharienne et maritime, la traite
musulmane est demeurée très inférieure à celle des Européens, chrétiens,
dans l’Atlantique.
Par ailleurs, ce même grand spécialiste ne voit les esclaves noirs dans le
monde musulman d’Orient que très peu nombreux, jamais employés en
troupes pour de durs travaux mais seulement et simplement pour le service
domestique chez les riches et pour le harem, en quelque sorte objets de luxe.
Il lui faut bien admettre que la Guerre des Zendjs, révolte des Noirs en
Mésopotamie, dont parlent très longuement tous les historiens musulmans
eux-mêmes, n’est pas pure invention et témoigne à l’évidence de la présence
de foules de travailleurs noirs sur les marais que de grands propriétaires
faisaient assécher. Mais c’est pour affirmer aussitôt que ce fut là l’exception,
comme une aberration, triste et déplorable expérience absolument unique, qui
a échoué et qui, ces Noirs étant devenus trop impopulaires, ne fut
certainement jamais reprise par la suite413 !
Les chercheurs eux-mêmes savaient encore, il y a seulement une vingtaine
d’années, rester fort discrets. Le premier grand colloque sur l’esclavage tenu
à Los Angeles annonçait clairement l’intention et, s’entourant de solides
précautions, marquait bien les limites de l’audace : on ne devait y débattre
que de la traite maritime atlantique. Mer Rouge et océan Indien inconnus.
Sahara de même. Bien plus sérieux, pas du tout approximatif celui-ci, le
colloque réuni à Nantes en 1985, sous la direction de Serge Daget, voulait
évoquer tous les aspects de l’esclavage en Afrique ; mais les actes, publiés en
deux forts volumes, au total trente-six contributions, n’en comptent pas plus
de trois consacrées à la traite dans l’intérieur de l’Afrique, dont deux aux
razzias par les rois noirs ou par les musulmans, l’un des deux auteurs étant un
historien ivoirien, professeur à l’université d’Abidjan.
APRÈS L’INTERDICTION
Les mêmes historiens qui s’appliquent à donner de ces traites musulmanes
une image fort acceptable, mirent un soin égal à ne pas rappeler qu’elles ont
persisté et se sont sans nul doute largement développées alors que les nations
européennes, chrétiennes, s’engageaient à les interdire. Les grandes
plantations de coton d’Egypte, productrices des célèbres « longues fibres »,
devaient tout à l’exploitation des Noirs esclaves. L’installation du sultan
d’Oman à Zanzibar, en 1840, s’accompagna aussitôt d’un extraordinaire
développement du trafic esclavagiste. Zanzibar et Pemba recevaient chaque
année de quinze à vingt mille Noirs, razziés pour la plupart très loin à
l’intérieur des terres. Certains étaient embarqués sur les boutres arabes,
menés dans les ports d’Arabie, du golfe Persique et des îles Mascareignes ;
mais le plus grand nombre demeuraient sur place, à cultiver les champs de
girofliers, fortune des îles, sous la férule des esclaves-chefs, les nakoas, de
terrible réputation. Dès 1849, on comptait environ cent mille esclaves à
Zanzibar et deux cent mille en 1860, sur une population totale de trois cent
mille habitants414.
A la même époque et sur le continent, les terres des alentours de Malinde,
alors pratiquement incultes et délaissées, prises en main par des exploitants
arabes, ont connu en une dizaine d’années une étonnante prospérité, au point
de fournir en céréales de diverses sortes toutes les villes et territoires de la
côte orientale. Là aussi, dans ce « grenier de l’Afrique », main-d’œuvre
exclusivement servile et donc traite des Noirs.
L’interdiction de la traite, officialisée en Angleterre en l’an 1807 et huit
années plus tard en France, en 1815, ne fut certes pas immédiatement suivie
d’effets et les armateurs des puissances occidentales ne se résignèrent
évidemment pas à tout abandonner de leurs trafics. Pour échapper aux
contrôles, les Français firent armer des navires dans les ports de la Martinique
ou de la Guadeloupe. Cent trente-neuf négriers furent tout de même arrêtés
par les croisières de surveillance. Champions du mouvement antiesclavagiste
activement soutenus par plusieurs hommes politiques (W. Pitt, Castlereagh,
Canning), par la Société philanthropique de Wilberfare, par la Church
Missionnary Society et par le gouverneur de la Sierra Leone, Maxwell, les
Anglais se heurtaient à de vives oppositions et eurent fort à faire à traquer les
délinquants. En 1819, la Marie, de l’île Saint-Martin ou de la Guadeloupe, fut
arraisonnée, portant trois cent dix captifs dont soixante femmes, et la
factorerie de Thomas Sterne et des frères Curtis, qui sur le rio Pongo, grand
centre de cette traite illégale, les avait livrés selon un contrat en bonne et due
forme, fut incendiée. L’an suivant, trois autres entrepôts de négriers furent
canonnés et détruits mais un officier anglais fut tué sur le coup et six marins
demeurèrent longtemps prisonniers des forbans415.
« Lorsqu’elle s’attaquait à la traite dans les pays musulmans, la Grande-
Bretagne rencontra des difficultés comme elle n’en avait pratiquement jamais
connu avec les Etats européens impliqués dans le trafic à destination des
Amériques416. »
A quelle date les trafiquants musulmans ont-ils cessé leurs razzias et
abandonné de si fructueux négoces en Orient comme en Mauritanie ?
Le 8 juillet 1842, le lieutenant-colonel Robertson, résident officiel dans le
golfe Persique, écrivait une longue lettre en réponse à une demande d’enquête
sur le trafic des esclaves. Ceux-ci, dit-il, viennent soit de la côte de Zanzibar
et ce sont les Seedee (Zendjs ?), soit de l’Abyssinie et des ports de la mer
Rouge et ce sont les Hubshee. Ils ne sont que très rarement razziés par les
patrons des navires ou par les marchands eux-mêmes, mais par des hommes
employés à les rechercher, les capturer ou les acheter, loin à l’intérieur. Les
principaux ports qui reçoivent ces Noirs sont Muscat et Sour ; de là, on les
expédie en Turquie, en Perse, dans les Etats arabes, dans le Sind et jusque sur
la côte occidentale de l’Inde, sur des navires dont la plupart sont armés en
Arabie et qui effectuent un trafic de cabotage, de proche en proche. La
Turquie en est de très loin le principal client, les grands marchés sont à
Bagdad et à Bassorah. La saison, dans le golfe Persique, est du 1er août au 1er
décembre. Dans Bushire417 et dans les autres ports de la Perse, il n’est pas de
dates fixes pour les ventes ; à l’arrivée du navire, le négociant loue un local
dans l’un des caravansérails où il expose ses captifs. Si le marché s’avère
saturé et les profits trop faibles, il expédie ses esclaves pour Bassorah ou
Bagdad où il est certain de bien gagner et vite. Robertson dit aussi la
difficulté de se fier aux registres de douanes du golfe Persique mais évalue
les ventes chaque année à au moins deux cent cinquante esclaves à Bushire,
trois cent cinquante à Linger, trois cents à Gombroom et Bunder Abbas, cent
cinquante à Congoom, soit un total de mille cinquante418.
Quelques années plus tard, le sultan de Tunis interdisait le trafic des
Circassiens… mais ne disait rien des Noirs, et il est clair que la traite négrière
s’est maintenue encore pendant longtemps dans plusieurs pays où les
contrôles demeurèrent sans effet. Cette traite « court comme un fil écarlate
dans tout l’histoire de l’Afrique de l’Est jusqu’à nos jours419 ». De même, à
l’ouest, jusqu’aux rives de l’Atlantique : les chapitres consacrés à l’Afrique,
dans la Géographie universelle d’Elisée Reclus publiée en 1854, citent
encore plusieurs grands postes de traite fort actifs : Mourzouk, dans le
Fezzan, « grand marché d’esclaves et importante étape pour les caravanes »,
Kouba, dans le Darfur, ville animée, centre d’un commerce actif, « surtout
d’esclaves noirs », et, bien sûr, tout à l’ouest, Sijilmasa, d’où « chaque année
les Egyptiens ont fait, jusqu’à ces derniers temps, des chasses hideuses aux
nègres qui habitent les pays du Sud ». Et de noter aussi que « la Côte des
esclaves, du rio Volta à la rivière de Lagos, doit son nom au triste commerce
qui s’y fait encore malgré les surveillances des croisières européennes ». Ces
mêmes années, lors des expéditions de Barth, dans certaines zones du Bornou
ou du Kanem, les esclaves représentaient le tiers voire la moitié de la
population et tout noble peul avait encore ses villages d’esclaves420.
Des chasseurs d’esclaves exerçaient encore leurs sinistres commerces dans
les premières années du XXe siècle, dans les pays du Niger où, en 1906, l’émir
du Kontagora jurait qu’en cas de capture par les Anglais « il mourrait avec un
esclave entre les dents421 ». En 1953, dans une lettre adressée à Paris et lue à
l’Assemblée nationale, l’ambassadeur de France en Arabie saoudite affirmait
que des marchands établis à Djeddah ou à La Mecque envoient en Afrique
des émissaires naturalisés saoudiens mais d’origine sénégalaise pour la
plupart, chargés de leur ramener un certain nombre d’individus racolés dans
les villages du Soudan, de la Haute-Volta et du Niger ; Tombouctou, en
particulier, serait un centre souvent visité par ces tristes personnages qui,
volontiers, se présentent comme des « missionnaires » investis de la délicate
mission de conduire leurs compatriotes vers les lieux saints de l’islam, afin de
leur faire accomplir le pèlerinage et de leur enseigner le Coran en arabe422.
Il est clair que la traite musulmane, mise en place beaucoup plus tôt, s’est
aussi éteinte bien plus tard que celle des chrétiens. Elle a profondément
marqué nombre d’aspects de la société : « Au-dessous des Touaregs, il y a
dans les oasis des esclaves, les Imgh’âd, d’une race dégradée, nombreux,
presque noirs ; ils paraissent descendre des populations primitivement
berbères qui se seraient mélangées avec des nègres et auraient été plus tard
subjuguées par les Berbères de pure race423. » Et, au Bornou, dans les
années 1890, le pouvoir se trouvait tout entier aux mains des esclaves du
palais, les hacellawa424.
LE DÉPEUPLEMENT DE L’AFRIQUE
Les zones d’ombre sur ces aspects, non négligeables bien au contraire, de
l’histoire de l’esclavage des Noirs commencent à s’atténuer grâce aux travaux
des historiens des pays d’Afrique qui n’hésitent plus, depuis quelque temps, à
entreprendre de véritables recherches et, bravant sans doute l’opinion, à les
faire connaître. « Il s’agit là d’une nouveauté scientifique littéralement
considérable car elle suppose le courage et la force d’assumer sa propre
histoire, serait-elle cruelle447. »
Mais la détermination et le courage d’assumer sa propre histoire ne sont
pas choses communes. Les Etats et les peuples autrefois engagés dans ce
terrible et sordide trafic, dans cette exploitation cruelle, éhontée, d’autres
hommes s’y sont sciemment opposés, soit par une sorte d’autodéfense pour
éviter les critiques, soit pour parer le passé d’autres couleurs, soit même par
refus de repentance. Le silence et ces lamentables faux-fuyants s’expliquent
moins de la part de très nombreux auteurs d’Occident, français
principalement, qui ne portent que peu d’attention aux négriers de l’Islam, et
s’appliquent à dire que leur action ne fut, tout compte fait, pas du tout
dévastatrice. Ces auteurs ont fait un choix. Ce ne fut pas le seul : alors que
nos manuels d’enseignement décrivent sans indulgence les « voyages
triangulaires » des armateurs de Saint-Malo et des ports de l’Atlantique,
aucun livre destiné à un large public ne témoigne du nombre considérable de
femmes achetées du XIIIe au XVe siècle dans les lointains comptoirs d’Orient,
en mer Noire surtout, amenées esclaves domestiques à Venise, Gênes,
Florence et dans toutes les cités d’Italie, phares d’une civilisation policée que
nous appelons la Renaissance448.
Nos auteurs ont-ils pris en compte le fait que Nantes, La Rochelle,
Bordeaux et tous les ports de l’Atlantique étaient des cités soumises à un roi
et que la traite était, en leur temps, liée à l’exploitation coloniale des terres du
Nouveau Monde, alors que les villes « libres » d’Italie leur étaient toujours
présentées comme de véritables « républiques marchandes » ?
Dès lors que l’historien veut s’ériger en juge ou se croit tenu de l’être, tout
est faussé. La pression politique et sociale, souvent étrangement opiniâtre,
n’a, en tout temps et en tous pays, cessé de peser sur l’enquête et sur les
discours.
NOTES
Abréviations
INTRODUCTION
3. AVENTURES ET TRAFICS
CONCLUSION
EN ORIENT
Turcs
Mongols
Inde
Egypte
Maghreb. Ifriqiya
Maroc
– 1062 : les Almoravides fondent Marrakech.
– 1147 : révolte et victoire des Almohades, ils prennent Marrakech, Fez et
Tlemcen. Empire de toute l’Afrique du Nord jusqu’à la Tripolitaine.
– 1269 : installation des Mérinides, Berbères Zenatas. Abu al-Hassan (†
1351) occupe Tlemcen et Tunis.
Espagne
SOURCES
TRAVAUX
Bagdad : 15, 18-19, 55, 83, 87-88, 105, 120, 148, 153, 188, 191, 198, 204,
212, 232
Baguirmai : 61-62
Bahrein : 89, 137, 233, 235
Baju, île : 88, 91
Bambouk : 76
Barberousse, corsaire : 122
Barca : 120, 122
Barcelone : 74
Bari : 14-15
Bassorah : 83, 212, 228, 233
Al Bechri : 46, 95, 98, 125, 163, 166, 193, 200
Bédouins : 51, 92, 121, 133, 145, 235, 239
Bengale : 139
Beni Hamad : 213
Bénin : 71, 258
Berbera, peuple : 86
Berbères : 38-39, 46-47, 59, 73-74, 107, 130, 154, 255
Bila ibn Rabâh : 156
Bilma : 113
al-Birmi : 164
Bohême : 16
Bône : 122
Borgia, César : 45
Bornou, pays : 48, 50, 60, 99, 109, 111-112, 196, 206, 254-255
Bougie : 122, 213
Boukhara : 19, 210
Bujas, peuple : 54, 154, 199
Bulgares : 15, 18-20, 165
Bushire : 253
Busr ben Abi Artah : 29
Cà da Mosto : 241
Caffa : 210
Le Caire : 34-35, 41, 51, 66, 81, 85, 105, 121, 146, 177, 186, 192, 196,
216-217, 220
Camphre, eunuque, conseiller : 169, 220
Cantor : 76
Castro, João de : 91
Cavilha, Pedro de : 36
Cayor, pays : 71
Cervantes : 186
Ceuta : 160
Changa, île : 90
Charbonneau, Moreau de : 56
Chari : 62
Charleston : 260
Chesapeake, baie de : 260
Chine : 117, 136-137, 139-140
Choa, sultanat : 32
Circassiens : 211, 216, 253
Clément V, pape : 35, 44
Cochin : 36
Comores, îles : 92, 103, 138
Congo : 110, 262
Constantinople : 15, 18, 23, 41, 184
Cordoue : 13, 16, 46, 163, 169, 196, 198
Coromandel : 194-195
Crimée : 210
Curtis, famille : 252
Eda : 243
Egypte : 15, 27, 32, 60, 97-98, 114, 119, 189, 209, 218
Eskender, négus : 33
Ethiopie : 29, 66, 83, 202
Euphrate : 120, 212, 231
Gabès : 94
Galawdemos, négus : 37
Gallas, peuple : 119, 151, 202
Gama, Christophe de : 37
Gama, Vasco de : 78, 106
Gambie : 49, 76, 241
Gandia : 229
Gao : 39, 41, 47, 51, 59, 96, 111, 122, 172, 207
Gênes : 14, 74
Geniza, au Caire : 192
Géorgie : 151, 259
Ghadames : 94, 98, 123, 168
Ghana : 39-40, 64, 68, 107, 128, 132
Gomes, Diego : 76
Gondar : 37
Gondokoro : 203
Grégoire XI, pape : 44
Grenade : 14, 17, 20, 165, 229
Guadeloupe : 252
Guardafu, cap : 54
Guinée : 259
Gujarat : 78, 139
Gurma, pays : 68
Ibadites : 94
Ibn’Abd al-Barr : 159
Ibn al-Fakih : 12
Ibn’al-Hakam : 165
Ibn’Ali al-Sanusi : 133
Ibn Battuta : 24, 68, 103, 114, 124-125, 128, 140, 172-173, 188, 193-194,
197
Ibn Butlan : 153, 249
Ibn Fodlan : 19
Ibn Jobayr : 54
Ibn Khaldun : 40, 175, 196
Ibn Khurdahbeth, géographe : 12, 20
Ibn Tulum : 209, 216
Ibrahim Pacha : 205
Idrisi : 55, 64, 95, 142, 160, 197
Ilorin : 61
Inde : 24, 31, 36, 55, 63, 90, 136, 171, 208, 220
Irak : 33, 55, 87, 137, 198, 235
Iran : 120, 228, 233
Ismaïl, askia : 70
Istambul : 205
Iznik : 189
Madère : 230
Mafia : 103, 105, 164
Mahdia : 14
Mahrates, peuple : 194
al-Makrizi, écrivain : 145, 196, 221
Malabar : 36, 78, 96
Maldives, îles : 194
Malfante Antonio : 74, 98
Mali : 48-49, 68-69, 80-81, 109, 111, 117, 130, 168, 172, 174, 189, 226
Malinde : 55, 79, 105-106, 250, 252
Mamelouks : 35, 149, 179, 216
Mami, caïd du Songhaï : 43
Manda, île : 90-91, 137
Mandingues : 76, 132
Mansa Mousa : 49-51, 80, 196, 226
al-Mansur, Maroc : 42-43
al-Mansur, calife : 88, 212-213, 215
Mantzikiert : 21
Mariland : 259
Maroc : 172, 190, 211
Marrakech : 38, 42, 60, 123, 190
Mascate : 137, 228, 253
Massaouahh : 30, 37
Massufa, peuple : 38, 95, 128, 130
Mauritanie : 111
La Mecque : 31, 37, 49, 119-120, 144-145, 198, 254
Médine : 37, 88, 103, 119-120, 127, 198, 204
Mingréliens, peuple : 211
Mogadiscio : 54, 86, 89-90, 101, 103-104, 114, 137, 169, 250
Mohamed Gori : 220
Mohammed, askia : 50-51, 68, 243-244
Mohammed Rimfa : 196
Moka : 155
Mombasa : 55, 79, 88, 91, 103, 106, 137, 250
Monomotapa : 77
Montalboddo, Francescanzano de : 78
Mossoul : 188, 219
Moulay Ismaïl : 211
Mourzouk : 203, 254
al-Muktadir, calife : 19
Munzer Jérôme : 14
al-Mutamid, calife : 238
al-Mu’tasim, calife : 208, 219, 235
al-Mutawakkil, calife : 233
al-Muwaffaq, général : 238
Rakkada : 213
Ratisbonne : 16
Rio Forcados : 258
La Rochelle : 247, 261
Roger II de Sicile : 160
Romain Diogène : 21
Rome : 14
Russes : 18-20
Saadiens : 42
Saïd ben Ahmad Saïd : 161
Saint-Louis, Sénégal : 61
Saint-Malo : 247, 264
Saladin : 221
Salah Raïs : 41
Samarkande : 19, 210
Samarra : 219, 235
Sanhadja, peuple : 47, 59, 127
São Jorge de la Mina : 77, 110, 257
São Tomé : 230
Sedrata : 95
Sélim Ier : 23
Sénégal : 39, 41, 47, 70, 76, 113, 143
Séville : 74, 163
Shiraz : 88-89, 137
Sierra Leone : 252
Sijilmasa : 40, 81, 94, 97-98, 114, 117, 123, 126, 128, 130, 132, 172, 200,
223
Sikks : 208
Sind : 171, 232, 253
Socotra, île : 36, 110
Sofala : 63, 77, 92, 103, 138
Sokoto : 61
Soliman le Magnifique : 23
Somalis : 34, 37, 54, 90, 101, 136
Songhaï : 41-42, 49, 58, 69, 109, 116, 190, 240
Soninkés, peuple : 93
Sonni Ali : 49, 190, 243
Souakim : 37-38, 103, 120
Sous : 98, 165
Sterne Thomas : 252
Sur : 253, 255
Tabriz : 193
Tadjoura : 202
Tadmakka : 123
Tafilalet : 98, 100, 132, 223
Tahert (Tiaret) : 94-95
Ta’if : 156
Takedda : 112, 226
Tamedelt : 112, 123
Tanger : 42, 46, 172
Tchad, lac : 29, 48, 50, 85, 97, 202
Tcherkesses : 149, 211, 216, 220
Tebelbelte : 98
Teghaza : 42, 100, 128, 134, 223
Tekrur, royaume : 41, 68, 144-145, 168
Tétouan : 14
Tiaret : 94
Tlemcen : 41, 97, 114, 123
Togo : 259, 261
Tolède : 161, 167
Tombouctou : 41, 49, 51, 58-60, 68, 99, 112, 116-117, 123, 126, 132, 134,
172, 190, 207, 254
Tondibi : 43
Touaregs : 49, 59, 99, 113, 117, 130
Touat : 74, 98, 100, 108, 223
Toubenae, secte : 57
Tracy, Laugier de : 184
Tunis : 24, 41, 109, 123, 253
Turcs : 22-23, 35, 37, 41, 208, 210, 216
Turquie : 253
Valence : 229
Venise : 18, 74, 109
Verdun : 16
Virginie : 260