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Un drame périphérique
Le retard pris à aborder la question coloniale peut aussi se voir par la « guerre
des mémoires » à propos de la guerre d'Algérie, qui, en ce sens, fait écran à la
connaissance globale de l'histoire coloniale. La difficulté de mémorisation de
l'histoire coloniale permet de comprendre pourquoi la guerre d'Algérie est
assimilée à un conflit externe, alors que Vichy est vécu comme un drame franco-
français qui concerne toute la société française. L'Algérie, elle, ne concerne que
les groupes porteurs de la mémoire de la guerre coloniale, lointaine : les
immigrés, les harkis, ou les soldats. D'où la perpétuelle sensation de solitude de
ces groupes. Si la société française a voté pour le principe d'autodétermination
par référendum en 1961 et 1962, elle ne l'a donc pas fait, majoritairement, par
« anticolonialisme », mais plus pour se débarrasser d'un « Sud » remuant,
devenu encombrant. Ce mouvement, très fort dans la société française, pour
avoir la « paix en Algérie » n'apparaît donc pas comme un moyen de satisfaire,
de comprendre les désirs de l'homme du Sud dans sa souveraineté citoyenne,
mais, au contraire, de… larguer les amarres avec les populations du Sud. C'est
en partie pour cela que, lorsque l'immigration algérienne continue dans les
années 1970-1980 et jusqu'à nos jours, cela peut paraître intolérable à des
secteurs importants de la société, qui voulaient « oublier » l'Algérie, l'histoire
coloniale.
Cinquante ans après le début de la guerre d'Algérie, le malaise du vivre
ensemble dans la société française actuelle s'explique à travers des clés plus
souvent religieuses ou culturelles qu'historiques. Et le lien est faible entre cette
histoire coloniale et le vécu présent. Or, les mêmes groupes, nostalgiques de
l'Algérie française (certains pieds-noirs et certains soldats), portent une
conception particulière de la guerre d'Algérie qui « contamine » la société. Pour
eux, il s'agit d'une mémoire de rumination et de revanche tournée contre les
immigrés qui continuent d'arriver. Un autre groupe bouscule la mémoire
coloniale traditionnelle, porté par les enfants d'immigrés, voire les enfants de
harkis. Ceux-là se battent pour faire reconnaître dans l'espace public français la
guerre d'Algérie, l'histoire coloniale au sens large, et également tout ce qui s'est
joué dans cette histoire coloniale : la ségrégation, la séparation, mais aussi la
convivialité, les métissages échoués et une histoire commune10.
Mais dans le fond, ces groupes qui se battent entre eux sur l'héritage arrivent-
ils à toucher le cœur de la société française ? N'est-ce pas quelque part une
querelle à la limite de la périphérie ? Une dispute entre des gens qui ont une
mémoire du Sud et qui continuent de s'entre-déchirer dans l'indifférence relative
de la société française ? La question reste posée. Cette mémoire reste d'autant
plus « périphérique » qu'il n'y a pas eu de consensus, de reconstruction
consensuelle sur la mémoire de la guerre d'Algérie. Cinquante ans plus tard, les
partisans de l'Algérie française de 1962 peuvent proclamer publiquement leur
position, sans tabou, alors que dans la société française, il est plus rare d'entendre
quelqu'un se réclamer du maréchal Pétain.