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Revue des Sciences Religieuses

Heidegger et maître Eckhart


Philippe Capelle

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Capelle Philippe. Heidegger et maître Eckhart. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 70, fascicule 1, 1996. Les mystiques
rhénans. pp. 113-124;

doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1996.3350

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1996_num_70_1_3350

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Résumé
Heidegger ne fût point seulement un lecteur assidu de l'œuvre d'Eckhart, il a forgé dans son
inspiration, les déterminations les plus profondes de sa direction de pensée. Le présent article s'efforce
d'examiner deux registres sur lesquels, depuis les premiers travaux philosophiques de 1915 jusqu'aux
écrits des années 1950, s'est ainsi jouée la référence heideggerienne à Eckhart : le projet d'une
phénoménologie de la religion d'une part et l'établissement d'une nouvelle topique articulant « pensée
de l'être et attente du dieu » d'autre part. Apparaissent alors les lieux d'un rapport ambivalent dans
lequel les motifs de la pensée eckhartienne et ses concepts fondamentaux ont été ressaisis aux plans
de la vie facticielle et de l'histoire de l'Etre.

Abstract
Heidegger and Meister Eckhart.
Heidegger was not only a faithful reader of the work of Eckhart, but he forged under the inspiration of
the latter the most profound determinations of the direction of his thought. The present article attempts
to examine two registers on which, from his first philosophic works of 1915 to his writings after 1950,
were played out the references to Eckhart by Heidegger : the project of a phenomenology of religion,
on one hand, and on the other hand the establishment of a new commonplace articulating « the
thought of being and the expectation of God ». At this point there appears an ambivalent relationship in
which the motives of the thought of Eckhart and his fundamental concepts have been recaptured on
the level of factitious life and the history of Being.
Revue des sciences religieuses 70 n° 1 (1996), p. 113-124

HEIDEGGER ET MAITRE ECKHART

sagt...
« lire
à(Comme
Wie et
der
àle vivre,
alteleLèse-
dit vieux
Eckhart...)
und
maître,
Lebe-meister
» (1)
de qui nous
M.Eckhehardt
apprenons
Heidegger

Heidegger ne fût point seulement un lecteur assidu de l'œuvre


d'Eckhart, il a forgé dans son inspiration, les déterminations les plus
profondes de sa direction de pensée. Depuis les premiers travaux
philosophiques de 1915 jusqu'aux écrits des années 1950, la référence
à Eckhart, explicite ou non, illustre en effet singulièrement ce que
lui-même a indiqué de son rapport à la foi et à la théologie : « Sans
cette provenance théologique, je ne serais jamais parvenu sur le
chemin de la pensée. Mais provenance, pour qui s 'avance plus loin,
demeure toujours avenir » (2). Le vocabulaire de la provenance ne
dit pas simplement l'« enracinement » de Heidegger dans le monde
socio-catholique, non plus seulement sa « dette » vis-à-vis des
schemes fondamentaux de la théologie, catholique et protestante ; il
indique aussi ce que la présente étude, modestement, voudrait contribuer
à relever : un rapport ambivalent qui a nourri sa sortie des résolutions
de la théologie chrétienne.

1. Vers une phénoménologie de la religion

Dès 1914, au lendemain du Motu proprio de Pie X, exigeant de


tout enseignant en Université catholique, une stricte fidélité à la
pensée de Thomas d'Aquin, Heidegger donne les premiers signes d'un
éloignement, qui s'avérera sans retour, de la doctrine catholique. De
plus en plus assuré de sa vocation philosophique, il revendique
farouchement l'autonomie de la philosophie vis-à-vis de toute autorité

(1) « Der Feldweg » in Denkerfahrungen, Francfort, Klostermann, p. 39.


(2) Untenvegs zur Sprache, Pfullingen. Neske, 1959, p. 96.
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théologique et ecclésiastique. Même si, pour des raisons liées à


l'obtention d'une bourse, il fait encore en décembre 1915, obédience
scolastique, sa production intellectuelle se trouve déjà engagée dans
une direction nouvelle. C'est dans un tel contexte de conflit intérieur
qu'interviennent les premières références à Eckhart.
La première occurrence est située au premier chapitre de la
Dissertation d'Habilitation du printemps 1915, sur «Duns Scot». Elle
intervient à propos de la notion d'Unum et de l'ouvrage publié alors
par H. Rickert, son directeur de thèse : Das Eine, die Einheit und die
Eins. Bemerkungen zur Logik des Zalhbegriffes. Heidegger rapporte
la thèse « scotiste » qui établit la donnée d'antériorité vis-à-vis de
toute détermination de forme catégoriale : « Tandis que nous tenons
une réalité objective sous notre regard intellectuel, il peut y avoir un
doute sur le genre de catégorie dans laquelle elle se tient, et si la
réalité existe en soi ou dans un autre ; son caractère de réalité n 'est
pas encore déterminé, et cependant un quelque chose est donné » (3).
Cette situation épistémologique, précise-t-il, a été rassemblée sous le
vocable d'Ens, « catégorie des catégories » qui renvoie comme telle
au donné non-catégorial de l'objet ; elle a été saisie en monde
scolastique, sous le nom de Transcendentia : « Un Transcendens est ce
qui n'a au-dessus de soi aucune catégorie dans laquelle il pourrait
être compris ; on ne peut rien en dire de plus. Ce caractère d'ultimité
(Letzheitscharakter) de Y Ens comme objectivité en général est
l'essentiel d'un Transcendens » (4) ; les trois transcendantaux Unum,
Verum et Bonum sont ainsi également indicateurs de cette originalité.
Mais Y Ens a ceci en propre qu'il indique le coefficient de «
relation » de l'objet. Parce que Duns Scot les a lui-même pensées, les
différences à l'intérieur même du concept de Y Unum ne sont pas, fait
remarquer Heidegger, étrangères à la Scolastique, « sans quoi Rickert
n'aurait pu placer en tête de sa remarquable étude, une phrase de
Maître Eckhart ». « Duns Scot » et la scolastique avaient vu ce que
Rickert a su remettre en valeur : la constitution essentiellement
relative de l 'objet, tout unique qu 'il soit. Pris dans un rapport
irréductible, celui-ci ne saurait donc être pensé sous le vocable logique
« Un » : il est en réalité « un quelque chose et dans l 'être-quelque
chose, le non-être l'autre (...) L'un et l'autre sont donnés
immédiatement avec l'objet : ce n'est pas l'Un, ni même le chiffre "un"

(3) « Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus », in Friihe Schrif-
ten, Francfort, Klostermann, p. 156, trad. fr. FL. Gaboriau, Traité des catégories et
de la signification chez Duns Scot, Paris, Gallimard, 1970, p. 47. Martin Grabmann,
en 1921, a montré que ce traité médiéval De modis significandi avait été composé
non pas par Duns Scot mais par Thomas le Recteur de l'Ecole Saint-Séverin-et-
Saint- Jacques d' Erfurt.
(4) Ibid., p. 157 ; trad. fr. p. 48.
HEIDEGGER ET MAÎTRE ECKHART 1 15

comme contraire de "deux" qui sont l'origine véritable de la pensée


comme emprise sur l'objet, mais l'Un et l'Autre, /Tiétérothésis » (5).
Dans le chapitre de conclusion du même ouvrage, rédigé
probablement pendant l'année 1916 (6), la mention de Maître Eckhart
s'inscrit dans le projet désormais clairement affiché d'une
phénoménologie de la religion. Au terme du chapitre d'introduction, Heidegger
avait, dans cette perspective, évoqué deux directions de recherche :
d'une part, une histoire philosophique de la logique scolastique au
Moyen-âge, d'autre part, et contre le « psychologisme », une histoire
de la Psychologie scolastique axée sur la découverte de l'intention-
nalité : « Pour la pénétration décisive de ce caractère fondamental de
la psychologie scolastique, je considère comme particulièrement
urgente une étude philosophique, plus exactement
phénoménologique, des écrits mystiques, moraux et ascétiques de la Scolastique
médiévale. C'est seulement par ces chemins-là que l'on s'orientera
vers le cœur de la vie (zum lebendigen Leberi) médiévale, telle qu'elle
pût fonder, vivifier et fortifier décisivement toute une époque de la
culture » (7). Heidegger précise en fin d'ouvrage son diagnostic : il
est erroné de séparer dans la philosophie chrétienne du Moyen-âge,
« Scolastique » et « Mystique », à la manière dont on sépare
classiquement le « rationnel et l'« irrationnel ». L'une et l'autre en réalité,
participent d'une même « vision du monde » : « La philosophie
quand elle devient produit rationnel, coupé de la vie, est sans force,
tandis que la mystique comme vécu irrationnel est sans but » (8).
Le type de phénoménologie qu'il s'agira dès lors de produire,
honorera la vocation même de la philosophie : non point tenter des
résumés toujours provisoires de la totalité du savoir, mais réussir
« une percée dans la véritable effectivité et la vérité effective (Durch-
bruch in die wahre Wirklichkeit und wirkliche Wahrheit) » (9). Cette
courte mais dense expression est traversée par les deux figures de
Hegel et de Eckhart. D'une part, l'ensemble de la finale de la
Dissertation peut être lue comme un hymne à la pensée de Hegel - à
laquelle Heidegger, grâce à Cari Braig, avait été initié quatre ans plus
tôt (10) : «L'esprit vivant est comme tel essentiellement un esprit
historique » ; avec « la plénitude de ses productions » (...) « nous est
donné un moyen sans cesse croissant de concevoir vitalement l 'esprit

(5) Ibid., p. 160; trad. fr. p. 50.


(6) Cf. les indications chronologiques données par Heidegger lui-même en
avant-propos de la dissertation sur « Duns Scot », Friïhe Schriften. op.cit., p. 133.
(7) Ibid., p. 147-148, trad. fr. (modifiée) p. 35.
(8) Ibid., p. 352, trad. fr. p. 231.
(9) Ibid., p. 348, trad. fr. (modifiée) p. 227.
(10) Cf. « Mon chemin de pensée et la phénoménologie » in Questions IV, Paris,
Gallimard, p. 163.
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absolu de Dieu » (1 1). D'autre part, le vocable « Durchbruch »


(percée) renvoie à la détermination eckhartienne de l'intimité radicale
entre l'âme et Dieu : couramment sollicité en effet dans les milieux
philosophiques allemands attachés au commentaire de l'œuvre d'Eck-
hart, Heidegger le ressaisit ici pour étayer un projet de retour à l'inten-
tionnalité originelle de la vie (12). A cette fin, il entend poser à
nouveaux frais la question des catégories de l'existence et la replacer
dans le cadre de la problématique de la corrélativité fondamentale
entre l'objet et le sujet. Ainsi intervient - dans une note de bas de
page - la référence, cette fois explicite, à Eckhart : « J'espère pouvoir
montrer, en une autre occasion, comment c'est à partir de là, en
liaison avec la métaphysique, à laquelle on fera bientôt allusion, du
problème de la vérité, que la mystique d'Eckhart est susceptible de
sa première explication et mise en valeur philosophiques » (13).
Eckhart a su inscrire au sein de l'exister et son individuum, cette
corrélativité principielle entre la transcendance et l'immanence, Dieu et
l'homme : « II est dans l'âme une puissance qui n 'est touchée ni par
le temps, ni par la chair, qui émane de l 'esprit et est absolument
spirituelle. Dans cette puissance, Dieu se trouve totalement »
(Sermon n° 2) ; « (Dieu) créa l 'âme si égale et commensurèe à Lui qu 'II
pût se donner à elle » (Sermon n° 4) « Le fond de Dieu est mon fond
et mon fond le fond de Dieu » (Sermon n° 5) ; « Qu 'est-ce que la vie ?
L 'être de Dieu est ma vie. Mais si l 'être de Dieu est ma vie, ce qui
est à Dieu doit être à moi et l 'étantité de Dieu doit être mon étantité,
ni plus ni moins » (Sermon n° <5) (14) ; « L 'âme reçoit son essence de
Dieu sans intermédiaire. C'est pourquoi Dieu est au plus près de
l'âme qu'elle ne l'est elle-même » (Sermon n° 10) ; : « ... le fond de
Dieu
n° 15).et le fond de l'âme n 'étant qu 'un seul et même fond » (Sermon

C'est dans le travail sur les notions de « vivant », « vital », que


Heidegger accorde ses convictions hégéliennes à son intérêt pour la
scolastique médiévale et plus spécialement à la mystique
eckhartienne : il s'agit de quitter toute position d'extériorité afin de relever
la corrélativité première, au sein du monde de la vie et de Dieu, de
ce qui fût historiquement séparé : l'immanence et la transcendance,
Dieu et l'âme, l'Au-delà et l'en-deçà : « La Transcendance ne signifie

(11) Ibid., p. 349-350, trad. fr. p. 228.


(12) Heidegger sollicitera ce même vocable « Durchbruch » en 1925, pour
qualifier les Recherches logiques (1900-1901) de Husserl : « œuvre de première percée
de la recherche phénoménologique ». Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriff,
GA 20, p. 30.
(13) Ibid., p. 344, trad. fr. p. 224.
(14) Traités et Sermons, trad. A. de Libéra, Paris, Flammarion, 1993. Cf la
note 133 particulièrement suggestive du traducteur, p. 435.
HEIDEGGER ET MAÎTRE ECKHART 117

pas un éloignement radical où le sujet se perdrait ; il se constitue au


contraire un rapport de vie édifié par la corrélativité ». La « valeur »
n'est pas donc seulement du côté du Transcendant, mais « elle est
pour ainsi dire réfléchie par sa plénitude et son absoluité, et elle réside
dans l'individu » (15). Toutefois et en dépit de la réaffirmation -
visiblement contrainte - des principes de la scolastique, Heidegger
engage avec celle-ci une rupture objective : car en subordonnant la
réalité sensible de la vie à la nécessité d'une fin transcendante, elle
n'a pas su honorer jusqu'au bout la relativité fondamentale de la
transcendance et de l'immanence (16).
Ainsi trouve-t-on chez le jeune Heidegger, les premiers
linéaments d'une pensée attachée aux ultimes conséquences de l'auto-
transcendance de l'existence : la « Logique » requise par Duns Scot
ne peut être élaborée au plan catégorial des modes de significations ;
car plus radicalement, « II faut une Logique de la logique » (17), celle
qui se présente dans l'antériorité : l'être.
Autre mention explicite : l'exergue de la leçon donnée le 27 juillet
1915 {Le concept de temps dans la science historique) : «Le temps
est ce qui se transforme et se diversifie, l 'éternité se maintient dans
sa simplicité. Meister Eckhart»(18). Heidegger reprend cette
sentence du Sermon Consideravit semitas domus et panem, sous une
forme quelque peu différente : « Un maître ancien dit que l 'âme est
placée entre "un" et "deux". "Un", c'est l'éternité, qui se maintient
toujours seule et simple. Mais "deux " c 'est le temps qui change et
se multiplie ». Commandé par un verset du Livre des Proverbes, ce
sermon s'emploie à inscrire tout à la fois la proximité et la différence
entre Dieu et l'âme : « Par ses puissances supérieures, l'âme touche
à l'éternité, c'est-à-dire Dieu; mais par ses puissances inférieures,
elle incline au choses temporelles et y perd sa noblesse » (19). Une
telle position intermédiaire de l'âme appartient aux conséquences de
la chute (20) ; ce qui revient à dire : le lien originel « Dieu-âme » n'a
pas été totalement rompu avec la chute, l'âme créée reste constituée
dans un rapport de transcendance.
Dans cette Leçon, est posée la question de la spécification du
temps eu égard aux concepts de la science historique et aux caracté-
risations qu'en donnent les mathématiques et les sciences physiques.

(15) Ibid., p. 351, trad. fr. 229-230.


(16) Ibid., p. 346, trad, fr. p. 225.
(17) Die Kategorien..., p. 230
(18) «Der Zeitbegriff in der Geschichtswissenschaft », in Friihe Schriften,
p. 357.
(19) Sermon n° 32, in Traités et Sermons, op.cit, respectivement p. 332 et
p. 333.
(20) Thèse classique de Eckhart ; cf. le Sermon Euge, serve, bone etfidelis.
118 P. CAPELLE

Ces deux dernières, écrit Heidegger, s'en tiennent, de Galilée à


Einstein, à l'opération de mesurabilité du temps : dans la physique de
Galilée, « la fonction du temps, c'est de rendre possible la mesure ».
Même diagnostic au sujet de la « Théorie de la relativité » pour
laquelle « tout se tient autour du problème de la mesure du temps,
non pas autour du temps en soi ». La mesurabilité implique, elle, une
conception « quantitative », « homogène » et « spécialisée » du
temps (21). Or, dans la science historique à laquelle Dilthey entendait
donner un statut capable de rivaliser avec les sciences de la nature,
le temps, écrit-il est « qualitatif» en ce qu'il est le temps du « sens
et des valeurs » (22). Le temps « en soi » n'est pas réductible aux
objectivations méthodologiques, il relève d'un autre ordre, celui de
l' auto-transformation et de l' auto-diversification, sur lequel toute
emprise est vaine. Ainsi s'indique le projet précoce de Heidegger,
formé dans l'inspiration d'Eckhart, de dire le temps comme temps,
mais dans un cadre qui, à cette époque, reste théologiquement
déterminé.
A partir de 1917, Heidegger entame une dernière phase de son
retrait, commencé trois ans plus tôt, du catholicisme et s'ouvre peu
à peu, au nom d'un « christianisme libre », à la tradition protestante.
Il travaille ainsi désormais au voisinage d'une théologie animée par
cette conviction forte « qu 'il importait maintenant - après des siècles,
voire des millénaires d'obscurcissement de la foi chrétienne primitive
par la philosophie et la théologie - de faire l 'expérience de la foi
chrétienne d'une façon toute neuve, dans sa nature originaire » (23).
Porté par la lecture assidue de plusieurs écrits mystiques du Moyen-
âge - les Sermons sur le Cantique des cantiques de Bernard de Clair-
vaux, Le château intérieur de Thérèse d'Avila, les Fioretti de
François d'Assise- , des épîtres de Saint Paul, des thèses de Luther et de
l'œuvre de Kierkegaard, s'approchant des travaux
phénoménologiques de Husserl, il déclare au début de l'année 1919, sa rupture avec
le catholicisme (24). Il organise alors ses notes en vue d'un Cours
dont le titre initialement annoncé est : Fondations philosophiques de
la mystique médiévale. Mais à la fin du mois d'août de la même
année, il propose au doyen de la Faculté de Fribourg, un nouvel
intitulé : Problèmes fondamentaux de phénoménologie. Ce Cours,

(21) Ibid., p. 365 et 366.


(22) Ibid., p. 373.
(23) 0. Pôggeler, La pensée de M. Heidegger, Paris, Aubier, p. 47.
"système"
(24) « du
Une catholicisme
approche deproblématique
la théorie de etla inacceptable
connaissance mais
historique,
non pasm'a
le rendu le
christianisme et la métaphysique, celle-ci étant prise toutefois dans une acception nouvelle ».
Lettre du 9 janvier 1919 au Chanoine Krebs, citée par H. Ott, Heidegger. Eléments
pour une biographie. Paris, Payot, 1990, p. 112.
HEIDEGGER ET MAÎTRE ECKHART 1 19

dans sa nouvelle facture, atteste tout à la fois un prolongement et un


nouveau départ de la recherche de Heidegger. En écho aux
paragraphes programmatiques qui achevaient la Dissertation sur « Duns
Scot », ce qui importe désormais, c'est que soit saisi l'exister à même
son expérience. Toutefois, premier élément de rupture, les propos
relatifs à la question de l'être disparaissent au bénéfice d'un
vocabulaire phénoménologique centré sur la problématique de la vie
effective, de la « vie facticielle » ; second élément de rupture : si l'on
excepte le § 14 consacré au christianisme comme paradigme
historique pour la compréhension de la vie facticielle et dans lequel sont
cités comme témoins, Augustin et la « mystique médiévale : Bernard
de Clairvaux, Bonaventure, Eckhart, Tauler et Luther » (25), - le
programme annoncé d'un travail sur la mystique médiévale, et
particulièrement eckhartienne, est abandonné. Les deux Cours de l'année
suivante, Einfùhmng in die Phànomenologie der Religion (Semestre
d'hiver 1920-1921), Augustin und das Neuplatonism (Semestre d'été
1921), sont en effet totalement organisés autour d'une
phénoménologie du christianisme ancien. Heidegger entreprend en réalité son
travail phénoménologique dans le projet d'une radicalisation de
l'objet même de la philosophie : selon la méthode de l'« indication
formelle », il s'emploie à rapporter les concepts au lieu originel de
leur intentionnalité, c'est-à-dire au plan de la facticité de la vie.

2. Pensée de l'être et attente du dieu

Dès les premiers écrits jusqu'au début des années vingt, la


référence heideggerienne à Eckhart accompagne et nourrit ainsi une
recherche attachée à la double question de la transcendance et de
l'herméneutique de la vie facticielle. Or, à partir de 1929, avec la
Conférence Was ist Metaphysik ? et l'ouvrage Kant et problème de la
métaphysique, Heidegger marque solennellement son engagement
vers un nouveau questionnement déjà annoncé dans Sein undZeit, qui
est celui du dévoilement de la constitution onto-théologique de la
métaphysique. Débute une longue période pendant laquelle à travers
Cours, conférences et autres écrits, Heidegger fait travailler sa
découverte de l'onto-théologie sur les différents auteurs et écoles de
l'histoire de la philosophie : Hegel dès 1930, puis en 1942 et en 1958 ;
Aristote avec le cours de 1931 ; Nietzsche dès 1939 jusqu'en 1953 ;
Parménide en 1942-43 jusqu' en 1952 ; Heraclite en 1943 et 1951 ;
Anaximandre en 1946 ; et enfin, sans être exhaustif, le texte célèbre
de 1957 sur la Constitution onto-théo-logique de la métaphysique.

(25) Grundprobleme der Phànomenologie 1919/1920, GA 58, 1993, p. 62.


120 P. CAPELLE

Deux points doivent être soulignés ici. En premier lieu, c'est un


nouveau plan sur lequel Heidegger pense désormais l'articulation
philosophie/théologie. Dans le cadre de sa « décennie phénoménologique »
(1919-1928), il s'était employé à penser ce rapport à partir de deux
polarités antinomiques : celle de la phénoménologie comme science
de l'être et celle de l' auto-interprétation conceptuelle de la foi
néotestamentaire (26). Ici désormais, il entend marquer, hors de toute
sphère religieuse, la solidarité constitutive de la philosophie et de la
théologie et ainsi, le destin de la pensée occidentale. En second lieu,
la relecture opérée par Heidegger autour du motif onto-théologique,
se fait désormais coextensive de la question de l'être elle-même.
A partir des années 1934-35, moment de la « Kehre », Heidegger
déploie un troisième registre du rapport philosophie/théologie :
« pensée de l'être et attente du dieu » (27) ; par-delà toute autorité
chrétienne ou anti-chrétienne, c'est dans l'ouverture de l'être que
doit être pensée la survenue possible d'un dieu divin. Aussi est-ce
à la jonction de ces deux plans, celui du diagnostic onto-théologique
et celui d'une nouvelle quête du divin, que doit être lue désormais
la référence à Eckhart.
Dans le premier des deux textes écrits sur la Gelassenheit, (1944-
1945), Heidegger met en scène un chercheur {Forscher\ un savant
(Gelehrter) et un maître (Lehrer) et ouvre le dialogue sur la question
du rapport entre « penser », « représenter » et « vouloir » : comment,
est-il demandé, parvenir à penser à l'écart de la disposition du
vouloir ? Et comment, dès lors, échapper à la contradiction apparemment
insurmontable du vouloir-penser selon le non- vouloir ?... En entrant
dans la disposition de la Gelassenheit. Celle-ci en effet, ne permet
pas seulement un accès par-delà la « distinction de l'activité et de la
passivité », elle indique un lieu intérieur à la volonté, qui renonce
au vouloir... « comme on l'observe chez d'anciens maîtres de la
pensée, par exemple chez Maître Eckhart » (28). La dette que Heidegger
reconnaît ici lui-même vis-à-vis d'Ekhart, s'accompagne pourtant
d'un rejet : « La Gelassenheit dont nous nous entretenons est
manifestement autre chose que le rejet de l'égoïsme coupable ou que
l 'abandon de la volonté propre à la volonté divine » (29). Eckhart

(26) Conférence « Phânomenologie und Théologie » (juillet 1927) in Wegmar-


ken, Francfort, Klostermann, p. 47-67.
(27) Sur tous ces points, nous nous permettons de renvoyer à notre étude «
Martin Heidegger entre philosophie et théologie. Une triple topique », Revue des Sciences
religieuses, 67 (1993), p. 59-77 et à notre ouvrage Philosophie et théologie dans la
pensée de Martin Heidegger, Ed. du Cerf, (sous presse).
(28) « Zur Erôrterung der Gelassenheit » in Gelassenheit, Pfullingen, Neske,
1959, p. 35-36.
(29) Ibid., p. 36.
HEIDEGGER ET MAÎTRE ECKHART 12 1

n'aurait pas vu qu'un tel abandon reste en réalité déterminé par la


catégorie ultime du vouloir, c'est-à-dire une catégorie forgée dans la
remontée onto-théologique.
Il faut donc une échappée, un élargissement. D'où la mise en jeu
des deux catégories d'« horizon » (Horizont) et de « Contrée »
(Gegend). La première n'est pas franchement nouvelle sous la plume
de Heidegger : elle fait écho au Cours du semestre d'été 1928,
Premiers principes métaphysiques de la Logique. Après en avoir alors
rejeté l'acception « moderne », encore liée à « la connaissance
subjective », Heidegger en avait fait le vocable de l'ouverture ekstatique
de l'être, mouvement de transcendance de l'être (30). Dans le même
sillage, Heidegger fait ici dire au « Maître » : « Nous avons en
dernier lieu, appréhendé la pensée sous la forme d'une représentation
transcendantale, liée à un horizon » ; et au « Chercheur » : « Nous
définissons ainsi les mots d'horizon et de transcendance, par le
surpassement et le dépassement... » Mais à ce moment précis du
dialogue, le vocabulaire de l'« horizon » se voit lui-même congédié : à
l'instar du vocabulaire de la « transcendance », il reste en réalité
dépendant « des objets et de notre activité représentative » : il n'est
que « l'autre de lui-même, et ainsi le même qu'il est ». Le vocabulaire
de la « contrée » (Gegend) (31) et de la « Libre Etendue » (Gegnet)
en revanche, peut indexer une dimension nouvelle, non théologique,
où toutes choses s'appartiennent à elles-mêmes, reposent en elles-
mêmes et demeurent dans ce repos (32).
Dans l'allocution au même intitulé, Gelassenheit, prononcée en
1955 à Messkirch, sa ville natale, Heidegger examine la portée «
politique » d'une telle alternative : entre la pensée calculante et la pensée
qui médite, il y a toute la différence entre les troublantes potentialités
de la technologie contemporaine et l'appel à un nouvel «
enracinement » (Bodenstândigkeit) (33). Pour nommer convenablement
celui-ci et l'attitude qu'il implique, un vieux mot, dit Heidegger sans
citer explicitement Eckhart, peut être repris : « Sérénité envers les
choses » (Gelassenheit zu den Dingen) (34). Dans l'attitude que
désigne ce mot, se prépare en effet l'ouverture de l'esprit au mystère {die
Offenheitfùr das Geheimnis) et, du même coup, se dévoile le secret
de l'essence de la technique. Ce qui doit être ici remarqué, c'est

(30) Metaphysische Anfangsgrtinde der Logik im Ausgang von Leibniz. GA. 26,
p. 269
(31) « Zur Erôrterung... » p. 38-39.
(32) Ibid., p. 42-43. Cf les pages remarquables du commentaire de J. Greisch
« La contrée de la sérénité et l'horizon de l'espérance » in Heidegger et la question
de Dieu, Paris, Grasset, 1980, notamment p. 178-191.
(33) « Gelassenheit » in Gelassenheit, op.cit. p. 18
(34) Ibid, p. 25-26.
122 P. CAPELLE

l'opération par laquelle Heidegger, tout à la fois, sollicite une notion


théologiquement domiciliée et, rejetant les termes de la différence
théologique, produit un élargissement de son motif aux dimensions
de la pensée de l'être.
Le locus classicus de la Lettre sur l'humanisme rédigée en 1946,
permet de préciser le sens de cette opération caractéristique : « Erst
aus der Wahrheit des Seins làsst sich das Wesen des Heiligen denken.
Erst aus dem Wesen des Heiligen ist das Wesen von Gottheit zu
denken. Erst im Lichte des Wesens von Gottheit kann gedacht und
gesagt werden, was das Wort "Gott" nennen soil » (35). Nous
traduisons : « Ce n 'est qu 'à partir de la vérité de l'être que se laisse penser
ce qu 'il en est du sacré. Ce n 'est qu 'à partir de ce qu 'est le sacré
qu 'est à penser ce qu 'il en est de la Déité. Ce n 'est que dans la
lumière
"Dieu" de
doit
ce nommer
qu 'est la».Déité
Traducteurs
que peut et
être
commentateurs
pensé et dit cen'ont
que le
guère
mot

prêté attention semble-t-il (36), au vocable usité de Gottheit (« Déité »


et non pas « divinité ») qui constitue pourtant comme tel, l'indice
d'une référence aux Sermons de Maître Eckhart et à sa conception
audacieuse de Dieu et du divin. Repris de Denys le Pseudo-Aréopa-
gite (37), ce concept-clé (38) y indique l'essence divine sans fond,
origine sans point de la diffusion des trois personnes de la Trinité.
Le Sermon Nolite timere eos qui corpus occidunt, animant autem
occidere non possunt, dit ainsi : « Entre Dieu et la Déité, la différence
est aussi grande qu 'entre le ciel et la terre. Je dirai même plus :
entre l 'homme intérieur et l 'homme extérieur, la différence est aussi
grande qu 'entre le ciel et la terre » (39). La triple correspondance
- Dieu-Déité / Homme extérieur-homme intérieur / Terre-ciel,
marque, jusqu'en ses ultimes conséquences, la séparation entre d'une
part, ce qu'atteint le concept — ainsi du Dieu trinitaire et du Dieu
créateur - et d'autre part, l'insondable divin, lieu sans lieu du sur-
gissement originel.
Toutefois, alors que chez Eckhart est maintenue la différence
théologique, soit l'initiative première de Dieu pour l'homme et le
retour de l'homme à Dieu, - chez Heidegger, la Déité renvoie à la
Quadrité (Geviert) « Ciel-Terre-Homme-Dieu » : là seulement, dit-il,
est véritablement indiqué le fond sans fond, la proximité originelle
dans laquelle se tient l'exister. Eckhart, selon Heidegger, a maintenu
la Déité comme primauté là où il eût fallu la penser comme proximité

(35) Ober den Humanismus, Francfort, Klostermann, 1949, p. 36-37.


Heidegger et(36)
la question
...à l'exception
de Dieu,
de p.
J. 30-3
Beaufret,
1. cf. « Heidegger et la théologie » in
(37) Denys le Pseudo-Aréopagite, Noms divins, notamment le chap. n.
(38) Plus de 30 occurrences dans les différents Sermons.
(39) Trad. fr. cit. p. 388-389
HEIDEGGER ET MAÎTRE ECKHART 123

originelle : c'est seulement « dans cette proximité ou jamais que doit


se décider si le dieu et les dieux se refusent et comment ils se refusent
et si la nuit demeure, si le jour du sacré se lève et comment il se lève,
si dans cette aube du sacré une apparition du dieu et des dieux (des
Gottes und der Gôtter) peut à nouveau commencer. Or, le sacré, seul
espace naturel de la Déité (Wesensraum der Gottheit), (...) ne vient
à l'éclat du paraître que lorsqu'au préalable et dans une longue
préparation, l'Etre s'est éclairci et a été expérimenté dans sa vérité » (40).
En réalité, chez Maître Eckhart, les rapports de l'être et de Dieu sont
pensés dans un constant chevauchement ; il peut écrire tout
ensemble : « Dieu est au dessus. Dieu est dans toutes les créatures, pour
autant qu 'elles ont de l 'être et pourtant, il est au-dessus » : « Dieu
est ce qu'il y a de plus commun » (41). S. Breton a ainsi
magistralement caractérisé une opération que Heidegger n'a pas vue : chez
Eckhart, Dieu est dit dans l'être pour pouvoir être dit au-delà de l'être
et sans l'être : II faut bien passer par là, mais ne point en rester là.
L'interpénétration de trois plans de langages, base/métabase/anabase,
dit la radicalité d'un transit où le rapport de l'âme à Dieu loin de
recouvrir celui d'un étant à l'Etre suprême, renvoie à la même
pauvreté, celle de Dieu et celle de l'homme qui lui répond (42).
Le Cours Was heisst denken ? (1951-52), laisse sans doute l'une
des traces les plus profondes de la relation ambivalente de Heidegger
à Eckhart : « Nous pouvons nous mettre également à songer, que
Xcyeiv signifie à la fois dire et poser (...). Sans ce Xcyeiv, et son
Xoyoç, il n'y aurait pas non plus de doctrine de la Trinité dans la foi
chrétienne ni d'interprétation théologique du concept de la deuxième
personne dans la Déité (Gottheit) » (43). Indice chez Maître Eckhart,
d'un abîme divin hors de portée de l'appareillage notionnel de la
théologie classique, la « Déité », est ici ressaisie dans le déploiement
du Xeyeiv : prise dans un mouvement d'auto-dépassement de l'être,
elle est alors comprise comme une figure du destin onto-théologique
de la métaphysique. A y regarder de près, l'on voit pourtant que c'est
le même motif, celui de la Diffusion sans fond (44), qui est transféré
de la Déité eckhartienne au Xeyeiv ; ce transfert est pensé par
Heidegger comme un reconduction. Même s'il renoncera plus tard à

(40) Ùber den Humanismus, op. cit. p. 26.


(41) Sermon n° 9 Quasi Stella matutina... ; p. 275 et p. 277.
(42) S. Breton, « Les métamorphoses du langage religieux chez Maître
Eckhart », Recherches de Science religieuse, 67 (1979) p. 373-395 ; Deux mystiques de
l'excès : J.J. Surin et Maître Eckhart, Paris, Cerf, 1985, p. 89-166 ; « Le rapport
Etre-Dieu chez Maître Eckhart » in L 'être et Dieu, Paris, Cerf, p. 43-58.
(43) Was heisst denken ?, M. Niemeyer, 1954, p. 170.
(44) Heidegger développera ce thème en commentant, deux ans plus tard, le
vers fameux du Pèlerin chérubbinique de Angelius Silesius : « La rose est sans
pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit. N'a souci d'elle-même, ne désire être vue ».
124 P. CAPELLE

l'emploi, trop équivoque, du concept de Xeyeiv (45) au bénéfice du


vocable déjà puissamment sollicité depuis 1936, Ereignis (46),
Heidegger réalise une opération de retour d'un objet théologique, vers
ce qu'il déclare être son site originel : l'histoire de l'Etre. Heidegger
a lu et vécu auprès de Maître Eckhart, l'inspiration d'une
transcendance de l'être et l'attente d'un nouveau Dieu.

Philippe Capelle
Doyen de la Faculté de philosophie
de l'Institut Catholique de Paris.

{Der Satz vont Grund, Neske, 1957, p. 68.). Sans doute n'avait-il point vu que le
disciple Silesius a trouvé lui-même son inspiration dans les Sermons du maître :
« Vous demanderiez mille ans durant à la vie "Pourquoi vis-tu ?", si elle pouvait
répondre, elle ne dirait rien d'autre que : "Je vis parce que je vis." La raison en est
que la vie tire sa vie de son propre fond et jaillit de ce qui lui est propre : c'est pour
cela qu'elle vit sans demander le pourquoi, parce qu'elle ne vit que d'elle-même »
(Sermon 5b In hoc apparuit caritas Dei in nobis, p. 256) ; « Pourquoi dors-tu ? Pour
vivre ! Pourquoi demandes-tu biens et honneurs ? Tu le sais fort bien. Mais pourquoi
vis-tu? Pour vivre » (Sermon n° 6 îusti autem in perpétuant vivent, p. 261-262).
(45) Cf. la Conférence du même titre : Was heisst denken ?, donnée en 1952 et
publiée la même année in Merkur, Mûnchen, p. 128-148 ; reprise in Vortrâge und
Aufsàtze, Pfullingen, Neske, Pfullingen, 1954, p. 129-143.
(46) Cf Beitràge zur Philosophie, GA 65, 1989 ; Schelling Abhandlung ilber
das Wesen des Menschlichen Freiheit, M. Niemeyer, 1971.

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