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Écrits et entretiens
Helmut Lachenmann
Martin Kaltenecker (éd.)
http://books.openedition.org
Référence électronique
LACHENMANN, Helmut. Écrits et entretiens. Nouvelle édition [en ligne]. Genève : Éditions
Contrechamps, 2009 (généré le 19 mai 2017). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
contrechamps/748>. ISBN : 9782940599424.
ÉCRITS ET ENTRETIENS
ÉCRITS ET ENTRETIENS
Traductions :
Nicolas Donin, Martin Kaltenecker,
Jean Lauxerois, Olivier Mannoni, Michel Pozmanter,
Yves Saint-Amant, Peter Szendy
Philippe Albèra
des lignes de force et des partages des eaux. Lachenmann s’inscrit ainsi dans
un groupe de compositeurs pour qui la réflexion théorique et la production
de concepts est presque consubstantielle à la pratique de la composition
(Wagner, Schoenberg, Boulez, Xenakis, Stockhausen, Ferneyhough…), par
opposition à ceux où un corpus de textes naît au fur et à mesure, par le hasard
des occasions, souvent sous forme de critiques musicales ou d’entretiens
(Berlioz, Schumann, Varèse, Carter, Harvey, Rihm…), et ceux enfin chez qui
elle paraît marginale (Mahler, Debussy, Berio, Scelsi…).
Ce besoin d’articuler une pensée de façon répétée est attisée au début
chez Lachenmann par le moment même où il entre dans la vie musicale pour
s’y faire une place, et le paysage musical si disparate des années soixante. Le
jeune Lachenmann a dû éprouver exactement ce qu’Adorno, aspirant com-
positeur, ressentait dans les années vingt, c’est-à-dire une stagnation, une
réaction, un retour en arrière, avec la prédominance de musiques soit post
romantiques, soit néoclassiques, et un effort général pour faire apparaître la
percée de Schoenberg comme un intermède : « Car la marée haute de l’his-
toire musicale, rompant les digues de la société, reflue à présent, après avoir
déposé au loin les œuvres les plus exposées, qui y demeurent solitaires ; le
fleuve a retrouvé son lit. »1 Dans l’esprit de Lachenmann, quelques œuvres
exemplaires, inlassablement citées – dont Kontrapunkte, Gruppen et Kontakte
de Stockhausen, Structures Ia et Le Marteau sans maître de Boulez, Varianti, Il
canto sospeso et La terra e la compagna de Nono, Epifanie de Berio ou le Concerto
pour piano de Cage – avaient laissé la place à une situation confuse, caracté-
risée par le carnaval surréaliste de Kagel, les happenings plus ou moins poli-
tisés, et la trahison de la radicalité du premier sérialisme, qui était le fait d’une
« deuxième génération », dans laquelle il inscrit le Berio après Sinfonia, le
Ligeti de la Klangkomposition ou le néo-expressionnisme de Penderecki. Le
jeune Lachenmann fait donc le constat d’un échec, avec un tranchant qui
rappelle celui de ses aînées, Nono ou Boulez, et dont témoigne ici même le
texte sur Schoenberg, où le maître viennois est enterré une deuxième fois –
il aurait « refermé » tout ce qu’il avait lui-même découvert, en se fixant sur
le « maniérisme » d’une écriture contrapuntique dodécaphonique installée
comme « fin en soi »2 – mais avec lui, semble-t-il, également son premier fos-
soyeur, Boulez, resté du côté de ceux qui jonglent avec un concept d’art obso-
lète, c’est-à-dire développé hors d’une confrontation avec ses réelles fonc-
tions ou impasses sociales3. Si le jeune compositeur tient que les « chercheurs
d’or » de Darmstadt sont devenu des « joailliers » – même s’il mentionnera
de nouveau avec admiration Rituel de Boulez, sans doute parce que l’œuvre
se situe entre les pliages de Mallarmé et la tour d’ivoire où s’élabore une élec-
tronique miroitante – une émission diffusée en 1971 passe au scanner les traits
dominants de la musique des années soixante, avec sa « fascination pour le
coloris » et son attrait pour une expressivité qui récupère par la bande des
effets du langage tonal. Des œuvres comme Anaklasis de Penderecki,
Atmosphères de Ligeti ou Sur Scène de Kagel « donnèrent, chacune à sa façon,
le signal pour une banalisation de l’exigence avant-gardiste, en pactisant avec
ces même attentes du public que l’avant-garde s’était proposée jadis de
balayer, en même temps que l’idéologie bourgeoise qui les fonde »4.
D’une manière plus technique, Lachenmann expose dans «Typologie sonore
de la musique contemporaine» la façon dont on doit comprendre la sonorité et
la forme d’une œuvre musicale comme un tout: Apparitions de Ligeti, mais aussi
certaines études de Chopin et Debussy, relèvent par exemple d’un «son fluc-
tuant»; «on y perçoit à chaque moment quelque chose d’autre, mais jamais
quelque chose de nouveau ou d’inattendu»5 et sa durée, comme c’est aussi le
cas dans avec le «son texture», est au fond «indifféremment prolongeable»6.
Le texte aboutit à l’élaboration du «son-structure», équivalent d’une «sonorité
structurée», où tous les détails, en tant que «fonctions au sein d’un ordre et […]
éléments d’un agencement précis», produisent non pas un effet global fasci-
nant mais une forme constituée à partir de «parentés et de contrastes», domaine
que l’écoute explore progressivement à mesure qu’elle se déploie7. On peut
ainsi entendre tout un mouvement de quatuor de Beethoven, une pièce pour
orchestre de Webern ou Structure Ia comme une seule «sonorité structurée».
Lachenmann part donc de la sonorité mais pour la lier immédiatement
à la notion de structure. Il faut pour cela ouvrir les sons, préparer, isoler,
combiner, transposer et étendre leurs éléments, qui fourniront des points
structurants, projeter leurs composantes, mieux analysées, sur une trajectoire
formelle. Lachenmann élabore cette idée à travers ce qu’il nomme une
« musique concrète instrumentale », donc largement « bruitiste » mais réali-
sée avec les instruments acoustiques traditionnels, traités avec des modes de
jeu qui ne le sont plus. Il y a là dans un premier temps l’idée de faire entendre
le processus dont résulte le produit – l’energeia et non l’ergon, selon la formule
de Friedrich Schlegel, le « travail » dont Adorno disait que l’orchestre « aura-
tique » de Wagner le camouflait8, voire la présence du corps du musicien.
4. « Zur Analyse Neuer Musik », Musik als existentielle Erfahrung, Breitkopf & Härtel, 20042,
p. 29 (cité dorénavant sous l’abréviation ME).
5. Ici même, p. 52.
6. Ici même p. 53.
7. Ici même, p. 56.
8. Adorno, Versuch über Wagner, Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1971,
p. 73 et 78sq.
une musique d’avant-garde normale, vitale et bruitiste, avec les moyens pré-
vus à cet effet, mais qu’il tenait à un idéal compositionnel classique, dialec-
tique, en travaillant avec les bruits mêmes que recelait celui-ci. Quand il
confiait ainsi la plupart de ses œuvres à l’appareil symphonique (car c’est
l’un des véritables compositeurs d’orchestre de notre temps), quand il met-
tait au centre de son invention des formations classiques comme le quatuor
à cordes, cela renforçait l’inquiétude. S’il avait produit des pièces sur bande
dans un studio électronique, pour les présenter à son auditoire avec des haut-
parleurs, personne n’aurait été heurté par cette part de bruit ou la manière
de produire les sons. On aurait pu apprécier la cohérence formelle de ses
compositions et l’élégance de leur dramaturgie, mais sans être confronté à
une dimension essentielle de l’écriture de Lachenmann, à savoir qu’elle vit
d’une résistance. Sa musique revêt consciemment un caractère événemen-
tiel. Pour cela, il place ses événements dans des contextes où elles tirent
tout leur éclat d’une friction et d’un conflit »12.
Le troisième aspect porte sur la catégorisation des bruits et modes de
jeu, qui ne s’établit jamais « hors œuvre », dans une taxinomie à la Pierre
Schaeffer par exemple ; c’est au contraire chaque œuvre particulière qui va
échafauder des relations porteuses entre les sons, les exposer, les dévelop-
per, éventuellement les briser de nouveau. Lachenmann regroupe les sons
par « types », « familles » ou « arpèges » : par exemple, une « famille » de sons
tremblés peut inclure à la fois un son obtenu par une règle qui glisse rapi-
dement sur les cordes à l’intérieur du piano et un son si grave qu’une voix
de basse ne produira qu’un tremblement rauque ; dans une autre situation
cependant, ou une autre œuvre, le son des cordes frottées peut être confronté
à un glissando, au sein d’une famille nommée « sons continus », situation qui
met alors en avant le geste global de la continuité et non l’intermittence,
alors que la voix graillonnante pourra être mariée à un flatterzunge de flûte.
Il s’agit donc d’un jeu avec un élément commun qu’on fait lui-même évoluer,
que l’on tend ou que l’on transforme, en allant par exemple vers un accrois-
sement de l’hétérogénéité : l’auditeur doit (ou peut) se demander quelle
est, dans une section donnée, la catégorie qui coiffe un pizzicato, un son écrasé
aux cordes et le son d’un klaxon ; c’est peut-être un quatrième son qui va
la révéler (un pizzicato-Bartók, qui fera rimer tous les quatre sous le titre de
« son arraché ») ou bien une hauteur précise, qui nous fera déceler a poste-
riori un accord classé qui se dessinait, de manière brouillée, avec les trois
premiers13. Lachenmann développe ce que l’on vient de résumer dans ses
commentaires du « Siciliano » de la Tanzsuite mit Deutschlandlied et du Quatuor
12. Allocution lors de la remise du prix Ernst von Siemens à Lachenmann, publication de
la Ernst von Siemens Siftung, Munich, 1997, p. 29.
13. Sur l’hétérogénéité des familles, voir ici même, p. 171.
18. Sur la notion d’un « appareil esthétique », ici même, p. 53sq. On pourrait y inclure les
attitudes du corps du musicien : voir par exemple Lothaire Mabru, « Donner à voir la
musique : les techniques du corps des violonistes », Musurgia VI, 2 (1999).
19. Ici même, p. 170.
20. Ici même, p. 174. De même, certains tours de la pensée permettront de justifier un amour
pour la Symphonie alpestre de Richard Strauss, entendue alors « comme une sorte de fête
d’adieu à une vision du monde devenue décor et qui n’est intacte qu’en apparence, […]
pas moins apocalyptique et éclairante dans sa lucidité que celle qui opère la rupture »
(Entretien avec Claus Spahn, Die Zeit, 1er septembre 2005).
21. Ici même, p. 137.
22. Ici même, p. 173. Voir à ce sujet le commentaire de Gianmaria Borio, « Lo struttura-
lismo dialettico di Helmut Lachenmann », Musica Realtà, n° 62 (2000), p. 19sq.
23. Ici même, p. 204.
24. Comme le remarque Piero Cavalotti (voir note 28), le schéma de permutation est le sui-
vant: 2 6 1 7 3 8 12 9 4 11 5 10. La seconde hauteur de la première série vient donc en position
1 de la seconde série, la sixième hauteur en position 2, la première hauteur en position 3, etc.
Ces 144 blocs de 1 728 séries, dit-il, « sont ma carrière, d’où j’extraits tou-
jours ».25 Elles servent d’une part à établir des structures rythmiques, et en
particulier, à grande échelle, le « réseau » temporel dont Lachenmann parle
dans ses textes sur Siciliano et le Quatuor n° 2 ; chaque point du réseau déter-
mine la position où va entrer l’un des « membres » d’une famille26. Le com-
positeur établit ainsi « une sorte de squelette d’un corps qui n’existe pas
encore », il est « comme un peintre qui ne peint pas encore, mais dispose
déjà tout autour de lui », et il se munit ainsi d’éléments ou data de départ qui
sont «aveugles».27 Le réseau sert ensuite à déterminer des figures mélodiques
et harmoniques, soubassement d’une musique qui les efface à moitié ou les
28. Voir l’analyse de Mouvement par Robert Piencikowski, Musik Konzepte n° 61-62, Munich,
text + kritik, 1988 Parmi les analyses importantes de Lachenmann citons : Josefine Helene
Horn, « Postserielle Mechanismen der Formgenerierung. Zur Entstehung von Helmut
Lachenmanns “Notturno” », MusikTexte n° 79 (1999) ; Piero Cavalotti, Differenzen. Post-
strukturalistische Ansätze in der Musik der 1980er Jahre am Beispiel von Helmut Lachenmann, Brian
Ferneyhough und Gérard Grisey, Schliengen, Argus, 2006 ainsi que les analyses de Christian
Utz et Didier Guigue mentionnées plus loin.
29. Musik als Wahrnehmungskunst, p. 31-32.
30. Ici même, p. 96.
31. Sur l’harmonie du sho dans l’avant-dernière scène de la Petite Fille aux allumettes et Concertini,
voir la brillante analyse de Christian Utz dans Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit. p. 127-154.
32. Arnold Schoenberg, Traité d’harmonie, trad. G. Gubisch, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983,
p. 500. Dans Ausklang, c’est par exemple un accord ré/fa/la/do/mi/sol/si/mi bémol/sol
bémol/si bémol (mesure 149s); dans Serynade, un accord fa#/si bémol/mi bémol/sol/do/mi/la/ré
bémol, qu’on peut aussi « lire » de haut en bas (la majeur, la mineur, do majeur, do mineur,
mi bémol majeur, mi bémol mineur). Voir Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit. p. 43-44 et
la belle analyse de Didier Guigue, « L’Ars subtilior de Lachenmann. Une incursion dans
l’univers sonore de Serynade », Filigrane n° 7 (2008).
33. Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit., p. 16.
aux violons, puis dans l’aigu du célesta34. L’inclusion d’objets codés dans la
pratique d’une musique non pas sérielle, mais fonctionnant par séries et
droites, s’est en effet effectuée chez Lachenmann parallèlement à la redé-
couverte de Mahler au milieu des années soixante-dix : la virulence du texte
ici traduit s’explique ainsi par réaction à la récupération du Viennois par le
courant néo- ou post-tonal en Allemagne à la fin de cette décennie35. La scène
du reflux avant-gardiste critiquée par Lachenmann en 1966 se rejouait en
effet dix ans plus tard sous couvert d’un postmodernisme ou d’une «Nouvelle
Simplicité », celle de Wilhelm Killmayer, de Wolfgang von Schweinitz,
Manfred Trohajn, Hans-Jürgen von Bose, mouvement auquel se rattachent
aussi les premières œuvres de Wolfgang Rihm ou celles de Peter Rucizka.
Déceler dans un passage de Gruppen une sourde attraction vers si majeur36
pouvait paraître comme un jeu byzantin face au triomphe d’un néo-expres-
sionisme qui se servait dans le supermarché des affects traditionnels et décla-
rait peu ou prou l’ensemble de l’évolution musicale depuis le Schoenberg
dodécaphonique comme un intermède déplorable.
Dans l’esprit de Lachenmann, il s’agissait là d’une autre constellation
qui prouvait à la fois une fois l’attraction fatale de l’univers tonal, auquel
tout producteur de musique peut céder par faiblesse, inconscience, cynisme
ou appât d’un profit immédiat. Lachenmann y voit la superstructure musi-
cale de la société « bourgeoise » (terme toujours préféré à celui de capita-
liste) et dont il traquera l’effet aussi bien dans la fascination des ouvriers
pour les chansons sirupeuses présentées à San Remo37 que le recyclage
des gestes straussiens dans le langage symphonique ses contemporains. C’est
là le grand contexte impossible à subvertir, avec et contre lequel il faut
travailler, c’est-à-dire en toute conscience de ce champ de forces où s’effec-
tue le trajet de la pensée compositionnelle nouvelle. On verra ainsi que les
contre-images, les notions servant de repoussoir n’évoluent guère dans les
textes sélectionnés ici. C’est d’un côté l’attrait des éléments « magiques » de
la tradition, le coup de tam-tam qui « fonctionne », ou encore l’effet immé-
diatement enchanteur de tout élément répétitif. De l’autre, c’est une accen-
tuation unilatérale de ce qui relève de la technique ou de la technologie
comme fin en soi, ce que Lachenmann nomme des « gradations » ou
« échelles graduées », donc une division paramétrique systématique du son,
produisant des grilles – sérielles, ou les algorithmes de la CAO – que l’on
38. Mécanique qui, si l’on suit Lachenmann, n’est par brisée, dialectisée ou encore objet
d’une négation déterminée, si un pan des possibilités combinatoires est supprimé ou des
champs traversées en diagonale, par des irrégularités ou libres écarts passagers, ni encore
par quelques îlots préparés de liberté aléatoire, toutes stratégies que l’on rencontre chez
Boulez et qui relèveraient d’une négation abstraite de l’ordre paramétrique.
39. Ici même, p. 168.
40. Ici même, p. 242.
41. Ici même, p. 151.
42. Ici même, p. 71.
43. Voir à ce sujet en particulier les thèses de Hannah Arendt, Juger : Sur la philosophie poli-
tique de Kant, Paris, Seuil, 2003.
44. Dans L’Œuvre d’art du futur (1849) le peuple est la seule instance créatrice à laquelle l’ar-
tiste doit se « connecter » afin d’échapper à l’antagonisme « entre l’abstraction et la mode »
(titre du chapitre 5), entre un art qui ne trouve sa fin qu’en soi-même et un art qui ali-
mente la « machine du luxe ». En 1854 intervient la lecture du Monde comme volonté et repré-
sentation de Schopenhauer, où la musique est directement connectée à la métaphysique, le
musicien devenant, selon la boutade de Nietzsche, le téléphone de l’au-delà (Généalogie de
la morale, III, n° 5). On rencontre alors, dans Opéra et drame ou dans l’essai sur Beethoven
de 1870, l’opposition entre le monde visuel et monde auditif: il faut dépasser l’alliance pein-
ture/poésie dont témoigne la double activité de Goethe, orientée vers la contemplation
extérieure du monde ; la musique dira « l’essence intérieure des choses » car elle est com-
parable au monde du rêve, et à la nuit où se répandent les sons et leurs échos («Beethoven»,
Gesammelte Schriften, Leipzig, s.d., vol. IX, p. 61sq.).
45. Ici même, p. 69.
46. C’est le titre choisi pour l’édition des écrits complets en 1994.
47. Voir la lettre du 19 août 1926 à Alban Berg (Theodor Adorno/Alban Berg, Correspondance,
trad. M. Dautrey, Paris, Gallimard, 2004, p. 112). La Philosophie de la Nouvelle Musique
varie le même motif à propos de Schoenberg : « Les grands moments chez le dernier
Schoenberg ont été obtenus aussi bien grâce à la technique dodécaphonique que contre
elle. Grâce à elle, parce que la musique est ainsi rendue capable de se comporter de manière
aussi froide et inexorable, la seule qui lui sied encore après le naufrage ; contre elle, parce
que l’esprit qui l’a conçue reste assez maître de lui même pour pénétrer à tout moment
l’échafaudage de barres, de vis et de charnières et les faire resplendir, comme s’il était
prêt en fin de compte à le détruire par une catastrophe » (Philosophie der Neuen Musik,
Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975, vol. 12, p. 70).
48. Philosophie der Neuen Musik, op. cit., p. 118.
49. Ästhetische Theorie, Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, vol. 7,
p. 168 et Beethoven, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1994, p. 195.
50. Beethoven, op. cit., p. 149.
Martin Kaltenecker
56. « Kunst und Demokratie », MusikTexte n° 122 (2009), p. 28. Une première version de ce
texte citait aussi André Rieu, Gotthilf Fischer (voir ici même, note 3, p. 70) et les Sex Pistols.
57. Mémoires, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, vol. VIII, p. 553.
58. Ästhetische Theorie, op. cit., p. 209.
59. « Cy Twombly », L’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 145.
60. Ici même, p. 36.
I. (1975)
pas, pas plus que le ciel en haut, ni l’arbre, ni aucune espèce de montagne »),
renvoyait déjà à des topoi centraux de l’opéra : « le mur de la maison » et le
ciel étoilé, et aussi, au fond, la situation de celui qui se promène dans un pay-
sage volcanique, dans le texte de Léonard de Vinci : « La mer en tempête ne
fit pas un tel fracas avec ses eaux tumultueuses… » (Mes points de suspen-
sion indiquent la complexité des relations.)
Dans Salut für Caudwell (1977), pour deux guitares, se dessinait déjà l’ap-
pel à la société, décomposé par la phonétique, articulé en rythmes complé-
mentaires et ainsi, une fois encore, déchiffrable acoustiquement dans l’écoute
(« Toute conscience est forgée par la société. Mais comme vous ne le savez
pas, vous vous imaginez que vous êtes libres. Cette illusion que vous affichez
avec tant de fierté est le signe distinctif de votre esclavage… »1), mais aussi
le gestus corporel de l’« écrivant » instrumental à travers la technique angu-
leuse du frotté des cordes dans le final: l’un comme l’autre invoquaient, avant
même la mort de Gudrun Ensslin, que je connaissais depuis l’enfance, l’ultime
situation, sans langage, de l’esprit sensibilisé par la politique.
En 1979-1980, ce fut la Tanzsuite mit Deutschlandlied (dans cette dernière, on
trouvait, outre l’hymne national bien connu, la musique des bergers tirée de
l’Oratorio de Noël de Bach, mais aussi le squelette d’articulation formelle de Schlaf,
Kindlein schlaf et de O du lieber Augustin): écrite pour orchestre, avec quatuor à
cordes concertant, et avec, entre autres, une gigue très rapide qui filait en pres-
tissimo: une anticipation, on allait le voir, de la «chasse» aux pantoufles volées
de la petite fille. En même temps, Ein Kinderspiel, pour piano, s’achevait avec
cette rapide «danse des ombres» sur les deux touches les plus aiguës du cla-
vier, dont le modèle rythmique, ralenti en sicilienne dans la Tanzsuite, une sorte
de large sarabande maintenant, constitue, avec les cérémoniels mouvements
legno sur la surface des cordes – réminiscences de Klangschatten – mein Saitenspiel
(1972) – l’image finale de l’opéra ; mais le cycle pour piano s’ouvre avec ce
Hänschen klein dont la fameuse mélodie régulera aussi, plus tard, la partie cen-
trale de mon concerto pour tuba, Harmonica (1982), où elle est «jouée» sur une
sorte de clavier imaginaire par cinq modèles formels. Issus des boutiques de
jouets des Noëls des années 1980, les toy-pianos utilisés dans Harmonica, avec
leur son enfantin et puéril, imposèrent aussi, par la suite, l’image sonore du
cliquetant (froid?) Mouvement – vor der Erstarrung (1983): mais on y retrouve le
Lieber Augustin, cette fois comme cantus firmus, sur un clavier de sforzato dont le
son se décompose, depuis les percussions jusqu’au souffle des vents et aux muets
mouvements d’archet, avec le contrepoint de figures col legno, pressentiment du
son nié, mort, des allumettes. On y retrouve, en outre, le début de la Marseillaise,
sous forme de citation aux timbales («Allons enfants de la patrie…»).
dans leur pleine présence. Elles me sont tout d’un coup apparues comme les
simples ruines d’un éclat perdu. Cela ne signifie pas que l’opéra aurait dû
être à mes yeux un opus summum, mais je savais tout de même qu’en lui, j’avais
« donné la parole », au moins une fois, à tout ce que mes compositions pré-
cédentes avaient invoqué dans leur mutisme.
La « raillerie » ressentie et ce nouvel « état de libération », usurpé de
manière plus ou moins désespérée, apparaissaient cependant comme des
anticipations égarées sur les caprices de la réalité : les esquisses volées furent
retrouvées dans un parc, on me les renvoya, elles me lancèrent un clin d’œil
blafard et délavé – elles avaient séjourné plusieurs jours non dans la neige,
mais sous la pluie. Elles ne révélèrent pas l’identité de ce bienfaiteur crimi-
nel, ni ce qui s’était vraiment passé. La partition fut ensuite reprise, achevée,
répétée, donnée, huée, acclamée, révisée – « …et maintenant… » ?
Entretemps, d’autres choses étaient nées : Nun, œuvre orchestrale avec
deux solistes instrumentaux et huit voix d’hommes, Serynade, pour piano :
douleurs d’après l’accouchement, recherches de réorientation, progrès,
recherches d’escalade – « …vers les falaises ombragées, jusqu’à ce que je… »
– D’où, où, vers où ?
« Mu ! », disent les moines zen.
Sique ?
III. (2009)
« Quelques mots » pour Philippe Albèra et Martin Kaltenecker
Bin wieder in crisi («Suis à nouveau en crise»), voilà ce que m’écrivait Nono
au début de l’année 1990, sur l’une de ses dernières cartes postales : lui, le
socialiste visionnaire envisageant un avenir meilleur, lui qui m’avait quasiment
interdit à la fin des années cinquante, lors de mon séjour d’études à Venise, de
tels accès, comme des états d’âme trahissant leur origine bourgeoise.
Mon opéra La Petite Fille aux allumettes, dont l’élaboration avait tout de
même consumé sept ans de ma vie sur cette terre, représentait pour moi ni
plus ni moins que la tentative, provisoirement réussie d’une certaine manière,
mais guère définitive et marquée par plusieurs crises sévères, pour surmon-
ter un traumatisme complexe : élaborer de façon structurée une musique
autonome, conçue sans aucune concession, et qui fait cependant partie d’une
action scénique qu’elle traverse de part en part, avec une intrigue, des hommes
qui chantent et les messages extra-musicaux liés à tout cela.
Après tant d’années de recherches pratiquées en toute innocence, de nou-
veaux départs à répétition, une façon de pratiquer la philosophie en dilet-
tante, tout ce que j’ai composé par la suite pourrait se décrire et se commenter
comme un processus consistant à maîtriser des traumatismes personnels à
travers une prise de conscience plus radicale, un processus «venu à lui-même»
et sans doute réussi à travers « l’échec ». Morton Feldman a intitulé l’une de
ses pièces merveilleusement énigmatiques The Viola in my life. Mon Intérieur I
était pour ainsi dire « the percussion in my life », Pression, « the cello in my
life » ; j’aurais pu nommer Kontrakadenz en 1970 « the orchestra in my life »,
mais aussi Schreiben en 2002, parler aussi de « the opera in my life », voire
appeler Grido « the third string quartet in my life ». De même, des œuvres
comme Nun, Serynade, Grido, Schreiben, Concertini, Got lost ont représenté à
chaque fois pour moi l’expérience d’une confrontation avec les genres et
les modèles de la tradition, en même temps qu’avec tous les conditionne-
ments qui définissent une conception prédominante de la musique dont
j’aimerais tellement dépasser le caractère d’une évidence qui va de soi.
Aventure donc non pas au sens banal d’une conquête de sons instrumentaux
ou de techniques de jeu inhabituels (les « bruits »…), malentendu que mes
textes publiés jusqu’ici ont dû lever depuis longtemps, mais au sens d’une
confrontation existentielle avec une limitation profonde, et dont le dépasse-
ment me demandait de découvrir et de mobiliser continuellement de nou-
velles énergies, en moi-même et dans mes moyens d’écriture.
Une « limitation profonde » : se pourrait-il que le médium qu’est la
musique, avec toute sa richesse sonore, expressive, structurelle, et toute l’élo-
quence qui en découle, serait au fond, quant à la perception libérée qu’on
espère, sa propre prison ?
L’idée d’une «non-musique» qui libère l’esprit et la perception n’est peut-
être rien d’autre qu’un mirage désespéré, permettant tout au plus d’affiner
l’invention, qu’elle paralyse et qu’elle fouette à la fois ? Un pieux mensonge
fait à soi-même, pénible et pourtant bien utile, puisqu’il nous oriente vers
l’innovation ?
Je pense que cette manière de poser la question et de me questionner a
déterminé dès le début non seulement mon écriture mais aussi le commen-
taire verbal qui l’a accompagnée et ma façon de communiquer au sujet de
la théorie de la composition.
Beaucoup de compositeurs contemporains, sans s’en rendre compte, ont
apporté en toute insouciance sinon les bonnes réponses, du moins leurs
réponses personnelles. Et peut-être ne devrait-on rien attendre de plus. De
mon côté, j’ai pourtant misé davantage sur le questionnement que sur les
réponses. Peut-être que les questions constituaient pour moi la réponse même.
grâce à une nouvelle hiérarchie exclusive des éléments qu’il s’agira de gérer,
seule solution pour aller contre l’usure des moyens à disposition. De l’autre,
à partir de ce nouvel ordre, c’est un monde sonore singulier qui naît, l’ouver-
ture d’une nouvelle aire de jeu qui doit cependant, à un moment ou un autre,
reconnaître ses propres limitations a priori. Le nouveau paradis s’avère alors
comme une prison virtuelle, dont l’imagination créatrice doit à nouveau s’éva-
der, afin que les catégories qui structurent conjointement le son et la forme
soient à leur tour transformées, de façon radicale et/ou plus subtile. La com-
position devient alors un genre complexe d’« arpège » qui évolue au ralenti
sur un instrument imaginaire que l’on a soi-même construit, mais qui se trans-
forme «dans le cours du temps», voire tombe en morceaux. (Peut-être aurais-
je dû compléter ma seconde thèse sur la composition en disant : « Composer
veut dire construire un instrument et le forcer » ?3) Quant à l’arpège, qu’on
se souvienne des techniques de développement chez Beethoven. Et pour
paraphraser la leçon de Hans Sachs au sujet de la « règle » qui commande
l’œuvre d’art : « Vous la posez vous-même, et vous la (pour)-suivez ensuite »
– à savoir : vous réfléchissez sur elle, vous la tracassez ou vous la sabotez.
Une analyse qui ne dépasse pas la définition des catégories caractéristiques
et des figures musicales qu’on en a tirées, et qui ne tente pas non plus d’inter-
roger et de mettre en lumière l’arrière-plan de tous les actes de sabotage que
l’œuvre commet en somme contre elle-même s’arrête à mi-chemin. Car à
la fin des fins, chaque œuvre formule dans le dos de son créateur son propre
système de règles, ou principe. Mahler, en disant « je ne compose pas, je suis
composé », s’est un tout petit peu trompé : seul le compositeur qui compose
de manière intense est composé…
Quand le maire de Berlin, invité à l’occasion d’une session de l’Académie
des Arts de cette ville, a essayé d’impressionner les membres avec une cita-
tion de Schoenberg en disant : « L’art a le droit de tout faire, sauf une chose :
ennuyer», j’ai contré cette citation, et Dieu sait si elle est elle-même ennuyeuse,
en répliquant : « L’art ne doit rien faire, sauf une chose : provoquer ». À l’ins-
tant même, je me suis pourtant rebiffé contre cette thèse, qui n’était pas moins
impertinente. Bien sûr, je n’ai pas oublié l’arrière-plan politique et social d’une
telle formulation, qui n’est pas sans agressivité – ni le double front auquel
nous faisons face depuis les années soixante-dix, une gauche qui parade,
contente d’elle-même, et une petite-bourgeoisie confinée, pseudo-libérale
mais attirée par des valeurs de droite. Entretemps, l’alliance pour le confort
esthétique traverse il est vrai toutes les classes d’âge, les couches sociales et
les camps somnolents des idéologies, allant de l’indifférence et de la super-
ficialité des politiciens en cette matière jusqu’au public qui ricane à la télévi-
sion et applaudit sur commande. Mais peut-être, devant cet arrière-plan – ou,
une sensibilité aussi fine que possible, donc intériorisées, « coulées » pour
sombrer dans un inconscient actif, et pour tout dire : être oubliées. Car nous
restons touchés par ce que nous avons oublié.
Un grand merci aux deux amis, Philippe Albèra et Martin Kaltenecker,
qui ont aidé mes textes à rencontrer des lecteurs francophones. Les approches
de la pensée musicale dans les différents paysages actuels ne sont pas encore
standardisés, et une discussion de ce qui est publié ici pourrait mettre en
lumière de nouveaux aspects stimulants.
Exemple 1
Helmut Lachenmann, Trio fluido, mesure 186.
Exemple 2
Expulsion d’air avec la cavité buccale voûtée, directement dans le tuyau.
Exemple 3
Helmut Lachenmann, Intérieur I, 1re feuille, en bas.
Exemple 4
Helmut Lachenmann, Intérieur I, feuille 17, en bas.
Exemple 5
Helmut Lachenmann, Trio fluido, mesure 183.
Aussi variées que puissent être les caractéristiques de ces sonorités iso-
lées, leur complexité ou leur originalité, il s’agit ici uniquement de la répé-
tition d’un seul type de son. Il se caractérise par une courbe ascendante et/ou
descendante, construite de manière naturelle ou artificielle mais d’une seule
traite, développant sa caractéristique au sein de ce processus. Ce type de son,
qui est le plus simple sans être aucunement primitif, nous le nommerons ici
« son cadentiel » (Kadenzklang ), puisqu’il comporte, par analogie avec la
cadence tonale, une pente caractéristique. On pourrait d’ailleurs l’appeler
tout aussi bien « cadence sonore » (Klang-Kadenz).
La représentation schématique de ce type de son devrait se référer à sa
courbe dynamique et prendre la forme suivante :
Exemple 6
Exemple 7a
Helmut Lachenmann, Intérieur I, feuille 16.
Exemple 7b
Représentation schématique.
Exemple 8a
Karlheinz Stockhausen, Gruppen für drei Orchester, deux mesures avant le chiffre 9.
Exemple 8b
Représentation schématique.
Exemple 9a
Luigi Nono, La terra e la compagna, mesures 159/160.
Exemple 9b
Représentation schématique.
Exemple 10a
György Ligeti, Apparitions, mesure 49.
Exemple 10b
Représentation schématique.
Exemple 11a
Exemple 11b
Représentation schématique.
Voici enfin deux exemples de sons cadentiels caractérisés aussi bien dans
leur attaque que dans leur extinction :
Exemple 12a
Jürg Wyttenbach, Klavierkonzert, fin de la version de Munich1
Représentation schématique.
1. Jürg Wyttenbach (*1935) a retravaillé plusieurs fois son Concerto pour piano. Il semble que
le texte musical qui a servi pour ce diagramme n’existe plus. Helmut Lachenmann a cepen-
dant conservé ici cet exemple.
Exemple 12b
Helmut Lachenmann, Kontrakadenz , mesures 259-262.
Exemple 12c
Représentation schématique.
Exemple 13
Exemple 14
Krysztof Penderecki, Anaklasis, après le chiffre 3.
Exemple 15
György Ligeti, Atmosphères, début.
Dans la mesure où les qualités d’une couleur sonore ne résultent pas seu-
lement d’un spectre fixe de sons simultanément tenus, mais de petits mou-
vements répétés plus ou moins régulièrement (dans le cas le plus simple, des
trilles ou des trémolos), le « temps propre » du son-couleur, nécessaire à son
identification, augmente progressivement, sans pour autant être identifié par
l’oreille autrement que comme le résultat d’une simultanéité colorée :
Exemple 16
Exemple 17
Ludwig van Beethoven, Symphonie n° 9, début.
Exemple 18
Anton Bruckner, Symphonie n° 4, début.
2. Dans la version radiophonique de ce texte, ce type de son était illustré par des extraits
de préludes de Bach tirés du Clavier bien tempéré, n° 1 en do majeur et n° 2 en do mineur,
mais aussi par un extrait de Ramifications de Ligeti. (Note de Helmut Lachenmann).
Exemple 19
Frédéric Chopin, Étude op. 25 n° 1, mesures 45-46.
Exemple 20
Claude Debussy, Feux d’artifice, mesures 1-2.
Exemple 21
Exemple 22
György Ligeti, Atmosphères, partition page 21.
mais aussi des sons fluctuants à fluctuation extérieure : ici, tout l’événement
sonore est happé par le mouvement, lui-même évoluant en une circularité
périodique. On ne peut donc plus le saisir en simultanéité, mais seulement
de manière progressive, alors que l’écoute s’assure peu à peu du mouvement
global.
Exemple 23
Représentation schématique.
D’autres exemples :
Exemple 24
Frédéric Chopin, Étude op. 10 n° 1, mesures 1-2.
Exemple 25
Frédéric Chopin, Étude op. 25 n° 11, mesures 9-10.
Exemple 26
Alban Berg, Wozzeck, acte II, mesure 402.
Le facteur temps a déjà pris une importance plus grande dans les sons à
fluctuation extérieure. Une coupe verticale ne ferait apparaître ni le contour
global, ni surtout les qualités de la couleur qui résultent des mouvements ;
ceux-ci nécessitent absolument une certaine durée caractéristique pour être
vécus par l’auditeur, dans un processus qui est comme une exploration par
tâtonnement. Dès que cela est réalisé, l’intérêt actif que l’auditeur prend à
ces articulations, sinon répétées à l’identique, du moins clairement prévi-
sibles s’évanouit, et l’on réagit alors face à la vie interne de ce son fluctuant
de manière aussi informée, saturée et passive que face à un son-couleur simple.
Ce qui est essentiel dans le son fluctuant, c’est le fait qu’on y perçoit à chaque
moment quelque chose d’autre, mais jamais quelque chose de nouveau ou
d’inattendu.
Il en va autrement du type suivant, le « son-texture » (Texturklang), illus-
tré par l’exemple 27 (donné ici en extrait, comme plus haut les ex. 22-26).
Nous avons là un tressage, une polyphonie à 48 voix construite selon le prin-
cipe du canon : chaque voix expose la même suite de hauteurs, mais avec
des durées différentes.
Dans ce type de sonorité, le «temps propre» prend une place indétermi-
nable. Ce qui caractérise le son-texture, c’est qu’il peut changer continuellement
quant à ses propriétés acoustiques (dans l’exemple 27, sur le plan harmonique),
sans se répéter à l’instar du son fluctuant. On pourrait donc considérer son temps
propre comme infini, si l’attention de l’auditeur ne finissait pourtant par se
renverser, passant d’un renouvellement continu du détail vers la perception
d’un événement statique dû à la statistique de caractéristiques globales.
Exemple 27a
György Ligeti, Apparitions, page 19, extrait.
Exemple 27b
Représentation schématique.
Exemple 28a
Karlheinz Stockhausen, Gruppen, chiffre 118.
Exemple 28b
Karlheinz Stockhausen, Gruppen, deux mesures avant le chiffre 119.
3. « … wie die Zeit vergeht » traduction française de Christian Meyer, dans Contrechamps n° 9,
L’Âge d’Homme, Lausanne, 1988.
Exemple 29
Karlheinz Stockhausen, Gruppen, partition page 2.
C’est avant tout par ses premières échappées hors du domaine tonal, de
la Symphonie de chambre opus 9 à Erwartung et au Pierrot lunaire, que Schoenberg
s’est assuré de notre respect : c’est-à-dire par des œuvres qui, en dehors de
la colère et de l’irritation, ont suscité à l’origine une certaine forme de peur,
la peur devant une absence de scrupules que ne semblait rebuter le viol
d’aucun tabou. Face à la composition avec douze sons, en revanche, un tel
comportement se sait déplacé. À sa place s’est introduite aujourd’hui une
certaine forme d’embarras, produit de ce malentendu typique qui consiste
à ne souffrir en art aucune contradiction non résolue, préférant si néces-
saire les ignorer, tout en se raccrochant à ce qui, en tant qu’identique à soi,
invite à l’identification – fût-ce comme art néo- … ou anti-art.
La musique de Stravinski répondait, en surface, à de telles attentes ; de
même, d’une autre manière, celle de Hindemith et de Bartók ; et en ce sens,
même les œuvres de Berg et de Webern ont trouvé les moyens provisoires
de se faire comprendre – sans parler des décors acoustiques de l’avant-garde
établie.
La musique dodécaphonique de Schoenberg sonne comme du vomi
pour ceux qui veulent sauvegarder la cohérence (Stimmigkeit ) du matériau
dans une nouvelle pensée musicale. Elle exécute les vieux rituels phil-
harmoniques éprouvés avec la colonne vertébrale fracturée et provoque
ainsi chez l’auditeur une schizophrénie esthétique. Des formes tradition-
nelles, une gestuelle d’orientation tonale, une emphase proprement musi-
cienne (musikantische ), enserrées et privées de forces par des règles dodé-
caphoniques : « On peut encore les apercevoir ici, hachées menu et en
1. Allusion à Max und Moritz, célèbre bande dessinée de Wilhelm Busch (1865).
En 1948, Pierre Boulez terminait l’un de ses essais sur ces mots : « Mais,
là encore, j’ai horreur de traiter verbalement de ce qu’on nomme avec com-
plaisance le problème d’esthétique. Aussi ne prolongerai-je pas davantage
cet article : je préfère retourner à mon papier réglé.1 » Cette citation est une
preuve assez ancienne déjà d’une allergie très répandue parmi les jeunes
compositeurs dans les années cinquante face aux questionnements esthé-
tiques. Dans l’ensemble des proclamations représentatives de l’avant-garde
de l’époque, dans les écrits et les discussions, la question des critères du beau
était consciemment écartée, mise de côté ou refoulée.
Il y avait à cela de bonnes raisons : on se savait « à la limite du pays fer-
tile » ; en se référant à la technique sérielle de Webern, on voyait s’étendre
devant soi un monde fait d’expériences sonores et temporelles nouvelles qu’il
s’agissait d’explorer. Au centre de la pensée musicale se situait l’organisation
du matériau sonore. Rien ne pouvait davantage gêner cet élan général que
la question du beau, question suspecte puisqu’elle convoquait à nouveau
toutes les valeurs et tous les idéaux sur les ruines desquelles se tenait le monde
d’alors. Le positivisme de ce « moment zéro », où l’on était persuadé de pou-
voir faire table rase et de repartir – une nouvelle fois ? – de valeurs sonores
neutres, vierges de toute connotation, était cependant conscient d’une dia-
lectique secrète entretenue avec ces questions esthétiques volontairement
ajournées (comme cela ressort parfois des textes de Boulez). Historiquement,
ce positivisme se justifie en quelque sorte comme la liquidation sans mot dire
1. «Propositions», Relevés d’apprenti, textes réunis par Paule Thévenin, Paris, Seuil, 1966, p. 74.
et le sont toujours, récupérés contre leur gré par ceux qui de tout temps vitu-
pèrent l’avant-garde au nom de l’art. Beaucoup furent alors incités par cette
double délimitation nécessaire à se détourner de la société toute entière – de
vrais gauchistes, pensez donc! Quand je me suis retrouvé moi-même, récem-
ment, qualifié de «gauchiste radical» par un compositeur de ma propre géné-
ration (dans un texte qui témoigne à l’évidence d’une déformation voulue
de mes positions sur les problèmes actuels de la communication2), cette stu-
pidité, qui apparaît non seulement chez cet auteur, mais au sein d’une majo-
rité de notre société, dont on racole les émotions, m’a fait comprendre que
personne à l’époque – pas même Luigi Nono dans ses conférences de
Darmstadt – n’aurait pu arrêter cette évolution.
La beauté telle qu’on la réclame aujourd’hui, que ce soit sous forme d’une
intégration pluraliste de toutes sortes d’hédonismes, sous celle de sursaut pro-
testataire d’une déprime réactionnaire, qui fait suite à de fausses promesses
et à des espoirs déçus, ou encore au nom de je ne sais quels académismes,
cette exigence mérite toute notre méfiance. Elle se trahit par des cris qui
revendiquent la « nature », la tonalité, quelque chose de positif, de « construc-
tif », d’« enfin à nouveau compréhensible », et elle se trahit par des citations
benoîtes de Bruckner, Mahler ou Ravel.
Il est grand temps de reprendre le concept de beauté aux spéculations
d’esprits corrompus, afin de l’intégrer dans une théorie globale de la pen-
sée esthétique et de la composition. C’est là le seul moyen pour qu’il ne serve
plus les prétentions à bon marché des hédonistes de l’avant-garde, des cui-
siniers du timbre, des adeptes de méditations exotiques, des professionnels
de la nostalgie, ni surtout aux prophètes de la popularité, aux apôtres de la
nature et de la tonalité, ni non plus aux académiques et autres fétichistes de
la tradition. Il doit au contraire étayer les prétentions réfléchies et l’image
pure guidant les compositeurs qui voient dans la mission de l’art – stricte-
ment fidèles en cela à la tradition – ni une fuite, ni un flirt avec les contra-
dictions qui façonnent la conscience dans notre société, mais veulent affron-
ter et maîtriser ces contradictions de manière dialectique.
Il faudra réfléchir sur la notion de beauté par rapport à la réalité d’une
manière si précise qu’au-delà d’une simple édification morale (Erbauung) et
au-delà de la conscience de ses possibilités d’extension, on en tire des pos-
tulats essentiels, postulats qui devront imprégner la conscience artistique de
chaque compositeur — même les plus jeunes — dès le début. Une théorie de
la composition qui croit pouvoir mettre en réserve cette question au profit
des problèmes immédiats du métier méconnaît les priorités et ne comprend
rien au métier.
2. Peter Michael Braun : « Den Hörer fortschrittlich entmündigt » [« Mise sous tutelle avant-
gardiste de l’auditeur »], Neue Muzikzeitung, 1976, vol. 5.
La beauté ou, pour prendre le taureau par les cornes, le plaisir artistique,
compris comme l’expérience d’une identification sur la base ou en vue d’une
représentation de certaines valeurs (Wertvorstellungen) qui déterminent notre
conscience et nos attentes, restera arbitraire et d’ordre privé, aussi longtemps
que de telles représentations ne visent et n’exploitent pas l’ensemble du
« potentiel humain », tel que le genre humain l’a accumulé tout au long de
son évolution.
Face au réel, nous vivons toujours dans l’espoir que l’homme soit capable
de faire ce qui convient, et cela suppose bien sûr qu’il soit capable et désireux
de se connaître lui-même et sa propre réalité. Nous croyons donc toujours en
un « potentiel humain ». Nous nommons beauté l’expérience sensible qui
fait de cette croyance une certitude. L’espoir dans ce « potentiel humain » au
sein d’un processus de communication, vécu collectivement, déclenche ce
sentiment de bonheur que nous appelons la beauté.
Pour ce qui est de l’art, il ne nous transmet pas cet espoir à travers une
expérience irrationnelle, orientée vers la métaphysique, mais à travers une
expérience de l’homme parfaitement inscrite dans l’ici-bas, qui réussit à s’expri-
mer, ce que Schoenberg, avec une précision extraordinaire, a décrit comme
l’exigence suprême que l’artiste doit s’adresser à lui-même.
S’exprimer veut dire : entrer en relation avec son environnement, affron-
ter à partir de ce qu’on est et de ce qu’on voudrait être les questions de société
et les catégories de la communication déjà existantes, en se confrontant alors
aux valeurs qu’elles renferment. Cela signifie aussi représenter et faire appa-
raître la réalité à travers cette confrontation avec les catégories de transmis-
sion, et de surcroît, représenter et devenir conscient de ce qu’on est soi-même,
comme partie intégrante et produit même de cette réalité.
S’exprimer veut dire enfin : opposer aux catégories de transmission dont
on hérite, en tant qu’objectivation des normes en vigueur, une résistance
provoquée par les contradictions et les asservissements (Unfreiheiten) qu’elles
contiennent. C’est là une résistance qui rappelle à l’homme sa capacité et
sa responsabilité pour se déterminer soi-même et prendre conscience de
son aliénation. Voilà pourquoi s’exprimer revient à nous faire prendre
conscience du fait que les contradictions sociales sont susceptibles d’être
analysées, donc à réaffirmer l’exigence de liberté chez l’homme, et, partant,
notre « potentiel humain ». Une exigence de beauté qui ignore ces consé-
quences n’est rien qu’une fuite, une résignation, une manière de s’abuser
sur soi-même.
Dans la pratique, le compositeur qui cherche à s’exprimer sera renvoyé
à traiter ce que je voudrais nommer ici l’appareil esthétique. Je désigne par là
à terme l’ensemble des catégories de la perception musicale, sous la forme
et avec la portée historique et sociétale qu’elles ont prises, et telles qu’elles
se présentent dans une situation donnée, en théorie ou de façon empirique ;
dans notre cas, il s’agit de la « tonalité 1976 », avec tout ce qu’elle englobe,
ses éléments traditionalistes, exotiques, antithétiques ou pluralistes.
De façon immédiate, je désigne par là toutes les objectivations de ces caté-
gories expressives, réellement disponibles dans le quotidien de la culture
bourgeoise, comprises au sens large comme des accessoires : par exemple
l’instrumentarium aussi bien théorique que pratique, traditionnel ou récem-
ment développé, donc les instruments de musique avec leur construction
caractéristique et les techniques d’exécution qui en découlent, y compris la
notation courante ; au-delà également, tous les moyens techniques, les outils,
les appareils conceptuels, les techniques de travail développés et exploités
au sein de notre conception et de notre pratique de la musique, de même
que les institutions et les marchés concernés au sein de la société. Cela va,
si l’on veut, de la devanture d’un marchand de musique au billet exonéré
qu’un responsable municipal offre à sa femme de ménage pour qu’elle assiste
au concert exceptionnel d’une chorale Fischer3, de l’harmonica Hohner à un
orchestre symphonique salarié, avec sa surabondance de violons, tous accor-
dés en quintes, mais avec une seule clarinette basse. L’ensemble de ces élé-
ments, avec leurs hiérarchies et leurs connexions particulières, forment
l’« appareil esthétique ».
Cet appareil esthétique incarne les besoins et les normes esthétiques qui
ne prédominent jamais par hasard sous telle ou telle forme, et il est le reflet
d’une forme particulière de la demande musicale ; en cela, une conscience
sociale s’y traduit, avec ses valeurs propres, ses tabous, mais aussi ses contra-
dictions. L’appareil esthétique incarne les deux : le besoin de beauté chez
l’homme et en même temps ses dérobades devant la réalité ; il matérialise
son envie de liberté et en même temps la peur qu’elle suscite en lui.
En liaison avec l’évolution technique (mais pas elle seulement), peut-être
aussi avec les influences extra-européennes, voire celles de l’avant-garde,
l’appareil esthétique a semble-il développé des capacités de résistance et
d’extension infinies, sans avoir pour autant sacrifié sa hiérarchie de valeurs.
Il offre donc deux choses à la fois: un retrait vers la sécurité illusoire du passé,
et la fuite en avant vers des aventures avant-gardistes de tous ordres.
Un compositeur qui tente sérieusement de « s’exprimer » sera en même
temps fasciné et très suspicieux face à cet appareil esthétique. En aucun cas
il ne se contentera de l’utiliser simplement, il voudra au contraire le maîtri-
ser du point de vue technique et intellectuel, et l’employer en même temps
qu’il le démonte. Qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non : en affrontant
les règles de fonctionnement de l’appareil esthétique, le compositeur est
3. « Fischerchöre » : chorale qui porta le nom de son chef, Gotthilf Fischer (1928), initiateur
d’un mouvement choral sous le signe du chant populaire, de la chaleur humaine et d’un
monde rédempteur.
la réalité objective: d’un côté, dit-il, c’est «l’homme tout entier», dans l’homo-
généité du média esthétique ; de l’autre, « tout l’homme » dans la vie ordi-
naire, avec ses multiples facettes. J’ai l’impression que l’on s’est partout épar-
gné cette lecture, même chez les artistes « de gauche ».
Pour le compositeur d’aujourd’hui, il s’agit en premier lieu d’une confron-
tation consciente avec l’appareil esthétique, de l’étude de son histoire, de sa
présence, de son ancrage dans le monde qui nous entoure, de sa relation avec
la vie quotidienne et les sciences, avec l’image que l’individu et la société se
forment d’eux-mêmes, avec leurs espoirs et leurs contradictions, telles qu’ils
se sont cristallisés à toutes les époques dans les techniques de composition
et les styles.
Au-delà, il s’agira cependant d’étudier le rapport dialectique entre l’appa-
reil esthétique et l’œuvre d’art. C’est à cette étude que s’aiguisera le métier
du compositeur. À partir de là, une vigilance permanente face aux moyens
compositionnels, les nôtres comme ceux des autres, deviendra une habitude,
de même que la disponibilité pour interroger dès le début nos propres entre-
prises par la théorie. Nous accepterons alors de travailler théoriquement
sur nous-mêmes, sous la pression d’une expérience de la réalité qui ne sera
plus refoulée dorénavant, de nous rendre sensibles dans cet esprit-là à une
exigence d’art et de beauté devenues crédibles, au sein d’un combat per-
manent qui met à jour ce « potentiel humain » enseveli chaque jour en nous
et par nous.
Cet effort vers une connaissance de soi qui est également d’ordre théo-
rique, s’effectuant à la lumière d’une responsabilité plus globale, prendra des
formes toujours différentes et se frayera sans doute son chemin de manière
plutôt empirique. Rien ne nous épargnera l’expérimentation. Il n’y a en tout
cas aucune recette, comme l’est devenue la méthode sérielle.
La beauté, c’est à la fois l’oreiller et la planche à clous de l’espèce humaine,
laquelle n’a jamais pu s’empêcher de haïr au nom de l’amour, de mentir sous
couvert de dire la vérité, de gagner de l’argent au nom d’un service rendu,
d’exploiter au nom du soin apporté, de tuer au nom de la vie, de gâter sous
couvert de sauver, d’asservir au nom de la liberté et de refuser toute res-
ponsabilité en faisant semblant de l’assumer. Le chemin vers l’expérience
« heureuse » du beau passe par l’angoisse du beau, refoulée ou non : la ques-
tion est de savoir si et jusqu’à quel point l’homme est prêt à vivre en fixant
ses contradictions droit dans les yeux, tout en restant vigilant malgré elles
face à ce qu’il entreprend et réalise.
Ces développements pourraient être compris doublement : d’une part
comme un appel à ceux qui, responsables, se saisissent de la catégorie du
beau dans la mesure exacte où elle risque d’être accaparée et revendiquée
par les vautours, ceux qui tout en conspuant avec malveillance une avant-
garde qui a échoué veulent à nouveau dégrader l’art en en faisant une forme
La réception de l’œuvre de Mahler, qui a pris une ampleur mondiale dans ces der-
nières années, nous rappelle sa propre prophétie (même si elle ne nous a été transmise
que par des biographies) : « Mon heure viendra. » Est-il possible de donner des rai-
sons de cette soudaine réceptivité collective à l’égard de la musique de Mahler ?
L’heure de Mahler est venue : comme marchandise, comme nouveau
fétiche culturel, comme image paternelle de service, avec les honneurs publics
afférents. Rien à dire, au demeurant, contre un tel enthousiasme, s’il per-
met à la société d’accéder au phénomène de façon aussi ample que dans le
cas présent. Même en tant que mode, cet enthousiasme constitue un progrès.
Mais je doute que cette situation rende justice au mot prophétique de Mahler,
même s’il s’entendait de manière optimiste. Il faudrait d’abord examiner tout
ce que l’adhésion récente à sa musique – et surtout aujourd’hui – dit quant
à sa compréhension ; examiner dans quelle mesure notre réception et notre
pensée de la musique en général en sont influencées ; examiner aussi dans
quelle mesure Mahler s’est imposé aux attentes de l’écoute bourgeoise, qui
lui étaient hostiles à l’époque, ou plutôt, examiner enfin dans quelle mesure
cette écoute a jugulé le monde sonore de Mahler en une étreinte qui s’est
avérée mortelle, bref, dans quelle mesure elle l’a intégré. Malgré tout le
contentement qu’on peut en tirer, tous ceux qui ont découvert Mahler bien
avant, et l’ont aimé, se sentiront comme oppressés en voyant la vague
immense qui porte aujourd’hui l’œuvre de Mahler et se diront : « Un pas en
avant, deux pas en arrière… ? ».
1. Dans « La communication mise en péril ». Voir Musik als existentielle Erfahrung, p. 99-103.
et s’assurer ainsi d’une conscience intacte. C’est à une telle tactique – peut-
être inconsciente – de l’activité culturelle bourgeoise, qu’on doit aussi d’avoir
aujourd’hui quelque chose comme une “avant-garde institutionnelle”2 ».
Ces lignes qui sont de moi valent aussi bien pour la situation de la musique
contemporaine que pour la réception du Mahler officiellement établi. L’art,
compris comme résistance au règne aveugle des normes, doit précisément,
pour devenir crédible, mettre sans cesse à l’épreuve ses propres normes de
résistance. Les procédés dialectiques, eux aussi, comme c’est précisément
le cas pour la négation esthétique chez Mahler et tous ceux qui vinrent avant
et après lui, doivent être considérés et maniés de leur côté de manière dia-
lectique. Nous ne devons jamais perdre de vue la situation qui est chaque
fois en jeu, ce qu’Adorno appellerait : la totalité.
Dans son livre sur Mahler, Adorno écrit : « L’art symphonique de Mahler plaide
contre le cours du monde. Il le respire pour mieux l’accuser : dans la mesure où il le
casse en deux, les instants sont simultanément instants de protestation. Nulle part il
ne colmate la rupture du sujet et de l’objet : il préfère se briser lui-même plutôt que de
se donner l’illusion que la réconciliation est réussie. » Cet aspect de « l’échec » pourrait-
il constituer un phénomène paradigmatique au regard de la situation esthétique aujour-
d’hui ?
Je ne crois pas à une fonction paradigmatique de l’art. La situation sociale,
comme produit temporaire d’un cours du monde contre lequel la musique
mahlérienne élève – vainement – sa protestation, est dominée aujourd’hui
comme hier par des forces restauratrices. Cela dit, la musique de Mahler laisse
nettement entrevoir ce au nom de quoi il proteste : précisément au nom de
ces idéaux bourgeois dont il représente et débusque la réification esthé-
tique, pour rendre transparente la vérité de valeurs trahies par la société.
Ainsi, la contradiction dont la musique de Mahler donne l’image adhère à sa
musique elle-même ; et sa pensée (une pensée qui tend vers le XXe siècle, en
ce qu’elle est la pensée d’un XIXe siècle bloqué en son idéal) est aussi caraté-
risée par le fait de rendre manifeste en permanence la rupture entre le sujet
et l’objet, dans la mesure même où elle veut la colmater – la colmater avec
des sensations d’ordre métaphysique, comme la croyance, la consolation, la
douleur de l’adieu, des idylles panthéistes, une résignation emphatiquement
transfigurée et l’ironie qui ronge tout cela. L’acte inouï de Mahler, son « mys-
tère », a été le mauvais colmatage, opéré par une dialectique artistique et rem-
plissant chaque son d’une croyance subjective – là où Richard Strauss, le nihi-
liste, réussit les « transfigurations » les plus élégantes. Chez Mahler, c’est la
aura inévitablement héroïque, nous devrions plutôt parler d’un ratage carac-
térisé, si de nouveaux malentendus ne surgissaient ainsi : ratage inévitable
dès lors que la pensée bourgeoise cherche par ses propres moyens à sortir
de sa cage. Telle est, en effet, notre situation esthétique aujourd’hui. Et ce qui
est décisif, c’est le processus d’apprentissage au cœur de ce ratage, à savoir
une rétroaction constante de la pratique de la communication sur notre fer-
meté. Ce processus d’apprentissage, compris comme discipline sociale élar-
gie, serait en attendant l’issue elle-même que l’on recherchait. J’ai montré
bien souvent qu’en se confrontant à la tonalité, en tant que médium sensible
de l’immobilité sociale, combien un tel échec peut être à la fois inévitable
et fécond, et combien de telles explications, lorsqu’elles sont menées avec
cohérence, permettent la production d’antidotes : le problème se résout alors
dans le processus d’une prise de conscience. Mais la tonalité est une partie
immanente d’une configuration générale qui concerne toutes les couches de
notre conscience sociale. C’est surtout à leurs positions sur l’art que je peux
reconnaître les programmes politiques qui parlent du changement de la
société, mais sont incapables de voir les liens étroits et intimes qu’ils ont avec
elle. L’art sur le chemin d’une compréhension de soi-même, comme le
réclame le vieux Lukács dans son Esthétique, mais aussi une société qui serait
l’élève sérieuse et cohérente de son propre échec, et qui ne se réduirait pas
à un public auto-complaisant et plein de coquetteries – voilà ce qui serait le
seul chemin et la seule issue.
Si le « son » mahlérien pénètre dans un monde nouveau, c’est aussi et surtout parce
qu’il intègre le matériau disponible d’œuvres d’autres compositeurs. Une critique
méchante lui a fait le reproche d’être un gigantesque pot-pourri : se peut-il que ce
reproche touche vraiment au cœur de la conception mahlérienne ?
Que la musique de Mahler puisse être considérée comme le passage en
revue d’effets et d’arrangements empruntés – avec toujours, néanmoins, des
morceaux indigestes qui viennent gâter le plaisir –, c’est incontestable.
Néanmoins, aller rechercher en quoi cette musique fait ainsi écho au « son »
d’une autre musique, comporte un danger : celui de devenir une fin en soi.
Il y aurait intérêt – et il y a longtemps qu’on aurait dû le faire – à donner une
vue d’ensemble de tels échos, et à les rendre accessibles à une interprétation
raisonnable, grâce à un tableau – de dimension adéquate – synthétisant un
nombre aussi grand que possible de ces relations concrètes avec l’ensemble
de la tradition musicale concernée et avec son environnement. On verrait
ainsi qu’à la différence de Stravinski, il ne s’agit pas chez Mahler d’un com-
pendium de styles historiques, mais bien d’une coupe, riche en perspectives,
à travers les musiques de toutes les couches sociales à son époque, incluant
les traditions qu’elles cultivaient ; c’est une coupe, qui figure une « manière
Y a-t-il des positions sur lesquelles ce que vous avez vous-même développé, dans votre
esthétique et vos techniques de composition, soit en contact avec les procédés mahlériens?
Le « son naturel » (Naturlaut ) dans la musique de Mahler est un phéno-
mène auquel je me suis consacré dans un autre contexte et dans un autre
cadre. Ce que j’ai désigné à propos d’œuvres comme Pression et Kontrakadenz
de « musique concrète instrumentale » me paraît constituer – moins quant à
sa teneur concrète qu’à sa fonction – un net pendant du « son naturel » chez
Mahler. L’émancipation du son, en passant par la voie ses compositeurs sériels
ou par l’école de Cage, était de part en part le résultat de principes d’orga-
nisation dont la nature constructive ou déconstructive était relativement abs-
traite : ici, le sérialisme total, là, le règne du hasard total. Chez Mahler, aux
endroits pour ainsi dire « correpondants » du processus de création, c’est-à-
dire son invention, avait surgi cet élément qui était consciemment non artis-
tique, au nom même de l’art. Je me suis vu moi-même confronté à une même
opération «non artistique» quand j’ai voulu agencer structurellement le maté-
riau que j’avais mis en mouvement, quoique pour des raisons diamétrale-
ment opposées – chez Mahler, c’est le son naturel, introduit de la manière la
plus réaliste possible : le cri de l’oiseau, les cloches, les signaux, les chants,
la valeur sentimentale du majeur/mineur, les figures de fanfares, tout un
monde familier, exhaussé dans le médium homogène de son langage sym-
phonique. Dans ma musique, c’est le retrait du geste emphatique, son arti-
culation en tant que processus mécanique, une manière de rendre conscient
Arnold Schoenberg racontait qu’on lui avait demandé une fois, lors d’une
inspection, s’il était bien Arnold-Schoenberg-le-compositeur – ce à quoi il
aurait répondu : « Il fallait bien que quelqu’un le soit ; personne n’a voulu
l’être, et j’y ai donc consenti ».
Cette anecdote révèle plus qu’une simple coquetterie héroïque. Elle dit
quelque chose de cette conscience qui, au plus tard avec notre siècle, est deve-
nue déterminante pour nombre de compositeurs jusqu’à aujourd’hui: à savoir
que l’art, au-delà de l’évocation magique de la joie de vivre et au-delà de ce
qui peut être esthétiquement édifiant, est expression de l’homme. Expression
de ses désirs et de ses espoirs, mais aussi de ses contradictions – autrement
dit : que l’art comprend le moment de 1’« amère nécessité », qu’il doit être
inconfortable. Nous vivons, c’est une évidence, dans une société dont le
mutisme se farde d’un simulacre d’éloquence : celui que nous font miroiter
le tout-venant médiatique ainsi qu’un faux souci de la culture, dont le zèle
envers la tradition et ses racines est plutôt un prétexte à y lanterner1 – ou
encore à cultiver et à affirmer, pour l’amateur d’art épris de confort, une
image de l’homme qui non seulement va à l’encontre du savoir, mais surtout
qui a depuis longtemps été réfutée par la réalité. Il y a cent cinquante ans
1. « Einschließlich einer falsch traditionsbeflissenen Kulturpflege, welche in der Tradition weniger wur-
zelt als eher darin wurstelt » : Lachenmann joue sur les mots allemands wurzeln (« prendre
racine ») et wursteln (« traîner, lanterner, lambiner… »). (N.D.T.)
déjà, Georg Büchner faisait dire à son Woyzeck : « L’homme est un abîme,
on se sent pris de vertige si l’on regarde en bas ».
La culture, autrefois le médium de la lucidité, est devenue le médium du
refoulement. L’art qui voudrait rompre avec ce courant doit s’engager dans
un conflit avec la société, qu’il le veuille ou non. S’étonnera-t-on, dès lors, que
des compositeurs qui se sentent redevables d’une telle conscience soient
perplexes lorsqu’on leur demande ce que leur musique pourrait bien don-
ner aux enfants, voire lorsqu’on leur demande d’écrire quelque chose pour
les enfants ? Ce critère de l’inconfort nécessaire, de l’inévitable prégnance
du conflit, n’est-il pas diamétralement opposé à ce qui pourrait éveiller chez
l’enfant la joie de la musique? Être enfant – que l’on me permette ces propos
de dilettante –, cela veut dire: vivre dans le plaisir de l’expérience, mais aussi,
au-delà de l’expérience, découvrir le monde, la nature, la technique, l’art, et
donc soi-même; bref, se développer et déployer ses forces toujours plus avant.
Et ce n’est un secret pour personne : aucun enfant ne se voit épargner l’expé-
rience de l’homme comme « abîme », et les enfants rencontrent sans doute
plus d’abîmes que ne le savent ou ne le souhaitent ceux qui les éduquent.
Mais justement: la découverte enfantine ne s’épuise pas simplement dans
l’apaisement de la curiosité envers les excitations des sens ; elle vise à la
perception accrue de celles-ci, à leur compréhension en tant qu’elles sont
produites par des causes, par l’effet de relations contextuelles et de règles.
Il ne fait pas de doute qu’appartiennent aussi à telle découverte l’adapta-
tion et la discipline de soi dans l’environnement immédiat. Semblable adap-
tation de soi peut parfaitement naître du respect et de la curiosité envers
l’environnement, elle peut faire partie de la découverte et signifier une exten-
sion de soi, bien qu’une éducation d’apparence particulièrement progressiste
l’ait toujours dénoncée de manière irrationnelle en tant que refoulement
d’une imagination enfantine utopique et non contrainte.
Dans notre esthétique bourgeoise, l’enseignement ou la pratique instru-
mentale – voire, plus généralement, musicale – comprend non seulement
la transmission de la connaissance, mais aussi l’intelligence des règles du jeu.
Surtout s’il est imprégné de la littérature traditionnelle, un enseignement qui
ne s’occuperait pas de décrire et d’éclaircir la structure de la musique, ses
règles, ses principes de construction ainsi que le rapport entre structure et
effet expressif, un tel enseignement ne signifierait pas beaucoup plus, pour
le développement spirituel de l’élève, qu’une leçon de tennis, qu’un cours
de conduite ou de dactylographie.
Rien, donc, contre l’enseignement musical orienté vers l’héritage de la
tradition. La discipline et l’adaptation qui sont liées à un tel enseignement
ne deviennent néfastes qu’à partir du moment où elles ne sont plus des
moyens en vue d’un développement spirituel, mais sont une fin en soi : là où
il s’agit plus de durcissement et de tabou que d’une compréhension ou d’une
2. « […] als zum Erkennen fähiger und aus Erkenntnis heraus handlungsfähiger Geist » : Erkennen
et Erkenntnis, que l’on retrouvera dans la suite du texte, semblent cumuler ici le connaître
et le re-connaître français. Ils seront toujours traduits par « (re)connaître ». (N.D.T.)
3. Nous adoptons pour aufheben et Aufhebung les traductions proposées par Jacques Derrida :
« relever », « relève ». (N.D.T.)
chose d’à la fois très simple et pourtant difficile : à savoir le détour appa-
rent, du vécu à l’âme, par la pensée et la réflexion. Pour le dire de manière
plus pragmatique et plus restreinte encore : le détour apparent de la sensa-
tion esthétique par le devenir conscient des structures qui sont à l’œuvre dans
la pièce, c’est-à-dire des relations contextuelles qui lui sont immanentes et
qui l’imprègnent de part en part. Le vécu de l’expression musicale, donc,
non pas comme simple excitation irrationnelle de l’âme par notre appareil
sensoriel, mais l’expression comme résultat de règles fondées à nouveaux
frais d’une part, et comme résultat du dépassement des règles du jeu pré-
données d’autre part.
En ce sens, mes pièces intitulées Ein Kinderspiel veulent être des modèles
faciles à prendre et à comprendre4.
J’ai souvent et volontiers décrit l’écoute comme procès d’exploration et
de tâtonnement5 : procès qui permet des inductions quant aux principes de
construction à l’œuvre dans la pièce et, par-delà ces derniers, quant à la posi-
tion expressive et esthétique qui la fonde. Où le cercle se clôt, dans la mesure
où c’est la position ainsi enregistrée – ou ressentie de quelque manière que
ce soit – qui influe en retour sur l’exploration d’un moment auditif singulier,
et lui confère ainsi son intensité expressive.
Dans ces pièces, cette pensée du tâtonnement exploratoire des principes
de construction aura donc été prise à la lettre.
Dans la première pièce, par exemple, la disposition des quatre-vingt-huit
touches du piano, telle qu’elle est d’avance donnée dans le « meuble » qu’est
le piano, cette disposition est explorée, palpée de haut en bas – cette autre
structure prédonnée qu’est le rythme de la comptine Hänschen klein jouant le
rôle de régulateur. Ce sont donc deux structures données d’avance qui agis-
sent l’une sur l’autre.
S’ajoute à cela une échelle des variantes de résonance disponibles dans
le piano : à sa manière, elle agit sur le modèle chromatique ainsi engendré,
elle l’articule et le colore. Les appoggiatures brèves et presque insolentes qui
s’y superposent forment quant à elles une strate où l’on reconnaît une gamme
par tons entiers. Enfin, une autre strate vient s’adjoindre au modèle chro-
matique et à la gamme par tons ; elle est marquée par deux accords de trois
4. Littéralement, Ein Kinderspiel, c’est « un jeu d’enfants ». On retrouve ici le jeu du titre
entre « préhension » et « compréhension » : greifen et begreifen. (N.D.T.)
5. Hören als Abtastvorgang : cette expression-clé de la pensée lachenmannienne est difficile
à traduire. Abtasten, c’est tâter, palper, mais aussi lire (un disque, une carte perforée), explo-
rer, balayer (pour un radar). Abtastnadel, dans le lexique de la technologie phonographique,
c’est la pointe de lecture. Soulignons aussi, pour s’en souvenir dans la suite du texte, que,
dans les instruments comme le piano, Taste signifie la touche, Tastatur le clavier. Enfin,
Tastorgan est l’organe du toucher, Tastsinn la sensibilité tactile. (N.D.T.)
6. « Was es durch solches “Greifen” zu begreifen gilt : die Notwendigkeit des neu ordnenden Eingreifens
ins Vertraute » : cette phrase déploie le paradigme des mots en greifen ; begreifen (comprendre)
et eingreifen (intervenir). (N.D.T.)
Schatz des Indianer-Joe, un Singspiel dont il était l’auteur : « Plutôt une démons-
tration sur le modèle enfantin qu’une évocation de l’enfance7 ».
Du reste, non seulement chacune des pièces forme ainsi une sorte de
structure particulière, une sorte de disposition claire de ses éléments, mais
toutes les sept se complètent les unes les autres en vue d’une constellation
d’ensemble, dans laquelle ces sept procès d’exploration différents sont à leur
tour balayés selon un ordre mûrement réfléchi8 (figure 1 : Ein Kinderspiel,
schéma de la structure générale).
Toutes ces déclarations ne sont certainement pas là pour en appeler uni-
latéralement à un intellectualisme qui serait l’ennemi de la sensation – ce
serait tout à fait hors de propos pour un enfant, même sur cette voie abso-
lument légitime qui mène au-delà de la curiosité technique. Elles n’en appel-
lent pas non plus à une disposition à la frustration déplorant le mauvais cours
du monde, une disposition que l’on attribue volontiers et parfois avec raison
à la nouvelle musique: il s’agit plutôt d’un appel à cette curiosité fondamentale
qui sied si bien à tous les âges de la vie, à cette curiosité envers les possibili-
tés et l’expérience de sa propre aptitude au changement, à la découverte,
précisément dans le rapport à la musique. Mais du moins, dans la mesure où
les enfants se pensent et s’acceptent comme susceptibles de découvrir, on
pourrait soutenir qu’ils vivent avec plus de plaisir ce que nous, adultes, res-
sentons comme « amer », inconfortable ou dérangeant : à savoir la rupture
de l’habitude. Si bien que c’est au miroir d’un tel exemple que les adultes
se reconnaissent comme ce qu’ils sont en vérité : des enfants difficiles à édu-
quer. Et le même Arnold Schoenberg, celui qui a rendu les choses si diffi-
ciles tant pour nous que pour lui-même, a dédié l’une de ses œuvres les
plus intransigeantes, son Quintette à vent opus 26, qui dure plus d’une demi-
heure, à un enfant : au petit Arnold (dem Bubi Arnold ).
Exemple 1
Helmut Lachenmann, Ein Kinderspiel, schéma de la structure.
« Nous l’avons dit : chaque barrière, ressentie en tant que telle, est déjà franchie.
Mais aussi: aucune barrière n’est franchie activement sans que le but visé ne défile
en images et concepts authentiques et nous plonge au milieu des catégories signi-
ficatives qui lui sont liées ».
Ernst Bloch, Le Principe Espérance
Après une première partie qui est pour l’essentiel introductive, Siciliano
ouvre la seconde, et forme une sorte d’exposition de l’idée fondamentale qui
commande le matériau et les techniques. On a essayé d’indiquer tant bien
que mal le déroulement et la structure dans les schémas plus loin.
Une succession de rythmes de sicilienne, permutés de façon ludique (et
la « Symphonie des Pasteurs » de Bach n’est pas ici la seule marraine…) m’a
permis d’établir provisoirement un pattern de pulsations (représenté tout en
haut sur les schémas). Avant de se défaire – car c’est là sa destination – ce
réseau sert de support tout au long de quatre stades :
1. comme échafaudage d’une polyphonie de figures très ramifiée, dont
les particules sonores accusent progressivement leur propre corporéité, déter-
minée par l’énergie, tout en se regroupant de manière prégnante afin de pré-
parer la citation de Bach (mesures 70-100) ;
2. comme échafaudage d’un extrait de la « Symphonie des Pasteurs » de
L’Oratorio de Noël, plus exactement d’une projection sonore qui le déforme
(mesures 101-109) ;
3. (après une anticipation du « postlude », mesures 110-117) le réseau est
nivelé en un rythme en morse à la sicilienne, vidé de sa substance gestuelle
et sonore, réduit à un seul accord de seconde au piano, un rythme étouffé
et en même temps prolongé en écho, et qui répond à toute la complexité
sonore précédente avec la richesse d’une hallucination (mesures 118a-118s) ;
4. enfin, il se fige en un stéréotype presque obstiné, comme cadre d’une
danse virtuose et enlevée au quatuor soliste, pour se transformer, en tombant
en grumeaux, vers le pattern à quatre temps du « Capriccio » qui s’enchaîne
et qui se transforme à son tour plus tard en une « Valse lente », en lui trans-
mettant chaque troisième temps ou « pilier » temporel de la mesure pour pro-
duire une unité métrique nouvelle, infiniment lente et lasse (« postlude »,
mesures 119-132).
À propos du déroulement
Les sept sections, marquées de a à g, du stade I constituent les différentes
phases d’un développement qui part d’une sorte d’exposition des catégories
sonores et rythmiques posées et mène jusqu’à leur accentuation extrême à
partir de la section e. Tous les types de figures et de sonorités déjà décrits sont
combinés dans la première section à la manière d’exemples, pour être sépa-
rés ensuite de la même manière dans la seconde. Le rythme de sicilienne
entouré d’un cadratin a en quelque sorte une fonction motivique, transver-
sale par rapport à toutes les catégories. Les autres figures – « distribuées »,
Exemple 1
Siciliano, mesures 70-110.
Exemple 2
Siciliano, mesures 117-132.
1. « Je te contemple avec joie — Ô que mon esprit soit un abîme et mon âme une mer pro-
fonde, pour que je puisse t’embrasser. »
Exemple 1
Ludwig van Beethoven, Quatuor « Les harpes » opus 74.
Exemple 2
Anton Webern, Cinq Pièces opus 10, n° 4.
Et pourtant, tout cela n’est rien qu’une sérénade sous le clair de lune
des harmoniques, avec des sons apportés par le vent depuis l’endroit « où
sonnent les belles trompettes »2, auxquels répond le trombone qui annonce
la mort, jusqu’à ce que le tambour de la caserne donne le signal de la retraite
Exemple 3
Helmut Lachenmann, Air, mesures 150-188, schéma de la structure
(représentation des pages 44/45).
Exemple 4
Helmut Lachenmann, Fassade, partie conclusive, mesures 219-325,
schéma de la structure (représentation des pages 48/49).
qui sont donnés à entendre. Mais le rythme de marche continue d’agir comme
une pulsation secrète. Plus le rythme de marche qui coiffe la structure est
étiré, plus les rets du réseau s’écartent, plus l’oreille pénètre dans les struc-
tures locales ; elle saisit ainsi des processus qui, en tant que surfaces sonores
dotées d’une nature rêche, ne sont pas véritablement composés, mais seule-
ment rendus perceptibles. Le cas extrême est fourni par le point d’orgue au
début de la figure 4 : un bruissement enregistré sur bande, d’une durée de
140 puis 90 secondes, et dont la béance s’intègre soudain dans une percep-
tion aiguisée par d’autres structures, tandis que la deuxième piste de la bande,
où l’on a enregistré une sorte d’idylle familiale, diffuse des rires d’enfants,
des cris, etc. À l’opposé de ce point d’orgue, il y a l’autre extrême : la densi-
fication radicale du rythme global, en doubles croches qui se suivent en un
mouvement brusque, escarpé.
Les différents groupes, « familles » ou « claviers » entre lesquels oscille ce
mouvement de doubles croches, restent toujours clairement définis dans cette
partie finale. Ce sont des variantes de tutti : tous les piccolos, tous les pianos,
tous les instruments aigus, tous les xylophones, toutes les bandes (il y en a
deux), etc. ; bref, l’ensemble des éléments que l’on peut regrouper selon une
qualité commune (ce qui signifie aussi : tous les orgues électroniques, c’est-
à-dire un seul).
Les impulsions en doubles croches se succèdent ici avec une telle den-
sité qu’il est impossible de pénétrer des sonorités individuelles si brèves :
l’oreille ne peut séparer cette suite d’impulsions rapides, et ce n’est que dans
les silences entre les groupes qu’elle tentera de se faire une image différen-
ciée de l’ensemble. L’oreille est comme aveuglée par la vitesse, la masse, le
volume sonore. Dans ces deux cas extrêmes — le point d’orgue comme valeur
beaucoup trop longue et la suite trop rapide d’événements qui s’emballent
presque —, l’expérience de la structure se donne de manière plus hallucina-
toire que réelle.
Les deux derniers exemples sont empruntés à ma Suite de danses avec hymne
allemand (Tanzsuite mit Deutschlandlied). Le réseau temporel, dont j’ai parlé
dans l’exemple précédent comme d’un rythme qui coiffait l’ensemble (un
arpège structurel), est ici régi par des figures rythmiques que nous recon-
naissons comme les squelettes d’une expérience familière.
Dans le premier cas (l’« introduction » : figure 5), il surgit du geste de
l’hymne lui-même : celui-ci est développé par une projection temporelle très
étendue sur le clavier d’un instrument imaginaire, où les pizzicatos sont stric-
tement couplés avec des pressions brutales ou avec des doubles cordes pin-
cées derrière le chevalet (premier et deuxième système sur la figure 5). Le
son fixe constitue plutôt ici une sorte de coloration des sonorités et des bruits
« concrets », dénaturés. En même temps que le premier vers est ainsi épelé
sur l’instrument imaginaire, non seulement il est transposé deux fois, comme
si l’on désaccordait l’instrument pendant qu’on en joue (sans que l’on puisse
d’ailleurs se fier aux octaves), mais de plus, l’« instrument » lui-même est
démonté : la part de bruit qui prédominait auparavant et brouillait la mélo-
die se réduit aux simples frappements des doigts sur la touche ; la mélodie
est ainsi reconnaissable, à moins que la perception, du fait de la superposi-
tion du premier vers et de sa répétition, ne soit détournée vers le structurel,
le ponctuel, et ne saisisse plus la citation.
Le deuxième vers, superposé au premier, apparaît encore plus étiré sur
un second clavier imaginaire, avec des accords de quatre sons joués pizzicato
(troisième système sur la figure 5) ; son échelle se compose d’intervalles qui
s’élargissent vers le grave, si bien que les hauteurs d’origine de l’hymne sont
déformées et comme bosselées. Ce vers dure donc plus longtemps que le
premier. Mais ce second instrument se défait également ; et, à la fin de la pre-
mière moitié de la mélodie, sur la dominante, il débouche sur un mouve-
ment inaudible des cordes, ad infinitum, il fait du sur place comme un osti-
nato — jusqu’à ce qu’un tremblement de nouveau saisisse l’ensemble, qui
crache comme une explosion la seconde moitié (Von der Maas bis an die Memel ),
avec son rythme familier aux habitués des stades de football (figure 6), avant
de conduire enfin à la valse.
Savoir si tout le monde peut ou non reconnaître l’hymne allemand m’im-
porte moins — à moi qui ne veut pas dire, mais faire — que la manière dont
une structure emprunte à une autre son réseau temporel et sonore, s’en remet-
tant à une mélodie profondément ancrée en nous et qui ne recèle guère moins
de logique que le principe sériel. Le résultat est aussi complexe que l’est toute
structure pure : un paysage d’impulsions où l’on peut se perdre, mais où l’on
sent qu’une loi formelle nous porte ; cette loi, avec toutes ses failles et ses bri-
sures, est celle de l’hymne, avec lequel s’opère ainsi en nous — inconsciem-
ment peut-être — une nouvelle rencontre.
Dans le dernier exemple, la « Sicilienne» (figure 7), le réseau temporel est
de nouveau déterminé par un élément connu: précisément le rythme de cette
danse, varié de multiples manières. La description du matériau selon le mode
de production du son est insuffisante, parce que « pressé » ou « frappé » peu-
vent décrire finalement des résultats extrêmement divers ; cette description
ne permet donc pas de désigner les catégories perceptives qui sont à l’œuvre
ici. Ce qui importe au moins autant, en effet, c’est leur combinaison verticale,
et surtout les rencontres que forment des figures rythmiques plus ou moins
articulées. Ainsi, l’ensemble des événements est traversé par une projection
(une « famille », si l’on veut) de rythmes clairement définis, comme le rythme
pointé de la sicilienne : il est gratté sur une cymbale (mesures 73, 76, 81 ou
92) ; il est représenté par un groupe de pizzicatos ou une figure de coups étouf-
fés (mesure 70) ; il est joué arco par les violons — dans la deuxième partie de
cette «Sicilienne» (mesure 140) — comme élément d’une citation de la musique
Exemple 5a
Helmut Lachenmann, Tanzsuite mit Deutschlandlied, Introduction, mesures 01-016.
Figure 5b
Helmut Lachenmann, Tanzsuite mit Deutschlandlied, Introduction, mesures 017-025.
Exemple 6
Helmut Lachenmann, « Siciliano » de Tanzsuite mit Deutschlandlied, diagramme.
des bergers de l’Oratorio de Noël de Bach; il est enfin présent dans le solo du
piano étouffé qui domine la quatrième partie (mesures 118 et suivantes).
Ces rythmes « clos », définis, s’opposent d’abord à des figures qui le sont
moins, puisque réparties sur différents instruments qui se relaient à la façon
d’un hoquet ; ils s’opposent ensuite à des figures « régulières » dotées d’une
certaine périodicité ; et enfin, à des actions statiques, à des tenuto, pour ainsi
dire des pédales provisoires.
Dans un second temps (à partir de la mesure 101), le tout se cristallise
comme ombre d’une musique connue, celle des bergers, déjà mentionnée.
Dans la troisième partie (mesure 110) le matériau se réduit à la sonorité des
cordes, si bien que la mise entre parenthèses des modes de jeu soufflés ou
frappés rend effective la richesse intérieure du paysage des pizzicatos (étouf-
fés, en harmoniques, glissando, en doubles cordes derrière le chevalet, à la
manière d’une harpe, etc.). Seuls deux corps étrangers sont restés : le gratte-
ment de marimba et la seconde mineure la plus aiguë du piano, étouffée.
Celle-ci se retrouve au centre de la quatrième section (mesure 118), la musique
s’y réduisant peu à peu, avec un contrepoint intermittent des solistes et du
marimba frotté. Dans cette focalisation totale sur le registre le plus aigu du
piano s’ouvre de nouveau un monde perceptif extrêmement différencié
par l’accentuation toujours variée d’une même sonorité, par son étouffement
et sa pédalisation simultanés, selon une gradation dans les nuances d’échos
que l’on ne peut simplement «composer», mais qu’il faut mettre à nu en enle-
vant, en assourdissant tout ce qui s’accumule par-dessus.
Ainsi, ces sections de la «Sicilienne» présentent en même temps la réduc-
tion croissante d’un matériau et l’élargissement progressif d’une perception
différenciée. Celui qui, dans un paysage compliqué, fixe un seul arbre, y
découvre de nouveau un paysage infini ; et s’il se concentre encore sur une
seule feuille, d’autres horizons — de la vue et de la pensée — s’ouvriront ; un
angle de vue donné éclairera l’autre d’une lumière nouvelle et mystérieuse.
Dans la suite de la pièce (non reproduite ici), la musique ainsi enrouée
retrouve une voix joyeuse, se hasarde même à une petite danse ; mais le
rythme de sicilienne qui l’avait déclenchée se décompose, s’émiette jusqu’à
la mesure à quatre temps du « Capriccio » qui enchaîne. La projection déter-
minée par la dialectique entre élargissement de l’écoute et réduction du maté-
riau s’y poursuit, à un stade où la surabondance de couleurs produit de
nouveau une nuance grise.
Possibilités et difficultés de l’écoute — je ne m’en suis pas tenu à mon sujet,
certain que mon sujet ne s’en tiendra pas à moi. Il se posera autrement avec
chaque nouvelle œuvre, ainsi qu’avec toute œuvre traditionnelle, et nous lan-
cera un défi lors de chaque nouvelle rencontre musicale.
Peut-être que ce paradoxe — se libérer en pénétrant dans la gueule du
loup, se libérer d’un moi lié, happé par la société — est un problème qui m’est
Les réflexions qui suivent ne prétendent guère épuiser tous les aspects de
la composition, ni développer des postulats qui soient les seuls à mener au
salut. Ce n’est là qu’une tentative de plus, pas la dernière sans doute et allant
au-devant d’un autre échec riche en enseignements, pour formuler ce que les
compositeurs ne peuvent vivre autrement que de manière subjective – une
expérience qui définit leur identité et donc les isole nécessairement les uns
des autres, alors qu’il n’est pas impensable qu’elle puisse également les rap-
procher. En variant une pensée qui parcourt l’Esthétique de Georg Lukács, où
l’art renseigne sur « l’homme entier » à travers une perception réductrice, et
un médium homogène, par « l’homme en son entier, en sa totalité », ce texte
ne traiterait donc pas de « toute la composition », mais de la « composition en
son entier». Il voudrait mettre en évidence le côté radical d’une activité appa-
remment inutile qui, quelque part entre la prédication importune et le bri-
colage anonyme, sollicite l’existence d’un compositeur. Une activité qui le
met au défi en tant que sujet qui pense et éprouve des émotions, mais se trouve
aussi doublement limité, «administré», emprisonné – reconnaissant lui-même
ses limitations et se mobilisant en même temps pour utiliser la conscience
qu’il en a, pour réagir face à elle de manière créatrice. Et une telle expérience,
une telle connaissance est rendue légitime par le fait même qu’elle devient,
au moyen d’une médiatisation esthétique, un défi lancé à l’auditeur.
Ces réflexions furent suscitées par la demande réitérée de rassembler mes
idées et mes expériences quant à l’enseignement de la composition. Jusqu’ici,
j’ai toujours su esquiver cette demande et le ferai encore, car la seule expé-
rience fiable m’a montré qu’une fois formulées, ces expériences tombent
comme un château de cartes dès qu’un petit vent frais se lève – et qu’il se
lève, justement, cela importe.
Tout de même, il en est resté une question que je m’adresse à moi-même:
quelles sont les conditions de la composition, qu’est-ce qui caractérise, au-
delà des processus immédiats – ceux qu’une analyse structurale peut simu-
ler ou du moins laisser entrevoir de manière spéculative –, le processus inté-
rieur qui les commande. J’essaie donc de trouver des formules provisoires
pour ces processus intérieurs et si possible à un niveau où d’autres compo-
siteurs peuvent également préciser la philosophie de leur travail sans être de
nouveau happés par des catégories qui sont par eux étrangères et inadap-
tées. Je pense donc qu’une certaine conscience de ces mécanismes créatifs
fondamentaux pourrait nous aider à clarifier, par le débat avec les autres
compositeurs, notre propre position et à nous engager plus sûrement dans
le chemin que nous avons choisi. Les compositeurs doivent parler d’eux-
mêmes. Mais ils disent davantage en se mettant en relation avec les autres
et en parlant de cette expérience.
J’aimerais faire trois observations fondamentales. La première est celle-ci:
Composer veut dire : réfléchir sur les moyens.
C’est là une variante plus concrète de phrases comme : composer veut
dire : réfléchir sur la composition, voire sur « la musique » – des phrases qui
sont justes sans doute, mais ne nous permettent pas d’avancer.
Par « moyens », j’entends tout d’abord le matériau musical au sens étroit,
cet instrumentarium préformé, régi par la société, fait de sonorités, de struc-
tures sonores, de structures temporelles, de sources sonores, d’instruments
au sens restreint et au sens large donc, de leur techniques de jeu, leur nota-
tion et leur traditions d’interprétation, jusqu’aux institutions même et leur
rituels de transmission – tout ce mobilier musical que le compositeur ne
trouve pas seulement autour de lui, mais en lui-même, bref, ce monstre ten-
taculaire qui enserre et dévore tout et que j’ai appelé ailleurs «l’appareil esthé-
tique ». ( Je me représente toujours le monde bourgeois tout entier comme
un village, la musique comme l’orgue sur la place du village, avec les musi-
ciens se mettant à jouer à tour de rôle, aujourd’hui Pierre Boulez, demain
Wolfgang Rihm, après-demain Brian Ferneyhough, puis György Ligeti, etc.,
et les habitants qui les regardent ébahis tout en vérifiant par là que leur orgue
fonctionne bien.) « Réfléchir » sur les moyens signifie reconnaître, sentir, étu-
dier et faire apparaître les rapports que ces moyens déploient a priori, en
rendre compte de quelque manière que ce soit et réagir sur eux, intellec-
tuellement, de façon intuitive, spontanément ou en calculant. Une telle
réflexion ne s’opère pas seulement au moment de composer, mais en per-
manence et de mille manières – par l’analyse, les expériences que l’on fait,
l’entraînement de l’oreille, la culture et la formation au sens le plus large, par
une façon de vivre éveillé – et donc assurément par la composition. Cette
comme d’une lubie typique des citadins. Mais la cloche des Alpes, cet ins-
trument si idyllique, si rustique, que vient-il faire à côté d’un gong thaïlan-
dais, d’un tambour africain ou d’un guéro mexicain dans les Gruppen de
Stockhausen ou dans son Zyklus ? Stockhausen dirait : ils constituent les for-
mants de spectres temporels. Pourvu que le paysan ne l’apprenne pas !
Voilà pour « l’aura » – et il faudrait ajouter tout au plus que sous ce rap-
port, composer ne veut dire rien d’autre que transformer, distancier, de
quelque façon que ce soit, ce qui est familier.
Mais « réfléchir sur les moyens » ne veut pas seulement dire, comme on
vient de le décrire, reconnaître les conditions a priori qui déterminent les
moyens, mais aussi d’en essayer d’autres, de les présenter sous d’autres aspects,
en somme de les éclairer différemment. Ma première observation veut dire
aussi par conséquent que nous ne disposons jamais de moyens préalables,
au sens d’un «métier» pur par exemple. Elle dit que sous ce rapport du maté-
riau musical, il n’y a rien qui n’ait déjà existé – qu’il ne peut donc jamais
s’agir d’établir abstraitement les catégories d’un matériau, qu’il soit porteur
d’une charge historique, sujet de quelque tabou ou non, voire considéré
comme indigne, non présentable ou démodé, ou qu’il se veuille « vierge » de
toute connotation: d’autant que cette virginité recèle bien souvent une charge
sémantique très repérable, comme nous l’a montré l’expérience de la musique
électronique.
Il faudrait aborder ici également la question un peu lassante des modes
de jeu particuliers, question toujours tabou, au parfum de scandale, et cela
parce qu’on laisse toujours de côté le contexte de ces techniques. Je passe
outre pour dire ceci : chaque objet utilisé par le compositeur, chaque son,
chaque sonorité, chaque bruit, chaque mouvement et chaque enchaînement
de sons, chaque transformation, Stockhausen dirait : chaque « événement »,
est comme un point situé en même temps sur une infinité de droites qui
traversent ce point ou qu’on peut leur faire traverser. Composer signifie alors
se rendre compte des droites où se situe tel point et qui lui confèrent a priori
déjà ses qualités perceptives et sémantiques ; puis en tracer d’autres, diver-
gentes, afin de découvrir d’autres points, les mettre en relation avec le pre-
mier, et l’éclairer ainsi par d’autres ordres, d’autres contextes polyvalents, de
façon nouvelle. C’est cela qu’il faut mettre en évidence dans une analyse
d’œuvre.
Il est certain que cette activité analytique et spéculative occupe constam-
ment la pensée du compositeur, et pas seulement quand il compose – peut-
être aurais-je dû dire qu’être compositeur veut dire : réfléchir sur les moyens.
Il s’agissait pourtant pour moi de présenter déjà le travail de la composition
elle-même comme réflexion esthétique à l’œuvre, portant sur les moyens et
s’affrontant au contexte : la réflexion comme travail concret, comme jeu qui
aiguise la conscience. Cette réflexion mise en œuvre peut seule opérer cette
nécessaire distanciation et dissolution des moyens qui les isole des contextes
reconnus pour aboutir à une nouvelle fonction expressive. Celle-ci conserve
alors, en tant que défi à l’esprit, la rupture comme un moment de liberté ou
du moins comme souvenir de notre vocation à la liberté.
Une structure sonore est une sonorité structurée, un « hyper son » que
nous ne percevons et ne reconnaissons pas verticalement comme une exci-
tation fugitive, une couleur, ni comme un effet unidimensionnel, un grand
coup de tam-tam – nous pouvons seulement y pénétrer peu à peu, avancer
en tâtonnant à travers ses composantes ordonnées dans le temps, et en somme
de façon horizontale. Cette idée de « tâter » un son me conduit alors vers une
autre image qui peut aider la compréhension de ce que je décris : celle d’un
instrument que je construis en en explorant la facture, l’univers sonore, les
fonctions et les possibilités, ce rituel devant lui-même découler de la struc-
ture de cet « instrument ». Pour reconnaître les qualités caractéristiques d’un
piano en en « tâtant », je dois déjà avoir une certaine expérience pianistique,
savoir ce qu’est un piano, et au travers de quelles formules, de quelles check-
lists, il les livre. Et quand il s’agit d’un instrument aussi étrange et inconnu
qu’une œuvre composée – c’est-à-dire qu’une sonorité structurée – l’instru-
ment doit se présenter et se mettre en fonction par ses propres forces, comme
une boîte à musique.
Cette conception de la forme comme une organisation structurelle imma-
nente projetée horizontalement, c’est-à-dire sur l’axe temporel, correspond
à une conception complexe du son, l’un des versants se nommant « œuvre »,
et l’autre « expression ». Et il y a là une différence subtile mais importante
entre une musique « qui exprime quelque chose », partant donc d’un lan-
gage intact et déjà donné, et une œuvre « qui est expression », s’adressant à
nous en somme de façon muette, comme les rides d’un visage marqué par
la vie. J’ai confiance uniquement dans cette dernière forme de l’expression ;
observer que « composer, c’est construire un instrument » signifie non pas
dire quelque chose, mais faire quelque chose, et peut-être même faire l’expé-
rience de quelque chose. L’œuvre qui naît ainsi, expression devenue struc-
ture sonore et son structuré, parlera, et jamais de façon équivoque, de la
situation où elle s’inscrit, où le compositeur agit et contre laquelle il réagit.
Sans doute, composer c’est agir de manière éloquente, mais le compositeur
n’a rien à dire. Le caractère parlant, les capacités de langage de la musique
se sont définitivement perdus depuis la mort de la tonalité, et précisément
en ces temps d’inflation rhétorique, d’une expressivité à bas prix et toujours
à portée de main, nous ressentons plus fortement l’importance de l’absence
de parole face à ce que notre époque nous impose d’émotions et de visions
intérieures.
La musique comme un message privé de langage, un message muet
venant de très loin, à savoir de notre intérieur : c’est seulement si on la com-
prend ainsi qu’elle se libère de toutes les catégories qui l’engonçaient et où
notre anxiété la confinait, au lieu d’ouvrir ce concept en les brisant, allant
jusqu’à sa négation même. Personne comme Luigi Nono n’a traduit cette
expérience avec une telle force existentielle.
glorieuse, et à chaque fois en tout cas là où il ne pensait pas aboutir; c’est ainsi
seulement qu’il fait l’expérience de lui-même, qu’il se transforme, qu’il vient
à lui-même.
intervenir instinctivement dans les ordres et les mécanismes que l’on a soi-
même établis, en sachant bien que de telles lois posées consciemment ne
sont que des échafaudages, des béquilles qui nous permettent d’approcher
nos rêves, un lest qu’il faut lâcher à temps : au moment même où nous sen-
tons vaincue la force d’attraction des sédimentations et des traces sociales,
conscientes ou inconscientes, dont est veiné notre matériau musical, où nous
percevons, opérant dans l’air venu « d’autres planètes », des lois auparavant
cachées à nous-même.
Mes trois observations sur la composition forment peut-être à leur tour
trois touches, ou manuels, d’un instrument imaginaire, celui de notre volonté
créatrice. En lui seraient corrélées la réflexion, l’innovation structurelle et
l’intuition expressive, et de telle manière qu’au compositeur, puis à l’audi-
teur ensuite, l’inattendu, mais qui peut-être était toujours su, n’est offert que
parce que rien n’est offert d’emblée.
Composer, c’est non pas se laisser aller, mais se laisser venir – je ne crains
même pas l’aspect érotique de la formulation. Car la rencontre entre volonté
créatrice et matière sonore, qu’est-elle sinon la rencontre, bien souvent com-
pliquée, avec l’objet aimé : marquée par la fascination, la passion, la péné-
tration mutuelle, le bonheur, le désespoir et, liée à tout cela, une nouvelle
connaissance existentielle de soi-même. Mais par-dessus tout cela plane
comme une vision de la liberté. Mon rêve en tant que compositeur est de
réussir immédiatement, le rêve de la « main heureuse » de Schoenberg, celui
d’une écriture immédiate et qui irait de soi. J’aimerais « chanter comme
l’oiseau qui se tient sur sa branche » dont parle un vers d’Uhland, mais nous
n’habitons plus que les branches d’une forêt détruite.
Je considère ainsi comme le mérite de beaucoup de compositeurs, jeunes
pour la plupart, que par la confiance en leur propre spontanéité, il nous rap-
pellent ce rêve, le prennent au sérieux, veulent le forcer. Et j’éprouve en
même temps quelque angoisse devant l’insouciance et souvent une sorte de
coquetterie aveugle en face des mécanismes qui en nous et autour de nous
faussent et nous retirent ce rêve. Je souffre de les voir dupes d’eux-mêmes,
de cette insouciance qui trouve un écho fallacieux et dangereux dans une
société qui ne fonctionne plus qu’en se trompant elle-même, et parce qu’elle
empêche très exactement ce qui fait la force et la violence possible de l’art
– la rupture avec l’habitude régnante, la résistance esthétique contre cette
paralysie de la conscience humaine qui lui présente la libération uniquement
sous la forme du laisser-aller.
Ma troisième observation prend ainsi ses distances avec un spontanéisme,
un subjectivisme sans ruptures, irréfléchi, et qui trahit en dernière analyse la
collusion avec un maniérisme expressionniste conventionnel, se référant à
tort à la tradition et à une conception tronquée de la liberté comme « laisser-
aller » – et avec un structuralisme aveuglément positiviste, fétichisant des
parfaits insensés. Cela vaut tout autant pour les apprentis structuralistes que
pour les antistructuralistes résignés par héroïsme prudent : ils ne savent pas
qu’ils ne font rien. Comme si l’on disait : tu veux rester jeune, alors tu dois
devenir adulte.
Et d’un autre côté je pense, aujourd’hui encore plus qu’avant, qu’il ne
faut pas seulement reconnaître la question d’un lien aussi synthétique qui
détermine l’expression de la musique : on doit ensuite l’oublier de nou-
veau. En composant, le compositeur sensibilisé à ce problème ne pensera
pas à l’expressivité: c’est l’expressivité qui pensera à lui, en engageant expres-
sivement plus qu’il n’en sait sur lui-même. En se préoccupant d’autre chose
que de la clarté de ce que l’on crée, on détruit la présence à soi du travail,
on gaspille ce qui aurait pu être redistillé en expressivité. Dans le travail struc-
turel du compositeur déjà sensibilisé, l’expressivité se règle d’elle-même, sou-
vent avec une force que les stratégies les plus éclairées ne peuvent appro-
cher. Parmi ces stratégies, il me semble que la plus ridicule est ce genre de
négation a priori qui veut marcher sur le ver, alors que celui-ci se retracte
d’autant plus, et qu’elle finit par glisser dessus pour s’écraser comme lui1. Ce
qui m’intéresse dans la composition, ce n’est pas simplement l’amas de
décombres après la destruction, mais le nouveau potentiel de forces des rap-
ports sonores mis à nu, ou de ceux qui restent à créer. C’est à cela que vise
la structure, non pas en tant que vomitif [Brechmittel], mais comme moyen
de rupture [Brechungsmittel], et toute crédibilité expressive vient de là. Sans
iceberg pas de sommet, et non pas l’inverse ; et ce n’est pas le sommet qui
est décisif, mais l’acte de s’y élever. Le concept de structure n’a de fonction
expressive purifiante que dans la mesure où il fonctionne en soi, dans sa dia-
lectique perceptive par rapport au matériau. Au sein d’un ensemble créé avec
esprit, c’est justement en tant qu’il est brisé, évidé, libéré, que le son est de
nouveau plus que n’en témoignent ses paramètres connus. Il peut dès lors
devenir une particule unique et irremplaçable dans un système de catégo-
ries perceptives exclusif. Gouvernés par un des plus archaïques sentiments
instinctifs de l’homme – la curiosité –, le compositeur de même que l’audi-
teur n’ont absolument pas de temps pour le contrôle des significations. Ils
sont absorbés dans l’observation de ce qui arrive, et dans l’expérience de la
perte de familiarité et de la métamorphose du perçu.
Quant aux cloches de la section finale des Canti di vita e d’amore de Nono,
dont il a été précédemment question, ce qui me touche, ce n’est ni le senti-
ment d’un tableau idyllique et solennel, ni l’aura de marchandises métal-
liques qui se dégage par-delà la rupture, mais le moment où le sens bascule,
et la force créatrice qui agit dans un tel processus – dans la musique et en
moi-même. Pas de doute : par rapport à « ce qui est introduit » dans le maté-
riau [das Hineingelegte], ce processus comprend au moins un ressouvenir ;
mais c’est avant tout l’intervention créatrice de structure qui a déclenché le
vécu de la perception dans toute sa complexité. C’est en ce sens que je dis
que le compositeur ne pense pas à l’expressivité, mais que l’expressivité pense
au compositeur, qu’elle le prend souvent par surprise ; voyez « Mahler se tor-
dant les mains » après la répétition générale pour la création de sa Septième
Symphonie. Mis à part ce type de complexité dans l’interaction entre savoir
et oubli, il est vrai que la pensée structuraliste irréfléchie débouche sur des
maniérismes, des configurations ornementales, surréalistes, « intéressantes »,
qui se laissent de nouveau trop facilement occuper et corrompre, dans le sens
de l’ancienne cuisine des passions.
Comme vous le voyez, en réfléchissant sur cette relation entre matériau
et intention, je tourne constamment en rond. La relation de détermination
mutuelle que vous considérez entraîne nécessairement cela. Personne ne doit
me demander comment ce mécanisme de la rupture et de la prise de
conscience fonctionne effectivement, ni comment ce processus de rupture
par renversement structurel du sens, loin de représenter uniquement une
résistance, s’anime enfin d’un souffle expressif. Je crois en tout cas en ce méca-
nisme, et plus je vieillis, plus cette affreuse contrainte sociale qui veut que
l’on explique toujours tout me fait fuir dans une sorte d’ethos du travail.
Je le répète encore : c’est une lapalissade de dire qu’il n’y a pas de maté-
riau intact, « vierge » ; tout a déjà été touché. Mais le chemin passant par cette
reconnaissance, et par la rupture structurelle de l’ancien contexte au moyen
d’un nouveau qui se donne à découvrir, ce chemin doit mener à un para-
doxe : la virginité est recréée ; il ressort quelque chose d’intouché – d’intact,
dans les deux sens du terme – de ce nouvel ensemble, quelque chose qui
fonctionne dans un nouveau contexte, et par là-même est plein de mystère
du fait de sa nouvelle transparence.
C’est aussi la raison pour laquelle j’ai de moins en moins envie de recou-
rir à des moyens sonores «extra-territoriaux», d’aller pour ainsi dire me «ran-
ger sagement » là-bas (dans la mesure où je ne les ai pas déjà intégrés, même
sous une forme standardisée, à mon répertoire instrumental familier). Comme
il ne s’agit pas de nouvelle sonorités, mais d’une nouvelle écoute, celle-ci doit
s’avérer également pour le « beau son » d’une corde de violoncelle. Je vou-
drais lui rendre sa virginité comme élément d’un paysage aux matériaux
métamorphosés, même si ce n’est que pour un instant ; et comme je ne me
contente qu’avec une telle exigence, en tant que compositeur je garde plus
facilement mon courage et ma maîtrise avec ce dont je suis immédiatement
responsable, tout en sachant bien et en espérant qu’au-delà d’une telle
manœuvre, tout le poids de la question du matériau s’abattra de nouveau,
en apportant ses bouleversements. En ce qui concerne le compositeur, le reste,
fois différemment, d’une façon que l’on ne peut porter au langage que par
des termes empruntés à l’analyse structurale, décrivant la structure d’ensemble
au sein de l’œuvre. Assurément, les spéculations approximatives issues de l’ana-
lyse de l’expression sont également légitimes, si elles se reconnaissent comme
telles, dans leur limitation. L’effet singulier de la sonate «Clair de lune», par
exemple, je l’attribue à la rencontre, à la transformation et à l’aliénation mutuelle
d’une écriture mélodique de marche funèbre – que l’on compare le premier
mouvement de l’opus 27 avec le second mouvement de l’opus 26 ! – et de
l’accompagnement simultané de cavatine ou de sérénade, ainsi qu’au dépla-
cement de ces éléments dans un ut dièse mineur plutôt inhabituel: une tona-
lité qui ne peut être représentative ni du caractère de marche, ni du caractère
de sérénade, et qui transfère ces deux topoi dans une zone irréelle. Ou, pour
prendre un autre exemple : dans les premières mesures de la symphonie
«Jupiter», les appoggiatures de triolets sur chaque coup à l’unisson contribuent,
telles des roulements de tambour simulés, à l’empreinte d’un caractère «majes-
tueux»; au début de la marche funèbre de l’Eroica de Beethoven, ces triolets
sont pitoyablement déformés, souillés, diminués, augmentés, ou même ren-
versés et orientés vers le grave, bref : tout cela est permuté, on nous met la
fioriture sous le nez par tous les côtés. Nous sentons exactement comment un
potentiel de solennité prédonné est détruit, parce que le compositeur le tra-
vaille avec abnégation ; comment la solennité s’accumule, renouvelée, dans
l’espace ainsi épuré, et se transforme en grandeur de l’expression. La musique
comme langage corporel de l’esprit souverain, dans son commerce avec un
vocabulaire préexistant constamment faussé, à l’oxydation difficile – le voca-
bulaire des passions ainsi épurées par l’esprit, de façon novatrice et éloquente:
doit-on et peut-on seulement dire «avec d’autres mots» ce qui se dit ici?
Je ne peux pas m’imaginer qu’un pygmée, entendant la tonalité d’ut
mineur, ressente quelque chose du tragique qui s’y reflète.
compositeur qui a le plus réfléchi à cet état de choses, et celui chez qui ce processus
est donc le plus conscient.
Celui, en tout cas, qui s’embarque toujours à nouveau dans l’aventure
que l’on vient de décrire, sans en connaître l’issue. Cage, au contraire, sait
quant à lui exactement ce qu’il fait : il astreint l’« amas de décombres », il en
fait un paradis qui, même s’il est parfois dédaigné, s’adresse à la fois au croyant
et à l’incroyant – les uns s’y divertissant, les autres s’apercevant de la gra-
vité de la situation. À ma manière, je me nourris aussi du hasard cagien ; tou-
tefois, ma curiosité créatrice ne souhaite pas y échouer, mais bien le prendre
comme point de départ. Pour moi, il s’agit de l’expérience de la transfor-
mation sonore au-delà de la rupture. J’ai inévitablement recours à un maté-
riau indisponible, et je suis conscient de son indisponibilité ; je ressens sa
« charge » comme richesse négative, et je renforce même parfois cet aspect
familier – voyez Tanzsuite mit Deutschlandlied, Accanto, Kinderspiel, Mouvement.
J’essaie à chaque fois – peu importe par quelle manœuvre – de diriger la per-
ception sur l’anatomie de l’événement sonore. Ce faisant, je vise – par des
méthodes tout à fait pragmatiques et souvent comme par jeu – des aspects
isolés de la perception. Je me comporte comme Loriot2 dans la fameuse scène
où l’hôte redresse prudemment un tableau suspendu de travers, ce qui entraîne
finalement, par une réaction en chaîne, l’effondrement de tout le mobilier.
J’attaque ainsi la vieille emphase du jeu musical, et je romps cette fausse
magie au rayonnement collectif qui est attachée d’avance au matériau. Le
processus compositionnel auquel cette négation provisoire et accessoire est
redevable pourrait presque être décrit dans les catégories du principe de
développement thématique classique ; et inversement, j’ai pu mettre en
lumière par l’analyse les processus manifestes de rupture et de transforma-
tion dans le premier mouvement du quatuor « Les harpes » de Beethoven, ou
dans la quatrième pièce de l’opus 10 de Webern3.
Dans Gran Torso, par exemple – mais ce n’était ni la première, ni la seule
fois –, je me suis tourné de façon « ludique » vers des processus de produc-
tion du son ; mais, contrairement à ce qui avait été le cas dans la musique
pour orchestre plus flexible et plus maniable de Air ou de Kontrakadenz, il
s’agissait cette fois d’un genre dont le point de départ est un appareil instru-
mental strictement constitué, et entouré d’un tabou probablement beaucoup
plus sentimental. Avec ce point de départ, je me suis trouvé pris dans des
tâches tout à fait prosaïques et expérimentales. Comment définir les catégo-
ries du son, du mouvement, de l’action ; quel genre de logique définit la réci-
procité [das Zueinander] ; jusqu’à quel point une pensée de l’ordonnancement
2. Bernhard Victor von Bülow, alias Loriot (né en 1923), célèbre dessinateur humoris-
tique allemand.
3. Voir ci-dessus : « L’écoute est désarmée – sans l’écoute ».
ainsi dire, avec des curseurs installés d’avance. Les échelles que je me suis
fabriquées sont plutôt constituées de sauts qualitatifs, elles transforment le
pizzicato en arco et le pianissimo en fortissimo ; et je définis moi-même les cur-
seurs et leur mode de fonctionnement. La possibilité de comparer des frères
et des sœurs ne doit pas se réduire à l’âge, à la taille ou à la couleur des che-
veux. Mais lorsque trois ou quatre événements fondamentalement différents
sont disposés « en une série », l’esprit engagé dans la perception cherche à
tâtons l’aspect générique qui les rassemble pour la compréhension ; et par ce
détour, il fait l’expérience du nouvel effet musical d’un moment isolé. Le cris-
sement du bruit de l’archet et le glissando d’harmoniques sous le couvert de
la raison qui les relie : c’est à cela que s’adresse l’invention dans le détail.
Pourtant, le matériau philharmonique ainsi aliéné réagit traîtrement à mes
manœuvres. Il arrive qu’il se mette à pousser des cris de douleur justement
quand tout s’enchaîne « logiquement ». Il y a donc une résistance entre ce
que je structure et la structure qui s’y brise. Une résistance qui devient expres-
sive d’une manière que je n’ai pas à réprimer ou à forcer : je n’ai en effet
pas d’autre choix que d’aller, dans la plus grande pureté possible, jusqu’au
bout des chemins empruntés, au cœur de la structure à implanter. Et je me
laisse stimuler pour cela par l’expérience du connu devenu inconnu.
Mais cela se passe bien entendu pour moi comme pour les autres com-
positeurs : ce n’est qu’à une plus grande distance que je reconnais quelles
sont les forces qui on déterminé en fin de compte la physionomie de l’œuvre.
Il ne fait aucun doute qu’à toute rationalité sensible participent tout de même
des processus magiques.
…en conséquence de quoi aucun matériau n’est perceptible, tout est parti, englouti:
c’est ce qui constitue le point culminant de l’œuvre.
Oui, on peut le dire.
Cela est composé comme le contraire absolu d’un apogée, comme l’exacte néga-
tion d’un point culminant, après quoi tout revient, cela recommence à se mouvoir, le
phénomène se remplit à nouveau de mouvement, on recommence à entendre quelque
chose, toute la musique renaît, ressuscite pour ainsi dire d’un état proche de la mort,
ou du coma. C’est d’une puissance émotionnelle sans équivalent, une puissance qui n’a
jamais été et ne pourra jamais être atteinte par aucun point culminant massif, quelle
que soit la forme que l’on compose. D’un autre côté, je crains qu’un tel apogée négatif
– réussi ici de façon exemplaire – ne puisse être reproduit tel quel. Faire cela une seconde,
une troisième ou une quatrième fois ne doit pas être sans difficultés.
Peut-être parlez-vous maintenant presque comme Goethe à Beethoven :
pour ainsi dire avec le mouchoir à la main, ce qui a manifestement ennuyé
celui-ci. Je trouve que ce que vous avez décrit doit être abondamment com-
plété; car au fond, vous avez simplement décrit ce qui peut avoir lieu à l’audi-
tion. Mais à cela s’ajoute au moins l’expérience que pendant longtemps, il se
passe encore continuellement quelque chose, bien que l’on n’entende rien.
dans l’espace ainsi dégagé, je ressens les premiers frôlements col legno battuto
comme des gouttes sur la pierre froide, comme des « claquements » délicats
au même titre que les pizzicatos Bartók à la fin de l’œuvre, avec lesquels ils
sont ainsi étroitement apparentés. Une telle situation est due à un travail pour-
suivi non pas tant de façon « conséquente » – je n’aime pas ce mot –, que de
façon heureuse, sans se laisser empêcher. Je parviens à une autre libération
avec la fin de l’œuvre, après que l’archet évoqué à l’instant – procédant d’abord
par affaissements verticaux, par frôlements, par bonds, puis par lissages hori-
zontaux progressifs, par frottements, pressions, par mouvements quadran-
gulaire et par rythmes tranchants –, après que cet archet finalement écrasé
se soit définitivement grippé et soit incapable d’aller ou de venir : non pas le
vide, mais l’immobilité ; et c’est seulement là où la musique s’abolit qu’elle
se ménage à nouveau un espace libre de non-musique qui me donne comme
compositeur un sentiment de liberté tel que je n’en avais jamais connu. J’ai
appelé les pizzicatos Bartók très espacés, à la fin de Gran Torso, une cantilène
de claquements. J’avais « mes claquements » et j’étais heureux ; j’aurais pu
continuer à improviser éternellement avec eux. Ce que j’ai également fait par
la suite dans Klangschatten pour quarante-huit cordes et trois pianos.
Bien entendu, il y avait là quelque chose comme un plaisir de la provo-
cation esthétique. Mais Michael von Biel avait écrit son Second Quatuor à cordes
dix ans avant moi, et je n’avais rien à ajouter à cet acte, du point de vue d’une
rupture violente des tabous liés au quatuor à cordes, sauf à doter celui-ci
d’une fonction logique autonome. Là où Michael von Biel avait enfoncé la
clôture, il importait de s’établir pour de bon sur toute la largeur de la surface
ainsi dégagée.
Dans le cas du ritardando de Gran Torso, il s’agissait très exactement de
l’intermédiaire entre l’observation et l’ostension. Ce en quoi je sais que l’osten-
sion incline non seulement dangereusement au didactique, mais peut aussi
produire une forme terroriste de pseudo-rituel. Je ne voulais plus rien avoir
à faire avec ces conceptions compositionnelles pour lesquelles l’ostension
devient une solennelle messe pontificale, et pour lesquelles ce que l’on montre
n’a au fond aucune importance – c’est peut-être le cas aussi chez moi –, pas
plus que le contexte où on le montre et ce pourquoi on le montre – ce qui
est chez moi très important : des conceptions dans lesquelles il ne s’agit que
de la terreur du solennel. Ma pratique reste celle de la dé-couverte ration-
nelle et ludique.
avant tout pour les interprètes et non pour les auditeurs, qui ont cependant le droit
d’écouter. C’est ce qui constitue l’essence de la musique de chambre authentique, à
laquelle Gran Torso appartient sûrement.
Mais il en découle que tout ce qui pouvait simplement s’afficher, se placarder dans
une symphonie – cette forme qui, de par la sociologie du genre, est bien plus publique,
et tournée de fait vers un grand public –, tout cela ne peut jamais devenir aussi démons-
tratif dans la musique de chambre. Dans celle-ci, le geste déictique, si tant est qu’il se
produit, donne en effet bien plutôt l’impression que les musiciens se montrent quelque
chose l’un à l’autre, et non pas au public. Un quatuor est en effet assis de la façon
suivante : les quatre musiciens sont tournés l’un vers l’autre et non pas face à l’audi-
torium, et c’est un événement tout à fait important quand cela est modifié pour un
moment – comme dans le Quatuor à cordes de Kagel ou dans celui de Gielen –, de
manière à ce que les interprètes jouent en se détournant l’un de l’autre. Il appartient
précisément à l’essence du genre qu’ils jouent vers l’intérieur, tournés l’un vers l’autre,
et non vers l’extérieur.
Aujourd’hui, les architectes des salles de concert n’ont souvent plus le sens de ce
caractère social des genres musicaux. Ces bâtiments vides de sens que l’on a construits
entretemps pour les orchestres philharmoniques, dans lesquels le public est assis égale-
ment derrière l’orchestre – comme à la Philharmonie de Berlin –, sont des négations
de la forme symphonique : l’orchestre doit s’adresser de façon directe et frontale à
l’auditoire symphonique. Pour la musique de chambre, au contraire, ce pourrait être
très judicieux de disposer l’auditoire autour des interprètes. Le cas est devenu courant
dans la musique de chambre pratiquée chez soi – car elle a bien une origine domes-
tique –, et il n’y avait pas, musicalement, de premier et de dernier rang, car ils n’avaient
pas lieu d’être d’un point de vue social. Si l’idée sociale de la musique de chambre n’est
pas celle d’une société de masse, elle est bien celle d’un cercle d’amis libres et égaux.
Entretemps, la pratique s’est tout de même modifiée en ce sens que les
interprètes, aussi bien que les compositeurs et les auditeurs, sont tout à fait
conscients, en ce qui concerne la musique pour quatuor, de la possibilité d’une
fonction extérieure, c’est-à-dire en direction du public. Et cela vaut précisé-
ment pour les quatuors de Kagel et de Gielen. Mais il est vrai que dans le
cas de Gran Torso, ce sont vraiment les interprètes qui ont dû en profiter le
plus, tout simplement du fait de leur proximité avec l’événement sonore. Mais
nous autres, nous en saisissons aussi pas mal en tant qu’auditeurs, parfois
même plus, ou parfois justement par pur pressentiment. Pressentir peut être
aussi une belle manière de participer. D’un autre côté: dans ma musique pour
orchestre également, j’en arrive toujours à une situation d’ostension, et je
sais très bien que l’on se retrouve vite pris au piège d’un rituel creux. Et mal-
heur si cela n’est pas brisé et dégagé [aufgebrochen] de nouveau !
Dans mes pièces, il y a souvent des situations où tout reste stationnaire :
dans Fassade, ces deux minutes de bruit de fond vide de la bande avec les
voix d’enfants ensevelies là-dessous ; dans Salut für Caudwell, les « coups de
feu » au milieu de la pièce ; il y a ailleurs des passages dont la fonction est
semblable et qui sont entièrement composés : par exemple dans Tanzsuite mit
Deutschlandlied, dans l’introduction, dans le Siciliano et avant la Gigue, mais
également dans Ausklang, dans la première cadence de soliste et lors du point
d’orgue sur si ; dans Mouvement, c’est la partie « O du lieber Augustin » ;
Klangschatten représente également du début à la fin un état statique de non-
musique, ainsi que Guero, et ce qui se passe dans les sept pièces de mon
Kinderspiel n’est de même « rien de plus » que le balayage mécanique de dif-
férents états d’un arrêt du mouvement sur un geste stéréotypé plus ou moins
simple. Ces points d’orgue sur une situation correspondent peut-être malgré
tout à ce que les minimalistes et autres postsériels avisés aiment à orches-
trer immédiatement en ivresse facile. Chez eux, c’est un facteur d’harmonie,
en dehors du quotidien, avec soi et avec l’environnement agité : on est en
plein dedans dès la mise en place du processus. Personnellement, en tant
qu’auditeur, je deviens alors entêté, et je ne marche pas. En tant que com-
positeur, j’y conduis mon matériau pour mieux l’en ramener ensuite, car une
expérience statique de la sorte est chez moi liée au processus de l’observa-
tion vigilante – un processus rendu capable de résistance par la raison, l’intui-
tion et la curiosité, un processus pour ainsi dire dégrisé. Je ne peux pas mettre
en scène des rituels magiques ad hoc, ils doivent s’offrir à moi de façon ration-
nelle dans le cours du travail. Il est probable que chez moi, ces trouvailles
de mise en scène introduiraient au total dans l’œuvre une sorte de stratégie
en rapport avec l’expression, qui recollerait justement ce qui doit se briser.
D’autres peuvent faire cela, et certains de façon absolument crédible ; et ma
plaisante opposition entre la « prosaïque sainteté » chez Nicolaus A. Huber
et le « saint prosaïsme » chez moi exprime en même temps une sympathie
pour une musique dont l’altérité m’attire fortement, et que je crois avoir com-
prise d’une manière féconde pour moi-même.
On trouve quelque part dans les Minima Moralia la définition suivante : « L’art
est magie, libéré du mensonge d’être vérité ». Quel est le sens de l’art aujourd’hui ?
C’est peut-être de rappeler l’homme à lui-même, de lui rappeler des forces
en lui qui sont inutilisées, tandis que lui-même s’use. Bien entendu, je pour-
rais redire encore une fois qu’il consiste à provoquer : provoquer au sens
créatif, à savoir réveiller des forces et mobiliser une résistance spirituelle là
où nous satisfaisons provisoirement nos vrais et nos faux désirs dans la
consommation de prestations culturelles, c’est-à-dire là où nous les abusons.
Provoquer, non pas sur le mode ludique, où tout ce qu’il y a de plus absurde
est permis, agréable et sans danger, ni dans un laboratoire apportant son
bonus de science-fiction, mais au beau milieu du jeu social de la culture tel
qu’il est traditionnellement fixé ; non pas dans les placards de la civilisa-
tion, ni dans un zoo, mais – que l’on observe le mélange des métaphores –
dans la salle de concert, au milieu des conserves, dans les salons encom-
brés jusqu’à devenir des débarras: là où l’esprit se célèbre aveuglément, poser
des problèmes à sa capacité perceptive – des problèmes qui ont un effet libé-
rateur dans la mesure où ils ont un effet dérangeant, et inversement.
Cependant : si je donne cette réponse de réformateur du monde, c’est peut-
être en tant qu’amateur de musique passionné et naïf, et en tant qu’incorri-
gible moraliste ; et je me réfère par là à des vécus de musicien passif, c’est-
à-dire d’auditeur actif. En tant que compositeur, je ne devrais pas parler ainsi;
j’aurais tout au plus le droit de dire que le sens de l’art serait pour moi une
forme aventureuse de la satisfaction des pulsions, avec l’espoir de me réali-
ser ainsi, et de mieux me connaître par le fait de chercher. Exiger de l’art des
vertus annonciatrices, pédagogiques et éducatives, cela me rend allergique,
et je maintiens ce que j’écrivais en 1975 dans le programme de
Donaueschingen pour la création de mes Schwankungen am Rand : « je hais
le Messie et j’aime Don Quichotte », et j’ajoutais : « … et je crois à la petite fille
aux allumettes ».
d’une certaine manière trop traversé de pulsions et en même temps trop fra-
gile, pour pouvoir se soucier de sa mission historique. Je pense que l’artiste
fait bien d’ignorer prudemment son inévitable mégalomanie à ce sujet. L’acte
manqué de Schoenberg avec la « suprématie de la musique allemande pour
les cent années à venir » devrait nous en avertir. Bien entendu, il a senti et
reconnu son rôle historique : que ce devait être lui, puisque nul autre ne s’est
présenté. Mais ce qu’il a dit là est tellement trompeur.
D’une certaine manière, Stockhausen a aussi pratiqué cela quand, pour
la présentation et la description de ses nouvelles œuvres, il disait :
« Maintenant, nous en sommes là, et maintenant nous avançons d’un pas ».
Oui, j’ai encore la formule dans l’oreille : « Jusqu’à maintenant, c’était ainsi…,
à partir de maintenant c’est ainsi… ».
Cela me semblait un peu un tour de passe-passe, dans une certaine mesure
justifié, et très certainement stimulant pour les autres compositeurs, mais éga-
lement erronné sous tant d’aspects. Car enfin, on n’avance pas d’un pas dans
l’histoire, on va plutôt au bout de son propre chemin. Bien entendu, nous
agissons dans l’histoire, et l’histoire agit en nous, mais les spéculations
concrètes auxquelles nous nous livrons ne constituent guère plus qu’une aide
heuristique. Là où une pièce a pu modifier le savoir historique au sujet de
la musique, d’autres impulsions sont à l’œuvre. Il est certain qu’il s’agit à
chaque fois de déterminer la situation dans laquelle nous agissons et d’y réagir,
mais il y a quelque chose comme une dialectique du progrès et de la régres-
sion. Le « progrès », qui se poursuit en droite ligne à partir d’un point défini
de quelque manière que ce soit : il se pourrait bien qu’il n’en soit pas un, tout
simplement parce qu’il étouffe et ignore d’une manière lourde de consé-
quences tout ce qui le tiraille par derrière. Sur le plan de l’esthétique et de
la technique compositionnelle, on laisse alors en suspens et à l’improviste
autant de choses qui finissent par se montrer récalcitrantes, qui sabotent la
rigueur de la création et qui enchaînent le soi-disant progrès, en lui laissant
plus ou moins de champ ; des choses auxquelles on doit ensuite revenir en
traître, sur quoi les prétendus amis lèvent cet index moralisateur qu’ils vien-
nent justement de se fourrer dans le nez, d’un air recueilli.
œuvres dont la rédaction a pris autant ou plus de temps, et ceci malgré le fait que,
durant le processus même de la composition, du temps historique se soit écoulé. Ce main-
tien d’un langage musical stabilisé sur une période de plusieurs mois, voire même de
plusieurs années, donne alors l’impression paradoxale et fictive que le début et la fin
d’une telle œuvre, ainsi que tout ce qu’il y a entre les deux, représenteraient le même
instant historique.
Ce qui n’est même pas toujours objectivement exact dans le cas des
œuvres qui donnent une impression de clôture. La progression stylistique ne
suit pas un cours linéaire dans une voie tracée d’avance par le passé. Et
c’est à chaque fois selon la phase dans laquelle on se trouve que l’on peut
raccorder les morceaux obtenus après une longue période de travail sur la
même pièce. J’ai commencé mon Notturno en 1966, puis j’ai interrompu le
travail ; et quand, deux ans après, je me suis remis à composer, j’étais inca-
pable de travailler comme avant, avec des champs sonores construits par
intervalles – cela ne marchait tout simplement pas, et j’ai poursuivi le tra-
vail avec des catégories de techniques compositionnelles totalement diffé-
rentes. Le problème se posa ensuite de savoir comment le tout en arriverait
à être solidaire. J’ai essayé d’ajointer cela par une cadence, que j’ai insérée
après coup dans la partie antérieure. Et c’est finalement en copiant au net,
en faisant, pour ainsi dire, repasser chaque note par ma main, que beaucoup
d’éléments du début ont été modifiés ou réinterprétés sous un nouveau jour.
Un tel processus d’intégration a lieu dans des œuvres où nous ne le soup-
çonnons pas – que la durée de leur genèse soit longue ou courte. Peut-être
suffit-il souvent de gratter sous une couche pour mettre au jour de telles méta-
morphoses dans la tenue [Haltung] de l’œuvre
Des processus de transformation dans la pensée stylistique individuelle
peuvent aussi présenter de réels cisaillements. C’était manifestement le cas
dans le laps de temps durant lequel le Second Quatuor de Schoenberg est né.
Mais il y a aussi des cisaillements dans le temps où l’on ne compose pas, et
les œuvres qui naissent après cela sont plutôt les produits d’une reconnais-
sance, ou d’une réassurance de soi. Je me demande dans quelle mesure cela
se manifeste avec évidence dans la partition.
Le cas de Wozzeck est également intéressant. Berg a commencé par la
seconde scène du second acte, la triple fugue. C’est encore une polyphonie
relativement sèche, et si Berg avait continué à travailler ainsi, l’œuvre serait
devenue beaucoup plus ingrate à exécuter. Mais de la pratique ont sans doute
surgi de constants correctifs ; une reconnaissance des défauts de la phraséo-
logie – raide et lapidaire –, une permanente clarification intérieure durant
les six années de la genèse de l’œuvre, peut-être aussi l’abandon soudain
d’angoisses quant au contact avec des choses qu’il s’était auparavant inter-
dites ou défendues [verboten oder verbeten]. Puisque de telles modifications
faisant preuve d’un optimisme technologique à tout crin, ils espèrent pou-
voir asseoir la composition musicale sur le jeu réglé de paramètres définis
du seul point de vue acoustique, et établir la complexité dans un espace fermé,
là où il ne dérange personne et où une écoute « désintéressée », impression-
née par technologie, éprouve une délectation qu’on pourrait comparer à celle
de l’herboriste ; on cultive ainsi des situations qui, de tout temps, ont pu fas-
ciner la bourgeoisie, sans sérieusement la perturber.
Ces deux tendances qu’on voit à l’œuvre aujourd’hui, apparemment oppo-
sées quant à la technique de composition, sont à mon sens comme l’envers et
l’endroit d’une même réalité. L’une et l’autre, consciemment et souvent incons-
ciemment aussi, passent continûment des alliances l’une avec l’autre. L’une
et l’autre ont vite fait de trouver des arrangements avec la société ; les deux
sont corruptibles, et la société a donc vite fait, elle aussi, de trouver des arran-
gements avec elles. Elles ont beau mettre tout leur zèle à profiter de l’activité
culturelle, autant qu’à laisser celle-ci profiter d’elles, ces deux tendances incar-
nent la même stagnation, celle de la musique contemporaine aujourd’hui, et
avec laquelle chacun d’entre nous doit se colleter, au plus intime de soi comme
à l’extérieur de soi, s’il veut échapper à la paralysie qu’elle engendre.
Il est incontestable qu’au début des années cinquante, à l’époque où
l’Europe se reconstruisait après son effondrement, c’est bien l’approche struc-
turaliste qui a indiqué de nouvelles voies au compositeur et ouvert de nou-
velles perspectives.
C’est seulement grâce à cette approche que la musique s’est débarras-
sée de l’emphase rhétorique de l’idiome tonal, devenue insipide et ana-
chronique, ayant perdu tout crédit, pêchant dans les eaux troubles de la
dissonance, et qui s’était interposée entre l’auditeur et le matériau sonore. La
musique avait renoncé à son caractère de langage, elle se reconnaissait comme
structure non langagière – laquelle n’en était pas moins éloquente et dere-
chef chargée en expression, quoique indirectement et de manière moins
confortable. En bâtissant sur la fiction de la table rase – fiction que nous avons
depuis reconnue comme telle –, cette musique a radicalement mis hors-jeu
la conception courante de la musique ; elle a repensé à nouveaux frais le
matériau musical, en partant des déterminations fondamentales, c’est-à-
dire physiques, du son et du temps, ainsi que des règles et des connexions
qu’elles supposent ; elle a formulé à neuf le concept musical de matériau, et
elle a fait apparaître que ce matériau devait sans cesse être reformulé.
Les méthodes de composition développées à ce moment-là relevaient en
grande partie de procédés sériels ; ils se référaient aux propriétés mesurables
de l’élément sonore, ramené à son évidence acoustique (et du même coup
libéré, en apparence, de toutes les intentions et toutes les connotations bour-
geoises qui lui étaient accolées). Déterminer des paramètres, définir une gra-
dation sérielle d’échelles de départ, pour établir les bases d’un système de
résultats très excitants. On se référera, sur ce point, au texte que j’ai écrit en
1985 sur les possibilités et les difficultés de l’écoute2.)
C’est seulement plus tard que même dans mes réflexions sur la théorie
de la composition, j’ai consciemment dépassé cette pensée purement imma-
nente de la structure : j’ai tenté de saisir et de grouper autour de la « pure »
structure de l’œuvre, et au-delà d’elle, les autres aspects dont notre expé-
rience montre qu’ils marquent d’emblée le moindre phénomène sonore par-
ticulier, voire chacun de nos moyens de composition, avant même que le
compositeur ne s’en approche.
Il existe apparemment quatre aspects qui d’emblée, dans tout objet sonore,
contribuent à son pouvoir expressif. Le compositeur peut assurément les
ignorer – il doit même le faire à l’occasion –, mais à raison même de leur
présence a priori et de leur intensité automatique, ils marquent de leur
empreinte sa musique, en allant parfois même contre ses intentions, jusqu’à
les contrecarrer souvent (ce qui peut, là aussi, se révéler de temps à autre
comme un avantage). Face à ces quatre aspects, le compositeur doit donc
décider jusqu’où et dans quelle mesure il veut, ou peut, intégrer leurs pro-
priétés dans la pensée compositionnelle, c’est-à-dire aussi dans la physiono-
mie définitive des œuvres.
Ces quatre aspects sont les suivants :
1. la tonalité, comprise ici, par-delà ses déterminations intrinsèques, comme
synonyme de tradition, ainsi que de l’appareil esthétique qui l’incarne ;
2. l’expérience physico-acoustique, soit le registre dont il vient d’être ques-
tion à propos de la typologie sonore, puisque que c’est là que se déploient
les spéculations immanentes d’une composition structuraliste ;
3. la structure, entendue comme expérience non seulement d’ordon-
nancement et d’organisation, mais aussi de désorganisation : elle est le pro-
duit ambivalent tout à la fois d’une édification et d’une destruction, de
constructions et de déconstructions (le meuble en bois, c’est l’arbre mis en
pièces…) ; et enfin
4. l’aura, entendue comme le riche domaine des associations, des sou-
venirs, des prédéterminations archétypales et magiques.
Là où l’aura et la tradition – notions qui ont bien sûr des éléments com-
muns – déterminent ensemble les propriétés qui caractérisent l’expérience
du sonore, ce que le compositeur doit organiser ne relève plus simplement
de mesures et de règles, mais devient rétif et complexe jusqu’à en être impré-
visible. Dans mon approche de la composition, c’était là le pas qui, depuis
longtemps, restait à faire, et que j’avais d’ailleurs secrètement esquissé bien
auparavant – comme le montrait la relation de plus en plus négligente, pour
2. « Hören ist wehrlos – ohne Hören » : voir la traduction dans ce volume, p. 105sq.
ne pas dire récalcitrante, que j’entretenais avec les données déterminées par
des algorithmes : une réflexion élargie sur la notion d’« ordonnancement »,
vers ce que j’appelais dans ma typologie une « polyphonie d’agencements ».
D’entrée de jeu, j’appelais ces agencements des « familles », car si le modèle
sériel classique de la structure partait de propriétés acoustiques qu’on pou-
vait mesurer de manière univoque et de leur étagement quantifié, c’est-à-dire
d’échelles, ce qui présupposait aussi, pour la composition, des dispositifs clai-
rement programmés et des processus de travail clairement formalisés (ce qui
s’avérera important, plus tard, pour la composition par ordinateur), je ne ces-
sais quant à moi de découvrir, dans l’analyse des œuvres d’autres composi-
teurs et dans l’élaboration de mes propres principes structurels, que les para-
mètres mesurables ainsi que les échelonnements quantitatifs qui en dépen-
dent représentaient au mieux les variantes les plus élémentaires de ce qui
s’offrait ici, grâce à la mise en œuvre de structures de plus grande ampleur,
comme unités de sens musicales et comme qualités d’expérience avec leurs
constellations sonores corollaires.
À l’inverse, la notion de famille – notion en elle-même bourgeoise – per-
mettait en effet de rassembler sous un même toit des éléments sonores et des
objets apparemment irréconciliables pour en faire une unité de sens musi-
cale, c’est-à-dire une catégorie d’expérience qui ne pouvait se définir qu’ainsi:
elle permet de projeter l’incommensurable sur un plan temporel commun.
Car en effet, qu’est-ce qui permet de trouver d’emblée, dans une même
famille, une commune mesure pour le père, la mère, le fils, la fille, les domes-
tiques, le chien et le chat, sinon le fait qu’ils habitent ensemble sous le même
toit et qu’ils forment une hiérarchie plus ou moins intégrée ? Il y a là peu
d’éléments qu’il soit possible de mettre en série de manière qualifiée, mais
cela donne alors d’autant plus d’importance à ce qui se joue entre eux : leur
destin commun, qui exerce indirectement son influence sur les destins sin-
guliers de chacun des membres, destins totalement différents les uns des
autres, et guère comparables entre eux.
En musique, il peut arriver qu’une telle hiérarchie, posée d’emblée comme
unité de sens, soit le cas échéant confrontée à d’autres unités de sens, mais
aussi qu’elle soit malmenée et même mise en pièces jusqu’à sa dissolution –
qu’on pense à ce qu’on appelle, dans la musique classique, la liquidation d’un
thème dans un développement de forme-sonate.
Mais il se peut aussi que le compositeur, pour des raisons qu’il ignore lui-
même, relie entre elles des choses apparemment impossibles à réunir, parce
qu’il a le pressentiment d’une unité de sens très précise, qu’il la cherche et
ne la découvre qu’au cours de son travail, en obéissant aux réflexes de son
intuition.
Quoi qu’il en soit, la liaison entre deux objets sonores sans lien immédiat
ne peut se situer seulement sur le plan d’une expérience qui relève de mesures
même temps, qu’elle convoque et brise du même coup, avec lesquelles elle
entre en friction et que le compositeur peut aussi évoquer en les passant sous
silence, pour les exorciser d’une manière ou d’une autre : tel est précisément
le sens de ce que j’entends par « structuralisme dialectique ».
Je désigne donc par là une pensée dont la visée n’est pas seulement de
créer, de décréter ou de nous rendre conscients de certaines structures musi-
cales ; c’est bien plutôt une pensée dans laquelle de telles structures se pro-
duisent, se précisent et deviennent conscientes d’elles-mêmes, comme le
résultat d’une confrontation directe et indirecte avec les structures qui sont
déjà présentes et au travail dans le matériau – structures issues de tous les
registres et de toutes les réalités de l’expérience et de la vie, et en particulier
extra-musiales. Ce qui donne leur force aux structures musicales, c’est seu-
lement et exclusivement leur résistance consciente et inconsciente, la manière
dont elles entrent en friction avec les structures dominantes de l’existence et
de la conscience. Penser une complexité qui ignore cet aspect n’a aucun sens.
Briser les structures dominantes en tant qu’elles sont d’emblée à l’œuvre
dans le matériau veut dire : prélever dans ces structures les éléments sonores
concrets, les détacher, les briser, les arracher à leurs connexions jusque-là
dominantes, dont le fonctionnement va apparemment de soi, afin d’assigner
du même coup ces éléments à d’autres catégories, de facture nouvelle, que
le compositeur doit mettre en place. Ce qui signifie en retour: faire une expé-
rience neuve de ce qui est familier, au sein de connexions nouvelles, donc
mobiliser la perception, l’activer de manière nouvelle, et lui permettre de
faire l’expérience de soi. Aussi bien, au centre de ce processus de rupture
dialectique se place, comme son résultat immédiat, la perception libérée. Or
la perception libérée ne se réfère pas seulement à la mise en évidence de
l’élément acoustique – même si cela aussi est vrai ; la perception, lorsque l’art
la sollicite, opère quant à elle plutôt de manière dialectique : la qualité du fait
sonore, ou la signification dont on peut faire l’expérience vivante, se trans-
forme et se précise à nouveau dans un champ de relations structurelles
recréées.
Cependant il n’y a pas de perception libre, affranchie de tout présupposé.
Dans le passage de l’écoute habituelle vers la perception nouvelle, détermi-
née de manière structurelle, jaillit l’éclair de cet élément fondamentalement
inconcevable qu’est une perception « libérée », et qui nous rappelle du même
coup ce qu’était notre «non-liberté», déterminée de l’extérieur et à notre insu:
nous sommes ainsi rappelés à notre destination, qui est de surmonter cette
non-liberté et, partant, à la capacité qui est la nôtre, celle de penser.
La perception libérée, la mise en lumière dialectique des moyens musi-
caux à travers la rupture et une nouvelle définition structurelle du fait sonore:
ces trois règles forment un cercle. Quel que soit le point où elle démarre à
l’intérieur de ce cercle, la composition doit toujours penser l’ensemble.
Dans la première scène de l’acte I de Wozzeck («Da ist wieder Geld, Marie»),
l’accord parfait de do majeur, dans le contexte de la musique de Berg, est une
figure atonale qui porte cependant en elle son origine tonale, ici déclassée,
brisée, et finalement refusée. Nous n’entendons pas seulement ce qu’est cette
sonorité ici et maintenant – c’est-à-dire la qualité des intervalles dans un cadre
donné – mais aussi ce qu’elle était et qu’elle n’est plus désormais. Au vu de
ce caractère tonal, ici brisé, perdu mais bien rappelé, cette sonorité ne peut
plus être intégrée de manière purement mécanique dans l’écriture atonale.
Dans les Canti di vita e d’amore de Luigi Nono, les cloches-tubes forment
ce que nous appelons bien improprement des «clusters»: on dirait des barres
de métal presque cassées, qui tintinnabulent, évoquant une fois encore la solen-
nité d’un cérémonial révoqué, tout en le rendant étrange. Alors qu’elles devaient
produire autrefois un effet magique, voilà qu’à présent on peut en faire une
expérience neuve dans l’orchestre: ce sont les particules d’une structure, dans
un paysage de bruits, fait de cymbales, de tam-tam et d’agrégats d’intervalles
de douze sons; elles collaborent ainsi à une structure globale qui reprend l’em-
phase réifiée pour la briser et la transmettre de manière absolument nouvelle,
dans des conditions structurelles et esthétiques qui ont été transformées.
Lorsque l’art ne s’engage pas de cette façon dans l’incommensurable,
lorsqu’il esquive le jeu avec l’inquantifiable, il est mort. Mais quand il s’y
risque, il devient impossible de programmer voire de formaliser les procé-
dés compositionnels, de même que les caractéristiques techniques qu’il s’agit
de manipuler dans pareille situation ne peuvent être quantifiées : impossible,
pour le dire autrement, de les hiérarchiser la main sur le curseur.
C’est seulement lorsqu’elle est comprise comme une structure dont il faut
faire l’expérience dialectique que la musique peut redevenir cette provoca-
tion de l’esprit sans laquelle elle sera absorbée par la jungle générale de la
culture, de la civilisation et des médias, qui caractérise notre époque.
L’élément de rupture dialectique avec ce qui est familier, grâce à la
conscience que nous aurons de sa structure ainsi mise en lumière, produit
en soi une situation qui n’est pas seulement d’insécurité : c’est une « non-
musique» consciemment mise en œuvre. C’est là du même coup pour l’écoute
un élément existentiel, et ce n’est qu’en s’engageant dans cette expérience
de la «non-musique» qu’écouter devient percevoir: c’est là qu’on commence
à «dresser l’oreille». C’est là que l’on commence à écouter autrement, et qu’on
est rappelé enfin au fait que l’écoute, c’est-à-dire l’attitude esthétique, peut être
transformée: on est donc rappelé à sa structure propre, à la capacité que nous
avons de transformer cette structure propre, mais aussi à ces invariants en
l’homme qui permettent de penser tout cela : la force de ce qu’on appelle
l’esprit. Dans la mesure où l’on touche là à des tabous esthétiques et sociaux,
qu’on les malmène, qu’on les brise, l’expérience musicale devient l’expérience
d’un conflit, à l’épreuve de laquelle les esprits se séparent ou se rassemblent.
que l’esprit se voit confronté, il la perçoit et prend ainsi une conscience plus
nette de soi.
Créer des situations où la perception sera nouvellement individualisée,
transformée et donc libérée, ne peut pas signifier que l’on se fie aux anciennes
catégories de l’écoute, ou qu’on spécule sur elles, ni qu’on dérive dans je ne
sais quels mondes d’écoute ou de matériaux extraterritoriaux ; cela ne sau-
rait signifier qu’on s’installe dans le monde vierge des sons inconnus, mais
au contraire que chacun recommence à chaque fois de jouer les Robinson
Crusoé sur l’île culturellement dévastée qui est la sienne, en se risquant à
l’aventure élémentaire du Moi bourgeois qui, au milieu de ses propres ruines,
découvre son ancienne sujétion.
Ce faisant, la perception se perçoit elle-même, et elle pressent, au-delà
de ce qu’elle reconnaît, la force dont elle dispose pour pénétrer à la fois dans
la réalité et dans sa propre structure – ce qui la rappelle du même coup à la
capacité qui est la sienne de surmonter, grâce à la connaissance, sa non-liberté
et de pratiquer dans cette mesure la liberté même. C’est ainsi que l’expé-
rience de soi, provoquée par le médium de la création, par la rupture et la
percée de la création, devient expérience de l’esprit, c’est-à-dire expérience
de l’art, et vice-versa.
L’« emphase » qui est mise en jeu dans ce processus fait alors son retour,
non seulement purifiée, mais encore chargée d’une signification nouvelle :
elle est ainsi « sauvée ».
La musique « n’a de sens, en effet, que dans la mesure où ses structures
la dépassent et font signe vers des structures – donc vers des réalités et des
possibilités – qui sont autour de nous et en nous-mêmes4 ».
À Carla Henius
1. George Steiner, Les Antigones, traduit de l’anglais par Philippe Blanchard, Paris, Gallimard
(Folio), 1986, p. 3. Les citations faites par Steiner en allemand sont des passages des
Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus de Schelling. (N.D.T.)
Mais au-delà encore – plus rarement, il est vrai – il existe des phénomènes
qui intègrent de telles formes d’étonnement tout en les dépassant, et pour
lesquels la notion de fascination, qui implique aussi, finalement, une contem-
plation protégée par une distance sécurisante, ne suffit guère ; elle échoue
face à des phénomènes qui nous inquiètent d’un point de vue existentiel, qui
se proposent même, en nous «menaçant», de ne pas seulement nous atteindre,
mais de nous transformer. Par un défi inouï lancé à notre capacité de sentir,
nous nous savons transportés alors vers des zones d’expérience où le moi,
au-delà de toute catégorie normée par la civilisation, sans protection ni abri,
se perçoit lui-même de façon nouvelle, tout en se voyant invité à persévé-
rer dans une telle vulnérabilité. Il est désormais éveillé à des dimensions exis-
tentielles dont notre subconscient a bien une intuition, mais face à la réalité
inquiétante desquelles l’homme se protège en se réfugiant dans une culture
bien tempérée, fût-ce en pratiquant l’invocation réifiante des succédanés
pseudo-magiques d’une telle expérience. Éveillé mais aussi transposé – et
c’est cela qui distingue cet étonnement choqué de l’étonnement artificiel
décrit auparavant – dans des zones où cet esprit créateur, celui qui nous en
a ouvert l’accès, se sait lui-même aussi dépourvu de protection et aussi vul-
nérable que nous.
Lorsque je suis venu voir Luigi Nono à Venise en 1958, j’étais un homme
frappé par sa musique et touché par sa personnalité, au sens que je viens le
décrire. Si je suis allé voir Nono, c’est parce que j’avais dans sa proximité le
sentiment d’une liberté, d’une qualité autre et nouvelle : supérieure à cette
ambiance de renouveau certes attirante, mais fondée sur des motivations plu-
tôt constructivistes, dans laquelle la jeune composition de l’époque tentait de
se débarrasser des raideurs académiques traditionnelles ; supérieure parce
qu’accomplie, chargée de façon quasiment idéaliste, face au concept de liberté
ouvert et plutôt pluraliste de l’Europe occidentale d’après-guerre. Dans la
rébellion obligée des jeunes contre la paralysie imposée par les anciens
modèles figés, j’avais suspecté une impossibilité a priori. Une révolte néces-
sairement figée si elle reste hypnotisée par les rapports dominants, contre
lesquels elle se défendra naïvement et de façon quasiment frontale, cherchera
des modèles qu’elle comprend mal, qui demeurent troubles – ce sera le mirage
d’une libération de liens analysés seulement à moitié.
Je sentais que vivre et travailler auprès de Nono signifiaient davantage
que de sauter par dessus la clôture pour s’ébattre sur de nouveaux terrains
de jeu. Cela signifiait le questionnement de soi et la conquête de nouveaux
repères dans un air plus pur. Chercher sa voie dans le dialogue avec Nono,
cela voulait dire, dans différents sens du terme, être exposé : exposé au
sein d’un espace inhabituel, vertigineux, où tout ce qui, comme un réper-
toire des vertus traditionnelles, aurait encore pu représenter un repère à quoi
se rattacher, garantissant du coup une relative sécurité à la composition et
Nono n’est pas allé plus loin à cette époque, mais plus en profondeur. Et
tandis que d’autres compositeurs croyaient pouvoir s’installer pour le restant
de leur création là où ils venaient d’atterrir ou de débarquer, chez Nono, le
structuraliste fixé sur le matériau n’a jamais cessé de pousser en avant le
visionnaire orienté vers l’expression. Il s’agit là d’un aspect central dans sa
musique. Ses procédés de structuration et de différenciation se définissent au
bout du compte par leur fonction : déplacer la musique dans un espace où
l’archétype expressif, maintenant figé par la convention – et que l’on peut
nommer précisément parce qu’il est domestiqué : la noble arabesque du
bel canto, la fanfare, le geste de la violence, de la protestation, l’appel et le
cri, mais aussi la ferveur ou la tristesse – sera radicalement renouvelé par une
réorganisation rationnelle ou intuitive de ses composantes structurelles, donc
purifié, retransformé en roche primitive d’un paysage expressif humain et
surhumain, et ainsi libéré. Paysage non seulement « fascinant », au sens de
curiosités paléontologiques pour le musée des âmes, comme chez beaucoup
de contemporains malins qui se donnaient une allure archaïque ou exotique,
mais stimulant en tant que rencontre de la perception avec des espaces et
des forces qui, au-delà des conventions et des règles de la civilisation, déter-
minent notre existence. Rencontre rendue consciente à travers la rupture
dialectique des signaux mêmes qui cherchent à l’évoquer, tels que la tradi-
tion nous les a légués. Précisons encore, pour ne pas s’exposer ici au soup-
çon de céder à une simple mystification née de l’enthousiasme : ce vocabu-
laire d’affects, aujourd’hui géré bourgeoisement, ces signaux d’espoir, de
menace, de protestation, ces sentiments humains face à la nature, à la société,
à l’être-là, à la mort (sentiments qui ailleurs, au regard de leur disponibilité
trop rapide sont méprisés comme des objets standardisés par les esprits
subtils, dans la vie quotidienne d’une culture faite de mauvaise poésie, ou
bien écartés au profit d’intentions orientées vers la structure, ou encore plus
ou moins recyclés par un éclectisme rusé sous les habits néosymphoniques),
ces sensations, chez Nono, sont rechargées d’une énergie archaïque, quasi-
ment « surhumaine », et elles retrouvent leur efficacité par le fait d’être à la
fois posées et décomposées de manière structurelle et contrôlée, mettant en
jeu alors leur anatomie propre, hautement différenciée.
(Il faudrait ici avancer des analyses. J’y ai déjà fait allusion ailleurs à pro-
pos des Canti di vita e d’amore : les cloches, moyen d’appel magique à une
réflexion collective sur un autre monde – meilleur… –, utilisé à d’innom-
brables reprises dans la musique symphonique depuis Mahler, jusqu’à en être
usé, apparaissent ici au début de la troisième partie sous forme de clusters
frappés, focalisés ou opposés les uns aux autres quasiment arpeggiando, après
une constellation d’agrégats sonores aux vents et aux cordes, filtrés et arti-
culées de l’intérieur de multiples manières, qui forment la première partie,
puis une seconde où la transition s’opère uniquement par la voix de soprano.
membre de la Resistenza que fut Nono, et de son évolution au fil des ans,
depuis les mises en musique de Lorca jusqu’au Diario polacco II, en 1982, où
il accuse Moscou. De même qu’il est impossible de porter un jugement rapide
sur l’aspect idéaliste et utopique d’une doctrine du salut, quelle qu’elle soit,
qu’elle se nomme communisme ou christianisme, dans une société hypocrite
centrée sur le pouvoir et le profit, sur la lâcheté cynique face aux menaces
et aux catastrophes sociales de cette terre, de même est-ce difficile de juger
autrement qu’avec respect le point de vue politique adopté par Nono – et
surtout si l’on fait partie de ceux qui, vivant à l’abri et dans la sécurité des
pays industrialisés et fédérés autour du Pacte atlantique, ont pour habitude
de se garder toutes les options ouvertes, même face au spectacle de la misère
et de l’iniquité qui sont le prix payé dans le monde entier pour cette sécurité
confortable. L’anticommunisme et l’infatuation idéologique nourries par la
contestation de la tutelle imposée par le régime stalinien – tutelle que Nono
avait lui aussi reconnue – constituaient eux-mêmes un mélange à la fois
trouble et transparent d’indignation authentique, de démarcation face au
mépris de l’être humain sous les auspices du socialisme, et de calcul rusé,
cynique, fondé sur les intérêts du pouvoir tel que pratiqué par des systèmes
tout aussi douteux et méprisants pour l’être humain dans le camp occiden-
tal ; mais celui-ci a toujours su se garantir une prospérité qui facilite la tolé-
rance, avec tous les espaces de liberté plus ou moins responsables dont on
fait usage, utilisant des mécanismes et des manœuvres de refoulement mili-
tants, l’exploitation irréfléchie des ressources du Tiers Monde, la destruction
de la planète, et tolérant la terreur partout où elle semble utile à sa propre
stabilité.
Du point de vue de ceux qui se voulaient pragmatiques et lucides, le credo
de Nono était celui d’un naïf, imbriqué en même temps de manière suspecte
dans un « nous » qui communiquait au niveau international, incarné par des
camarades de parti ou des personnes ayant comme lui une activité artistique
et politique, partageant ses opinions dans le monde entier. Mais il s’inscri-
vait simultanément dans l’histoire des mouvements révolutionnaires, qu’il
avait étudiée et à laquelle il se savait lié. La volonté qu’avait Nono d’exer-
cer un effet politique – parallèlement ou en travers de la doctrine de son parti
– est un élément indispensable de sa folie « prométhéenne », de sa volonté
« d’apporter le feu » à l’humanité, au risque d’être lui-même châtié par ces
puissances « sur lesquelles même les dieux immortels n’ont pas de pouvoir »,
mais face auxquelles la dialectique du « pécheur » et de « celui qui échoue »
aura tout de même raison au bout du compte. Luigi Nono n’a cessé de se
solidariser avec l’agitation sur cette terre, il l’a faite sienne. C’est en puisant
dans cette agitation que son activité artistique et sa nature humaine se sont
constamment renouvelées. Renouvellement dans un monde figé, encombré
de raideurs, celui des gelidi mostri, des monstres froids, élément indispensable
sorte d’immunité naturelle, en dépit de tous les conflits qui ne cesseront jamais
de surgir avec son entourage. Ma relation, qui s’était installée sur un mode
réservé et plutôt attentiste avec cet homme qui d’ordinaire se liait d’amitié
très rapidement et avec un grand enthousiasme, s’était progressivement appro-
fondie et avait avancé prudemment, à tâtons, quittant le statut de dévoue-
ment à une doctrine artistique pour devenir une amitié, en passant par une
communauté d’opinion qui se précisa à travers la critique, se vit globalement
consolidée par les différentes formes de contact que nous eûmes au fil des
années – les discussions au cours de mes études, l’observation réciproque
dans le rapport avec ce que l’on pourrait appeler le « quotidien de la com-
position », la défense l’un de l’autre en public, mais aussi certainement une
démarcation de plus en plus précise, et pour finir l’heureuse maîtrise de cet
éloignement. Comme pour beaucoup de ceux qui lui étaient proches et qui
ne voulaient pas se laisser priver par lui du plaisir de se « creuser la tête »,
résiliant donc provisoirement la communauté, je devais moi aussi passer par
là, si je ne voulais pas me laisser simplement emporter par le tempérament
de sa réaction au monde et me laisser paralyser dans ma propre quête. Pour
rester fidèle à Nono, plus d’un fut contraint de lui être infidèle – de la même
manière que lui-même, dans son infidélité à son égard et au nôtre, resta au
bout du compte fidèle à soi et à nous.
Et pourtant, celui qui s’adressait à Nono en ami voyait, au-delà de toutes
les irritations, sa propre vie non seulement enrichie par le contact avec la
sienne, mais dans le même temps rechargée par des prétentions plus élevées
envers soi-même, intensifié par son regard, par l’enthousiasme pour ce qu’il
y avait de meilleur en nous, la part précieuse de sa propre nature idéale qu’il
savait y reconnaître.
Au reste, que celui qui pense être capable de saisir toute la complexité
humaine – et ce par les moyens du langage – continue à évoquer celle de
Luigi Nono, son caractère contradictoire, sa vulnérabilité et sa capacité de
blesser, sa chaleur humaine et sa cruauté, sa profonde exubérance et son pen-
chant pour la dépression, sa faculté de s’enflammer dans le positif comme
dans le négatif. À ses ennemis, Nono fournissait suffisamment d’angles d’atta-
que. Rares sont ceux qui ont erré autant, et avec leurs contradictions toujours
à vif. Mais à travers toutes ses réactions, aussi surprenantes, voire irritantes
qu’elles fussent, on distinguait les frictions entre sa volonté et le monde,
une volonté constamment animée par une quête inlassable d’espaces où une
conscience éveillée – ce qui signifie une conscience à l’étroit dans la société
actuelle – pouvait respirer plus librement.
À mes yeux et à mes oreilles, le « structuraliste » Nono avait dès le début
dépassé, réfuté, précisé et épuré sur le plan de l’expression le « prophète »
Nono, celui qui insistait sur l’idéologie : au bout du compte, Nono n’était jus-
tement pas un proclamateur – plutôt un messager et un visionnaire.
3. Voir « Présence historique dans la musique d’aujourd’hui », texte rédigé par Helmut
Lachenmann, dans Luigi Nono : Écrits, édités et établis par Laurent Feneyrou, Genève,
Contrechamps, 2007.
4. Quand Nono avait repris pour une courte période une classe de composition à la
Hochschule der Künste de Berlin, en 1998, les étudiants s’étaient plaints de ses « digres-
sions » permanentes sur des sujets politiques. (Note de H. Lachenmann)
tension de celui qui est exposé à sa propre étrangeté. Les œuvres de Nono
sont plus importantes à mes yeux puisque à la différence de Cage – et cela
distingue celui qui cherche de celui qui est sauvé – il n’a oublié à aucun
moment l’historicité du matériau, qu’il a conservée en procédant de manière
si radicale).
Luigi Nono ne nous laisse donc pas d’édifice réussi selon les règles de
l’art et reposant sur un socle solide. Sa musique nous mène dans les zones
telluriques de l’expérience humaine, où aucun édifice ne peut se maintenir
durablement parce que ses fondements sont déplacés et secoués en perma-
nence, si bien que seules des ruines monstrueuses peuvent nous renseigner
à la rigueur sur des forces qui auront de toute manière le dernier mot dans
toutes les entreprises et constructions de l’esprit humain sur cette terre.
No hay caminos, hay que caminar… — « Il n’y a pas de chemins, il n’y a
qu’à marcher » : le 8 mai 1990, Luigi Nono est parti. Son départ vers la mort
n’est pas la première frontière qu’il ait franchie et il a vécu avec cette expé-
rience comme destination dernière de ce qui existe sur cette terre depuis qu’il
s’était laissé émouvoir par l’agonie d’autres que lui, eux avaient combattu
d’une autre manière pour une vie meilleure. tre prêt pour la mort fut pour
lui le dernier effort de son envie de vivre et de créer. C’est de l’un et de l’autre,
de l’acceptation de la vie et de la mort, et du désir même de franchir les fron-
tières, que sa musique, comme tout grand art, a tiré sa force décisive.
Je n’ai jamais pu totalement séparer mon deuil de Luigi Nono d’un sen-
timent de bonheur réalisé plus clairement, et de la simple gratitude qu’il ait
existé, et existé près de nous. Et en dépit du sentiment d’avoir été laissé seul,
que je partage avec tant de ceux qui l’ont aimé, je sens, lorsque je pense à
lui, comme un triomphe unique de l’art et l’espoir que sa force inquiète
persistera à une époque qui manque apparemment de chemins et d’issues.
Vous avez étudié de 1955 à 1958 avec Johann Nepomuk David, à Stuttgart,
puis avec Luigi Nono et Karlheinz Stockhausen. Que retenez-vous de ces différents
apprentissages ?
Chez Johann Nepomuk David, j’ai étudié le contrepoint traditionnel selon
Palestrina et Josquin des Prés, ce qui a en quelque sorte aiguisé mon sens
du rapport entre les énergies rationnelles et les énergies expressives dans la
musique occidentale en général. De plus, j’ai beaucoup analysé la musique
des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, d’une façon très minutieuse. Mais en même
temps, c’est lui qui m’a donné accès à la musique de la seconde École de
Vienne. J’ai copié non seulement de la musique du Moyen Âge – Ockeghem,
Obrecht –, mais aussi des partitions de Schoenberg, de Berg, de Webern. Et
j’ai gardé jusqu’à aujourd’hui cette habitude, non seulement d’analyser, mais
aussi de copier à la main des partitions d’autres compositeurs.
David ne m’intéressait pas beaucoup comme compositeur. Il me semblait
être un de ces représentants d’une véritable idéologie polyphonique, il croyait
en la vertu du contrepoint. Toujours est-il qu’en 1957 – lorsque j’ai fait la
connaissance de Nono, de Stockhausen et de Maderna à Darmstadt (je connais-
sais déjà un peu la musique de Boulez par Donaueschingen) –, il a parfaite-
ment compris et accepté que ma rencontre avec la musique sérielle m’ouvrait
une perspective déterminante. J’ai trouvé chez David une figure typiquement
autrichienne, religieuse, avec des traces légères et inconscientes d’antisémi-
tisme – un attachement à la tradition comparable, mais non identique à celui
1. Voir György Ligeti : « Entscheidung und Automatik in der Structure la », Die Reihe, vol. 4,
Vienne, 1958. Repris dans György Ligeti : Gesammelte Schriften, Bd.1, Paul Sacher Stiftung
Basel/Schott Mainz, 2007, p. 413. Traduction française par Catherine Fourcassié, « Décision
et automatisme dans la Structure Ia », dans György Ligeti : Neuf essais sur la musique, Genève,
Contrechamps, 2001, p. 89.
2. Voir Luigi Nono : « Geschichte und Gegenwart in der Musik von heute », dans Texte :
Studien zu seina Musik, Jürg Stenzl (éd.), Zürich/Freiburg, Atlantis, 1975, p. 34-40. Traduction
française, « Présence historique dans la musique d’aujourd’hui », dans Luigi Nono : Écrits,
Laurent Feneyrou (éd.), Genève, Contrechamps, 2007, p. 71.
Diriez-vous que la pensée sérielle a laissé une trace dans votre écriture ?
Il est probable que toutes mes décisions et mon contrôle du texte musi-
cal ont à faire avec la pensée sérielle. La pensée sérielle comme moyen de
gradation et de désubjectivation, comme moyen pour installer de nouveaux
continuums, comme moyen de dé-libération des éléments musicaux char-
gés de convention, comme moyen technique pour mobiliser – activer –
d’autres catégories, des catégories qui sont toujours et encore à inventer dans
la composition elle-même. S’il est vrai que créer une structure qui « fonc-
tionne » signifie détruire les structures préexistantes, alors, dans ce processus
de structuration, on ne peut pas renoncer aux méthodes sérielles. J’ai ana-
lysé plusieurs œuvres classiques avec des méthodes sérielles que j’ai appli-
quées à des catégories sonores plus ou moins cachées entre les vieilles caté-
gories tonales, mais qui, en réalité, constituent la physionomie, la forme et
l’expression de l’œuvre. Chaque pièce s’individualise à travers un contexte
spécifique évoqué par des catégories qui lui appartiennent en propre, dont
les éléments sonores font toujours partie d’une échelle tout à fait unique (et
dont la tonalité n’est seulement qu’une partie relative).
Le sérialisme orthodoxe a travaillé avec des paramètres que l’on pouvait
certes traiter, mais qui restaient plus ou moins stériles – les durées, les hau-
teurs, les dynamiques, et, d’une manière assez limitée, le timbre. Pour moi,
composer de la musique, cela signifie : trouver, développer, « mobiliser » des
qualités plus complexes qui ne sont pas seulement à nuancer, à soumettre à
une gradation. Chaque échelle doit comprendre un aspect sonore qui se trans-
forme, qui dépasse le contrôle en termes de quantité – un contrôle primitif,
comme celui d’un simple curseur le long d’une série de nombres –, qui passe
au contraire par différentes qualités sonores, ou plus que sonores. Au lieu de
parler de paramètres, je préfère parler de catégories ou d’aspects. Car le pro-
blème créatif n’est pas de découvrir un nouveau son ou une nouvelle dis-
position des sons, mais d’activer, de faire fonctionner un nouvel aspect du
son, comme élément d’une innovation syntactique. On a souvent l’expé-
rience d’une situation plus ou moins neuve au sens acoustique, mais tout à
fait conventionnelle en tant que situation expressive. Autrement dit: je regarde
chaque élément sonore comme un point appartenant à une infinité de lignes
qui conduisent vers une infinité de directions. Composer signifie choisir et
montrer son système de lignes nouvelles, en traitant ce point comme un degré
d’une échelle transcendante qui transforme et individualise son évidence
acoustique.
Je parle quelquefois d’une nouvelle virginité du son : le son comme expé-
rience conventionnelle, comme élément connu, est toujours déjà touché,
chargé de conventions, et finalement impur. Le travail du compositeur est
de créer un contexte qui puisse le rendre de nouveau intact, intact sous un
nouvel aspect. Et cela signifie ne jamais simplement faire, mais plutôt éviter et
toujours résister. Pour moi, la musique qui cherche à fuir ce conflit créatif sera
tôt ou tard rattrappée par la banalité de l’idylle, qu’elle soit exotique ou expres-
sionniste.
Heinz-Klaus Metzger décrit une situation de ce type, dans Gran Torso, comme
un «apogée négatif» de tout le quatuor: lorsque l’activité semble se figer dans une répé-
tition au seuil du silence 3. Il me semble au contraire que vous en parlez en termes très
positifs.
Votre œuvre intitulée Zwei Gefühle, pour récitants et ensemble, a-t-elle un lien
avec ce projet d’opéra ?
À l’origine, Zwei Gefühle devait faire partie de l’opéra4. Le texte est de
Leonardo da Vinci, et pourrait introduire un élément « méridional » dans
l’histoire scandinave et sentimentale du conte d’Andersen. Il parle du soufre
des volcans – la matière avec laquelle on fabrique les allumettes –, des forces
de la nature, de toutes ces éruptions du vent, de la mer, qui correspondent
à l’inquiétude de la recherche. L’homme, conscient de son ignorance, se
retrouvant devant une caverne, avec sa peur de l’obscurité et son désir de
savoir ce qui s’y cache.
Vous avez décrit certaines de vos ceuvres comme une « musique concrète instru-
mentale ». Qu’entendez-vous par là ?
L’expression se réfère à la « musique concrète » de Pierre Schaeffer. Mais
au lieu de prendre les bruits de la vie quotidienne comme éléments musi-
caux, il s’agit pour moi de comprendre le son instrumental comme message,
comme signe de sa production.
Cet aspect énergétique n’est pas nouveau, mais dans la musique classique,
il avait une fonction plus ou moins articulatoire (la harpe chez Mahler comme
timbale déformée, les cuivres chez Bruckner comme un poumon surhumain,
le pizzicato aigu des violons dans l’ouverture du Roi Lear de Berlioz, que Richard
Strauss comparait à une artère qui aurait éclaté dans la tête du souverain).
Dans la musique sérielle, cet aspect jouait un rôle secondaire, puisqu’il n’était
pas du tout paramétrisable par quantification, et dans la musique électro-
nique, comme tout passe par la membrane du haut-parleur, il était tout à
fait perdu. Avec temA et Notturno, et jusqu’à Accanto, je l’ai placé au centre
de ma conception musicale, et c’est à partir de là que se précisaient la hié-
rarchie et les polyvalences des éléments sonores de mes œuvres. Le son n’était
alors plus compris comme un élément à varier sous l’aspect de l’intervalle,
de l’harmonie, du rythme, du timbre, etc., mais avant tout comme le résul-
tat de l’application d’une force mécanique sous des conditions physiques qui
sont contrôlables et variables par la composition : le son du violon compris
5. Voir Marcel Duchamp : « Entretien Marcel Duchamp – James Johnson Sweeney », dans
Duchamp du signe, Écrits, réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975,
p. 183 : « (…) la couleur (…) n’est qu’un des moyens d’expression et non le but de la pein-
ture. En d’autres termes, la peinture ne doit pas être exclusivement visuelle ou rétinienne ».
et réglé comme résultat d’une friction caractéristique entre deux objets carac-
téristiques, comme une version particulière parmi d’autres modes de friction
et d’autres objets qui, jusqu’alors, n’appartenaient pas à la pratique philhar-
monique. Ce qui conduit à l’expérience du bruit et du son dénaturé comme
partie intégrante d’un continuum caractéristique.
Mes œuvres qui participent de cet aspect ont provoqué de véritables scan-
dales, y compris sur la scène de la soi-disant avant-garde qui, à l’époque, sem-
blait pourtant être immunisée contre toute sorte de provocation : ce fut le cas
avec Air à Darmstadt en 1969, avec Kontrakadenz à Munich en 1971, partout
où l’on a joué temA et Pression, puis avec Klangschatten à Varsovie en 1978,
avec Tanzsuite à Donaueschingen en 1980. Ces scandales provoqués inno-
cemment m’ont conféré une auréole de saint Jean-Baptiste dans le désert des
bruits, spectre obligé dans le parc des sensations avant-gardistes.
On a essayé d’expliquer cette musique comme refus de la beauté : geste
moral et polémique – n’oublions pas que c’était l’époque des étudiants révol-
tés. Enfin, après toutes ces fanfares structuralistes ou surréalistes, j’étais parmi
les premiers à me souvenir de cet idéal de beauté dans l’art qui exige juste-
ment que l’idée de beauté se redéfinisse toujours, afin qu’elle reste vivante.
Dans ce sens, chaque innovation représente au fond une telle polémique
involontaire par sa confrontation avec la commodité générale.
L’idée d’une « musique concrète instrumentale » a signifié pour moi une
poussée décisive dans le développement de mon travail. Elle m’a aidé à me
débarrasser des carcasses. Au fond, je n’ai jamais abandonné cette idée jus-
qu’à aujourd’hui. Mais dans mes compositions depuis Harmonica, je l’ai modi-
fiée, sublimée, relativisée aussi, je l’ai adaptée et intégrée dans d’autres hié-
rarchies du matériau sonore. Dans un certain sens, comme l’oiseau quittant
son nid occupé par d’autres, j’ai fui ces déformations du jeu instrumental et
l’aspect bruitiste des sonorités qui en résultent. Dans le paysage que je m’étais
rendu accessible, des touristes se promènent aujourd’hui. Cela m’a conduit
en quelque sorte à me rapatrier, et je suis en train de découvrir ce que je
croyais connaître déjà. Je lis parfois des analyses comme celle de Mouvement,
une pièce que j’ai écrite plus tard, dans laquelle l’auteur s’étonne de l’orga-
nisation des hauteurs qui lui semble contradictoire avec l’idée d’une «musique
concrète instrumentale ». Voilà que le tiroir ne fonctionne plus bien. Ce sont
les petits accidents inévitables si l’on oublie que la créativité – bien qu’elle
n’oublie rien – jamais ne s’arrête.
Exemple 1
Pris en soi, le bruit de friction sans hauteur audible, qui est normalement
un phénomène marginal de ce mode de jeu, forme alors, avec d’autres modes
de jeu analogues – sur la volute, la cheville, le sillet, sur le cordier, mais aussi
dans les positions extrêmes et presque « arctiques » ou encore sur la sourdine
de bois vers la fin de la pièce – tout un répertoire caractéristique de «variantes
de bruissement », que l’on pourra utiliser comme telles.
Le fait que le son se « noie » passagèrement dans le bruit silencieux de la
friction sur le chevalet permet une modification « cachée » de la position :
quand l’archet revient, le son flautato émerge, avec une autre hauteur, du
bruit sur le chevalet dans lequel il avait sombré auparavant.
Ces disparitions et ces retours modifiés sont soulignés dans Reigen par des
figures que l’on pourrait qualifier de façon un peu risquée de «variantes de trilles».
Exemple 2
Mesures 26-28.
Exemple 3
Partition page 18 (transposée : violon 1 et violoncelle sonnent
un demi-ton plus bas, violon 2 un ton plus bas).
Un « super-instrument »
La texture en tutti qu’on vient de décrire est alors l’objet, par une syn-
chronisation de la dynamique et un déplacement parallèle des archets vers le
chevalet puis à nouveau vers le milieu des cordes, d’une disparition dans une
quasi-absence de son, puis sa résurgence nouvelle, exactement comme dans
le cas des sons flautato simples auparavant: ce qui se passait pour chaque son
instrumental isolé est transposé sur l’ensemble de l’appareil instrumental.
De manière répétée, et toujours croissante, nous serons confrontés au
cours du déroulement général à un seul appareil sonore à seize cordes, trai-
tées presque en homophonie.
En voici d’autres formes :
– l’unisson et le bruissement en unisson, c’est-à-dire la démultiplication
synchrone du son ou du bruit (ce qui, lors d’une « suppression » successive
d’instruments isolés, met en lumière de façon particulière le son qui sub-
siste par soustraction et le fait changer de valeur).
– une «paraphrase» par division du travail pour ainsi dire des modes de jeu
«simples»: par exemple une sorte de flautato «composé» par synchronisation
de sonorités d’harmoniques sans impuretés, voire rendus incandescents par
l’unisson de l’une des moitiés du quatuor, avec un bruit de friction rendu de son
côté plus intense par la doublure que réalisent les deux autres instrumentistes
met soudain pour ainsi dire « la main devant la bouche », avec un geste érup-
tif et sans frein du poussé de l’archet. Il se produit alors un effet de « coui-
nement » : la courbe dynamique qui monte rapidement comme une « implo-
sion » pour être aussitôt coupée, renverse à peu près la courbe de l’impul-
sion « explosive ». Elle s’avère en somme comme un « pizzicato inversé ».
(En 1958, en recopiant pour moi des enregistrements sur bande magné-
tique dans la maison de mon professeur Luigi Nono, je tombai sur un docu-
ment d’Arnold Schoenberg, déjà âgé, et qui racontait des histoires à ses
enfants. Croyant qu’il s’agissait d’une bande enregistrable sur les deux côtés,
je copiai aussi l’autre face. Défilant à l’envers, la voix de Schoenberg, qui
racontait sur la bonne piste des histoires enjouées et enrouées, que j’écoutais
naïvement et avec dévotion, sonnait pour moi dans une langue « étrangère »,
suscitant aussi un « enthousiasme fanatique » grâce à ce même effet d’implo-
sion arrachée, dû aux plosives qui défilaient à l’envers…)
Le moment-clef, assez discret, où les deux modes de jeu opposés se ren-
contrent, se situe aux mesures 183-184. Il est vrai que le « poussé » en cres-
cendo n’y est déjà plus étouffé : il s’est libéré et devient un « laissez vibrer »,
formant ainsi avec le pizzicato de la corde à vide un intervalle de seconde
dont les résonances combinées s’éteignent.
Ce serait là en somme le centre musical, le pôle magnétique autour duquel
évolue le globe sonore, passant du versant des sons flûtés vers celui des piz-
zicatos situé aux antipodes.
g) mesure 241.
À partir de la mesure 280 les archets sont mis de côté. Le quatuor est
devenu une guitare imaginaire, avec différents niveaux de combinaison
des cordes : Salut für Caudwell envoie ses salutations… Des accords arra-
chés avec le plectre forment un geste global, à la manière d’un hoquetus. Sont
alors imbriqués rythmiquement huit types de pizzicatos différents, qui confè-
rent à cette « super-séquence » un relief structural :
Exemple 12
Harmoniques naturels
(2e et 3e harmonique naturel).
Cordes à vide.
L’harmonie et la scordatura
L’élément harmonique « règne » par principe là où la musique est fondée
sur les hauteurs. En revanche, partout où les hauteurs sont devenues les par-
ticules de traits caractéristiques établis en liaison avec d’autres catégories
sonores, il faut les définir de façon nouvelle en tenant compte de cette dépen-
dance. Une harmonie composée de manière «strictement» intervallique peut
aussi déranger, c’est-à-dire saboter une perception renouvelée (… qu’est-ce
qui est plus fort, ut majeur ou un pizzicato ?).
Exemple 15a
Ces systèmes sont de plus en plus imprégnés par des sonorités relevant
d’un « son naturel fabriqué », à savoir celui qui est propre aux « objets mani-
pulés » : le son des cordes à vide par exemple, avec leurs spectres harmo-
niques respectifs, celui des cordes derrière le chevalet, mais aussi tous les
sons et bruits qui « résultent » au sein d’un mode de jeu développé spéciale-
ment et que l’on peut en tant que tels mettre en rapport avec d’autres sono-
rités « naturelles » : le bruit (tonlos) de la friction, le son complexe produit par
la corde fortement écrasée devant ou derrière le chevalet, l’explosion aussi-
tôt étranglée de la corde, le bruit du col legno distillé grâce aux cordes étouf-
fées par la main gauche.
La résonance d’harmoniques d’octaves en pizzicato, fonction de l’accord
de la corde, fait partie de cet ensemble au même titre que la friction sans son
audible sur la volute. L’élément harmonique, ainsi évoqué comme en pas-
sant – sa « tonalité » – c’est celui d’une présence « naturelle » physique, sans
intervention du compositeur, donnée a priori par les conditions mécaniques
et physiques liées à la structure des instruments. Dans le cas de Reigen, cette
« nature » est manipulée d’emblée, et quasiment « préparée », par une scor-
datura présente dès le début, puis par ses différentes modifications. C’est
d’elles qu’on déduit le son propre d’un « super-instrument ».
Cette disposition chromatique permet à certains moments un jeu de qui-
proquo entre une harmonie « artificielle » et une harmonie « naturelle ». La
plupart des séquences harmoniques, surtout vers le milieu de l’œuvre, qui
apparaissent comme savamment organisées, ne font en réalité que rassem-
bler le répertoire disponible de leurs hauteurs propres, filtré selon certains
modes de jeu :
Exemple 16
Exemple 17
À partir de la mesure 297, en filtrant toujours autrement les sons pincés sur
la «super-guitare», la musique va droit dans le mur de sa scordatura d’origine.
Or, même les coups de poing sur les touches d’un clavier bien tempéré
ne produisent rien d’autre, comme l’on sait, que des clusters diatoniques ou
pentatoniques. Et quelle que soit la fureur avec laquelle on souffle dans son
harmonica, il n’en sortira rien d’autre que l’accord parfait pré-programmé.
C’est à ce moment de Reigen que le cadre intervallique fixé se renou-
velle encore une fois grâce à une scordatura sauvage opérée au beau milieu
de l’exécution. Chacun des musiciens dispose d’un temps différent pour désac-
corder davantage son instrument, sauvagement car selon un intervalle des-
cendant indéterminé, alors qu’il doit choisir pour chaque corde un tour de
vis différent, afin d’éviter à partir d’ici les rapports de quinte.
À la fin, la sonorité de tutti, déformée entretemps par la scordatura sau-
vage, va libérer – avant que sa répétition largement rythmisée ne se bloque
jusqu’à en devenir méconnaissable – un « chant » à seize voix : après chaque
pincement, une autre corde non étouffée va résonner: dernière forme d’appa-
rition de la catégorie « méta-mélodique » dont il a été question plus haut à
propos de la « séquence en hoquetus ».
Exemple 18
Épilogue
Sur ce clavier de seize cordes « désespérément désaccordées », transfi-
gurées par le jeu arco con sordino, clavier impossible à contrôler davantage,
l’« épilogue » va être joué. Parmi toutes les réminiscences qu’il célèbre, sous
des conditions qui ont changé à présent (et alors que le trémolo en ritardando
salue de loin Gran Torso), c’est surtout l’évocation du flautato, qu’il fallait jouer
au début tel un souffle léger, qui subit la modification la plus sensible. Comme
le mouvement obligé de l’archet qui s’effectuait au début entre le chevalet et
la touche est maintenant exécuté avec une forte pression d’archet, la modi-
fication du degré de clarté de la part bruitiste (auparavant plutôt discrète)
se présente directement à la lumière de la perception comme un glissando
de hauteurs qui vrombit doucement, glissando montant ou descendant selon
que la position d’étouffement étrangle ou non la partie grave et donc pré-
dominante des cordes.
La mesure 374, faite de tels glissandos descendants aux deux violons qui
se superposent en alternance, est répétée ad libitum, et théoriquement ad infi-
nitum. C’est un point qui est presque toujours atteint dans mes compostions,
parfois même à plusieurs reprises : un moment où la musique, comme un
point d’orgue sonore, s’immobilise, se perd ou se retrouve en un mouvement
Exemple 19
Mesdames et Messieurs,
L’art n’a aucunement le droit de tout faire, et l’ennui est une catégorie
par trop subjective : dans bien des cas, il n’est rien que la punition d’une
écoute par trop paresseuse.
J’oppose à cela: l’art ne doit rien qu’une seule chose: défier. Le défi, cepen-
dant, la provocation véritable, à une époque où les provocations font partie
d’une distraction inoffensive, admise, envahissant chaque salon grâce aux
rayons cathodiques, peut uniquement réussir à nouveau – c’est-à-dire toucher
et raviver l’esprit – quand une énergie innovatrice radicale et des exigences
artistiques strictes œuvrent ensemble : là où l’on prend toute la mesure de
notre tradition musicale et des tabous mêmes que représentent les limites qu’il
s’agit de franchir. Ici à Donaueschingen, ces critères comptent pour quelque
chose ; c’est eux qui déterminent l’enthousiasme et les refus, la fascination et
les saturations, les stimulations et l’indifférence face aux œuvres proposées et
les perspectives qu’elles nous ouvrent. L’autorité de la tradition qui s’est déve-
loppée ici pendant soixante-quinze ans nous rend Donaueschingen non seu-
lement précieux et cher à notre cœur, mais unique et irremplaçable.
Certes, sans Donaueschingen, l’Occident ne « sombrera » pas, comme
l’intendant de la radio l’a remarqué récemment avec une ironie moqueuse.
Notre civilisation a survécu à bien d’autres moments de barbarie culturelle
et continuera à végéter encore tant bien que mal.
L’arbre de la culture occidentale, pour parler comme Oswald Spengler,
continuera encore longtemps à étendre ses branches, même si elles sont ver-
moulues de l’intérieur. Cependant, et pour reprendre une remarque que
Clytus Gottwald rapportait à propos de son père, qui en tant que botaniste
devait en savoir quelque chose : un arbre qui ne donne plus de nouvelles
pousses est un arbre mort, si magnifique soit-il. Donaueschingen est quelque
chose comme une (peut-être la principale) pépinière pour un art conçu selon
des perspectives nouvelles, un art qui vise depuis longtemps d’ailleurs à dépas-
ser l’horizon étriqué de l’Occident.
J’aimerais – et cela au moins, je puis le faire au nom, mais aussi à l’adresse
de beaucoup de compositeurs, et pas seulement au vôtre – souhaiter à tous
ceux qui ont reconnu l’importance de Donaueschingen, qui aident et ont
aidé à conserver, à modeler, à maintenir en vie cette institution – et parmi
eux en particulier le magnifique Orchestre Symphonique du Südwestfunk,
mais tant d’autres noms seraient à citer ici – tout le bonheur et tout le suc-
cès ainsi qu’un riche avenir, comme à l’enfant lui-même que nous fêtons.
Il est un compositeur dont le nom n’apparaît jamais dans les discussions autour
d’une musique contemporaine digne de ce nom, celui de Richard Wagner. Les jeunes
compositeurs n’ont même pas pris la peine de le prendre comme cible de leurs polé-
miques. Darmstadt et Bayreuth n’avaient rien en commun – puisque aussi bien ce
n’est pas une révolution musicale, mais une révolution de la mise en scène qui se dérou-
lait alors à Bayreuth.
Cela vient peut-être du fait que nous ne connaissons de Wagner, selon
une opinion répandue, que de la musique fonctionnelle et liée à un contexte
(gebundene). Et je peux très bien imaginer que dans les années d’après-guerre,
au sein des laboratoires de l’avant-garde où l’on recherchait de nouvelles
conceptions de la syntaxe, on ne savait trop quoi faire de l’art sonore wag-
nérien, fruit d’une division du travail, avec toute cette magie produite
presque de façon industrielle, un objet qui révèle un haut degré de tech-
nicité mais repose sur un langage qui ne se questionne jamais lui-même.
Et cela d’autant plus que les figures sonores sont toujours saturées chez
Wagner d’une expressivité dont il fallait précisément dépasser l’idée qu’elle
allait de soi. Une conscience musicale qui s’orientait de façon nouvelle
devait glisser sur tout cela, sous peine de se perdre dans le trou noir de la
« profondeur du sublime » wagnériens.
Cependant, depuis que Ligeti s’est publiquement exprimé sur Mahler, et
Schnebel sur Schubert et Debussy, donc au moment d’un nouveau tour-
nant dans les années soixante, où l’on se permettait quand même – et par la
Même si nous prenons comme exemple ces « compositions de champs sonores », tel
le prélude de L’Or du Rhin ou « L’enchantement de la forêt » dans Siegfried, il ne
s’agit que de moments périphériques de la création de Wagner. Est-ce qu’on ne trou-
vait pas là de simples analogies avec des éléments qui existaient déjà dans la musique
contemporaine ? La musique de Wagner n’aurait alors été en rien comparable à ce qui
fonctionnait chez Webern comme un catalyseur ou, chez Mahler, comme un défi.
1. Karl May (1842-1912), romancier populaire, auteur de romans d’aventure situés dans le
Far West et en Orient.
suivant une dynamique qui lui est inhérente historiquement, s’y défait encore
davantage, par exemple dans des moments comme ce début de L’Or du Rhin.
Mais de ce point de vue-là aussi, il y a des avancées plus risquées chez Liszt
et Bruckner. Une écoute sensibilisée du point de vue structural n’est aucu-
nement une écoute « intellectuellement dérangée » : elle désigne une per-
ception devenue consciente et une individuation nouvelle de la corporéité
immédiate, pure et « épurée » de la matière sonore, en passant par une nou-
velle mise en ordre ou une nouvelle définition des catégories qui la déter-
minent. Dans la musique de Wagner, il n’y a pas de chemin qui conduirait
immédiatement vers ce point, même pas si l’on passe par son instrumenta-
tion, qui reste souveraine. Et relier les martèlements de Siegfried à la mini-
mal music est un peu dérisoire : cela éclaire au mieux leur aspect régressif.
J’ai rassemblé un jour pour mes étudiants une collection d’exemples
sonores montrant les « limites de la tonalité ». Il y avait là l’accord de quartes
dans la Symphonie de chambre de Schoenberg (y compris sa projection avant
la réexposition du premier thème, qui prend tellement d’importance et struc-
ture ainsi la forme), mais également le second thème de la Première Symphonie
de Mahler – une pure consonance de ré majeur, exemple stupéfiant de la dia-
lectique d’un art sans artifice. Il y avait le Poème de l’extase de Scriabine, qui
est dans une large mesure un « champ » à fonction de dominante, exagéré
jusqu’à en être méconnaissable, et qui, dans les dernières sonates pour piano,
se dissout dans une suspension non résolue. Et le prélude de L’Or du Rhin
trouvait effectivement sa place ici, à côté des dernières mesures de la Huitième
de Bruckner et du début de la Symphonie alpestre déjà mentionné, comme
aussi les longs unissons du prélude de Parsifal et le début de la Dixième de
Mahler, qui prend modèle sur la Symphonie en ut, la « Grande », de Schubert.
En ce qui concerne en revanche le prélude de Tristan, qui paraît si révo-
lutionnaire, on a pu démontrer uniquement comment les relations tonales
sont devenues à tel point polyvalentes qu’un accord – et pas seulement le
premier – peut se résoudre en principe sur un grand nombre d’autres et
emprunter des directions différentes – pourvu qu’il y en ait une ! Et chez
Wagner, tout s’enchaîne toujours en fin de compte selon une logique tonale.
Or, la polyvalence est une chose et la dialectique en est une autre. Des har-
monies « émancipées », sans parler de dissonances émancipées, ne signifient
pas en soi un dépassement du langage tonal : tant qu’on peut jouer encore
avec les mécanismes d’une langue, elle reste intacte. À aucun moment, le
langage musical de Wagner ne doute de lui-même – il fonctionne. Aucun
craquement dans les poutres. Chez Beethoven, Schubert, Schumann, les per-
turbations sont bien plus riches d’avenir.
Un seul compositeur pourtant, mais en tant que chef d’orchestre, non comme com-
positeur, s’est tout même confronté à Wagner : c’est Pierre Boulez, qui a remarqué
qu’il avait été obligé de découvrir Wagner et avait trouvé dans Parsifal une écriture
du temps. Il serait séduisant du coup de se demander s’il y a chez Boulez compositeur
une affinité avec Wagner – où si c’est simplement le chef en lui qui s’est emballé.
Boulez a dit une fois que Parsifal n’a tout de même pas été composé par
Guillaume II. Mais si le contraire était finalement vrai ? Quand je pense à
la « Scène des filles-fleurs », dirigée par Boulez, et non par Knappertsbusch
par exemple, elle sonne presque comme du Gabriel Fauré. Quand on enlève
la patine, tout le côté sublime et démoniaque part avec, et toute la magie.
Malgré tout mon respect pour la rationalité et la transparence des interpré-
tations bouléziennes de Wagner, elles ne nous sont pas d’un grand secours
pour trouver une perception transformée, voire une nouvelle conception de
la musique ou du matériau. Boulez s’est depuis toujours consacré à « débar-
rasser » les œuvres consacrées par l’histoire de leur « magie ». Et la musique
de Berg le fascine davantage que celle de Webern.
Je sais seulement qu’il a dirigé une fois Rienzi, mais j’ignore s’il eut l’occasion
de diriger Tristan, Parsifal, voire le Ring.
Je peux très bien imaginer que les compositeurs qui ont très tôt pris congé
de Darmstadt, qui se sont détachés et libérés de ses théorèmes, voire écartée
ses expériences, ont pu faire appel au « Wagner en nous », et qu’ils ont pu
l’invoquer ensuite sous l’ère du anything goes de ces dernières années, fût-ce
au moyen d’un rapport diagonal qui trahirait une nostalgie. Henze peut-être…
des idylles scéniques, mais qui pourtant exploitent radicalement toutes leurs
composantes sonores. Et cependant, je n’y trouve que peu d’éléments spé-
cifiques qui auraient pu aider à préparer, du point de vue du son ou de l’écri-
ture, cette percée vers le changement de paradigme qui a fondé la notion
d’avant-garde ; rien en tout cas qui n’aurait été formulé de manière plus
efficace et plus critique par Gustav Mahler. Mahler serait alors comme un
méta-compositeur dramatique, dont la musique, comme il le disait, doit nous
jeter dans la tourmente…
Mahler d’un côté – mais ne faudrait-il pas alors y ajouter Debussy, qui a déve-
loppé une modernité spécifique d’une toute autre façon, et qui ne connaît pas de « voca-
bulaire » ou des « contenus » au sens de Mahler ?
Encore une fois : la notion autonome de la structure, qui se connaît elle-
même ainsi que les contradictions qu’elle renferme, et qui représente ce que
la composition actuelle doit affronter, désigne à mes yeux le saut essentiel
de la musique au XXe siècle — un saut sinon vers l’avant, du moins «en dehors»
de quelque chose. La musique de Wagner en revanche garde toute somno-
lente l’écriture tonale, cette puissance domestiquée par la bourgeoisie, dis-
ponible pour tous les aveuglements. Chez un compositeur aussi lucide et
obsédé par le son que l’est Debussy s’ouvrent déjà d’autres univers, et peut-
être toute la suite, virtuellement – le saut se prépare. D’autres marginaux,
mineurs, l’ont accompli à leur tour, comme Satie, Ives, Joseph Matthias Hauer,
avant que Schoenberg n’accomplisse la rupture « héroïque », c’est-à-dire irré-
vocable. Ce que Wagner a été pour les wagnériens qui lui ont succédé en
Europe, Debussy le fut peut-être du côté de la France. Ainsi, les véritables ful-
gurances ou éclairs de chaleur n’apparaissent justement pas chez Wagner,
mais chez nous dans la musique de Mahler, et de l’autre côté de la frontière
chez Debussy. Il influença à son tour Stravinski, Varèse, Messiaen, en somme
les «parrains» de l’avant-garde ultérieure. Il est d’ailleurs passionnant de consi-
dérer sous ce rapport l’évolution d’Olivier Messiaen, qui eut une si grande
importance : en partant des Préludes pour piano, écrits dans un esprit debus-
syste, jusqu’à Technique de mon langage musical et tout un idiome qui mystifie les
standards techniques auxquels il obéit. Dans la Turangalîla-Symphonie,
l’influence de Debussy est neutralisée, c’est-à-dire totalement transformée.
Ce n’est pas par hasard qu’on remarque chez Messiaen, né peu après 1900, une
confrontation directe avec Wagner.
C’est faire l’expérience de la structure sur la face arrière, et de la trans-
cendance sur la face avant de la musique wagnérienne – et au moins, les deux
aspects sont dans un rapport de médiation réciproque. Avec une fugue ou
une cantate de Bach, ou dans une symphonie de Haydn, Mozart et Beethoven,
Je peux imaginer que si l’on voulait vraiment établir un lien entre Wagner et
Stockhausen, ce qu’on fait d’habitude de façon très superficielle…
… absolument, d’une façon repoussante, qui est injuste pour les deux…
…et qui ne passe justement pas par le compositeur Wagner, mais emprunte d’autres
voies, tout ce qui apparaît comme « wagnérien » dans la manière qu’a Stockhausen
de comprendre l’œuvre d’art, et aussi dans son contenu spécifique, ne serait pas « wag-
nérien » mais « messiaeniste », ou nourri d’autres sources encore.
J’ai pris l’habitude, par une certaine paresse peut-être, de parler de l’art
occidental comme d’un art tenu en échec, dialectisé ou «brisé» par la réflexion
(gebrochen). Et cela implique la présence d’un aspect magique. On ne saurait
briser la magie que là où elle est présente et où elle fonde l’expérience col-
lective. Le choral à l’unisson, comme moyen d’un recueillement collectif, de
l’union avec Dieu, a été ensuite harmoniquement oxydé dans l’écriture à
quatre voix qui le développe, puis détaché de son contexte rituel dans le cadre
du protestantisme : la communauté du cantor de Saint-Thomas ressentait les
harmonisations de choral de Bach comme un sacrilège et comme une des-
truction de la magie. Mais ceci vaudrait pour toutes les époques: essayez donc
de vous soûler avec la sublimité repue du thème du mouvement lent de
l’Appassionata – aussitôt les variations, avec leurs claudications comiques, leurs
figurations qui moulinent à la manière de Czerny, vous dégriseront! L’écoute
À travers une écriture qui se concentre très étroitement sur le matériau, les constel-
lations sonores et ses transformations ?
Chez Wagner, et justement à cause de la perfection technique et techno-
logique, il s’agit moins d’une magie brisée qu’utilisée avec esprit, et elle est en
cela également aliénée – sa transcendance, en tant que mise en scène, s’annule
elle-même. Parfois, on est en colère contre soi-même quand on «s’abandonne»
à cette musique. Car en fin de compte, c’est cette spéculation sur la magie qui
prédomine, comme arme idéologique à usage multiple. Même dans les jubi-
lations perce un ton archaïque, tragique, un pessimisme culturel articulé musi-
calement, sorte d’enseigne involontaire aussi bien pour «L’Hôtel “À l’abîme”»
(sobriquet que Georg Lukács donnait à l’École de Francfort) que pour les
réunions du parti nazi à Nuremberg (ou pour le Festival de Bayreuth, si l’on
veut…). Ce sont là des univers expressifs qui fonctionnent sans pitié. On en
a le frisson non seulement à cause de certaines réalités qu’ils réveillent en
nous-mêmes, mais aussi à cause de stratégies qui fonctionnent toujours aussi
parfaitement. C’est précisément à travers cette logistique souveraine – et non
l’harmonie ou l’écriture ou l’instrumentation – que la force irrationnelle de
l’idiome wagnérien est efficace. C’est de là que la musique s’ennoblit, qu’elle
tire son expressivité maniérée et sublime, sa structure mais aussi sa banalité.
Un tel enchantement a quelque chose de paralysant. Et cela commence dès
Lohengrin – l’art de séduire par hypnose, fascinant et irritant.
spécule sur l’aspect magique, sur ce qui sera irrésistible ; de ce point de vue,
cette musique n’est pas en avance sur celles qui sont toujours liées à un culte,
comme dans d’autres cultures, par exemple extra-européennes ; elle serait
plutôt à leur traîne. Car ses rituels sont simplement plus compliqués et lourds,
plus chamaniques, et avec cela sans aucun Dieu. Messiaen dit : la musique
doit enchanter. Wagner aurait peut-être dit : la musique doit nous subjuguer,
nous élever (Beethoven, plus chastement, disait : elle doit « viser le cœur »).
Même la rhétorique de Bruckner se nourrit de cela, mais de façon plus simple,
car chez lui, c’est toujours une cérémonie transcendante qui détermine la pen-
sée symphonique ; cet invariant de sa musique lui a d’ailleurs permis de for-
mer des massifs bien plus accidentés au sein d’un univers déjà ritualisé sym-
phoniquement. Ce sont précisément les cérémonies qui visent une expérience
irrationnelle qui doivent être mises en scène rationnellement, organisées avec
stratégie. Mais dès que ces stratégies deviennent conscientes d’elles-mêmes,
quand elles s’accomplissent et s’autonomisent – voir Schoenberg — alors la
pensée compositionnelle se rapproche du structuralisme, et même à un cer-
tain moment, du point de vue technique, de la pensée sérielle – qu’il s’agira
également, tout en la traversant, de dépasser tôt ou tard.
La « super-formule » de Stockhausen, comme élément qui fonde la cohé-
rence interne, entretient par là une parenté « antipodique » avec le leitmotiv.
Et à tous deux, au-delà de l’aspect pratique et formel, s’attache un caractère
de fétiche. Le Ring, en tant que « carnet d’adresses », répertoire largement
ouvert de tous ses éléments, soumis à la hiérarchie du tout, s’avère ainsi
comme la célébration d’une super-structure.
Cet aspect global n’exclut pourtant pas que le poids que vont revêtir les différents
paramètres s’est modifié avec Wagner, et parfois radicalement. Par exemple la valeur
en soi du timbre, ou de l’orchestration : celle-ci peut devenir la matière propre et cen-
trale, et le reste sera secondaire.
Attention – je vois bien ce que tu veux dire, mais on ne peut pas le for-
muler ainsi. Dans le prélude de Tristan, il faut d’abord dégager l’enchaîne-
ment si éminemment clair des harmonies ; c’est alors seulement qu’on
… si bien qu’il ne sera plus fonctionnalisé au sein d’une « œuvre d’art totale » qui
coifferait l’ensemble.
Bien entendu : je ne dis pas que c’est cela que Wagner voulait ; sa straté-
gie cache cet aspect-là. Mais l’intelligence instinctive de sa musique a quelque
2. Voir Reinhold Brinkmann, « Tannhäusers Lied », dans : Das Drama Richard Wagners als
musikalisches Kunstwerk, Carl Dahlhaus (éd.), Ratisbonne, 1970.
chose à voir avec des techniques de construction auxquelles nous nous réfé-
rons de nos jours, sous d’autres conditions et avec d’autres procédés.
Mais alors, un «espace sonore» comme celui de Bayreuth qui, en recouvrant l’orches-
tre, doit être plus diffus (sans que personne n’ait mesuré avec précision ce mythe…) et
qui met au centre tout ce qui n’est pas l’analyse du son, serait simplement caractéris-
tique d’un XIXe siècle conservateur ? Et on ne pourrait plus le relier à ce qu’on entend
par composition depuis les années cinquante au plus tard ?
Ce n’est pas ainsi que l’on pourra argumenter contre les postmodernes !
Ils diront : vous les néoschoenbergiens, vous faites tout un plat de vos bri-
colages structuralistes; mais la musique commence là où on oublie cet aspect.
Et alors, si vraiment on ne veut plus de la musique symphonique, mieux
vaut la minimal music ou bien tout ce qui ensorcelle l’âme, quitte à obnubiler
l’esprit. Les drogues aussi éclairent de quelque façon, nous montrent d’autres
réalités. Wagner comme une performance à Bayreuth, Bruckner comme
expérience de plein air dans Linz et ses environs, diffusé par cent haut-
parleurs, Aus den sieben Tagen de Stockhausen, le Deuxième Quatuor de Morton
Feldman comme cérémonies de la perception, le whatever de Cage, tous les
happenings de Fluxus, comme versions light du bon vieux Gesamtkunstwerk
– tout cela a doublé spectaculairement le modernisme grisâtre des avant-
gardes de la structure.
Les rituels minimalistes et le vieux rituel de Bayreuth auraient alors une ressem-
blance frappante ?
Vu de l’extérieur, très certainement, mais alors sans rendre justice à un
élément dialectique qui est présent d’un côté comme de l’autre — on en ferait
une excursion gastronomique, une « grande bouffe », une éternelle grotte
de Vénus, un Rhin dont les filles ne seraient jamais importunées ; cela aussi
représente une figure du désir de la mort, revécu par la bourgeoisie post-
wagnérienne. On cherche refuge dans l’utérus, un utérus quelconque
d’ailleurs, une sécurité provisoire, qui se trahit comme acte désespéré, vaine
comme un service trompeur, comme le sable où l’autruche enfouit sa tête.
À la fin des fins, il s’agira de démystifier tout cela, de chasser les démons –
ce ne sont que des refuges, des idylles. Or, l’élévation sentimentale de l’idylle
et le renouveau de l’écoute ne vont pas ensemble, quel que soit le côté spec-
taculaire dont on revête la première. Le ticket d’entrée pour l’opéra ou le
concert n’est rien que la taxe prélevée à l’entrée de stations thermales où se
prélasse un tourisme esthétique. Peu importe que l’on se fasse déposer dans
la jungle ou dans un grand parc – pourvu que l’on commence vraiment à
écouter attentivement l’environnement donné, à ressentir, à pressentir les
lois qui le régissent, à observer avec tous les sens. Cette réception-là, aussi
Nous ne pouvons donc pas en revenir à une musique sur laquelle pèse le soupçon
de fonctionner uniquement pour autre chose que ce qu’on entend. Est-ce que les œuvres
de Wagner en elles-mêmes, et pas seulement ces zones où nous pouvons déceler une
modernité – est-ce que les partitions de Tristan, des Maîtres Chanteurs, de Parsifal,
seraient-elles devenues de la musique ancienne ?
Elles font partie de notre culture musicale actuelle. Elles nous ont mar-
qués et elles sont – fût-ce à la manière des chouettes – des exemples éclairants
qui nous défient, même si à travers leur fascination (ou peut-être malgré elle)
ils peuvent nous repousser, ou encore parce que leur grandeur, comme un
noble embellissement de la déréliction bourgeoise, trop bourgeoise, nous
défie, pouvant devenir aussi une trappe. Wagner est mort, pas moins que
Schoenberg, et pourtant chacun de nous isolément doit le tuer à nouveau.
Cela vaudrait alors pour le Strauss d’ Elektra, mais un peu moins pour les moments
où il révèle un désir d’expérimenter avec la dramaturgie, comme dans Ariane à Naxos.
Ce sont là les tressautements intéressants, émouvants – et en cela tout à
fait actuels pour nous – de la bourgeoisie qui se survit au XXe siècle, voire
au XXIe. Elle se cramponne à « sa » beauté, à « son » art, à « sa » musique, à
«sa» maison d’opéra, tout à fait prête à rénover le grenier, et même à l’agran-
dir, mais non pas à y renoncer complètement.
1.
Voilà l’histoire. Pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, une petite fille tra-
verse une ville, sans doute Copenhague. Il fait un froid terrible, elle est pieds
nus. Elle a perdu en route les pantoufles de sa mère, qui est morte : l’une lui
a été volée, l’autre a glissé quand elle a voulu éviter deux voitures qui pas-
saient « à toute allure ». Elle est censée vendre des allumettes qu’on lui a
confiées, elle erre à travers les rues, elle fait l’expérience de sa marginalité et
se recroqueville à un moment contre un mur pour s’abriter. Si elle n’ose
pas rentrer à la maison, c’est qu’elle n’a rien vendu. Comme elle est transie
de froid, elle se décide à brûler l’une des allumettes pour se réchauffer. Voici
le bruit de l’allumette (« ritsch… »), et voici une flamme, qui provoque une
hallucination, plus puissante que tout ce à quoi l’allumette aurait pu servir
par ailleurs : la petite fille se voit elle-même auprès d’un poêle, elle sent sa
chaleur, étend ses pieds pour sy réchauffer – à ce moment l’allumette s’éteint.
Le froid la saisit à nouveau, mais un tabou a été brisé; elle allume une seconde
allumette, et dans le conte d’Andersen, elle se trouvera transportée dans une
sorte de pays de Cocagne: elle voit une table dressée, une oie rôtie (c’est cette
partie que je n’ai pas mise en musique dans l’opéra). La troisième fois, la
petite fille va apercevoir un grand magasin, avec un sapin de Noël splendide,
des jouets, tous les objets dont elle a envie. L’allumette s’éteint, mais les bou-
gies sur le sapin deviennent les étoiles qui parsèment le ciel. Lorsque l’une
d’elles tombe, la petite fille se souvient de ce que lui avait dit sa grand-mère
bien-aimée, morte elle aussi : « Quand une étoile tombe du ciel, c’est qu’une
âme monte vers Dieu ».
Une autre allumette est craquée – voilà que lui apparaît sa grand-mère.
Elle est grande et belle, la petite a très peur de la perdre à nouveau et brûle
toutes les allumettes qu’il lui reste, pour retenir la grand-mère. Elle crie :
« Grand-mère, emmène-moi ! », la grand-mère l’attire vers elle et ensemble
elles montent au ciel, vers Dieu, là où il n’y a pas de froid, de faim, de souf-
france. Elle est heureuse, protégée – et elle meurt. L’aube du jour de l’an
découvre son cadavre gelé.
Cette histoire est constituée de multiples éléments narratifs qui sont à la
fois le résultat d’une observation exacte et de situations émotionnelles : les
mains rouges puis bleues sous le froid, les flocons de neige qui tombent sur
ses « boucles blondes », les allumettes, la rue, le ciel, le mur de la maison, etc.
Je n’ai pas besoin d’insister sur la teneur politique et critique de ce conte,
mais certains aspects furent importants pour moi. À première vue, l’his-
toire est comme une petite vignette édifiante, un conte touchant, qu’on peut
lire à voix haute sous l’arbre de Noël, pour se recueillir un instant et passer
aussitôt à la bûche et au café. Je ressentais quant à moi le besoin de mettre
en avant deux éléments latents qui sont moins consensuels. L’un est celui de
la violence : violence de la nature sous la forme d’un froid cruel, violence de
la société sous forme de l’indifférence bourgeoise faussement innocente face
à la misère et au dénuement, violence même du vol impudent de la pantoufle
qui se reflète au fond, de manière condensée, dans le tabou que brise la petite
fille elle-même. Il y a dans l’opéra deux inserts, le premier tiré d’un texte
de Gudrun Ensslin, que j’ai connue dans ma jeunesse. Nous faisions partie
de la même communauté, à Tuttlingen, mon père étant le supérieur hiérar-
chique du sien. Nous avons probablement été imprégnés de la même reli-
giosité. C’était une élève extrêmement douée, aux conceptions idéalistes, et
dont l’humanisme enthousiaste fut peu à peu détruit par les événements poli-
tiques de cette époque-là – la remilitarisation de l’Allemagne, les ingérences
des États-Unis dans le Tiers-Monde, la guerre d’Algérie, la guerre au Viêt-
nam, etc. Son énergie intellectuelle et idéaliste changea ainsi radicalement
de direction, pour se muer en une incroyable amertume, une haine du sys-
tème politique qui alla jusqu’à l’acceptation criminelle de la violence.
En 1968, Gudrun Ensslin mit le feu à un grand magasin de Francfort. Avec
ses compagnons, elle voulait ainsi attirer l’attention sur l’indifférence de la
société de consommation en Allemagne face aux injustices commises dans le
Tiers-Monde, que l’on ignorait largement et que l’on exploitait même à son
propre avantage – la faim, la répression, l’exploitation des pauvres, l’agres-
sion militaire du Viêt-nam et tout le mal fait à sa population civile à l’instiga-
tion du gouvernement américain, avec l’aval de ses alliés occidentaux. En
même temps, elle soutenait qu’une indifférence de cette sorte était l’expres-
sion de la destruction de l’individu par la société. L’exaltation de la brutalité
dans la lutte avec les forces de l’ordre, qui de leur côté n’y mettaient pas de
gants, l’a elle-même peu à peu déformée humainement. Il n’y a aucune excuse
pour ses actions criminelles. Mais en les condamnant, on ne règle pas la ques-
tion de notre coresponsabilité.
Dans sa cellule, à la prison de Stammheim, Gudrun Ensslin a écrit une
lettre dont la langue est parfois très laide et très agressive, mais dont le der-
nier paragraphe est d’une beauté poignante – il est beau parce qu’il nomme
avec précision –, si bien que je n’y perçois pas simplement l’acceptation déchaî-
née de la violence et une âme détruite, mais également un amour pour les
individus brisés dans l’affrontement avec la société. Ensslin représente pour
moi quelque chose comme une variante déformée de ma « petite fille ». Elle
n’a pas seulement joué avec des allumettes, mais a choisi la violence tout en
défigurant sa propre humanité. « Le criminel, le fou, le suicidé, ils incarnent
cette contradiction ; ils en crèvent ». La petite fille n’a aucune chance pour
embrasser une telle carrière. Elle a eu la « grâce de crever très tôt … ». Voilà
pour le premier insert. Quant au second, il se situe là où la petite fille, aper-
cevant l’étoile filante, se souvient des mots de sa grand-mère sur les âmes
qui montent au ciel. C’était l’occasion d’inscrire dans une perspective plus
vaste cette idylle hivernale et tragique et ces histoires d’allumettes. Depuis
longtemps, je connaissais le texte de Léonard de Vinci sur l’inquiétude de
l’âme qui veut saisir la connaissance, qu’il compare à la force naturelle des
feux de soufre et de la lave qui jaillissent des volcans. Sa description du che-
min à travers les récifs ombragés jusqu’à l’entrée d’une sombre grotte devant
laquelle le promeneur s’accroupit (analogie avec la petite fille gelée devant le
mur sombre et froid de la maison) est peut-être symbolique : il y ressent deux
choses: la peur devant l’obscurité menaçante, mais aussi le désir de voir quelles
merveilles elle pourrait receler. Ce souvenir des due cose, comme dit l’origi-
nal, c’est l’autre aspect, sans lequel les deux premiers (l’instinct de conserva-
tion ou le besoin d’un abri et d’autre part la soif de justice) me paraissaient
incomplets : la créature innocente qui s’aide elle-même, la rebelle qui passe
à l’action et devient coupable, mais aussi l’esprit humain assoiffé de connais-
sance qui fixe l’entrée de la caverne, dans le sentiment de son ignorance. C’est
ainsi en tout cas que j’ai tenté d’«ouvrir» cette histoire un peu trop touchante,
afin d’ouvrir un espace pour des aspects refoulés ou cachés.
2.
La pureté de la pensée structurelle dans les années cinquante tirait son
inspiration des catégories de la littérature structuraliste, comme le révèlent
les premiers titres de Stockhausen (Kontra-Punkte ou Zeitmaße) ou ceux de
Les jeunes compositeurs dans les années soixante-dix n’avaient déjà plus
de problèmes pour composer des choses belles, du chant, de l’expression, et
donc de l’opéra. C’était la génération qui se réclamait en fin de compte de
Bernd Alois Zimmermann. Mais je pense qu’on ne peut pas en même temps
choisir comme guide Zimmermann et Nono. Les gestes expressifs de Nono,
y compris les cantilènes, naissant d’une traversée des structures, d’une bri-
sure, revêtent alors une autre polarité esthétique. Écouter signifie ici penser
autrement, alors que je peux percevoir Les Soldats de Zimmermann, pour
complexe que soit cette œuvre, avec les même antennes et la vivre en tant
qu’opéra exactement de la même manière que Wozzeck.
3.
Souvent je me mets à dessein dans une situation où je ne sais plus com-
ment avancer. Un peu d’ailleurs comme la petite fille… Quand je sais com-
ment continuer, je ne fais que ce que je fais toujours. Mais quand toutes les
issues sont bloquées, je dois passer à travers le mur, je dois découvrir une
nouvelle énergie créatrice spécifique, qui donnera à l’œuvre sa véritable
intensité. L’issue était de me focaliser dans cette histoire sur sa structure : les
objets, le conte, la musique, le mur mystérieux (au lieu de structure, je pour-
rais dire probablement « anatomie », la configuration sensible concrète des
choses). Cet aspect n’est pas nouveau bien sûr, je ne l’ai pas inventé.
Beaucoup de créateurs, sinon tous, tirent de là leurs impulsions créatrices.
L’art comme événement magique que nous brisons avec emphase nous
oblige à écouter, à voir, à penser de manière nouvelle. Je n’ai même plus
envie d’employer la notion de « perception », puisqu’elle s’est coiffée depuis
un moment d’une sorte d’auréole : je ne vise pas pour ma part un état médi-
tatif, mais une forme très concrète de concentration. Et quand le conte
d’Andersen, à travers cet éclairage analytique par la musique et la mise en
scène, nous mène au-delà de l’histoire racontée, à l’air libre, vers ce lieu
où chacun de nous est face à sa propre solitude et sa marginalité réelle, là
où nous sommes également face à un mur ou à une grotte impénétrable –
alors nous pouvons jeter un regard en arrière, pour découvrir dans ce récit
de nouveaux aspects. Ce qui se réalise alors est un véritable événement per-
ceptif et esthétique, au moyen de cette histoire de la petite fille aux allu-
mettes. Certes, ce récit est «émouvant», mais le célébrer simplement comme
tel serait un pléonasme. Je pense que dans le domaine de l’art, il s’agit d’hono-
rer une exigence humaine, qui n’a pas à faire seulement avec la compassion
ou la justice sociale, mais avec une responsabilité pour l’appareil sensoriel
face à la réalité, laquelle nous présente en permanence les objets de la vie
quotidienne de manière déformée. Mais en va-t-il autrement des Noces de
Figaro ?
4.
Il s’agit ici d’une « observation acoustique », notion qui me plaît davan-
tage que celle de perception, puisqu’elle indique à la fois une sobriété et une
concentration. Les sons représentent pour moi par principe des «événements
naturels », réels ou artificiellement fabriqués. Un coup de timbale est un évé-
nement naturel – une peau de vache qui se met à résonner (par exemple).
Un intervalle de quarte, un accord consonant aux cuivres (et pourquoi pas
un accord dissonant?), un glissando d’harmoniques, le bref insert d’une émis-
sion de radio… Cela signifie que l’on accepte le côté trivial ou naturaliste de
ces sonorités : dans la Petite Fille, c’est l’allumette, l’imitation d’un bruit de
moteur ou des sabots qui claquent – je me suis d’ailleurs trompé à ce pro-
pos, car ils n’étaient sûrement pas en bois, comme ceux des prisonniers, mais
en feutre, puisqu’il s’agissait des pantoufles de sa mère, mais tant pis. En tout
cas, certains sons vont ainsi être étiquetés, catalogués, c’est une connotation
dont je pouvais ensuite m’éloigner, par la structuration ou la déconstruction.
On m’a d’ailleurs fait remarquer que la deuxième partie était extrêmement
imitative ou illustrative. Mais je pense que je ne profite pas seulement du
caractère naturaliste des sons, là où ils provoquent par eux-mêmes des asso-
ciations d’images. Par exemple, la sonorité consonante et « chaude » au
moment où surgit le poêle n’est pas symbolique: c’est la mise en scène acous-
tique de vibrations harmoniques que le corps ressent, et qui sont ensuite
modifiées. Il est vrai que dans l’histoire de la musique on a déjà utilisé cette
technique et l’on a même abusé de cette dialectique : l’accord parfait de do
majeur est une dissonance en do dièse… Mais dans mon opéra, ce spectre
harmonique tout à fait familier résulte en même temps du système de filtrage
d’un cluster chromatique, ressortant au moyen d’une sélection des dyna-
miques. Il est donc lui-même organisé comme un « événement de la nature
artificiel » comparable, du point de vue de la technique sonore, à un son de
tam-tam (puisque celui-ci, entretemps, ne s’est pas moins européanisé et donc
socialisé qu’un accord tonal). Alban Berg faisait preuve d’une très grande
sagesse à cet égard, lui qui savait intégrer des sonorités historiques dans sa
musique aussi bien que des sons extra-territoriaux, ce que Webern et
Schoenberg n’ont jamais osé faire.
s’est souvenu à plusieurs reprises des Incontri, qu’il a en partie émiettés, comme
s’il y versait un peu d’eau minérale afin de « délayer » un peu la musique. Et
pourtant, cela a produit quelque chose de nouveau, et tous ces trucs se sont
révélés comme une solution créatrice. On peut ainsi susciter dans le stress
quelque chose à quoi l’on n’aurait jamais pensé.
un bel cia-cia-cia, ch’è meglio », à quoi répondent les voix du chœur dans les
haut-parleurs de la salle, montés au maximum par Nono « E voi, siete sordi ? »,
et on entend aussi comment son ami, le peintre et décorateur de théâtre Emilio
Vedova insulte de la fosse d’orchestre les resquilleurs : « Bastardi – venite in
giù ! »1 Pour moi, qui étais dans la salle, ce scandale avait deux côtés – terri-
blement sérieux, et pourtant avec un petit air d’opérette. À la fin, les techni-
ciens ont hissé Nono sur leurs épaules et l’on porté en triomphe.
Je ne sais pas si Nono savait beaucoup de choses des ouvriers. Ils l’ont
accepté comme un des leurs, et pourtant l’ont adoré comme un dieu. Lui
acceptait les deux attitudes. Parfois, je lui disais : tu les idéalises, peut-être que
je sais plus de choses sur eux que toi-même. Après tout, je mangeais chaque
jour avec les travailleurs de la filiale de Junghans (qui ne produisait pas des
montres, mais des cartouches de fusil), et j’étais devenu ami avec quelques-
uns d’entre eux. J’ai souvent accompagné à travers les canaux ceux qui assu-
raient les transports, sur des barques lourdement chargées. Face à moi, ils se
présentaient la plupart du temps comme politiquement indifférents, s’identi-
fiant faiblement à un prolétariat largement « manipulées par l’Ouest », et ils
se voyaient déjà comme des petits-bourgeois. Ils étaient dès cette époque tota-
lement hypnotisés par les médias de l’industrie culturelle et l’idée du bonheur
qu’elle véhiculait. Ils s’enthousiasmaient pour Mina, Mike Buongiorno, Mario
Riva ou Jonny Dorelli, et pour le festival de San Remo. Nono, selon mon point
de vue de l’époque, projetait sur eux une image déjà vieillotte du travailleur.
Je ne sais s’il a réveillé la conscience prolétaire des travailleurs autant qu’il
l’espérait avec La Fabbrica illuminata, mais j’en doute un peu.
Quand il allait dans les usines pour leur parler, en faisant écouter sa
musique sur bande, cela me paraissait être une sorte de distraction exo-
tique pour eux. Mais on continue encore aujourd’hui à auréoler cela de toute
une poésie.
1. « Gianni, verse-moi une autre goutte » ; « à poil ! » « Maestro, joue-nous plutôt un cha-cha-
cha, c’est mieux»; «Et vous, êtes-vous sourds?»; «Salauds, venez-un peu par ici!». (N.D.T.)
On surestime sans aucun doute ce tournant, que l’on peut déceler déjà dans Varianti.
Et aussi dans Cori di Didone par exemple, ce que l’on méconnaît toujours
actuellement. À Venise, et cela n’était pas seulement un désavantage, on ne
pouvait d’ailleurs entendre rien de ce qu’on nomme « musique contempo-
raine». Les compositeurs qui avaient mon âge, en Allemagne, et qui étudiaient
avec Wolfgang Fortner à Fribourg ou avec Boris Blacher à Berlin, rencon-
traient quand même des interprètes, ils pouvaient entendre leur travaux et
réagir à ces expériences. Moi, je pouvais contempler la lagune au-dehors et
mobiliser mon imagination et mon oreille intérieure. Il n’y avait même pas
de piano. Toute la pratique du son dans la musique de Nono à cette époque
a très certainement un rapport avec ce «handicap», qui était au fond très utile
également. Ses échelles de départ, par exemple les 8 cymbales, 4 tam-tam et
4 fois 8 voix chantées dans Cori di Didone, mais aussi l’utilisation schématique
de l’appareil orchestral – voir les quatre couleurs dans la partition de Diario
polacco, pour bois, cuivres, percussions et cordes, ou encore les 7 sopranos
dans Ha venido – tout cela représentait a priori un instrumentarium homo-
gène, presque des « touches » que l’on pouvait enfoncer aveuglément et au
moyen desquelles on pouvait organiser, sans les contrôler à l’oreille, des
rapports de structure ou des processus musicaux. Quand il arrivait, au sein
d’une construction sérielle, que les tam-tam 2 et 4 devaient commencer avec
le troisième ténor, il n’y avait aucune raison de vérifier le résultat acoustique
et d’intervenir de manière pragmatique dans l’effet sonore. Si Nono avait déjà
eu accès à l’époque au studio électronique, il se serait peut-être passé encore
autre chose dans sa musique. Mais à ce moment-là, ce n’était pas si facile.
Composer ne voulait pas dire pour lui spéculer à l’aide d’effets empiriques,
mais plutôt prendre des décisions et permettre qu’arrivent ensuite des choses
qui soient surprenantes mais aussi étranges. Plus importante que la consis-
tance du résultat sonore était pour lui l’attitude qui s’y manifestait. Parfois,
Nono était presque démuni face à ce qu’il avait déclenché du point de vue
sonore. Je trouvais cela fantastique, mais on le lui a reproché à plusieurs
reprises. Nous avons vu déjà avec Schoenberg qu’un compositeur est poussé
bien plus loin par la logique de son point de départ créatif que ce que sup-
porte au fond sa propre constitution : c’est le « Il a bien fallu que quelqu’un
s’en charge ». Celui qui s’avance vers l’inconnu ne peut pas aussitôt s’y repé-
rer parfaitement. Il doit supporter la part d’aventure dans ses décisions et
découvrir en lui-même des énergies pour survivre.
Naturellement, Nono s’est familiarisé intensivement avec le monde des
techniques empiriques, mais surtout grâce à l’électronique malgré tout. Et
celle-ci traîne quand même toute son aura électrifiée.
Plusieurs concerts ont été consacrés à vos œuvres, ce mois-ci, à Paris. Comment le
public français a-t-il accueilli votre musique jusqu’ici ?
Il est clair qu’il ne connaît pas bien ma musique. L’esthétique de la nou-
velle musique française est caractérisée par la tradition héritée de Messiaen
et de Boulez. Chez ces compositeurs, ce qui se produit durant le processus
de composition détermine l’idée du matériau musical bien plus que dans ma
musique. Mon opéra La Petite Fille aux allumettes a été donné ici en 2001, et
toutes les représentations ont eu lieu à guichets fermés. Lors des deux pre-
mières représentations, beaucoup de gens ont quitté la salle en sifflant et en
claquant les portes. C’était incroyable ! Ils étaient très agressifs. Cette réac-
tion, sciemment provoquée, est importante pour moi, parce qu’autrement
ma réputation, bonne ou mauvaise, en souffrirait !
m’avancer, ils ont commencé à crier, et à partir de ce moment, ils n’ont pas
cessé de déranger. Après environ sept minutes, je me suis arrêté et j’ai dit :
«Je pense qu’il y a au moins une personne qui aimerait écouter cette musique,
et pour cette raison, je vais recommencer du début. » Un silence incroyable
s’est fait dans la salle parce que les auditeurs avaient peur que je recommence!
Mais cela ne s’est pas produit seulement en France : c’est arrivé aussi une fois
à Varsovie, et la toute première fois que c’est arrivé, c’était à Francfort. Ça
se produit partout.
Ici, à Paris, les gens sont assez ouverts en un sens. Les Français, comme
vous le savez, ont une tradition colonialiste. Ils connaissent beaucoup mieux
les autres cultures que les Allemands. Si vous cherchez des enregistrements
intéressants de musique du Tibet, d’Afrique ou de l’Inde, vous pouvez les
trouver ici beaucoup plus facilement qu’à Berlin, par exemple. Je pense
que les Français sont plutôt fascinés par les sons barbares des Allemands, par
l’idée de produire des grincements sur un instrument. Un compositeur comme
Boulez se refuse à de telles pratiques. C’est contraire à son esthétique : un
bruit n’est pas contrôlable comme l’est une hauteur de son. Je l’ai entendu
s’exprimer là-dessus récemment. Il était très respectueux, mais lui-même
refuse de se livrer à ces pratiques, et je ne pense pas qu’il aimerait qu’un
grand nombre de compositeurs le fassent. Pour ma part, je n’aime pas la
« location » de bruits. En faire usage n’est pas un problème en soi, mais on
doit trouver un contexte totalement différent qui leur donne un sens, qui
rende ces choses signifiantes. Dans Ausklang, par exemple, une pièce pour
piano que j’ai écrite il y a vingt ans, on trouve une partie qui est constituée
de bruits, mais ce qui domine la pièce, c’est un intervalle. Ce sera intéressant
de voir ce qui se produira durant l’exécution de mon concerto pour clari-
nette ici à Paris. Il pourrait susciter des protestations. Parmi tous les bruits
qu’il donne à entendre, j’ai introduit un enregistrement d’un concerto de
Mozart et, dans ce contexte, une chose aussi connue pourrait choquer.
des choses surréalistes. Bien sûr, vous pouvez produire des grincements et
autres bruits semblables sur des instruments. Mais j’en suis maintenant venu
à la conclusion que l’intérêt de la musique concrète ne réside pas dans les bruits,
mais dans l’énergie d’un son. Et cette sorte d’énergie peut être produite, disons,
par un pizzicato tout à fait normal sur un violon, ou par un unisson, ou par
deux instruments jouant la même note, mais avec une légère différence dans
les vibrations. La vélocité, la vitesse d’exécution sont aussi des composantes
de l’énergie. Cette idée d’énergie reste pour moi la chose la plus importante.
On m’a demandé de présenter mon Troisième Quatuor à cordes, écrit avant
les Concertini. C’est un peu artificiel, mais j’ai dit que certaines œuvres musi-
cales peuvent être considérées comme un texte, c’est-à-dire comme un lan-
gage. Boulez, par exemple, utilise des titres comme commentaire ou glose : tous
ces mots viennent de la littérature. Une phrase est également une partie d’un
texte, du langage. Et pour moi, ou bien la musique c’est cela, ou bien c’est
une situation, ce qui est complètement différent. Quand je parle de musique
en tant que situation, je veux dire par là une situation auditive ou acoustique.
Ce qui ne signifie pas que cette musique ne veut rien dire.
Mais comme vous le suggérez, chez Twombly, souvent, il n’y a pas de référent évident.
Chez vous, on trouve une démarche dialectique qui se réfère à la tradition : par vos
choix d’instruments, l’utilisation d’intervalles tonaux et de citations, comme dans Accanto,
de la même façon que Bacon conserve la forme humaine, bien qu’en la déformant…
Citations ? Quelles citations ?
Dans Accanto, ou dans Tanzsuite mit Deutschlandlied, par exemple. Ce ne
sont pas là des citations. Il s’agit, selon moi, de quelque chose de très diffé-
rent. La citation, c’est ce qu’on trouve dans les Préludes de Debussy, par
exemple, ou dans la Bataille de Wellington de Beethoven. Elle consiste à évo-
quer la fascination exercée par quelque chose que tout le monde connaît déjà.
« Citer » veut dire évoquer plus ou moins la fascination ou la magie exercée
par une chose que tout le monde connaît. Mais quand je prends l’hymne natio-
nal dans la Tanzsuite, c’est comme un squelette ; je l’utilise comme un sque-
lette. Même le Mozart dans Accanto vient d’un enregistrement. En fait, je ne
sais même pas ce qui va en résulter. Alors ce n’est pas vraiment une citation
non plus. Mais il est certain que ça évoque quelque chose. Si j’allume la radio
et qu’on y joue un morceau de Beethoven, ce n’est pas une citation ; c’est
comme un instrument. La radio est comme un instrument : je l’allume et…
Prenez par exemple Ein Kinderspiel, mes pièces pour piano. J’utilise une chan-
son allemande pour enfants [Lachenmann fredonne et imite la façon dont elle
« se décompose » dans son œuvre]. C’est très chromatique. Ce n’est pas une
citation. J’utilise le squelette rythmique d’une mélodie bien connue, et il en
résulte une destruction complète de la fascination exercée par l’objet.
Votre intention est-elle que l’auditeur soit tout de même capable de reconnaître la
chanson ?
Vous n’avez peut-être pas appris la même chanson quand vous étiez enfant.
Mais on y entend une sorte de primitivisme qui n’est pas créé par moi, seu-
lement utilisé par moi.
Il se pourrait que j’utilise une sorte de tarentelle. Mais ce n’est pas une
tarentelle en particulier, ce n’est pas la citation d’une tarentelle. C’est seule-
ment un prétexte pour se mettre à l’écoute du son du piano. Dans Kinderspiel,
la quatrième pièce est une imitation de musique chinoise, c’est juste un truc
pentatonique. Tous les Européens se disent : « Ah, c’est chinois ! » Mais ce
n’est rien, il ne s’agit pas d’une citation. Je me souviens d’un livre extrême-
ment célèbre, Max und Moritz de Wilhelm Busch. Le connaissez-vous ?
autres objets afin que nous regardions la table comme s’il s’agissait d’une nature
morte. Mais je pourrais m’adonner à un petit jeu et tenter de voir quelle est
la relation des objets entre eux, et cela deviendrait une sorte de constellation
«atonale». C’est ce qui se passe dans ma pièce pour deux guitares, dans laquelle
j’utilise un texte de Caudwell. Si je… paarle!… coomme!… çaa! vous compre-
nez ce que je dis, mais en même temps, vous vous dites : « Qu’est-ce qui se
passe?» Écouter veut dire non seulement comprendre, mais…
« Je veux cela. » Ils ont dit : « Je stipule cela. Je découvre un système ou une
règle qui va régir toute la pièce. » La structure est une sorte de « dé-subjecti-
vation ». Entretemps, Cage arrive. Sa pièce la plus simple, 4’ 33”, veut seu-
lement que de tel moment à tel autre, vous écoutiez. Et ce qui se produit n’est
plus désormais un accident d’auto, ou n’importe quoi d’autre, mais bien une
situation musicale. C’est quelque chose d’ordre structurel.
Adorno a dit que la musique devrait «prendre le compositeur par surprise». Malgré
le fait que vous écriviez des partitions qui demandent d’accomplir des actions, quand
j’écoute votre musique, j’ai le sentiment que vous avez à l’esprit des sons bien précis.
Dans quelle mesure vos sons sont-ils prédéterminés ?
Je n’ai pas une conception précise des sons eux-mêmes, mais de ce qui
se produit. Si je dis que j’aimerais qu’un accident de voiture se produise, je ne
dis pas que je veux entendre tout d’abord des bruits de freinage, le crissement
des pneus, puis un bruit de collision et ainsi de suite ; je dis seulement : ça se
produit. Et si, par exemple, au sujet de mon œuvre Pression, je dis que l’archet
devrait mettre 60 secondes à se déplacer de la première à la quatrième corde
derrière le chevalet en un fortissimo, cela produit un son que vous ne pouvez
pas prédire. Mais ce son n’est pas l’effet du hasard, c’est le résultat de ce que
fait l’instrumentiste. J’ai traversé une période — les pièces n’en ont pas été
publiées — durant laquelle je travaillais en me fondant non pas sur le hasard,
mais sur la mobilité des formes. Mais il n’y a pas de hasard. Qu’est-ce que le
hasard en musique ? Il est parfaitement organisé dans la musique de Cage.
Mais cette façon d’enlever toute subjectivité signifie qu’on ne commet pas
d’erreurs. Un jour, je lui ai posé la question. J’ai rendu visite à Cage à l’automne
de 1990 et lui ai demandé : « Avez-vous déjà commis des erreurs en compo-
sant ? ». Alors il a ri et il a dit : « Eh bien, quand j’étais jeune, je commettais
beaucoup d’erreurs, mais depuis que j’emploie des procédés fondés sur le
hasard, je ne peux plus en faire». Je dirais moi aussi que je ne fais plus d’erreurs
non pas à cause du hasard, mais plutôt parce que j’ai inventé mon propre
contexte. C’est ce que je veux dire quand je dis parfois : « Composer signifie
construire un instrument». Si j’ai inventé mon instrument, je ne peux pas faire
d’erreurs. Je ne fais que montrer mon instrument. C’est peut-être ennuyeux
ou choquant ou trop ordinaire pour les auditeurs, mais il n’y a plus de hasard.
Je pense que l’idée de hasard est bien mal comprise. Quand je demande
à l’orchestre de jouer à l’unisson aussi vite que possible et de produire un son
particulier, en commençant par la note la plus aiguë et en finissant par la plus
grave, il en résulte quelque chose que je ne peux pas prédire. Ça dépend
de l’orchestre, ça dépend de tout ce qui se produit. Si le même trait était joué
une seconde fois, le résultat serait peut-être différent. Mais ce n’est pas du
hasard, c’est une autre version de la même chose.
européen, et qu’on ne trouve dans aucune autre culture, est l’idée de magie
rompue. L’idée d’art, de musique disons, est magique. Dans le théâtre nô
japonais ou dans le kabuki, c’est différent. La musique y est associée à la
religion ou au pouvoir, à l’amour ou à la mort, au printemps, bref, à tous
les objets de fascination collective. La musique techno, d’autre part, est un
happening magique. C’est très facile, mais ça fonctionne, étonnamment.
Ma fille était complètement emballée par la techno, à tel point qu’elle ne
voulait plus nous voir. Ça ne dépendait pas seulement de la musique, il
s’agissait d’un univers complètement différent. La musique pop, c’est de la
musique magique, et c’est la même chose pour la musique soi-disant sym-
phonique : écouter du Mozart, par exemple. Les auditeurs veulent de la
magie, ils veulent du Mozart en tant que magie. Mais Mozart n’était pas seu-
lement de la magie, il était de la magie rompue. Et c’est pourquoi les gens de
Vienne le trouvaient si ennuyeux. Ils ne voulaient pas aller à ses concerts
parce que c’était trop compliqué pour eux.
Dans vos premiers essais, Klangtypen der Neuen Musik (1966) et Bedingungen
des Materials (1978), vous présentez une façon radicalement nouvelle d’aborder la
structure. Est-ce que les idées exposées dans ces essais restent fondamentales pour votre
approche de la composition ?
Oui, mais il faut les repenser chaque fois. Toute terminologie doit servir
à faire une nouvelle découverte, sinon elle devient une prison. Les Klangtypen
fonctionnent encore très bien pour moi. Mais les notions de fluctuation ou de
structure sonore ou de son-structure doivent être sans cesse remises à jour, com-
plétées par de nouvelles informations, parce que ces notions sont complè-
tement abstraites. Si vous écoutez Eine kleine Nachtmusik et dites ensuite : « Eh
bien, c’est une structure, un son, une structure sonore ou un “son-structure”»,
cela ne suffit pas. C’est bien plus que cela parce que Eine kleine Nachtmusik
est une pièce pleine de signaux. L’idée qui est à la base de Bedingungen des
Materials est celle de la prétendue aura. Si cette idée n’est pas étroitement
associée aux Klangtypen, elle n’a aucun sens. Vous pouvez écrire une pièce
complètement abstraite, mais si vous utilisez une cloche de vache, un tam-tam
et une harpe, chacun de ces instruments porte en lui-même sa propre struc-
ture, toute son histoire et ses connotations; nous n’écoutons pas seulement des
fréquences. Donc, l’idée de structure était utile mais elle n’était pas complète.
Je pense que la combinaison des deux essais fonctionne bien. Élaborer des
définitions et tout verbaliser a constitué ma gymnastique intellectuelle à un
moment donné et, à mon avis, c’est une bonne chose. Par ailleurs, quand j’écris
une pièce, je ne dis pas : « Maintenant, je veux faire un “son-structure” ». Je
ne fais qu’écrire ce que j’aimerais entendre, ce que j’aimerais que les gens
entendent. Et parfois, après coup, quand je travaille, je fais le bilan de la situa-
tion. Si j’utilise une consonance, ce qui est parfois le cas ces jours-ci, je sais que
je ne l’ai pas inventée. Une consonance est une chose bien connue.
Aujourd’hui, je dirais autre chose : chaque son que nous connaissons ou
pourrions utiliser est comme un point à travers lequel passent un grand nombre
de lignes. Les cloches de vache pourraient faire partie d’une ligne formée par
tout ce qui se passe dans une ferme. La cloche de vache, l’enclume, la char-
rue et ainsi de suite font partie de la même ligne. Et il en existe une autre: celle
formée par tous les instruments en métal. Ou encore, par exemple, tout ce qui
pend au cou d’un animal, voilà qui trace une autre ligne. Les cloches de vache
qu’on entend dans l’œuvre de Mahler évoquent la nature pour les gens de la
ville. Dans les Herdenglocken [c’est-à-dire les cloches de vache qu’on entend dans
le premier mouvement de la Sixième Symphonie de Mahler], les auditeurs sont
amenés plus près du ciel parce que normalement, on entend les cloches de
vache dans les montagnes. Dans une œuvre comme Zyklus de Stockhausen, la
cloche de vache est associée au vibraphone et au tam-tam ou au triangle; l’effet
est complètement différent, mais les anciennes connotations demeurent.
Prenez par exemple Technique de mon langage musical de Messiaen. C’est
une prison. Une belle prison, peut-être, mais une prison quand même, à l’in-
térieur de laquelle on pense d’une certaine façon. Messiaen a dû partir à la
découverte d’autres cultures pour ouvrir les portes de sa prison, parce que
l’art existe pour élargir nos horizons. Voilà la prison de Lachenmann…
Je ne pense pas selon de telles catégories. Je ne veux pas penser selon ces
catégories. Je connais des compositeurs qui utilisent le juste milieu et ce genre
de chose pour s’assurer que les proportions soient correctes et, à la fin, ils ont
écrit une bonne pièce. Je déteste les bonnes pièces ! Les bonnes pièces sont
tellement ennuyeuses. Je veux écrire une pièce qui dérange, pas une pièce
qui soit bonne ! Et alors c’est mieux : bien mieux qu’une pièce dont la forme
serait réussie. Les gens disent : « C’est une œuvre réussie, mais la forme ne
l’est pas… » ou : « Cette œuvre est trop longue. » Je dis : « Eh bien, moi aussi
je suis trop long. Est-ce que je devrais me couper ? ».
Dans des œuvres comme Accanto et Ausklang, vous semblez faire référence à la
forme classique du concerto, et dans Tanzsuite, l’auditeur s’attend à la forme ample
de la suite de danses, mais l’œuvre est exécutée sans interruption. Dans quelle mesure
manipulez-vous les genres musicaux afin de déjouer les attentes des auditeurs ?
Je ne pensais pas aux formes classiques quand j’ai écrit ces pièces. La
seule idée que j’avais était, disons, celle d’un processus sonore. Dans Ausklang,
c’était l’idée d’un piano auquel s’ajoute une sorte de piano artificiel placé
dans l’orchestre. Je voulais explorer tout ce qui se produit dans le paysage
sonore d’un piano, l’ouvrir et ensuite le montrer. En fin de compte, mes
formes sont le résultat de mon besoin de montrer quelque chose. Je suis plu-
tôt démuni si l’on m’interroge au sujet de la forme. Parfois les gens disent :
« Oui, c’est une belle œuvre, mais la forme n’est pas réussie ». Je suis inca-
pable de comprendre cela. Parfois je fais un tableau à partir de mon instru-
ment. Dans Accanto, le clic-clac des touches produit des sons, et je cherche
d’autres touches, des pseudo-touches. La clarinette est un instrument qui pro-
duit parfois des clics. Je cherche à établir des correspondances et j’obtiens
ainsi quelque chose de différent, que j’appellerais… encore une fois, un «pay-
sage ». Il y a toujours une transformation. C’est le seul élément formel que je
recherche. Si, au début d’une pièce, je montre une sorte particulière de pay-
sage, celui-ci sera complètement transformé en cours de route.
Ce que vous dites me rappelle la notion de musique informelle qu’on trouve chez
Adorno, selon laquelle la forme naît de la substance de la musique elle-même…
C’est une très belle idée, je crois, et elle est importante. J’essaie de l’appli-
quer non pas en me servant des bons vieux paramètres, comme le font par
Voilà trente-deux ans que je suis marié, et ma femme et moi, nous avons
changé. C’est la vie ! Nous pouvons nous rappeler certains événements mais
nous changeons avec les années. Nous avons des problèmes à certaines
époques de notre vie, avec nos enfants, avec nos dents peut-être, etc. Donc
beaucoup d’événements se produisent, et c’est ce qui donne la forme. Je ne
dis pas : « Je vais maintenant construire ma vie selon la forme suivante : je
vais commencer par étudier, ensuite j’aurai du succès, et ensuite je vais me
marier » ou quelque chose du genre. Non, j’essaie de vivre intensément, et
quand des événements se produisent, je dois m’y adapter. À la fin, je découvre
la forme de ma vie. Maintenant, je la connais mieux. Ce serait affreux si l’on
pouvait prédire la forme que prendra sa vie !
DE LA COMPOSITION
Über das Komponieren
Conférence donnée le 30 juin 1986 à la Hochschule der Künste Berlin-West, publiée
dans MusikTexte n° 16 (1990) ; repris dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 73-82.
Première publication française : Entretemps n° 10 (1992).
QUESTIONS – RÉPONSES.
ENTRETIEN AVEC HEINZ-KLAUS METZGER
Fragen – Antworten (Gespräch mit Heinz-Klaus Metzger)
Publié dans Musik Konzepte n° 61-62 (1988), repris dans Musik als existentielle Erfahrung,
p. 191-204.
33. LES CONSOLATIONS pour seize voix mixtes, orchestre et bande magné-
tique (1967-1978), 38’
[I. Präludium; II. Consolation I; III. Interludium; IV. Consolation II; V. Postludium]
Darmstadt, 10 août 1978. Südfunk-Chor, Radio-Sinfonieorchester Stuttgart, dir. Peter
Eötvös
35. EIN KINDERSPIEL. Sept petites pièces pour piano (1980), 17’
Création : Toronto, 17 février 1982. Helmut Lachenmann
39. DRITTE STIMME pour l’Invention à deux voix en ré mineur (BWV 775) de
J. S. Bach pour effectif variable (à 3 voix) (1985), 3’
Création : version pour 2 pianos, Munich, 1986. Gunilde Cramer, Yukiko Sugawara
46. DAS MÄDCHEN MIT DEN SCHWEFELHÖLZERN [La Petite Fille aux allu-
mettes]. Musique avec images, pour 2 sopranos, octuor à cordes solistes, chœur,
orchestre et bandes (1990-1996), 120’
Création : Hambourg, janvier 1997. Hamburgische Staatsoper, dir. Lothar Zagrosek,
mise en scène Achim Freyer.
Mahler – un défi
Réponses à cinq questions (1976) ....................................................................... 75
Questions – Réponses
Entretien avec Heinz-Klaus Metzger (1988) ................................................ 143