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Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.

com>
Écrits et entretiens

Helmut Lachenmann
Martin Kaltenecker (éd.)

Éditeur : Éditions Contrechamps


Année d'édition : 2009 Édition imprimée
Date de mise en ligne : 16 mai 2017 ISBN : 9782940068333
Collection : Écrits, entretiens ou Nombre de pages : 288
correspondances
ISBN électronique : 9782940599424

http://books.openedition.org

Référence électronique
LACHENMANN, Helmut. Écrits et entretiens. Nouvelle édition [en ligne]. Genève : Éditions
Contrechamps, 2009 (généré le 19 mai 2017). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
contrechamps/748>. ISBN : 9782940599424.

© Éditions Contrechamps, 2009


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


Helmut Lachenmann

ÉCRITS ET ENTRETIENS

Choisis et préfacés par Martin Kaltenecker

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>
Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>
ÉCRITS ET ENTRETIENS

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>
Helmut Lachenmann

ÉCRITS ET ENTRETIENS

Choisis et préfacés par Martin Kaltenecker

Traductions :
Nicolas Donin, Martin Kaltenecker,
Jean Lauxerois, Olivier Mannoni, Michel Pozmanter,
Yves Saint-Amant, Peter Szendy

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


© 1996 Breitkopf & Härtel, Wiesbaden
2. Auflage 2004
© 2009 Éditions Contrechamps, Genève
Comité éditorial : Philippe Albèra, Vincent Barras,
Jean-Marie Bergère, Joseph G. Cecconi, Daniel Galasso
Mise en pages : Daniel Galasso
Composition, impression : m+h, CH-1225 Chêne-Bourg, Genève
ISBN no 978-2-940068-33-3

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NOTE

Chez Helmut Lachenmann, la réflexion théorique est consubstantielle-


ment liée au travail créateur. Il était donc important qu’un choix représen-
tatif de ses textes paraisse en français, plus de dix ans après le volume publié
chez son éditeur Breitkopf & Härtel, dont le titre, Musique comme expérience
existentielle, a valeur de programme éthico-esthétique. Les textes que nous
avons choisis ne proviennent toutefois pas tous de cet ouvrage, certains
leur étant postérieurs.
Le choix en a été réalisé en accord avec le compositeur lui-même, que
nous remercions d’avoir bien voulu compléter le texte liminaire, afin qu’il
coïncide avec la date de notre publication, et d’avoir relu certaines traduc-
tions avec le plus grand soin.
Un certain nombre d’écrits et d’entretiens publiés ici ont d’abord parus
dans des revues ou des programmes de concert. Cependant, toutes les tra-
ductions en ont été révisées ; les références apparaissent à la fin du livre.
Je voudrais remercier l’ensemble des traducteurs du travail effectué sur
des textes aussi exigeants, ainsi que Vincent Barras et Gérard Pesson, qui ont
effectué des relectures attentives de certains d’entre eux. Je remercie aussi
Jonathan Goldmann pour l’autorisation de publier l’entretien paru initiale-
ment dans la revue canadienne Circuit, ainsi que Joséphine Markovits du
Festival d’Automne à Paris et l’Opéras-Bastille.
De même, mes remerciements vont à Frank Reinisch des éditions
Breitkopf & Härtel pour son aide précieuse, et notamment pour la mise à
disposition des exemples musicaux.
Nous avons joint aux textes un catalogue des œuvres du compositeur, mais
renoncé à une bibliographie qui, il faut bien le dire, existe essentiellement

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8 NOTE

en langue allemande (quelques références majeures sont mentionnées dans


l’introduction).
Le lecteur francophone se reportera au livre de Martin Kaltenecker publié
en 2001, Avec Helmut Lachenmann (Van Dieren Éditeur), comme une source
complémentaire à la lecture des écrits et des entretiens proposés ici.

Philippe Albèra

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INTRODUCTION

Though this be madness, yet there is method in’t.


Shakespeare, Hamlet, II, 2

Helmut Lachenmann est né le 27 novembre 1935 à Stuttgart, où il a étu-


dié le piano (avec Jürgen Uhde), ainsi que la théorie et la composition (avec
Johann Nepomuk David) de 1955 à 1958. Pendant deux ans il poursuivra des
études à Venise, auprès de Luigi Nono, qui l’accueille dans sa maison et
aura une influence déterminante sur lui. Lachenmann revient en Allemagne
en 1961, et après un stage au Studio de musique électronique de Gand et
l’obtention d’un premier prix (celui de la ville de Munich, en 1965), il ensei-
gnera à la Musikhochschule de Stuttgart (1966-1970) et à Ludwigsburg (1970-
1976). Il est ensuite nommé professeur de composition à Hanovre (1976-1981)
puis à Stuttgart (1981-1999). Sa réputation grandissante se traduit par le nombre
croissant de commandes obtenues, de séminaires de composition et de prix,
dont celui, prestigieux, de la Fondation Ernst von Siemens (1997) et, plus
récemment, le Royal Philharmonic Society Award pour le Quatuor à cordes n° 3
(2004). L’œuvre de Lachenmann a constitué depuis une quarantaine d’années
à la fois une pierre d’achoppement et un point de référence, suscitant la polé-
mique et, progressivement, une fascination de la part de très nombreux jeunes
compositeurs qui rechercheront son enseignement. Cette position particu-
lière s’explique également par le grand nombre de textes où Lachenmann
essaye d’expliquer sa méthode de composition, de l’étayer sur une théorie
esthétique et de saisir le « tout » du (ou d’un) monde musical. Il projette ainsi
ses positions de départ à la fois sur l’histoire de la musique et sur les situa-
tions musicales du XXe siècle ; ses thèses visent à trier, hiérarchiser, dégager

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10 I NTRODUCTION

des lignes de force et des partages des eaux. Lachenmann s’inscrit ainsi dans
un groupe de compositeurs pour qui la réflexion théorique et la production
de concepts est presque consubstantielle à la pratique de la composition
(Wagner, Schoenberg, Boulez, Xenakis, Stockhausen, Ferneyhough…), par
opposition à ceux où un corpus de textes naît au fur et à mesure, par le hasard
des occasions, souvent sous forme de critiques musicales ou d’entretiens
(Berlioz, Schumann, Varèse, Carter, Harvey, Rihm…), et ceux enfin chez qui
elle paraît marginale (Mahler, Debussy, Berio, Scelsi…).
Ce besoin d’articuler une pensée de façon répétée est attisée au début
chez Lachenmann par le moment même où il entre dans la vie musicale pour
s’y faire une place, et le paysage musical si disparate des années soixante. Le
jeune Lachenmann a dû éprouver exactement ce qu’Adorno, aspirant com-
positeur, ressentait dans les années vingt, c’est-à-dire une stagnation, une
réaction, un retour en arrière, avec la prédominance de musiques soit post
romantiques, soit néoclassiques, et un effort général pour faire apparaître la
percée de Schoenberg comme un intermède : « Car la marée haute de l’his-
toire musicale, rompant les digues de la société, reflue à présent, après avoir
déposé au loin les œuvres les plus exposées, qui y demeurent solitaires ; le
fleuve a retrouvé son lit. »1 Dans l’esprit de Lachenmann, quelques œuvres
exemplaires, inlassablement citées – dont Kontrapunkte, Gruppen et Kontakte
de Stockhausen, Structures Ia et Le Marteau sans maître de Boulez, Varianti, Il
canto sospeso et La terra e la compagna de Nono, Epifanie de Berio ou le Concerto
pour piano de Cage – avaient laissé la place à une situation confuse, caracté-
risée par le carnaval surréaliste de Kagel, les happenings plus ou moins poli-
tisés, et la trahison de la radicalité du premier sérialisme, qui était le fait d’une
« deuxième génération », dans laquelle il inscrit le Berio après Sinfonia, le
Ligeti de la Klangkomposition ou le néo-expressionnisme de Penderecki. Le
jeune Lachenmann fait donc le constat d’un échec, avec un tranchant qui
rappelle celui de ses aînées, Nono ou Boulez, et dont témoigne ici même le
texte sur Schoenberg, où le maître viennois est enterré une deuxième fois –
il aurait « refermé » tout ce qu’il avait lui-même découvert, en se fixant sur
le « maniérisme » d’une écriture contrapuntique dodécaphonique installée
comme « fin en soi »2 – mais avec lui, semble-t-il, également son premier fos-
soyeur, Boulez, resté du côté de ceux qui jonglent avec un concept d’art obso-
lète, c’est-à-dire développé hors d’une confrontation avec ses réelles fonc-
tions ou impasses sociales3. Si le jeune compositeur tient que les « chercheurs
d’or » de Darmstadt sont devenu des « joailliers » – même s’il mentionnera

1. « Die stabilisierte Musik », Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984,


vol. 18, p. 725. Adorno s’exprime sur ce sujet dans deux articles contemporains, Die stabi-
liserte Musik (ibid., p. 721sq.) et Atonales Intermezzo ? (ibid., p. 88sq.).
2. Ici même, p. 61sq.
3. Voir à ce sujet plus loin le texte « La Question du beau ».

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de nouveau avec admiration Rituel de Boulez, sans doute parce que l’œuvre
se situe entre les pliages de Mallarmé et la tour d’ivoire où s’élabore une élec-
tronique miroitante – une émission diffusée en 1971 passe au scanner les traits
dominants de la musique des années soixante, avec sa « fascination pour le
coloris » et son attrait pour une expressivité qui récupère par la bande des
effets du langage tonal. Des œuvres comme Anaklasis de Penderecki,
Atmosphères de Ligeti ou Sur Scène de Kagel « donnèrent, chacune à sa façon,
le signal pour une banalisation de l’exigence avant-gardiste, en pactisant avec
ces même attentes du public que l’avant-garde s’était proposée jadis de
balayer, en même temps que l’idéologie bourgeoise qui les fonde »4.
D’une manière plus technique, Lachenmann expose dans «Typologie sonore
de la musique contemporaine» la façon dont on doit comprendre la sonorité et
la forme d’une œuvre musicale comme un tout: Apparitions de Ligeti, mais aussi
certaines études de Chopin et Debussy, relèvent par exemple d’un «son fluc-
tuant»; «on y perçoit à chaque moment quelque chose d’autre, mais jamais
quelque chose de nouveau ou d’inattendu»5 et sa durée, comme c’est aussi le
cas dans avec le «son texture», est au fond «indifféremment prolongeable»6.
Le texte aboutit à l’élaboration du «son-structure», équivalent d’une «sonorité
structurée», où tous les détails, en tant que «fonctions au sein d’un ordre et […]
éléments d’un agencement précis», produisent non pas un effet global fasci-
nant mais une forme constituée à partir de «parentés et de contrastes», domaine
que l’écoute explore progressivement à mesure qu’elle se déploie7. On peut
ainsi entendre tout un mouvement de quatuor de Beethoven, une pièce pour
orchestre de Webern ou Structure Ia comme une seule «sonorité structurée».
Lachenmann part donc de la sonorité mais pour la lier immédiatement
à la notion de structure. Il faut pour cela ouvrir les sons, préparer, isoler,
combiner, transposer et étendre leurs éléments, qui fourniront des points
structurants, projeter leurs composantes, mieux analysées, sur une trajectoire
formelle. Lachenmann élabore cette idée à travers ce qu’il nomme une
« musique concrète instrumentale », donc largement « bruitiste » mais réali-
sée avec les instruments acoustiques traditionnels, traités avec des modes de
jeu qui ne le sont plus. Il y a là dans un premier temps l’idée de faire entendre
le processus dont résulte le produit – l’energeia et non l’ergon, selon la formule
de Friedrich Schlegel, le « travail » dont Adorno disait que l’orchestre « aura-
tique » de Wagner le camouflait8, voire la présence du corps du musicien.

4. « Zur Analyse Neuer Musik », Musik als existentielle Erfahrung, Breitkopf & Härtel, 20042,
p. 29 (cité dorénavant sous l’abréviation ME).
5. Ici même, p. 52.
6. Ici même p. 53.
7. Ici même, p. 56.
8. Adorno, Versuch über Wagner, Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1971,
p. 73 et 78sq.

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« Ce qui résonne ne résonne pas en fonction de la sonorité ou de son utili-


sation structurelle, mais signale l’utilisation concrète de l’énergie à l’instant
où s’effectuent les gestes des musiciens, nous faisant sentir, entendre, soup-
çonner les conditions mécaniques de ces actions et les résistances qu’elles
rencontrent»9, écrit Lachenmann, ou encore, à propos d’Air (1969): «L’action
instrumentale sert sans doute une idée sonore précisément notée, mais elle
ne disparaît pas derrière elle; le résultat sonore veut au contraire attirer l’atten-
tion, à travers une corporéité particulière, sur le geste qui la sous-tend, en
nous rendant conscients des conditions mécaniques et énergétiques qui ont
produit ce résultat. Le son d’un violon ne signale pas une consonance ou une
dissonance, mais indique ce qui a lieu — comment, sous un certain degré de
pression, les crins se tendent, alors que l’on frotte de telle ou telle manière
et à tel endroit précis entre le chevalet et le cordier. »10
Le second aspect est celui d’un élargissement extraordinaire des sonorités :
afin de mettre le concret en œuvre, Lachenmann fait montre d’une inventi-
vité extrême, différenciant les modes de jeu et les manipulations (jeu sur le
corps des instruments à cordes, derrière le chevalet, cops sur l’embouchure…),
l’instrument apparaissant parfois comme un simple objet, toujours suscep-
tible de nouvelles virtualités. Dans le Quatuor à cordes n° 2, le son du jeu
flautato est pour ainsi dire démonté : ses deux composantes acoustiques, une
sonorité voilée et la présence accrue du bruit de la friction, sont chacune
amplifiées et développées séparément11, à l’instar d’un motif dans la musique
classique. Parfois une percussion «concrète» s’ajoute aux instruments, comme
dans Kontrakadenz : les percussionnistes utilisent des pièces de monnaie, le
pianiste un peigne de poche, un plectre, une baguette de vibraphone, tous
les instrumentistes des ustensiles, tel des têtes de flûtes à bec, des sifflets,
des plaques de polystyrène, alors que quatre musiciens supplémentaires mani-
pulent une plaque en tôle, des balles de ping-pong, des couvercles de cas-
serole, une bassine en zinc remplie d’eau, des appareils radio… Lachenmann
prend ainsi au mot l’incipit du Traité d’instrumentation de Berlioz : « Tout corps
sonore mis en musique par le Compositeur est un instrument de musique ».
Les résistances furent nombreuses, comme on l’imagine, en particulier
auprès des musiciens d’orchestre, dont les parties séparées s’ornèrent de des-
sins obscènes, alors que bien des créations lachenmanniennes s’abîmèrent
dans les huées. Comme le dira Wolfgang Rihm 1997 : « Le premier scan-
dale Lachenmann venait tout simplement du fait qu’il ne faisait pas sagement

9. « Kontrakadenz. Musik für Orchester », ME, p. 385.


10. ME, p. 380 ; voir aussi le passage sur les lèvres du tubiste qui tremblent, ici même, p. 68.
11. Musik als Wahrnehmungskunst. Untersuchungen zur Kompositionsmethodik und Hörästhetik
bei Helmut Lachenmann, Christian Utz et Clemens Gadenstätter (éd.), Saarbruck, Pfau, 2008,
p. 58.

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une musique d’avant-garde normale, vitale et bruitiste, avec les moyens pré-
vus à cet effet, mais qu’il tenait à un idéal compositionnel classique, dialec-
tique, en travaillant avec les bruits mêmes que recelait celui-ci. Quand il
confiait ainsi la plupart de ses œuvres à l’appareil symphonique (car c’est
l’un des véritables compositeurs d’orchestre de notre temps), quand il met-
tait au centre de son invention des formations classiques comme le quatuor
à cordes, cela renforçait l’inquiétude. S’il avait produit des pièces sur bande
dans un studio électronique, pour les présenter à son auditoire avec des haut-
parleurs, personne n’aurait été heurté par cette part de bruit ou la manière
de produire les sons. On aurait pu apprécier la cohérence formelle de ses
compositions et l’élégance de leur dramaturgie, mais sans être confronté à
une dimension essentielle de l’écriture de Lachenmann, à savoir qu’elle vit
d’une résistance. Sa musique revêt consciemment un caractère événemen-
tiel. Pour cela, il place ses événements dans des contextes où elles tirent
tout leur éclat d’une friction et d’un conflit »12.
Le troisième aspect porte sur la catégorisation des bruits et modes de
jeu, qui ne s’établit jamais « hors œuvre », dans une taxinomie à la Pierre
Schaeffer par exemple ; c’est au contraire chaque œuvre particulière qui va
échafauder des relations porteuses entre les sons, les exposer, les dévelop-
per, éventuellement les briser de nouveau. Lachenmann regroupe les sons
par « types », « familles » ou « arpèges » : par exemple, une « famille » de sons
tremblés peut inclure à la fois un son obtenu par une règle qui glisse rapi-
dement sur les cordes à l’intérieur du piano et un son si grave qu’une voix
de basse ne produira qu’un tremblement rauque ; dans une autre situation
cependant, ou une autre œuvre, le son des cordes frottées peut être confronté
à un glissando, au sein d’une famille nommée « sons continus », situation qui
met alors en avant le geste global de la continuité et non l’intermittence,
alors que la voix graillonnante pourra être mariée à un flatterzunge de flûte.
Il s’agit donc d’un jeu avec un élément commun qu’on fait lui-même évoluer,
que l’on tend ou que l’on transforme, en allant par exemple vers un accrois-
sement de l’hétérogénéité : l’auditeur doit (ou peut) se demander quelle
est, dans une section donnée, la catégorie qui coiffe un pizzicato, un son écrasé
aux cordes et le son d’un klaxon ; c’est peut-être un quatrième son qui va
la révéler (un pizzicato-Bartók, qui fera rimer tous les quatre sous le titre de
« son arraché ») ou bien une hauteur précise, qui nous fera déceler a poste-
riori un accord classé qui se dessinait, de manière brouillée, avec les trois
premiers13. Lachenmann développe ce que l’on vient de résumer dans ses
commentaires du « Siciliano » de la Tanzsuite mit Deutschlandlied et du Quatuor

12. Allocution lors de la remise du prix Ernst von Siemens à Lachenmann, publication de
la Ernst von Siemens Siftung, Munich, 1997, p. 29.
13. Sur l’hétérogénéité des familles, voir ici même, p. 171.

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n° 2, ainsi que dans le texte particulièrement éclairant intitulé « L’Écoute est


désarmée – sans l’écoute ». Dans « De la composition », il y ajoute la méta-
phore de l’instrument (chaque élément de l’arpège ou membre de famille est
aussi comme une « touche » que l’on enfonce pour produire des constella-
tions) et il se réfère à Stockhausen en décrivant chaque son comme «un point
situé sur une infinité de droites qui traversent ce point ou qu’on peut lui faire
traverser ».14
Il ne s’agit donc pas exactement d’un « art du bruit », ni d’un jeu avec les
connotations de l’impureté ou du bruit caractéristique (les col legno de la «Ronde
du Sabbath » chez Berlioz…), ou humoristique (utilisation parodique du jeu
sur le ponticello dans les valses jouées par les orchestres de salon à Linz, au
XIXe siècle, sous le nom de schnoffeln, « s’essouffler»15), ou encore comme le
point d’appui d’un renversement des systèmes anciens, tel que l’envisagèrent
Russolo ou Varèse. Lachenmann abhorre les effets comiques et n’est pas attiré
par l’idée du bruit comme « autre » du beau son, comme « intensité » infor-
melle voire écho de la rumeur urbaine ; il s’agit pour lui d’établir des séries,
de tracer des droites, des diagonales surprenantes et de les traiter de manière
imprévisible, en les infléchissant et en les faisant se croiser.
Remarquons au passage que l’image de l’exploration tâtonnante qui col-
lecte l’arpège ou qui passe sur les points d’une droite infinie sert chez
Lachenmann pour décrire à la fois la composition de l’œuvre, son déroule-
ment et son écoute, une écoute dirigée, attentive qu’il nomme perception: «Le
concept de perception est plus riche en aventures et plus existentiel que celui
d’écoute: il remet en question toutes les déterminations préalables et toutes les
certitudes, il implique la plus haute sensibilité, intellectuelle autant qu’intuitive,
ainsi que l’activité corollaire de l’esprit, pour lequel rien ne va de soi: grâce à
l’objet vers lequel il tâtonne par la perception, l’esprit ne fait pas seulement
l’expérience de la structure de cet objet, des moyens et des lois qui le consti-
tuent, ni non plus, seulement, l’expérience de l’esprit qui y est à l’œuvre; simul-
tanément, au contraire, c’est à sa propre structure que l’esprit se voit confronté:
il perçoit sa propre structure et il prend ainsi une conscience plus nette de soi.»16
Or, une telle écoute n’est précisément possible qu’avec des œuvres qui de leur
côté «écoutent» d’une certaine manière – riche, productive, nouvelle – l’his-
toire et le langage musical; une écoute riche d’œuvres pauvres ne se conçoit
guère, les trajets de la création et de la lecture sont strictement superposés17.

14. Ici même, p. 133.


15. Musik in Geschichte und Gegenwart (19871), article « Walzer ».
16. Ici même, p. 176.
17. Voir aussi ici même, p. 108 et 115 : l’écoute en question semble décrire exactement
l’activité du compositeur.

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I NTRODUCTION 15

Cette méthode peut alors s’appliquer à d’autres « objets », accords, hau-


teurs, mélodies ou rythmes traditionnels. Peu à peu, Lachenmann ajoute à
l’approche structurale par séries d’autres « aspects » sur lesquels il veut tra-
vailler, comme la tonalité (entendue au sens large somme l’ensemble de tous
les objets, réflexes, gestes, attitudes, d’écriture, de l’écoute ou de la consom-
mation musicale, telles qu’il se cristallise dans la vie musicale18), et l’aura, « le
domaine des associations, des souvenirs, des prédéterminations archétypales
et magiques. »19 On notera qu’il y a de bonnes et de mauvaises manières de
travailler avec (et donc contre) l’aura : les cloches-tubes dans Canti di vita e
d’amore deviennent des « barres de métal presque cassées, qui tintinnabulent,
évoquant une fois encore la solennelle fête d’un cérémonial révoqué»20, alors
que le mélange insouciant d’instruments à percussion d’origine et à conno-
tation très diverse dans un passage de Gruppen rappelle « la salle d’attente
d’un aéroport »21 où les sons se côtoient par hasard : le compositeur est ici
rattrapé par son matériau, qu’il pensait vierge de toute connotation.
Tenir compte de ces aspects ressortit à un « structuralisme dialectique »22,
qui définira un second stade chez Lachenmann, avec l’intégration de tout ce
qui avait paru « obsolète »23 pendant la première période héroïque de la
musique concrète instrumentale. C’est ici que se place le traitement parti-
culier des hauteurs, sur lequel Lachenmann ne s’est exprimé que sporadi-
quement. Au début des années soixante, le compositeur a élaboré un
ensemble de douze fois douze blocs de séries dodécaphoniques, en appli-
quant un schéma de permutations à une échelle chromatique24 (voir exemple
page suivante).

18. Sur la notion d’un « appareil esthétique », ici même, p. 53sq. On pourrait y inclure les
attitudes du corps du musicien : voir par exemple Lothaire Mabru, « Donner à voir la
musique : les techniques du corps des violonistes », Musurgia VI, 2 (1999).
19. Ici même, p. 170.
20. Ici même, p. 174. De même, certains tours de la pensée permettront de justifier un amour
pour la Symphonie alpestre de Richard Strauss, entendue alors « comme une sorte de fête
d’adieu à une vision du monde devenue décor et qui n’est intacte qu’en apparence, […]
pas moins apocalyptique et éclairante dans sa lucidité que celle qui opère la rupture »
(Entretien avec Claus Spahn, Die Zeit, 1er septembre 2005).
21. Ici même, p. 137.
22. Ici même, p. 173. Voir à ce sujet le commentaire de Gianmaria Borio, « Lo struttura-
lismo dialettico di Helmut Lachenmann », Musica Realtà, n° 62 (2000), p. 19sq.
23. Ici même, p. 204.
24. Comme le remarque Piero Cavalotti (voir note 28), le schéma de permutation est le sui-
vant: 2 6 1 7 3 8 12 9 4 11 5 10. La seconde hauteur de la première série vient donc en position
1 de la seconde série, la sixième hauteur en position 2, la première hauteur en position 3, etc.

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16 I NTRODUCTION

Ces 144 blocs de 1 728 séries, dit-il, « sont ma carrière, d’où j’extraits tou-
jours ».25 Elles servent d’une part à établir des structures rythmiques, et en
particulier, à grande échelle, le « réseau » temporel dont Lachenmann parle
dans ses textes sur Siciliano et le Quatuor n° 2 ; chaque point du réseau déter-
mine la position où va entrer l’un des « membres » d’une famille26. Le com-
positeur établit ainsi « une sorte de squelette d’un corps qui n’existe pas
encore », il est « comme un peintre qui ne peint pas encore, mais dispose
déjà tout autour de lui », et il se munit ainsi d’éléments ou data de départ qui
sont «aveugles».27 Le réseau sert ensuite à déterminer des figures mélodiques
et harmoniques, soubassement d’une musique qui les efface à moitié ou les

25. Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit. p. 34.


26. Comme le remarque Christian Utz, il y a 60 entrées dans Ausklang et 75 dans Mouvement,
toujours disposées à partir du schéma de permutations cité en note 24 (Musik als
Wahrnehmungskunst, op. cit. p. 31).
27. Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit., p. 20, 33 et 56.

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I NTRODUCTION 17

noie dans la part bruitiste.28 Cependant, des opérations de distorsion sont à


l’œuvre en même temps : il y a des d’étirements ou des remplissages impré-
vus entre deux points du réseau temporel29 dont la « destination » est de se
défaire ou de sombrer.30 Les structures sont par ailleurs croisées, c’est-à-dire
projetés contre d’autres configurations, comme par exemple un ensemble
de hauteurs fourni par l’accord des instruments (l’ensemble des quintes dans
un quatuor, les hauteurs imprévisibles d’une cymbale ou l’accord particu-
lier du shô, l’orgue à bouche japonais31), qui sont donc inscrits dans la «nature»
de l’instrument, comme dit Lachenmann, et ne peuvent être évacués, pas
plus que l’aura du gong thaïlandais dans Gruppen. De même, des objets pré-
levés dans le monde tonal se posent en travers des agencements sériels et
entraînent leurs propres conséquences : du point de vue temporel, les « sque-
lettes rythmiques» de chansons populaires reconnaissables, au moins incons-
ciemment, par l’auditeur, ou des rythmes ou gestes typés, comme la gigue,
la sicilienne, la valse, la marche, le choral. Et ce sont enfin des accords clas-
sés, souvent obtenus par filtrage, dans les œuvres récentes, à partir d’un empi-
lement d’accords parfaits majeurs ou mineurs, tel que Schoenberg en cite
déjà dans sa Théorie de l’harmonie 32.
En somme, Lachenmann compose autant avec que contre des agencements
et structurations souvent très complexes, de même que les objets tirés du
monde de la musique tonale sont, comme il le dit à propos de Reigen, «moins
détruits que dérangés33 ». Le modèle d’un telle décontextualisation est depuis
toujours fourni par Mahler: Lachenmann citait encore récemment les figures
de basse d’accompagnement stéréotypées qui font l’objet, dans le cinquième
des Kindertotenlieder, d’un « effet V » par déplacement dans le registre médian

28. Voir l’analyse de Mouvement par Robert Piencikowski, Musik Konzepte n° 61-62, Munich,
text + kritik, 1988 Parmi les analyses importantes de Lachenmann citons : Josefine Helene
Horn, « Postserielle Mechanismen der Formgenerierung. Zur Entstehung von Helmut
Lachenmanns “Notturno” », MusikTexte n° 79 (1999) ; Piero Cavalotti, Differenzen. Post-
strukturalistische Ansätze in der Musik der 1980er Jahre am Beispiel von Helmut Lachenmann, Brian
Ferneyhough und Gérard Grisey, Schliengen, Argus, 2006 ainsi que les analyses de Christian
Utz et Didier Guigue mentionnées plus loin.
29. Musik als Wahrnehmungskunst, p. 31-32.
30. Ici même, p. 96.
31. Sur l’harmonie du sho dans l’avant-dernière scène de la Petite Fille aux allumettes et Concertini,
voir la brillante analyse de Christian Utz dans Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit. p. 127-154.
32. Arnold Schoenberg, Traité d’harmonie, trad. G. Gubisch, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983,
p. 500. Dans Ausklang, c’est par exemple un accord ré/fa/la/do/mi/sol/si/mi bémol/sol
bémol/si bémol (mesure 149s); dans Serynade, un accord fa#/si bémol/mi bémol/sol/do/mi/la/ré
bémol, qu’on peut aussi « lire » de haut en bas (la majeur, la mineur, do majeur, do mineur,
mi bémol majeur, mi bémol mineur). Voir Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit. p. 43-44 et
la belle analyse de Didier Guigue, « L’Ars subtilior de Lachenmann. Une incursion dans
l’univers sonore de Serynade », Filigrane n° 7 (2008).
33. Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit., p. 16.

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18 I NTRODUCTION

aux violons, puis dans l’aigu du célesta34. L’inclusion d’objets codés dans la
pratique d’une musique non pas sérielle, mais fonctionnant par séries et
droites, s’est en effet effectuée chez Lachenmann parallèlement à la redé-
couverte de Mahler au milieu des années soixante-dix : la virulence du texte
ici traduit s’explique ainsi par réaction à la récupération du Viennois par le
courant néo- ou post-tonal en Allemagne à la fin de cette décennie35. La scène
du reflux avant-gardiste critiquée par Lachenmann en 1966 se rejouait en
effet dix ans plus tard sous couvert d’un postmodernisme ou d’une «Nouvelle
Simplicité », celle de Wilhelm Killmayer, de Wolfgang von Schweinitz,
Manfred Trohajn, Hans-Jürgen von Bose, mouvement auquel se rattachent
aussi les premières œuvres de Wolfgang Rihm ou celles de Peter Rucizka.
Déceler dans un passage de Gruppen une sourde attraction vers si majeur36
pouvait paraître comme un jeu byzantin face au triomphe d’un néo-expres-
sionisme qui se servait dans le supermarché des affects traditionnels et décla-
rait peu ou prou l’ensemble de l’évolution musicale depuis le Schoenberg
dodécaphonique comme un intermède déplorable.
Dans l’esprit de Lachenmann, il s’agissait là d’une autre constellation
qui prouvait à la fois une fois l’attraction fatale de l’univers tonal, auquel
tout producteur de musique peut céder par faiblesse, inconscience, cynisme
ou appât d’un profit immédiat. Lachenmann y voit la superstructure musi-
cale de la société « bourgeoise » (terme toujours préféré à celui de capita-
liste) et dont il traquera l’effet aussi bien dans la fascination des ouvriers
pour les chansons sirupeuses présentées à San Remo37 que le recyclage
des gestes straussiens dans le langage symphonique ses contemporains. C’est
là le grand contexte impossible à subvertir, avec et contre lequel il faut
travailler, c’est-à-dire en toute conscience de ce champ de forces où s’effec-
tue le trajet de la pensée compositionnelle nouvelle. On verra ainsi que les
contre-images, les notions servant de repoussoir n’évoluent guère dans les
textes sélectionnés ici. C’est d’un côté l’attrait des éléments « magiques » de
la tradition, le coup de tam-tam qui « fonctionne », ou encore l’effet immé-
diatement enchanteur de tout élément répétitif. De l’autre, c’est une accen-
tuation unilatérale de ce qui relève de la technique ou de la technologie
comme fin en soi, ce que Lachenmann nomme des « gradations » ou
« échelles graduées », donc une division paramétrique systématique du son,
produisant des grilles – sérielles, ou les algorithmes de la CAO – que l’on

34. Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit. p. 27.


35. Voir à ce sujet Martin Kaltenecker, « Helmut Lachenmann und Gustav Mahler », dans
Nachgedachte Musik, Jörn Peter Hiekel et Siegfried Mauser (éd.), Saarbruck, Pfau, 2005.
36. ME, p. 56.
37. Ici même, p. 256.

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I NTRODUCTION 19

suit mécaniquement38. Cette fascination pour une technique relève aussi


selon lui d’un « maniérisme », entendu comme activité qui s’enferme dans
l’élaboration de structures subtiles mais sans chercher aucune relation cri-
tique avec le contexte social. Ces deux excès sont liés chez Lachenmann à
des métaphores végétales – le compositeur qui cherche uniquement de sono-
rités frappantes va « herboriser » ou « botaniser » ; il cède à un exotisme du
sonore qui rappelle des « serres chaudes »39 et qui attire un « tourisme » com-
parable aux trekkings dans la jungle ou aux visites d’un parc d’attraction ou
d’un Disneyland40 ; tout cela est comme la figure trompeuse d’un jardin
d’Éden auquel on accéderait directement, ce même « paradis » que John
Cage voulait atteindre en s’épargnant la traversée de l’écriture41.
L’ensemble de ces réflexions ne constitue pas seulement un point de vue
subjectif, reposant « sur des conflits personnels »42 ; il ne constitue pas la pro-
pagande d’un tempérament, l’enrobage discursif d’une écriture, mais relève
d’une esthétique dont l’ambition est de saisir les lignes de force mêmes de
l’histoire de la musique occidentale : c’est sur c’est horizon qu’il faut lire, dis-
cuter, critiquer les textes de Lachenmann. On pourrait différencier sché-
matiquement à cet égard entre une esthésique qui définit l’art à partir de l’ais-
thésis, à partir de la perception, de la sensation ou du goût, telle qu’elle a été
formalisée par Alexander Baumgarten et marque encore les textes de Kant,
et, d’autre part, une esthétique qui, à partir de Hegel, confronte l’art à la com-
munauté et à une transcendance. Si l’art dessine chez Kant une communauté
en ce que le jugement de goût, retors et paradoxal, est comme une propé-
deutique au jugement politique et moral43, au XIXe siècle, l’idée d’un art poli-
tique, qui prend en charge ou impulse une action politique et peut forger acti-
vement une communauté nouvelle s’ajoute à celle d’une métaphysique de l’art,
susceptible de prendre en charge la fonction de la religion, comme Hegel
le développe à la fin de la Phénoménologie de l’Esprit. Ce « grand récit » (par
rapport auquel le philosophe peut certes prendre ses distances rétrospec-
tives) représente un « discours actif » qui a fonctionné comme catalyseur ou
soubassement de productions artistiques considérables ; c’est sans doute

38. Mécanique qui, si l’on suit Lachenmann, n’est par brisée, dialectisée ou encore objet
d’une négation déterminée, si un pan des possibilités combinatoires est supprimé ou des
champs traversées en diagonale, par des irrégularités ou libres écarts passagers, ni encore
par quelques îlots préparés de liberté aléatoire, toutes stratégies que l’on rencontre chez
Boulez et qui relèveraient d’une négation abstraite de l’ordre paramétrique.
39. Ici même, p. 168.
40. Ici même, p. 242.
41. Ici même, p. 151.
42. Ici même, p. 71.
43. Voir à ce sujet en particulier les thèses de Hannah Arendt, Juger : Sur la philosophie poli-
tique de Kant, Paris, Seuil, 2003.

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20 I NTRODUCTION

Wagner qui confronte la musique pour la première fois successivement à la


communauté et à la métaphysique, en tirant les deux registres principaux
sur l’orgue de la légitimation de la musique en tant qu’art autonome44.
Cette tradition, caractérisée par l’importance qu’y prend la notion de
« vérité » (au détriment de celle de « goût »), représente ce à quoi se confron-
tent les esthétiques ultérieures, pour en reprendre, modifier ou déconstruire
les motifs. Chez Lachenmann, le registre métaphysique de l’art est remplacé
par ce qu’on pourrait nommer une « transcendance immanente » ; la mission
de l’art est ainsi définie : « Face au réel, nous vivons toujours dans l’espoir
que l’homme soit capable de faire ce qui convient, ce qui suppose bien sûr
qu’il soit capable et désireux de se connaître soi-même et sa réalité. Nous
croyons donc toujours en un “potentiel humain”. Nous nommons beauté
l’expérience sensible qui fait de cette croyance une certitude. L’espoir dans
ce “potentiel humain” au sein d’un processus de communication, vécu col-
lectivement, déclenche ce sentiment de bonheur que nous appelons la beauté./
Pour ce qui est de l’art, il ne nous transmet pas cet espoir à travers une expé-
rience irrationnelle, orientée vers la métaphysique, mais à travers une expé-
rience de l’homme parfaitement inscrite dans l’ici-là, qui réussit à s’expri-
mer, ce que Schoenberg, avec une précision extraordinaire, a décrit comme
l’exigence suprême que l’artiste doit formuler à l’égard de lui-même».45 C’est
pour cela que la musique représente une « expérience existentielle »46.
Lachenmann tente donc d’une certaine manière de rabattre l’une sur l’autre
une « esthésique » (l’art est principalement perception) et une « esthétique »
(il y a une vérité dans cette opération, mais d’ordre immanent).
Quant à l’idée de l’authenticité d’une œuvre, liée à l’enjeu politique que
comprend la redécouverte d’un « potentiel humain », elle nous semble mar-
quée chez Lachenmann, sinon directement par une lecture exhaustive des écrits
d’Adorno, du moins par ce « discours » adornien qui prédominait dans
l’Allemagne de l’après-guerre, et tout particulièrement dans le domaine de la

44. Dans L’Œuvre d’art du futur (1849) le peuple est la seule instance créatrice à laquelle l’ar-
tiste doit se « connecter » afin d’échapper à l’antagonisme « entre l’abstraction et la mode »
(titre du chapitre 5), entre un art qui ne trouve sa fin qu’en soi-même et un art qui ali-
mente la « machine du luxe ». En 1854 intervient la lecture du Monde comme volonté et repré-
sentation de Schopenhauer, où la musique est directement connectée à la métaphysique, le
musicien devenant, selon la boutade de Nietzsche, le téléphone de l’au-delà (Généalogie de
la morale, III, n° 5). On rencontre alors, dans Opéra et drame ou dans l’essai sur Beethoven
de 1870, l’opposition entre le monde visuel et monde auditif: il faut dépasser l’alliance pein-
ture/poésie dont témoigne la double activité de Goethe, orientée vers la contemplation
extérieure du monde ; la musique dira « l’essence intérieure des choses » car elle est com-
parable au monde du rêve, et à la nuit où se répandent les sons et leurs échos («Beethoven»,
Gesammelte Schriften, Leipzig, s.d., vol. IX, p. 61sq.).
45. Ici même, p. 69.
46. C’est le titre choisi pour l’édition des écrits complets en 1994.

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I NTRODUCTION 21

réflexion sur la musique. On peut en énumérer un certain nombre de motifs.


L’idée d’une complicité de l’œuvre trop belle et trop lisse (qui se retrouve aussi
dans le refus d’un art «culinaire» chez Brecht, ou celui du caractère «affirma-
tif» de la culture chez Marcuse) est chez Adorno le fondement des remarques
sur le caractère idéologique du Schein, de l’«apparence trompeuse». Adorno
soulignait de même le caractère fatal et trompeur de la cohérence technique
de l’œuvre, qui la rapprochait d’un mécanisme; sa propre impasse en tant que
compositeur reposait non pas sur une hésitation quant à savoir comment conti-
nuer, mais au contraire sur sa perplexité quant au fait de le savoir toujours –
grâce au trajet déjà tout tracé des séries47. Sa critique de l’industrie culturelle
se fonde en partie sur l’idée que les musiques qu’elle produit relèvent de la
compulsion de répétition: ce que Lachenmann relie à la magie (l’aspect «régres-
sif» des martèlements dans Siegfried ou de la minimal music), Adorno le liait tou-
jours au mythe, non encore dégagé de la pure répétition qui marque le domaine
de la nature et dans laquelle, pour le meilleur ou le pire, intervient la raison.
Si la fonction de l’art est de «couper en deux les synthèses», le travail du com-
positeur consiste directement à œuvrer contre les «sédimentations sociales»
dont tout matériau musical est veiné, matériau qu’il ne saurait forcer, comme
l’affirmait Ernst Krenek dans les années vingt. L’œuvre authentique, dira
Adorno, doit comporter un ferment anti-artistique : « c’est par son hostilité
envers l’art que l’œuvre se rapproche de la connaissance »48. D’où les gestes
« anti-harmoniques » de Michel-Ange et du dernier Rembrandt, l’aversion
contre des développements thématiques trop huilés et tout un « classicisme
brisé»49 chez le Beethoven de la troisième manière; de façon plus profonde,
«les œuvres d’art du rang le plus élevé ne se distinguent guère des autres par
leur réussite — que veut bien dire réussi? – mais par la nature de leur échec.»50
Tous ces motifs adorniens résonnent encore dans le concept central de
Lachenmann, celui, difficilement traduisible, de Brechung – à savoir une «rup-
ture », une façon d’ouvrir un objet ou un concept comme on rompt le pain,

47. Voir la lettre du 19 août 1926 à Alban Berg (Theodor Adorno/Alban Berg, Correspondance,
trad. M. Dautrey, Paris, Gallimard, 2004, p. 112). La Philosophie de la Nouvelle Musique
varie le même motif à propos de Schoenberg : « Les grands moments chez le dernier
Schoenberg ont été obtenus aussi bien grâce à la technique dodécaphonique que contre
elle. Grâce à elle, parce que la musique est ainsi rendue capable de se comporter de manière
aussi froide et inexorable, la seule qui lui sied encore après le naufrage ; contre elle, parce
que l’esprit qui l’a conçue reste assez maître de lui même pour pénétrer à tout moment
l’échafaudage de barres, de vis et de charnières et les faire resplendir, comme s’il était
prêt en fin de compte à le détruire par une catastrophe » (Philosophie der Neuen Musik,
Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975, vol. 12, p. 70).
48. Philosophie der Neuen Musik, op. cit., p. 118.
49. Ästhetische Theorie, Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, vol. 7,
p. 168 et Beethoven, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1994, p. 195.
50. Beethoven, op. cit., p. 149.

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22 I NTRODUCTION

une façon de l’analyser, de le mettre en perspective dialectiquement, mais


aussi, au sens optique, une « réfraction », donc un détour ou détournement
réflexif. C’est elle que vise la mise en série d’un son ou d’un objet tonal, qui
n’est pas donné comme tel, mais dialectiquement situé ; c’est elle qui per-
met d’affirmer que « créer une structure, c’est en briser une autre »51, de par-
ler même d’un instrument imaginaire « démonté » en cours de route, voire
d’un « sabotage » de l’œuvre par elle-même52. Ce concept central est alors
projeté sur l’histoire de la musique : comme chez Adorno, Wagner sera rejeté
du côté d’une tromperie sur le sonore, d’une mauvaise synthèse qui évacue
l’aspect concret, exactement comme fait la musique électronique53. Mais la
brisure réflexive est en même temps ce qui caractérise selon Lachenmann
l’art occidental dès l’invention de la polyphonie, laquelle fait sortir la musique
de la magie et de l’enveloppement par le rituel; le défi de l’autonomie réflexive
coïncide ainsi avec une « intervention qui a toujours une fonction d’irritation,
au nom de l’esprit qui s’éveille ».54
Écrire dans le sillage de cette évolution, dont Schoenberg marque un seuil
supplémentaire, peut relever de ce qu’on a nommé en Allemagne dans la
décennie hautement politisée – de la révolte des étudiants en 1967 jusqu’à
l’automne allemand 1977 – un kritisches Komponieren, dans lequel l’approche
de Lachenmann pouvait s’inscrire55. La beauté étant définie comme refus de
l’habitude et l’écriture comme déconstruction d’accessoires – Requisiten dit
Lachenmann, c’est-à-dire les éléments d’un décor de théâtre –, l’activité pro-
gressiste contribue à démonter cet « appareil esthétique » érigé par la société
en dépit et en travers de l’esprit libre. Le refus qui est simplement au prin-
cipe de toute activité artistique (ne pas prolonger un chemin tout tracé, pro-
duire quelque chose qui ne soit pas conventionnel) se charge alors empha-
tiquement de toute une responsabilité déclarée d’ordre politique. Lachenmann
a toujours ressentie fortement les mass medias comme une menace perma-
nente pour la mise à nu du potentiel humain et de l’activité de l’esprit qui
se découvre lui-même : dans la « jungle générale de la culture, de la civilisa-
tion et des médias », ces derniers répandent la magie comme marchandise,
par le «jeu non dialectique (ungebrochen) avec l’élément magique», alors qu’une

51. Ici même, p. 172.


52. Ici même, p. 121 et 34. Voir aussi Adorno, au sujet de Mahler : « La musique préfère se
ruiner elle-même plutôt que de donner l’illusion d’une réconciliation réussie » (Mahler, trad.
J.-L. Leleu, Paris, Minuit, 1976, p. 19).
53. ME, p. 211.
54. Musik als Wahrnehmungskunst, op. cit., p. 29 et le petit « précis » de l’histoire musicale ici
même, p. 226-227.
55. Voir Rainer Nonnenmann, « Kritisches Komponieren ? », Musik & Ästhetik n° 36 (2005),
qui étudie par ailleurs Nicolaus A. Huber, mais aussi Vinko Globokar, Hans-Joachim Hespos,
Heinz Holliger, Rolf Riehm, puis, parmi les compositeurs plus jeunes, Mathias Spahlinger
et Gerhard Stäbler.

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I NTRODUCTION 23

continuité s’établit, invariablement, entre les lieux de la disco, du rock, et,


« pour les fins esprits », Salzbourg et Bayreuth56.
On pourrait dire que cette approche, immuable et tenace, qui s’augmente
d’autres aspects ou exemples sans plier, fixée en de longues périodes qui ne
veulent rien laisser au hasard et capter par une hiérarchisation permanente
jusqu’à la dernière nuance ou opposition, à travers des textes dont chacun,
précis jusqu’à en devenir illisible, répète les éléments essentiels de tous les
précédents comme un arbre s’augmente de cercles, afin de concentrer à chaque
fois les idées essentielles de son auteur, textes sur-écrits, assemblés avec rigueur
mais avec de nombreux coupés-collés qui brouillent les époques, toujours
profondément engagés dans leur sujet avec une sévérité incandescente, on
pourrait dire qu’elle est « allemande au dernier point », comme Saint-Simon
l’écrivait au sujet de la princesse Palatine57. Les méandres où s’engage le lec-
teur se développent en même temps avec une extrême cohérence et la répé-
tition même des éléments fait apparaître peu à peu la force d’une position
en effet « existentielle ».
Or, cette esthétique se présente sans l’essentielle noirceur et le pessimisme
disert d’Adorno, chez qui une critique du capitalisme se mélangeait à une
sourde théologie à l’affût de l’éclair qui déchirera le voile noir enveloppant le
monde58, ni a fortiori ce trou noir mystique de l’œuvre disposée autour de sa
propre perte ou absence chez Blanchot. Et si l’on a souvent lu ou ressenti les
positions de Lachenmann comme celles d’un père fouettard fustigeant toute
impulsion spontanée, c’est que l’extrême et inhabituelle rigueur de sa posi-
tion fait oublier qu’elle a permis l’élaboration rayonnante d’une œuvre qui
compte parmi les plus singulières du XXe siècle. Il ne s’agit guère pour
Lachenmann de se censurer mais de s’observer, d’engager une aventure contrô-
lée de la perception, avide elle-même de sonorités et d’affects à traverser autre-
ment, tout en travaillait contre l’attraction de cette part morte en nous qu’est
la culture, dont Barthes disait qu’elle était « le spontané de l’homme »59. Les
bûches de la pensée permettent aux sons de flamboyer – quitte à ce que l’audi-
teur ébloui suive le conseil liminaire que Lachenmann prodigue ici – brûler
l’échafaudage théorique et oublier la dure constellation des notions, afin qu’elle
sombre dans un « inconscient qui reste actif »60, avec la certitude que l’écoute
en gardera la marque.

Martin Kaltenecker

56. « Kunst und Demokratie », MusikTexte n° 122 (2009), p. 28. Une première version de ce
texte citait aussi André Rieu, Gotthilf Fischer (voir ici même, note 3, p. 70) et les Sex Pistols.
57. Mémoires, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, vol. VIII, p. 553.
58. Ästhetische Theorie, op. cit., p. 209.
59. « Cy Twombly », L’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 145.
60. Ici même, p. 36.

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D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ?
(AUTOPORTRAIT)

I. (1975)

Né en 1935 à Stuttgart. Famille de pasteur, grande fratrie, nombreuses sti-


mulations, beaucoup de musique. Guerre. Après-guerre. Cours de piano,
chœur d’enfants, composition. Lycée, livres, partitions. Baccalauréat et début
des études musicales à Stuttgart: théorie et contrepoint avec Johann Nepomuk
David, piano avec Jürgen Uhde. Premières œuvres données en public : Cinq
Variations sur un thème de Franz Schubert, pour piano, Rondo, pour deux pianos.
En 1957, premiers cours d’été à Darmstadt : Scherchen, Stockhausen,
Pousseur, Maderna, Nono, Adorno. À partir de l’automne 1958, études à
Venise avec Nono : analyses de musiques anciennes et contemporaines,
esquisses, compositions sérielles et libres: Souvenirs, pour 41 instruments, Due
Giri, pour orchestre, Tripelsextett. Collaboration aux discussions de Darmstadt
en 1959 et en 1960 (« traducteur » de deux conférences de Nono). En 1960,
de retour de Venise, domicile Munich. Soutien d’artistes de la génération pré-
cédente : Herbert Post, Günter Bialas, Fritz Büchtger1.
Travaux à la recherche d’une situation personnelle, conférences, concerts
comme pianiste, expériences de composition avec la forme ouverte,
Introversionen. 1962, création des Fünf Strophen à la Biennale de Venise et de
Echo Andante, pour piano, à Darmstadt.

1. Herbert Post (1903-1975), peintre et typographe, était directeur de la Münchner Akademie


für das graphische Gewerbe. Fritz Büchtger (1903-1978), compositeur, dirigeait la série de
concerts « Studio für unser Musik » à Munich.

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26 D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ?

1963 et 1964, cours de musique contemporaine à Cologne : maniement


pragmatique de l’élément sonore dans Plus-Minus de Stockhausen ; étude de
questions liées à la pratique d’interprétation auprès de Caskel, Rzewski,
Kontarsky. 1965, travail au studio IPEM de Gand, composition électronique:
Scenario. À partir de 1966, enseignement de la composition à la Musikhochschule
de Stuttgart : Streichtrio I (pour la Società Cameristica Italiana), Trio fluido,
Interieur I (1967), pour percussion.
« Les types sonores de la musique contemporaine », essai : structuralisme
abstrait des années cinquante et pensée sonore empirique des années soixante,
intégrés dans la réinterprétation réciproque de la « structure du son » et du
« son de la structure » – première œuvre chorale pour la Schola Cantorum
de Clytus Gottwald à Stuttgart: Consolation I (sur un texte d’Ernst Toller extrait
de Masse Mensch), Consolation II (1968) (Prière de Wessobrunn). Consolations
III et IV sont en cours de composition.

Depuis 1970, enseignement à la Pädagogische Hochschule de Ludwigsburg.


Expériences théoriques et concepts coïncident à cette époque : la consolida-
tion de la pensée musicale dans le medium tonal ; le sens de cette consolida-
tion, précipité esthétique du lien idéologique à des normes surannées, mais
survivantes ; la régression du fonctionnement de l’avant-garde dans le sillage
de la pensée musicale bourgeoise, qui met à profit jusqu’aux stimulations
ayant fait leurs preuves dans le domaine de la communication, même dans
la négation provisoire du tonal; le caractère douteux de la revendication poli-
tique émise par la musique, tant que celle-ci n’aborde pas de front le pro-
blème lié à la volonté de briser les programmations esthétiques de notre
société, sans les faire entrer par la porte de derrière ; la recherche d’une issue
passant par une conception réaliste du son empruntée à la pensée quotidienne
et évitant l’effet « exotique » : le son comme information sur ses conditions de
naissance. L’intégration et la modification structurelle de cette expérience
comme transgression inévitable et notoire des tabous, et comme provocation
sociale. L’appellation « musique concrète instrumentale » était peut-être une
erreur, mais les œuvres elles-mêmes ont été comprises : les esprits se divisent
sur temA, Air, Pression et Kontrakadenz. (L’adjoint à la culture, lors de la remise
du Prix Bach à Hambourg, alors que je le remerciais de son accueil dans la
maison d’hôtes du conseil municipal : « Si j’avais connu votre musique, je
vous aurais proposé une place de camping à l’entrée de la ville.») Pour l’audi-
teur qui les écoute superficiellement, certaines œuvres plus récentes comme
Gran Torso, pour quatuor à cordes, Klangschatten – mein Saitenspiel et Fassade,
pour orchestre, sont plus une coupe sombre qu’un nouveau paysage naturel.

Depuis temA et Air, ma musique est un refus rigoureusement décons-


truit, une exclusion des attentes auditives qui se présentent à moi comme

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D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ? 27

prédéterminées par la société. Cela ne constitue pas une simple antithèse,


car les choses ne sont pas aussi univoques. Des processus dialectiques de
travail et d’invention résultent au contraire de processus de travail et d’inven-
tion liés aux différentes qualités du matériau sonore qui, on le sait, n’est
jamais neutre, mais toujours habité et chargé d’expression. (Dans ce
contexte, le terme de « tonalité » n’est qu’une abréviation caractéristique
désignant ce type de normes qui, même si elles s’y réfèrent constamment,
ne sont plus épuisées depuis longtemps par le mot même de « tonalité ».)
L’offre esthétique, l’intensité, si l’on veut : la beauté de la musique est pour
moi indissociable de l’effort produit par le compositeur pour s’opposer à
ce type d’anticipations et de définitions dans le matériau. Dans une telle
confrontation, comme confrontation avec la réalité sociale qui lui est liée,
le compositeur reproduit celle-ci et il s’exprime. Il est bien possible qu’ici,
de temps à autre, il soit paralysé jusqu’à la paranoïa par l’irréalisme de son
propre vocabulaire, irréalisme sur lequel, en tant que musicien, il lui est
interdit d’agir directement. Tel est le problème posé par son éveil politique
et ses effets rétroactifs sur ses objectifs de compositeur. Pour moi, la seule
chose crédible est la confrontation conséquente avec les catégories esthé-
tiques des moyens de composition explorés.
Je hais, et pas seulement dans l’art, le messie et le pitre. Pour moi, le
premier est la caricature du second. En revanche, j’aime Don Quichotte, et
je crois en la petite fille aux allumettes.

II. Pour Joséphine (2001)

À l’époque, rien ne laissait prévoir que l’invocation de la « petite fille » du


conte d’Andersen, à la fin de mon « Autoportrait » de Donaueschingen, en
1975, serait la première lueur d’un « opéra », plus de vingt ans avant qu’il ne
voie le jour. Mais avec le recul, ma pratique de composition s’orientait logi-
quement dans cette direction: l’évocation de l’aura de l’enfant comme arché-
type apparaissait déjà dans Wiegenmusik (1963), pour piano, et on la retrou-
vait jusque dans l’œuvre pour orchestre Fassade (1973), qui intègre des rires
et de cris d’enfants. En 1978, on donna à Darmstadt les Consolations : La Petite
Fille aux allumettes racontée en version concertante, avec le concours d’un
chœur à seize voix, d’un orchestre, de six bandes magnétiques (que l’on
retrouvera plus tard dans l’opéra, sous cette même forme : deux bandes avec
bruits filtrés, deux avec des émissions parlées, deux avec des émissions musi-
cales). L’intégration de mes Consolations I (1967) et II (1968), pour voix, la
première sur un texte extrait du drame d’Ernst Toller Masse Mensch (« Hier,
tu te tenais devant le mur… »), la seconde sur la « Prière de Wessobrunn »
(«L’étonnement des mortels m’a délivré son plus haut message: la terre n’était

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28 D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ?

pas, pas plus que le ciel en haut, ni l’arbre, ni aucune espèce de montagne »),
renvoyait déjà à des topoi centraux de l’opéra : « le mur de la maison » et le
ciel étoilé, et aussi, au fond, la situation de celui qui se promène dans un pay-
sage volcanique, dans le texte de Léonard de Vinci : « La mer en tempête ne
fit pas un tel fracas avec ses eaux tumultueuses… » (Mes points de suspen-
sion indiquent la complexité des relations.)
Dans Salut für Caudwell (1977), pour deux guitares, se dessinait déjà l’ap-
pel à la société, décomposé par la phonétique, articulé en rythmes complé-
mentaires et ainsi, une fois encore, déchiffrable acoustiquement dans l’écoute
(« Toute conscience est forgée par la société. Mais comme vous ne le savez
pas, vous vous imaginez que vous êtes libres. Cette illusion que vous affichez
avec tant de fierté est le signe distinctif de votre esclavage… »1), mais aussi
le gestus corporel de l’« écrivant » instrumental à travers la technique angu-
leuse du frotté des cordes dans le final: l’un comme l’autre invoquaient, avant
même la mort de Gudrun Ensslin, que je connaissais depuis l’enfance, l’ultime
situation, sans langage, de l’esprit sensibilisé par la politique.
En 1979-1980, ce fut la Tanzsuite mit Deutschlandlied (dans cette dernière, on
trouvait, outre l’hymne national bien connu, la musique des bergers tirée de
l’Oratorio de Noël de Bach, mais aussi le squelette d’articulation formelle de Schlaf,
Kindlein schlaf et de O du lieber Augustin): écrite pour orchestre, avec quatuor à
cordes concertant, et avec, entre autres, une gigue très rapide qui filait en pres-
tissimo: une anticipation, on allait le voir, de la «chasse» aux pantoufles volées
de la petite fille. En même temps, Ein Kinderspiel, pour piano, s’achevait avec
cette rapide «danse des ombres» sur les deux touches les plus aiguës du cla-
vier, dont le modèle rythmique, ralenti en sicilienne dans la Tanzsuite, une sorte
de large sarabande maintenant, constitue, avec les cérémoniels mouvements
legno sur la surface des cordes – réminiscences de Klangschatten – mein Saitenspiel
(1972) – l’image finale de l’opéra ; mais le cycle pour piano s’ouvre avec ce
Hänschen klein dont la fameuse mélodie régulera aussi, plus tard, la partie cen-
trale de mon concerto pour tuba, Harmonica (1982), où elle est «jouée» sur une
sorte de clavier imaginaire par cinq modèles formels. Issus des boutiques de
jouets des Noëls des années 1980, les toy-pianos utilisés dans Harmonica, avec
leur son enfantin et puéril, imposèrent aussi, par la suite, l’image sonore du
cliquetant (froid?) Mouvement – vor der Erstarrung (1983): mais on y retrouve le
Lieber Augustin, cette fois comme cantus firmus, sur un clavier de sforzato dont le
son se décompose, depuis les percussions jusqu’au souffle des vents et aux muets
mouvements d’archet, avec le contrepoint de figures col legno, pressentiment du
son nié, mort, des allumettes. On y retrouve, en outre, le début de la Marseillaise,
sous forme de citation aux timbales («Allons enfants de la patrie…»).

1. Extrait de la version allemande de Illusion and Reality (1937) de Christopher Caudwell


(1907-1937).

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D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ? 29

En travaillant sur les œuvres pour orchestre Ausklang (1984-1985), Staub


(1986, avec un regard sur la Neuvième de Beethoven – « Brüder, überm
Sternenzelt…2 »), Tableau (1987, pour l’orchestre du Staatsoper de Hambourg,
déjà), et sur la musique de chambre de l’Allegro sostenuto (1988), avec sa vir-
tuosité «allumant» le piano dans l’avant-dernière section, avec un large Ritsch
fortissimo et les cordes graves jouées avec la pédale…, j’avais certes déjà en
tête le projet d’opéra, mais sans avoir réfléchi concrètement à son univers
sonore. Le second quatuor à cordes, Reigen seliger Geister, commande du
Festival d’Automne à Paris à l’occasion du bicentenaire de la Révolution fran-
çaise, et dont le titre est une allusion frivole au menuet d’allure féerique
que Gluck composa pour la société aristocratique, parrainait, sans s’en dou-
ter, la scordatura reprise dans l’octuor de l’opéra, avec ses séquences flautato
qui se dissolvent dans des hoquets pour exprimer la chute des flocons de
neige, le poussé sforzato « aboyant » pour l’Air du froid et les champs de glis-
sando crépitants, atténués en pianissimo, pour la dernière transition dans l’opéra,
de la musique de « shô » (« Elles étaient auprès de Dieu ! ») dans l’épilogue
(« Mais dans l’heure froide du matin »).
Toutes ces œuvres antérieures ne savaient rien de l’opéra, qui n’était pas
leur objectif. Elles avaient leur propre mission à accomplir. En chacune d’elles,
se thématisait, d’une autre manière, cette dialectique qui, comme je l’ai déjà
décrit dans la première partie de cet « Autoportrait », définit ma création
depuis temA (1968) et ses respirations vocales et instrumentales : l’idée d’une
«musique concrète instrumentale»: la tradition, par la focalisation et la défor-
mation de ses accessoires sonores, physiquement détournés, leur magie fami-
lière ainsi brisée, fragmentée et redécouverte par la recontextualisation de
leurs débris, orientés sur l’énergie. Le déploiement et l’ouverture de ce jeu,
de toutes parts, avec ses implications naturalistes et primitives, étaient ani-
més par une inventivité « enfantine » de découvreur : les balles de ping-pong
bondissant sur la surface de la table et les pièces qui tombent en décrivant
un mouvement de spirale, les disques de polystyrène frottés les uns contre
les autres, les incrustations d’émissions de radio et le bruit de l’eau dans
Kontrakadenz ; l’horloge du salon et son tic tac familier, les verges qui fouet-
tent l’air, le gong japonais dobâchi frotté sur son bord arrondi, « réchauffé », et
vibrant ainsi peu à peu de manière tremblante dans Air – ces mesures d’ailleurs
reprises dans l’opéra, sous forme de citation littérale, là où, avec le Ritsch enfin
osé, la « chaleur » se propage pour la première fois. Et pourtant : si l’on en
était resté au type d’aménagement du matériau sonore auquel nous avons
fait allusion ici, s’il s’agissait du seul élément rattachant mes anciennes com-
positions « pures » à la musique de La Petite Fille, alors celle-ci se serait fanée

2. « Frères, au-dessus de la voûte étoilée ».

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30 D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ?

dans une épigonalité qui se botanisait elle-même. Au fil du travail, La Petite


Fille, comme projet de composition, dépassa le stade de l’«enfant émouvant».
On ne pouvait plus revenir sur le regard de Gudrun Ensslin dans sa cellule,
pas plus que sur celui porté dans la caverne de Léonard : ils en faisaient
partie. Ma composition, sensibilisée et éveillée par mes propres paralysies,
« savait », intuitivement et donc peut-être plus clairement qu’intellectuelle-
ment, que le regard structurellement distrait doit traverser les accessoires
esthétiques de la société : aller dans la profondeur et la caverne nocturne de
l’abîme humain, dont la vue, supportée « … dans le sentiment de l’igno-
rance… », ouvre la perspective, au-delà de l’effroyable, sur une intuition de
la libération. Libération douteuse, certes : par la mort, par l’avancée vers le
néant : « Mu ! », disent les moines zen.

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, ma recherche – « incertaine,


mais sûre », disait Nono – d’une utopie de la « non-musique » est consacrée
à une expérience du son et de l’espace, aussi complexe soit-elle, qui évoque
l’expérience de la « musique », la remet en question par une mutation de
ses définitions conventionnelles, quand elle ne va pas jusqu’à la supprimer,
et, au revers de cette procédure, redécouvre la « musique », si bien que les
anciens affects et emphases reviennent joyeux et purifiés de notre propre
a-néant-tissement.
Après avoir achevé mon second quatuor à cordes, je suis passé à la com-
position de La Petite Fille, commande du Staatsoper de Hambourg. Le tra-
vail progressait lentement, parcouru de tentatives de fuite et d’offres de capi-
tulation auxquelles s’opposèrent les performances de mes amis en matière
d’assistance par téléphone, et notamment celles du directeur patient et obs-
tiné qu’est Peter Ruzicka (jusqu’à la lettre de ma fille de seize ans qui, exilée
au Japon comme élève invitée, avait le mal du pays et m’écrivait : « Papa,
n’abandonne pas ! – Moi aussi, ici, je vais aller jusqu’au bout ! »).
La date de la création fut repoussée à deux reprises. Lorsqu’en 1992, la
valise qui contenait les esquisses, des fragments de la partition et toute la
musique sur Léonard de Vinci (« … zwei Gefühle… ») m’a été volée dans ma
voiture à Gênes, ce ne fut pas seulement pour moi une perte irréparable
d’esquisses et d’élaborations irremplaçables : je ressentis – fait révélateur –
une sorte de « raillerie » à l’égard de toute ma vie de travail ; par ailleurs, ten-
tant de surmonter cette bassesse du destin, j’y voyais aussi une sorte de « libé-
ration » vers un renouveau dans mon existence de compositeur, qui recom-
mençait à zéro et, dans cette mesure, se trouvait « dégagée de ses charges ».
Puisque le projet de La Petite Fille s’était manifestement effondré à tout jamais
– une reconstitution était en effet impensable –, je me suis rendu compte que
sans ce compendium perdu de mes expériences rassemblées, toutes les œuvres
que j’avais composées auparavant n’existaient plus désormais, pas même

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D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ? 31

dans leur pleine présence. Elles me sont tout d’un coup apparues comme les
simples ruines d’un éclat perdu. Cela ne signifie pas que l’opéra aurait dû
être à mes yeux un opus summum, mais je savais tout de même qu’en lui, j’avais
« donné la parole », au moins une fois, à tout ce que mes compositions pré-
cédentes avaient invoqué dans leur mutisme.
La « raillerie » ressentie et ce nouvel « état de libération », usurpé de
manière plus ou moins désespérée, apparaissaient cependant comme des
anticipations égarées sur les caprices de la réalité : les esquisses volées furent
retrouvées dans un parc, on me les renvoya, elles me lancèrent un clin d’œil
blafard et délavé – elles avaient séjourné plusieurs jours non dans la neige,
mais sous la pluie. Elles ne révélèrent pas l’identité de ce bienfaiteur crimi-
nel, ni ce qui s’était vraiment passé. La partition fut ensuite reprise, achevée,
répétée, donnée, huée, acclamée, révisée – « …et maintenant… » ?
Entretemps, d’autres choses étaient nées : Nun, œuvre orchestrale avec
deux solistes instrumentaux et huit voix d’hommes, Serynade, pour piano :
douleurs d’après l’accouchement, recherches de réorientation, progrès,
recherches d’escalade – « …vers les falaises ombragées, jusqu’à ce que je… »
– D’où, où, vers où ?
« Mu ! », disent les moines zen.
Sique ?

Trarego, le 16 mai 2001

III. (2009)
« Quelques mots » pour Philippe Albèra et Martin Kaltenecker

Le jeune compositeur à l’auteur : « Ta notion de “matériau” me sort par les trous


de nez ! »
L’auteur : « Pas à moi – elle reste dans ma tête ».

Bin wieder in crisi («Suis à nouveau en crise»), voilà ce que m’écrivait Nono
au début de l’année 1990, sur l’une de ses dernières cartes postales : lui, le
socialiste visionnaire envisageant un avenir meilleur, lui qui m’avait quasiment
interdit à la fin des années cinquante, lors de mon séjour d’études à Venise, de
tels accès, comme des états d’âme trahissant leur origine bourgeoise.
Mon opéra La Petite Fille aux allumettes, dont l’élaboration avait tout de
même consumé sept ans de ma vie sur cette terre, représentait pour moi ni
plus ni moins que la tentative, provisoirement réussie d’une certaine manière,
mais guère définitive et marquée par plusieurs crises sévères, pour surmon-
ter un traumatisme complexe : élaborer de façon structurée une musique
autonome, conçue sans aucune concession, et qui fait cependant partie d’une

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32 D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ?

action scénique qu’elle traverse de part en part, avec une intrigue, des hommes
qui chantent et les messages extra-musicaux liés à tout cela.
Après tant d’années de recherches pratiquées en toute innocence, de nou-
veaux départs à répétition, une façon de pratiquer la philosophie en dilet-
tante, tout ce que j’ai composé par la suite pourrait se décrire et se commenter
comme un processus consistant à maîtriser des traumatismes personnels à
travers une prise de conscience plus radicale, un processus «venu à lui-même»
et sans doute réussi à travers « l’échec ». Morton Feldman a intitulé l’une de
ses pièces merveilleusement énigmatiques The Viola in my life. Mon Intérieur I
était pour ainsi dire « the percussion in my life », Pression, « the cello in my
life » ; j’aurais pu nommer Kontrakadenz en 1970 « the orchestra in my life »,
mais aussi Schreiben en 2002, parler aussi de « the opera in my life », voire
appeler Grido « the third string quartet in my life ». De même, des œuvres
comme Nun, Serynade, Grido, Schreiben, Concertini, Got lost ont représenté à
chaque fois pour moi l’expérience d’une confrontation avec les genres et
les modèles de la tradition, en même temps qu’avec tous les conditionne-
ments qui définissent une conception prédominante de la musique dont
j’aimerais tellement dépasser le caractère d’une évidence qui va de soi.
Aventure donc non pas au sens banal d’une conquête de sons instrumentaux
ou de techniques de jeu inhabituels (les « bruits »…), malentendu que mes
textes publiés jusqu’ici ont dû lever depuis longtemps, mais au sens d’une
confrontation existentielle avec une limitation profonde, et dont le dépasse-
ment me demandait de découvrir et de mobiliser continuellement de nou-
velles énergies, en moi-même et dans mes moyens d’écriture.
Une « limitation profonde » : se pourrait-il que le médium qu’est la
musique, avec toute sa richesse sonore, expressive, structurelle, et toute l’élo-
quence qui en découle, serait au fond, quant à la perception libérée qu’on
espère, sa propre prison ?
L’idée d’une «non-musique» qui libère l’esprit et la perception n’est peut-
être rien d’autre qu’un mirage désespéré, permettant tout au plus d’affiner
l’invention, qu’elle paralyse et qu’elle fouette à la fois ? Un pieux mensonge
fait à soi-même, pénible et pourtant bien utile, puisqu’il nous oriente vers
l’innovation ?
Je pense que cette manière de poser la question et de me questionner a
déterminé dès le début non seulement mon écriture mais aussi le commen-
taire verbal qui l’a accompagnée et ma façon de communiquer au sujet de
la théorie de la composition.
Beaucoup de compositeurs contemporains, sans s’en rendre compte, ont
apporté en toute insouciance sinon les bonnes réponses, du moins leurs
réponses personnelles. Et peut-être ne devrait-on rien attendre de plus. De
mon côté, j’ai pourtant misé davantage sur le questionnement que sur les
réponses. Peut-être que les questions constituaient pour moi la réponse même.

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D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ? 33

Le processus d’ouverture de la pensée qui peut s’observer à partir de la


« Typologie sonore » en 1966, jusqu’au texte sur les « Quatre conditions du
matériau » en 1978, reflète l’intégration des premières observations dans un
espace de pensée et de spéculations plus large, et donc non tant un « pro-
grès» qu’une ouverture et un élargissement nécessaire de la notion de «maté-
riau », qui avait été définie de façon radicalement nouvelle dans les œuvres
et les écrits de Boulez, Stockhausen, Nono ou Cage. Ce processus d’ouver-
ture ne dévalorise pas le premier stade, mais fait apparaître la dynamique
avec laquelle il faudra constamment continuer à penser. De même, ma notion
de « musique concrète instrumentale », avec ce qu’elle impliquait de déna-
turation (Verfremdung ) du son, ne s’est pas perdue en route lorsque ma
recherche d’espaces perceptifs nouveaux et plus complexes a de nouveau
mis en avant des techniques de jeu familières ; en effet, il n’avait jamais été
question d’une simple dénaturation, mais d’un élargissement de l’horizon de
la pensée et de la réception, en vue d’une écoute non seulement sensibilisée,
mais toujours « enthousiasmée » de nouveau, c’est-à-dire visitée par l’esprit.
Entretemps, j’ai cessé de définir les positions que j’ai tenté d’atteindre ou
d’occuper provisoirement, et surtout de leur donner des étiquettes à l’usage
de journalistes qui les prennent en note et mélangent tout ensuite, comme je
l’avais fait jadis, sans précautions, avec des notions telles que le « son struc-
turé », la « structure sonore », l’« aura », la « musique concrète instrumentale »,
ou encore quelques bon mots retors: «la beauté comme refus de l’habitude»,
l’art comme « magie dialectisée », jusqu’à l’idée encore non réalisée d’une
« non-musique ». Toutes ces formulations, bien ou mal comprises, semblent
avoir doucement infiltré la pensée musicale aujourd’hui, avec une connota-
tion positive ou négative, en s’y agitant pour le meilleur et pour le pire, tel
des graines disséminées, et je les retrouve à l’occasion sur mon chemin, gri-
maces étranges qui apparaissent dans les œuvres ou les commentaires de
quelques contemporains qui les recopient mollement et sans aucune réflexion.
Cela dit sans vouloir faire amende honorable, ni dévaloriser l’utilité poten-
tielle de mes observations ou des manœuvres de ma pensée.
Je me répète : les constantes plus ou moins apparentes de mon écriture
et de la pratique de ma pensée et de mon imagination sont restées jusqu’à
aujourd’hui la réflexion, toujours à mettre en œuvre, sur la notion de « maté-
riau », si gênante aujourd’hui pour beaucoup ; la coïncidence à réaliser entre
la vision du son et celle de la forme, au sein d’un « son structuré » qui devient
« structure sonore » et dont les composantes se définissent non à travers les
« paramètres » standardisés, mais des catégories qu’il s’agit de découvrir ou
de déterminer toujours de nouveau. Une telle détermination, que l’écriture
même doit transmettre, signifie ou a pour effet deux choses. D’un côté, c’est
une purification, et en cela une « libération » – elle élimine dans tout ce qui
résonne les composantes expressives préformatées et comme standardisés,

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34 D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ?

grâce à une nouvelle hiérarchie exclusive des éléments qu’il s’agira de gérer,
seule solution pour aller contre l’usure des moyens à disposition. De l’autre,
à partir de ce nouvel ordre, c’est un monde sonore singulier qui naît, l’ouver-
ture d’une nouvelle aire de jeu qui doit cependant, à un moment ou un autre,
reconnaître ses propres limitations a priori. Le nouveau paradis s’avère alors
comme une prison virtuelle, dont l’imagination créatrice doit à nouveau s’éva-
der, afin que les catégories qui structurent conjointement le son et la forme
soient à leur tour transformées, de façon radicale et/ou plus subtile. La com-
position devient alors un genre complexe d’« arpège » qui évolue au ralenti
sur un instrument imaginaire que l’on a soi-même construit, mais qui se trans-
forme «dans le cours du temps», voire tombe en morceaux. (Peut-être aurais-
je dû compléter ma seconde thèse sur la composition en disant : « Composer
veut dire construire un instrument et le forcer » ?3) Quant à l’arpège, qu’on
se souvienne des techniques de développement chez Beethoven. Et pour
paraphraser la leçon de Hans Sachs au sujet de la « règle » qui commande
l’œuvre d’art : « Vous la posez vous-même, et vous la (pour)-suivez ensuite »
– à savoir : vous réfléchissez sur elle, vous la tracassez ou vous la sabotez.
Une analyse qui ne dépasse pas la définition des catégories caractéristiques
et des figures musicales qu’on en a tirées, et qui ne tente pas non plus d’inter-
roger et de mettre en lumière l’arrière-plan de tous les actes de sabotage que
l’œuvre commet en somme contre elle-même s’arrête à mi-chemin. Car à
la fin des fins, chaque œuvre formule dans le dos de son créateur son propre
système de règles, ou principe. Mahler, en disant « je ne compose pas, je suis
composé », s’est un tout petit peu trompé : seul le compositeur qui compose
de manière intense est composé…
Quand le maire de Berlin, invité à l’occasion d’une session de l’Académie
des Arts de cette ville, a essayé d’impressionner les membres avec une cita-
tion de Schoenberg en disant : « L’art a le droit de tout faire, sauf une chose :
ennuyer», j’ai contré cette citation, et Dieu sait si elle est elle-même ennuyeuse,
en répliquant : « L’art ne doit rien faire, sauf une chose : provoquer ». À l’ins-
tant même, je me suis pourtant rebiffé contre cette thèse, qui n’était pas moins
impertinente. Bien sûr, je n’ai pas oublié l’arrière-plan politique et social d’une
telle formulation, qui n’est pas sans agressivité – ni le double front auquel
nous faisons face depuis les années soixante-dix, une gauche qui parade,
contente d’elle-même, et une petite-bourgeoisie confinée, pseudo-libérale
mais attirée par des valeurs de droite. Entretemps, l’alliance pour le confort
esthétique traverse il est vrai toutes les classes d’âge, les couches sociales et
les camps somnolents des idéologies, allant de l’indifférence et de la super-
ficialité des politiciens en cette matière jusqu’au public qui ricane à la télévi-
sion et applaudit sur commande. Mais peut-être, devant cet arrière-plan – ou,

3. Voir « De la composition », traduit dans ce volume (N.D.T.).

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D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ? 35

pour être réaliste : derrière ce premier plan – se forme-t-il maintenant préci-


sément une conscience plus aiguë de l’art; par opposition à une néo- ou post-
avant-garde qui ne provoque pas moins allègrement, à travers des régres-
sions souvent rusées, elle ne s’attardera guère sur des effets d’irritation immé-
diate, au sens d’un « épatez le bourgeois ». Car la provocation esthétique, et
surtout elle, est devenue depuis longtemps, quand elle en reste aux « chocs »
faciles, un objet d’entertainment.
Il se pourrait que la notion décisive ne soit plus ici celle de la « provoca-
tion », mais celle d’être sans défense. Un art sans défense ne serait redevable
qu’à ses propres lois, il naîtrait sans considération pour une exploitation
rapide sous forme d’un produit fascinant, quelque peu étrange, et il serait
inapte à servir d’idylle pour un tourisme insouciant, d’où le mélomane, aucu-
nement mis à mal, sortira pour se réfugier dans le joli confort de ses quatre
murs. Les derniers quatuors de Beethoven étaient sans défense en ce sens-
là, comme aussi les œuvres de Schubert, Schumann, les symphonies de
Bruckner ; sans défense aussi les Variations pour orchestre de Schoenberg, la
Symphonie op. 21 de Webern, le Concerto de chambre de Berg, les Varianti de
Nono, Kontrapunkte de Stockhausen, Rituel de Boulez, Funérailles de
Ferneyhough, les Quatre Chants pour franchir le seuil de Grisey – et j’hésite à
mentionner ici les œuvres de ceux de mes amis que j’admire tant. Mon admi-
ration et mon amour pour une musique qui s’incarne ici et là de manière tou-
jours autre augmente en permanence, puisqu’elle rafraîchit toujours le plai-
sir que je prends moi-même à chercher et à créer. Qu’il participe activement
ou passivement à la naissance d’une musique, l’intellect est cette part sans
défense, parce que « traçable », d’une intuition visionnaire.
Est-il possible cependant qu’une fois réveillé brutalement – et on ne sau-
rait rendre compte de la situation de la composition aujourd’hui sans ana-
lyser les raisons fatales de ce qui l’assiège dans l’ensemble de la société – on
s’abandonne encore « sans défense » à ses intuitions ?
Celui qui s’en sent le courage « après tout » sera conduit tôt ou tard à
travailler avec la contrainte nécessaire (et les possibilités qu’elle implique)
qui consiste à établir des gradations, contrôlées et gérées de manière ration-
nelle, et qui se réfèrent en fin de compte, fût-ce inconsciemment ou d’une
manière ludique, à l’ancienne approche apparemment fanée des « années
Darmstadt ». Sans elle, l’authenticité d’un nouveau système de catégories à
établir, et donc d’une musique qui nous touche aujourd’hui « malgré tout »,
n’est guère pensable pour moi, sans oublier la possibilité de transformation
de ces mêmes catégories, déjà mentionnée, ce qui les aide, aussi originales
qu’elles soient, à échapper à une calcification toujours menaçante.
Toutes mes notions et tous mes modèles, fondés sur une telle réflexion
presque sans défense, doivent alors être nouvellement compris et, au sein de
ces deux situations saintes que sont l’écoute et la création, être ignorées avec

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36 D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ?

une sensibilité aussi fine que possible, donc intériorisées, « coulées » pour
sombrer dans un inconscient actif, et pour tout dire : être oubliées. Car nous
restons touchés par ce que nous avons oublié.
Un grand merci aux deux amis, Philippe Albèra et Martin Kaltenecker,
qui ont aidé mes textes à rencontrer des lecteurs francophones. Les approches
de la pensée musicale dans les différents paysages actuels ne sont pas encore
standardisés, et une discussion de ce qui est publié ici pourrait mettre en
lumière de nouveaux aspects stimulants.

Trarego, le 10 août 2009

Traduction Olivier Mannoni (I et II) et Martin Kaltenecker (III)

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


TYPOLOGIE SONORE
DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
(1966/1993)

L’émancipation du son, représenté acoustiquement et qui avait tradi-


tionnellement une fonction plutôt subordonnée en musique, constitue l’un
des acquis essentiels de l’évolution de la musique de notre siècle. En rem-
plaçant l’ancienne conception sonore, liée à la référence tonale, aux conso-
nances et dissonances, l’expérience empirique et immédiate du son est deve-
nue aujourd’hui non certes le point central de l’expérience musicale, mais
elle y occupe néanmoins une position clé.
Entretemps, cette libération de l’aspect acoustique a produit toutes sortes
de malentendus, de nature bienveillante ou malveillante, chez les auditeurs
comme chez les compositeurs, tel ce fétichisme de la couleur sonore dont
le fondement reste émotionnel et dont les impressionnismes larvés n’ont au
fond plus rien à voir avec la démarche innovatrice qui était celle de l’avant-
garde à l’origine.
Nous tenterons dans cet article de ramener cette diversité apparemment
infinie de l’expérience sonore empirique à quelques types de sonorités fon-
damentaux, afin d’offrir ainsi une vue d’ensemble. Le but d’une telle typo-
logie ne saurait consister à établir une terminologie définitive pour une syn-
taxe musicale universelle : une telle valeur absolue n’existe plus depuis le
congé donné au système tonal. La tentative proposée ici profite simple-
ment des possibilités d’abstraction qu’offrent certains modèles sonores carac-
téristiques, et elle voudrait offrir à ceux qui s’intéressent à la théorie de la
composition des modalités pratiques pour l’accès à la facture des œuvres
nouvelles, en partant de leur sonorité.

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


38 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Pour définir la représentation acoustique d’un son, il est certes indispen-


sable de recourir à la hauteur, au timbre, à la dynamique et à la durée, et tout
particulièrement au timbre comme somme et résultat de sons partiels, avec
leurs différentes hauteurs et valeurs dynamiques, produits naturellement ou
artificiellement. Mais la distinction entre le son en tant qu’état et le son en
tant que processus est tout aussi importante que les quatre paramètres pré-
cédents: autrement dit, entre une sonorité en tant que simultanéité d’une cer-
taine durée voulue mais limitée de l’extérieur, et une sonorité en tant que
processus caractéristique qui crée par lui-même sa durée intérieure.
Considérons une série de sons différents :

Exemple 1
Helmut Lachenmann, Trio fluido, mesure 186.

Exemple 2
Expulsion d’air avec la cavité buccale voûtée, directement dans le tuyau.

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 39

Exemple 3
Helmut Lachenmann, Intérieur I, 1re feuille, en bas.

Exemple 4
Helmut Lachenmann, Intérieur I, feuille 17, en bas.

Exemple 5
Helmut Lachenmann, Trio fluido, mesure 183.

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40 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Aussi variées que puissent être les caractéristiques de ces sonorités iso-
lées, leur complexité ou leur originalité, il s’agit ici uniquement de la répé-
tition d’un seul type de son. Il se caractérise par une courbe ascendante et/ou
descendante, construite de manière naturelle ou artificielle mais d’une seule
traite, développant sa caractéristique au sein de ce processus. Ce type de son,
qui est le plus simple sans être aucunement primitif, nous le nommerons ici
« son cadentiel » (Kadenzklang ), puisqu’il comporte, par analogie avec la
cadence tonale, une pente caractéristique. On pourrait d’ailleurs l’appeler
tout aussi bien « cadence sonore » (Klang-Kadenz).
La représentation schématique de ce type de son devrait se référer à sa
courbe dynamique et prendre la forme suivante :

Exemple 6

Provisoirement, comme toute la terminologie utilisée ici, nous désigne-


rons par le terme «son d’impulsion» (Impulsklang) une sous-catégorie du «son
cadentiel » : ici, les transitoires d’attaque se concentrent dans une impulsion
caractéristique alors que l’extinction consiste soit dans la résonance naturelle:

Exemple 7a
Helmut Lachenmann, Intérieur I, feuille 16.

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 41

Exemple 7b
Représentation schématique.

Soit dans une résonance rajoutée artificiellement :

Exemple 8a
Karlheinz Stockhausen, Gruppen für drei Orchester, deux mesures avant le chiffre 9.

Exemple 8b
Représentation schématique.

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42 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Une autre sous-catégorie du « son cadentiel » est le « son d’attaque pro-


gressive » (Einschwingklang) :

Exemple 9a
Luigi Nono, La terra e la compagna, mesures 159/160.

Exemple 9b
Représentation schématique.

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 43

Voici encore deux exemples de « sons à extinction progressive » (Aus-


schwingklang), avec un processus de déconstruction caractéristique du son.
Un tel son, condamné dès le début à une mort rapide, s’engage en somme
dans une lutte et une agonie caractéristiques. En disparaissant, il se trans-
forme encore, produisant même des effets de crescendo quand des parties
du spectre sonore ne transparaissent qu’a posteriori :

Exemple 10a
György Ligeti, Apparitions, mesure 49.

Exemple 10b
Représentation schématique.

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44 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

… ou même des déformations totales, comme on peut les obtenir dans


le cas d’un étouffement partiel :

Exemple 11a

Exemple 11b
Représentation schématique.

Voici enfin deux exemples de sons cadentiels caractérisés aussi bien dans
leur attaque que dans leur extinction :

Exemple 12a
Jürg Wyttenbach, Klavierkonzert, fin de la version de Munich1
Représentation schématique.

1. Jürg Wyttenbach (*1935) a retravaillé plusieurs fois son Concerto pour piano. Il semble que
le texte musical qui a servi pour ce diagramme n’existe plus. Helmut Lachenmann a cepen-
dant conservé ici cet exemple.

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 45

Exemple 12b
Helmut Lachenmann, Kontrakadenz , mesures 259-262.

Exemple 12c
Représentation schématique.

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46 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Retenons que dans le cas du son cadentiel, il s’agit fondamentalement


d’un processus, si bien que le temps nécessaire pour que sa qualité propre se
transmette – son « temps propre », comme on pourrait l’appeler en référence
à Stockhausen – est identique au temps même dont il dispose.
Il en va tout autrement du type sonore suivant. Si la forme la plus simple
du son en tant que processus est le son cadentiel, la forme la plus simple de
l’état sonore pourra être nommé « son-couleur » (Farbklang), ou alors « cou-
leur sonore » (Klangfarbe), avec un spectre plus ou moins stationnaire.
On a créé beaucoup de confusion en confondant les compositions à par-
tir de sonorités (Klang-Kompositionen) et les compositions basées sur le timbre
(Klangfarben-Kompositionen). Le deuxième terme est plus long, mais le pro-
cédé lui-même infiniment plus simple. Un timbre stationnaire a un temps
propre infime : l’oreille enregistre instantanément le résultat vertical constant
de sons ou de sons partiels simultanés. Contrairement au son cadentiel, la
durée définitive d’une couleur sonore n’a rien à voir avec son temps propre,
et un « son-couleur » peut être indifféremment long ou bref. Sa durée doit
être à chaque fois découpée de l’extérieur. L’oreille est vite informée et satu-
rée, et souvent bien avant que le son-couleur en question ne s’achève.
La représentation schématique du son-couleur ne peut donc qu’être la
suivante :

Exemple 13

On pourrait insérer à volonté dans le rectangle des couleurs ou des traits


caractéristiques réguliers. Dans ce cas, la ligne verticale, qui détermine ici
visuellement l’épaisseur de la bande, pourrait indiquer aussi bien l’intensité
et l’épaisseur du son. En revanche, dans les exemples suivants, qui illustrent
l’articulation interne de ces états sonores, l’intensité est plus ou moins pré-
supposée comme constante ; la durée représentée par l’horizontale est donc
mise en relation avec le continuum des hauteurs, représenté par la verticale.

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 47

Voici l’exemple d’un traitement compositionnel extrêmement simple de


sons-couleur :

Exemple 14
Krysztof Penderecki, Anaklasis, après le chiffre 3.

Malgré la schématisation nécessairement un peu grossière du graphique,


la partition réelle pourrait presque être reprise dans ce cas telle quelle.
C’est ici qu’il faut citer l’exemple célèbre de Ligeti : un son-couleur tout
d’abord stationnaire, modulé de l’intérieur par un vaste processus de déve-
loppement. On peut dire d’Atmosphères qu’il s’agit d’une seule sonorité, certes
peu à peu transformée dans la durée, mais dont les contours extérieurs sont
simplement décalés peu à peu :

Exemple 15
György Ligeti, Atmosphères, début.

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48 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Dans la mesure où les qualités d’une couleur sonore ne résultent pas seu-
lement d’un spectre fixe de sons simultanément tenus, mais de petits mou-
vements répétés plus ou moins régulièrement (dans le cas le plus simple, des
trilles ou des trémolos), le « temps propre » du son-couleur, nécessaire à son
identification, augmente progressivement, sans pour autant être identifié par
l’oreille autrement que comme le résultat d’une simultanéité colorée :

Exemple 16

De tels mouvements intérieurs peuvent alors être étendus jusqu’à ce que


le temps propre d’une couleur sonore soit nettement perçu comme un chan-
gement intérieur répété périodiquement. C’est à ce moment que l’on change
de type : le son-couleur tenu devient un « son fluctuant » (Fluktuationsklang),
au sein duquel un processus, certes court, se répète périodiquement. L’effet
perçu reste celui d’un état; certes, un temps propre caractéristique se déploie,
mais il n’a rien à voir avec la durée effective du son.
De tels exemples se trouvent aussi dans la musique classique, où ils sont
souvent déjà consciemment employés comme tels : 2

Exemple 17
Ludwig van Beethoven, Symphonie n° 9, début.

Exemple 18
Anton Bruckner, Symphonie n° 4, début.
2. Dans la version radiophonique de ce texte, ce type de son était illustré par des extraits
de préludes de Bach tirés du Clavier bien tempéré, n° 1 en do majeur et n° 2 en do mineur,
mais aussi par un extrait de Ramifications de Ligeti. (Note de Helmut Lachenmann).

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 49

Exemple 19
Frédéric Chopin, Étude op. 25 n° 1, mesures 45-46.

Exemple 20
Claude Debussy, Feux d’artifice, mesures 1-2.

Une représentation schématique du son fluctuant pourrait contenir toutes


sortes de dessins réguliers qui représentent un retour périodique :

Exemple 21

Nous pouvons distinguer des sons fluctuants à fluctuation interne, où le


contour extérieur reste immobile, alors que le mouvement se produit à l’in-
térieur :

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50 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Exemple 22
György Ligeti, Atmosphères, partition page 21.

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 51

mais aussi des sons fluctuants à fluctuation extérieure : ici, tout l’événement
sonore est happé par le mouvement, lui-même évoluant en une circularité
périodique. On ne peut donc plus le saisir en simultanéité, mais seulement
de manière progressive, alors que l’écoute s’assure peu à peu du mouvement
global.

Exemple 23
Représentation schématique.

D’autres exemples :

Exemple 24
Frédéric Chopin, Étude op. 10 n° 1, mesures 1-2.

Exemple 25
Frédéric Chopin, Étude op. 25 n° 11, mesures 9-10.

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52 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Exemple 26
Alban Berg, Wozzeck, acte II, mesure 402.

Le facteur temps a déjà pris une importance plus grande dans les sons à
fluctuation extérieure. Une coupe verticale ne ferait apparaître ni le contour
global, ni surtout les qualités de la couleur qui résultent des mouvements ;
ceux-ci nécessitent absolument une certaine durée caractéristique pour être
vécus par l’auditeur, dans un processus qui est comme une exploration par
tâtonnement. Dès que cela est réalisé, l’intérêt actif que l’auditeur prend à
ces articulations, sinon répétées à l’identique, du moins clairement prévi-
sibles s’évanouit, et l’on réagit alors face à la vie interne de ce son fluctuant
de manière aussi informée, saturée et passive que face à un son-couleur simple.
Ce qui est essentiel dans le son fluctuant, c’est le fait qu’on y perçoit à chaque
moment quelque chose d’autre, mais jamais quelque chose de nouveau ou
d’inattendu.
Il en va autrement du type suivant, le « son-texture » (Texturklang), illus-
tré par l’exemple 27 (donné ici en extrait, comme plus haut les ex. 22-26).
Nous avons là un tressage, une polyphonie à 48 voix construite selon le prin-
cipe du canon : chaque voix expose la même suite de hauteurs, mais avec
des durées différentes.
Dans ce type de sonorité, le «temps propre» prend une place indétermi-
nable. Ce qui caractérise le son-texture, c’est qu’il peut changer continuellement

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 53

quant à ses propriétés acoustiques (dans l’exemple 27, sur le plan harmonique),
sans se répéter à l’instar du son fluctuant. On pourrait donc considérer son temps
propre comme infini, si l’attention de l’auditeur ne finissait pourtant par se
renverser, passant d’un renouvellement continu du détail vers la perception
d’un événement statique dû à la statistique de caractéristiques globales.

Exemple 27a
György Ligeti, Apparitions, page 19, extrait.

Exemple 27b
Représentation schématique.

Ce type de sonorité connaît ainsi le même destin que ses prédécesseurs,


le son-couleur et le son fluctuant : après un certain temps propre, indéfinis-
sable puisque différent selon les cas, il est vécu non plus comme un proces-
sus, mais comme un état indifféremment prolongeable. Je considère comme
son-texture – mais on pourrait tout aussi bien parler de « texture sonore »
(Klangtextur) – la partie «Fin II/Invitation au Jeu, Voix» de Sonant de Mauricio
Kagel, pour guitare, harpe, contrebasse et percussions à peaux. Voici un
extrait des indications de jeu : « La vitesse à laquelle l’exécutant lira le texte

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54 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

indiqué (lettres minuscules) et le fera entendre (lettres majuscules) détermine


la durée des événements musicaux et les actions manuelles de ce passage.
Chaque joueur doit lire dans sa langue maternelle… ».
Il est évident que ce type de sonorités, ainsi que celui qu’il nous reste à
décrire, ne peut être schématisé que de manière imparfaite, car ce qui le
caractérise est précisément l’ordre à chaque fois différent, ou bien le désordre,
des éléments mis en jeu. Une représentation schématique doit se conten-
ter de symboliser le caractère imprévisible et en même temps le peu d’impor-
tance structurelle des détails par rapport aux caractéristiques statistiques glo-
bales.
Voici une proposition de représentation :

L’exemple d’une texture à densité croissante, et donc à « attaque pro-


gressive », nous est fourni par Gruppen :

Diagramme schématique de Gruppen de Karlheinz Stockhausen, chiffre 117-119.

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 55

Exemple 28a
Karlheinz Stockhausen, Gruppen, chiffre 118.

Exemple 28b
Karlheinz Stockhausen, Gruppen, deux mesures avant le chiffre 119.

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56 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Soulignons encore une fois que la caractéristique globale d’une texture


n’est jamais nécessairement identique aux caractéristiques de détail que l’on
y entend à un moment donné. Mais il faut préciser que le degré de com-
plexité du caractère global, résultat d’une accumulation à appréhender de
façon plutôt statistique, est la plupart du temps inférieur à celui des figures
qui se rassemblent incidemment au sein de la texture – tout comme une
masse humaine est généralement plus grossière que ceux qui la composent.
Le son-couleur, le son fluctuant et le son-texture forment une famille
qui s’oppose à notre premier type, le son cadentiel. Ils représentent des expé-
riences sonores statiques ou d’ordre statistique, et leur temps propre est indé-
pendant de leur durée réelle. À mesure qu’ils évoluent d’un événement simul-
tané et simple, le son-couleur figé, jusqu’au processus intérieur et riche en
surprises du son-texture, le « temps » prend en eux une place de plus en
plus grande. Peu à peu, on s’approche d’un domaine d’expérience dont la
structure temporelle interne devient si riche qu’elle ne revêt plus seulement
une importance sonore mais aussi une importance formelle.
Ce domaine d’expérience du sonore est atteint avec notre dernier type,
le « son structuré » (Strukturklang), où les aspects sonores et formels fusion-
nent. Extérieurement, il est le prolongement du son-texture, qui se borne à
créer une impression globale, en dépit de qualités de détail extrêmement dif-
férenciées. Dans le son structuré aussi, nous percevons une foule de détails
différents, de sons individuels qui ne sont aucunement identiques au carac-
tère sonore global mais agissent ensemble en vue de celui-ci. Or, ce carac-
tère global n’est pas ici une nouvelle qualité plus primaire, mais quelque
chose de virtuellement neuf, dont l’originalité justifie ces détails en tant que
fonctions. Cela signifie que le son structuré – et qu’est-il d’autre qu’une «struc-
ture sonore » (Klangstruktur) ! – possède un temps propre qui est identique à
sa durée effective. On ne peut pas le prolonger à volonté, comme une cou-
leur sonore ou une texture. Même si sa qualité se communique d’une manière
précise, il ne suscite pas d’état contemplatif, il est perçu uniquement comme
un processus, à savoir – et c’est cela qui le distingue du son cadentiel — comme
un processus d’exploration tâtonnante qui passe lentement sur un événement
sonore et qui est constitué de plusieurs couches et de plusieurs niveaux de
signification.
Nous ne voudrions pas créer un mystère autour de cette qualité particu-
lière du son structuré, mystère trop commode parce qu’échappant à un exa-
men rationnel, et qui du coup nous en dispenserait. Sa supériorité vient plu-
tôt du fait que, dans une telle structure sonore, non seulement les qualités des
sons de détail trouvent l’expression qui leur revient, mais que ces détails
sont des fonctions au sein d’un ordre et les éléments d’un agencement précis.
C’est en cela qu’ils développent ensemble une richesse immédiatement per-
ceptible de relations de parenté ou de contraste, qui se comprennent et se

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 57

communiquent de manière tout à fait nouvelle dans un tel contexte. Le carac-


tère global unique et incomparable du son structuré résulte de telles inter-
actions sonores sciemment utilisées. À travers l’expérience de ce caractère
global, c’est la structuration interne d’un bout à l’autre qui est essentielle : le
temps propre à ce type sonore va du début jusqu’à la fin, et il nécessite ainsi
une projection formelle dans un espace-temps propice au processus d’explo-
ration, au-delà de l’idée d’une simple simultanéité.
La tentative ci-après, certainement imparfaite, pour représenter sché-
matiquement le son structuré, utilise trois éléments, chacun avec une fré-
quence différente : trois angles, quatre traits, cinq cercles (ou points). Outre
la longueur des traits, on aurait pu aussi varier la taille des cercles, l’orienta-
tion, l’épaisseur, éventuellement la composition intérieure des traits, la cou-
leur et la profondeur des points, l’ouverture des angles et leurs directions,
etc. On obtient ainsi une image d’ensemble à la fois différente du détail mais
qui en dépend malgré tout et qui est plus que la somme de ses composants,
aussi bien du point de vue qualitatif que quantitatif. On définira ainsi la «struc-
ture » comme une polyphonie d’agencements.

La notion de « bruit temporel » introduite par Stockhausen il y a dix ans


me semble correspondre dans une large mesure au type sonore décrit ici.
Par exemple, un processus comme celui du début de Gruppen, de la 2e à la
6e mesure, ne communique pas simplement d’emblée la qualité statistique
d’un « groupe » que l’on pourrait percevoir avant que tout le déroulement
soit achevé: au contraire, chacun des multiples détails forme un complément
indispensable pour que se transmette un caractère structurel qui a précisé-
ment besoin pour cela de ce même processus (exemple 29). Pour plus d’infor-
mations sur la facture de telles structures dans Gruppen, je renvoie le lecteur
à l’article de Stockhausen « … wie die Zeit vergeht… » 3.

3. « … wie die Zeit vergeht » traduction française de Christian Meyer, dans Contrechamps n° 9,
L’Âge d’Homme, Lausanne, 1988.

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58 TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Exemple 29
Karlheinz Stockhausen, Gruppen, partition page 2.

On peut comprendre (et entendre) toute la Structure Ia pour deux pia-


nos de Pierre Boulez de cette manière, comme la projection d’un son struc-
turé, agencé de façon sérielle, et dont l’idée sonore dépasse de loin la simple
vision d’une simultanéité. Sa projection dans le temps – ce qui veut dire : sa
« forme » – rétroagit sur les détails qui en résultent, faisant en somme a pos-
teriori des attaques du piano qui nous sont si familières les éléments d’une
expressivité nouvelle.
(Nous ne pouvons malheureusement reproduire ici cet exemple. Nous
renvoyons le lecteur à la partition, et à l’analyse de Ligeti dans le quatrième
numéro de Die Reihe 4). On peut aussi se référer, pour d’autres illustrations
de ce type sonore, à certains textes dans lesquels j’ai analysé ou décrit des
œuvres et extraits d’œuvres : le Quatuor à cordes opus 74 de Beethoven, les
Pièces opus 10 de Webern, « Air, Fassade et Tanzsuite mit Deutschlandlied »
dans « L’écoute est désarmée – sans l’écoute », ainsi que les commentaires
sur Accanto et sur Siciliano 5.

4. « Décision et automatisme dans la Structure Ia de Pierre Boulez », traduction française


dans György Ligeti, Neuf essais sur la musique, Genève, 2001, Contrechamps, p. 89-126.
5. Voir les textes ci-après.

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TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE 59

En définitive, le son structuré est le seul type sonore à travers lequel on


peut réaliser des conceptions sonores réellement nouvelles : avec lui, les
conceptions de la forme et de la sonorité ne font qu’un. La forme est vécue
alors comme une seule sonorité aux proportions gigantesques, dont nous
explorons pas à pas la composition, en passant dans l’écoute de chaque son
isolé vers un autre, afin de nous rendre compte ainsi d’une conception sonore
qui dépasse la simple expérience d’une simultanéité.
En fin de compte, l’idée que toute œuvre conçue comme une unité close –
et quelles qu’en soient les dimensions, qu’il s’agisse d’un opéra de plusieurs
heures chez Wagner, peut-être même le Ring tout entier, ou d’un mouvement
de sept mesures chez Webern – représente une seule sonorité structurée est
peut-être hardie, mais guère absurde, et même absolument logique.
Le niveau supérieur où se place le son structuré ne disqualifie pas les
autres types sonores: les éléments dont se constitue un son structuré sont tou-
jours faits d’autres types de sons subordonnés. Ceux-ci peuvent être « modu-
lés » les uns par les autres, comme certains exemples nous l’ont déjà mon-
tré : une texture pourra se composer d’impulsions ou de sons cadentiels
entiers, un son-couleur peut être infléchi par un déroulement cadentiel, etc.
Comme nous l’avons dit au début, les termes utilisés ici sont provisoires
et toute notre démonstration a un caractère spéculatif. Elle vise à faire com-
prendre que le concept et la représentation du son ne désignent plus néces-
sairement un ensemble acoustique homogène, mais qu’à l’heure où la musique
elle-même se comprend comme quelque chose d’empirique, la notion de
« son » peut tout aussi bien être vécue à travers l’homogénéité d’un principe
d’agencement ordonné qui opère dans une succession. Cette représenta-
tion fonctionnelle du son trouve un équivalent dans la cadence tonale ; elle
est le résultat de détails acoustiques hétérogènes qui ne se produisent pas
simultanément mais successivement et se placent dans un certain rapport les
uns aux autres. Ainsi, la frontière entre conception sonore et conception for-
melle est devenue floue. L’une peut verser dans l’autre – l’une peut être l’autre.
Son cadentiel, son-couleur, son fluctuant, son-texture, son structuré. Ou
bien : cadence sonore, couleur sonore, fluctuation sonore, texture sonore,
structure sonore. Ce sont là des notions provisoires, destinées à sonder le
vaste terrain du matériau sonore dont nous disposons, avec l’espoir qu’au-
delà des réflexions théoriques, nos possibilités empiriques de la réalisation
du son puissent devenir fructueuses au sein de nouvelles conceptions sonores,
et cela à un niveau où le dualisme entre « son » et « forme » n’existe précisé-
ment plus.

Traduction Michel Pozmanter et Martin Kaltenecker

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SUR SCHOENBERG
(1974)

C’est avant tout par ses premières échappées hors du domaine tonal, de
la Symphonie de chambre opus 9 à Erwartung et au Pierrot lunaire, que Schoenberg
s’est assuré de notre respect : c’est-à-dire par des œuvres qui, en dehors de
la colère et de l’irritation, ont suscité à l’origine une certaine forme de peur,
la peur devant une absence de scrupules que ne semblait rebuter le viol
d’aucun tabou. Face à la composition avec douze sons, en revanche, un tel
comportement se sait déplacé. À sa place s’est introduite aujourd’hui une
certaine forme d’embarras, produit de ce malentendu typique qui consiste
à ne souffrir en art aucune contradiction non résolue, préférant si néces-
saire les ignorer, tout en se raccrochant à ce qui, en tant qu’identique à soi,
invite à l’identification – fût-ce comme art néo- … ou anti-art.
La musique de Stravinski répondait, en surface, à de telles attentes ; de
même, d’une autre manière, celle de Hindemith et de Bartók ; et en ce sens,
même les œuvres de Berg et de Webern ont trouvé les moyens provisoires
de se faire comprendre – sans parler des décors acoustiques de l’avant-garde
établie.
La musique dodécaphonique de Schoenberg sonne comme du vomi
pour ceux qui veulent sauvegarder la cohérence (Stimmigkeit ) du matériau
dans une nouvelle pensée musicale. Elle exécute les vieux rituels phil-
harmoniques éprouvés avec la colonne vertébrale fracturée et provoque
ainsi chez l’auditeur une schizophrénie esthétique. Des formes tradition-
nelles, une gestuelle d’orientation tonale, une emphase proprement musi-
cienne (musikantische ), enserrées et privées de forces par des règles dodé-
caphoniques : « On peut encore les apercevoir ici, hachées menu et en

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62 S UR SCHOENBERG

morceaux ».1 Estropiée et défigurée de cette manière, la musique invite pour-


tant encore à la fraternisation ; une telle provocation, la plus sérieuse et la
plus cynique depuis la Huitième de Mahler, n’est pas supportable. La société,
hors d’état de résister à cette musique désolante et à sa prétention à la vérité,
possède déjà ses propres techniques pour s’y soustraire : la vérité ennuie…
afin de ne pas inquiéter. L’art, pour notre société, est un moyen d’identifi-
cation. Les contradictions ne doivent pas être comprises, mais recensées par
les critiques.
On a pratiqué assez longtemps les renversements de la pensée dans le
champ esthétique, et l’on revient maintenant, avec un nouveau matériau, à
ce jeu éprouvé de l’autosatisfaction par l’art. La musique aimerait oublier ses
positions idéalistes-bourgeoises d’origine. Or, dans la musique de Schoenberg,
l’exigence de beauté, de grandeur et de vérité perdure justement parce qu’elle
a échoué, avec des grimaces pénibles. La dérobade de la pensée musicale
d’aujourd’hui, la fuite de la société devant cette caricature où elle se recon-
naît, est en train de s’en venger. Déchargé en apparence de ses obligations
historiques dans une société pluraliste, le plaisir esthétique, tirant désor-
mais ses déterminations de lui-même, profite encore dans un premier temps
de cet élément antithétique ; mais par la suite, inutile, superflu, il ne se résout
dans rien. L’esprit, en tant que disposition virtuose de la conscience humaine,
doit, précisément pour ne pas devenir stupide, s’exposer au danger des conces-
sions sociales. La stagnation de la composition aujourd’hui est la conséquence
d’une atrophie de l’esprit due à la confortable persévérance dans de faux
problèmes esthétiques, et à la fuite vers de faux conflits de second ordre. Pour
une conscience sociale qui jongle ainsi avec l’ancien concept de l’art afin de
camoufler qu’au fond il lui est devenu superflu, Schoenberg est mort.
Mais les morts ont la dent dure. Ce que la musique de Schoenberg pro-
pose, sa détermination nouvelle du concept de beauté, se situe précisément
là où l’art prend encore une fois au mot sa prétention bourgeoise à la vérité.
De la fascination pour le refroidi et refroidissant matériau tonal, il ne reste rien
de plus qu’un effort d’écriture contrapuntique qui s’est coagulé en une fin en
soi. Fantaisie, vitalité, expressivité, courage de scandaliser: Schoenberg, autre-
fois, en fit preuve plus que tout autre. Ce ne furent jamais pour lui des vertus
en elles-mêmes. Aussi est-ce sans égards qu’il les a tempérées et désamor-
cées. Ce faisant, il a barré l’accès à de nouvelles catégories du matériau. La
Klangfarbenmelodie resta une spéculation futuriste de la pensée et rien de plus.
Cet effort d’écriture contrapuntique devenue fin en soi signifie cependant
davantage qu’une frustration dodécaphonique figée en un maniérisme. Il est
instruit de sa propre contradiction et exige de l’écoute un effort soutenu : ni

1. Allusion à Max und Moritz, célèbre bande dessinée de Wilhelm Busch (1865).

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S UR SCHOENBERG 63

tolérance masochiste, ni froncements de sourcils avisés, mais une persévé-


rance réfléchie dans la contradiction.
Car c’est directement sur cette contradiction maintenue que se fonde,
pour ainsi dire comme son envers, une expérience de transparence totale de
la trame sonore, expérience qui, telle quelle, n’est possible nulle part ailleurs
que dans l’œuvre dodécaphonique de Schoenberg. La transparence struc-
turelle était un but visé depuis toujours par les compositeurs, impossible à
atteindre parce que contradictoire. Dans la polyphonie de Bach – là où l’on
peut encore au mieux en faire l’expérience –, elle était menacée par l’inté-
gration verticale dans le schéma harmonique de la basse continue, qui veillait
à l’ordre public et à la cohérence harmonique. Cet ordre tonal, Schoenberg
le résilie à nouveau avec chaque note, mais sans en désavouer les éléments.
Le résultat expressif, c’est de la désolation; le résultat structurel, c’est la trans-
parence suspecte d’un dispositif d’écriture qu’on reconnaît d’habitude dans
une ambiance feutrée et harmoniquement réchauffée ; c’est un matériau tout
à la fois bien connu et étranger, le cadavre de la musique consolatrice qui
nous somme de passer à l’âge adulte, de renoncer à la consolation. Musique
désespérante comme refus de la tendance à se plaindre. La musique comme
reflet de ce qui est, à travers l’échec face à ce qui devrait être : voilà le réa-
lisme dialectique sous l’espèce duquel Schoenberg nous la présente.
Schoenberg ne saurait signifier davantage aujourd’hui pour le composi-
teur que pour l’auditeur. Qu’aurait-on encore à apprendre de lui ?
Ce qu’il a ouvert quant au matériau et à la méthode, il l’a refermé dans
le même temps ; sur le plan du style et de l’expression, cela reste lié à son
idiome. La complexité de sa technique de composition, dans tout son raffi-
nement maniéré, est en même temps sa pauvreté. S’appuyer sur tout cela,
comme lui-même l’a fait avec Brahms, Mozart et Beethoven, ne serait qu’une
réification vide de sens. Aux nouveaux mondes esthétiques pour l’ouverture
desquels il a partout mobilisé, auprès de ses élèves et de ses contemporains,
des forces morales, sa musique n’appartient pas. Aussi a-t-il pour les com-
positeurs, selon toute apparence, l’actualité et la patine d’un classique. De
toute façon, apprendre auprès des classiques est un art en soi. Il est plus facile
de les arranger comme cadavres en les admirant, en en faisant des phéno-
mènes achevés en eux-mêmes mais insuffisants pour nous. Chez Schoenberg
subsiste en tout cas un trait irritant: le critère même de son échec, pour lequel
nous nous apitoyons sur lui, ou que nous lui envions.

Traduction Nicolas Donin

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>
LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI
(1976)

En 1948, Pierre Boulez terminait l’un de ses essais sur ces mots : « Mais,
là encore, j’ai horreur de traiter verbalement de ce qu’on nomme avec com-
plaisance le problème d’esthétique. Aussi ne prolongerai-je pas davantage
cet article : je préfère retourner à mon papier réglé.1 » Cette citation est une
preuve assez ancienne déjà d’une allergie très répandue parmi les jeunes
compositeurs dans les années cinquante face aux questionnements esthé-
tiques. Dans l’ensemble des proclamations représentatives de l’avant-garde
de l’époque, dans les écrits et les discussions, la question des critères du beau
était consciemment écartée, mise de côté ou refoulée.
Il y avait à cela de bonnes raisons : on se savait « à la limite du pays fer-
tile » ; en se référant à la technique sérielle de Webern, on voyait s’étendre
devant soi un monde fait d’expériences sonores et temporelles nouvelles qu’il
s’agissait d’explorer. Au centre de la pensée musicale se situait l’organisation
du matériau sonore. Rien ne pouvait davantage gêner cet élan général que
la question du beau, question suspecte puisqu’elle convoquait à nouveau
toutes les valeurs et tous les idéaux sur les ruines desquelles se tenait le monde
d’alors. Le positivisme de ce « moment zéro », où l’on était persuadé de pou-
voir faire table rase et de repartir – une nouvelle fois ? – de valeurs sonores
neutres, vierges de toute connotation, était cependant conscient d’une dia-
lectique secrète entretenue avec ces questions esthétiques volontairement
ajournées (comme cela ressort parfois des textes de Boulez). Historiquement,
ce positivisme se justifie en quelque sorte comme la liquidation sans mot dire

1. «Propositions», Relevés d’apprenti, textes réunis par Paule Thévenin, Paris, Seuil, 1966, p. 74.

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66 LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI

d’un concept de beauté devenu douteux, en tant que représentation sociale


de valeurs qui avaient fait naufrage.
La résistance que l’avant-garde rencontrait à l’époque, et qui s’expri-
mait un peu partout au nom d’une exigence de beauté soi-disant trahie, était
un amalgame trop complexe d’idéologies le plus souvent conservatrices, pour
que les compositeurs, polarisés entièrement sur leurs problèmes et leurs
découvertes, s’en soient préoccupées d’une façon un peu différenciée.
D’autres, qui auraient dû reprendre cette tâche, étaient encore occupés à inté-
grer esthétiquement la musique de la Seconde École de Vienne, travail que
la période nazie avait retardé, et d’autant plus urgent qu’il fournissait le point
de départ d’une clarification des aspects esthétiques d’un art futur, quel
qu’il soit : à savoir, différencier entre l’exigence, profondément enracinée en
l’homme, de l’art comme expérience de la beauté et, face à cela, des solu-
tions factices et l’aliénation de ce besoin même à un « plaisir » artistique à la
fois réifié et socialement éprouvé, au sein de la société bourgeoise qui refou-
lait ses contradictions.
Cependant, aussi lucide que fût la définition du concept de beauté trahi et
pour cela urgent à conserver, considéré en liaison avec les œuvres de l’École
de Vienne — et je pense ici bien sûr à Adorno et à ses élèves — il y avait par
ailleurs de grandes hésitations quand il s’agissait d’analyser concrètement ce
qui apparaissait dans le cadre des évolutions nouvelles. Là où on s’y essayait
quand même, les raccourcis, les malentendus et les erreurs de jugement furent
légion. L’essai d’Adorno sur le Vieillissement de la Nouvelle Musique se révèle
aujourd’hui comme juste et prophétique, même s’il était manifestement injuste
à l’égard de ceux qui devaient être dans sa ligne de mire à l’époque.
Or, ce concept de beauté, devenu suspect à une avant-garde qui n’y réflé-
chissait plus guère ou le mettait tout simplement entre parenthèses, était main-
tenu en vie par la société. Ou bien est-ce lui qui la maintenait en vie ? Il gar-
dait tout son impact, et non seulement comme critère général d’identification,
mais aussi sous forme de catégories d’écoute réifiées et socialement acceptées.
Celles-ci, en se fermant aux influences paralysantes d’une réalité qu’on ne
maîtrisait plus, promettaient des identifications faciles, par référence à une
syntaxe apparemment intacte, celle de la tonalité et de ses moyens expressifs.
L’avant-garde restait aveugle à tout cela, et c’est ici que se situe son échec
historique face à la société et à la réalité. L’exploration de nouvelles dimen-
sions sonores – le mot magique étant celui de le « paramètre » –, qui était à
l’origine tout à fait à la hauteur de la question esthétique en niant implicite-
ment une beauté réifiée sous forme de ce qui nous est commode et habituel,
se figeait avec le temps en un maniérisme complaisant, celui d’une pensée
musicale aveuglément techniciste et d’orientation empirique. La richesse
et la fascination pour un matériau qui objectivait l’inventivité sonore, ins-
crite dans le cadre insouciant d’une imagination bourgeoise bien nourrie,

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LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI 67

garantissait aux initiés et à quelques spectateurs de passage une commu-


nication immédiate qui semblait ne rien laisser désirer. Et cependant, on ne
sut résister à l’ancienne tentation : l’exigence de beauté, une instance négli-
gée et non maîtrisée du point de vue théorique, mais toujours intacte et socia-
lement active, exerça son attraction même sur la pensée musicale avant-
gardiste, naguère si stricte, sous forme d’un retour aux habitudes tonales bien
éprouvées, touches exotiques comprises. Et l’on considéra cette attirance avec
amusement et sympathie, plutôt qu’avec vigilance, voire de la suspicion.
Les œuvres de Ligeti, Penderecki, parfois de Kagel, étaient alors com-
prises et saluées comme l’expression d’une liberté de la pensée avant-gardiste
nouvellement conquise sur elle-même. La nouvelle tolérance pour les caté-
gories d’écoute tonales, naguère sévèrement censurées, apparaissait comme
le correctif utile d’une pratique compositionnelle visiblement frustrée et qui
en rabattait de plus en plus sur les utopies sérielles. Dans le même temps,
cette tolérance se glorifiait comme le produit d’une hardiesse « avant-gar-
diste » à la conquête de paramètres toujours nouveaux ; creusant pour ainsi
dire plus avant les entrailles de la terre, jusqu’à sortir de l’autre côté par une
bouche d’égout, on « s’avançait » dans des mondes toujours nouveaux jus-
qu’à l’exploration – c’est-à-dire le pillage esthétique – de la scène culturelle
qu’on avait désertée au départ. À la régression larvée des années soixante
succéda la régression ouverte des années soixante-dix. Cette attitude déten-
due vis-à-vis de la tonalité s’avéra tout simplement comme un point vulné-
rable, et la correction tonale comme une corruption. Le voyage au royaume
des perceptions inouïes n’est peut-être pas fini, mais il arrive à son terme. À
l’exception de Luigi Nono, les compositeurs-phares d’hier restent épuisés par
l’éloignement face à la réalité qui caractérise une pensée fixée sur le maté-
riau. Ils se dressent comme les monuments pétrifiés de leur exploits passés,
et décorent la scène culturelle. Les petits rusés de la régression déguisée ou
déclarée ont repris le flambeau de l’avant-garde et le promènent tous fiers à
la ronde. Ils célèbrent le comeback de la conception bourgeoise de la beauté,
sous une forme qui ne se distingue en rien de sa caricature réactionnaire et
largement obsolète, devenue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale
– sinon bien avant – un repoussoir pour tous ceux qui prennent l’art au
sérieux, et la beauté avec lui, au-delà d’un jeu de masques social et superfi-
ciel. Ainsi, l’avant-garde se voit terrassée aujourd’hui par ce même concept
d’art accaparé par la bourgeoisie qu’elle pensait pouvoir traiter avec dédain,
préférant « retourner à son papier réglé ». Il eût fallu, tout au contraire, oppo-
ser consciemment à cette définition-là une exigence de beauté purifiée par
l’épreuve de la réalité, afin de procéder à partir de là aux délimitations et dif-
férenciations théoriques et pratiques nécessaires.
Il est vrai qu’on n’avait pas manqué d’avertissements, mais ceux qui les
formulaient avaient la partie difficile, et l’ont encore aujourd’hui. Ils furent,

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68 LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI

et le sont toujours, récupérés contre leur gré par ceux qui de tout temps vitu-
pèrent l’avant-garde au nom de l’art. Beaucoup furent alors incités par cette
double délimitation nécessaire à se détourner de la société toute entière – de
vrais gauchistes, pensez donc! Quand je me suis retrouvé moi-même, récem-
ment, qualifié de «gauchiste radical» par un compositeur de ma propre géné-
ration (dans un texte qui témoigne à l’évidence d’une déformation voulue
de mes positions sur les problèmes actuels de la communication2), cette stu-
pidité, qui apparaît non seulement chez cet auteur, mais au sein d’une majo-
rité de notre société, dont on racole les émotions, m’a fait comprendre que
personne à l’époque – pas même Luigi Nono dans ses conférences de
Darmstadt – n’aurait pu arrêter cette évolution.
La beauté telle qu’on la réclame aujourd’hui, que ce soit sous forme d’une
intégration pluraliste de toutes sortes d’hédonismes, sous celle de sursaut pro-
testataire d’une déprime réactionnaire, qui fait suite à de fausses promesses
et à des espoirs déçus, ou encore au nom de je ne sais quels académismes,
cette exigence mérite toute notre méfiance. Elle se trahit par des cris qui
revendiquent la « nature », la tonalité, quelque chose de positif, de « construc-
tif », d’« enfin à nouveau compréhensible », et elle se trahit par des citations
benoîtes de Bruckner, Mahler ou Ravel.
Il est grand temps de reprendre le concept de beauté aux spéculations
d’esprits corrompus, afin de l’intégrer dans une théorie globale de la pen-
sée esthétique et de la composition. C’est là le seul moyen pour qu’il ne serve
plus les prétentions à bon marché des hédonistes de l’avant-garde, des cui-
siniers du timbre, des adeptes de méditations exotiques, des professionnels
de la nostalgie, ni surtout aux prophètes de la popularité, aux apôtres de la
nature et de la tonalité, ni non plus aux académiques et autres fétichistes de
la tradition. Il doit au contraire étayer les prétentions réfléchies et l’image
pure guidant les compositeurs qui voient dans la mission de l’art – stricte-
ment fidèles en cela à la tradition – ni une fuite, ni un flirt avec les contra-
dictions qui façonnent la conscience dans notre société, mais veulent affron-
ter et maîtriser ces contradictions de manière dialectique.
Il faudra réfléchir sur la notion de beauté par rapport à la réalité d’une
manière si précise qu’au-delà d’une simple édification morale (Erbauung) et
au-delà de la conscience de ses possibilités d’extension, on en tire des pos-
tulats essentiels, postulats qui devront imprégner la conscience artistique de
chaque compositeur — même les plus jeunes — dès le début. Une théorie de
la composition qui croit pouvoir mettre en réserve cette question au profit
des problèmes immédiats du métier méconnaît les priorités et ne comprend
rien au métier.

2. Peter Michael Braun : « Den Hörer fortschrittlich entmündigt » [« Mise sous tutelle avant-
gardiste de l’auditeur »], Neue Muzikzeitung, 1976, vol. 5.

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LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI 69

La beauté ou, pour prendre le taureau par les cornes, le plaisir artistique,
compris comme l’expérience d’une identification sur la base ou en vue d’une
représentation de certaines valeurs (Wertvorstellungen) qui déterminent notre
conscience et nos attentes, restera arbitraire et d’ordre privé, aussi longtemps
que de telles représentations ne visent et n’exploitent pas l’ensemble du
« potentiel humain », tel que le genre humain l’a accumulé tout au long de
son évolution.
Face au réel, nous vivons toujours dans l’espoir que l’homme soit capable
de faire ce qui convient, et cela suppose bien sûr qu’il soit capable et désireux
de se connaître lui-même et sa propre réalité. Nous croyons donc toujours en
un « potentiel humain ». Nous nommons beauté l’expérience sensible qui
fait de cette croyance une certitude. L’espoir dans ce « potentiel humain » au
sein d’un processus de communication, vécu collectivement, déclenche ce
sentiment de bonheur que nous appelons la beauté.
Pour ce qui est de l’art, il ne nous transmet pas cet espoir à travers une
expérience irrationnelle, orientée vers la métaphysique, mais à travers une
expérience de l’homme parfaitement inscrite dans l’ici-bas, qui réussit à s’expri-
mer, ce que Schoenberg, avec une précision extraordinaire, a décrit comme
l’exigence suprême que l’artiste doit s’adresser à lui-même.
S’exprimer veut dire : entrer en relation avec son environnement, affron-
ter à partir de ce qu’on est et de ce qu’on voudrait être les questions de société
et les catégories de la communication déjà existantes, en se confrontant alors
aux valeurs qu’elles renferment. Cela signifie aussi représenter et faire appa-
raître la réalité à travers cette confrontation avec les catégories de transmis-
sion, et de surcroît, représenter et devenir conscient de ce qu’on est soi-même,
comme partie intégrante et produit même de cette réalité.
S’exprimer veut dire enfin : opposer aux catégories de transmission dont
on hérite, en tant qu’objectivation des normes en vigueur, une résistance
provoquée par les contradictions et les asservissements (Unfreiheiten) qu’elles
contiennent. C’est là une résistance qui rappelle à l’homme sa capacité et
sa responsabilité pour se déterminer soi-même et prendre conscience de
son aliénation. Voilà pourquoi s’exprimer revient à nous faire prendre
conscience du fait que les contradictions sociales sont susceptibles d’être
analysées, donc à réaffirmer l’exigence de liberté chez l’homme, et, partant,
notre « potentiel humain ». Une exigence de beauté qui ignore ces consé-
quences n’est rien qu’une fuite, une résignation, une manière de s’abuser
sur soi-même.
Dans la pratique, le compositeur qui cherche à s’exprimer sera renvoyé
à traiter ce que je voudrais nommer ici l’appareil esthétique. Je désigne par là
à terme l’ensemble des catégories de la perception musicale, sous la forme
et avec la portée historique et sociétale qu’elles ont prises, et telles qu’elles
se présentent dans une situation donnée, en théorie ou de façon empirique ;

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70 LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI

dans notre cas, il s’agit de la « tonalité 1976 », avec tout ce qu’elle englobe,
ses éléments traditionalistes, exotiques, antithétiques ou pluralistes.
De façon immédiate, je désigne par là toutes les objectivations de ces caté-
gories expressives, réellement disponibles dans le quotidien de la culture
bourgeoise, comprises au sens large comme des accessoires : par exemple
l’instrumentarium aussi bien théorique que pratique, traditionnel ou récem-
ment développé, donc les instruments de musique avec leur construction
caractéristique et les techniques d’exécution qui en découlent, y compris la
notation courante ; au-delà également, tous les moyens techniques, les outils,
les appareils conceptuels, les techniques de travail développés et exploités
au sein de notre conception et de notre pratique de la musique, de même
que les institutions et les marchés concernés au sein de la société. Cela va,
si l’on veut, de la devanture d’un marchand de musique au billet exonéré
qu’un responsable municipal offre à sa femme de ménage pour qu’elle assiste
au concert exceptionnel d’une chorale Fischer3, de l’harmonica Hohner à un
orchestre symphonique salarié, avec sa surabondance de violons, tous accor-
dés en quintes, mais avec une seule clarinette basse. L’ensemble de ces élé-
ments, avec leurs hiérarchies et leurs connexions particulières, forment
l’« appareil esthétique ».
Cet appareil esthétique incarne les besoins et les normes esthétiques qui
ne prédominent jamais par hasard sous telle ou telle forme, et il est le reflet
d’une forme particulière de la demande musicale ; en cela, une conscience
sociale s’y traduit, avec ses valeurs propres, ses tabous, mais aussi ses contra-
dictions. L’appareil esthétique incarne les deux : le besoin de beauté chez
l’homme et en même temps ses dérobades devant la réalité ; il matérialise
son envie de liberté et en même temps la peur qu’elle suscite en lui.
En liaison avec l’évolution technique (mais pas elle seulement), peut-être
aussi avec les influences extra-européennes, voire celles de l’avant-garde,
l’appareil esthétique a semble-il développé des capacités de résistance et
d’extension infinies, sans avoir pour autant sacrifié sa hiérarchie de valeurs.
Il offre donc deux choses à la fois: un retrait vers la sécurité illusoire du passé,
et la fuite en avant vers des aventures avant-gardistes de tous ordres.
Un compositeur qui tente sérieusement de « s’exprimer » sera en même
temps fasciné et très suspicieux face à cet appareil esthétique. En aucun cas
il ne se contentera de l’utiliser simplement, il voudra au contraire le maîtri-
ser du point de vue technique et intellectuel, et l’employer en même temps
qu’il le démonte. Qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non : en affrontant
les règles de fonctionnement de l’appareil esthétique, le compositeur est

3. « Fischerchöre » : chorale qui porta le nom de son chef, Gotthilf Fischer (1928), initiateur
d’un mouvement choral sous le signe du chant populaire, de la chaleur humaine et d’un
monde rédempteur.

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LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI 71

happé par le conflit qui détermine la conscience de notre société, et ce jusque


dans les masques qu’elle se met par désespoir.
Ce conflit entre la peur et le désir de la liberté est en même temps le sien
propre, et aucun compositeur ne peut éviter cette décision: affronter ce conflit
et en supporter les conséquences, ou au contraire fermer les yeux et l’édulco-
rer, en déclarant que les lois qui règlent l’appareil esthétique relèvent des «lois
de la nature», afin de justifier devant sa conscience un conformisme aveugle
ou une utilisation détendue. C’est là précisément la question de la disponibi-
lité de l’homme à se connaître soi-même, la question du «potentiel humain».
Un compositeur doit savoir ceci : quel que soit le matériau qu’il emploie
et quels que soient les moyens auxquels il recourt, recherchés ou familiers,
ils seront toujours et a priori en relation directe et sous la domination de
l’appareil esthétique. Le destin de la pensée musicale du sérialisme en est le
dernier exemple en date.
Il s’agit de prendre conscience de cette relation, et c’est de cette déter-
mination-là que le processus de la pensée compositionnelle doit partir. Ce
n’est qu’à travers la confrontation avec l’appareil esthétique et les catégo-
ries qui le constituent que la connaissance de soi et l’expression musicale
s’accomplissent ; c’est ainsi seulement que l’expérience de la liberté peut se
transmettre à travers l’art, comme une réalité devenue consciente, avec toutes
ses contradictions caractéristiques. L’expérience de la beauté est indissolu-
blement liée à cette prise de conscience, puisque rendre perceptible signifie
rendre surmontable.
Tout cela ne relève aucunement d’une esthétique qui reposerait sur des
conflits personnels. Je vois plutôt dans la définition du beau proposée ici le
seul accès possible à une détermination réaliste et rationnelle de la beauté,
et en particulier dans l’art traditionnel. Ce serait le moment, ici, d’interroger
certaines caractéristiques de la musique de Bach, Mozart, Beethoven ou
Schubert, afin de montrer que le degré d’individualisation, d’intensité et de
vérité de leurs œuvres n’est jamais séparable d’une telle confrontation avec
l’appareil esthétique, tel qu’il incarnait à chaque fois leur moment historique
et social. Depuis l’impitoyable logique de l’écriture harmonique des chorals
de Bach, qui représentait au fond une offense pour ses contemporains, en
passant par la manière ambiguë dont Mozart se saisit des éléments musicaux
si avenants à l’origine de l’Empfindsamkeit, jusqu’à la conception formelle
débridée de Beethoven, où le travail thématique est mis à nu, puis à l’idiome
compositionnel de Schubert, Schumann, Wagner ou Mahler – tous ces élé-
ments de l’individuation de l’écriture peuvent être repérés directement dans
la structure musicale, et jamais autrement qu’à travers un refus de l’habitude,
comme skandalon latent ou évident, comme redéfinition expressive des
moyens compositionnels, sortis de leur réification par un réveil brutal.
L’échelle va d’une négation potentielle des normes en présence (à travers

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72 LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI

une reconfiguration maîtrisée) jusqu’à leur négation en acte, en obéissant tou-


jours aux lois rationnelles de la pensée et de la structure, que l’auditeur, au
profit de sa chère jouissance irrationnelle ou bien refoule, ou bien voile en
les qualifiant d’ésotériques. L’appréhension que suscite l’idée que l’art pour-
rait être le résultat expressif et structurel d’un réalisme de la raison est symp-
tomatique pour une société cultivée qui s’agite autour de l’art tout en crai-
gnant pour sa propre survie : en effet, rien ne met en cause plus impitoya-
blement la confiance en soi d’une société, rien n’est aussi révolutionnaire que
cet appel à une raison qui irait jusqu’à ses propres limites et les reconnaîtrait.
Il se pourrait que la pratique compositionnelle n’ait entretenu que rare-
ment une relation évidente avec la conscience sociale du compositeur, et elle
a même pu se trouver parfois en contradiction avec elle. Il me semble plus
instructif d’étudier les moyens à travers lesquels la société a éludé, à chaque
fois, cet élément critique dans les œuvres d’art : ces moyens vont d’une ado-
ration qui les réarrange à travers l’incompréhension jusqu’à l’isolement et à
la destruction existentielle. Au sujet du rapport entre le compositeur et la
société au cours de l’histoire, la citation de Marx que Lukács a placée en
exergue de sa grande Esthétique reste significative : « Ils ne savent pas ce qu’ils
font, mais ils le font ».
Il importe ainsi de situer aujourd’hui les postulats du beau face à une res-
ponsabilité qui tient strictement à savoir ce qu’elle fait. C’est là l’élément
essentiel et nouveau du concept de beauté pour nous aujourd’hui : que l’art
ne remplisse plus aveuglément sa fonction de remise en cause des habitudes
et des réifications et celle d’une mise à nu des contradictions bourgeoises,
mais qu’il comprenne cela comme son devoir et se charge de cette mission,
pour l’amour de la vérité et en vue du potentiel humain de cette résistance.
L’« artiste naïf » est aujourd’hui une contradiction dans les termes, incar-
nant le mensonge et la bêtise de la société. Ceci n’est aucunement une mise
en cause de l’instinct créateur, bien au contraire : ce n’est qu’en rassem-
blant toutes les forces rationnelles et intuitives que l’on suscitera la résistance
créatrice qui caractérise une imagination opérant dialectiquement et qui ne
cède pas à l’attrait de l’opportunisme auquel nous sommes confrontés en per-
manence. En tout cas, la volonté de créer doit trouver ses forces dans des
couches plus profondes et en même temps plus liées à la réalité que dans cet
« appétit créateur » dont parle Stravinski dans sa Poétique musicale.
À la place d’une logique esthétique qui ne s’oriente que de façon imma-
nente il faut mettre la cohérence historique et sociale de notre action ; celle-
ci se détermine à partir de la clarification du rapport objectif entre notre
propre volonté expressive et l’appareil esthétique. Une telle clarification doit
se placer à l’orée de tout travail de composition.
Je n’ai trouvé nulle part ailleurs que dans l’Esthétique de Georg Lukács
une description développée de l’interaction entre le domaine esthétique et

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LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI 73

la réalité objective: d’un côté, dit-il, c’est «l’homme tout entier», dans l’homo-
généité du média esthétique ; de l’autre, « tout l’homme » dans la vie ordi-
naire, avec ses multiples facettes. J’ai l’impression que l’on s’est partout épar-
gné cette lecture, même chez les artistes « de gauche ».
Pour le compositeur d’aujourd’hui, il s’agit en premier lieu d’une confron-
tation consciente avec l’appareil esthétique, de l’étude de son histoire, de sa
présence, de son ancrage dans le monde qui nous entoure, de sa relation avec
la vie quotidienne et les sciences, avec l’image que l’individu et la société se
forment d’eux-mêmes, avec leurs espoirs et leurs contradictions, telles qu’ils
se sont cristallisés à toutes les époques dans les techniques de composition
et les styles.
Au-delà, il s’agira cependant d’étudier le rapport dialectique entre l’appa-
reil esthétique et l’œuvre d’art. C’est à cette étude que s’aiguisera le métier
du compositeur. À partir de là, une vigilance permanente face aux moyens
compositionnels, les nôtres comme ceux des autres, deviendra une habitude,
de même que la disponibilité pour interroger dès le début nos propres entre-
prises par la théorie. Nous accepterons alors de travailler théoriquement
sur nous-mêmes, sous la pression d’une expérience de la réalité qui ne sera
plus refoulée dorénavant, de nous rendre sensibles dans cet esprit-là à une
exigence d’art et de beauté devenues crédibles, au sein d’un combat per-
manent qui met à jour ce « potentiel humain » enseveli chaque jour en nous
et par nous.
Cet effort vers une connaissance de soi qui est également d’ordre théo-
rique, s’effectuant à la lumière d’une responsabilité plus globale, prendra des
formes toujours différentes et se frayera sans doute son chemin de manière
plutôt empirique. Rien ne nous épargnera l’expérimentation. Il n’y a en tout
cas aucune recette, comme l’est devenue la méthode sérielle.
La beauté, c’est à la fois l’oreiller et la planche à clous de l’espèce humaine,
laquelle n’a jamais pu s’empêcher de haïr au nom de l’amour, de mentir sous
couvert de dire la vérité, de gagner de l’argent au nom d’un service rendu,
d’exploiter au nom du soin apporté, de tuer au nom de la vie, de gâter sous
couvert de sauver, d’asservir au nom de la liberté et de refuser toute res-
ponsabilité en faisant semblant de l’assumer. Le chemin vers l’expérience
« heureuse » du beau passe par l’angoisse du beau, refoulée ou non : la ques-
tion est de savoir si et jusqu’à quel point l’homme est prêt à vivre en fixant
ses contradictions droit dans les yeux, tout en restant vigilant malgré elles
face à ce qu’il entreprend et réalise.
Ces développements pourraient être compris doublement : d’une part
comme un appel à ceux qui, responsables, se saisissent de la catégorie du
beau dans la mesure exacte où elle risque d’être accaparée et revendiquée
par les vautours, ceux qui tout en conspuant avec malveillance une avant-
garde qui a échoué veulent à nouveau dégrader l’art en en faisant une forme

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74 LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI

de divertissement, en travaillant avec les accessoires d’un concept de beauté


totalement aliéné de sa vérité originelle. De l’autre, ce serait la tentative de
rassembler quelques aspects fondamentaux susceptibles de rendre visibles,
en évitant un nouvel académisme et en refusant toute décision arbitraire,
les postulats mêmes de l’acte créateur, qui garantissent encore aujourd’hui à
l’ancienne question bourgeoise de la beauté son droit à l’existence et son
actualité.

Traduction Martin Kaltenecker

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MAHLER – UN DÉFI
RÉPONSES À CINQ QUESTIONS
(1976)

La réception de l’œuvre de Mahler, qui a pris une ampleur mondiale dans ces der-
nières années, nous rappelle sa propre prophétie (même si elle ne nous a été transmise
que par des biographies) : « Mon heure viendra. » Est-il possible de donner des rai-
sons de cette soudaine réceptivité collective à l’égard de la musique de Mahler ?
L’heure de Mahler est venue : comme marchandise, comme nouveau
fétiche culturel, comme image paternelle de service, avec les honneurs publics
afférents. Rien à dire, au demeurant, contre un tel enthousiasme, s’il per-
met à la société d’accéder au phénomène de façon aussi ample que dans le
cas présent. Même en tant que mode, cet enthousiasme constitue un progrès.
Mais je doute que cette situation rende justice au mot prophétique de Mahler,
même s’il s’entendait de manière optimiste. Il faudrait d’abord examiner tout
ce que l’adhésion récente à sa musique – et surtout aujourd’hui – dit quant
à sa compréhension ; examiner dans quelle mesure notre réception et notre
pensée de la musique en général en sont influencées ; examiner aussi dans
quelle mesure Mahler s’est imposé aux attentes de l’écoute bourgeoise, qui
lui étaient hostiles à l’époque, ou plutôt, examiner enfin dans quelle mesure
cette écoute a jugulé le monde sonore de Mahler en une étreinte qui s’est
avérée mortelle, bref, dans quelle mesure elle l’a intégré. Malgré tout le
contentement qu’on peut en tirer, tous ceux qui ont découvert Mahler bien
avant, et l’ont aimé, se sentiront comme oppressés en voyant la vague
immense qui porte aujourd’hui l’œuvre de Mahler et se diront : « Un pas en
avant, deux pas en arrière… ? ».

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76 MAHLER – UN DÉFI

Un jour ou l’autre, même si on ne le fait pas immédiatement, on ne pourra


pas manquer de défendre Mahler contre ses adorateurs. Certes, il serait ridi-
cule et irréaliste de déplorer que Mahler arrive sur le marché. C’est la rançon
inévitable et attendue de ce que nous appelons ici « réception », et cela ne
signifie rien en soi. Mais, selon moi, c’est un fait certain que la société, qui s’est
toujours méprise sur l’art en en faisant le moyen de sa sécurité émotionnelle,
a trouvé ici une manière fort suspecte de s’arranger avec un phénomène qu’elle
avait longtemps évité parce qu’il lui était rebelle. Il faudrait donc examiner
pour quelles raisons Mahler a pu chez nous, après la guerre, se soustraire si
longtemps à cette étreinte sociale – à l’inverse de l’Amérique et de l’Angleterre,
où il avait depuis longtemps trouvé sa place à côté de Sibelius –, et il fau-
drait voir quels processus ont pu conduire à ce renversement.
Il faudrait examiner enfin le changement de position de l’avant-garde vis-
à-vis de Mahler, sous les traits d’un pseudo-progressisme qui vit en lui une
supposée caution de ses tendances régressives, après que Schoenberg était
devenu sa mauvaise conscience.
Naturellement, je ne suis pas en mesure d’aller plus avant ici dans l’exa-
men de ces questions et de ces perspectives. Ce qui m’intéresse, c’est la
manière dont ceux qui célèbrent Mahler ne cessent de faire rimer ensemble
un plaisir exprimé et avoué sans retenue, avec l’idée d’une « responsabi-
lité » apparemment énorme – en quoi le premier est chaque fois considéré
comme l’épice qui relève la seconde. On se plaît soi-même dans Mahler, et
l’on s’y apitoie sur soi. On parle de ses symphonies sur le ton du gourmet
éclairé (en 1963, à Darmstadt, je me souviens que Ligeti avait comparé cer-
tains passages de Mahler à une crème fraîche qui a légèrement tourné, ce
qui lui donnerait précisément un goût particulièrement délicieux) ; mais en
même temps, l’expérience-Mahler, c’est aussi le voyage qu’on aime faire sur
le train fantôme des états d’âme bourgeois : il devient ainsi la double aven-
ture du son et des sensations qui s’y reflètent – désespoir et consolation,
dégoût et retrait du monde, catastrophe et résignation déclarée. L’individu
découvre qu’il est en danger, mais cette compréhension de soi, exhaussée
dans le médium tonal, est dévoyée vers l’emphase, et rétrécie en une héroï-
sation complaisante.
La marchandise dont il s’agit s’appelle l’intensité. Le débat intérieur, dont
la cristallisation est ici la question, a lieu – malgré son actualité avouée –
comme dans un film, sur l’écran, loin du public. La dimension de la « res-
ponsabilité » et de la « conscience éclairée » devient une forme particulière
du plaisir. Une telle gastronomie mahlérienne me paraît n’être rien d’autre
qu’embarras et incapacité de regarder en face la vérité mahlérienne. Voilà
précisément ce qu’il faudrait démontrer en s’appuyant sur le rôle de la
consommation culturelle aujourd’hui, et surtout en examinant l’époque à
laquelle cette consommation s’est entichée de Mahler, c’est-à-dire au moment

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MAHLER – UN DÉFI 77

où la société se savait immunisée contre l’aiguillon de cette musique, et où


la piqûre pouvait devenir un attrait piquant.
J’écrivais en 1973 : « Depuis Mozart, Schubert et Mahler, on sait appré-
cier en musique aussi comme une gourmandise particulière la viande de l’ani-
mal qui a été traqué dans une angoisse mortelle.1 » Mais aujourd’hui encore,
manifestement, cette viande a besoin d’être entreposée pendant un moment.
Ce plaisir qu’on prend à la musique de Mahler, c’est de l’angoisse dévoyée,
un malaise ressenti face à soi-même, et une mauvaise conscience devant la
responsabilité d’une conscience dont la fausseté a été avérée. C’est là la
manière dont la société se protège contre les défis qu’elle doit affronter, et
je ne serais pas étonné s’il se révélait que, pour le petit-bourgeois effrayé
par les menaces d’apocalypse du vingtième siècle finissant et qui ne peut plus
sortir de sa peau, Mahler soit comme l’équivalent de ce que Richard Wagner
fut naguère pour le Führer du Reich millénaire avant son effondrement : le
sable héroïque – ou, dans le cas de Mahler : la consolante crème fraîche qui
a tourné – où l’on plonge la tête. Ainsi, dans la réception de Mahler aujour-
d’hui, je vois certes un progrès de la connaissance au sein de la société,
mais simultanément, une mesure de défense contre les conséquences impli-
cites de cette connaissance, une fuite dans le paradigme esthétique, là où
celui-ci semble promettre une transfiguration et une rédemption dans l’autre
monde.

La réception de l’œuvre de Mahler a bénéficié, notamment dans les pays de langue


allemande, de l’exégèse qu’en a faite Theodor W. Adorno. La négation esthétique, en par-
ticulier, est un élément qui apparaît de manière récurrente dans le champ de l’analyse de
ses œuvres. Considérez-vous que cette position d’Adorno a été une impulsion décisive, et
qu’elle pourrait, au-delà, influencer aussi la réception de la musique contemporaine?
C’est précisément d’après la position qu’ils prennent sur la musique
contemporaine qu’on peut juger de la validité de la crédibilité des adeptes
actuels de Mahler. Négation esthétique – ou bien on comprend ce qu’elle
signifie, ou bien cette compréhension est absente: voilà ce qui décide en effet
du rapport du public d’aujourd’hui avec la musique contemporaine, au lieu
de ces positivismes primaires que des maîtres d’école, prompts aux palino-
dies, ont fait entrer, par paliers, dans l’éducation musicale, sous le signe expli-
cite ou secret de quelques œuvres des années soixante, lesquelles font plus
d’effet sur le public et qui sont apparemment plus faciles : cet accès à la
musique contemporaine s’est fait grâce à des mesures paramétriques, grâce
à la délimitation fine et bien propre d’espaces de hauteurs et de durées, de
grilles joliment coloriées et de comparaisons de bruits, autant de moyens qui

1. Dans « La communication mise en péril ». Voir Musik als existentielle Erfahrung, p. 99-103.

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78 MAHLER – UN DÉFI

devaient ouvrir un nouveau paradis sonore, par l’esthétisation des catégories


quotidiennes. (La véritable fonction historique de ces catégories dans les
années cinquante – la totalisation de la pensée sérielle pour se prémunir contre
des retours à la tonalité – est alors détournée : comme moyen de la négation
esthétique, cela ne cadre plus). C’est là l’accès le plus confortable à la musique
contemporaine: il épargne beaucoup d’efforts à ses héros, qui se sont réveillés
trop tard, dans la mesure où un tel mode d’accès invite, en coupant au plus
court, à la joyeuse improvisation et à l’arpentage paisible, là où un art balloté
par les conflits de société et ses propres contradictions internes a installé ses
différents campements de fortune. De manière tout à fait logique, cette manière
d’accéder à la musique contemporaine fait l’impasse sur les œuvres sérielles,
sur le dodécaphonisme de Schoenberg et sur tout ce qui constitue propre-
ment le conflit de la communication dans la musique contemporaine, l’École
de Vienne, le point de départ de Cage, et même la musique de Mahler, bref
dans l’histoire de l’art musical tout court. La seule manière de faire pièce à
pareille faiblesse de la cervelle, risque auquel notre jeunesse étudiante est déjà
largement exposée aujourd’hui, c’est d’insister effectivement et exclusive-
ment sur le principe de la négation esthétique, telle qu’elle ne cesse de se légi-
timer constamment chez Mahler : il s’agit là de l’art compris comme néga-
tion des normes en vigueur, comme refus d’une communication sans failles,
refus qui, simultanément, libère les catégories ébranlées au profit d’une expé-
rience qui est nouvelle sur le plan de l’expression esthétique, et qui a une
nécessité sociale.
Ces deux aspects – le refus et l’offre esthétique qui est la conséquence
obligée de sa logique – sont étroitement liés : le premier donne à la seconde
sa vérité sociale et sa crédibilité humaine. Car, quelle que soit la manière dont
elle est réalisée, la négation esthétique, elle non plus, n’est pas à l’abri de la
réification. Elle a dû, bien souvent, se laisser rattraper par le modernisme
ornemental. Bien sûr, nous ne pouvons pas aujourd’hui prendre simplement
Mahler comme une boussole sur le plan de la technique de la composition.
L’image du monde face à laquelle la pensée bourgeoise se bat pour sa sur-
vie s’est transformée dans toutes les dimensions, et les phénomènes musicaux
qui y sont liés s’imposent aujourd’hui à l’auditeur avec une nécessité fonda-
mentalement différente qu’à l’époque de Mahler. Aujourd’hui, si elle ne se
consacre pas automatiquement à une conception neuve du matériau, la néga-
tion esthétique se cramponne, de manière à la fois désespérée et absurde, à
ce qu’elle prétend surmonter. Ce qui apparaît dans ce sens-là comme une
pieuse auto-illusion, a moins donné des ailes à la musique contemporaine
qu’elle ne l’a largement corrompue, et surtout dans les années soixante si sou-
vent célébrées. « Parmi les manœuvres où la bourgeoisie s’active par ins-
tinct d’auto-conservation, il y a cette manière de jouer avec la mise en péril
des tabous, pour recréditer précisément ces tabous du charme qu’on en a tiré,

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MAHLER – UN DÉFI 79

et s’assurer ainsi d’une conscience intacte. C’est à une telle tactique – peut-
être inconsciente – de l’activité culturelle bourgeoise, qu’on doit aussi d’avoir
aujourd’hui quelque chose comme une “avant-garde institutionnelle”2 ».
Ces lignes qui sont de moi valent aussi bien pour la situation de la musique
contemporaine que pour la réception du Mahler officiellement établi. L’art,
compris comme résistance au règne aveugle des normes, doit précisément,
pour devenir crédible, mettre sans cesse à l’épreuve ses propres normes de
résistance. Les procédés dialectiques, eux aussi, comme c’est précisément
le cas pour la négation esthétique chez Mahler et tous ceux qui vinrent avant
et après lui, doivent être considérés et maniés de leur côté de manière dia-
lectique. Nous ne devons jamais perdre de vue la situation qui est chaque
fois en jeu, ce qu’Adorno appellerait : la totalité.

Dans son livre sur Mahler, Adorno écrit : « L’art symphonique de Mahler plaide
contre le cours du monde. Il le respire pour mieux l’accuser : dans la mesure où il le
casse en deux, les instants sont simultanément instants de protestation. Nulle part il
ne colmate la rupture du sujet et de l’objet : il préfère se briser lui-même plutôt que de
se donner l’illusion que la réconciliation est réussie. » Cet aspect de « l’échec » pourrait-
il constituer un phénomène paradigmatique au regard de la situation esthétique aujour-
d’hui ?
Je ne crois pas à une fonction paradigmatique de l’art. La situation sociale,
comme produit temporaire d’un cours du monde contre lequel la musique
mahlérienne élève – vainement – sa protestation, est dominée aujourd’hui
comme hier par des forces restauratrices. Cela dit, la musique de Mahler laisse
nettement entrevoir ce au nom de quoi il proteste : précisément au nom de
ces idéaux bourgeois dont il représente et débusque la réification esthé-
tique, pour rendre transparente la vérité de valeurs trahies par la société.
Ainsi, la contradiction dont la musique de Mahler donne l’image adhère à sa
musique elle-même ; et sa pensée (une pensée qui tend vers le XXe siècle, en
ce qu’elle est la pensée d’un XIXe siècle bloqué en son idéal) est aussi caraté-
risée par le fait de rendre manifeste en permanence la rupture entre le sujet
et l’objet, dans la mesure même où elle veut la colmater – la colmater avec
des sensations d’ordre métaphysique, comme la croyance, la consolation, la
douleur de l’adieu, des idylles panthéistes, une résignation emphatiquement
transfigurée et l’ironie qui ronge tout cela. L’acte inouï de Mahler, son « mys-
tère », a été le mauvais colmatage, opéré par une dialectique artistique et rem-
plissant chaque son d’une croyance subjective – là où Richard Strauss, le nihi-
liste, réussit les « transfigurations » les plus élégantes. Chez Mahler, c’est la

2. Voir « À propos du rapport entre technique de composition et position dans la société »


dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 93-97.

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80 MAHLER – UN DÉFI

consolation sans consolation, la mauvaise consolation, dont les éléments de


protestation auxquels pensait Adorno ne peuvent donner qu’une explication
partielle – c’est-à-dire la clef pour les aspects dont Mahler lui-même était
conscient, et qui sont loin de constituer l’éventail complet des contradic-
tions qui habitent sa musique pour nous.
Colmatage et fausse réconciliation donc quand même, et qui, même si
Adorno affirme l’inverse, m’apparaissent comme un « qui excuse accuse ».
Mais c’est un colmatage où l’angoisse, la nausée, la compréhension de sa
propre non-vérité et le désir désespérément nostalgique de la vérité trans-
paraît par tous les pores. C’est là que réside pour moi la vérité de la musique
de Mahler, et celle de son échec. Je ne vois pas en Mahler un médiateur pro-
phétique de vues révolutionnaires. Il a tout de même «cru» de toute son âme,
et le sens et le poids de son échec se mesurent précisément à la force de cette
croyance imperturbable. Que son art ait conduit sa croyance ad absurdum,
ce fut là l’effet d’un « Je ne compose pas, je suis composé ! », mais c’est là, pré-
cisément, dans le « quia absurdum », que la croyance, comme on le sait, doit
faire ses preuves ici-bas.
Donc Mahler n’est pas un médiateur prophétique – la différence doit être
faite ici de manière bien tranchée –, mais sa musique est le reflet actuel de
cette croyance dont l’échec a été mis à nu, et à ce titre elle est plus prophé-
tique et plus clairvoyante que le sujet qui agit à travers elle. Il dépend de nous
de savoir ce que nous sommes prêts à tirer comme leçons et comme consé-
quences de cette expérience de l’échec. J’ai peu confiance en notre époque.
La voici qui colmate et qui glorifie en effet de manière irrationnelle la com-
préhension rationnelle de sa propre finitude – la dernière vertu bourgeoise
que l’on peut respecter – en glorifiant son échec et en se délectant de sa propre
fragilité. On verra qu’elle laissera au plus offrant le soin d’honorer son propre
déclin comme une mort héroïque. Il faudrait d’ailleurs se demander, dans
un tel contexte, où nous avons laissé Schubert. Pensons-nous vraiment nous
être rachetés parce que nous l’avons promu au rang de génie immortel,
tout en l’abandonnant comme tel aux cloaques de l’industrie du divertisse-
ment distingué ? Schubert, certes, ne nous propose pas le décor opulent de
la fin d’une société, dont il a souffert peut-être de manière plus réelle et
plus prophétique que Mahler lui-même. Il n’a pas eu un aussi bel échec
que Mahler. Mais ne voyons-nous pas en quoi on l’a trahi, et du même coup,
dernière en date de nos trahisons, celle qui concerne Mahler ? Aura-t-il fallu
que Mahler nous inculque l’écoute dialectique à coups de marteau et à coups
de fouet, pour que nous l’élisions « plus grand artiste de tous les temps » et
que nos temples des muses aient à nouveau de l’encens à brûler ?
Cela dit, je considère que l’idée de l’échec – et au sens précis où nous
pouvons en faire l’expérience chez Mahler – est l’élément le plus important
et le plus productif d’un art actuel. Pour débarrasser cette question de son

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MAHLER – UN DÉFI 81

aura inévitablement héroïque, nous devrions plutôt parler d’un ratage carac-
térisé, si de nouveaux malentendus ne surgissaient ainsi : ratage inévitable
dès lors que la pensée bourgeoise cherche par ses propres moyens à sortir
de sa cage. Telle est, en effet, notre situation esthétique aujourd’hui. Et ce qui
est décisif, c’est le processus d’apprentissage au cœur de ce ratage, à savoir
une rétroaction constante de la pratique de la communication sur notre fer-
meté. Ce processus d’apprentissage, compris comme discipline sociale élar-
gie, serait en attendant l’issue elle-même que l’on recherchait. J’ai montré
bien souvent qu’en se confrontant à la tonalité, en tant que médium sensible
de l’immobilité sociale, combien un tel échec peut être à la fois inévitable
et fécond, et combien de telles explications, lorsqu’elles sont menées avec
cohérence, permettent la production d’antidotes : le problème se résout alors
dans le processus d’une prise de conscience. Mais la tonalité est une partie
immanente d’une configuration générale qui concerne toutes les couches de
notre conscience sociale. C’est surtout à leurs positions sur l’art que je peux
reconnaître les programmes politiques qui parlent du changement de la
société, mais sont incapables de voir les liens étroits et intimes qu’ils ont avec
elle. L’art sur le chemin d’une compréhension de soi-même, comme le
réclame le vieux Lukács dans son Esthétique, mais aussi une société qui serait
l’élève sérieuse et cohérente de son propre échec, et qui ne se réduirait pas
à un public auto-complaisant et plein de coquetteries – voilà ce qui serait le
seul chemin et la seule issue.

Si le « son » mahlérien pénètre dans un monde nouveau, c’est aussi et surtout parce
qu’il intègre le matériau disponible d’œuvres d’autres compositeurs. Une critique
méchante lui a fait le reproche d’être un gigantesque pot-pourri : se peut-il que ce
reproche touche vraiment au cœur de la conception mahlérienne ?
Que la musique de Mahler puisse être considérée comme le passage en
revue d’effets et d’arrangements empruntés – avec toujours, néanmoins, des
morceaux indigestes qui viennent gâter le plaisir –, c’est incontestable.
Néanmoins, aller rechercher en quoi cette musique fait ainsi écho au « son »
d’une autre musique, comporte un danger : celui de devenir une fin en soi.
Il y aurait intérêt – et il y a longtemps qu’on aurait dû le faire – à donner une
vue d’ensemble de tels échos, et à les rendre accessibles à une interprétation
raisonnable, grâce à un tableau – de dimension adéquate – synthétisant un
nombre aussi grand que possible de ces relations concrètes avec l’ensemble
de la tradition musicale concernée et avec son environnement. On verrait
ainsi qu’à la différence de Stravinski, il ne s’agit pas chez Mahler d’un com-
pendium de styles historiques, mais bien d’une coupe, riche en perspectives,
à travers les musiques de toutes les couches sociales à son époque, incluant
les traditions qu’elles cultivaient ; c’est une coupe, qui figure une « manière

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82 MAHLER – UN DÉFI

d’être-au-monde » (Lukács) fermée sur soi, le reflet global du monde de la


sensation, tel qu’il s’était sédimenté à la fin du XIXe siècle, sous la forme d’une
fuite et d’une résignation devant une réalité immaîtrisée. (Immaîtrisée non
seulement au regard des révolutions avortées de ce XIXe siècle, mais aussi au
regard du progrès industriel qui, sur tous les plans, privait de son sol l’idéa-
lisme hérité : dans cette médiation-là, la musique de Mahler est, aujour-
d’hui encore, politique.)
Je n’ai pas besoin de faire la démonstration que le reproche de pot-pourri
manque sa cible. Mais peut-être est-il tout de même caractéristique. Car indé-
pendamment des difficultés patentes que le public rencontre pour saisir la
dialectique mahlérienne de l’identification et de la négation à travers les tri-
vialités et des styles qui ne sont pas nobles, ce reproche trahit l’incertitude
quant à ce qui ferait la « cohérence organique » (Zusammenhang ) dans la
musique de Mahler. La multiplication des citations, qui ne sont pas seule-
ment d’ordre thématique, mais portent aussi sur des techniques de dévelop-
pement, d’écriture, plus rarement d’instrumentation, crée de nouvelles condi-
tions pour ce qu’on avait l’habitude de comprendre jusque-là sous le nom de
cohérence dans la musique symphonique. Elle ne peut plus s’appuyer sur les
formes coutumières du travail thématique, comme la variation harmonique,
mélodique ou rythmique, sur les processus classiques d’extension, de rac-
courcissement ou de liquidation, même si chez Mahler (et c’est un point à
ne pas perdre de vue) cette discipline du développement a été poussée
comme en passant jusqu’à ses conséquences les plus rigoureuses, allant d’une
totalité thématique et plastique jusqu’à sa dissolution dans des constellations
purement structurelles (en quoi elles échappent au danger de se soustraire
de manière défensive au vouloir formel, à l’instar des clichés stéréotypés).
Mais précisément là où Mahler semble enchaîner des citations indirectes –
je pense en particulier aux scherzos et aux musiques de nuit – il s’agit plu-
tôt d’une conception élargie du « développement », non pas comme travail
sur une figure thématique, mais plutôt comme une position, une vision des
choses transmise par l’expression. Cette position devient consciente d’elle-
même dans la mesure où elle ne cesse de se refléter autrement et dans un
matériau toujours autre, même s’il semble connu – variante hautement
élaborée et complexe de ce que les compositeurs sériels avaient en tête dans
leur période « héroïque », et que Stockhausen formulait ainsi : « Toujours du
nouveau sous la même lumière », au lieu de « Toujours la même chose sous
une lumière constamment neuve ». Chez Mahler, on trouve donc les deux,
et de surcroît dans de multiples combinaisons : non seulement la structure
comme résultat d’une dissolution thématique, mais aussi des éléments thé-
matiques, achevés, apparemment préfabriqués, et qui résultent en vérité
d’une cristallisation d’éléments structurels librement manipulés et des rési-
dus de motifs disséminés. Ainsi, chez Mahler, le processus classique du

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MAHLER – UN DÉFI 83

travail thématique, tel que nous le connaissons des parties de développe-


ment chez Beethoven, Brahms ou encore dans Tristan, ne se renverse pas
seulement, mais peut se tourner à chaque stade de tous les côtés possibles.
Il se peut qu’une telle multiplicité de cristallisations, souvent de mauvais
aloi sur le plan stylistique, devienne parfois un pot-pourri de sentiments
bourgeois réifiés : mais une telle conception pourrait fort bien être inté-
grée aussi dans la plurivocité des jeux de miroir mahlériens et dans son
« alliance avec la trivialité » (Adorno).
Ce qui est décisif, c’est de se laisser ouvrir les yeux par ce miroir, et de
savoir ce qu’il en est des réalités sociales et esthétiques dont le reflet condi-
tionne une forme à la fois « déchirée » et reconquise de haute lutte, et cela jus-
qu’au dernier mordant.
En tant que reproche, le cliché du pot-pourri atteint donc moins dure-
ment Mahler que Richard Strauss par exemple, où il pourrait être révéla-
teur; il serait également fort riche d’enseignements, mais d’une autre manière,
à propos de Stravinski, chez qui les éléments de langages historiques, quasi-
ment pétrifiés, sont manifestement moins provocateurs que chez Mahler, où
leur incandescence apparaît encore une fois, mais très nettement la dernière.

Y a-t-il des positions sur lesquelles ce que vous avez vous-même développé, dans votre
esthétique et vos techniques de composition, soit en contact avec les procédés mahlériens?
Le « son naturel » (Naturlaut ) dans la musique de Mahler est un phéno-
mène auquel je me suis consacré dans un autre contexte et dans un autre
cadre. Ce que j’ai désigné à propos d’œuvres comme Pression et Kontrakadenz
de « musique concrète instrumentale » me paraît constituer – moins quant à
sa teneur concrète qu’à sa fonction – un net pendant du « son naturel » chez
Mahler. L’émancipation du son, en passant par la voie ses compositeurs sériels
ou par l’école de Cage, était de part en part le résultat de principes d’orga-
nisation dont la nature constructive ou déconstructive était relativement abs-
traite : ici, le sérialisme total, là, le règne du hasard total. Chez Mahler, aux
endroits pour ainsi dire « correpondants » du processus de création, c’est-à-
dire son invention, avait surgi cet élément qui était consciemment non artis-
tique, au nom même de l’art. Je me suis vu moi-même confronté à une même
opération «non artistique» quand j’ai voulu agencer structurellement le maté-
riau que j’avais mis en mouvement, quoique pour des raisons diamétrale-
ment opposées – chez Mahler, c’est le son naturel, introduit de la manière la
plus réaliste possible : le cri de l’oiseau, les cloches, les signaux, les chants,
la valeur sentimentale du majeur/mineur, les figures de fanfares, tout un
monde familier, exhaussé dans le médium homogène de son langage sym-
phonique. Dans ma musique, c’est le retrait du geste emphatique, son arti-
culation en tant que processus mécanique, une manière de rendre conscient

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84 MAHLER – UN DÉFI

des conditions énergétiques et la libération de l’expression qui y est liée : le


petit morceau de bois qui vole en éclats sous le coup du grand marteau, la
corde qui se casse sur l’énergie brusque d’une anacrouse, au troisième rang
des cordes, le vibrato involontaire du joueur de tuba dont les lèvres trem-
blent sous l’effort, à la fin de la Sixième : tous ces éléments m’intéressent et
me bouleversent, et cela précisément à cause du processus dont ils émanent.
Ils sont le revers d’un paradigme de dimension sociale : les porter à la
conscience signifie libérer ce qui a été réprimé, un processus qui resterait
ridicule et infantile (tout comme l’emphase mahlérienne, dialectiquement
retournée, resterait ridicule et infantile) s’il ne touchait pas (comme elle) aux
tabous de la société, en contredisant les évidences de la communication qui
y règne. Dans les deux cas, c’est avancer difficilement sur une crête, et cela
me paraît être la seule parenté – sans doute très subjective – avec la pratique
compositionnelle de Mahler. Au demeurant, il a déjà été question de tout
ce que Mahler devrait signifier pour nous comme obligation. Qu’il y ait des
points de contact, au sens où l’entend la question posée, cela me paraît impen-
sable. Chez Mahler, le matériau et l’expression subjective font absolument
un, précisément à cause de la cassure qu’il accomplit dans l’un et l’autre. Si
profonde que soit la manière dont nous pouvons nous reconnaître dans cette
musique, la clôture sur soi du phénomène esthétique se défend contre toute
tentative d’exploitation. Les analyses de la structure et de la technique d’ins-
trumentation produisent une richesse inépuisable d’observations, mais elles
sont toutes indissolublement liées à l’idiome mahlérien. S’il y a eu un com-
positeur qui pouvait se rattacher à lui, ce n’est pas Berg, malgré ses Pièces pour
orchestre opus 6, mais le Webern des Pièces pour orchestre opus 6 et opus 10.
En tant que compositeur, je fais donc pour ainsi dire un grand détour
autour de Mahler, et c’est précisément ma manière d’être ancré en lui : il
ne me laisse pas en paix…

Traduction Jean Lauxerois

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PRENDRE ET COMPRENDRE
(À PROPOS DE KINDERSPIEL)
(1982)

Arnold Schoenberg racontait qu’on lui avait demandé une fois, lors d’une
inspection, s’il était bien Arnold-Schoenberg-le-compositeur – ce à quoi il
aurait répondu : « Il fallait bien que quelqu’un le soit ; personne n’a voulu
l’être, et j’y ai donc consenti ».
Cette anecdote révèle plus qu’une simple coquetterie héroïque. Elle dit
quelque chose de cette conscience qui, au plus tard avec notre siècle, est deve-
nue déterminante pour nombre de compositeurs jusqu’à aujourd’hui: à savoir
que l’art, au-delà de l’évocation magique de la joie de vivre et au-delà de ce
qui peut être esthétiquement édifiant, est expression de l’homme. Expression
de ses désirs et de ses espoirs, mais aussi de ses contradictions – autrement
dit : que l’art comprend le moment de 1’« amère nécessité », qu’il doit être
inconfortable. Nous vivons, c’est une évidence, dans une société dont le
mutisme se farde d’un simulacre d’éloquence : celui que nous font miroiter
le tout-venant médiatique ainsi qu’un faux souci de la culture, dont le zèle
envers la tradition et ses racines est plutôt un prétexte à y lanterner1 – ou
encore à cultiver et à affirmer, pour l’amateur d’art épris de confort, une
image de l’homme qui non seulement va à l’encontre du savoir, mais surtout
qui a depuis longtemps été réfutée par la réalité. Il y a cent cinquante ans

1. « Einschließlich einer falsch traditionsbeflissenen Kulturpflege, welche in der Tradition weniger wur-
zelt als eher darin wurstelt » : Lachenmann joue sur les mots allemands wurzeln (« prendre
racine ») et wursteln (« traîner, lanterner, lambiner… »). (N.D.T.)

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86 P RENDRE ET COMPRENDRE

déjà, Georg Büchner faisait dire à son Woyzeck : « L’homme est un abîme,
on se sent pris de vertige si l’on regarde en bas ».
La culture, autrefois le médium de la lucidité, est devenue le médium du
refoulement. L’art qui voudrait rompre avec ce courant doit s’engager dans
un conflit avec la société, qu’il le veuille ou non. S’étonnera-t-on, dès lors, que
des compositeurs qui se sentent redevables d’une telle conscience soient
perplexes lorsqu’on leur demande ce que leur musique pourrait bien don-
ner aux enfants, voire lorsqu’on leur demande d’écrire quelque chose pour
les enfants ? Ce critère de l’inconfort nécessaire, de l’inévitable prégnance
du conflit, n’est-il pas diamétralement opposé à ce qui pourrait éveiller chez
l’enfant la joie de la musique? Être enfant – que l’on me permette ces propos
de dilettante –, cela veut dire: vivre dans le plaisir de l’expérience, mais aussi,
au-delà de l’expérience, découvrir le monde, la nature, la technique, l’art, et
donc soi-même; bref, se développer et déployer ses forces toujours plus avant.
Et ce n’est un secret pour personne : aucun enfant ne se voit épargner l’expé-
rience de l’homme comme « abîme », et les enfants rencontrent sans doute
plus d’abîmes que ne le savent ou ne le souhaitent ceux qui les éduquent.
Mais justement: la découverte enfantine ne s’épuise pas simplement dans
l’apaisement de la curiosité envers les excitations des sens ; elle vise à la
perception accrue de celles-ci, à leur compréhension en tant qu’elles sont
produites par des causes, par l’effet de relations contextuelles et de règles.
Il ne fait pas de doute qu’appartiennent aussi à telle découverte l’adapta-
tion et la discipline de soi dans l’environnement immédiat. Semblable adap-
tation de soi peut parfaitement naître du respect et de la curiosité envers
l’environnement, elle peut faire partie de la découverte et signifier une exten-
sion de soi, bien qu’une éducation d’apparence particulièrement progressiste
l’ait toujours dénoncée de manière irrationnelle en tant que refoulement
d’une imagination enfantine utopique et non contrainte.
Dans notre esthétique bourgeoise, l’enseignement ou la pratique instru-
mentale – voire, plus généralement, musicale – comprend non seulement
la transmission de la connaissance, mais aussi l’intelligence des règles du jeu.
Surtout s’il est imprégné de la littérature traditionnelle, un enseignement qui
ne s’occuperait pas de décrire et d’éclaircir la structure de la musique, ses
règles, ses principes de construction ainsi que le rapport entre structure et
effet expressif, un tel enseignement ne signifierait pas beaucoup plus, pour
le développement spirituel de l’élève, qu’une leçon de tennis, qu’un cours
de conduite ou de dactylographie.
Rien, donc, contre l’enseignement musical orienté vers l’héritage de la
tradition. La discipline et l’adaptation qui sont liées à un tel enseignement
ne deviennent néfastes qu’à partir du moment où elles ne sont plus des
moyens en vue d’un développement spirituel, mais sont une fin en soi : là où
il s’agit plus de durcissement et de tabou que d’une compréhension ou d’une

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P RENDRE ET COMPRENDRE 87

découverte pénétrante. Mais découvrir, ce n’est pas seulement se heurter à


l’inconnu ; c’est aussi faire l’expérience du déjà familier sous un autre jour,
c’est même, peut-être, le vivre de manière neuve en tant qu’il serait devenu
étranger.
Découvrir, c’est en tout cas apprendre et se transformer sous l’effet de
nouvelles expériences. Ou plutôt, pour aller plus loin encore: découvrir, c’est
faire l’expérience de soi en tant que susceptible d’être transformé, élargi et
pourtant toujours identique à soi ; c’est-à-dire, au sens le plus vaste, en tant
qu’esprit capable de (re)connaître et donc d’agir2, en tant qu’esprit qui se sait
responsable de cette réalité qu’il doit marquer de son empreinte, là où jus-
tement le vide spirituel et les motivations plutôt gastronomiques d’une indus-
trie culturelle confortable se contentent de se détourner d’une réalité incom-
mode, en invoquant les maîtres du passé.
Et c’est pourquoi, en art aussi, la règle ultime d’une telle découverte par
l’étude, la règle à laquelle rien n’échappe, est la suivante : il revient à l’esprit
humain, à l’esprit qui (re)connaît et qui réagit de manière créatrice à sa réa-
lité, d’établir les règles mais aussi, du même coup, de transgresser les règles
anciennes, de les transformer, de les élargir, de les surmonter, bref, de les
relever au double sens du mot3 ; dans la mesure où il fait paraître ce qui nous
est livré par la tradition sous un jour nouveau, l’esprit se donne à (re)connaître.
À l’évidence, en tant que tout simplement ils découvrent, apprennent et
font l’expérience joyeuse de leurs propres possibilités, nous croyons donc les
enfants capables de ce que nous, adultes, refoulons comme inconfortable
lorsque cela nous est demandé : ce dont, dans l’art, nous nous excluons si
volontiers au titre du confort, à savoir l’expérience d’un horizon élargi et de
notre propre aptitude au changement. Surtout dans l’art, une telle expérience
nous est inconfortable; elle nous rappelle non seulement notre durcissement,
mais aussi notre responsabilité devant la tâche de surmonter celui-ci, de
sortir la tête du sable et d’endurer la vision du miroir de notre réalité :
une réalité qui, suscitée par l’homme, semble désormais être devenue pour
lui-même une menace ; une réalité devant laquelle, en art, nous ne cessons
de fuir vers l’utopie d’un monde et d’une image de l’homme apparemment
intacts, pour nous y cramponner désespérément.
Dans une musique qui, si elle mérite le nom d’art, nous rappelle à ces
forces et à ces possibilités de l’homme, au-delà de l’expérience esthétique de
celui-ci, cela veut dire, du point de vue de la technique perceptive, quelque

2. « […] als zum Erkennen fähiger und aus Erkenntnis heraus handlungsfähiger Geist » : Erkennen
et Erkenntnis, que l’on retrouvera dans la suite du texte, semblent cumuler ici le connaître
et le re-connaître français. Ils seront toujours traduits par « (re)connaître ». (N.D.T.)
3. Nous adoptons pour aufheben et Aufhebung les traductions proposées par Jacques Derrida :
« relever », « relève ». (N.D.T.)

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88 P RENDRE ET COMPRENDRE

chose d’à la fois très simple et pourtant difficile : à savoir le détour appa-
rent, du vécu à l’âme, par la pensée et la réflexion. Pour le dire de manière
plus pragmatique et plus restreinte encore : le détour apparent de la sensa-
tion esthétique par le devenir conscient des structures qui sont à l’œuvre dans
la pièce, c’est-à-dire des relations contextuelles qui lui sont immanentes et
qui l’imprègnent de part en part. Le vécu de l’expression musicale, donc,
non pas comme simple excitation irrationnelle de l’âme par notre appareil
sensoriel, mais l’expression comme résultat de règles fondées à nouveaux
frais d’une part, et comme résultat du dépassement des règles du jeu pré-
données d’autre part.
En ce sens, mes pièces intitulées Ein Kinderspiel veulent être des modèles
faciles à prendre et à comprendre4.
J’ai souvent et volontiers décrit l’écoute comme procès d’exploration et
de tâtonnement5 : procès qui permet des inductions quant aux principes de
construction à l’œuvre dans la pièce et, par-delà ces derniers, quant à la posi-
tion expressive et esthétique qui la fonde. Où le cercle se clôt, dans la mesure
où c’est la position ainsi enregistrée – ou ressentie de quelque manière que
ce soit – qui influe en retour sur l’exploration d’un moment auditif singulier,
et lui confère ainsi son intensité expressive.
Dans ces pièces, cette pensée du tâtonnement exploratoire des principes
de construction aura donc été prise à la lettre.
Dans la première pièce, par exemple, la disposition des quatre-vingt-huit
touches du piano, telle qu’elle est d’avance donnée dans le « meuble » qu’est
le piano, cette disposition est explorée, palpée de haut en bas – cette autre
structure prédonnée qu’est le rythme de la comptine Hänschen klein jouant le
rôle de régulateur. Ce sont donc deux structures données d’avance qui agis-
sent l’une sur l’autre.
S’ajoute à cela une échelle des variantes de résonance disponibles dans
le piano : à sa manière, elle agit sur le modèle chromatique ainsi engendré,
elle l’articule et le colore. Les appoggiatures brèves et presque insolentes qui
s’y superposent forment quant à elles une strate où l’on reconnaît une gamme
par tons entiers. Enfin, une autre strate vient s’adjoindre au modèle chro-
matique et à la gamme par tons ; elle est marquée par deux accords de trois

4. Littéralement, Ein Kinderspiel, c’est « un jeu d’enfants ». On retrouve ici le jeu du titre
entre « préhension » et « compréhension » : greifen et begreifen. (N.D.T.)
5. Hören als Abtastvorgang : cette expression-clé de la pensée lachenmannienne est difficile
à traduire. Abtasten, c’est tâter, palper, mais aussi lire (un disque, une carte perforée), explo-
rer, balayer (pour un radar). Abtastnadel, dans le lexique de la technologie phonographique,
c’est la pointe de lecture. Soulignons aussi, pour s’en souvenir dans la suite du texte, que,
dans les instruments comme le piano, Taste signifie la touche, Tastatur le clavier. Enfin,
Tastorgan est l’organe du toucher, Tastsinn la sensibilité tactile. (N.D.T.)

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P RENDRE ET COMPRENDRE 89

sons, un accord de sixte en majeur et un accord de quarte et sixte en mineur.


Ainsi, outre les intervalles de demi-ton et de ton entier, la tierce mineure et
la quarte sont représentées verticalement selon deux renversements diffé-
rents. L’intervalle de tierce majeure jusque-là évité devient, à partir du milieu,
l’intervalle d’accompagnement du mouvement chromatique descendant.
Les sept variantes de résonance jouent aussi un rôle dans les pièces sui-
vantes. Ce sont :
a) la pédale ouverte, pour ces notes qui, situées dans l’extrême aigu du
clavier, ne sont déjà plus étouffées ;
b) le cluster muet dans le grave comme pédale partielle, pour ainsi dire
comme une pédale d’harmoniques, également pour les notes aiguës ;
c) les touches maintenues (après avoir été déjà attaquées), en quelque sorte
comme une pédale d’harmoniques au-dessus des notes que l’on joue ensuite ;
d) les touches que l’on maintient juste après les avoir attaquées, sans pédale;
e) le secco, sans pédale, c’est-à-dire l’étouffement habituel, immédiat et
naturel, des attaques staccato (ce serait, parmi les variantes de résonance, le
degré minimal) ;
f) le cluster muet tenu dans le grave comme véritable pédale d’harmo-
niques au-dessous des notes attaquées, qui résonnent donc en tant qu’har-
moniques supérieurs ;
g) la pédale complètement enfoncée (ce serait le degré maximal de
l’échelle des résonances).
Avec l’exploration de toutes les quatre-vingt-huit notes du piano, il devient
clair que les principes de construction de cette pièce ne reposent pas sim-
plement sur les catégories mélodiques, rythmiques ou harmoniques courantes.
Celles-ci sont uniquement utilisées, voire rappelées en tant que patterns banals,
dans la mesure où avec elles d’autres propriétés, par ailleurs plutôt conçues
comme périphériques, peuvent être musicalement mises en jeu : le son réel
du piano et sa résonance, chaque fois manipulés de manière différente, ainsi
que la pluralité stratifiée des dispositions intervallaires et temporelles.
Contrairement à la gamme chromatique ou à la gamme par tons dans
la première pièce, contrairement aussi à la gamme majeure/mineure de fa
qui reste confinée à l’ambitus des cinq doigts dans la seconde pièce, ce sont,
dans la troisième pièce, deux gammes qui s’opposent l’une à l’autre. À la
main droite, c’est une sorte de mélodie en mode phrygien qui parcourt en
descendant l’espace des touches blanches compris entre si 3 et mi 1 et le prin-
cipe de résonance défini en c, à savoir les touches maintenues, additionne
les lignes mélodiques individuelles de manière à former une sonorité verti-
cale. À la main gauche, c’est une gamme pentatonique, ascendante au début
et à la fin, descendante et redoublée en mouvements parallèles (Zweiklänge)
au milieu ; cette gamme formée de touches noires, du fait qu’elle est jouée
sforzato et avec des attaques brèves, profite de la pédale d’harmoniques que

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90 P RENDRE ET COMPRENDRE

représente le cluster muet tenu dans le grave (variante de résonance), celui-


ci n’étant relâché que pour décharger les résonances plus graves. En prin-
cipe, cette gamme pentatonique descendante se rapporte à la mélodie des
touches blanches de la main droite comme une brève anacrouse, mais elle
attire subitement l’attention, juste avant la fin, au cours de la mesure à 3/16.
Dans la cinquième pièce, une autre variante de résonance fait son appa-
rition : la sonorité est le résultat non plus d’une addition, mais d’une sous-
traction de notes, par le filtrage chaque fois différent d’un cluster de dix notes
attaqué de manière régulière et stéréotypée. Dans la deuxième partie où,
après une transition, tout est réitéré en valeurs rythmiques deux fois plus
longues, les filtrages s’appliquent non plus à la sonorité attaquée mais aux
partiels de celle-ci, dans la mesure où ils sont ressaisis en enfonçant les touches
de façon muette : des sonorités connues, et parmi elles des accords majeurs
ou mineurs, sont perçues de manière nouvelle, à la lumière d’un filtrage.
Dans la septième pièce, enfin, il s’agit encore d’un autre phénomène de
résonance affectant l’ossature du piano (Klavier-Gehäuse): il se dégage et devient
perceptible par le fait que le matériau sonore se réduit à la seconde mineure
la plus aiguë de l’instrument, et que cette sonorité presque dématérialisée
devient le support d’un rythme proche de la gigue, exécuté en forme de rondo
et modifié. De cette pièce au moins, on pourrait dire, en paraphrasant Ravel
à propos de son Boléro: «Malheureusement, elle ne contient pas de musique».
C’est pourtant de ce moment qu’il s’agit dans chacune des sept pièces : de
l’expérience musicale hors de tout concept déjà abrasé de la musique.
Par une structure clairement discernable et donc « préhensible » (“grif-
fige” ), chacune des sept pièces veut rendre compréhensible (begreifbar) cette
exigence de l’écoute consciente, par-delà le simple procès perceptif et au tra-
vers d’un nouvel éclairage des structures familières prédonnées : les banali-
tés qui président aux ébats des enfants, les banalités d’un univers d’expé-
rience largement régi par les adultes, ces banalités sont convoquées pour être
brisées, voire mises en pièces de manière caractéristique, afin de sensibiliser
la perception à ce qui se cache là-derrière. Ce qu’il s’agit de comprendre au
travers d’une telle « préhension », c’est la nécessité de l’intervention qui réor-
donne le familier6 : afin de surmonter ce qui le rend tabou, ce qui lui confère
une fausse sécurité. Ce serait un défi non seulement pour les enfants, mais
aussi pour les adultes. C’est pourquoi, en exergue à ce cycle, il y a cette phrase
que Theodor W. Adorno écrivait à son ami Walter Benjamin à propos de Der

6. « Was es durch solches “Greifen” zu begreifen gilt : die Notwendigkeit des neu ordnenden Eingreifens
ins Vertraute » : cette phrase déploie le paradigme des mots en greifen ; begreifen (comprendre)
et eingreifen (intervenir). (N.D.T.)

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P RENDRE ET COMPRENDRE 91

Schatz des Indianer-Joe, un Singspiel dont il était l’auteur : « Plutôt une démons-
tration sur le modèle enfantin qu’une évocation de l’enfance7 ».
Du reste, non seulement chacune des pièces forme ainsi une sorte de
structure particulière, une sorte de disposition claire de ses éléments, mais
toutes les sept se complètent les unes les autres en vue d’une constellation
d’ensemble, dans laquelle ces sept procès d’exploration différents sont à leur
tour balayés selon un ordre mûrement réfléchi8 (figure 1 : Ein Kinderspiel,
schéma de la structure générale).
Toutes ces déclarations ne sont certainement pas là pour en appeler uni-
latéralement à un intellectualisme qui serait l’ennemi de la sensation – ce
serait tout à fait hors de propos pour un enfant, même sur cette voie abso-
lument légitime qui mène au-delà de la curiosité technique. Elles n’en appel-
lent pas non plus à une disposition à la frustration déplorant le mauvais cours
du monde, une disposition que l’on attribue volontiers et parfois avec raison
à la nouvelle musique: il s’agit plutôt d’un appel à cette curiosité fondamentale
qui sied si bien à tous les âges de la vie, à cette curiosité envers les possibili-
tés et l’expérience de sa propre aptitude au changement, à la découverte,
précisément dans le rapport à la musique. Mais du moins, dans la mesure où
les enfants se pensent et s’acceptent comme susceptibles de découvrir, on
pourrait soutenir qu’ils vivent avec plus de plaisir ce que nous, adultes, res-
sentons comme « amer », inconfortable ou dérangeant : à savoir la rupture
de l’habitude. Si bien que c’est au miroir d’un tel exemple que les adultes
se reconnaissent comme ce qu’ils sont en vérité : des enfants difficiles à édu-
quer. Et le même Arnold Schoenberg, celui qui a rendu les choses si diffi-
ciles tant pour nous que pour lui-même, a dédié l’une de ses œuvres les
plus intransigeantes, son Quintette à vent opus 26, qui dure plus d’une demi-
heure, à un enfant : au petit Arnold (dem Bubi Arnold ).

Traduction Peter Szendy

7. « Eher Demonstration am Kindermodell als Beschwörung von Kindheit » ; en allemand,


Demonstration croise le lexique de la preuve et celui, politique, de la manifestation. (N.D.T.)
8. « Jene sieben verschiedenen Abtast-Prozesse ihrerseits nach einer durchdachten Ordnung abgetastet
werden » ; sur les différents sens de abtasten, ici rendus successivement par « exploration » et
« balayés », on se reportera à la note 5 ci-dessus. (N.D.T.)

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92 P RENDRE ET COMPRENDRE

Exemple 1
Helmut Lachenmann, Ein Kinderspiel, schéma de la structure.

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P RENDRE ET COMPRENDRE 93

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SICILIANO – SCHÉMAS
ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES
(1983)

Pour Hans Zender, dédicataire de la Tanzsuite mit Deutschlandlied

« Nous l’avons dit : chaque barrière, ressentie en tant que telle, est déjà franchie.
Mais aussi: aucune barrière n’est franchie activement sans que le but visé ne défile
en images et concepts authentiques et nous plonge au milieu des catégories signi-
ficatives qui lui sont liées ».
Ernst Bloch, Le Principe Espérance

Les «œuvres d’art», lieux d’excursion prisés et refuges représentatifs d’une


société qui, tout en ayant peur de ne pas survivre, se refuse obstinément à
affronter ses propres contradictions, proposent des expériences esthétiques
familières, qui incarnent pour nous à la fois la liberté suprême et notre patrie
véritable, et peuvent en même temps nous apparaître comme étrangères,
hostiles ou oppressantes. En composant ainsi, avec cette oppression même,
tout en cherchant également à prendre le large, on se perdra toujours cepen-
dant dans les rets de catégories déjà marquées par les contradictions sociales.
Ma Tanzsuite mit Deutschlandlied part des maillons mêmes de ce réseau.
Il n’existe pas au départ l’illusion d’un espace sonore et temporel que le com-
positeur peut redisposer et former librement, mais des patterns temporels pré-
établis, des dessins familiers, rythmiques et gestuels. En les posant et en les
défaisant, on tente de se réfugier dans « la gueule du lion », c’est-à-dire dans
ce moi que l’on ne connaît pas soi-même, qui se perçoit lui-même grâce à
une sensibilisation structurelle.

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96 S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES

Après une première partie qui est pour l’essentiel introductive, Siciliano
ouvre la seconde, et forme une sorte d’exposition de l’idée fondamentale qui
commande le matériau et les techniques. On a essayé d’indiquer tant bien
que mal le déroulement et la structure dans les schémas plus loin.
Une succession de rythmes de sicilienne, permutés de façon ludique (et
la « Symphonie des Pasteurs » de Bach n’est pas ici la seule marraine…) m’a
permis d’établir provisoirement un pattern de pulsations (représenté tout en
haut sur les schémas). Avant de se défaire – car c’est là sa destination – ce
réseau sert de support tout au long de quatre stades :
1. comme échafaudage d’une polyphonie de figures très ramifiée, dont
les particules sonores accusent progressivement leur propre corporéité, déter-
minée par l’énergie, tout en se regroupant de manière prégnante afin de pré-
parer la citation de Bach (mesures 70-100) ;
2. comme échafaudage d’un extrait de la « Symphonie des Pasteurs » de
L’Oratorio de Noël, plus exactement d’une projection sonore qui le déforme
(mesures 101-109) ;
3. (après une anticipation du « postlude », mesures 110-117) le réseau est
nivelé en un rythme en morse à la sicilienne, vidé de sa substance gestuelle
et sonore, réduit à un seul accord de seconde au piano, un rythme étouffé
et en même temps prolongé en écho, et qui répond à toute la complexité
sonore précédente avec la richesse d’une hallucination (mesures 118a-118s) ;
4. enfin, il se fige en un stéréotype presque obstiné, comme cadre d’une
danse virtuose et enlevée au quatuor soliste, pour se transformer, en tombant
en grumeaux, vers le pattern à quatre temps du « Capriccio » qui s’enchaîne
et qui se transforme à son tour plus tard en une « Valse lente », en lui trans-
mettant chaque troisième temps ou « pilier » temporel de la mesure pour pro-
duire une unité métrique nouvelle, infiniment lente et lasse (« postlude »,
mesures 119-132).

La « corporéité déterminée par l’énergie » est doublement structurée :


1. par rapport à la production mécanique (en soufflant, par friction, en
frappant, en poussant, en pinçant, en chuintant, en balayant, en pressant) et
ses conditions techniques (le genre de l’instrument et le point d’appui qui est
traité, ainsi qu’à travers les transformations dues aux modes de jeu : « nor-
mal », assourdi, étouffé, avec pédalisation, forte, piano, etc.) ; très largement,
les transformations de l’instrument sont le résultat de la transposition d’un
mode de jeu caractéristique d’un instrument sur un autre ;
2. par rapport à l’acoustique (déterminés par la hauteur ou l’intervalle, brui-
tés, étouffés, sans hauteur reconnaissable [tonlos], pétaradant, résonant, etc.).
De telles structurations a priori valent pour toute l’œuvre, et pas seule-
ment celle-ci. Les gradations structurelles qui déterminent le Siciliano sont
indiquées dans les schémas par de petits symboles (voir l’explication ex. 1).

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S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES 97

La sonorité particulière de ce mouvement provient d’une part d’une média-


tion, c’est-à-dire de la variation et de la confrontation multiple entre des
modes de jeu de plus en plus concentrés (progressivement « chargés » ou
« accentués ») et des couplages (ou « mixtures ») verticaux d’éléments hété-
rogènes, et, d’autre part, de l’idée d’un « couplage horizontal », à savoir d’un
rythme qui se constitue de manière homogène ou hétérogène. Le geste de la
sicilienne en tant qu’« arpège » établissant un réseau rythmique ramifié influe
donc sur sa propre sonorité.

La « polyphonie de figures ». Du point de vue des catégories, il faudrait,


dans un premier temps, distinguer entre les niveaux suivants :
1. Les rythmes de sicilienne : leurs formes les plus univoques apparais-
sent dans le schéma entourées d’un cadratin ; d’autres, qui ne sont pas mar-
quées, sont facilement reconnaissables.
2. Des pulsations à distance régulière, d’une noire, d’une croche, d’une
double croche, etc. : elles sont marquées dans le schéma par un R entouré
d’un cercle.
3. Des textures plus étales, des sortes de «points d’orgue» formant contre-
point au sens large, soit agitées de l’intérieur, soit immobiles : elles sont dési-
gnées par l’abréviation « ten ».
4. Des appoggiatures, comme des trilles, des mordants, des petites notes
avant ou après le temps, en somme de pseudo ornements de toute sorte. Ils
ne sont pas tous reproduits dans le schéma.
Il va sans dire que les possibilités de transformation à tous ces niveaux
permettent des interprétations ambiguës ou polyvalentes pour certaines figures
– le rythme de sicilienne sous forme d’ostinato peut être perçu aussi bien
comme R que comme « ten ». – que l’on ne commentera pas en détail ici.
C’est surtout au sein des trois premières catégories que j’ai distingué de
surcroît entre des figures « fermées » ou bien « distribuées » sur plusieurs ins-
truments, celles-ci divisées de plus entre figures « homogènes », donc pro-
duites par le même mode de jeu, et « hétérogènes » où des formes d’énergie
sonore en elles-mêmes différentes ou différemment assemblées se complè-
tent dans leur succession : elles produisent les « mixtures horizontales » déjà
mentionnées.
(La structuration des hauteurs nécessiterait un schéma à part, et on ne la
représente pas ici. Les hauteurs isolées sont traitées en principe comme les
composantes de «mixtures synthétiques », c’est-à-dire à l’intérieur de constel-
lations d’intervalles qui croissent ou décroissent de façon régulière, ou
construites d’une autre manière, ou encore déduites de la « nature » : à cette
dernière forme appartient par exemple l’ensemble de pizzicatos d’harmo-
niques avec résonances jouées par le quatuor soliste au début du Siciliano. Ce
traitement, que je ne décris pas en détail ici, permet tout au plus d’intégrer

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98 S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES

ceux-là des spectres de sons et de bruits « naturels » dont la structure interne


d’intervalles et de hauteurs – résultants d’une déformation par les modes
de jeu – se dérobe à une structuration a priori d’ordre tonal ou sériel ; que
l’on songe par exemple aux hauteurs imprévisibles de cymbales frottées par
un archet.)
Le développement de la « couche de sons perforés » (partie inférieure des
schémas) est peut-être ce qu’on peut suivre le plus facilement. La parenté
sonore entre des cordes jouées avec pression de l’archet et le son (« pressé »)
des trompettes, les cors bouchés ou encore le son le plus grave du contre-
basson, qui est comme un « craquement », établit de plus des relations avec
les sons à hauteur déterminée, mais produits par la friction de la baguette sur
le xylorimba, représentés dans le schéma sur les cinq lignes du milieu, avec
des sons frappés, pincés et posés par petites touches.
(Dans la partition, le mode de jeu « avec pression » est encore bien plus
différencié : devant ou derrière le chevalet, sur les cordes I, II, III ou IV,
sur la corde étouffée ou à vide, avec une position fixe (Griff ) maintenue ; des
variations semblables arrivent aussi avec les cymbales frottées avec pression).
Les figures au son de friction sans hauteur (tonlos) sont représentées dans
la partie supérieure du schéma, juste au-dessous du pattern ou « réseau ryth-
mique ». Formant un contraste énergétique avec la « couche des sons perfo-
rés » (avec laquelle elles entretiennent des relations secrètes, qui deviendront
opérantes plus tard, dans la Polka), le niveau des sonorités tonlos investit plu-
tôt le domaine du tenuto et y mène dans l’ombre une existence très agitée.
L’étiquette de tonlos s’avère prématurée : non seulement les trémolos des
cordes, les balayages sur le bois, les timbales et les caisses claires se joignent
aux sifflements sans hauteur décelable des cuivres, mais de plus, à travers les
« ff possibile » des jet whistes aux flûtes, un jeu effleuré à moitié ou normale-
ment appuyé, la friction sur les lames du xylorimba jusqu’au crescendo ouvert
du roulement de timbales à la fin du stade II, tous les modes de jeu « nor-
maux » vont produire justement à ce niveau-là une sorte de son « enroué »
au sein même du domaine des sonorités réelles. Tout le Siciliano vit d’une
telle dialectique sonore.

À propos du déroulement
Les sept sections, marquées de a à g, du stade I constituent les différentes
phases d’un développement qui part d’une sorte d’exposition des catégories
sonores et rythmiques posées et mène jusqu’à leur accentuation extrême à
partir de la section e. Tous les types de figures et de sonorités déjà décrits sont
combinés dans la première section à la manière d’exemples, pour être sépa-
rés ensuite de la même manière dans la seconde. Le rythme de sicilienne
entouré d’un cadratin a en quelque sorte une fonction motivique, transver-
sale par rapport à toutes les catégories. Les autres figures – « distribuées »,

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S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES 99

« régulières » ou en tenuto — sont schématisées à côté. La section b introduit


la résonance et, en lien avec elle, des crescendos : ces figures vont également
former des séquences qui traversent en diagonale un paysage sonore si soi-
gneusement peigné…
Quant aux formes extrêmes, dans la section e, on aura ici : des balayages
rapides sur les peaux et col legno ; l’attaque fff des vents (comme mixtures
au-dessus du rythme «fermé» sur les cordes du piano étouffées); des gammes
col legno battuto et combinaisons rythmiques (déjà plus audibles ») ; le f des
combinaisons de crescendos et de résonances ainsi que les tenues déjà men-
tionnées des cymbales frottées les unes contre les autres : elles épuisent le
matériau. Et celui-ci explose avec des coups de woodblock, de timbales, de
tom-tom ou frappés sur le fût des timbales, comme des sortes de « super-
pizzicatos » ; ces coups relativisent à nouveau les relations sonores. Au sein du
trémolo (qui n’est plus tonlos dorénavant) se prépare le point d’orgue de la
citation de Bach, la couche des sons perforés disparaît derrière celle des sons
soufflés sans hauteur perceptible : la « musique des bergers » est ainsi déna-
turée et devient une simple silhouette. L’expressivité pastorale est encore
attestée par les crescendos de son soufflés tonlos. Les figures dans le grave des
vents et à la contrebasse représentent naturellement une absence de hauteurs
déformée, tout comme les sifflets produits par les flûtes et les violons qui
« chantent » dans l’extrême suraigu.
En continuant la citation, à travers le rythme des cymbales strictement
phrasé et la réponse que forment les sons écrasés des violons (mesure 106),
la musique enrouée redevient enjouée. Même le point d’orgue en trémolo,
paraphrasé ici par une accumulation de septièmes qui se superposent, s’était
échauffé à partir de la résonance d’un coup sur le cadre du piano jusqu’au
roulement de timbales : il n’en reste que le son sec du xylorimba frotté, dans
un « ff possible » bien malingre. En allant vers le stade III, la musique prend
congé d’une structuration accidentée et ose respirer par pans plus larges. En
même temps, à ce stade (après un passage non reproduit ici) tout l’univers
sonore établi jusqu’ici disparaît derrière la sonorité d’un accord de seconde
mineure, au piano, la plus aiguë possible, étouffée et avec pédale. Ce son,
modifié seulement par des variations de dynamique, des accents et l’utilisa-
tion de la pédale, devient l’écho de la multiplicité déployée auparavant, tout
en continuant d’occuper intérieurement l’oreille et la concentration. Les inter-
jections du quatuor soliste fonctionnent ici comme des « ornements », de
même que les sonorités frottées sur le xylorimba, dans un temps propre en
contradiction avec le tempo général: elles scandent la chanson Schlaf, Kindlein
schlaf («Dors l’enfant, dors»), autre hymne allemand (voir exemple 2, p. 104).
La berceuse établit également un lien avec la dernière partie. Au sein du
rythme en morse évidé, l’aspect structurel avait disparu, la bande du temps
se déroulait mécaniquement, le vide devenait un état d’accomplissement. À

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100 S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES

partir d’une situation ainsi purifiée, et en reprenant comme un postlude la


transition (ici omise) vers le stade III pour former maintenant un stade IV,
la musique, tout en s’effritant déjà pour préparer le Capriccio, commence à
« faire de la musique » : elle s’abandonne pour cela à ces « couplages hori-
zontaux », figures hybrides peu décelables auparavant parmi les éléments
extrêmes, de plus en plus accentués. Toute la diversité de ces modes de jeu,
encadrée par le quatuor soliste, crée une situation qui n’est pas moins vide
et statique que celle du piano-morse peu auparavant. Ma musique «se berce»
ici pendant quelques mesures dans l’illusion d’avoir trouvé le « large » – un
espace purifié de manière prégnante : c’est peut-être ce moment de bonheur
subjectif où la jeune fille du conte d’Andersen ressent un peu de chaleur au
pied d’un mur froid, avant que son allumette ne s’éteigne de nouveau.

Traduction Martin Kaltenecker

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S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES 101

Exemple 1
Siciliano, mesures 70-110.

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102 S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES

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S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES 103

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104 S ICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES

Exemple 2
Siciliano, mesures 117-132.

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE
(1985)

Pour Clytus Gottwald

Parler des possibilités et des difficultés de l’écoute signifierait au fond


réfléchir sur ses conditions intrinsèques et extrinsèques, et même sur les condi-
tions de l’être et de la conscience, ce que je ne me sens guère à même de
faire. Si j’ai choisi ce sujet en tant que compositeur, c’est pour m’exprimer
sur ce fameux clivage qui paraît s’être instauré entre les habitudes d’écoute
prédominant dans la vie musicale officielle d’une société qui aime la musique
et les voies empruntées par les compositeurs de ce siècle, depuis Schoenberg
et en référence à lui.
Il s’agit du clivage entre, d’une part, l’amateur qui aime et pratique la
musique pour la force expressive qui s’est conservée dans les œuvres de la
tradition, pour l’expérience d’une beauté ancrée dans la tonalité où le sujet se
réfléchit et se retrouve magnifié de manière emphatique ; et, d’autre part, le
compositeur qui obéit à la tradition en la prolongeant, et non pas en conser-
vant ces expériences. Le compositeur néglige le plaisir de la consommation
comme service à rendre à un auditeur, puisqu’il s’agit pour lui — obligation là
aussi reprise de la tradition — non de « dire » quelque chose, ce qui suppose
un langage intact, mais de faire quelque chose ; de rendre audible, de rendre
possible, de rendre conscient, bref, d’élargir notre expérience d’écoute au lieu
de satisfaire une attente auditive. Faire en somme ce qui est exigé de l’esprit
humain depuis qu’il est conscient de lui-même : progresser, avancer vers
l’inconnu et s’éprouver soi-même.
Ce clivage était inscrit d’avance depuis que, en Europe, la musique s’est
échappée de la fonction magique qui s’est maintenue dans d’autres cultures,

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106 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

afin de devenir objet d’attention, de recherche, de développements et par


là miroir du perpétuel devenir des possibilités perceptives et sensitives de
l’homme.
Destinée jadis à conjurer les forces qui encerclaient l’homme, la musique
a pris un nouveau départ au cours de l’évolution spirituelle de l’Occident
chrétien, changeant et déployant ses moyens, apte enfin, en tant que médium
d’un sujet qui se découvrait, à dire « je ». Elle n’allait guère s’arrêter en che-
min, mais pénétrer dans des zones inexplorées du « je », le « ça » — et il est
évident que ce cheminement signifiait perturber à chaque fois la vision du
monde et de l’homme qui prévalait, et que l’on s’employait chaque fois en
vain à cimenter de nouveau. On comprend alors qu’elle allait se heurter,
au plus tard en ce siècle, à une société qui, tout en inscrivant le dogme de la
dignité souveraine de l’homme en sa constitution, est prête cependant à la
trahir, ne serait-ce que pour son incapacité d’opposer autre chose que le code
pénal, la morale, la médecine ou les médias à cette phrase de Büchner :
« L’homme est un abîme, on a le vertige à s’y pencher. » Aussi longtemps que
nous voyons derrière cette vision uniquement des maladies à combattre ou
des déformations qui laissent finalement intacte notre image de l’homme,
la pure paresse de notre instinct de conservation nous incite à repousser tout
ce qui pourrait la troubler.
Il est caractéristique que, en leur propre nom, l’homme trahisse tou-
jours les valeurs qu’il veut conserver ou qu’il revendique. Et au-delà de tous
les dangers connus ou ignorés, il s’agit avant tout de refouler cette contra-
diction-là. La musique, langage intact qui parle de l’homme intact, se trouve
être réquisitionnée comme un salon où déambule cet esprit du temps au fond
totalement désorienté ; comme un beau tapis dont on recouvre ces contra-
dictions, ces plaies, ces superficialités et ces peurs que nous avons nous-mêmes
engendrées, et qui nous menacent plus immédiatement que jamais.
La société se cramponne ainsi à une conception de la musique déduite
d’une tradition dévoyée vers un sens idyllique, et que conforte encore un
abus qui se prolonge.
Cette situation de peur, de refoulement, d’éloquence qui désespère, est
vraie et crédible avant tout au regard de l’incapacité parfaitement ressen-
tie de formuler ces dangers et ces peurs que l’on ne peut sans doute plus
maîtriser de manière rationnelle. Il ne suffirait pas, d’ailleurs, de stigmati-
ser cette stratégie de refoulement comme un effort obstiné pour sauver de
belles apparences.
En réalité, nous avons tous appris à refouler ce qui nous désempare en
jouant avec lui — nous désamorçons la peur en nous faisant peur nous-mêmes.
Le squelette, sur une photo de journal, de chaque enfant du Tiers Monde
qui se meurt, deviendra pour nous, et à notre insu, un objet d’édification qui
s’inscrit dans l’économie de nos émotions, la mauvaise conscience et la pitié

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 107

s’annulant elles-mêmes par l’ersatz qu’en fournit la vertu bourgeoise cor-


respondante, cultivée en public.
De même, le fantôme de la «nouvelle musique» a retrouvé sa petite place
au sein de la vie culturelle : épouvantail esthétique qui désempare, mais
d’office, comme on aime faire un tour dans un train fantôme ; le composi-
teur comme prophète reconnu, objet de pitié et d’étonnement dans son désert
de cacophonies désespérées, vers qui conduisent parfois les excursions de
touristes en mal de frustrations, mais qui sert en même temps comme alibi
à l’intolérance tolérante.
Annexée de cette manière, la musique, l’ancienne ou la nouvelle, se barre
elle-même la route. Elle devient ce walkman qui permet d’écouter tout en se
bouchant les oreilles. De là ce paradoxe : on peut haïr la musique par amour
de la musique.
En préparant cette conférence, j’ai remarqué que je reviens apparem-
ment tous les sept ans sur les problèmes de l’écoute. Il y a quatorze ans, en
1971, lors d’un congrès sur la théorie à Stuttgart, au temps des révoltes des
étudiants, ma thèse était : « L’écoute est désarmée sans la pensée. » En 1978,
sept ans plus tard, j’ajoutai en m’y référant : « l’écoute est désarmée aussi sans
le sentiment » ; et je tentai, en décrivant les conditions de l’écoute, de cer-
ner l’interdépendance du sentiment et de la pensée. Aujourd’hui, sept ans
plus tard encore, ma confiance dans le langage est ébranlée — lui aussi se
barre souvent lui-même la route — et je me contente de dire : « L’écoute est
désarmée — sans l’écoute. »
L’objet immédiat de la musique n’est pas le monde, ou le cours du monde
qui irait en empirant, ce qu’il s’agirait de déplorer, de fustiger, ou de prendre
comme prétexte à une quelconque réaction affective ou rhétorique : l’objet
de la musique est l’écoute, la perception qui se perçoit elle-même. Et c’est
justement parce qu’une telle sensibilisation ne saurait réussir sans une réflexion
(Auseinandersetzung ) technique et compositionnelle sur ce qu’un matériau
musical a de préformé, que la musique, produit de cette réflexion, reproduit
la réalité à laquelle elle réagit bien plus fidèlement que ne pourrait en augu-
rer une quelconque intention rhétorique.
Une telle forme d’écoute perceptive ne se présente guère d’elle-même,
elle doit être mise à nu. Mettre à nu signifie déblayer, débarrasser ce qui
s’entrepose, mettre en échec et écarter les habitudes d’écoute, les catégories
d’écoute qui prédominent à l’intérieur de la société. Finalement, l’écoute
est autre chose qu’une attention sensible à la signification ; elle veut dire :
entendre autrement, découvrir en soi de nouveaux sens, de nouvelles
antennes, de nouvelles sensibilités, et partant, se rendre compte de notre
propre faculté de changement pour opposer celle-ci comme une résistance
à l’esclavage ainsi rendu conscient. Écouter signifie : se découvrir soi-même
de nouveau ; se transformer.

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108 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

En surmontant ainsi cet esclavage d’une écoute aux sentiers officielle-


ment tracés, il ne s’agit donc pas d’une excursion (qui serait une excuse) vers
de nouveaux mondes sonores, vers des sons « neufs » et « inconnus », mais de
la découverte de nouveaux sens, d’une nouvelle sensibilité à l’intérieur de
nous-mêmes, d’une perception transformée. Celle-ci ne reculera pas devant
l’abord de sensations d’écoute inconnues, mais elle vaudra également en ce
qu’elle redécouvrira encore une fois comme étant nouveau ce qui était fami-
lier, comme un monde qui soudain sonne de manière étrange.
Dans une situation où chacun se raccroche instinctivement à ces habitudes
de l’esprit qui impliquent le repos, le refuge, la retraite, une telle percée vers
une écoute différente peut très bien être ressentie comme douloureuse.
Voici le visage de quelqu’un qui nous est proche : la blessure, l’étrange-
ment (Entfremdung) sont peut-être nécessaires, qui nous forceraient à le regar-
der vraiment plutôt que simplement le voir, afin de saisir la structure concrète
de cette physionomie, le paysage de ce visage avec ses niveaux et ses confi-
gurations typiques ; pour le lire de nouveau et renouveler en ce processus
notre propre rapport à ce visage, à cet homme.
Là où la perception pénètre ainsi dans la structure de ce qui est familier,
il redevient étranger. En renouvelant radicalement le rapport à ce qui était
familier jusque-là, celui qui perçoit se renouvelle lui-même, devient conscient
de ce qu’il y a de préformé en lui, de sa capacité de casser ce moule pour deve-
nir à soi-même une aventure riche en possibilités nouvelles et en surprises.
L’écoute, alors, signifiera également : découvrir un nouvel espoir dans
cette créativité nouvelle. Car l’abîme décrit par Büchner fait pendant au
célèbre chant d’espoir d’un autre poète, Paul Gerhard, et les deux visions
vont ensemble1.
En pratique, pareille écoute implique une concentration de l’esprit, et donc
un travail; mais le travail, ici, comme expérience d’une pénétration du monde,
comme expérience progressive de soi-même, est l’expérience d’un bonheur.
Le mot-clef d’une telle écoute est : « structure ».
En tant qu’expérience structurelle, l’écoute ne s’oriente pas uniquement
de manière positive d’après les caractéristiques (Beschaffenheit ) de l’objet
sonore, mais se précise dans une mise en relation de cet objet avec ce qui
l’entoure. La perception du sonore se rétrécit et s’élargit en même temps par
les relations qu’elle voit se déployer entre ce qui résonne et son entourage
proche ou lointain, dans le temps et l’espace ; autrement dit : l’écoute —
consciemment ou inconsciemment — perçoit en même temps, outre son objet,
des relations : celles dont elles proviennent, celles où elles s’insèrent main-
tenant et qui éclairent de manière nouvelle tout moment sonore d’une œuvre.

1. « Je te contemple avec joie — Ô que mon esprit soit un abîme et mon âme une mer pro-
fonde, pour que je puisse t’embrasser. »

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 109

Quand nous entendons, dans le premier mouvement du quatuor op. 74


(«Les harpes») de Beethoven, le début de l’allegro, après l’introduction lente,
nous reconnaissons une manière familière d’ouvrir une œuvre chez les clas-
siques viennois : un accord initial de mi bémol majeur accentué par des
doubles cordes, une figuration en accord brisé qui monte de la tonique à la
dominante et des accords répétés dans l’accompagnement (figure 1, A). Mais
par la suite, et pour celui qui ne se laisse pas assoupir par les rituels conve-
nus de la forme-sonate, cet accord initial se révélera comme le premier d’une
chaîne d’accords parfaits majeurs, qui sont tous accentués par des doubles
cordes et forment une série elle-même ascendante. Ainsi, la demi-cadence
obligée avant le second thème est marquée par un accord de fa majeur, un
ton plus haut (figure 1, B). Et le développement commence par un accord
de sol majeur (C), tandis que la demi-cadence avant le retour du thème lors
de la reprise s’effectue logiquement en si bémol majeur (D). La coda, elle,
débute par un accord accentué placé sous un do dans la mélodie, mais cette
déviation (il s’agit d’une septième diminuée et non d’un accord majeur) ne
saurait me troubler : il faut y voir une manière de transcender la chaîne des
matériaux ainsi corrélés, avant qu’elle ne se ferme dans l’aigu sur un accord
parfait de tonique.
Les variantes des accords répétés (G) sont également projetées sur le mou-
vement entier: tout de suite après l’énoncé du thème principal, on les retrouve
en croches, en même temps qu’une diminution de la figure des accords brisés,
en marches harmoniques (H). Dans le cours de l’exposition, nous rencontrons
d’autres variantes (K) ; à la mesure 70, c’est une combinaison de la tierce et
de la figure de répétition qui se consolident en un motif (L); puis, à la fin de
l’exposition, ce sont diverses augmentations, en blanches ou en rondes (M).
Dans le développement, ce type de répétitions se retrouve même en doubles
croches (N). Une densification supplémentaire paraît exclue dans ce contexte
stylistique particulier. Au lieu de cela, le mouvement de doubles croches est
soumis à un travail serré de quantification, les accents (sforzando) délimitant
des groupes de blanches, les changements de hauteur créant des groupes de
noires (O). Cette quantification est poussée plus loin encore lorsque la hau-
teur change avec chaque croche (P). Enfin, la hauteur change maintenant avec
chaque double croche (Q), selon une oscillation d’intervalles de seconde,
comme dans les quantifications antérieures. À ce stade, on obtient un objet
statique, un scintillement de doubles croches. Là aussi, il paraît difficile d’aller
plus loin dans la densification. Pourtant, il devient évident que le scintillement
se condense dans la tenue statique — ou plutôt: figée — des tierces qui suivent
(R): c’en est à la fois l’aboutissement et la négation (Aufhebung).
Et cela continue de scintiller dans le microtemporel, selon une média-
tion tout à fait explicite pour la perception : autre exemple de transcendance
d’une figure, celle de la répétition, projetée dans la forme globale. Ces deux

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110 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

sonorités, l’accord de septième diminuée et la tenue de tierces, ne sont pas


du tout nouvelles, mais l’aspect qu’elles représentent chaque fois dans ce
mouvement non seulement leur confère une signification unique, mais elles
deviennent aussi des objets perceptifs entièrement neufs ; aussi anciennes
soient-elles, on les entend d’une façon nouvelle.
Les différentes variantes de l’accord brisé (mesure 25, S) opèrent de
manière plutôt cachée dans l’exposition (T, U, V) et le développement (W).
Mais sous cette tierce qui continue de scintiller dans l’imaginaire, et qui consti-
tue à son tour l’élément d’un immense accord arpégé (X), se rassemblent
maintenant ces variantes d’arpèges qui donnent son nom au quatuor (« Les
harpes»), en valeurs de plus en plus courtes: noires, triolets de noires, croches,
triolets de croches. En même temps, le changement plus ou moins libre des
attaques, du pizzicato à l’arco staccato, fait presque apparaître le jeu normal arco
comme une variante dénaturée du pizzicato, pourtant plus rare : pour ainsi
dire comme un pizzicato «mauvais» ou «empêché»; il y a là une façon d’éclai-
rer le son comme objet d’une expérience corporelle.
Dans la coda, en revanche, déclenchée par l’accord de septième dimi-
nuée dont j’ai parlé, cette figure de l’accord parfait brisé est entièrement trans-
formée en un motif de doubles croches (Z) dont la forme arpégée se déploie
et se transforme finalement en un travail de figuration; lequel, bien que fami-
lier par ailleurs, s’offre ici, en tant que résultat d’une pareille transformation,
à un mode de perception absolument nouveau.
J’ai simplement décrit ici la projection de trois éléments qui se révèlent
comme constitutifs de la forme ; mais il en ressort déjà comment, en tant
qu’états où s’agrègent des catégories sonores plus vastes, de simples manié-
rismes, ou en tout cas des tournures familières, non seulement deviennent
porteurs d’une nouvelle signification, mais offrent aussi de nouvelles possi-
bilités perceptives, pourvu que nous soyons en mesure de les écouter plutôt
que de simplement les ouïr.
Sous cet aspect, les œuvres de la tradition réservent encore des secrets
inouïs à notre perception.
Chacun des trois éléments décrits ici avait sa place propre et projetait ses
propres variantes dans la forme globale. En même temps, tous les trois agis-
sent ensemble de manière chaque fois différente. Et je retiens donc cette for-
mule: la structure est un ensemble d’agencements, chaque agencement repré-
sentant la projection temporelle d’un aspect sonore ; autrement dit : la dis-
persion des variantes caractéristiques (qui peuvent différer fortement entre
elles) d’un caractère sonore.
Dans le second exemple, la quatrième des Cinq pièces pour orchestre op. 10
d’Anton Webern, nous ne trouvons apparemment plus que les fragments d’un
langage traditionnel (figure 2). Ce champ de ruines se révèle pourtant comme
un champ de forces extrêmement différencié. Aux six sons qui composent

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 111

Exemple 1
Ludwig van Beethoven, Quatuor « Les harpes » opus 74.

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112 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

la figure initiale de la mandoline (a) correspond à la fin la mélodie du violon


(b), avec ses cinq sons comme dilués rythmiquement, sans assise métrique
précise ; entre les deux, une figure de quatre notes à la trompette (c), suivie
de deux notes au trombone (d). Reste le son de l’alto au début (e), cas extrême
d’une mélodie formée par un son unique, dont le lien avec les autres figures
est clairement souligné par l’articulation expressive (crescendo-diminuendo). Cet
unique son d’alto constitue en même temps le degré zéro quant à l’articula-
tion rythmique interne. Les deux entrées de la clarinette sont à cet égard des
variantes plus animées : le son tenu mais dissous en trille (f), précédé par le
son répété six fois en syncope (g). Enfin, après ces variantes dans l’échelle des
tenues rythmées (l’une frottée, les deux autres soufflées), le son sept fois répété
par la mandoline présente, à la fin du mouvement, une combinaison de deux
types de régularités : croches et triolets de croches (h).
Sans cette médiation de la figure de la mandoline, au rythme déjà un
peu moins régulier, il ne serait plus aussi facile de percevoir les autres groupes
de sons répétés (à la caisse claire, à la harpe et au célesta) comme des membres
de la même famille. Et cette figure est donc le point de départ d’un autre clas-
sement, à rebours en somme : la harpe et ses cinq sons différemment espa-
cés présenteraient alors le degré maximum d’irrégularité (i), viendrait ensuite
la caisse claire avec trois coups irréguliers (k) ; puis on pourrait ajouter sans
problème à cette même série le célesta, avec ses deux intervalles de seconde (l);
voire enfin, à l’autre bout de cette échelle, l’unique accord de trois sons pincé
à la harpe (m), qui semblait pourtant faire face sans médiation aucune à son
antipode, à savoir le son de l’alto.
Mais ce sont justement ces derniers groupes de sons qui montrent com-
ment des sonorités connues se révèlent autrement à la perception, grâce à
un contexte spécifique. Car le corps apparemment étranger de la caisse claire
(k) n’est pas seulement intégré de façon médiate en tant que figure rythmique:
il est aussi lié, en tant qu’il représente le cas extrême du bruit dans ce mou-
vement, à l’intervalle de seconde que produisent les touches frappées, et non
plus percutées, du célesta (l) ; puis aux impulsions dures et étouffées de la
harpe jouée en harmoniques (i) ; et enfin à celles, résonantes, de la mando-
line pincée selon son mode de jeu normal.
Par cette médiation réciproque, dans l’espace le plus réduit, un son ins-
trumental parait dès lors comme la transformation d’un autre. Aux dures
impulsions de la mélodie initiale répond d’abord le son de la trompette, au
timbre un peu forcé, puis la douceur de la mélodie du violon à la fin. Le trom-
bone est une trompette altérée ; la harpe, une mandoline devenue presque
cristalline ; etc. Tout est à la fois si familier et pourtant si nouveau, grâce à ces
projections stratifiées, c’est-à-dire grâce à la forme.

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 113

Exemple 2
Anton Webern, Cinq Pièces opus 10, n° 4.

Et pourtant, tout cela n’est rien qu’une sérénade sous le clair de lune
des harmoniques, avec des sons apportés par le vent depuis l’endroit « où
sonnent les belles trompettes »2, auxquels répond le trombone qui annonce
la mort, jusqu’à ce que le tambour de la caserne donne le signal de la retraite

2. Allusion au lied homonyme de Mahler, dans Le Cor enchanté de l’enfant » (N.D.T.)

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114 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

et interrompe l’idylle : l’amant s’enfuit, avec sa mandoline sous le bras qui


résonne encore, et la belle lui adresse un signe en forme d’arabesque de violon.
L’auditeur n’a pas le temps de se laisser captiver par l’idylle — comme ce
serait le cas chez Mahler, de qui pourraient venir les termes de ma description.
Tout ceci est comme du Mahler vu à vol d’oiseau, radicalement réduit à de
rares signaux, et administré comme un ballon qu’il faut gonfler chez soi; ainsi
la musique de Webern a-t-elle peut-être, en tant qu’expérience intérieure, les
mêmes dimensions que le monde symphonique de Mahler: attenant à l’infini.
Mais ce qui importe, ce n’est guère cette reconstruction intellectuelle de
l’idylle, mais plutôt le refus, simultané, d’en jouir tranquillement ; et sur-
tout, la concentration sur la situation structurelle. Il y a là à la fois la mélan-
colie, le renoncement, mais aussi la force qui permet une expression nou-
velle, dont Webern ne nous prive pas.
Cette pièce n’est pas seulement, comme toute œuvre cohérente, une struc-
ture sonore close (définition qui inciterait et même condamnerait plutôt à l’éta-
blissement d’un protocole intellectuel du perçu); je préfère décrire cette expé-
rience globale de l’écoute, de façon peut-être plus pertinente, comme une sono-
rité structurée (Strukturklang): nous pressentons l’unité expressive et sonore, et
dans cette expérience globale, l’intuition prend une part importante.
De même qu’on ne peut isoler ici la perception de la forme de celle d’un
caractère sonore général (le sound, comme diraient les musiciens de rock) ;
autrement dit: de même qu’il est impossible de séparer construction et expres-
sivité, de même, on ne saurait dans l’écoute distinguer l’intellect de l’intui-
tion : l’un(e) épaule l’autre.
Le terme de « sonorité structurée », que j’oppose ici à « structure sonore »
(Klangstruktur ), part d’une conception du son qui — justement en tant
qu’ensemble pluridimensionnel d’agencements — ne se communique pas
immédiatement par une simple excitation acoustique. Il s’ouvre plutôt peu
à peu, dans un processus à plusieurs niveaux et degrés de significations, qui
est comme l’exploration tactile (Abtastprozeß) d’une construction défilant avec
ses composantes sonores caractéristiques reliées entre elles.
L’image la plus utile pour décrire cette manière de percevoir, de vivre la
structure, c’est celle de l’arpège : comme le harpiste décomposant successi-
vement un « son » tout en s’en représentant l’ensemble, ou glissant de haut en
bas sur toutes les cordes (selon un glissando qui est à dire vrai une gamme
arpégée) en présentant son instrument avec sa sonorité, ainsi une œuvre musi-
cale se transmet-elle à la fois en tant que structure sonore et en tant que sono-
rité structurée. Comme une sorte d’immense arpège sur cet instrument-son-
forme imaginaire que construit le compositeur. Chacune des cordes de cette
harpe imaginaire serait non seulement choisie, mais conçue par le composi-
teur comme un objet plus ou moins complexe, à partir de matériaux pré-
existants. L’ordre même de ces cordes entrerait pour une part essentielle dans

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 115

la construction. Peut-être que certaines de ces cordes imaginaires sont elles-


mêmes des instruments locaux, des sous-groupes instrumentaux, quasiment
des faisceaux de cordes. Et les affinités repérables entre ces cordes plus ou
moins éloignées les unes des autres ouvrent mille possibilités de construire
des ponts entre elles. À travers ce processus d’exploration tactile se commu-
nique non seulement la structure de l’instrument, mais aussi, indirectement,
celle du facteur et de l’instrumentiste : celle du compositeur lui-même.
Je retiens ainsi ce modèle de la structure comme polyphonie d’agence-
ments, que la perception doit explorer tactilement, et dont il s’agit de faire
l’expérience à la fois comme expression et comme idée structurelle-sonore.
La structure comme polyphonie d’agencements: à chacun des agencements
correspond une échelle sous-jacente (quelle que soit par ailleurs 1a manière de
l’explorer); une échelle d’événements qui, tout en différant entre eux, sont reliés
par un caractère commun, une idée sonore. Mais cette idée ne se révèle jamais
d’emblée dans un événement isolé, de même qu’un individu ne suffit pas à
représenter une famille. (Il est possible qu’à un moment donné, il ne représente
pas sa famille, mais peut-être sa nation, sa race ou son club… C’est peu à peu
seulement que son rôle se complète et se précise, ainsi que sa signification).
Une autre image que celle de la harpe ou de la famille pourrait être de
bon secours : songeons à un orgue imaginaire, imaginons les familles super-
posées polyphoniquement comme autant de claviers séparés ayant chacun
ses échelles propres.
Une telle interaction des claviers peut être exemplifiée par un extrait de
mon concerto pour percussion et orchestre, Air. L’aspect général, l’idée qui
est à l’œuvre dans cette partition et qui relie entre eux les différents «claviers»,
est indiquée par le titre : l’air est une mélodie chantée, un lied ; c’est aussi
une pièce connue de Bach. Mais c’est également l’air que l’on respire, ce qui
est engrangé et consommé par les instruments à vent, et traditionnellement
caché à l’auditeur afin d’obtenir un beau son. Dans Air, le rapport habituel
entre l’action et le résultat sonore est renversé et en même temps élargi :
l’action aboutit certes à une sonorité désignée de façon précise, mais elle ne
disparaît pas derrière elle ; le résultat pointe plutôt, par sa corporéité particu-
lière, vers l’action qui est à son origine, tandis que celle-ci amène à prendre
conscience des conditions mécaniques et énergétiques nécessaires à la pro-
duction du résultat. Le son d’un violon ne renseigne guère sur sa valeur de
consonance ou de dissonance, mais indique ce qui se passe : comment les
crins de l’archet sont appuyés, c’est-à-dire tirés sur une corde faite de telle et
telle manière, à tel ou tel endroit précis entre la touche et le chevalet.
Une écoute semblable est bien sûr empruntée à la vie prosaïque de tous
les jours, où l’on frappe un objet pour déduire du son qu’il rend ses carac-
téristiques matérielles (et non pour jouir de ce son); et où le craquement d’un
escargot écrasé nous effraie bien plus que le hurlement subit d’un moteur.

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116 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

En me référant aux techniques de la « musique concrète », qui recueille


ce genre de bruits quotidiens sur bande et les intègre dans des collages musi-
caux, et tout en songeant que chez moi ces actions sont instrumentales, j’ai
nommé cette musique : « musique concrète instrumentale3 ». Naturellement,
des techniques de jeu inhabituelles ou radicalement modifiées interviennent
souvent. Le jeu normal y figure aussi, comme un cas particulier, mais dans
un tout autre contexte que celui d’origine. Dans ce nouveau contexte, le son
pur, tel un exilé de la tonalité, a perdu toute préséance esthétique.
Air, composé en 1969, du temps de la révolte des étudiants, salué par les
uns comme l’exemple du refus esthétique et d’une protestation contre la rou-
tine culinaire du beau son d’orchestre, contesté violemment par les autres, mal
interprété finalement par tous, était avant tout pour moi une aventure stimu-
lante de l’écoute, au moyen de relations sonores encore à peine explorées.
Aventure d’autant plus excitante qu’elle ne se passait pas dans les marges exo-
tiques des sons électroniques, mais au sein même de l’appareil symphonique
traditionnel, pour ainsi dire dans la gueule du loup. Mon diagramme (figure 3)
comprend trois lignes, au-dessus desquelles est inscrit un «réseau temporel»
(Zeitnetz), une sorte de bande rythmique indiquant l’articulation globale qui
résulte des superpositions figurées en dessous, et qui représente en somme le
rythme de «l’arpège» qui parcourt toute cette «harpe» compliquée. Dans la
première ligne se superposent les claviers (ou les familles) 1 à 4b, c’est-à-dire:
une séquence formée par divers frottements sur des instruments à peaux; une
séquence de rythmes plus complexes constituée de coups de fouet en l’air, et se
terminant sur un long ritardando qui mène aux confins de l’inaudible; une troi-
sième séquence, brève, avec une structure rythmique confiée à des guieros sur
lesquels on souffle (!); et enfin, une séquence qui va du milieu de cette partie
jusqu’à la fin, avec des combinaisons de bruits de souffle aux flûtes et aux cuivres.
Les familles superposées de la section suivante (deuxième ligne), numé-
rotées de 5 à 9, s’apparentent par des gestes violents : dans la cinquième
famille, l’agencement éclaté des fouets (les mêmes que ceux qui fouettaient
l’air auparavant) ; un groupe de rythmes courts obtenus par un nombre plus
ou moins important d’archets pressés contre les cordes ; une séquence où les
entrées des tambours à friction sont autant de craquements (le Waldteufel est
un petit instrument dont la peau est traversée par une corde, qui peut ampli-
fier les bruits de frottements en les transmettant à la membrane). Toutes ces
actions que j’ai qualifiées de violentes sont en même temps des actions étouf-
fées: quand on presse sur une corde, on ne peut plus avancer ni reculer après
le premier coup ; le silence qui suit est donc celui d’un arrêt. La seule entrée
qui se distingue délibérément sous cet aspect, c’est celle de la harpe dont,
telle une respiration, la caisse résonne encore après le coup noté (9).

3. En français dans le texte.

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 117

Exemple 3
Helmut Lachenmann, Air, mesures 150-188, schéma de la structure
(représentation des pages 44/45).

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118 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

Ces actions violentes sont contrepointées par des réminiscences douces,


où l’on retrouve par exemple le geste des peaux frottées sans aucune pro-
duction de son (8), ou encore les touches délicates du col legno en ricochet (6).
Le point d’orgue qui suit, point collecteur de tant de silence étouffé, est
bien entendu plein de musique, pleins d’échos négatifs. En tant que silence
des « trous noirs », il diffère de celui de la fin de la première section, empli
des attaques inaudibles.
Les autres groupements superposés sont plus laborieux à décrire. À la
tension du silence violemment étouffé répond l’insertion du crescendo le
plus aisé qui soit, celui, mécanique, de l’orgue et de la guitare électrique, où
les kilowatts dispensent l’homme de tout effort physique. Le septième groupe,
la séquence des tambours à frictions, se prolonge au-delà du point d’orgue
par trois entrées au sein du groupe 10 : les accents compressés des cordes
combinés aux tenues comme perforées de l’archet reprennent ainsi le son
tenuto de la guitare électrique frottée au-delà du point de fixation des cordes.
Le groupe 11 est formé par une séquence d’attaques soufflées qui s’épais-
sissent de plus en plus, depuis le fa aigu du cor jusqu’aux entrées staccato
d’autres instruments à vent, dont les attaques compressées — surtout pour les
cuivres — sonnent de manière tout aussi étrange que les bruits voisins de la
pression des cordes. Au sein du groupe 12, enfin, se rencontrent différents
pizzicatos, naturels ou artificiels : pincés derrière le chevalet des violons, pin-
cés sur la harpe ou la guitare — avec les cordes étouffées ou libres —, pincés
sur les cordes du piano ou encore celle du tambour à friction décrit précé-
demment, voire sur l’instrument du soliste, l’ektara, qui ouvre la cadence.
Je mentionne simplement d’autres groupes : les combinaisons du guero
avec la guitare et la crécelle étouffées (13), perforation particulièrement gros-
sière; puis les violoncelles frottant la première corde avec les crins de l’archet
divisés (15); et enfin, le contraste d’une dernière réminiscence des peaux frot-
tées et des flatterzunge sans production de son aux cors, trompettes et trom-
bones (16). Mais je ne puis ici développer leur rôle complémentaire à l’in-
térieur de l’image sonore et formelle. Tout l’ensemble décrit ici est à la fois
une forme et une sonorité, une structure et en même temps une particule
dans la sonorité générale, dans la forme globale.
Une autre sorte d’expérience d’écoute, avec un matériau comparable, est
au centre de l’exemple suivant, extrait de Fassade, une œuvre pour orchestre
composée en 1973, et que je définis comme une marche larvée : le réseau
temporel qui ramasse toutes les structures partielles constitue maintenant lui-
même un rythme de marche, métriquement simplifié, bien que, au cours du
développement, il soit tantôt étiré, tantôt compressé de manière radicale.
Dans ce réseau temporel sont alors insérés des champs sonores. Comme
ceux-ci sont à leur tour les composantes des agencements qui se superpo-
sent, l’effet de marche se perd en partie au profit des rapports polyphoniques

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 119

Exemple 4
Helmut Lachenmann, Fassade, partie conclusive, mesures 219-325,
schéma de la structure (représentation des pages 48/49).

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120 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

qui sont donnés à entendre. Mais le rythme de marche continue d’agir comme
une pulsation secrète. Plus le rythme de marche qui coiffe la structure est
étiré, plus les rets du réseau s’écartent, plus l’oreille pénètre dans les struc-
tures locales ; elle saisit ainsi des processus qui, en tant que surfaces sonores
dotées d’une nature rêche, ne sont pas véritablement composés, mais seule-
ment rendus perceptibles. Le cas extrême est fourni par le point d’orgue au
début de la figure 4 : un bruissement enregistré sur bande, d’une durée de
140 puis 90 secondes, et dont la béance s’intègre soudain dans une percep-
tion aiguisée par d’autres structures, tandis que la deuxième piste de la bande,
où l’on a enregistré une sorte d’idylle familiale, diffuse des rires d’enfants,
des cris, etc. À l’opposé de ce point d’orgue, il y a l’autre extrême : la densi-
fication radicale du rythme global, en doubles croches qui se suivent en un
mouvement brusque, escarpé.
Les différents groupes, « familles » ou « claviers » entre lesquels oscille ce
mouvement de doubles croches, restent toujours clairement définis dans cette
partie finale. Ce sont des variantes de tutti : tous les piccolos, tous les pianos,
tous les instruments aigus, tous les xylophones, toutes les bandes (il y en a
deux), etc. ; bref, l’ensemble des éléments que l’on peut regrouper selon une
qualité commune (ce qui signifie aussi : tous les orgues électroniques, c’est-
à-dire un seul).
Les impulsions en doubles croches se succèdent ici avec une telle den-
sité qu’il est impossible de pénétrer des sonorités individuelles si brèves :
l’oreille ne peut séparer cette suite d’impulsions rapides, et ce n’est que dans
les silences entre les groupes qu’elle tentera de se faire une image différen-
ciée de l’ensemble. L’oreille est comme aveuglée par la vitesse, la masse, le
volume sonore. Dans ces deux cas extrêmes — le point d’orgue comme valeur
beaucoup trop longue et la suite trop rapide d’événements qui s’emballent
presque —, l’expérience de la structure se donne de manière plus hallucina-
toire que réelle.
Les deux derniers exemples sont empruntés à ma Suite de danses avec hymne
allemand (Tanzsuite mit Deutschlandlied). Le réseau temporel, dont j’ai parlé
dans l’exemple précédent comme d’un rythme qui coiffait l’ensemble (un
arpège structurel), est ici régi par des figures rythmiques que nous recon-
naissons comme les squelettes d’une expérience familière.
Dans le premier cas (l’« introduction » : figure 5), il surgit du geste de
l’hymne lui-même : celui-ci est développé par une projection temporelle très
étendue sur le clavier d’un instrument imaginaire, où les pizzicatos sont stric-
tement couplés avec des pressions brutales ou avec des doubles cordes pin-
cées derrière le chevalet (premier et deuxième système sur la figure 5). Le
son fixe constitue plutôt ici une sorte de coloration des sonorités et des bruits
« concrets », dénaturés. En même temps que le premier vers est ainsi épelé
sur l’instrument imaginaire, non seulement il est transposé deux fois, comme

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 121

si l’on désaccordait l’instrument pendant qu’on en joue (sans que l’on puisse
d’ailleurs se fier aux octaves), mais de plus, l’« instrument » lui-même est
démonté : la part de bruit qui prédominait auparavant et brouillait la mélo-
die se réduit aux simples frappements des doigts sur la touche ; la mélodie
est ainsi reconnaissable, à moins que la perception, du fait de la superposi-
tion du premier vers et de sa répétition, ne soit détournée vers le structurel,
le ponctuel, et ne saisisse plus la citation.
Le deuxième vers, superposé au premier, apparaît encore plus étiré sur
un second clavier imaginaire, avec des accords de quatre sons joués pizzicato
(troisième système sur la figure 5) ; son échelle se compose d’intervalles qui
s’élargissent vers le grave, si bien que les hauteurs d’origine de l’hymne sont
déformées et comme bosselées. Ce vers dure donc plus longtemps que le
premier. Mais ce second instrument se défait également ; et, à la fin de la pre-
mière moitié de la mélodie, sur la dominante, il débouche sur un mouve-
ment inaudible des cordes, ad infinitum, il fait du sur place comme un osti-
nato — jusqu’à ce qu’un tremblement de nouveau saisisse l’ensemble, qui
crache comme une explosion la seconde moitié (Von der Maas bis an die Memel ),
avec son rythme familier aux habitués des stades de football (figure 6), avant
de conduire enfin à la valse.
Savoir si tout le monde peut ou non reconnaître l’hymne allemand m’im-
porte moins — à moi qui ne veut pas dire, mais faire — que la manière dont
une structure emprunte à une autre son réseau temporel et sonore, s’en remet-
tant à une mélodie profondément ancrée en nous et qui ne recèle guère moins
de logique que le principe sériel. Le résultat est aussi complexe que l’est toute
structure pure : un paysage d’impulsions où l’on peut se perdre, mais où l’on
sent qu’une loi formelle nous porte ; cette loi, avec toutes ses failles et ses bri-
sures, est celle de l’hymne, avec lequel s’opère ainsi en nous — inconsciem-
ment peut-être — une nouvelle rencontre.
Dans le dernier exemple, la « Sicilienne» (figure 7), le réseau temporel est
de nouveau déterminé par un élément connu: précisément le rythme de cette
danse, varié de multiples manières. La description du matériau selon le mode
de production du son est insuffisante, parce que « pressé » ou « frappé » peu-
vent décrire finalement des résultats extrêmement divers ; cette description
ne permet donc pas de désigner les catégories perceptives qui sont à l’œuvre
ici. Ce qui importe au moins autant, en effet, c’est leur combinaison verticale,
et surtout les rencontres que forment des figures rythmiques plus ou moins
articulées. Ainsi, l’ensemble des événements est traversé par une projection
(une « famille », si l’on veut) de rythmes clairement définis, comme le rythme
pointé de la sicilienne : il est gratté sur une cymbale (mesures 73, 76, 81 ou
92) ; il est représenté par un groupe de pizzicatos ou une figure de coups étouf-
fés (mesure 70) ; il est joué arco par les violons — dans la deuxième partie de
cette «Sicilienne» (mesure 140) — comme élément d’une citation de la musique

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122 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

Exemple 5a
Helmut Lachenmann, Tanzsuite mit Deutschlandlied, Introduction, mesures 01-016.

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 123

Figure 5b
Helmut Lachenmann, Tanzsuite mit Deutschlandlied, Introduction, mesures 017-025.

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124 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 125

Exemple 6
Helmut Lachenmann, « Siciliano » de Tanzsuite mit Deutschlandlied, diagramme.

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126 L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE

des bergers de l’Oratorio de Noël de Bach; il est enfin présent dans le solo du
piano étouffé qui domine la quatrième partie (mesures 118 et suivantes).
Ces rythmes « clos », définis, s’opposent d’abord à des figures qui le sont
moins, puisque réparties sur différents instruments qui se relaient à la façon
d’un hoquet ; ils s’opposent ensuite à des figures « régulières » dotées d’une
certaine périodicité ; et enfin, à des actions statiques, à des tenuto, pour ainsi
dire des pédales provisoires.
Dans un second temps (à partir de la mesure 101), le tout se cristallise
comme ombre d’une musique connue, celle des bergers, déjà mentionnée.
Dans la troisième partie (mesure 110) le matériau se réduit à la sonorité des
cordes, si bien que la mise entre parenthèses des modes de jeu soufflés ou
frappés rend effective la richesse intérieure du paysage des pizzicatos (étouf-
fés, en harmoniques, glissando, en doubles cordes derrière le chevalet, à la
manière d’une harpe, etc.). Seuls deux corps étrangers sont restés : le gratte-
ment de marimba et la seconde mineure la plus aiguë du piano, étouffée.
Celle-ci se retrouve au centre de la quatrième section (mesure 118), la musique
s’y réduisant peu à peu, avec un contrepoint intermittent des solistes et du
marimba frotté. Dans cette focalisation totale sur le registre le plus aigu du
piano s’ouvre de nouveau un monde perceptif extrêmement différencié
par l’accentuation toujours variée d’une même sonorité, par son étouffement
et sa pédalisation simultanés, selon une gradation dans les nuances d’échos
que l’on ne peut simplement «composer», mais qu’il faut mettre à nu en enle-
vant, en assourdissant tout ce qui s’accumule par-dessus.
Ainsi, ces sections de la «Sicilienne» présentent en même temps la réduc-
tion croissante d’un matériau et l’élargissement progressif d’une perception
différenciée. Celui qui, dans un paysage compliqué, fixe un seul arbre, y
découvre de nouveau un paysage infini ; et s’il se concentre encore sur une
seule feuille, d’autres horizons — de la vue et de la pensée — s’ouvriront ; un
angle de vue donné éclairera l’autre d’une lumière nouvelle et mystérieuse.
Dans la suite de la pièce (non reproduite ici), la musique ainsi enrouée
retrouve une voix joyeuse, se hasarde même à une petite danse ; mais le
rythme de sicilienne qui l’avait déclenchée se décompose, s’émiette jusqu’à
la mesure à quatre temps du « Capriccio » qui enchaîne. La projection déter-
minée par la dialectique entre élargissement de l’écoute et réduction du maté-
riau s’y poursuit, à un stade où la surabondance de couleurs produit de
nouveau une nuance grise.
Possibilités et difficultés de l’écoute — je ne m’en suis pas tenu à mon sujet,
certain que mon sujet ne s’en tiendra pas à moi. Il se posera autrement avec
chaque nouvelle œuvre, ainsi qu’avec toute œuvre traditionnelle, et nous lan-
cera un défi lors de chaque nouvelle rencontre musicale.
Peut-être que ce paradoxe — se libérer en pénétrant dans la gueule du
loup, se libérer d’un moi lié, happé par la société — est un problème qui m’est

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L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE 127

particulier ; mais c’est lui, je crois, qui permet de montrer l’interdépendance


des difficultés et des possibilités de l’écoute, qui sont aussi celles de la pen-
sée, du sentiment, de la connaissance, de la communication dans tous les
domaines.
L’une des clefs permettant de pénétrer ce qui est à la fois connu et de
nouveau inconnu me semble être cette conception de la structure, que j’ai
peut-être esquissée et illustrée de manière un peu partielle: 1a musique comme
ensemble d’agencements, arpège déroulé sur cet instrument imaginaire où
la forme et la sonorité se fondent l’un(e) dans l’autre et se déterminent de
manière nouvelle. Un paysage que la perception doit explorer tactilement
et dans lequel nous reconnaissons les hiérarchies comme pouvant être en
même temps niées (aufgehobene), brisées, surmontées ; pour nous réconcilier
peut-être avec elles à partir d’une liberté nouvellement conquise et sans nous
y soumettre à nouveau.
Pour la perception, le moment sonore unique mis à nu par une telle flexion
ou rupture structurelle, ce moment demeure une énigme. Il est lui-même une
structure, il s’avère composé de structures; il est le produit de toutes les struc-
tures qui agissent à l’arrière-plan pour lui donner naissance : en tant qu’élé-
ment d’une œuvre, il demeure ambivalent, objet métamorphosé qui ren-
seigne sur les structures d’où il provient. Il y a là autant de réalités auxquelles
nous réagissons, inconsciemment ou consciemment, avec nos sensations, lors
d’une écoute. Et en ce sens je pense qu’il n’y a pas de musique qui ne soit
pas « comprise » d’emblée.
Ma définition de la beauté comme « refus de l’habitude » peut apparaître
comme d’autant plus provocante qu’elle ne supprime guère l’idée de beauté
d’une manière masochiste, morale ou calviniste ; elle l’assume au contraire
avec toutes ses vertus de pureté, de transparence, d’intensité, de richesse,
d’humanité. Mais elle l’assume justement là où bien des protecteurs auto-
proclamés de la culture occidentale pensent devoir l’altérer parce que tout
cela les importune.
Et il s’agit ainsi ni d’une musique qui déplore le cours du monde par
quelques grattements, ni d’une musique qui se réfugie dans un exotisme
sonore, mais bien d’une musique qui, au fond, rend notre perception sen-
sible, et sensible à elle-même, à sa propre structuration. Elle tente de surcroît
de rendre l’esprit qui perçoit sensible à ces structures de la réalité auxquelles
la composition réagit. Une musique, partant, qui ose l’aventure de définir
encore une fois, et dans les conditions nouvelles d’une absence de langage,
l’idée de beauté — avec l’espoir beethovénien que ce qui vient du cœur, le
langage fît-il défaut, y retourne.

Traduction Martin Kaltenecker

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DE LA COMPOSITION
(1986)

Les réflexions qui suivent ne prétendent guère épuiser tous les aspects de
la composition, ni développer des postulats qui soient les seuls à mener au
salut. Ce n’est là qu’une tentative de plus, pas la dernière sans doute et allant
au-devant d’un autre échec riche en enseignements, pour formuler ce que les
compositeurs ne peuvent vivre autrement que de manière subjective – une
expérience qui définit leur identité et donc les isole nécessairement les uns
des autres, alors qu’il n’est pas impensable qu’elle puisse également les rap-
procher. En variant une pensée qui parcourt l’Esthétique de Georg Lukács, où
l’art renseigne sur « l’homme entier » à travers une perception réductrice, et
un médium homogène, par « l’homme en son entier, en sa totalité », ce texte
ne traiterait donc pas de « toute la composition », mais de la « composition en
son entier». Il voudrait mettre en évidence le côté radical d’une activité appa-
remment inutile qui, quelque part entre la prédication importune et le bri-
colage anonyme, sollicite l’existence d’un compositeur. Une activité qui le
met au défi en tant que sujet qui pense et éprouve des émotions, mais se trouve
aussi doublement limité, «administré», emprisonné – reconnaissant lui-même
ses limitations et se mobilisant en même temps pour utiliser la conscience
qu’il en a, pour réagir face à elle de manière créatrice. Et une telle expérience,
une telle connaissance est rendue légitime par le fait même qu’elle devient,
au moyen d’une médiatisation esthétique, un défi lancé à l’auditeur.
Ces réflexions furent suscitées par la demande réitérée de rassembler mes
idées et mes expériences quant à l’enseignement de la composition. Jusqu’ici,
j’ai toujours su esquiver cette demande et le ferai encore, car la seule expé-
rience fiable m’a montré qu’une fois formulées, ces expériences tombent

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130 DE LA COMPOSITION

comme un château de cartes dès qu’un petit vent frais se lève – et qu’il se
lève, justement, cela importe.
Tout de même, il en est resté une question que je m’adresse à moi-même:
quelles sont les conditions de la composition, qu’est-ce qui caractérise, au-
delà des processus immédiats – ceux qu’une analyse structurale peut simu-
ler ou du moins laisser entrevoir de manière spéculative –, le processus inté-
rieur qui les commande. J’essaie donc de trouver des formules provisoires
pour ces processus intérieurs et si possible à un niveau où d’autres compo-
siteurs peuvent également préciser la philosophie de leur travail sans être de
nouveau happés par des catégories qui sont par eux étrangères et inadap-
tées. Je pense donc qu’une certaine conscience de ces mécanismes créatifs
fondamentaux pourrait nous aider à clarifier, par le débat avec les autres
compositeurs, notre propre position et à nous engager plus sûrement dans
le chemin que nous avons choisi. Les compositeurs doivent parler d’eux-
mêmes. Mais ils disent davantage en se mettant en relation avec les autres
et en parlant de cette expérience.
J’aimerais faire trois observations fondamentales. La première est celle-ci:
Composer veut dire : réfléchir sur les moyens.
C’est là une variante plus concrète de phrases comme : composer veut
dire : réfléchir sur la composition, voire sur « la musique » – des phrases qui
sont justes sans doute, mais ne nous permettent pas d’avancer.
Par « moyens », j’entends tout d’abord le matériau musical au sens étroit,
cet instrumentarium préformé, régi par la société, fait de sonorités, de struc-
tures sonores, de structures temporelles, de sources sonores, d’instruments
au sens restreint et au sens large donc, de leur techniques de jeu, leur nota-
tion et leur traditions d’interprétation, jusqu’aux institutions même et leur
rituels de transmission – tout ce mobilier musical que le compositeur ne
trouve pas seulement autour de lui, mais en lui-même, bref, ce monstre ten-
taculaire qui enserre et dévore tout et que j’ai appelé ailleurs «l’appareil esthé-
tique ». ( Je me représente toujours le monde bourgeois tout entier comme
un village, la musique comme l’orgue sur la place du village, avec les musi-
ciens se mettant à jouer à tour de rôle, aujourd’hui Pierre Boulez, demain
Wolfgang Rihm, après-demain Brian Ferneyhough, puis György Ligeti, etc.,
et les habitants qui les regardent ébahis tout en vérifiant par là que leur orgue
fonctionne bien.) « Réfléchir » sur les moyens signifie reconnaître, sentir, étu-
dier et faire apparaître les rapports que ces moyens déploient a priori, en
rendre compte de quelque manière que ce soit et réagir sur eux, intellec-
tuellement, de façon intuitive, spontanément ou en calculant. Une telle
réflexion ne s’opère pas seulement au moment de composer, mais en per-
manence et de mille manières – par l’analyse, les expériences que l’on fait,
l’entraînement de l’oreille, la culture et la formation au sens le plus large, par
une façon de vivre éveillé – et donc assurément par la composition. Cette

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DE LA COMPOSITION 131

première observation ne concerne donc pas uniquement la raison, mais aussi


l’intuition et une sensibilité qui dépasserait de beaucoup une capacité d’enre-
gistrement rationnelle.
Cette utilisation des mots « réflexion » ou « moyens » apparaîtra peut-être
comme une simplification vile et intellectualiste, voire moralisatrice, et il vau-
drait mieux dire : composer ne signifie pas réfléchir sur les « moyens », mais
sur le son et le temps, sur le son dans le temps et le temps dans le son – et
pas seulement « réfléchir », mais faire des expériences concrètes et les trans-
mettre dans l’œuvre. Voilà sans doute l’utopie qui se profile derrière une telle
objection – et bien sûr, formulé ainsi, cela sonne plus joliment, de façon plus
insouciante, plus libre, pleine d’espoir. Mais ce genre de formulations ignore
et saute par-dessus toutes les sédimentations sociales qui, dans notre vie
culturelle saturée d’habitudes et hostile à toute aventure, empêchent l’éclo-
sion de l’utopie, comme autant d’obstacles incontournables. C’est cette résis-
tance qui, après la dernière guerre, a miné les espoirs des compositeurs sériels
de renouveler de fond en comble la pensée musicale. Échec «héroïque» sans
doute, comme on le répète avec solennité, mais les œuvres des compositeurs
entre 1946 et 1963 – l’année de la version révisée des Punkte de Stockhausen
et celle de Momente –, des sortes de « fata morgana », des expériences et des
promesses concrètes et souvent comme résultants d’un choc, me semblent
bien plus précieuses que toutes les innovations esthétiques qui ensuite,
s’engouffrant dans la brèche, se sont développées alors que l’avant-garde,
animal domestique exotique dans l’opulent ménage de la société de consom-
mation, n’ajoutait plus qu’une petite touche pittoresque… Ce respect devant
« l’échec héroïque » et l’amour porté à des œuvres comme Kontrapunkte de
Stockhausen, Structures I de Boulez, le Concerto pour piano de Cage, et, en ce
qui me concerne, avant tout à l’œuvre de Luigi Nono, devrait inciter à tirer
de ces échecs immédiats des conséquences nouvelles.
J’ai abordé lors des cours de Darmstadt en 1978 ce contexte où s’inscri-
vent les moyens musicaux et sur lequel devrait se porter tout d’abord la
réflexion. Je citais en premier lieu le concept de « tonalité » qui représente en
dernière analyse tout ce qui caractérise « l’appareil esthétique » que j’ai men-
tionné, et que nous trouvons devant nous. Il est déterminé par notre tradi-
tion musicale et par ce que nous faisons d’elle : un rapport marqué non seu-
lement par le respect fidèle mais aussi par les tabous qu’elle impose, une fidé-
lité angoissée et qui se trahit par trop de rigueur, un refoulement de ce qu’elle
peut receler d’inhabituel, de dérangeant – et par un pillage habile. C’est le
dynamisme dialectique interne de la pensée tonale qui est la cause de ce
mécanisme d’embrassement qui récupère, au-delà de la simple dissonance,
les paysages musicaux les plus éloignés, cohérents en eux-mêmes, comme
s’ils n’étaient qu’une variante tonale, une déviation, un stimulant excitant à
l’intérieur d’un système fonctionnant sur la tension consonance/dissonance.

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132 DE LA COMPOSITION

Même la soi-disant rupture, la nouvelle évasion des sériels a tourné court et


s’est vue ainsi respectueusement intégrée comme simple choc épisodique.
Le saut par-dessus le mur de la tonalité n’a pas réussi – le mur saute en même
temps ; les cours de Darmstadt ne sont rien d’autre, pour l’opinion publique,
qu’une dominante un peu plus dissonante avant la tonique du festival de
Salzbourg…
Ce n’est qu’en second lieu que j’avais abordé naguère à Darmstadt l’autre
condition fondamentale et pour laquelle le compositeur, je le pense encore,
doit essayer de connaître et de surmonter la première. Il s’agit des conditions
physiologiques de la perception et des lois acoustiques, ce domaine encore
à explorer où la conscience reconnaît le son et le temps, les structures sonores
et temporelles qui en découlent et, à travers eux, se reconnaît elle-même.
L’analyse des habitudes d’écoute « tonales » et de son conditionnement n’est
jamais oubliée, mais joue toujours un rôle important, fût-ce à l’arrière-plan
et de façon provisoire.
Le son cependant, en tant qu’expérience acoustique consciemment ana-
lysée, est une expérience structurelle, quelle que soit la dimension où il s’ins-
crit. Le développement dialectique d’une telle expérience structurelle per-
met un passage presque sans heurts entre une expérience seulement phy-
sique à l’origine vers la structuration plus complexe d’une expérience de la
forme. J’aborde cela dans ma deuxième observation et ne le mentionne ici
que pour indiquer les vastes ramifications et la dynamique propre d’une
« simple » perception auditive.
Ce que nous percevons, son ou forme, événement concret ou constella-
tion abstraite réalisée dans le temps, est de nouveau modifié, relativisé, inten-
sifié, actualisé par un autre « rapport », un aspect du matériau que j’ai appelé
«l’aura», et qui, au moment de la perception, met en jeu, de façon consciente
ou non voulue, des effets nouveaux, par association, rappel, souvenir de sons
connus ou évocations extra-musicales qui concernent toute notre existence
et pour ainsi dire « l’homme en sa totalité ». Les cloches de vache dans la
Sixième de Mahler, exemple souvent cité, ne constituent pas seulement un
élément structurel au niveau purement acoustique ; elles convoquent au
contraire – on dirait presque : de façon traître – un paysage inaccessible à
l’habitant des grandes villes et par conséquent comme transfiguré, plus proche
du ciel, un air plus pur, et dont l’implication métaphysique est encore pré-
cisée par des signaux solennels et un choral. L’expression est donc largement
constituée ici par des connotations extra-musicales, la tonalité elle-même
devenant d’ailleurs une sorte « d’expérience extra-musicale » qui se fond sans
rupture dans l’ambiance des sons de la nature (Naturlaute ). Tout cela est
évident et a été mille fois commenté, et même le paysan à côté d’Innsbruck
qui détache la cloche du cou de sa vache pour la mettre à la disposition du
Philharmonique d’Innsbruck pourrait comprendre cet effet ou s’en étonner

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DE LA COMPOSITION 133

comme d’une lubie typique des citadins. Mais la cloche des Alpes, cet ins-
trument si idyllique, si rustique, que vient-il faire à côté d’un gong thaïlan-
dais, d’un tambour africain ou d’un guéro mexicain dans les Gruppen de
Stockhausen ou dans son Zyklus ? Stockhausen dirait : ils constituent les for-
mants de spectres temporels. Pourvu que le paysan ne l’apprenne pas !
Voilà pour « l’aura » – et il faudrait ajouter tout au plus que sous ce rap-
port, composer ne veut dire rien d’autre que transformer, distancier, de
quelque façon que ce soit, ce qui est familier.
Mais « réfléchir sur les moyens » ne veut pas seulement dire, comme on
vient de le décrire, reconnaître les conditions a priori qui déterminent les
moyens, mais aussi d’en essayer d’autres, de les présenter sous d’autres aspects,
en somme de les éclairer différemment. Ma première observation veut dire
aussi par conséquent que nous ne disposons jamais de moyens préalables,
au sens d’un «métier» pur par exemple. Elle dit que sous ce rapport du maté-
riau musical, il n’y a rien qui n’ait déjà existé – qu’il ne peut donc jamais
s’agir d’établir abstraitement les catégories d’un matériau, qu’il soit porteur
d’une charge historique, sujet de quelque tabou ou non, voire considéré
comme indigne, non présentable ou démodé, ou qu’il se veuille « vierge » de
toute connotation: d’autant que cette virginité recèle bien souvent une charge
sémantique très repérable, comme nous l’a montré l’expérience de la musique
électronique.
Il faudrait aborder ici également la question un peu lassante des modes
de jeu particuliers, question toujours tabou, au parfum de scandale, et cela
parce qu’on laisse toujours de côté le contexte de ces techniques. Je passe
outre pour dire ceci : chaque objet utilisé par le compositeur, chaque son,
chaque sonorité, chaque bruit, chaque mouvement et chaque enchaînement
de sons, chaque transformation, Stockhausen dirait : chaque « événement »,
est comme un point situé en même temps sur une infinité de droites qui
traversent ce point ou qu’on peut leur faire traverser. Composer signifie alors
se rendre compte des droites où se situe tel point et qui lui confèrent a priori
déjà ses qualités perceptives et sémantiques ; puis en tracer d’autres, diver-
gentes, afin de découvrir d’autres points, les mettre en relation avec le pre-
mier, et l’éclairer ainsi par d’autres ordres, d’autres contextes polyvalents, de
façon nouvelle. C’est cela qu’il faut mettre en évidence dans une analyse
d’œuvre.
Il est certain que cette activité analytique et spéculative occupe constam-
ment la pensée du compositeur, et pas seulement quand il compose – peut-
être aurais-je dû dire qu’être compositeur veut dire : réfléchir sur les moyens.
Il s’agissait pourtant pour moi de présenter déjà le travail de la composition
elle-même comme réflexion esthétique à l’œuvre, portant sur les moyens et
s’affrontant au contexte : la réflexion comme travail concret, comme jeu qui
aiguise la conscience. Cette réflexion mise en œuvre peut seule opérer cette

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134 DE LA COMPOSITION

nécessaire distanciation et dissolution des moyens qui les isole des contextes
reconnus pour aboutir à une nouvelle fonction expressive. Celle-ci conserve
alors, en tant que défi à l’esprit, la rupture comme un moment de liberté ou
du moins comme souvenir de notre vocation à la liberté.

Ma première observation, aussi évidente qu’elle puisse paraître appli-


quée au compositeur quand il expérimente ou qu’il médite, est devenue méta-
phorique dès lors qu’elle vise le compositeur assis devant son papier réglé,
avec son crayon et, espérons-le, sa gomme. Ma seconde observation concerne
donc ce travail-là, et pour la défendre si possible d’interprétations réifiantes,
je la protégerai encore d’une métaphore :
Composer veut dire : construire un instrument.
Il est sans doute possible de déduire directement cette observation de la
première, si l’on se souvient de l’expérience dont j’ai parlé plus haut – le son
comme résultat de ses composantes temporelles, quel qu’en soit l’agence-
ment, le son comme expérience de la structure.
Il y a vingt ans à peu près, j’ai établi à ce propos une sorte de typologie
des sons, en partant d’une part de l’impulsion qui résonne et disparaît sim-
plement et qui, d’un point de vue temporel représente à l’écoute un dimi-
nuendo. Je l’ai appelé « son de cadence » et aussi, par rapport à son dérou-
lement, «cadence sonore». D’autre part, pensant au son ou à un accord tenu,
qui représente un ostinato d’impulsions ou d’oscillations, j’ai parlé de « cou-
leur sonore » (Klangfarbe, timbre), et de « son-couleur ». En opérant une pro-
jection de cet ostinato micro-temporel dans les formes plus complexes d’une
macro-forme, à travers le vibrato, le trille, le trémolo, des figures répétées de
toute sorte, j’ai défini alors un « son fluctuant » et une « fluctuation sonore »
puis – poussant plus loin la transformation en concevant un ostinato non
de répétitions continues mais de la surprise perpétuelle – la «texture sonore»
et un «son-texture» – ce dernier étant comme un «chaos permanent» qu’illus-
treraient des exemples pris dans la nature ou la vie quotidienne (le « son »
caractéristique d’un hall de gare opposé à la solitude du sommet de la mon-
tagne). À chaque fois donc, non seulement un son donné se révélait comme
une évolution caractéristique, régulière ou irrégulière, mais de telles évolu-
tions, même plus étendues dans le temps, se révélaient comme l’expérience
d’une même sonorité caractéristique.
Enfin, là où un tel chaos caractéristique se cristallise de nouveau en un
ordre calculé et reconnaissable, à travers un rituel évolutif pour ainsi dire, orga-
nisé dans le temps, je peux parler d’une «structure sonore», tout en ayant la
perception globale d’un «son structuré». La représentation d’un son est deve-
nue définitivement la représentation d’une forme, et réciproquement: la forme
conçue comme projection caractéristique des moyens dans le temps fait ainsi
ses preuves et reste dans la mémoire comme expérience d’une sonorité.

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DE LA COMPOSITION 135

Une structure sonore est une sonorité structurée, un « hyper son » que
nous ne percevons et ne reconnaissons pas verticalement comme une exci-
tation fugitive, une couleur, ni comme un effet unidimensionnel, un grand
coup de tam-tam – nous pouvons seulement y pénétrer peu à peu, avancer
en tâtonnant à travers ses composantes ordonnées dans le temps, et en somme
de façon horizontale. Cette idée de « tâter » un son me conduit alors vers une
autre image qui peut aider la compréhension de ce que je décris : celle d’un
instrument que je construis en en explorant la facture, l’univers sonore, les
fonctions et les possibilités, ce rituel devant lui-même découler de la struc-
ture de cet « instrument ». Pour reconnaître les qualités caractéristiques d’un
piano en en « tâtant », je dois déjà avoir une certaine expérience pianistique,
savoir ce qu’est un piano, et au travers de quelles formules, de quelles check-
lists, il les livre. Et quand il s’agit d’un instrument aussi étrange et inconnu
qu’une œuvre composée – c’est-à-dire qu’une sonorité structurée – l’instru-
ment doit se présenter et se mettre en fonction par ses propres forces, comme
une boîte à musique.
Cette conception de la forme comme une organisation structurelle imma-
nente projetée horizontalement, c’est-à-dire sur l’axe temporel, correspond
à une conception complexe du son, l’un des versants se nommant « œuvre »,
et l’autre « expression ». Et il y a là une différence subtile mais importante
entre une musique « qui exprime quelque chose », partant donc d’un lan-
gage intact et déjà donné, et une œuvre « qui est expression », s’adressant à
nous en somme de façon muette, comme les rides d’un visage marqué par
la vie. J’ai confiance uniquement dans cette dernière forme de l’expression ;
observer que « composer, c’est construire un instrument » signifie non pas
dire quelque chose, mais faire quelque chose, et peut-être même faire l’expé-
rience de quelque chose. L’œuvre qui naît ainsi, expression devenue struc-
ture sonore et son structuré, parlera, et jamais de façon équivoque, de la
situation où elle s’inscrit, où le compositeur agit et contre laquelle il réagit.
Sans doute, composer c’est agir de manière éloquente, mais le compositeur
n’a rien à dire. Le caractère parlant, les capacités de langage de la musique
se sont définitivement perdus depuis la mort de la tonalité, et précisément
en ces temps d’inflation rhétorique, d’une expressivité à bas prix et toujours
à portée de main, nous ressentons plus fortement l’importance de l’absence
de parole face à ce que notre époque nous impose d’émotions et de visions
intérieures.
La musique comme un message privé de langage, un message muet
venant de très loin, à savoir de notre intérieur : c’est seulement si on la com-
prend ainsi qu’elle se libère de toutes les catégories qui l’engonçaient et où
notre anxiété la confinait, au lieu d’ouvrir ce concept en les brisant, allant
jusqu’à sa négation même. Personne comme Luigi Nono n’a traduit cette
expérience avec une telle force existentielle.

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136 DE LA COMPOSITION

En musique, la parole est le langage corporel de l’esprit, à travers l’action


du compositeur.
La représentation du son comme structure projetée dans le temps et que
la perception explore étape par étape, permet d’autres images et qui font
entrevoir toujours de nouveaux aspects ; ainsi celle du son et de la forme
comme d’un espace meublé d’une certaine manière caractéristique – un
espace sombre, logiquement ; mais cela est intéressant aussi, puisqu’il exige
ainsi de nous la sensibilité des aveugles, leur capacité intuitive de mémoire
et de déduction, qui comprend à partir de la hiérarchie des stimulus la struc-
ture de l’espace entier – l’écoute comme travail de mémoire se reportant
à soi-même, en collaborant avec tout ce que nous savions et sentions aupa-
ravant, avec toute l’expérience du moi et du monde qui en nous est ainsi
mise en branle et défiée. Une autre représentation utile serait celle de
« l’arpège » : l’œuvre se verrait décrite comme un objet que l’on explore
en tâtonnant avec les mains, projeté sur l’axe temporel et dans différentes
directions ; dans le cadre d’une « forme ouverte » il est variable comme les
différentes possibilités qu’offre une harpe, qui sonne toujours à la fois comme
elle-même et comme celui qui la touche – dans le cadre d’une forme « fer-
mée », il est comparable plutôt à une horloge mécanique, dont les ergots
sont forgés et disposés par l’artisan en vue du rouleau, d’une évolution tem-
porelle ordonnée.
Cependant, comme il s’agit avec la construction d’un tel instrument d’une
exploration de différents niveaux et couches reliés entre eux, donc d’une sorte
de polyphonie d’ordres caractéristiques, je m’en tiens finalement à l’image d’un
«orgue» imaginaire, assemblant différents manuels, certains courts, d’autres
plus étendus, les uns qui font beaucoup d’effet, les autres statiques ou mobiles,
ressortant plus ou moins, etc., image qui découle de cette réflexion sur l’orgue
de village dont j’ai déjà parlé et qu’il s’agit de transformer et de reconstruire
tout le temps, au risque de heurter les «habitants» les plus paresseux.
Dans la mesure où la représentation de «manuels» comprend l’idée d’une
échelle, d’une gamme, quelles qu’en soient par ailleurs les qualités élémen-
taires ou artificiellement créées, les « paramètres », il est certain que cette
image est encore hantée par une « pensée sérielle ». Mais cette pensée, en
tant que spéculation permettant, par une modification consciemment gra-
duée des moyens de départ, d’isoler ceux-ci de leur contexte habituel, réifié,
et de sauver l’immédiat, est restée pour moi très précieuse, et pas seule-
ment pour moi. Peut-être est-elle, au-delà de l’abus académique et mécaniste,
l’idée centrale du structuralisme musical, capable par la rupture des habi-
tudes d’amener nos oreilles qui écoutent passivement vers une écoute diffé-
rente, voire une nouvelle émotion. Mais la condition préalable serait de ne
pas oublier notre première observation – composer veut dire : réfléchir sur
les moyens ; autrement dit, ne pas ignorer, ne pas passer outre aveuglément,

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DE LA COMPOSITION 137

ne pas violer les présuppositions et les relations expressives qu’un matériau


musical porte déjà en lui.
Là où une telle réflexion n’a pas lieu, les cloches de vaches et les gongs
thaïlandais, agencés selon des critères sériels en un mélange insignifiant de
bruits et de son métalliques plus ou moins aigus, se côtoient comme les pas-
sagers dans les salles d’attente d’un aéroport, tous égaux et définis seulement
par le numéro de leur carte d’embarquement – à ce moment, « l’instrument »
n’est plus une boîte à musique, mais un loup-garou jetant un enchevêtrement
furieux de débris, dont la structure, même complexe, produit l’expressivité,
certes indéniable, d’un tas de décombres ; toutes ses composantes paraissent
alors pareillement mortes ou faussement vivantes, dans l’exacte mesure où
les relations et les significations d’origine, d’où proviennent ces débris, ont
été happées par la sérialisation.
Composer veut dire «construire un instrument» dans la réflexion et l’affron-
tement des moyens et en partant d’eux. J’aime cette image propédeutique et
toutes ses variantes, je la crois utile et stimulante pour une analyse de détail
et une analyse globale de la musique moderne et de celle du passé, et je n’ai
jamais cessé de l’appliquer à mes contemporains aussi bien qu’aux œuvres
léguées par la tradition. Et je peux imaginer que la communication entre les
compositeurs pourrait bénéficier de telles analyses ou discussions publiques
des œuvres des autres compositeurs, voire et surtout anciennes, l’analyse
fût-elle tout à fait subjective – au lieu de ne parler que de manière stéréoty-
pée des produits plus ou moins récents de sa propre création.
Ma seconde observation aurait peut-être pu être formulée plus clairement
ainsi : « composer veut dire : construire un instrument et en jouer. » Mais il
s’agit justement d’une intrication tellement intense entre l’articulation du
temps et celle du son que non seulement le son, mais les relations sonores
elles-mêmes seraient fonction de cet « instrument » imaginaire.
Sa construction est toujours peu ou prou une aventure dont l’issue est
incertaine. Posons ceci : un staccato au piano suivi après un moment bref ou
plus long d’un coup de cymbale, aussitôt étouffé : peut-être est-ce une sorte
de plaisir simplement ludique que d’établir à partir de ces deux événements
la « touche » d’un instrument imaginaire non exploré, puis d’en déduire sa
configuration générale, pour ensuite le modifier en suivant ou en allant à l’en-
contre des règles de l’art, d’accentuer les contradictions de la configuration
initiale pour aboutir à l’inconnu. C’est un « plaisir » parce qu’en tant que
constellation globale posée par moi, c’est « mon » instrument, duquel et avec
lequel je joue en le découvrant seulement ainsi, parce qu’il a une sorte de vir-
ginité qu’il conserve intacte puisqu’il se modifie lui-même à chaque attaque
– virginité qui n’est pas seulement due à l’originalité de la constellation de
départ, car elle n’est sans doute pas si originale que ça, mais à la fraîcheur
de mon rapport à elle, à son côté aventureux, à son inquiétude, et qui ne se

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138 DE LA COMPOSITION

cristallise qu’au cours de l’exploration en un pressentiment de l’instrument


imaginaire dont ce point de départ n’était qu’une touche isolée. Et je ne fais
que mentionner ici, en anticipant ma troisième observation, que ce plaisir
devient très sérieux au fur et à mesure que la réflexion sur l’habitude produit
l’inquiétude au vu de cet inconnu qui se précise et croît peu à peu: un inconnu
qui nous choque nous, compositeurs, au premier chef puisqu’il transforme,
fragment qui nous renseigne sur nous-même, l’expérience de notre propre
moi et du monde environnant.
Avec cette première constellation choisie en exemple, tout à fait subjec-
tivement et comme pour jouer, j’ai en fait déjà respecté des lois qui décou-
lent immédiatement du caractère de ce matériau mis en jeu, lois déduites de
rapports plus ou moins sentis, sus ou éclairés par l’analyse (au sens de ma
première réflexion). Mais elles étaient également déduites du rapport que ce
premier événement entretient avec l’instrument imaginaire peu à peu exploré
et constitué par moi, dont ce premier événement n’est qu’une particule,
une façon de « météore », renseignant sur une planète encore inconnue.
Découvrir l’instrument signifie par conséquent jouer d’une certaine façon à
l’aveuglette, trouver et inventer d’autres touches et, partant, d’autres concré-
tisations de la loi inconnue qui opère entre lui et moi, faisant fonctionner
l’instrument imaginaire par cette approche à tâtons. Et pour revenir encore
une fois sur l’exemple choisi : c’est seulement dans la mesure où cet instru-
ment visionnaire ou rêvé ou pressenti fonctionne que peut se préciser et réus-
sir la constellation initiale piano/cymbale. Qui sait si au cours de la recherche
elle ne sera pas enrichie par d’autres matériaux adjacents plus intenses ou
qui lui porteront ombrage, suite logique de ce processus d’exploration tâton-
nante – mais qui a pu être mis en branle uniquement par les coups secs du
début et leur fascination « virginale » !
Travaillant ainsi, nous ne rencontrons pas seulement de nouvelles confi-
gurations découlant de la première, mais sommes également surpris par la
rencontre de vieilles connaissances, différemment éclairés alors par le nou-
veau contexte, et nous sommes amenés enfin à écrire des figures que nous
n’aurions sans doute jamais acceptées spontanément, et même plutôt évitées.
Bien des compositeurs, fermement résolus à explorer une terre inconnue, se
sont heurtés soudain à la bonne vieille tonalité et en ont découvert de nou-
veaux aspects fructueux ; d’autres, entreprenant la même chose, ont retrouvé
le bon vieux cluster, de nouveau significatif dans une nouvelle ambiance
purifiée, plus important même d’être si usé : car ce qui est apparemment usé
peut justement entrer dans un nouveau rapport fonctionnel, cet « air venu
d’autres planètes » où il a été exilé.
De toute manière, le compositeur, lors de ses voyages d’exploration, se
voit à la fois comme Christophe Colomb et Don Quichotte – il débarque
sur une terre inconnue et/ou tombe de cheval et atterrit de manière peu

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DE LA COMPOSITION 139

glorieuse, et à chaque fois en tout cas là où il ne pensait pas aboutir; c’est ainsi
seulement qu’il fait l’expérience de lui-même, qu’il se transforme, qu’il vient
à lui-même.

Ma troisième observation est par conséquent formulée ainsi :


Composer, ce n’est pas se laisser aller, mais se laisser venir. Et bien entendu,
elle est liée aux deux précédentes. Celles-ci impliquent une action éloquente,
mais peuvent comporter également, cette action étant consciente et parfois
désespérément contrôlée (malgré la conscience qu’une telle discipline inté-
rieure est nécessaire), une paralysie. Composer peut vouloir dire : ne plus
savoir où aller, ne pouvoir avancer ni reculer, avoir peur. Et soudain, tout
dépend de forces secrètes mobilisables seulement maintenant : le composi-
teur se connaît alors à travers elles, elles seules justifient son faire et impri-
ment à sa musique le rayonnement d’une œuvre gagnée sur sa propre peur.
Cela peut être une question du destin ou d’un naturel particulier, et peut-être
également d’une expérience de la pratique de la composition.
Je me méfie du compositeur qui sait exactement ce qu’il veut, car d’habi-
tude, il veut ce qu’il sait – et donc trop peu. Composer, au sens de ma troi-
sième remarque, signifierait découvrir les vastes paysages possibles qui
s’ouvrent derrière cette première impulsion de la volonté – Stravinski dirait :
derrière le premier appétit –, et dont la première inspiration n’était qu’un
reflet, une étincelle. Composer doit vouloir dire ruser avec la volonté immé-
diate, fatalement limitée, exploiter les premières visions et les pousser vers
un dépassement, aider son imagination à franchir ses propres frontières.
Ainsi, derrière cette spéculation rationnelle autour de la réflexion sur les
moyens et la construction de « l’instrument », telle que la décrivent les deux
premières observations, impliquant une sorte d’effort intellectuel à maîtriser,
il y a exactement le contraire d’un viol des forces intuitives par l’intellect: la
certitude plutôt que ce n’est qu’au travers d’un travail ainsi conduit que nous
approchons, comme des sourciers, de ces territoires en nous où gisent nos véri-
tables forces d’expression, forces qu’il s’agit de faire émerger puisqu’elles témoi-
gnent peut-être de ce que nous pourrions nommer bonheur, liberté, sentiment
d’une solidarité, mais qu’il vaut encore mieux ne pas nommer.
Composer non pas en se laissant aller, mais en se laissant venir, signifie
se transformer et prendre le risque d’une crise. Les compositeurs ne seront
pas les seuls à confirmer qu’avec chaque travail qui mérite ce nom, enga-
geant non seulement « l’homme entier » mais « l’homme en sa totalité », nous
percevons à la fin, et en son cours même, chaque transformation de nous-
même comme un choc électrique, le sentiment d’un bonheur, nous sachant
d’un coup en accord avec notre vocation humaine.
Ma troisième observation n’est donc pas si simplement la conséquence
des deux précédentes, mais les corrige aussi bien. Composer signifie ainsi

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140 DE LA COMPOSITION

intervenir instinctivement dans les ordres et les mécanismes que l’on a soi-
même établis, en sachant bien que de telles lois posées consciemment ne
sont que des échafaudages, des béquilles qui nous permettent d’approcher
nos rêves, un lest qu’il faut lâcher à temps : au moment même où nous sen-
tons vaincue la force d’attraction des sédimentations et des traces sociales,
conscientes ou inconscientes, dont est veiné notre matériau musical, où nous
percevons, opérant dans l’air venu « d’autres planètes », des lois auparavant
cachées à nous-même.
Mes trois observations sur la composition forment peut-être à leur tour
trois touches, ou manuels, d’un instrument imaginaire, celui de notre volonté
créatrice. En lui seraient corrélées la réflexion, l’innovation structurelle et
l’intuition expressive, et de telle manière qu’au compositeur, puis à l’audi-
teur ensuite, l’inattendu, mais qui peut-être était toujours su, n’est offert que
parce que rien n’est offert d’emblée.
Composer, c’est non pas se laisser aller, mais se laisser venir – je ne crains
même pas l’aspect érotique de la formulation. Car la rencontre entre volonté
créatrice et matière sonore, qu’est-elle sinon la rencontre, bien souvent com-
pliquée, avec l’objet aimé : marquée par la fascination, la passion, la péné-
tration mutuelle, le bonheur, le désespoir et, liée à tout cela, une nouvelle
connaissance existentielle de soi-même. Mais par-dessus tout cela plane
comme une vision de la liberté. Mon rêve en tant que compositeur est de
réussir immédiatement, le rêve de la « main heureuse » de Schoenberg, celui
d’une écriture immédiate et qui irait de soi. J’aimerais « chanter comme
l’oiseau qui se tient sur sa branche » dont parle un vers d’Uhland, mais nous
n’habitons plus que les branches d’une forêt détruite.
Je considère ainsi comme le mérite de beaucoup de compositeurs, jeunes
pour la plupart, que par la confiance en leur propre spontanéité, il nous rap-
pellent ce rêve, le prennent au sérieux, veulent le forcer. Et j’éprouve en
même temps quelque angoisse devant l’insouciance et souvent une sorte de
coquetterie aveugle en face des mécanismes qui en nous et autour de nous
faussent et nous retirent ce rêve. Je souffre de les voir dupes d’eux-mêmes,
de cette insouciance qui trouve un écho fallacieux et dangereux dans une
société qui ne fonctionne plus qu’en se trompant elle-même, et parce qu’elle
empêche très exactement ce qui fait la force et la violence possible de l’art
– la rupture avec l’habitude régnante, la résistance esthétique contre cette
paralysie de la conscience humaine qui lui présente la libération uniquement
sous la forme du laisser-aller.
Ma troisième observation prend ainsi ses distances avec un spontanéisme,
un subjectivisme sans ruptures, irréfléchi, et qui trahit en dernière analyse la
collusion avec un maniérisme expressionniste conventionnel, se référant à
tort à la tradition et à une conception tronquée de la liberté comme « laisser-
aller » – et avec un structuralisme aveuglément positiviste, fétichisant des

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DE LA COMPOSITION 141

procédés de construction qui ne sont pas moins suspects, puisqu’ils demeu-


rent sourds et aveugles aux présupposés sociaux dont la trace s’inscrit dans
le matériau musical. Malgré beaucoup de méfiance par rapport aux fausses
utopies libératoires et en même temps la disponibilité pour l’aventure créa-
trice, cette attitude incarne la croyance dans la capacité de l’esprit humain
de passer par-dessus l’absence de parole, reconnue et combattue, pour s’expri-
mer, puis établir, en dépassant la motivation initiale et son isolement subjec-
tif, à travers une perception libérée qui se perçoit elle-même, quelque chose
comme un lien entre les hommes. Un lien qui ne refoulerait pas les contra-
dictions mais les utiliserait, pénétrant à l’intérieur des paysages inexplorés
de la perception et donc de la structure – bref, qui nous rend conscients
d’autres possibilités en nous-mêmes.
Au regard de cet espoir et des zones innommées en nous, je varierai la
parole de Wittgenstein que l’on cite sans doute trop souvent en disant : ce
dont on ne peut parler, il faut le travailler.

À Wolfgang Rihm, avec toute mon amitié


et en pensant à Unbenannt dont j’ai reçu les signaux souterrains.1
Leonberg, mai-juillet 1986

Traduction Martin Kaltenecker

1. Allusion à un passage de l’œuvre Unbennant I pour orchestre de Rihm (1986).

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>
QUESTIONS – RÉPONSES
ENTRETIEN AVEC HEINZ-KLAUS METZGER
(1988)

J’aimerais commencer avec la question du matériau, et ce sous un aspect précis –


un aspect qui actuellement, quant à Rainer [Riehn] et moi, a des implications bio-
graphiques : ces derniers mois, nous avons travaillé sur Cage, qui tente de libérer le
matériau des intentions, si bien que pour nous, ce mouvement pendulaire vers l’extrême
opposé – un matériau imprégné d’intentions – est le bienvenu. En cela, votre œuvre
me semble exemplaire. Il y a, dans la Philosophie de la nouvelle musique, une
note détaillée sur ce problème, qui a l’avantage d’être tout à fait séparée de la théorie
du mouvement historique objectif du matériau. Au cœur de cette note se trouve une
citation de Nietzsche digne d’intérêt. Je la lis simplement en entier : « Nietzsche s’est
tôt rendu compte que le matériau musical est imprégné d’intentions, comme il a aperçu
aussi la contradiction en puissance entre intention et matériau. “La musique n’est pas
en soi et pour soi tellement significative de notre être intime, si profondément émou-
vante, qu’elle pût passer pour le langage immédiat du sentiment ; mais son union
immémoriale avec la poésie a introduit tant de symbolisme dans le mouvement ryth-
mique, dans les forces et les faiblesses du son, que nous nous imaginons maintenant
qu’elle parle directement à l’être intime et provient de l’être intime. La musique dra-
matique n’est possible que lorsque l’art des sons a conquis un immense domaine de
moyens symboliques, par le chant, l’opéra et cent formes d’essais de peinture par les
sons. La “musique absolue” est ou bien la forme en soi, à l’état brut de la musique où
le son mesuré et diversement accentué cause du plaisir en général, ou bien le symbo-
lisme des formes parlant à l’entendement sans la poésie, après que dans une longue
évolution les deux arts ont été unis et qu’enfin la forme musicale est entièrement tra-
mée aux fils des idées et des sentiments. Les hommes qui sont restés en arrière dans

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144 QUESTIONS – RÉPONSES

l’évolution de la musique peuvent ressentir le même morceau d’une façon purement


formelle, là où les plus avancés comprennent tout symboliquement. En soi, aucune
musique n’est profonde ni significative, elle ne parle point de “volonté”, de “chose en
soi” ; l’intellect ne pouvait s’imaginer cela qu’en un siècle qui avait conquis pour le
symbolisme musical tout le domaine de la vie intérieure. C’est l’intellect lui-même qui
a d’abord introduit [hineingelegt] cette signification dans le son : de même qu’il a
également mis dans les rapports de lignes et de masses en architecture une signification
qui en soi est tout à fait étrangères aux lois mécaniques” ». Voilà pour la citation de
Nietzsche, l’aphorisme 215 de la première partie d’ Humain, trop humain. Et Adorno
poursuit en commentant Nietzsche : « Mais la séparation entre le son et ce qu’on y
“introduit” [das Hineingelegte] reste pensée de façon mécanique. L’“en soi” postulé
par Nietzsche est fictif : toute la musique récente se constitue en tant que signifiante,
son être, c’est uniquement “l’être-plus-que-du-son” [Mehr-als-nur-Ton-Sein]. C’est
pourquoi elle ne se laisse pas décomposer en illusion et réalité. Nietzsche conçoit de
façon trop linéaire le progrès musical en l’identifiant à une psychologisation croissante.
Comme le matériau par lui-même est déjà esprit, la dialectique de la musique se meut
entre le pôle objectif et le pôle subjectif ; et en aucun cas, il ne revient abstraitement à
ce dernier un rang supérieur. La psychologisation de la musique, au détriment de la
logique de sa structure, s’est révélée fragile, et elle date ». Je pense qu’il vaut la peine
de réfléchir de nouveau à cela, face à l’état le plus avancé de ce matériau. Comment
définiriez-vous aujourd’hui la relation du matériau et de l’intention, c’est-à-dire, pour
Nietzsche, « ce qu’on y introduit » [das Hineingelegte] ?
Une telle imprégnation doit être brisée par le compositeur. Et une telle
rupture est probablement d’autant plus crédible, et peut-être aussi d’autant
plus radicale, qu’elle est opérée sans préméditation, ou plutôt incidemment,
voire même, comme dans le cas de Schoenberg, contre sa propre intention.
Mais je crois aussi qu’au cours d’un processus de rupture où l’esprit fait irrup-
tion et intervient dans le matériau, l’expressivité à peine évacuée – et sou-
vent métamorphosée en son contraire – s’attachera sous un nouveau jour au
matériau morcelé.
Les appels de cuivres et de timbales dans les Canti di vita e d’amore de Nono,
ainsi que les cloches de la dernière partie, conservent encore certains souve-
nirs familiers – des fanfares et revues militaires aux sonorités solennelles à la
limite des rites cléricaux. Ou encore du rôle de ces sonorités comme topoi de
la musique symphonique. Mais l’esprit qui gouverne ces moyens s’en détourne
de façon radicale : liées en clusters, les cloches deviennent ce qu’elles sont
avant tout : des tubes de métal, des produits industriels vibrants. En tant que
telles, elles représentent des particules au sein de structures organisées ryth-
miquement, et elles entrent en relation avec d’autres bruits, ainsi qu’avec les
voix. Frappées isolément, elles sont aussi comme de gigantesques diapasons
pour les chanteurs. Il est difficile et non sans danger de nommer ce nouvel

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QUESTIONS – RÉPONSES 145

espace fonctionnel où les anciennes suggestions sont annulées, déconstruites,


conservées et percées à jour, où les moyens ainsi brisés sont non pas encom-
brés, mais chargés d’expressivité [nicht beladen, sondern geladen].
Je suis cependant méfiant vis-à-vis des spéculations compositionnelles
directes avec ce genre de renversement fonctionnel. Je ne les reconnais qu’à
distance. Engager de telles spéculations dans la composition serait comme
vouloir mettre à l’eau le sommet d’un iceberg à la base inexistante. Cela ne
réussit pas – heureusement. La rupture [Brechung] ne s’accomode pas du
levier [Brechstange] analytique. Je sais que la structure que je crée comme
compositeur comprend des éléments de nombreuses structures collectives
ou individuelles de l’expérience, dont je ne pourrai jamais contrôler l’effet,
ni sur moi, ni sur les autres, et qui pourtant attirent toujours l’auditeur dans
des zones nouvelles et imprévisibles de sa mémoire, avant que la clarté et
la cohérence de la composition ne le « rappellent à l’ordre ». Au bout du
compte, dans ce processus d’orientation, chaque auditeur est seul avec son
univers intérieur. Et je considère comme indigne de s’asseoir devant l’har-
monium docile des sentiments collectifs, en tenant compte d’une expressi-
vité éprouvée que l’on sait capable de rallier rapidement, et de jouer sur ce
clavier avec un répertoire et des mécanismes préfabriqués. Je me dessaisis
plutôt, pour ainsi dire avec confiance, de l’aspect intentionnel du matériau ;
je finirai bien par m’y attaquer d’une manière ou d’une autre. « Le compo-
siteur est la queue qui remue avec le chien ». Ce qui participe à l’expression
est si diversement sédimenté dans nos expériences – qu’elles soient histo-
riques, sociales, enracinées et archaïques ou fortuites et individuellement
acquises – que l’on peut à peine en saisir un fragment par la pensée, et encore
moins par le langage. Et cette totalité qui est effleurée ou mise en mouve-
ment ne se laisse jamais nommer.
Cependant, la question : « comment la structure compositionnelle se rap-
porte-t-elle à toutes ces structures prédonnées qui y participent, dans quelle
mesure doit-il y avoir friction ? », cette question inépuisable et vertigineuse
se pose toujours à nouveau, et c’est sous ce jour que la composition, aussi
instinctive soit-elle, doit trouver ses voies.
J’ai justement ressenti cela à Darmstadt – le lieu de ces cours d’été mal-
gré tout si profitables, et porteurs d’une tradition –, où sont confrontées tant
de spéculations sur l’ordonnancement du matériau et les procédés compo-
sitionnels actuels. On aurait dû, plutôt que de s’y complaire en préconcep-
tions [Vordenken], réfléchir sur ce que ces théories nous servent comme sur
un plateau [anrichten], alors qu’elles ne servent à rien [ausrichten]. Si la signi-
fication d’un structuralisme radical du matériau n’est pas exposée aux ques-
tionnements du point de vue d’un tout social (et si elle est peut-être même
de nouveau sacrifiée en fin de compte, comme Cage a pu le faire), alors les
lieux de rencontre comme Darmstadt deviennent des aires de jeu pour de

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146 QUESTIONS – RÉPONSES

parfaits insensés. Cela vaut tout autant pour les apprentis structuralistes que
pour les antistructuralistes résignés par héroïsme prudent : ils ne savent pas
qu’ils ne font rien. Comme si l’on disait : tu veux rester jeune, alors tu dois
devenir adulte.
Et d’un autre côté je pense, aujourd’hui encore plus qu’avant, qu’il ne
faut pas seulement reconnaître la question d’un lien aussi synthétique qui
détermine l’expression de la musique : on doit ensuite l’oublier de nou-
veau. En composant, le compositeur sensibilisé à ce problème ne pensera
pas à l’expressivité: c’est l’expressivité qui pensera à lui, en engageant expres-
sivement plus qu’il n’en sait sur lui-même. En se préoccupant d’autre chose
que de la clarté de ce que l’on crée, on détruit la présence à soi du travail,
on gaspille ce qui aurait pu être redistillé en expressivité. Dans le travail struc-
turel du compositeur déjà sensibilisé, l’expressivité se règle d’elle-même, sou-
vent avec une force que les stratégies les plus éclairées ne peuvent appro-
cher. Parmi ces stratégies, il me semble que la plus ridicule est ce genre de
négation a priori qui veut marcher sur le ver, alors que celui-ci se retracte
d’autant plus, et qu’elle finit par glisser dessus pour s’écraser comme lui1. Ce
qui m’intéresse dans la composition, ce n’est pas simplement l’amas de
décombres après la destruction, mais le nouveau potentiel de forces des rap-
ports sonores mis à nu, ou de ceux qui restent à créer. C’est à cela que vise
la structure, non pas en tant que vomitif [Brechmittel], mais comme moyen
de rupture [Brechungsmittel], et toute crédibilité expressive vient de là. Sans
iceberg pas de sommet, et non pas l’inverse ; et ce n’est pas le sommet qui
est décisif, mais l’acte de s’y élever. Le concept de structure n’a de fonction
expressive purifiante que dans la mesure où il fonctionne en soi, dans sa dia-
lectique perceptive par rapport au matériau. Au sein d’un ensemble créé avec
esprit, c’est justement en tant qu’il est brisé, évidé, libéré, que le son est de
nouveau plus que n’en témoignent ses paramètres connus. Il peut dès lors
devenir une particule unique et irremplaçable dans un système de catégo-
ries perceptives exclusif. Gouvernés par un des plus archaïques sentiments
instinctifs de l’homme – la curiosité –, le compositeur de même que l’audi-
teur n’ont absolument pas de temps pour le contrôle des significations. Ils
sont absorbés dans l’observation de ce qui arrive, et dans l’expérience de la
perte de familiarité et de la métamorphose du perçu.
Quant aux cloches de la section finale des Canti di vita e d’amore de Nono,
dont il a été précédemment question, ce qui me touche, ce n’est ni le senti-
ment d’un tableau idyllique et solennel, ni l’aura de marchandises métal-
liques qui se dégage par-delà la rupture, mais le moment où le sens bascule,
et la force créatrice qui agit dans un tel processus – dans la musique et en

1. Référence à un proverbe allemand : « Même le ver se tortille quand on marche dessus »


[auch der Wurm krümmt sich, wenn er getreten wird]

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QUESTIONS – RÉPONSES 147

moi-même. Pas de doute : par rapport à « ce qui est introduit » dans le maté-
riau [das Hineingelegte], ce processus comprend au moins un ressouvenir ;
mais c’est avant tout l’intervention créatrice de structure qui a déclenché le
vécu de la perception dans toute sa complexité. C’est en ce sens que je dis
que le compositeur ne pense pas à l’expressivité, mais que l’expressivité pense
au compositeur, qu’elle le prend souvent par surprise ; voyez « Mahler se tor-
dant les mains » après la répétition générale pour la création de sa Septième
Symphonie. Mis à part ce type de complexité dans l’interaction entre savoir
et oubli, il est vrai que la pensée structuraliste irréfléchie débouche sur des
maniérismes, des configurations ornementales, surréalistes, « intéressantes »,
qui se laissent de nouveau trop facilement occuper et corrompre, dans le sens
de l’ancienne cuisine des passions.
Comme vous le voyez, en réfléchissant sur cette relation entre matériau
et intention, je tourne constamment en rond. La relation de détermination
mutuelle que vous considérez entraîne nécessairement cela. Personne ne doit
me demander comment ce mécanisme de la rupture et de la prise de
conscience fonctionne effectivement, ni comment ce processus de rupture
par renversement structurel du sens, loin de représenter uniquement une
résistance, s’anime enfin d’un souffle expressif. Je crois en tout cas en ce méca-
nisme, et plus je vieillis, plus cette affreuse contrainte sociale qui veut que
l’on explique toujours tout me fait fuir dans une sorte d’ethos du travail.
Je le répète encore : c’est une lapalissade de dire qu’il n’y a pas de maté-
riau intact, « vierge » ; tout a déjà été touché. Mais le chemin passant par cette
reconnaissance, et par la rupture structurelle de l’ancien contexte au moyen
d’un nouveau qui se donne à découvrir, ce chemin doit mener à un para-
doxe : la virginité est recréée ; il ressort quelque chose d’intouché – d’intact,
dans les deux sens du terme – de ce nouvel ensemble, quelque chose qui
fonctionne dans un nouveau contexte, et par là-même est plein de mystère
du fait de sa nouvelle transparence.
C’est aussi la raison pour laquelle j’ai de moins en moins envie de recou-
rir à des moyens sonores «extra-territoriaux», d’aller pour ainsi dire me «ran-
ger sagement » là-bas (dans la mesure où je ne les ai pas déjà intégrés, même
sous une forme standardisée, à mon répertoire instrumental familier). Comme
il ne s’agit pas de nouvelle sonorités, mais d’une nouvelle écoute, celle-ci doit
s’avérer également pour le « beau son » d’une corde de violoncelle. Je vou-
drais lui rendre sa virginité comme élément d’un paysage aux matériaux
métamorphosés, même si ce n’est que pour un instant ; et comme je ne me
contente qu’avec une telle exigence, en tant que compositeur je garde plus
facilement mon courage et ma maîtrise avec ce dont je suis immédiatement
responsable, tout en sachant bien et en espérant qu’au-delà d’une telle
manœuvre, tout le poids de la question du matériau s’abattra de nouveau,
en apportant ses bouleversements. En ce qui concerne le compositeur, le reste,

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148 QUESTIONS – RÉPONSES

c’est du travail – le travail comme aventure existentielle de la recherche :


angoisse, bonheur, espoir, joie de la découverte, dégoût, curiosité, fatigue, sur-
prise. Mais les bandeaux pour les yeux et les œillères font aussi partie de l’équi-
pement, car, comme disait Mahler: celui qui regarde en arrière est déjà perdu.

Y a-t-il vraiment une sémantique musicale, la musique peut-elle avoir un contenu?


Et les tentatives pour développer une science des signes musicaux – c’est-à-dire une
sémiotique explicite – ont-elles un sens ?
Que voulez-vous dire par sémantique musicale ? Que la musique aurait
quelque chose à dire ?

Oui, qu’elle a un contenu. Dans beaucoup de compositions, on ressent un élément


constitutif du contenu, et l’on a par conséquent l’impression très précise que ce que l’on
entend n’est pas en réalité la musique, mais représente la musique, ou représente
même quelque chose d’autre que la musique ; donc un élément significatif qui, pour
reprendre le mot de Nietzsche, est tout à fait étranger à la musique en soi, c’est-à-
dire aux relations de fréquences, d’intensités et de durées, qui ne représentent rien en
elles-mêmes. Cet élément de signification que – pour ne pas anticiper sur sa concré-
tion – j’ai désigné de façon aussi générale et vague que possible du terme provisoire de
sémantique, d’où vient-il, et comment est-il possible de déterminer d’éventuels conte-
nus de la musique ? C’est ici que cela commence à devenir difficile. On perçoit en
effet que quelque chose est signifié [gesagt] à travers la composition. Mais si l’on
demande : « Qu’est-ce qui est signifié ? », on se retrouve dans le plus grand embarras.
Exactement comme vous venez de le dire : quelque chose est signifié par
la composition, mais rien par le compositeur. Celui-ci est un médium. Ou
plutôt, il suscite souvent des messages, précisément en se détachant de l’audi-
teur. L’œuvre parlera, et le compositeur n’a rien à dire, mais quelque chose
à faire.
Une vision tragique du monde, signalée ou plutôt expressivement évoquée
jusqu’à aujourd’hui par ut mineur, renvoie – en tant qu’assombrissement de
l’expérience du majeur en général et de l’ut majeur en particulier, mais aussi
comme variante modale – à des données historiques et sociales enchevêtrées.
Des données auxquelles appartiennent les mesures politiques de la société ainsi
que sa pratique musicale, dans l’Europe antique comme au Moyen Âge, mais
également les avatars de l’autodétermination philosophique, sans lesquels la
codification par Rameau du système majeur-mineur, avec ses «fonctions» har-
moniques, serait aussi impensable que la pratique de la théorie des passions
au XVIIIe siècle. Et j’arrête là cette excursion de dilettante, et je renonce sage-
ment à la partie restante du voyage. Chez Beethoven, dans l’ouverture Coriolan,
dans les sonates pour piano – dans la Pathétique ou l’opus 111, par exemple –,
une telle expérience de la tonalité d’ut mineur se reprécise à nouveau et chaque

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QUESTIONS – RÉPONSES 149

fois différemment, d’une façon que l’on ne peut porter au langage que par
des termes empruntés à l’analyse structurale, décrivant la structure d’ensemble
au sein de l’œuvre. Assurément, les spéculations approximatives issues de l’ana-
lyse de l’expression sont également légitimes, si elles se reconnaissent comme
telles, dans leur limitation. L’effet singulier de la sonate «Clair de lune», par
exemple, je l’attribue à la rencontre, à la transformation et à l’aliénation mutuelle
d’une écriture mélodique de marche funèbre – que l’on compare le premier
mouvement de l’opus 27 avec le second mouvement de l’opus 26 ! – et de
l’accompagnement simultané de cavatine ou de sérénade, ainsi qu’au dépla-
cement de ces éléments dans un ut dièse mineur plutôt inhabituel: une tona-
lité qui ne peut être représentative ni du caractère de marche, ni du caractère
de sérénade, et qui transfère ces deux topoi dans une zone irréelle. Ou, pour
prendre un autre exemple : dans les premières mesures de la symphonie
«Jupiter», les appoggiatures de triolets sur chaque coup à l’unisson contribuent,
telles des roulements de tambour simulés, à l’empreinte d’un caractère «majes-
tueux»; au début de la marche funèbre de l’Eroica de Beethoven, ces triolets
sont pitoyablement déformés, souillés, diminués, augmentés, ou même ren-
versés et orientés vers le grave, bref : tout cela est permuté, on nous met la
fioriture sous le nez par tous les côtés. Nous sentons exactement comment un
potentiel de solennité prédonné est détruit, parce que le compositeur le tra-
vaille avec abnégation ; comment la solennité s’accumule, renouvelée, dans
l’espace ainsi épuré, et se transforme en grandeur de l’expression. La musique
comme langage corporel de l’esprit souverain, dans son commerce avec un
vocabulaire préexistant constamment faussé, à l’oxydation difficile – le voca-
bulaire des passions ainsi épurées par l’esprit, de façon novatrice et éloquente:
doit-on et peut-on seulement dire «avec d’autres mots» ce qui se dit ici?
Je ne peux pas m’imaginer qu’un pygmée, entendant la tonalité d’ut
mineur, ressente quelque chose du tragique qui s’y reflète.

Cela exige donc une expérience historique spécifique et locale.


Cela exige avant tout la pratique dialectique de l’écoute. Dans l’écoute,
nous ressentons ce que le moment sonore n’est pas, ce qu’il n’est plus, ce qu’il
n’est pas encore, ce qu’il est toujours et ce qu’il est soudain de nouveau ;
dans l’accent de la résignation, nous ressentons la force créatrice ; et dans le
« chant de reconnaissance d’un convalescent à la divinité », le combat déses-
péré de l’esprit avec le matériau. Tout notre savoir ainsi que la sagesse de notre
intuition sont appelés à participer, et au fur et à mesure que notre percep-
tion sonde la musique, nous sommes sondés par elle, touchés, reconnus. Nous
nous protégeons de la radicalité de ce processus de reconnaissance en le
repoussant dans le voisinage de la communication parlée, en se demandant
ce qui est « dit » ici, si bien que nous tombons tout à fait inutilement dans des

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150 QUESTIONS – RÉPONSES

difficultés de verbalisation. Pour moi, cela aboutit toujours au vécu conscient


et inconscient de la rupture du familier – un vécu qui, peut-être pour la pre-
mière fois, est irrévocablement advenu à soi dans ce siècle où notre rapport
affectif à l’art s’est vu déchiré et redéfini par des œuvres que nous ne pouvons
« savourer » qu’en faisant enfin attention à ce qui se passe réellement, là, dans
la musique : « l’amour de la musique » doit maintenant faire ses preuves ! Le
thème en quartes dans la Symphonie de chambre de Schoenberg, de même que
son prolongement dans la figure en triolets du violoncelle, sonnent comme
des thèmes du « Finale » de la Cinquième de Beethoven que l’on aurait giflés.
Ici, une fausse jubilation symphonique – simplement réajustée, avec tous les
ingrédients et nuances du genre symphonique – se donne libre cours, d’une
façon pathétique du fait du manque d’argent et de clientèle dans une salle
de musique de chambre. Vu ainsi, l’effet tombe complètement à plat, alors
que par ailleurs tout est nouveau : les relations internes sont différemment
polarisées, durcies comme du métal trempé dans une athmosphère de renou-
veau et de découverte, par la soif d’aventures structurelles d’un compositeur
dont l’œuvre vit parce qu’elle est passée par-dessus son propre corps.
Que se passe-t-il donc pour nous, les auditeurs? Il ne se passe rien si nous
ne faisons rien, si nous n’écoutons pas les oreilles grandes ouvertes et avec
toutes nos antennes, si nous ne participons pas afin de pénétrer la richesse
phraséologique, motivique et sonore de cet organisme issu à la fois d’une
création et d’une évolution – de même qu’il pénètre ensuite en nous. Ce pro-
cessus est un délicieux travail en même temps qu’une libération pour une
nouvelle écoute, et c’est pourquoi son effet est saisissant. Le compositeur n’a
rien de plus et rien de moins à faire qu’à ménager – d’une façon toujours
nouvelle et selon sa propre manière – un accès perceptif à une telle richesse.
Le matériau, brisé en vue de telles aventures, se remplit lui-même d’un savoir
insoupçonné. Il en « dit » maintenant plus sur nous qui espérions le domi-
ner que ce que nous en savons nous-mêmes. Si je ne croyais pas à ce pro-
cessus, je ne composerais pas…

… ce pourquoi même le seul compositeur à vouloir abolir radicalement tout cela –


afin que les sons soient « eux-mêmes » – a lui aussi besoin, pour ce faire, d’organi-
sations particulières : des organisations qui aboutissent en premier lieu à mettre
hors circuit les relations entre les éléments du matériau, de façon à expulser les inten-
tions. En effet, si Cage ne mettait pas en œuvre ces opérations aléatoires, il aurait,
avant même d’y introduire quelque chose, un matériau déjà chargé d’intentions –
de quelque manière que ce soit. Mais toute composition intéressante intentionnelle-
ment travaillée se distingue non pas par le fait que les intentions historiquement inhé-
rentes au matériau s’y manifestent simplement à nouveau, mais plutôt par l’appa-
rition d’intentions précédemment absentes. Un renversement de fonction a donc lieu
ici, sur la technique duquel j’aimerais en savoir plus. Vous êtes vraisemblablement le

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QUESTIONS – RÉPONSES 151

compositeur qui a le plus réfléchi à cet état de choses, et celui chez qui ce processus
est donc le plus conscient.
Celui, en tout cas, qui s’embarque toujours à nouveau dans l’aventure
que l’on vient de décrire, sans en connaître l’issue. Cage, au contraire, sait
quant à lui exactement ce qu’il fait : il astreint l’« amas de décombres », il en
fait un paradis qui, même s’il est parfois dédaigné, s’adresse à la fois au croyant
et à l’incroyant – les uns s’y divertissant, les autres s’apercevant de la gra-
vité de la situation. À ma manière, je me nourris aussi du hasard cagien ; tou-
tefois, ma curiosité créatrice ne souhaite pas y échouer, mais bien le prendre
comme point de départ. Pour moi, il s’agit de l’expérience de la transfor-
mation sonore au-delà de la rupture. J’ai inévitablement recours à un maté-
riau indisponible, et je suis conscient de son indisponibilité ; je ressens sa
« charge » comme richesse négative, et je renforce même parfois cet aspect
familier – voyez Tanzsuite mit Deutschlandlied, Accanto, Kinderspiel, Mouvement.
J’essaie à chaque fois – peu importe par quelle manœuvre – de diriger la per-
ception sur l’anatomie de l’événement sonore. Ce faisant, je vise – par des
méthodes tout à fait pragmatiques et souvent comme par jeu – des aspects
isolés de la perception. Je me comporte comme Loriot2 dans la fameuse scène
où l’hôte redresse prudemment un tableau suspendu de travers, ce qui entraîne
finalement, par une réaction en chaîne, l’effondrement de tout le mobilier.
J’attaque ainsi la vieille emphase du jeu musical, et je romps cette fausse
magie au rayonnement collectif qui est attachée d’avance au matériau. Le
processus compositionnel auquel cette négation provisoire et accessoire est
redevable pourrait presque être décrit dans les catégories du principe de
développement thématique classique ; et inversement, j’ai pu mettre en
lumière par l’analyse les processus manifestes de rupture et de transforma-
tion dans le premier mouvement du quatuor « Les harpes » de Beethoven, ou
dans la quatrième pièce de l’opus 10 de Webern3.
Dans Gran Torso, par exemple – mais ce n’était ni la première, ni la seule
fois –, je me suis tourné de façon « ludique » vers des processus de produc-
tion du son ; mais, contrairement à ce qui avait été le cas dans la musique
pour orchestre plus flexible et plus maniable de Air ou de Kontrakadenz, il
s’agissait cette fois d’un genre dont le point de départ est un appareil instru-
mental strictement constitué, et entouré d’un tabou probablement beaucoup
plus sentimental. Avec ce point de départ, je me suis trouvé pris dans des
tâches tout à fait prosaïques et expérimentales. Comment définir les catégo-
ries du son, du mouvement, de l’action ; quel genre de logique définit la réci-
procité [das Zueinander] ; jusqu’à quel point une pensée de l’ordonnancement

2. Bernhard Victor von Bülow, alias Loriot (né en 1923), célèbre dessinateur humoris-
tique allemand.
3. Voir ci-dessus : « L’écoute est désarmée – sans l’écoute ».

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152 QUESTIONS – RÉPONSES

polyphonique compromet-elle la présence haptique du son que l’on fait naître


momentanément ; où se croisent l’ancienne pratique musicale et le réper-
toire des actions à redéfinir ; que se passe-t-il avec cet encombrant accord en
quintes des instruments, maintenant qu’ils doivent devenir des « appareils » ;
qu’est-ce qu’un trémolo, vu sous cet angle modifié, qu’est-ce qu’un coup
d’archet poussé, ou tiré? Autant de questions qui se présentent d’elles-mêmes
par suite de la transformation du concept de matériau. Ce rapport renouvelé
avec les ressources et cette redéfinition du concept de matériau sont assez
vite sondés et décrits par l’analyse. Mais les événements sonores ainsi déga-
gés s’offrent en tant que formants de processus sonores et de situations dia-
lectiques devenus dès lors structurables. Le regard modifié veut être occupé,
car sinon il se voile de nouveau devant l’« idylle négative ». Dans Gran Torso,
le coup d’archet n’indique plus en premier lieu un événement sonore ayant
trait aux intervalles, mais le moment de la friction lors de la production du
son. Quand celle-ci se porte au centre de l’attention, elle peut et doit avoir
lieu ailleurs qu’à sa place habituelle sur l’instrument. Ce qui s’y produit comme
son pourrait – en tant qu’effort de l’archet rendu conscient – s’exposer ailleurs
à des conditions de pression totalement modifiées. Il est vrai que des résul-
tats sonores d’une toute autre complexité ou banalité physique entrent alors
en jeu – des résultats dont on pourrait par ailleurs composer les autres élé-
ments constitutifs. Ainsi se forme un ensemble de relations associatives qui
rend le banal complexe et le complexe banal. Et les catégories de la tech-
nique motivique classique se laissent transférer sans effort sur les procédés
compositionnels : analogie, contraste, augmentation, diminution, transposi-
tion, modulation, transformation dans toutes les directions au sein d’un
domaine qui n’est pas a priori rehaussé emphatiquement, mais qui paraît sim-
plement dégagé pour l’observation.
Avec cela, on peut déjà exiger beaucoup des possibilités de redéfinition
dialectique dans le cadre instrumental. Sous certaines conditions, le pizzi-
cato et le col legno battuto peuvent être des variantes du même principe d’impul-
sion: lorsque, par des harmoniques résonnants obtenus dans chacun des deux
modes de jeu, ils sont fortement apparentés, on peut de nouveau les sépa-
rer au sein de cette relation ; la plénitude de la belle sonorité peut devenir
dissonance dans le périmètre acoustique radicalement asséché des actions
de pression de l’archet que l’on aura perforées. Des modèles originaux ou
dérivés, des déformations échangent leur rôles, jouant le jeu des questions
sur l’œuf et la poule. Déjà au niveau des premiers remparts de la composi-
tion, je tombe dans un ensemble conceptuel de catégories plus ou moins
complexes, souvent imprévisible pour moi-même. Ces catégories ainsi que
leur fragilité constituent mon instrumentarium de compositeur. Ce à quoi cor-
respondait, dans les années cinquante, la pensée paramétrique, qui prenait
cependant pour point de départ des échelles quantitatives, et jouait, pour

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QUESTIONS – RÉPONSES 153

ainsi dire, avec des curseurs installés d’avance. Les échelles que je me suis
fabriquées sont plutôt constituées de sauts qualitatifs, elles transforment le
pizzicato en arco et le pianissimo en fortissimo ; et je définis moi-même les cur-
seurs et leur mode de fonctionnement. La possibilité de comparer des frères
et des sœurs ne doit pas se réduire à l’âge, à la taille ou à la couleur des che-
veux. Mais lorsque trois ou quatre événements fondamentalement différents
sont disposés « en une série », l’esprit engagé dans la perception cherche à
tâtons l’aspect générique qui les rassemble pour la compréhension ; et par ce
détour, il fait l’expérience du nouvel effet musical d’un moment isolé. Le cris-
sement du bruit de l’archet et le glissando d’harmoniques sous le couvert de
la raison qui les relie : c’est à cela que s’adresse l’invention dans le détail.
Pourtant, le matériau philharmonique ainsi aliéné réagit traîtrement à mes
manœuvres. Il arrive qu’il se mette à pousser des cris de douleur justement
quand tout s’enchaîne « logiquement ». Il y a donc une résistance entre ce
que je structure et la structure qui s’y brise. Une résistance qui devient expres-
sive d’une manière que je n’ai pas à réprimer ou à forcer : je n’ai en effet
pas d’autre choix que d’aller, dans la plus grande pureté possible, jusqu’au
bout des chemins empruntés, au cœur de la structure à implanter. Et je me
laisse stimuler pour cela par l’expérience du connu devenu inconnu.
Mais cela se passe bien entendu pour moi comme pour les autres com-
positeurs : ce n’est qu’à une plus grande distance que je reconnais quelles
sont les forces qui on déterminé en fin de compte la physionomie de l’œuvre.
Il ne fait aucun doute qu’à toute rationalité sensible participent tout de même
des processus magiques.

Dans Gran Torso, l’impact émotionnel extraordinaire provient de ce que j’appelle


l’apogée négative de tout le quatuor, c’est-à-dire de cette zone où la forme et le proces-
sus moteur de l’œuvre s’approchent – tangentiellement – de l’immobilité et du silence,
où il ne se passe plus rien, en tout cas presque rien…
… à vrai dire, c’est même le vide qui s’y « passe »…

…en conséquence de quoi aucun matériau n’est perceptible, tout est parti, englouti:
c’est ce qui constitue le point culminant de l’œuvre.
Oui, on peut le dire.

Cela est composé comme le contraire absolu d’un apogée, comme l’exacte néga-
tion d’un point culminant, après quoi tout revient, cela recommence à se mouvoir, le
phénomène se remplit à nouveau de mouvement, on recommence à entendre quelque
chose, toute la musique renaît, ressuscite pour ainsi dire d’un état proche de la mort,
ou du coma. C’est d’une puissance émotionnelle sans équivalent, une puissance qui n’a
jamais été et ne pourra jamais être atteinte par aucun point culminant massif, quelle

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154 QUESTIONS – RÉPONSES

que soit la forme que l’on compose. D’un autre côté, je crains qu’un tel apogée négatif
– réussi ici de façon exemplaire – ne puisse être reproduit tel quel. Faire cela une seconde,
une troisième ou une quatrième fois ne doit pas être sans difficultés.
Peut-être parlez-vous maintenant presque comme Goethe à Beethoven :
pour ainsi dire avec le mouchoir à la main, ce qui a manifestement ennuyé
celui-ci. Je trouve que ce que vous avez décrit doit être abondamment com-
plété; car au fond, vous avez simplement décrit ce qui peut avoir lieu à l’audi-
tion. Mais à cela s’ajoute au moins l’expérience que pendant longtemps, il se
passe encore continuellement quelque chose, bien que l’on n’entende rien.

Pouvez-vous nous représenter la situation d’ensemble ?


Dans Gran Torso, il y a un grand ritardando, au cours duquel un mouve-
ment de trémolo voit son écart s’accroître par étapes – du sciage mécanique,
du va-et-vient nerveux jusqu’à ce qui pourrait être de larges expirations et
inspirations –, en étant ainsi célébré jusqu’à l’immobilité. Comme résultat
d’une gradation « raisonnée » [vernünftig], pour ainsi dire comme augmen-
tation rationnellement intégrée, ce processus, avec ses sauts qualitatifs, pro-
voque finalement en tant qu’« ostinato rubato » un état magique ; un état qui
invite simultanément à s’y abîmer et à l’observer avec lucidité, et qui, bien
que magique, est totalement ouvert sur la réalité nue du temps dans lequel
il a lieu de façon contingente – ce qui le rend vulnérable. Mais cet état sans
défense me semble aussi constituer une partie de la force expressive de ce
que, témérairement, la raison travaille de façon radicale. Dans Gran Torso,
dans ce passage d’alto, il est sous la garde magique de ce silence qui « respire
à peine ». Jamais encore ce passage n’a été perturbé, ce serait l’équivalent
d’un suicide de l’écoute.
Dans ce passage, c’est l’intelligibilité de la gradation du « silence » et du
«vide» qui m’importe surtout. L’immobilité n’est pas un «morendo», mais signi-
fie un nouveau saut qualitatif. Elle est plus que le silence coloré précédent :
elle est le vide. Nous sommes ici enfin au centre d’un désert intact. L’effet
émotionnel – cela, nous le savons tous les deux –, je ne l’ai pas mis en scène ;
au contraire, il est « arrivé » avec l’intention de « ramener la musique à zéro »,
de façon tout à fait mécanique, presque comme avec un curseur. Prise isolé-
ment, ce n’est certainement pas une idée originale, mais elle est pratiquée ici
pour ainsi dire dans le jeu et l’amusement : c’est une musique heureuse. Mais
vers l’extérieur, au revers de cette radicalité, elle réagit à l’environnement.
Quelle que soit la gaité avec laquelle elle se comprend, elle inspire la gra-
vité. Pourtant, si la musique ne continue pas, la pièce continue – devenue enfin
non-musique. J’aimerais presque penser que jusque-là, la composition n’était
qu’un exorcisme pour enfin pouvoir écrire une musique libérée, que je pou-
vais maintenant – d’un point de vue subjectif – faire « ce que je voulais ». Et

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QUESTIONS – RÉPONSES 155

dans l’espace ainsi dégagé, je ressens les premiers frôlements col legno battuto
comme des gouttes sur la pierre froide, comme des « claquements » délicats
au même titre que les pizzicatos Bartók à la fin de l’œuvre, avec lesquels ils
sont ainsi étroitement apparentés. Une telle situation est due à un travail pour-
suivi non pas tant de façon « conséquente » – je n’aime pas ce mot –, que de
façon heureuse, sans se laisser empêcher. Je parviens à une autre libération
avec la fin de l’œuvre, après que l’archet évoqué à l’instant – procédant d’abord
par affaissements verticaux, par frôlements, par bonds, puis par lissages hori-
zontaux progressifs, par frottements, pressions, par mouvements quadran-
gulaire et par rythmes tranchants –, après que cet archet finalement écrasé
se soit définitivement grippé et soit incapable d’aller ou de venir : non pas le
vide, mais l’immobilité ; et c’est seulement là où la musique s’abolit qu’elle
se ménage à nouveau un espace libre de non-musique qui me donne comme
compositeur un sentiment de liberté tel que je n’en avais jamais connu. J’ai
appelé les pizzicatos Bartók très espacés, à la fin de Gran Torso, une cantilène
de claquements. J’avais « mes claquements » et j’étais heureux ; j’aurais pu
continuer à improviser éternellement avec eux. Ce que j’ai également fait par
la suite dans Klangschatten pour quarante-huit cordes et trois pianos.
Bien entendu, il y avait là quelque chose comme un plaisir de la provo-
cation esthétique. Mais Michael von Biel avait écrit son Second Quatuor à cordes
dix ans avant moi, et je n’avais rien à ajouter à cet acte, du point de vue d’une
rupture violente des tabous liés au quatuor à cordes, sauf à doter celui-ci
d’une fonction logique autonome. Là où Michael von Biel avait enfoncé la
clôture, il importait de s’établir pour de bon sur toute la largeur de la surface
ainsi dégagée.
Dans le cas du ritardando de Gran Torso, il s’agissait très exactement de
l’intermédiaire entre l’observation et l’ostension. Ce en quoi je sais que l’osten-
sion incline non seulement dangereusement au didactique, mais peut aussi
produire une forme terroriste de pseudo-rituel. Je ne voulais plus rien avoir
à faire avec ces conceptions compositionnelles pour lesquelles l’ostension
devient une solennelle messe pontificale, et pour lesquelles ce que l’on montre
n’a au fond aucune importance – c’est peut-être le cas aussi chez moi –, pas
plus que le contexte où on le montre et ce pourquoi on le montre – ce qui
est chez moi très important : des conceptions dans lesquelles il ne s’agit que
de la terreur du solennel. Ma pratique reste celle de la dé-couverte ration-
nelle et ludique.

De toute façon, le geste déictique ne peut pas se manifester pleinement dans la


musique de chambre, il ne peut en tout cas pas devenir vraiment démonstratif. Je
voudrais revenir ici à Adorno, et particulièrement à son interprétation sociologique
de la musique de chambre – donc à sa thèse que l’essence de celle-ci ne tiendrait pas à
l’effectif, mais bien plutôt au fait que, de par sa conception spécifique, elle est pensée

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156 QUESTIONS – RÉPONSES

avant tout pour les interprètes et non pour les auditeurs, qui ont cependant le droit
d’écouter. C’est ce qui constitue l’essence de la musique de chambre authentique, à
laquelle Gran Torso appartient sûrement.
Mais il en découle que tout ce qui pouvait simplement s’afficher, se placarder dans
une symphonie – cette forme qui, de par la sociologie du genre, est bien plus publique,
et tournée de fait vers un grand public –, tout cela ne peut jamais devenir aussi démons-
tratif dans la musique de chambre. Dans celle-ci, le geste déictique, si tant est qu’il se
produit, donne en effet bien plutôt l’impression que les musiciens se montrent quelque
chose l’un à l’autre, et non pas au public. Un quatuor est en effet assis de la façon
suivante : les quatre musiciens sont tournés l’un vers l’autre et non pas face à l’audi-
torium, et c’est un événement tout à fait important quand cela est modifié pour un
moment – comme dans le Quatuor à cordes de Kagel ou dans celui de Gielen –, de
manière à ce que les interprètes jouent en se détournant l’un de l’autre. Il appartient
précisément à l’essence du genre qu’ils jouent vers l’intérieur, tournés l’un vers l’autre,
et non vers l’extérieur.
Aujourd’hui, les architectes des salles de concert n’ont souvent plus le sens de ce
caractère social des genres musicaux. Ces bâtiments vides de sens que l’on a construits
entretemps pour les orchestres philharmoniques, dans lesquels le public est assis égale-
ment derrière l’orchestre – comme à la Philharmonie de Berlin –, sont des négations
de la forme symphonique : l’orchestre doit s’adresser de façon directe et frontale à
l’auditoire symphonique. Pour la musique de chambre, au contraire, ce pourrait être
très judicieux de disposer l’auditoire autour des interprètes. Le cas est devenu courant
dans la musique de chambre pratiquée chez soi – car elle a bien une origine domes-
tique –, et il n’y avait pas, musicalement, de premier et de dernier rang, car ils n’avaient
pas lieu d’être d’un point de vue social. Si l’idée sociale de la musique de chambre n’est
pas celle d’une société de masse, elle est bien celle d’un cercle d’amis libres et égaux.
Entretemps, la pratique s’est tout de même modifiée en ce sens que les
interprètes, aussi bien que les compositeurs et les auditeurs, sont tout à fait
conscients, en ce qui concerne la musique pour quatuor, de la possibilité d’une
fonction extérieure, c’est-à-dire en direction du public. Et cela vaut précisé-
ment pour les quatuors de Kagel et de Gielen. Mais il est vrai que dans le
cas de Gran Torso, ce sont vraiment les interprètes qui ont dû en profiter le
plus, tout simplement du fait de leur proximité avec l’événement sonore. Mais
nous autres, nous en saisissons aussi pas mal en tant qu’auditeurs, parfois
même plus, ou parfois justement par pur pressentiment. Pressentir peut être
aussi une belle manière de participer. D’un autre côté: dans ma musique pour
orchestre également, j’en arrive toujours à une situation d’ostension, et je
sais très bien que l’on se retrouve vite pris au piège d’un rituel creux. Et mal-
heur si cela n’est pas brisé et dégagé [aufgebrochen] de nouveau !
Dans mes pièces, il y a souvent des situations où tout reste stationnaire :
dans Fassade, ces deux minutes de bruit de fond vide de la bande avec les

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QUESTIONS – RÉPONSES 157

voix d’enfants ensevelies là-dessous ; dans Salut für Caudwell, les « coups de
feu » au milieu de la pièce ; il y a ailleurs des passages dont la fonction est
semblable et qui sont entièrement composés : par exemple dans Tanzsuite mit
Deutschlandlied, dans l’introduction, dans le Siciliano et avant la Gigue, mais
également dans Ausklang, dans la première cadence de soliste et lors du point
d’orgue sur si ; dans Mouvement, c’est la partie « O du lieber Augustin » ;
Klangschatten représente également du début à la fin un état statique de non-
musique, ainsi que Guero, et ce qui se passe dans les sept pièces de mon
Kinderspiel n’est de même « rien de plus » que le balayage mécanique de dif-
férents états d’un arrêt du mouvement sur un geste stéréotypé plus ou moins
simple. Ces points d’orgue sur une situation correspondent peut-être malgré
tout à ce que les minimalistes et autres postsériels avisés aiment à orches-
trer immédiatement en ivresse facile. Chez eux, c’est un facteur d’harmonie,
en dehors du quotidien, avec soi et avec l’environnement agité : on est en
plein dedans dès la mise en place du processus. Personnellement, en tant
qu’auditeur, je deviens alors entêté, et je ne marche pas. En tant que com-
positeur, j’y conduis mon matériau pour mieux l’en ramener ensuite, car une
expérience statique de la sorte est chez moi liée au processus de l’observa-
tion vigilante – un processus rendu capable de résistance par la raison, l’intui-
tion et la curiosité, un processus pour ainsi dire dégrisé. Je ne peux pas mettre
en scène des rituels magiques ad hoc, ils doivent s’offrir à moi de façon ration-
nelle dans le cours du travail. Il est probable que chez moi, ces trouvailles
de mise en scène introduiraient au total dans l’œuvre une sorte de stratégie
en rapport avec l’expression, qui recollerait justement ce qui doit se briser.
D’autres peuvent faire cela, et certains de façon absolument crédible ; et ma
plaisante opposition entre la « prosaïque sainteté » chez Nicolaus A. Huber
et le « saint prosaïsme » chez moi exprime en même temps une sympathie
pour une musique dont l’altérité m’attire fortement, et que je crois avoir com-
prise d’une manière féconde pour moi-même.

On trouve quelque part dans les Minima Moralia la définition suivante : « L’art
est magie, libéré du mensonge d’être vérité ». Quel est le sens de l’art aujourd’hui ?
C’est peut-être de rappeler l’homme à lui-même, de lui rappeler des forces
en lui qui sont inutilisées, tandis que lui-même s’use. Bien entendu, je pour-
rais redire encore une fois qu’il consiste à provoquer : provoquer au sens
créatif, à savoir réveiller des forces et mobiliser une résistance spirituelle là
où nous satisfaisons provisoirement nos vrais et nos faux désirs dans la
consommation de prestations culturelles, c’est-à-dire là où nous les abusons.
Provoquer, non pas sur le mode ludique, où tout ce qu’il y a de plus absurde
est permis, agréable et sans danger, ni dans un laboratoire apportant son
bonus de science-fiction, mais au beau milieu du jeu social de la culture tel

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158 QUESTIONS – RÉPONSES

qu’il est traditionnellement fixé ; non pas dans les placards de la civilisa-
tion, ni dans un zoo, mais – que l’on observe le mélange des métaphores –
dans la salle de concert, au milieu des conserves, dans les salons encom-
brés jusqu’à devenir des débarras: là où l’esprit se célèbre aveuglément, poser
des problèmes à sa capacité perceptive – des problèmes qui ont un effet libé-
rateur dans la mesure où ils ont un effet dérangeant, et inversement.
Cependant : si je donne cette réponse de réformateur du monde, c’est peut-
être en tant qu’amateur de musique passionné et naïf, et en tant qu’incorri-
gible moraliste ; et je me réfère par là à des vécus de musicien passif, c’est-
à-dire d’auditeur actif. En tant que compositeur, je ne devrais pas parler ainsi;
j’aurais tout au plus le droit de dire que le sens de l’art serait pour moi une
forme aventureuse de la satisfaction des pulsions, avec l’espoir de me réali-
ser ainsi, et de mieux me connaître par le fait de chercher. Exiger de l’art des
vertus annonciatrices, pédagogiques et éducatives, cela me rend allergique,
et je maintiens ce que j’écrivais en 1975 dans le programme de
Donaueschingen pour la création de mes Schwankungen am Rand : « je hais
le Messie et j’aime Don Quichotte », et j’ajoutais : « … et je crois à la petite fille
aux allumettes ».

Qu’en est-il du critère de l’histoire, qui décide malgré tout de ce qui va et de ce


qui ne va plus. J’aimerais avancer de façon critique la thèse suivante : toute œuvre d’art
significative se distinguerait entre autres par le fait qu’elle est née le plus tôt possible
dans l’histoire, qu’elle n’aurait donc absolument pas été possible avant.
J’aimerais confirmer cela, tout en pensant qu’il s’agit là d’un critère plu-
tôt passif. Sous l’influence d’impressions et de lectures multiples – y compris
un de vos essais –, j’ai tenté de reconnaître et de saisir conceptuellement
quelque chose comme un état historiquement valable du matériau, et cela
de façon assez intensive du temps où j’étudiais avec Nono, qui avait renoncé
beaucoup plus qu’aujourd’hui à la rationalité de l’expérience personnelle.
Le mot-clef : la tonalité – survécue et en même temps survivante, dans une
situation d’aliénation refoulée –, l’intégration du progrès dans la régres-
sion ; je me souviens de mes textes du début des années soixante, y com-
pris de mon activité d’écrivain fantôme pour les conférences de Nono à
Darmstadt en 1959 et 1960 – des conférences qui posaient précisément ces
questions. Et je ne crois pas que je passe pour quelqu’un qui se soit défilé
devant la réflexion de cet aspect. Mais il me semble que les véritables renou-
veaux historiques, les ruptures de digue et les révolutions, proviennent avant
tout de nécessités intérieures ; on ne doit certes pas nier leur lien avec le mot
d’ordre du moment historique – bien qu’on ne le devine pas à ce stade. Je
suis un musicien et je ne me connais pas comme prophète ; j’essaie toujours
de rester lucide, mais le moment du travail est trop dépendant de lui-même,

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QUESTIONS – RÉPONSES 159

d’une certaine manière trop traversé de pulsions et en même temps trop fra-
gile, pour pouvoir se soucier de sa mission historique. Je pense que l’artiste
fait bien d’ignorer prudemment son inévitable mégalomanie à ce sujet. L’acte
manqué de Schoenberg avec la « suprématie de la musique allemande pour
les cent années à venir » devrait nous en avertir. Bien entendu, il a senti et
reconnu son rôle historique : que ce devait être lui, puisque nul autre ne s’est
présenté. Mais ce qu’il a dit là est tellement trompeur.
D’une certaine manière, Stockhausen a aussi pratiqué cela quand, pour
la présentation et la description de ses nouvelles œuvres, il disait :
« Maintenant, nous en sommes là, et maintenant nous avançons d’un pas ».

Oui, j’ai encore la formule dans l’oreille : « Jusqu’à maintenant, c’était ainsi…,
à partir de maintenant c’est ainsi… ».
Cela me semblait un peu un tour de passe-passe, dans une certaine mesure
justifié, et très certainement stimulant pour les autres compositeurs, mais éga-
lement erronné sous tant d’aspects. Car enfin, on n’avance pas d’un pas dans
l’histoire, on va plutôt au bout de son propre chemin. Bien entendu, nous
agissons dans l’histoire, et l’histoire agit en nous, mais les spéculations
concrètes auxquelles nous nous livrons ne constituent guère plus qu’une aide
heuristique. Là où une pièce a pu modifier le savoir historique au sujet de
la musique, d’autres impulsions sont à l’œuvre. Il est certain qu’il s’agit à
chaque fois de déterminer la situation dans laquelle nous agissons et d’y réagir,
mais il y a quelque chose comme une dialectique du progrès et de la régres-
sion. Le « progrès », qui se poursuit en droite ligne à partir d’un point défini
de quelque manière que ce soit : il se pourrait bien qu’il n’en soit pas un, tout
simplement parce qu’il étouffe et ignore d’une manière lourde de consé-
quences tout ce qui le tiraille par derrière. Sur le plan de l’esthétique et de
la technique compositionnelle, on laisse alors en suspens et à l’improviste
autant de choses qui finissent par se montrer récalcitrantes, qui sabotent la
rigueur de la création et qui enchaînent le soi-disant progrès, en lui laissant
plus ou moins de champ ; des choses auxquelles on doit ensuite revenir en
traître, sur quoi les prétendus amis lèvent cet index moralisateur qu’ils vien-
nent justement de se fourrer dans le nez, d’un air recueilli.

Il y a une œuvre de 1907 à laquelle j’attache une valeur particulière : le Second


Quatuor de Schoenberg, dont la forme en quatre parties ne fait qu’un avec le proces-
sus historique de composition qui a mené de la plus grande expansion de la tonalité à
l’atonalité. La coïncidence du contenu et de la forme y est très belle – unique, en
vérité. Je me suis toujours demandé comment, après cette œuvre, il est apparemment
redevenu possible pour beaucoup de compositeurs – si ce n’est pour tous –, ainsi que
pour Schoenberg lui-même, de soutenir [durchhalten] dans un langage musical des

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160 QUESTIONS – RÉPONSES

œuvres dont la rédaction a pris autant ou plus de temps, et ceci malgré le fait que,
durant le processus même de la composition, du temps historique se soit écoulé. Ce main-
tien d’un langage musical stabilisé sur une période de plusieurs mois, voire même de
plusieurs années, donne alors l’impression paradoxale et fictive que le début et la fin
d’une telle œuvre, ainsi que tout ce qu’il y a entre les deux, représenteraient le même
instant historique.
Ce qui n’est même pas toujours objectivement exact dans le cas des
œuvres qui donnent une impression de clôture. La progression stylistique ne
suit pas un cours linéaire dans une voie tracée d’avance par le passé. Et
c’est à chaque fois selon la phase dans laquelle on se trouve que l’on peut
raccorder les morceaux obtenus après une longue période de travail sur la
même pièce. J’ai commencé mon Notturno en 1966, puis j’ai interrompu le
travail ; et quand, deux ans après, je me suis remis à composer, j’étais inca-
pable de travailler comme avant, avec des champs sonores construits par
intervalles – cela ne marchait tout simplement pas, et j’ai poursuivi le tra-
vail avec des catégories de techniques compositionnelles totalement diffé-
rentes. Le problème se posa ensuite de savoir comment le tout en arriverait
à être solidaire. J’ai essayé d’ajointer cela par une cadence, que j’ai insérée
après coup dans la partie antérieure. Et c’est finalement en copiant au net,
en faisant, pour ainsi dire, repasser chaque note par ma main, que beaucoup
d’éléments du début ont été modifiés ou réinterprétés sous un nouveau jour.
Un tel processus d’intégration a lieu dans des œuvres où nous ne le soup-
çonnons pas – que la durée de leur genèse soit longue ou courte. Peut-être
suffit-il souvent de gratter sous une couche pour mettre au jour de telles méta-
morphoses dans la tenue [Haltung] de l’œuvre
Des processus de transformation dans la pensée stylistique individuelle
peuvent aussi présenter de réels cisaillements. C’était manifestement le cas
dans le laps de temps durant lequel le Second Quatuor de Schoenberg est né.
Mais il y a aussi des cisaillements dans le temps où l’on ne compose pas, et
les œuvres qui naissent après cela sont plutôt les produits d’une reconnais-
sance, ou d’une réassurance de soi. Je me demande dans quelle mesure cela
se manifeste avec évidence dans la partition.
Le cas de Wozzeck est également intéressant. Berg a commencé par la
seconde scène du second acte, la triple fugue. C’est encore une polyphonie
relativement sèche, et si Berg avait continué à travailler ainsi, l’œuvre serait
devenue beaucoup plus ingrate à exécuter. Mais de la pratique ont sans doute
surgi de constants correctifs ; une reconnaissance des défauts de la phraséo-
logie – raide et lapidaire –, une permanente clarification intérieure durant
les six années de la genèse de l’œuvre, peut-être aussi l’abandon soudain
d’angoisses quant au contact avec des choses qu’il s’était auparavant inter-
dites ou défendues [verboten oder verbeten]. Puisque de telles modifications

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QUESTIONS – RÉPONSES 161

entrent toujours en considération, on doit chercher en permanence à rééva-


luer son point de départ originel, en ayant confiance dans le fait que s’il était
juste, il le sera aussi sous un nouveau jour. Que le compositeur, face aux situa-
tions déjà surmontées qu’il peut trouver dans son œuvre, les charge à nou-
veau des acquis récents de sa connaissance: cela appartient au fond au métier.
Pour revenir de nouveau en arrière : il me serait aujourd’hui très diffi-
cile de décrire un état du matériau qu’il s’agirait de maintenir ou de défendre
– peu importe –, ou à partir duquel il conviendrait de prendre un nouveau
départ. Encore une fois, à propos de Gran Torso : je ne sais pas où se situe
cette pièce, si elle est devant ou derrière moi. J’ai parfois la nostalgie d’une
époque où j’étais arrivé beaucoup plus facilement à la certitude de m’être
forgé un instrument exclusif, extra-philharmonique – un instrument sur lequel
je pouvais jouer en toute liberté. Personne d’autre que moi ne pouvait en dis-
poser. Tout ce que je faisais était au fond inattaquable en tant qu’information
provenant de cet instrument, tout était bien. Il est beaucoup plus difficile
d’arriver à une telle situation dans le cadre d’un matériau resté familier [unver-
fremdet], mais c’est également une démarche plus exigeante. Des contacts
inattendus avec l’ancien vocabulaire ont alors constamment lieu; je joue dans
une certaine mesure sur des instruments qui me sont étrangers, et je dois
fournir des efforts moins héroïques que subtils pour faire de la pratique
éculée une nouvelle pratique authentique. Il y a là pour moi une nouvelle
sorte de provocation intérieure, qui me poursuit jusque dans le sommeil. Et
l’on ne devrait justement pas se précipiter dans un univers structurel nou-
veau et intéressant; au contraire, celui-ci devrait être stimulant par le fait qu’il
nous stimule, et recquiert de nous un autre comportement. La stimulation
devrait avoir lieu dans l’expérience personnelle.
Et si je considère les musiciens au sein de l’entreprise culturelle, alors je
pense: dois-je vraiment envoyer à chaque fois ces musiciens dans le «désert»,
afin que ma musique puisse se manifester ? Je dois certainement les envoyer
dans un désert, mais dans un autre, pas dans ceux qui, entretemps, ont été
ouverts par les épigones à l’exploitation touristique.
C’est pourquoi il doit y avoir maintenant pour moi d’autres espaces, peut-
être juste à côté de nous, au beau milieu du quotidien culturel et de son zêle
musical. Prenons une expérience sonore comme l’unisson : de quoi s’agit-il
exactement ? En tant qu’épaississement de la force emphatique du son, c’est
une expérience vraiment stimulante dans bon nombre d’œuvres de Schubert,
de Bruckner, de Mahler. Cela a quelque chose à voir avec la tonalité, mais
aussi avec des processus physiologiques. Quand j’isole et je transforme un
tel moment, quand, par soustraction, par déformation de l’unisson, par le fait
de rendre conscient ou de briser son spectre, je l’ouvre par tous les côtés et
je dévoile ses composantes, alors je ne me soucie pas de savoir précisément

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162 QUESTIONS – RÉPONSES

où je me situe, à cet instant, dans l’histoire. Je ne peux pas flâner éternelle-


ment avec une question délicate sous le bras.
Je continue à chercher. Quant à la position dans l’histoire et à sa dyna-
mique, c’est peut-être vers quelque chose d’extérieur à l’histoire que l’esprit
regarde, quel que soit le lieu vers lequel il progresse. En tout cas, je crois là
aussi que ce n’est pas moi qui tiens les ficelles, mais elles qui me tiennent.

Traduction Peter Szendy

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SUR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME
(1990)

Cette contribution s’entend comme une manière de plaidoyer pour une


conception de la composition musicale qu’on pourrait étiqueter, à titre pro-
visoire, comme celle d’un « structuralisme dialectique ».
Pareille position se démarque doublement : d’une part, de tendances
contemporaines qui, dans leur accoutrement post moderne, voire néoro-
mantique, exploitent sans vergogne non seulement la tradition, mais encore
les expériences de ce qu’on a appelé l’« avant-garde », laquelle, au sortir de
la Seconde Guerre mondiale, tenta un nouveau départ en se réclamant de
Schoenberg et de Webern; ma position se démarque donc de tendances dans
lesquelles l’héritage esthétique exploité est à la fois trahi et discrédité, sous
prétexte que la pensée musicale serait assujettie au calcul purement cérébral,
hostile à l’expression, hostile à l’homme, hostile à la musique. Faisant du
« retour à la musique ! » leur mot d’ordre, ces tendances-là prétendent reve-
nir « enfin » vers l’homme, exprimer ses sentiments et ses espoirs, en allant
se servir dans les rayons de ce supermarché si prisé qu’est la « tradition »,
pour y puiser dans le stock des affects qui fonctionnent à l’intérieur d’une
société figée dans sa tradition, et que l’industrie de la musique commerciale
a très largement exploité depuis bien longtemps.
En même temps, ma formule se démarque aussi de ces maniéristes de la
structure qui, – en s’appuyant de manière épigonale sur les procédés sériels
des pionniers qui, après 1945, espéraient en une « heure » zéro –, imaginent,
aujourd’hui encore, pouvoir partir de la fiction d’une pensée du matériau qui
serait vierge, étranger à l’histoire et à la société, et donc d’une écoute dont
le champ d’expérience serait, corollairement, affranchi de tout présupposé ;

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164 S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME

faisant preuve d’un optimisme technologique à tout crin, ils espèrent pou-
voir asseoir la composition musicale sur le jeu réglé de paramètres définis
du seul point de vue acoustique, et établir la complexité dans un espace fermé,
là où il ne dérange personne et où une écoute « désintéressée », impression-
née par technologie, éprouve une délectation qu’on pourrait comparer à celle
de l’herboriste ; on cultive ainsi des situations qui, de tout temps, ont pu fas-
ciner la bourgeoisie, sans sérieusement la perturber.
Ces deux tendances qu’on voit à l’œuvre aujourd’hui, apparemment oppo-
sées quant à la technique de composition, sont à mon sens comme l’envers et
l’endroit d’une même réalité. L’une et l’autre, consciemment et souvent incons-
ciemment aussi, passent continûment des alliances l’une avec l’autre. L’une
et l’autre ont vite fait de trouver des arrangements avec la société ; les deux
sont corruptibles, et la société a donc vite fait, elle aussi, de trouver des arran-
gements avec elles. Elles ont beau mettre tout leur zèle à profiter de l’activité
culturelle, autant qu’à laisser celle-ci profiter d’elles, ces deux tendances incar-
nent la même stagnation, celle de la musique contemporaine aujourd’hui, et
avec laquelle chacun d’entre nous doit se colleter, au plus intime de soi comme
à l’extérieur de soi, s’il veut échapper à la paralysie qu’elle engendre.
Il est incontestable qu’au début des années cinquante, à l’époque où
l’Europe se reconstruisait après son effondrement, c’est bien l’approche struc-
turaliste qui a indiqué de nouvelles voies au compositeur et ouvert de nou-
velles perspectives.
C’est seulement grâce à cette approche que la musique s’est débarras-
sée de l’emphase rhétorique de l’idiome tonal, devenue insipide et ana-
chronique, ayant perdu tout crédit, pêchant dans les eaux troubles de la
dissonance, et qui s’était interposée entre l’auditeur et le matériau sonore. La
musique avait renoncé à son caractère de langage, elle se reconnaissait comme
structure non langagière – laquelle n’en était pas moins éloquente et dere-
chef chargée en expression, quoique indirectement et de manière moins
confortable. En bâtissant sur la fiction de la table rase – fiction que nous avons
depuis reconnue comme telle –, cette musique a radicalement mis hors-jeu
la conception courante de la musique ; elle a repensé à nouveaux frais le
matériau musical, en partant des déterminations fondamentales, c’est-à-
dire physiques, du son et du temps, ainsi que des règles et des connexions
qu’elles supposent ; elle a formulé à neuf le concept musical de matériau, et
elle a fait apparaître que ce matériau devait sans cesse être reformulé.
Les méthodes de composition développées à ce moment-là relevaient en
grande partie de procédés sériels ; ils se référaient aux propriétés mesurables
de l’élément sonore, ramené à son évidence acoustique (et du même coup
libéré, en apparence, de toutes les intentions et toutes les connotations bour-
geoises qui lui étaient accolées). Déterminer des paramètres, définir une gra-
dation sérielle d’échelles de départ, pour établir les bases d’un système de

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S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME 165

règles, c’est-à-dire d’un principe prermettant d’explorer comme en tâtonnant


le continuum formé par le temps et le son, voilà les tâches fondamentales
qui figuraient au programme de chaque compositeur qui participaint de cette
évolution.
La musique née durant cette période historique ne visait donc pas sim-
plement à remplacer l’expression par une prise de conscience de sa struc-
ture. Non : plus radicalement, elle instituait un concept de matériau qui lui
était propre comme l’objet même de l’invention de l’œuvre. La musique
réfléchissait ainsi d’une façon nouvelle sur son propre phénomène.
D’une certaine manière, toute œuvre née à l’époque dans ce contexte
représentait pour elle-même son propre projet syntaxique. C’est ainsi qu’en
tant que produit d’une réflexion sur la musique et sur ses pratiques compo-
sitionnelles, la musique, dans une situation historique très précise, redevint
en fin de compte, quoique de manière inconfortable, expressive en un sens
nouveau et inhabituel, suggestive, pour une conscience qui entrait dans une
confrontation radicale avec ce que la musique avait signifié jusqu’alors et
pourrait signifier dans l’avenir.
Les attentes que suscitait alors cette position structuraliste allaient de la
magie des utopies – en passant par les joies de la sensibilité qui faisait ses
découvertes comme en herborisant – jusqu’à l’espoir d’une langue musi-
cale universelle qui correspondrait à une culture de la réception progressiste,
dans une société apparemment prête à se renouveler elle-même de manière
radicale, après toutes les catastrophes.
Ce qui a encouragé, soutenu et étayé ces attentes, et concrètement influencé
les procédés d’écriture, c’est l’exemple des œuvres de l’École de Vienne tenues
sous le boisseau jusque-là et que l’on venait de découvrir; c’étaient également
les évolutions technologiques contemporaines, affectant tous les domaines de
la vie, la rencontre de la pensée européenne avec d’autres cultures, ainsi que
l’échange intellectuel de la musique avec toutes les autres sciences de l’esprit
et de la nature, qui faisaient alors une percée du même ordre.
Cependant, la société n’a pas joué le jeu de cette nouveauté. Dans l’Europe
d’après-guerre qui se régénérait, la conscience est retournée, dans tous les
domaines, à ses vieilles valeurs et à ses vieux tabous, et comme elle pres-
sent parfaitement les réelles menaces qui émanent de notre époque et de
notre civilisation, voilà qu’elle se cramponne à présent d’autant plus à ces
représentations et à ces tabous, notamment dans le registre de l’expérience
esthétique. Elle vit ainsi dans la sécurité illusoire de l’autruche, qui met la
tête dans le sable devant un danger qu’elle a tout à fait perçu. Dès lors, les
œuvres de l’avant-garde et la pensée artistique qui s’y déploie ont moins
constitué une expérience libératrice qu’une inquiétude pour le public; inquié-
tude qui était, d’un côté, l’expérience d’une rupture radicale avec une tradi-
tion qu’il s’était accaparée (rupture qui était en vérité rupture avec l’abus

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166 S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME

bourgeois, mais qui était ressenti comme négation et destruction pure et


simple) ; de l’autre, cette inquiétude permettait aussi l’expérience d’une per-
cée qui conduisait vers la dimension de l’insolite, autrement dit dans l’insé-
curité, dans l’étrangeté ressentie comme une menace, alors que c’étaient en
vérité les zones du Moi qui lui étaient inconnues.
Le développement de la musique depuis les années soixante au plus tard,
donc avec l’entrée en lice de la « deuxième génération », représentée par des
noms comme Ligeti, Penderecki, l’École polonaise, Kagel, Schnebel, mais
aussi Berio, est l’histoire de la mauvaise confrontation, finalement manquée,
avec la stratégie de refoulement et simultanément d’encerclement de la société
face à ce qui était à la fois incontournable et inconfortable. C’est l’histoire
d’une régression d’abord inconsciente et secrète, mais qui s’est de plus en
plus ouvertement avérée comme telle. Pourtant, et parce qu’elle était aussi
une tentative de se libérer des académismes sériels et des fossilisations sco-
lastiques du métier sériel, il y avait également dans cette régression des élé-
ments tout à fait progressistes, ouvrant des perspectives nouvelles. Toutefois,
cette ouverture – et la rupture avec une pensée paramétrique dont le projet
initial avait était si étroit – ne conduisit pas seulement à intégrer de nouvelles
catégories d’expérience, mais aussi et simultanément à en revenir – fût-ce
pour de bonnes raisons – à des topoi, à des gestes, à des reliquats de tonalité
et, au sens le plus large, à des objets déjà façonnés qui étaient tous de nature
pré-sérielle, déjà validés dans leur valeur expressive et ainsi socialisés. Cette
intégration revêtait certes des aspects nouveaux, mais de telle façon que ce
matériau, éclairé de manière apparemment neuve, contribuait en réalité, au-
delà de la nostalgie de son évocation, à la reconduction du vieux code esthé-
tique qu’Adorno avait déjà stigmatisé, en disant du Concerto pour violon d’Alban
Berg qu’il était « un relicat du postromantisme1 ».
La musique des années soixante a flirté de mille manières avec le rôle
d’épouvantail à bourgeois qu’elle avait endossé involontairement à l’origine.
Elle prit conscience d’être un monstre surréaliste. C’est à ce titre que les
institutions culturelles progressistes de la bourgeoisie l’ont largement tolérée
et subventionnée : c’était la musique vécue comme expérience-choc, éprou-
vée ou acceptée tout à la fois dans son étrangeté et comme une «dissonance»;
c’était la jouissance masochiste de la fascination suscitée par une conscience
artistique qui gardait malgré tout son intégrité philharmonique.
C’est au cours des quinze dernières années au plus tard qu’on est passé
de la régression secrète à la régression ouverte: la musique a derechef adhéré
au vieux répertoire des affects, ou à une manière de beau son qui prove-
nait de l’arrangement de la consonance et de la tonalité habituelle, et dont

1. Theodor W. Adorno, Philosophie de la Nouvelle Musique, trad. H. Hildenbrand et


A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 117.

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S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME 167

l’aménagement néo-archaïque s’offre et s’exhibe au public avec des clins


d’œil, en se faisant passer pour l’alternative véritable – humaine, humaniste –
à l’« arrogante » avant-garde d’hier.
Personnellement, de telles tendances ne me donnent pas la moindre pho-
bie de contact, de quelque ordre qu’elle soit. Je crois les avoir comprises, et
je reconnais qu’il y a une dialectique du progrès et de la régression, qui
peut être plus forte que tous les désirs progressistes débridés des pionniers.
Dans un texte écrit en 1982, intitulé « Affect et aspect », je me suis expliqué
et confronté avec ces tendances-là.
Parallèlement, encouragée et suscitée notamment par le développement
de la technologie dans les dix dernières années, une espèce de fidélité digne
des romans de chevalerie, pour laquelle le progrès est un article de foi, per-
siste dans le dogmatisme sériel et structural. En les reprenant à l’identique ou
en les renouvelant, ce dogmatisme continue de cultiver la vieille rigueur para-
métrique et une logique organisant intégralement et aveuglément la syn-
taxe, comme l’unique vertu riche d’avenir pour la composition. Manifestement,
cette pensée espère et escompte que sa tour d’ivoire, grâce à la fascination
techniciste qu’elle suscite, finira par devenir une destination du tourisme artis-
tique de la société.
Cette position musicale mérite assurément le respect, d’autant qu’elle se dis-
tingue nettement des tendances dont j’ai parlé précédemment en bloquant ou
en interdisant tout d’abord l’accès à l’ancien sujet éloquent au sens romantico-
bourgeois. En générant et en régulant les structures, elle tente ainsi de rendre
effectives des lois détachées de la subjectivité immédiate et de ses intentions.
Pour autant, une telle pensée ne me satisfait pas : en effet, à une époque
où la technique elle-même est en train de se mettre de mille façons au ser-
vice d’illusions régressives, cette subjectivité éloquente (au sens romantico-
bourgeois), au lieu de monter en chaire en jouant sur l’expression et l’émo-
tion, se laisse simplement installer à un poste secret de commandement, et
elle est en somme aux manettes d’une console technique d’où elle peut défi-
nir et manipuler les règles pour toutes sortes de dessins et configurations
sonores. En pilotant ainsi le phénomène musical, c’est en fait l’ancienne atti-
tude d’esprit qu’elle fait valoir à nouveau, un esprit pour qui ce type de struc-
turalisme joue à nouveau un rôle intéressant, fantastique, surréaliste, exotique,
à l’occasion aussi agréablement décoratif. Voilà comment un néostructura-
lisme innocent et manifestement fort content de lui-même fleurit dans les cabi-
nets de curiosités d’une société culturelle réactionnaire, qui a développé – et
dans l’art tout particulièrement – des mécanismes hautement différenciés
d’intégration, de défense et de refoulement, face à toutes les formes d’incer-
titude, et qui s’entend à manier ces mécanismes avec virtuosité. Indifférent
aux pièges de la facilité, ce néostructuralisme imagine finalement, et de manière
fatale, d’être aussi intact que cette société qui se ment à elle-même.

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168 S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME

De fait, le radicalisme avec lequel ce genre de structuralisme soumet les


décisions compositionnelles à l’autorité de règles préétablies et de méca-
nismes de projection, au nom d’une conception de la complexité vidée de
toute substance et de toute résistance, un radicalisme qui réduit les moyens
musicaux à des entités que l’on définit et convoque de manière quantitative,
me paraît être une manière relativement facile et confortable de penser le
progrès et la structure. Il serait naïf de croire qu’il est possible par principe
de formaliser le processus de création: cette croyance repose, dans le meilleur
des cas, sur une fétichisation de ce qui est évident, c’est-à-dire mesurable et
quantifiable, et elle reste indifférente aux facteurs qui, depuis toujours, sont
à l’œuvre dans la musique et constituent le phénomène musical, facteurs qui
procèdent de structures différentes de celles qui se définissent de manière
micro et macro-temporelle.
Les procédés sériels, c’est-à-dire la pensée de la table rase qui fut à l’ori-
gine celle de la première avant-garde, sont ici réifiés et mécompris d’une
manière qui n’a rien à voir avec ce que les premiers représentants du séria-
lisme avaient en tête. Et malgré tout le respect qu’inspirent les multiples
raffinements formels de ces espèces florales, souvent de très grand intérêt,
qu’on cultive dans ces serres chaudes, je vois finalement dans tout cela la
même stagnation que je diagnostiquais précédemment à propos de symp-
tômes tout différents.
Il me semble que cette sorte de maniérisme de la structure a abandonné
et trahi les conceptions qui avaient donné une si grande acuité au « structu-
ralisme classique» et à ses formes pionnières apparues avec l’École de Vienne,
des aspects qui, même dans une situation historique qui a changé, font par-
tie aujourd’hui des nécessités internes de la composition, sous une forme
ou une autre : c’est l’élément de la « négation déterminée », l’élément d’une
percée, le projet d’une syntaxe radicale, comme le produit et le reflet sur ce
que la musique peut être encore, tout bien compté, dans une situation socio-
historique bien précise – la nôtre.
(Et je ne parle pas du fait que ces productions apparemment « libérées »
et vidées de toute force d’expression se laissent facilement investir après-
coup par les stéréotypes expressifs de nature bourgeoise, et qu’elles retom-
bent de manière récurrente dans le piège d’alliances contre-nature avec le
culte ou le besoin bourgeois de la curiosités et de l’affect. Et je m’étonne par-
fois combien d’œuvres d’une conception purement structuraliste en appa-
rence se plient à un code de réception qui provient du culte du génie qui a
caractérisé le romantisme tardif – et cela avec une absence de scrupules qui
est celle des tendances néosymphoniques depuis longtemps, même si un
immense mépris sépare ces deux courants.)
De fait, si on analyse les œuvres de la période classique du sérialisme
– par exemple, Il canto sospeso ou Incontri de Luigi Nono, Structures I ou Le

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S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME 169

Marteau sans maître de Boulez, Gruppen ou Kontra-punkte de Stockhausen – on


voit que la nécessité interne de cette musique ne provient pas simplement de
la vertueuse cohérence avec laquelle fonctionnent et sont respectées les règles
qu’elle s’est elle-même fixées : elle vient au moins autant de la sagesse avec
laquelle la musique elle-même, grâce à de tels systèmes de règles – et en rela-
tion dialectique avec eux –, réagit aux structures sociales et aux règles du jeu
de la communication qui mettent en mouvement l’appareil esthétique de la
bourgeoisie. Loin d’être simplement proclamée, la résistance que cette musique
leur oppose est concrète, c’est-à-dire qu’elle leur enlève toute force dans leur
fonctionnement courant, et va même parfois jusqu’à les réduire en miettes.
C’est dans la résistance contre la routine que réside la force encore intacte
aujourd’hui de cette rupture et de cette percée historique sur le plan esthétique,
ainsi que la beauté de ces œuvres, à une époque où la notion traditionnelle de
«beauté» paraissait suspecte à la plupart de ces jeunes compositeurs.
C’est en particulier le regard sur cette expérience qui m’avait permis,
voici plus de quinze ans déjà, de définir la beauté comme « refus de l’habi-
tude». J’avais conçu pour moi-même, au début des années soixante, une sorte
de typologie sonore : partant de la perception acoustique ponctuelle, définie
du seul point de vue physique, si fictive qu’elle soit, cette typologie culmi-
nait dans le « son structuré », formule qu’on peut renverser en « structure
sonore». La structure était comprise comme un objet dialectique pour la per-
ception, dans la mesure où la signification musicale et la qualité de l’expé-
rience sonore du son singulier, ou de ses particules, ne se définissaient pas
purement et simplement en soi, à partir de propriétés relevant de la seule
physique du son, mais à partir des relations que les sons entretiennent avec
l’environnement proche ou lointain, de parentés et de différents rôles au sein
d’une hiérarchie que le compositeur fonde et assume, quelle que soit sa nature.
C’est ainsi que, dans le « son structuré », le vieux dualisme du son et de la
forme était aboli, puisque la représentation sonore procédait en fin de compte
de la représentation d’une forme explorée progressivement, et qu’inverse-
ment, l’idée formelle procédait nécessairement de l’idée sonore. La « struc-
ture » définie comme « polyphonie d’ordonnancements » incluait alors les
procédés sériels, avec ce qu’ils impliquaient de techniques d’étagement et de
projection des valeurs paramétriques ; je partais de la dialectique interne du
son et de la forme, en rendant ainsi largement justice aux œuvres de l’avant-
garde, dans la mesure où celles-ci, comme je l’ai dit plus haut, se compre-
naient comme des projets « syntaxiques » – ce qui signifie toujours, bien
sûr, le développement, l’établissement d’un ordre et d’agencements, ainsi
que leur projection échelonnée dans le temps, et du même coup un déve-
loppement et élargissement de catégories spécifiques du son.
(Au demeurant, mon modèle de structure pouvait être aussi appliqué
avec succès à chaque œuvre classique ; j’ai même obtenu à ce propos des

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170 S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME

résultats très excitants. On se référera, sur ce point, au texte que j’ai écrit en
1985 sur les possibilités et les difficultés de l’écoute2.)
C’est seulement plus tard que même dans mes réflexions sur la théorie
de la composition, j’ai consciemment dépassé cette pensée purement imma-
nente de la structure : j’ai tenté de saisir et de grouper autour de la « pure »
structure de l’œuvre, et au-delà d’elle, les autres aspects dont notre expé-
rience montre qu’ils marquent d’emblée le moindre phénomène sonore par-
ticulier, voire chacun de nos moyens de composition, avant même que le
compositeur ne s’en approche.
Il existe apparemment quatre aspects qui d’emblée, dans tout objet sonore,
contribuent à son pouvoir expressif. Le compositeur peut assurément les
ignorer – il doit même le faire à l’occasion –, mais à raison même de leur
présence a priori et de leur intensité automatique, ils marquent de leur
empreinte sa musique, en allant parfois même contre ses intentions, jusqu’à
les contrecarrer souvent (ce qui peut, là aussi, se révéler de temps à autre
comme un avantage). Face à ces quatre aspects, le compositeur doit donc
décider jusqu’où et dans quelle mesure il veut, ou peut, intégrer leurs pro-
priétés dans la pensée compositionnelle, c’est-à-dire aussi dans la physiono-
mie définitive des œuvres.
Ces quatre aspects sont les suivants :
1. la tonalité, comprise ici, par-delà ses déterminations intrinsèques, comme
synonyme de tradition, ainsi que de l’appareil esthétique qui l’incarne ;
2. l’expérience physico-acoustique, soit le registre dont il vient d’être ques-
tion à propos de la typologie sonore, puisque que c’est là que se déploient
les spéculations immanentes d’une composition structuraliste ;
3. la structure, entendue comme expérience non seulement d’ordon-
nancement et d’organisation, mais aussi de désorganisation : elle est le pro-
duit ambivalent tout à la fois d’une édification et d’une destruction, de
constructions et de déconstructions (le meuble en bois, c’est l’arbre mis en
pièces…) ; et enfin
4. l’aura, entendue comme le riche domaine des associations, des sou-
venirs, des prédéterminations archétypales et magiques.
Là où l’aura et la tradition – notions qui ont bien sûr des éléments com-
muns – déterminent ensemble les propriétés qui caractérisent l’expérience
du sonore, ce que le compositeur doit organiser ne relève plus simplement
de mesures et de règles, mais devient rétif et complexe jusqu’à en être impré-
visible. Dans mon approche de la composition, c’était là le pas qui, depuis
longtemps, restait à faire, et que j’avais d’ailleurs secrètement esquissé bien
auparavant – comme le montrait la relation de plus en plus négligente, pour

2. « Hören ist wehrlos – ohne Hören » : voir la traduction dans ce volume, p. 105sq.

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S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME 171

ne pas dire récalcitrante, que j’entretenais avec les données déterminées par
des algorithmes : une réflexion élargie sur la notion d’« ordonnancement »,
vers ce que j’appelais dans ma typologie une « polyphonie d’agencements ».
D’entrée de jeu, j’appelais ces agencements des « familles », car si le modèle
sériel classique de la structure partait de propriétés acoustiques qu’on pou-
vait mesurer de manière univoque et de leur étagement quantifié, c’est-à-dire
d’échelles, ce qui présupposait aussi, pour la composition, des dispositifs clai-
rement programmés et des processus de travail clairement formalisés (ce qui
s’avérera important, plus tard, pour la composition par ordinateur), je ne ces-
sais quant à moi de découvrir, dans l’analyse des œuvres d’autres composi-
teurs et dans l’élaboration de mes propres principes structurels, que les para-
mètres mesurables ainsi que les échelonnements quantitatifs qui en dépen-
dent représentaient au mieux les variantes les plus élémentaires de ce qui
s’offrait ici, grâce à la mise en œuvre de structures de plus grande ampleur,
comme unités de sens musicales et comme qualités d’expérience avec leurs
constellations sonores corollaires.
À l’inverse, la notion de famille – notion en elle-même bourgeoise – per-
mettait en effet de rassembler sous un même toit des éléments sonores et des
objets apparemment irréconciliables pour en faire une unité de sens musi-
cale, c’est-à-dire une catégorie d’expérience qui ne pouvait se définir qu’ainsi:
elle permet de projeter l’incommensurable sur un plan temporel commun.
Car en effet, qu’est-ce qui permet de trouver d’emblée, dans une même
famille, une commune mesure pour le père, la mère, le fils, la fille, les domes-
tiques, le chien et le chat, sinon le fait qu’ils habitent ensemble sous le même
toit et qu’ils forment une hiérarchie plus ou moins intégrée ? Il y a là peu
d’éléments qu’il soit possible de mettre en série de manière qualifiée, mais
cela donne alors d’autant plus d’importance à ce qui se joue entre eux : leur
destin commun, qui exerce indirectement son influence sur les destins sin-
guliers de chacun des membres, destins totalement différents les uns des
autres, et guère comparables entre eux.
En musique, il peut arriver qu’une telle hiérarchie, posée d’emblée comme
unité de sens, soit le cas échéant confrontée à d’autres unités de sens, mais
aussi qu’elle soit malmenée et même mise en pièces jusqu’à sa dissolution –
qu’on pense à ce qu’on appelle, dans la musique classique, la liquidation d’un
thème dans un développement de forme-sonate.
Mais il se peut aussi que le compositeur, pour des raisons qu’il ignore lui-
même, relie entre elles des choses apparemment impossibles à réunir, parce
qu’il a le pressentiment d’une unité de sens très précise, qu’il la cherche et
ne la découvre qu’au cours de son travail, en obéissant aux réflexes de son
intuition.
Quoi qu’il en soit, la liaison entre deux objets sonores sans lien immédiat
ne peut se situer seulement sur le plan d’une expérience qui relève de mesures

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172 S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME

micro- et macro-temporelles. En musique, la ligne droite acoustique n’est pas


toujours la liaison la plus courte entre deux objets sonores ; le dénominateur
commun, le « pont », se situe sur un plan toujours autre ; il arrive souvent
qu’on ne le reconnaisse pas comme tel, qu’il demeure inexprimable, mais
on le pressent alors d’une manière d’autant plus nette (qu’on se réfère sur
ce point aux remarques de Schoenberg dans son Traité d’harmonie, à propos
d’une liaison sonore dans les Pièces pour clarinette de son élève Alban Berg).
Dans l’introduction de son livre Les Mots et les Choses, le philosophe fran-
çais Michel Foucault se réfère à un conte de Jorge Luis Borges, où celui-ci
évoque de manière imaginaire une « certaine encyclopédie chinoise », selon
laquelle «les animaux se divisent en: a) appartenant à l’Empereur, b) embau-
més, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en
liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des
fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de cha-
meau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin sem-
blent des mouches. »3
Cette échelle bien absconse – et qui n’en est pas une – en dit bien peu
sur la hiérarchie des espèces animales, mais elle en dit beaucoup sur le monde
imaginaire de la pensée, d’où pourrait sortir pareille classification. Le com-
positeur que je suis se voit constamment aux prises avec des situations com-
parables, qui exigent de moi de considérer l’incommensurable comme une
unité, pour des raisons qui tiennent à la structure particulière de ma recherche,
c’est-à-dire à ma propre structure. La forme de notre recherche est une par-
tie de nous-même, elle ne se laisse pas purement et simplement réglemen-
ter de l’extérieur – (pourquoi chercher des règles, quand j’ai déjà trouvé ce
qui en résulte ?). La forme de ma recherche est l’expression de ce que je
suis moi-même.
En tout cas, quels que soient les moyens sonores que nous utilisons et
mettons en place, c’est un fait que nous posons en même temps, consciem-
ment et inconsciemment, les structures dont procèdent ce son et ces moyens.
Il est certain que telle connexion structurale à créer ne sera efficace et nova-
trice que dans la mesure où ces structures déjà convoquées seront tenues en
échec, voire parfois mises en pièces. Créer des structures signifie, de toute
façon, briser d’autres structures, préalablement données. Cela peut arriver
incidemment, par hasard, et peu importe comment. Sans cet élément de per-
cée qu’est la «négation déterminée», un structuralisme conçu comme moyen
d’une « rupture » reste une manière exotique de se leurrer soi-même. En
art, il faut entamer nos réserves.
Cela peut signifier que la musique tire sa précision structurale de la
confrontation consciente et inconsciente avec les structures qu’elle pose en

3. Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1965, p. 7.

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S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME 173

même temps, qu’elle convoque et brise du même coup, avec lesquelles elle
entre en friction et que le compositeur peut aussi évoquer en les passant sous
silence, pour les exorciser d’une manière ou d’une autre : tel est précisément
le sens de ce que j’entends par « structuralisme dialectique ».
Je désigne donc par là une pensée dont la visée n’est pas seulement de
créer, de décréter ou de nous rendre conscients de certaines structures musi-
cales ; c’est bien plutôt une pensée dans laquelle de telles structures se pro-
duisent, se précisent et deviennent conscientes d’elles-mêmes, comme le
résultat d’une confrontation directe et indirecte avec les structures qui sont
déjà présentes et au travail dans le matériau – structures issues de tous les
registres et de toutes les réalités de l’expérience et de la vie, et en particulier
extra-musiales. Ce qui donne leur force aux structures musicales, c’est seu-
lement et exclusivement leur résistance consciente et inconsciente, la manière
dont elles entrent en friction avec les structures dominantes de l’existence et
de la conscience. Penser une complexité qui ignore cet aspect n’a aucun sens.
Briser les structures dominantes en tant qu’elles sont d’emblée à l’œuvre
dans le matériau veut dire : prélever dans ces structures les éléments sonores
concrets, les détacher, les briser, les arracher à leurs connexions jusque-là
dominantes, dont le fonctionnement va apparemment de soi, afin d’assigner
du même coup ces éléments à d’autres catégories, de facture nouvelle, que
le compositeur doit mettre en place. Ce qui signifie en retour: faire une expé-
rience neuve de ce qui est familier, au sein de connexions nouvelles, donc
mobiliser la perception, l’activer de manière nouvelle, et lui permettre de
faire l’expérience de soi. Aussi bien, au centre de ce processus de rupture
dialectique se place, comme son résultat immédiat, la perception libérée. Or
la perception libérée ne se réfère pas seulement à la mise en évidence de
l’élément acoustique – même si cela aussi est vrai ; la perception, lorsque l’art
la sollicite, opère quant à elle plutôt de manière dialectique : la qualité du fait
sonore, ou la signification dont on peut faire l’expérience vivante, se trans-
forme et se précise à nouveau dans un champ de relations structurelles
recréées.
Cependant il n’y a pas de perception libre, affranchie de tout présupposé.
Dans le passage de l’écoute habituelle vers la perception nouvelle, détermi-
née de manière structurelle, jaillit l’éclair de cet élément fondamentalement
inconcevable qu’est une perception « libérée », et qui nous rappelle du même
coup ce qu’était notre «non-liberté», déterminée de l’extérieur et à notre insu:
nous sommes ainsi rappelés à notre destination, qui est de surmonter cette
non-liberté et, partant, à la capacité qui est la nôtre, celle de penser.
La perception libérée, la mise en lumière dialectique des moyens musi-
caux à travers la rupture et une nouvelle définition structurelle du fait sonore:
ces trois règles forment un cercle. Quel que soit le point où elle démarre à
l’intérieur de ce cercle, la composition doit toujours penser l’ensemble.

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


174 S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME

Dans la première scène de l’acte I de Wozzeck («Da ist wieder Geld, Marie»),
l’accord parfait de do majeur, dans le contexte de la musique de Berg, est une
figure atonale qui porte cependant en elle son origine tonale, ici déclassée,
brisée, et finalement refusée. Nous n’entendons pas seulement ce qu’est cette
sonorité ici et maintenant – c’est-à-dire la qualité des intervalles dans un cadre
donné – mais aussi ce qu’elle était et qu’elle n’est plus désormais. Au vu de
ce caractère tonal, ici brisé, perdu mais bien rappelé, cette sonorité ne peut
plus être intégrée de manière purement mécanique dans l’écriture atonale.
Dans les Canti di vita e d’amore de Luigi Nono, les cloches-tubes forment
ce que nous appelons bien improprement des «clusters»: on dirait des barres
de métal presque cassées, qui tintinnabulent, évoquant une fois encore la solen-
nité d’un cérémonial révoqué, tout en le rendant étrange. Alors qu’elles devaient
produire autrefois un effet magique, voilà qu’à présent on peut en faire une
expérience neuve dans l’orchestre: ce sont les particules d’une structure, dans
un paysage de bruits, fait de cymbales, de tam-tam et d’agrégats d’intervalles
de douze sons; elles collaborent ainsi à une structure globale qui reprend l’em-
phase réifiée pour la briser et la transmettre de manière absolument nouvelle,
dans des conditions structurelles et esthétiques qui ont été transformées.
Lorsque l’art ne s’engage pas de cette façon dans l’incommensurable,
lorsqu’il esquive le jeu avec l’inquantifiable, il est mort. Mais quand il s’y
risque, il devient impossible de programmer voire de formaliser les procé-
dés compositionnels, de même que les caractéristiques techniques qu’il s’agit
de manipuler dans pareille situation ne peuvent être quantifiées : impossible,
pour le dire autrement, de les hiérarchiser la main sur le curseur.
C’est seulement lorsqu’elle est comprise comme une structure dont il faut
faire l’expérience dialectique que la musique peut redevenir cette provoca-
tion de l’esprit sans laquelle elle sera absorbée par la jungle générale de la
culture, de la civilisation et des médias, qui caractérise notre époque.
L’élément de rupture dialectique avec ce qui est familier, grâce à la
conscience que nous aurons de sa structure ainsi mise en lumière, produit
en soi une situation qui n’est pas seulement d’insécurité : c’est une « non-
musique» consciemment mise en œuvre. C’est là du même coup pour l’écoute
un élément existentiel, et ce n’est qu’en s’engageant dans cette expérience
de la «non-musique» qu’écouter devient percevoir: c’est là qu’on commence
à «dresser l’oreille». C’est là que l’on commence à écouter autrement, et qu’on
est rappelé enfin au fait que l’écoute, c’est-à-dire l’attitude esthétique, peut être
transformée: on est donc rappelé à sa structure propre, à la capacité que nous
avons de transformer cette structure propre, mais aussi à ces invariants en
l’homme qui permettent de penser tout cela : la force de ce qu’on appelle
l’esprit. Dans la mesure où l’on touche là à des tabous esthétiques et sociaux,
qu’on les malmène, qu’on les brise, l’expérience musicale devient l’expérience
d’un conflit, à l’épreuve de laquelle les esprits se séparent ou se rassemblent.

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME 175

À une époque où la culture est devenue une drogue, un sédatif, un moyen de


refouler le réel au lieu de l’éclairer, il n’est pas possible d’entrer dans un art
responsable sans ces situations de conflit – étant bien entendu qu’elles doi-
vent être le résultat d’un processus : il ne s’agit jamais de les mettre en scène
pour les besoins de la cause.
La marque caractéristique de la société dans laquelle nous vivons, ce ne
sont pas seulement les menaces auxquelles elle se sait exposée, mais bien davan-
tage les refoulements qu’elle opère face à elles. Dans le domaine esthétique,
c’est une magie disponible à peu de frais, une emphase produite en appuyant
simplement sur un bouton ; c’est l’expérience d’un exotisme confortable et
l’illusion, invoquée avec angoisse, d’être bien à l’abri dans un monde qui prend
toutes les précautions pour désamorcer tout ce qui l’irriterait en en faisant
une «dissonance»: celle-ci n’est donc pas maîtrisée mais on en jouit sous une
forme renouvelée, comme d’une tension, assaisonnée de façon piquante, au
sein d’une expérience orientée sur la consonance, et qui se raccroche donc aux
représentations bourgeoises du monde. L’art, comme il l’a toujours fait, doit
s’arracher à ce monde faussement intact, et cela exige une sensibilité qui aille
bien au-delà des jeux qui spéculent sur l’expression et des jeux structuralistes
– quelque chargés de symbole ou exigeants dans leur complexité qu’ils soient.
La question qui se pose ainsi quant au rôle du compositeur aujourd’hui
ne peut être que celle de sa responsabilité. Cette responsabilité, je consi-
dère qu’elle consiste à sauvegarder la conception emphatique de l’art pour
le préserver de son édulcoration et de sa commercialisation : il s’agit de le
préserver au sein de la société et en même temps de la société. Dans sa grande
majorité, elle a rendu disponible un élément d’emphase, déduit d’une tra-
dition mal comprise, mal employée et ainsi réifiée, un « plaisir esthétique »
qui n’est qu’une magie facile, à laquelle on accède en appuyant simplement
sur un bouton, mis au service du refoulement et d’une illusion de sécurité.
Cette société se caractérise par une éloquence à bon marché, qui lui sert à
maquiller le fait qu’elle ne peut en réalité plus parler.
Sollicitée à l’excès et trop peu à la fois, donc manipulée à une époque où
l’offre musicale est surabondante, l’écoute doit se libérer en pénétrant dans
la structure de ce qui est donné à écouter, pour devenir une perception
consciente, libérée et provoquée. Voilà qui me paraît être la vraie tradition
de notre art en Occident.
Le concept de perception est plus riche en aventures et plus existentiel
que celui d’écoute : il remet en question toutes les déterminations préalables
et toutes les certitudes, il implique la plus haute sensibilité, intellectuelle autant
qu’intuitive, ainsi que l’activité corollaire de l’esprit, pour lequel rien ne va de
soi. Grâce à l’objet sur lequel la perception passe en tâtonnant l’esprit ne fait
pas seulement l’expérience de la structure de cet objet-là, ni seulement des
moyens, des lois et de l’esprit qui y est à l’œuvre : c’est à sa propre structure

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176 S UR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME

que l’esprit se voit confronté, il la perçoit et prend ainsi une conscience plus
nette de soi.
Créer des situations où la perception sera nouvellement individualisée,
transformée et donc libérée, ne peut pas signifier que l’on se fie aux anciennes
catégories de l’écoute, ou qu’on spécule sur elles, ni qu’on dérive dans je ne
sais quels mondes d’écoute ou de matériaux extraterritoriaux ; cela ne sau-
rait signifier qu’on s’installe dans le monde vierge des sons inconnus, mais
au contraire que chacun recommence à chaque fois de jouer les Robinson
Crusoé sur l’île culturellement dévastée qui est la sienne, en se risquant à
l’aventure élémentaire du Moi bourgeois qui, au milieu de ses propres ruines,
découvre son ancienne sujétion.
Ce faisant, la perception se perçoit elle-même, et elle pressent, au-delà
de ce qu’elle reconnaît, la force dont elle dispose pour pénétrer à la fois dans
la réalité et dans sa propre structure – ce qui la rappelle du même coup à la
capacité qui est la sienne de surmonter, grâce à la connaissance, sa non-liberté
et de pratiquer dans cette mesure la liberté même. C’est ainsi que l’expé-
rience de soi, provoquée par le médium de la création, par la rupture et la
percée de la création, devient expérience de l’esprit, c’est-à-dire expérience
de l’art, et vice-versa.
L’« emphase » qui est mise en jeu dans ce processus fait alors son retour,
non seulement purifiée, mais encore chargée d’une signification nouvelle :
elle est ainsi « sauvée ».
La musique « n’a de sens, en effet, que dans la mesure où ses structures
la dépassent et font signe vers des structures – donc vers des réalités et des
possibilités – qui sont autour de nous et en nous-mêmes4 ».

Traduction Jean Lauxerois

4. Citation tirée de mes textes « Vier Grundbestimmungen des Musikhörens » [« Quatre


aspects de l’écoute musicale» (traduction française dans Revue musicale suisse, 123/6, 1983,
repris dans Musiques en création, Contrechamps/Festival d'Automne à Paris, 1989, p. 105-
112)], « Bedingungen des Materials » [« Les conditions du matériau »] et « Struktur und
Musikantik» [«Structure et antiquité de la musique»]. Musik als existentielle Erfahrung, p. 545,
35sq. et p. 155sq.

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TOUCHÉ PAR NONO
(1991)

À Carla Henius

« La tragédie grecque “rend hommage à la liberté humaine dans la mesure où


elle autorise ses héros à lutter contre la puissance infiniment supérieure du des-
tin” (die Übermacht des Schicksals ). “Les contraintes et les limites de l’art” exigent
que ce soit l’homme qui soit vaincu dans cette lutte, même lorsque l’erreur ou le
crime qui entraînent cette défaite sont, à rigoureusement parler, pré-“destinés”
(auch für das durch Schicksal begangene Verbrechen ). Dans la tragédie grecque, le fatum
est « une puissance invisible, hors de portée des forces naturelles » et qui s’impose
aux dieux eux-mêmes. Mais la défaite de l’homme cristallise sa liberté, cette néces-
sité d’agir tout en restant lucide, d’agir “en opposition”, qui détermine la puis-
sance du soi.1 »
George Steiner, Les Antigones

Dans le domaine des réalisations humaines, il existe des phénomènes fas-


cinants, des sommets qui suscitent notre admiration et un étonnement non
tant face à la souveraineté d’un génie qui affronte la matière, mais, conjoin-
tement à cette expérience, face à la capacité en soi de l’esprit humain, à un
potentiel dont nous nous savons coresponsables, si bien que la fascination et
un effet moral convergent.

1. George Steiner, Les Antigones, traduit de l’anglais par Philippe Blanchard, Paris, Gallimard
(Folio), 1986, p. 3. Les citations faites par Steiner en allemand sont des passages des
Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus de Schelling. (N.D.T.)

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178 TOUCHÉ PAR NONO

Mais au-delà encore – plus rarement, il est vrai – il existe des phénomènes
qui intègrent de telles formes d’étonnement tout en les dépassant, et pour
lesquels la notion de fascination, qui implique aussi, finalement, une contem-
plation protégée par une distance sécurisante, ne suffit guère ; elle échoue
face à des phénomènes qui nous inquiètent d’un point de vue existentiel, qui
se proposent même, en nous «menaçant», de ne pas seulement nous atteindre,
mais de nous transformer. Par un défi inouï lancé à notre capacité de sentir,
nous nous savons transportés alors vers des zones d’expérience où le moi,
au-delà de toute catégorie normée par la civilisation, sans protection ni abri,
se perçoit lui-même de façon nouvelle, tout en se voyant invité à persévé-
rer dans une telle vulnérabilité. Il est désormais éveillé à des dimensions exis-
tentielles dont notre subconscient a bien une intuition, mais face à la réalité
inquiétante desquelles l’homme se protège en se réfugiant dans une culture
bien tempérée, fût-ce en pratiquant l’invocation réifiante des succédanés
pseudo-magiques d’une telle expérience. Éveillé mais aussi transposé – et
c’est cela qui distingue cet étonnement choqué de l’étonnement artificiel
décrit auparavant – dans des zones où cet esprit créateur, celui qui nous en
a ouvert l’accès, se sait lui-même aussi dépourvu de protection et aussi vul-
nérable que nous.
Lorsque je suis venu voir Luigi Nono à Venise en 1958, j’étais un homme
frappé par sa musique et touché par sa personnalité, au sens que je viens le
décrire. Si je suis allé voir Nono, c’est parce que j’avais dans sa proximité le
sentiment d’une liberté, d’une qualité autre et nouvelle : supérieure à cette
ambiance de renouveau certes attirante, mais fondée sur des motivations plu-
tôt constructivistes, dans laquelle la jeune composition de l’époque tentait de
se débarrasser des raideurs académiques traditionnelles ; supérieure parce
qu’accomplie, chargée de façon quasiment idéaliste, face au concept de liberté
ouvert et plutôt pluraliste de l’Europe occidentale d’après-guerre. Dans la
rébellion obligée des jeunes contre la paralysie imposée par les anciens
modèles figés, j’avais suspecté une impossibilité a priori. Une révolte néces-
sairement figée si elle reste hypnotisée par les rapports dominants, contre
lesquels elle se défendra naïvement et de façon quasiment frontale, cherchera
des modèles qu’elle comprend mal, qui demeurent troubles – ce sera le mirage
d’une libération de liens analysés seulement à moitié.
Je sentais que vivre et travailler auprès de Nono signifiaient davantage
que de sauter par dessus la clôture pour s’ébattre sur de nouveaux terrains
de jeu. Cela signifiait le questionnement de soi et la conquête de nouveaux
repères dans un air plus pur. Chercher sa voie dans le dialogue avec Nono,
cela voulait dire, dans différents sens du terme, être exposé : exposé au
sein d’un espace inhabituel, vertigineux, où tout ce qui, comme un réper-
toire des vertus traditionnelles, aurait encore pu représenter un repère à quoi
se rattacher, garantissant du coup une relative sécurité à la composition et

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TOUCHÉ PAR NONO 179

à la pensée esthétique dans le futur, s’évanouissait à l’horizon ; exposé en


outre au vide immense et en même temps à l’étroitesse oppressante du désar-
roi d’un moi apparemment déraciné, mais en réalité renvoyé à ses racines
les plus profondes ; être exposé aussi à toutes les questions liées à la possi-
bilité et à la responsabilité de la composition, dans une civilisation aux contra-
dictions paralysantes, si bien qu’en mettant ingénument la tête dans le sable
d’une oasis problématique appelée « nouvelle musique » on prenait tout sim-
plement le risque d’une mise sous tutelle ; exposé enfin, et confronté quoti-
diennement, à la clarté d’un esprit qui suivait résolument ses visions et vivait
pour elles, tel que l’incarnait Nono.
Étudier auprès de Nono, cela signifiait nécessairement qu’à travers un
regard sur des réalités nouvellement découvertes, on se savait exposé une
fois pour toutes et pour le restant de sa vie à une déstabilisation intérieure
constante, comme lui-même en fit l’objet jusqu’au dernier instant, et cela
impliquait d’être prêt à s’exposer toute sa vie, conformément à ce modèle,
aux conflits et aux crises extérieures et intérieures.
1958, c’était l’époque après Incontri et le Canto sospeso, les mises en musique
de Lorca étant déjà loin ; c’était l’époque des Varianti, de La terra e la compa-
gna, des Cori di Didone – Diario polacco ’58 allait voir le jour, et ensuite, après
une pause de réflexion, les œuvres pour chœur a cappella Sarà dolce tacere
et Canciones para Silvia. À la fin de ma première période d’enseignement à
Venise, il y eut les préparatifs du premier opéra de Nono, Intolleranza 1960.
C’était en même temps l’époque où Nono se savait de plus en plus mar-
ginalisé et exclu du milieu de l’avant-garde, alors qu’il s’en démarquait lui-
même de plus en plus nettement. Et du point de vue de la technique de com-
position, Nono était enlisé, bloqué (festgefressen), pour reprendre l’expression
qu’employa devant moi un compositeur ouest-allemand, après mon retour
en Allemagne fédérale.
« Enlisé », cela voulait dire pourtant qu’en insistant sur le renouvellement
des moyens musicaux, Nono reconnaissait avec une clairvoyance rigoureuse
tous les chemins possibles comme de simples retours en arrière ou des issues
de secours et à ce titre de les interdisait. Ils promettaient aux naïfs l’entrée
dans des paradis structurels inoffensifs, mais dans lesquels, sur le revers des
procédés d’organisation mécaniques, sériels ou aléatoires, l’ancienne « édi-
fication » de l’âme bourgeoise, apparemment dépassée, s’insinuait à nouveau
sous le manteau d’une idylle de science-fiction ou bien de l’herborisation de
nouvelles sonorités, parfois sous un masque pseudo-anarchiste, tout cela se
présentant comme une régression qui faisait de l’œil à l’auditeur d’un air
complice. En reprochant à Nono de persister et de signer, on méconnais-
sait et on sous-estimait la radicalité d’une pensée innovatrice et singulière qui
continuait à prendre les choses au sérieux, là ou d’autres, s’appuyant sur une
définition trop étroite ou trop relâchée de l’idée de liberté, se préparaient

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180 TOUCHÉ PAR NONO

déjà à en revenir au divertissement conventionnel, à faire du théâtre, faire


marche arrière, faire des affaires ou – pire encore – faire école.
La profession de foi idéologique du communiste qu’était Nono ne jouait
qu’un rôle secondaire dans cette prise de distance mutuelle ; à l’époque,
elle était encore considérée comme un petit égarement tout à fait tolérable
chez un artiste évidemment « naïf », qui promettait d’importer ainsi dans la
salle de concert et sur la scène le frisson d’idylles séduisantes, empruntées à
l’iconographie romantico-folklorique de la résistance antifasciste. C’est seu-
lement dans la mesure où Nono détectait obstinément le ventre fécond d’où
sortait la bête dans la société capitaliste de l’après-guerre, et tout particuliè-
rement au sein des tendances politiques dominantes de l’Allemagne fédé-
rale, que son action y a aussi été ressentie comme gênante.
Mais le point d’achoppement décisif a été son refus de séparer la pro-
fession de foi esthétique et politique. Du point de vue de la technique de com-
position, cela signifiait une rupture radicale avec le modèle tonal, c’est-à-dire
« bourgeois ». La réflexion du Nono de cette époque n’admettait par principe
aucune espèce de tournure figurative ou mélodique. Le geste linéaire laissait
place à la constellation abstraite de sons définis acoustiquement. La musique
comme un espace temporel tendu, à l’image d’un réseau : voilà le modèle
d’une pensée musicale qui réunissait encore Nono, Boulez, Stockhausen et
Pousseur au début des années cinquante. À partir de ce point extrême de la
pensée sérielle les autres compositeurs revenaient de nouveau vers des formes
figuratives (et des chefs-d’œuvre comme Kontra-Punkte de Stockhausen ou
Le Marteau sans maître de Boulez doivent leur existence à un tel élargissement
d’une écriture par « points » isolés), pour pénétrer en somme dans des pay-
sages surréalistes et pittoresques, pour lesquels, à propos du Marteau, György
Ligeti a forgé dans un enthousiasme révélateur la notion de « monde félin ».
Pour Nono en revanche, ce cas extrême constituait une place forte qu’il fal-
lait tenir, une sorte de base arrière pour les opérations de contrôle d’un ter-
rain nouvellement conquis ; c’était le point de départ pour la différencia-
tion et l’extension d’une écoute qui se libérait des reliquats d’une tonalité
obsolète. Avec une telle morphologie, codifiée de manière radicalement nou-
velle, l’expérience d’un nouveau type de melos devenait centrale, comme
résultat en surplomb d’une diversité de relations toujours mouvantes, entre
des points sonores évoluant dans un espace délimité. Dans la septième par-
tie du Canto sospeso, le son de la harpe, le pizzicato des cordes, le marimba,
le vibraphone, le célesta, etc., réduits à une interaction de points, agissent
ainsi comme les particules d’un champ caractéristique à la fois du point de
vue sonore et expressif, épuré pour ainsi dire par l’écriture en points isolés.
Nono a souvent réglé de tels champs par un classement préalable et homo-
gène de ses formants, par exemple sous forme d’un clavier imaginaire com-
posé de huit cymbales et quatre tam-tam, de sept sopranos, etc. La forme

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TOUCHÉ PAR NONO 181

musicale se comprend ainsi comme un assemblage de sonorités isolées défi-


nies localement, à une époque où d’autres étaient déjà passés depuis long-
temps à des textures chatoyantes et virtuoses. Il canto sospeso représente un
exemple important de cette phase. À la rigueur, dans des moments d’intense
expressivité, les éléments isolés, donc les syllabes dans un passage vocal, for-
ment un geste mélodique, relevant d’une sorte de langue artificielle : c’est le
cas de l’appel de la jeune Ljiubka prête à mourir – « Addio mamma » – dans
la septième pièce déjà évoquée. Dans une œuvre comme Il canto sospeso,
s’annonçait précisément cette bifurcation grâce à laquelle des galaxies sépa-
rent aujourd’hui des compositeurs comme Stockhausen et Nono. Mais dans
le même temps – et ce serait en quelque sorte la source d’agacement « com-
plémentaire » suscitée par sa musique – Nono est le seul qui se soit constam-
ment rattaché et ait tenu au « grand » ton expressif de la tradition, à l’élan
pathétique, lyrique, dramatique et chargé d’affect hérité de Monteverdi,
Beethoven et Schoenberg2. Cela a bien entendu rendu d’autant plus contra-
dictoire sa présence musicale dans le camp sériel et permet d’établir dans
une certaine mesure une comparaison avec la réception problématique de
la musique de Schoenberg, à la fois expressive, emphatique et en même temps
comme déformée par le dodécaphonisme.
Tout comme chez Schoenberg, c’est ce maniement « structuraliste » du
son chargé d’expressivité, présenté presque comme un modèle abstrait dans
ses œuvres sérielles, qui déclenche la condensation emphatique – quelque
chose de trop familier et de trop provocateur à la fois pour « les amis de
l’avant-garde », qui préfèrent au bout du compte se laisser attirer dans des
jungles exotiques, plutôt que de chercher de nouveaux repères dans leur
propre paysage affectif, auquel ils ont pris goût. Et c’est précisément cette
rupture structuraliste qui rechargeait la musique de Nono d’une énergie mys-
térieuse, à une époque marquée par un faux pathos disponible à peu de frais,
et divers dégoûts – dégoût de ce pathos, mais aussi d’autres formes d’émo-
tionalité vide. Cette force, aujourd’hui encore, ne laisse aucun auditeur indif-
férent.
La purification structuraliste d’une expressivité lapidaire, renouvelée en
des termes quasiment archaïques, afin de faire sortir celle-ci de sa réifica-
tion conventionnelle – voilà où Nono restait « enlisé » ; ou encore : le regard
fixé sur une telle pureté, le Nono de la fin des années cinquante s’était agrippé
à un paysage rocheux, âpre, inhospitalier et pourtant sublime, le paysage des
signes nus, dont d’autres s’efforçaient de sortir par l’avant, par l’arrière, par
le côté, pour rejoindre des contrées plus habitables.

2. Le seul, car aucun des « musiciens de l’expression » de sa génération, ou des généra-


tions avant ou après, a en même temps pris à ce point au sérieux le point de départ struc-
turel. (Note de H. Lachenmann)

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182 TOUCHÉ PAR NONO

Nono n’est pas allé plus loin à cette époque, mais plus en profondeur. Et
tandis que d’autres compositeurs croyaient pouvoir s’installer pour le restant
de leur création là où ils venaient d’atterrir ou de débarquer, chez Nono, le
structuraliste fixé sur le matériau n’a jamais cessé de pousser en avant le
visionnaire orienté vers l’expression. Il s’agit là d’un aspect central dans sa
musique. Ses procédés de structuration et de différenciation se définissent au
bout du compte par leur fonction : déplacer la musique dans un espace où
l’archétype expressif, maintenant figé par la convention – et que l’on peut
nommer précisément parce qu’il est domestiqué : la noble arabesque du
bel canto, la fanfare, le geste de la violence, de la protestation, l’appel et le
cri, mais aussi la ferveur ou la tristesse – sera radicalement renouvelé par une
réorganisation rationnelle ou intuitive de ses composantes structurelles, donc
purifié, retransformé en roche primitive d’un paysage expressif humain et
surhumain, et ainsi libéré. Paysage non seulement « fascinant », au sens de
curiosités paléontologiques pour le musée des âmes, comme chez beaucoup
de contemporains malins qui se donnaient une allure archaïque ou exotique,
mais stimulant en tant que rencontre de la perception avec des espaces et
des forces qui, au-delà des conventions et des règles de la civilisation, déter-
minent notre existence. Rencontre rendue consciente à travers la rupture
dialectique des signaux mêmes qui cherchent à l’évoquer, tels que la tradi-
tion nous les a légués. Précisons encore, pour ne pas s’exposer ici au soup-
çon de céder à une simple mystification née de l’enthousiasme : ce vocabu-
laire d’affects, aujourd’hui géré bourgeoisement, ces signaux d’espoir, de
menace, de protestation, ces sentiments humains face à la nature, à la société,
à l’être-là, à la mort (sentiments qui ailleurs, au regard de leur disponibilité
trop rapide sont méprisés comme des objets standardisés par les esprits
subtils, dans la vie quotidienne d’une culture faite de mauvaise poésie, ou
bien écartés au profit d’intentions orientées vers la structure, ou encore plus
ou moins recyclés par un éclectisme rusé sous les habits néosymphoniques),
ces sensations, chez Nono, sont rechargées d’une énergie archaïque, quasi-
ment « surhumaine », et elles retrouvent leur efficacité par le fait d’être à la
fois posées et décomposées de manière structurelle et contrôlée, mettant en
jeu alors leur anatomie propre, hautement différenciée.
(Il faudrait ici avancer des analyses. J’y ai déjà fait allusion ailleurs à pro-
pos des Canti di vita e d’amore : les cloches, moyen d’appel magique à une
réflexion collective sur un autre monde – meilleur… –, utilisé à d’innom-
brables reprises dans la musique symphonique depuis Mahler, jusqu’à en être
usé, apparaissent ici au début de la troisième partie sous forme de clusters
frappés, focalisés ou opposés les uns aux autres quasiment arpeggiando, après
une constellation d’agrégats sonores aux vents et aux cordes, filtrés et arti-
culées de l’intérieur de multiples manières, qui forment la première partie,
puis une seconde où la transition s’opère uniquement par la voix de soprano.

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TOUCHÉ PAR NONO 183

Grâce à ce type d’organisation échelonnée, mais aussi sous forme d’une


variante des premiers blocs sonores, les cloches sont détournées de leurs
connotations originelles et apparaissent pour ce qu’elles sont également : des
barres de métal, accessoirement les succédanés de véritables cloches, des pro-
duits industriels. En interaction avec d’autres instruments à percussion métal-
liques, comme les cymbales et les tams-tam, mais aussi à travers les attaques
des percussions à peau, elles aussi échelonnées d’une manière analogue sur
le plan rythmique, ainsi que les cordes qui produisent des effets bruitistes,
elles se transforment en somme en un élément primitif, invoqué sous forme
symbolique – minerai, simple métal, pure et simple matière ; à côté de toutes
les autres sources sonores, elles sont des particules d’une articulation tem-
porelle contrôlant les intervalles et le rythme, à la fois appel magique et pro-
position pour une observation structurelle. Il n’existe pas de mots pour expri-
mer cette perspective inouïe sur une richesse virtuelle, qui tient à la fois de
l’expression et de la forme.)
La perception structurelle et la prise de conscience de l’élément acousti-
quement déterminé, avec sa différenciation interne et en même temps une
redéfinition par le contexte même où il se trouve – approche qui dégénère si
souvent en information sur une technique de laboratoire ou en fioriture orne-
mentale – fonde chez Nono une relation de tension qui le transcende grâce
à la force naturelle des sons en tant que signes magiques. La musique de Nono,
expression non tant d’un calcul, d’une recherche sur le mode technologique
et « botanique », mais d’une recherche travaillée par une inquiétude existen-
tielle, poussée vers l’expression, débouche sur la magie d’une emphase puri-
fiée et pour ainsi dire dominée par la raison créative et l’intuition. Nono «blo-
qué », avançant dans le sens de la profondeur, ne se trouvait donc pas seule-
ment en conflit avec un marché de la culture qui au moins se laissait cho-
quer encore par une musique de ce genre, mais aussi avec l’avant-garde elle-
même, dans la mesure où celle-ci semble s’être entendue au niveau interna-
tional sur un concept de progrès allant dans le sens d’un technicisme.
Nono faisait face alors à l’indifférence de cette «avant-garde de Darmstadt»
manifestement entichée de ses propres contradictions et flirtant avec elles,
où il ne voyait que l’étalage d’un pseudo-anarchisme et d’une pseudo-
subversion, devenue littéralement puérile face à l’exemple mal compris de
John Cage, modèle temporairement subventionnable parce que divertissant,
avant-garde dont les protagonistes malins savaient se mettre en scène comme
les bouffons d’un système qu’ils traitaient avec une ironie attentionnée, sans
aucunement mettre en péril le cours du monde, s’égaillant sur le terrain expé-
rimental d’un Disneyland surréaliste, au milieu d’une culture tenue en laisse.
À l’indifférence qu’il rencontrait, Nono opposa son credo socialiste en même
temps qu’une musique qui persistait esthétiquement. Il est difficile, peut-être
impossible, de situer la position politico-idéologique du communiste et du

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184 TOUCHÉ PAR NONO

membre de la Resistenza que fut Nono, et de son évolution au fil des ans,
depuis les mises en musique de Lorca jusqu’au Diario polacco II, en 1982, où
il accuse Moscou. De même qu’il est impossible de porter un jugement rapide
sur l’aspect idéaliste et utopique d’une doctrine du salut, quelle qu’elle soit,
qu’elle se nomme communisme ou christianisme, dans une société hypocrite
centrée sur le pouvoir et le profit, sur la lâcheté cynique face aux menaces
et aux catastrophes sociales de cette terre, de même est-ce difficile de juger
autrement qu’avec respect le point de vue politique adopté par Nono – et
surtout si l’on fait partie de ceux qui, vivant à l’abri et dans la sécurité des
pays industrialisés et fédérés autour du Pacte atlantique, ont pour habitude
de se garder toutes les options ouvertes, même face au spectacle de la misère
et de l’iniquité qui sont le prix payé dans le monde entier pour cette sécurité
confortable. L’anticommunisme et l’infatuation idéologique nourries par la
contestation de la tutelle imposée par le régime stalinien – tutelle que Nono
avait lui aussi reconnue – constituaient eux-mêmes un mélange à la fois
trouble et transparent d’indignation authentique, de démarcation face au
mépris de l’être humain sous les auspices du socialisme, et de calcul rusé,
cynique, fondé sur les intérêts du pouvoir tel que pratiqué par des systèmes
tout aussi douteux et méprisants pour l’être humain dans le camp occiden-
tal ; mais celui-ci a toujours su se garantir une prospérité qui facilite la tolé-
rance, avec tous les espaces de liberté plus ou moins responsables dont on
fait usage, utilisant des mécanismes et des manœuvres de refoulement mili-
tants, l’exploitation irréfléchie des ressources du Tiers Monde, la destruction
de la planète, et tolérant la terreur partout où elle semble utile à sa propre
stabilité.
Du point de vue de ceux qui se voulaient pragmatiques et lucides, le credo
de Nono était celui d’un naïf, imbriqué en même temps de manière suspecte
dans un « nous » qui communiquait au niveau international, incarné par des
camarades de parti ou des personnes ayant comme lui une activité artistique
et politique, partageant ses opinions dans le monde entier. Mais il s’inscri-
vait simultanément dans l’histoire des mouvements révolutionnaires, qu’il
avait étudiée et à laquelle il se savait lié. La volonté qu’avait Nono d’exer-
cer un effet politique – parallèlement ou en travers de la doctrine de son parti
– est un élément indispensable de sa folie « prométhéenne », de sa volonté
« d’apporter le feu » à l’humanité, au risque d’être lui-même châtié par ces
puissances « sur lesquelles même les dieux immortels n’ont pas de pouvoir »,
mais face auxquelles la dialectique du « pécheur » et de « celui qui échoue »
aura tout de même raison au bout du compte. Luigi Nono n’a cessé de se
solidariser avec l’agitation sur cette terre, il l’a faite sienne. C’est en puisant
dans cette agitation que son activité artistique et sa nature humaine se sont
constamment renouvelées. Renouvellement dans un monde figé, encombré
de raideurs, celui des gelidi mostri, des monstres froids, élément indispensable

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TOUCHÉ PAR NONO 185

à sa propre manière de subsister : voilà qui impliquait des mutations dou-


loureuses, qui allaient de pair avec des bouleversements volcaniques.
C’est à partir d’une telle tension à l’intérieur de lui-même que se défi-
nissaient aussi les conflits avec son prochain, conflits qu’il déclenchait sou-
vent sans ménagement lorsque celui-ci persistait dans un comportement com-
mode, irrésolu, voire opportuniste, et cela avec d’autant plus de véhémence
que Nono était lui-même, plus qu’aucun autre, désireux et avide de placer
une confiance sans frein dans l’harmonie spirituelle avec quelqu’un d’autre.
Le potentiel de conflit ne cessait de se raviver à propos de notre penchant
irréfléchi pour notre confort, pour les souvenirs refoulés de la vie bourgeoise;
au nom de cette agitation intérieure et dans un refus virulent des fausses sécu-
rités, chez lui-même comme chez les autres, on avait parfois l’impression que
c’était chez lui une véritable obsession de provoquer les autres, de quelque
manière que ce soit, précisément là où il croyait flairer chez eux des certi-
tudes jamais interrogées.
À moi, qui venais vers lui en tant qu’étudiant, de tels affronts semblaient
plutôt faire partie du service que je recherchais auprès de lui, ceux qu’un pro-
fesseur fournit à son élève. C’est ainsi qu’au sein de notre relation, le conflit
obligatoire se prépara en quelque sorte en toute tranquillité, par à-coups en
soi anodins, presque en harmonie avec mon autonomie progressive de com-
positeur, jusqu’à ce qu’il éclate effectivement en 1971. La question qui – il y
a précisément vingt ans – ouvrit le conflit entre lui, l’endoctrineur apodic-
tique toujours désespéré, et moi, le chercheur sceptique toujours désespéré,
était la suivante : qu’arrive-t-il à toutes les forces, énergies et nostalgies qui
s’opposent à leur intégration doctrinaire dans une certaine image de l’homme,
quel que soit son fondement, son mode de proclamation et son besoin de
justification ? Des forces qui se cabrent littéralement, comme je l’ai observé
dans mon propre cas et chez tant d’autres ? À un moment où lui-même était
contesté, Nono ne pouvait admettre pareil questionnement ni chez lui, ni
chez les autres : il y voyait déjà un délit de fuite caractérisé face à la néces-
sité historique.
Douze années de silence entre nous ont cependant suscité un dialogue
intérieur qui nous rapprocha davantage, je crois, que n’auraient fait les jeux
prolongés d’une friction emplie d’animosité, si nous nous étions côtoyés sans
arrêt. Aussi bien, en 1983, lorsque nous nous sommes rencontrés et retrou-
vés de nouveau, nous n’avions aucun travail de rattrapage ou de clarification
à fournir ; nous nous sommes au contraire compris à nouveau, en tant que
compositeurs, avec des visions qui s’étaient transformées quoique toujours
fidèles à elles-mêmes, qui se complétaient d’une certaine manière et se confir-
maient peut-être même mutuellement. Comme j’avais conservé, à travers
toutes les phases, la vénération immuable de celui qui levait les yeux vers
Nono et apprenait de lui, j’ai dans une certaine mesure joui par la suite d’une

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186 TOUCHÉ PAR NONO

sorte d’immunité naturelle, en dépit de tous les conflits qui ne cesseront jamais
de surgir avec son entourage. Ma relation, qui s’était installée sur un mode
réservé et plutôt attentiste avec cet homme qui d’ordinaire se liait d’amitié
très rapidement et avec un grand enthousiasme, s’était progressivement appro-
fondie et avait avancé prudemment, à tâtons, quittant le statut de dévoue-
ment à une doctrine artistique pour devenir une amitié, en passant par une
communauté d’opinion qui se précisa à travers la critique, se vit globalement
consolidée par les différentes formes de contact que nous eûmes au fil des
années – les discussions au cours de mes études, l’observation réciproque
dans le rapport avec ce que l’on pourrait appeler le « quotidien de la com-
position », la défense l’un de l’autre en public, mais aussi certainement une
démarcation de plus en plus précise, et pour finir l’heureuse maîtrise de cet
éloignement. Comme pour beaucoup de ceux qui lui étaient proches et qui
ne voulaient pas se laisser priver par lui du plaisir de se « creuser la tête »,
résiliant donc provisoirement la communauté, je devais moi aussi passer par
là, si je ne voulais pas me laisser simplement emporter par le tempérament
de sa réaction au monde et me laisser paralyser dans ma propre quête. Pour
rester fidèle à Nono, plus d’un fut contraint de lui être infidèle – de la même
manière que lui-même, dans son infidélité à son égard et au nôtre, resta au
bout du compte fidèle à soi et à nous.
Et pourtant, celui qui s’adressait à Nono en ami voyait, au-delà de toutes
les irritations, sa propre vie non seulement enrichie par le contact avec la
sienne, mais dans le même temps rechargée par des prétentions plus élevées
envers soi-même, intensifié par son regard, par l’enthousiasme pour ce qu’il
y avait de meilleur en nous, la part précieuse de sa propre nature idéale qu’il
savait y reconnaître.
Au reste, que celui qui pense être capable de saisir toute la complexité
humaine – et ce par les moyens du langage – continue à évoquer celle de
Luigi Nono, son caractère contradictoire, sa vulnérabilité et sa capacité de
blesser, sa chaleur humaine et sa cruauté, sa profonde exubérance et son pen-
chant pour la dépression, sa faculté de s’enflammer dans le positif comme
dans le négatif. À ses ennemis, Nono fournissait suffisamment d’angles d’atta-
que. Rares sont ceux qui ont erré autant, et avec leurs contradictions toujours
à vif. Mais à travers toutes ses réactions, aussi surprenantes, voire irritantes
qu’elles fussent, on distinguait les frictions entre sa volonté et le monde,
une volonté constamment animée par une quête inlassable d’espaces où une
conscience éveillée – ce qui signifie une conscience à l’étroit dans la société
actuelle – pouvait respirer plus librement.
À mes yeux et à mes oreilles, le « structuraliste » Nono avait dès le début
dépassé, réfuté, précisé et épuré sur le plan de l’expression le « prophète »
Nono, celui qui insistait sur l’idéologie : au bout du compte, Nono n’était jus-
tement pas un proclamateur – plutôt un messager et un visionnaire.

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TOUCHÉ PAR NONO 187

(Il n’avait par conséquent aucun rapport à une utilisation discursive du


langage. Malgré cela, ses expressions linguistiques, ces bribes de pensées
fragmentées jusqu’à devenir des constellations de concepts dépourvues de
toute cohérence, étaient plus frappantes, plus justes, souvent plus révélatrices
aussi que tous les développements raisonnés des autres, qui se battaient fina-
lement en vain, au sujet de l’art, avec le côté retors d’une parole qui argu-
mente. Dans ses aphorismes, souvent insouciants, Nono était sans doute plus
précis qu’il ne le savait lui-même.)
Or, la question ouverte entre nous, celle de l’origine et de l’effet des forces
intérieures qui se cabrent contre toute régulation, toute détermination idéo-
logique, contre un encadrement par quelque autorité que ce soit, même moti-
vée de façon responsable, cette question avait été abordée depuis très long-
temps dans ses œuvres, et pas seulement dans son quatuor à cordes Fragmente –
Stille, an Diotima, elle avait été reconnue et traitée comme la question déci-
sive et centrale adressée par l’art à l’être humain.
Du point de vue de la technique d’écriture, la prise de conscience pro-
gressive de cette problématique allait de pair, chez Nono, avec une tendance
croissante à ne plus fixer et tracer précisément les structures, à ne plus les
dicter en quelque sorte, mais à créer les conditions d’ouverture élémentaires
– le silence n’étant que l’une d’elles – qui permettent, souvent par le biais
de formidables simplifications et en revenant vers quelque chose d’archaïque,
de diriger le regard sur l’anatomie, et donc aussi sur la structuration de ce
qui résonne en tant que tel, sachant qu’il ne s’agissait pas simplement de la
recherche de nouvelles sonorités, mais d’une transformation de l’écoute.
L’enjeu n’était donc plus de « faire » des structures, mais d’en libérer, de
rendre possible la perception même des structurations, de laisser au sonore
l’intangibilité de ce qui n’est pas construit, mais advenu, de se laisser toucher
par son intangibilité et de le pénétrer pourtant de notre propre volonté, par
quelque détour que ce soit: débusquer le lieu dans lequel l’expression humaine
ou, au sens nietzschéen, surhumaine, ne fait plus qu’un avec la puissance
de la nature.
Composer signifiait donc de plus en plus pour Nono créer des espaces
pour la perception, les obtenir quasiment de force grâce au maniement radi-
cal des moyens, ouvrir le son et la constellation du sonore comme un espace
potentiel, nous faire prendre conscience de la structure comme espace com-
posé d’espaces, rendre possible un continuum entre l’espace des micro-inter-
valles, l’espace réel du son projeté et les espaces de l’expérience intérieure,
ceux d’un psychisme qui se perçoit lui-même à travers la perception.
Lors d’une promenade que nous fîmes en commun, voici quelques années,
Nono s’arrêta devant une pierre posée sur le chemin, et me dit : « Regarde
très précisément cette pierre; ensuite, tu comprendras tout». C’était l’époque
où, à Venise, il photographiait sous toutes leurs faces les arcades situées devant

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188 TOUCHÉ PAR NONO

la basilique Saint-Marc, enthousiasmé par les constellations surprenantes que


formaient ces pierres apportées des quatre coins du vieux continent et ras-
semblées ici. Vingt-cinq ans plus tôt, lors de la polémique qu’il avait lancée
à Darmstadt contre les épigones de Cage3, ceux qui se servaient au hasard
dans les cultures extra-européennes, ces mêmes pierres de Saint-Marc lui
avaient servi comme exemple d’une toute autre nature, c’est-à-dire comme
témoins d’un impérialisme répressif qui s’ornait des trophées de pays pillés.
Est-ce là un changement ? À coup sûr, et fort heureusement. Mais non pas
une volte-face, plutôt une extension de la pensée et une nouvelle réflexion,
en acceptant l’idée de remettre constamment en jeu ce qui a déjà été pensé.
La quête d’une nouvelle chimie de la communication, en vue d’une écoute
non seulement touchée par l’expression, mais elle aussi tactile, c’est-à-dire se
percevant elle-même – ce n’est pas un hasard si le concept de « perception »
n’a acquis droit de cité que très récemment dans la pensée musicale – se trouve
déjà, sous forme d’approches significatives, dans les œuvres plus anciennes
et d’une orientation apparemment plus « rhétorique » de Nono. Déjà les pre-
mières concentrations par masses instrumentales ou vocales, dans les œuvres
pré-sérielles tout aussi bien, ne visaient pas simplement une démultiplication
de l’énergie sonore, mais au contraire plutôt une rupture dialectique de ce
potentiel d’impact rhétorique, par une différenciation intérieure, en partie
utopique à réaliser. L’exemple le plus curieux de ceci est constitué par les
Varianti, mais déjà par des œuvres comme Il canto sospeso, Incontri, La terra e
la compagna, Cori di Didone, et même l’opéra Intolleranza 1960, avec ses coups
frappés sur les percussions à peaux, toujours différemment distribués dans la
première partie instrumentale, et tout particulièrement Canti di vita e d’amore,
voire des pièces « violentes » comme Per Bastiana – Tai-Yang Cheng ou Como
una ola di fuerza y luz, qui contiennent des défis lancés à une écoute qu’il s’agit
non tant d’ébranler par la puissance expressive du langage mais de sensibi-
liser, en passant au travers de tout ce pathos et de tout ce lyrisme. Ce n’est
pas uniquement la partition du quatuor à cordes qui transmet le message
d’une telle musique : c’est la perception de son reflet à l’intérieur de nous-
mêmes, par le biais de cet espace de silence, mais aussi de souvenir, de
réflexion, d’expérience de soi, ouvert à l’aide de points d’orgue, empilés
presque à l’état brut, les uns sur les autres. Les points d’orgue de Nono, ses
multiples pianississimi, ses durées surdimensionnées, ses intervalles nus, ses
variations microscopiques, ses unissons, ses passages non vibrato, ses réduc-
tions et raffinements radicaux des techniques de jeu, qui exigent du musicien
un éthos nouveau et souvent inhabituel, fait à la fois de négation et de décou-

3. Voir « Présence historique dans la musique d’aujourd’hui », texte rédigé par Helmut
Lachenmann, dans Luigi Nono : Écrits, édités et établis par Laurent Feneyrou, Genève,
Contrechamps, 2007.

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TOUCHÉ PAR NONO 189

verte de soi, sa manifestation grâce aux moyens électroniques, la simplicité


sans égards de leur utilisation : tout cela vise à focaliser et à ouvrir en même
temps une perception dans laquelle – pour le dire, et ce n’est pas la première
fois, avec Georg Lukács – «tout l’homme» se rassemble et devient «l’homme
en sa totalité», pour s’élargir de cette manière. Avec cela, les dernières grandes
œuvres de Nono, en dépit de leur statisme, ne se confondent jamais avec
d’idylliques « méditations de la perception », et ne peuvent être exploitées à
cet effet, celui que la stérilité créatrice, se prêtant à toutes les stylisations, pro-
pose comme un moyen d’édification aux moralistes dégoûtés par la culture.
Le silence dans lequel nous introduit la musique du Nono tardif est un for-
tissimo de la perception stimulée: non pas une perception où la quête humaine
atteindrait une sage quiétude, mais le lieu où elle se recharge d’une force et
d’une inquiétude qui nous rend de nouveau sensibles et impatients face aux
contradictions de cette réalité. C’est un silence qui ne produit ni addiction,
ni soumission, mais nous rend nostalgiques, lucides et aux aguets : acuité
au-delà de l’audible, dirigée sur notre propre destination humaine ; nostalgie
de cette même clarté en vue de laquelle des hommes à qui Nono a dressé
un monument avec le Canto sospeso ont conçu leur sacrifice.
C’est ici que s’introduit un topos qui contribue à désigner la mutation de
l’art de Nono, tout en offrant une nouvelle définition de sa continuité : l’élé-
ment de l’errance, et cela au double sens du terme : une recherche sans but,
une avancée là où l’on ne trouve ni chemin, ni surtout de panneaux indica-
teurs; mais aussi l’errance dans le sens de l’erreur a priori, puisque que l’objec-
tif dépasse l’imagination. C’est uniquement grâce à l’énergie que celui qui
cherche met dans la poursuite de son errance que la réalité et la présence
latente du but peuvent être repérées, en tant qu’abritées en nous-mêmes.
L’errare humanum est prend ainsi de nouvelles dimensions : ce qui est pour
Schoenberg le « plus haut objectif de l’artiste : s’exprimer » devient identique
avec l’objectif suprême de l’homme : se connaître soi-même.
Cela implique obligatoirement la nécessité et le caractère inévitable des
crises. La crise, non pas comme moment unique d’une déstabilisation vio-
lente, du choc et de l’illumination qui s’ensuit, mais comme présence vir-
tuelle permanente. Nono, qui avait cru jadis pouvoir l’ignorer comme ava-
tar bourgeois de l’apitoiement sur soi, s’y est livré jusqu’à l’autodestruction
au cours de ses dernières années – comme expérience au bord du gouffre
psychique, et dès lors apparentée à la mort. L’angoisse, la dépression, les
remises en question de ses propres actes et de sa propre personne, à partir
de motifs et d’abîmes intérieurs que rien ne pouvait gouverner, tout ce qui
avait jadis semblé définitivement banni chez Nono, il l’a de nouveau laissé
s’approcher de lui et l’a incorporé, comme autant d’antiques et fidèles com-
pagnons de route et indicateurs du chemin. À partir de là, il a également
tenté de comprendre et d’accepter les autres d’une manière nouvelle.

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190 TOUCHÉ PAR NONO

Et c’est précisément ce qu’il faut retenir de la rencontre du phénomène


Luigi Nono : cette énergie visant à une déstabilisation constante et qui nous
mène (« certaine ou incertaine – mais à coup sûr », comme il l’écrivait un jour
à son ami et collaborateur André Richard) au-delà de toute fausse sécurité
garantie par les œillères, à la rencontre de l’homme, avec tout ses volcans
intérieurs, là où la socialisation du moi ne prend plus, où la crise et la gran-
deur se conditionnent mutuellement, pour donner à l’art, en témoignant de
l’une comme de l’autre, la lumière et la profondeur, la clarté et le mystère.
Lorsque la musique de Nono se contracte ainsi et s’élargit en même temps
pour se faire travail de la perception, action perceptive ou tragedia dell’ ascolto,
elle prend certains traits de ce que l’on devrait appeler une « non-musique »
(à moins qu’il ne faille, en invoquant Nietzsche, parler ici de «sur-musique?»).
La « non-musique » de Nono dépasse le concept de musique, à nouveau
domestiqué, quoique d’une autre manière, par la musique contemporaine :
il ne le redéfinit pas catégoriquement, mais il l’ouvre, avec force mais sans
aucune violence, presque en le déchirant. Ses dernières œuvres, plus ou moins
laissées à l’état brut, qu’il soit définitif ou non, en partie révélées sous forme
d’essais, en collaboration avec des musiciens proches de lui qu’il laissait
prendre part à sa quête (ce dont je suis jaloux), ces dernières œuvres sont des
météores informes, venues d’autres planètes de ce cosmos humain-supra-
humain et qu’il avait visés toute sa vie, un message revêche à déchiffrer par
l’intuition, venu du « Nord du futur » (Paul Celan).
Au moins pour le Nono tardif, il ne pouvait plus y avoir de métier ou de
maîtrise artistique, quelle qu’en soit la définition. Ce qui comptait, c’était le
geste créateur immédiat, qui ne se protégeait pas. Pareille mainmise ne peut
« réussir » – c’est-à-dire « saisir » et donc « toucher » – que là où, au-delà de
toute sagesse artificielle, la volonté créatrice ne calcule pas mais agit à partir
d’une curiosité existentielle, de façon intuitive et pulsionnelle, où elle puise
sa force dans l’expérience du risque, c’est-à-dire dans l’incertitude, qu’il faut
briser par la force, quant à un objectif inconnu et pourtant pressenti : incer-
titude et déstabilisation qui se présentent subjectivement comme une menace
venant de l’intérieur, mais aussi, objectivement, comme force créatrice.
«Suis de nouveau en crise», voilà ce que Nono me fit savoir je ne sais com-
bien de fois. Il n’avait aucun métier dans l’écriture qui aurait pu le protéger.
Ce n’était pas un « maître », si le concept de maîtrise désigne le fait de dispo-
ser lucidement des moyens et des effets de notre propre procédé créatif.
Là où, autour de lui, des chercheurs d’or aventureux étaient devenus des
joailliers cossus qui savaient rentabiliser leurs trouvailles en placements lucra-
tifs, Nono, en se dévorant lui-même, continua à traquer sans répit le secret
décisif d’un art qui s’était éveillé. Et c’est précisément ce qui nous permet de
ressentir dans sa musique une pureté de la facture qui ne se définit pas par
un savoir-faire préréglé, mais par l’incapacité d’autant plus puissante de faire

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TOUCHÉ PAR NONO 191

autrement, sous la pression de visions qui dépassaient de beaucoup ce qu’on


pouvait défininir d’un point de vue esthétique. Ce sont les visions d’une image
de l’homme et de la réalité qui aurait percé l’espace de la simple utopie, pour
avancer jusqu’à ces réalités que nous appelons utopiques seulement parce
que nous refoulons à chaque instant leur présence réelle de notre vie quoti-
dienne d’êtres civilisés.
Au fil de sa vie, Nono s’est de plus en plus occupé de mythologie, de reli-
gion, de philosophie, de Nietzsche et Heidegger, Martin Buber et Franz
Rosenzweig, de l’art des juifs espagnols persécutés au Moyen Âge et de
tous les documents passés et présents qui décrivent l’histoire de la passion
de l’homme, enseveli dans et par l’homme. Au bout du compte, c’est plutôt
depuis cet angle qu’il définissait son « métier » (les étudiants berlinois n’arri-
vaient pas à le comprendre4).
Tandis qu’on développait ailleurs des techniques et qu’on affinait des pro-
cédés qui servaient à transmettre des acquis toujours « nouveaux » à l’esprit
embourgeoisé, en effectuant en somme des tentatives d’assainissement de sa
capacité de réception, la musique de Nono tablait de but en blanc sur une
capacité de réception déjà renouvelée. Si la notion de métier désigne dans
la plupart des cas plutôt un système de trucs, qui invite l’homme « ancien »
à une excursion touristique, aussi fascinante soit-elle, avec au mieux le pano-
rama sur un autre horizon, pour le déposer ensuite chez lui à la fin, dans son
environnement ancien et familier, « l’absence d’art » du Nono de la fin se
transmet sous la forme immédiate d’une sorte d’entité extérieure à la civili-
sation qui, depuis une perspective extraterritoriale, manie avec indifférence
et de façon inquiétante, avec force et brutalité, le code et les critères de la
technologie de la composition. Ce sont alors les moyens d’un départ irré-
vocable, d’un voyage sans billet de retour.
C’est ainsi que le «ne-pas-pouvoir-faire-autrement» comme moteur d’une
mission interne irrésistible, inclut au bout du compte, en dépit de toute la
déstabilisation subjective, la souveraineté absolue de l’activité artistique : la
maîtrise au sens suprême.
(La dialectique de l’art sans art, comme expression d’une radicalité ultime,
rapproche apparemment le phénomène Nono de celui de Cage – auquel
Nono se sentait de plus en plus lié, après des décennies d’éloignement. Mais
sans doute en apparence seulement, car là où Cage, qui produisait d’emblée
de manière ludique, « professionnelle », étant pratiquement à tu et à toi avec
l’indéterminable, l’étonnement de Nono face à la richesse du monde inté-
rieur des sons était toujours marqué par un embarras expressif, chargé de la

4. Quand Nono avait repris pour une courte période une classe de composition à la
Hochschule der Künste de Berlin, en 1998, les étudiants s’étaient plaints de ses « digres-
sions » permanentes sur des sujets politiques. (Note de H. Lachenmann)

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192 TOUCHÉ PAR NONO

tension de celui qui est exposé à sa propre étrangeté. Les œuvres de Nono
sont plus importantes à mes yeux puisque à la différence de Cage – et cela
distingue celui qui cherche de celui qui est sauvé – il n’a oublié à aucun
moment l’historicité du matériau, qu’il a conservée en procédant de manière
si radicale).
Luigi Nono ne nous laisse donc pas d’édifice réussi selon les règles de
l’art et reposant sur un socle solide. Sa musique nous mène dans les zones
telluriques de l’expérience humaine, où aucun édifice ne peut se maintenir
durablement parce que ses fondements sont déplacés et secoués en perma-
nence, si bien que seules des ruines monstrueuses peuvent nous renseigner
à la rigueur sur des forces qui auront de toute manière le dernier mot dans
toutes les entreprises et constructions de l’esprit humain sur cette terre.
No hay caminos, hay que caminar… — « Il n’y a pas de chemins, il n’y a
qu’à marcher » : le 8 mai 1990, Luigi Nono est parti. Son départ vers la mort
n’est pas la première frontière qu’il ait franchie et il a vécu avec cette expé-
rience comme destination dernière de ce qui existe sur cette terre depuis qu’il
s’était laissé émouvoir par l’agonie d’autres que lui, eux avaient combattu
d’une autre manière pour une vie meilleure. tre prêt pour la mort fut pour
lui le dernier effort de son envie de vivre et de créer. C’est de l’un et de l’autre,
de l’acceptation de la vie et de la mort, et du désir même de franchir les fron-
tières, que sa musique, comme tout grand art, a tiré sa force décisive.
Je n’ai jamais pu totalement séparer mon deuil de Luigi Nono d’un sen-
timent de bonheur réalisé plus clairement, et de la simple gratitude qu’il ait
existé, et existé près de nous. Et en dépit du sentiment d’avoir été laissé seul,
que je partage avec tant de ceux qui l’ont aimé, je sens, lorsque je pense à
lui, comme un triomphe unique de l’art et l’espoir que sa force inquiète
persistera à une époque qui manque apparemment de chemins et d’issues.

Traduction Olivier Mannoni et Martin Kaltenecker

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


DES PARADIS ÉPHÉMÈRES
ENTRETIEN AVEC PETER SZENDY
(1993)

Vous avez étudié de 1955 à 1958 avec Johann Nepomuk David, à Stuttgart,
puis avec Luigi Nono et Karlheinz Stockhausen. Que retenez-vous de ces différents
apprentissages ?
Chez Johann Nepomuk David, j’ai étudié le contrepoint traditionnel selon
Palestrina et Josquin des Prés, ce qui a en quelque sorte aiguisé mon sens
du rapport entre les énergies rationnelles et les énergies expressives dans la
musique occidentale en général. De plus, j’ai beaucoup analysé la musique
des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, d’une façon très minutieuse. Mais en même
temps, c’est lui qui m’a donné accès à la musique de la seconde École de
Vienne. J’ai copié non seulement de la musique du Moyen Âge – Ockeghem,
Obrecht –, mais aussi des partitions de Schoenberg, de Berg, de Webern. Et
j’ai gardé jusqu’à aujourd’hui cette habitude, non seulement d’analyser, mais
aussi de copier à la main des partitions d’autres compositeurs.
David ne m’intéressait pas beaucoup comme compositeur. Il me semblait
être un de ces représentants d’une véritable idéologie polyphonique, il croyait
en la vertu du contrepoint. Toujours est-il qu’en 1957 – lorsque j’ai fait la
connaissance de Nono, de Stockhausen et de Maderna à Darmstadt (je connais-
sais déjà un peu la musique de Boulez par Donaueschingen) –, il a parfaite-
ment compris et accepté que ma rencontre avec la musique sérielle m’ouvrait
une perspective déterminante. J’ai trouvé chez David une figure typiquement
autrichienne, religieuse, avec des traces légères et inconscientes d’antisémi-
tisme – un attachement à la tradition comparable, mais non identique à celui

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194 DES PARADIS ÉPHÉMÈRES

de Luigi Nono, dont le marxisme et la personnalité formée par une résis-


tance active au fascisme étaient vraiment à l’opposé.
J’ai travaillé avec Nono pendant deux années, de 1958 à 1960, en vivant
sous le même toit que lui, si bien que j’ai été très proche de sa vie quotidienne
de compositeur. Nous avons étudié les Madrigaux de Monteverdi, de Gesualdo,
la cantate Actus Tragicus de Bach, l’Eroica et, en même temps, Technique de mon
langage musical de Messiaen, les Improvisations sur Mallarmé de Boulez, les
Kontrapunkte de Stockhausen. Ces analyses étaient toujours menées sous
différents aspects, celui du matériau sonore, celui du temps, celui de la forme,
du rapport texte/musique…
En 1963 et en 1964, j’ai participé aux cours de Karlheinz Stockhausen à
Cologne, en élaborant une version fragmentaire de Plus-Minus. Ce fut en
quelque sorte le complément empirique indispensable à mes études chez
Nono : j’ai été confronté aux possibilités de réalisation, au contact direct avec
des artistes comme Aloys Kontarsky, Frederic Rzewski, Christoph Caskel,
aux problèmes de notation, de disposition spatiale, aux techniques instru-
mentales, ainsi qu’à d’autres positions esthétiques et théorétiques : celles de
Stockhausen, bien sûr, mais aussi celles de Dieter Schnebel, d’Henri Pousseur,
ou encore, sur la scène américaine, celles de John Cage, d’Alvin Lucier,
d’Earle Brown.
En 1965, enfin, j’ai travaillé pendant trois mois à Gand, au studio de
musique électronique de l’IPEM, grâce à l’aide amicale des musiciens belges –
André Laporte, Lucien Goethals, Herman Sabbe. Et j’y ai également ren-
contré Karel Goeyvaerts. La tradition, la réflexion sur le matériau, la spé-
culation théorique, la pensée esthétique et philosophique à Venise ; l’expé-
rience empirique et pratique à Cologne et à Gand : je crois que l’ordre chro-
nologique de ces vécus si divers, au fond, a formé mon identité de compo-
siteur, qui ne peut jamais se contenter de faire usage des possibilités données,
mais qui cherche à créer des situations auditives dans lesquelles le sonore
acquiert un aspect qui transforme son évidence acoustique en un objet de
perception « dialectique », c’est-à-dire en un objet à la fois de perception et
de réflexion.
Nono a toujours conçu le travail d’écriture comme étant orienté par la
responsabilité de l’artiste face à l’histoire et à la situation sociale. Techni-
quement, cela signifiait, du moins à l’époque, un contrôle des connotations
dont le matériau musical est inévitablement chargé par la société, par la
tradition, par les conventions – et auxquelles le compositeur réagit inévita-
blement par ses décisions. Et cela signifiait une méfiance fondamentale face
à l’optimisme technologique des autres compositeurs, une allergie au geste
figuratif comme ornement décoratif et virtuose, à propos duquel il m’a écrit
une fois : « musique comme pour Louis XIV, qui écoutait la musique au
lieu d’aller à la chasse ».

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DES PARADIS ÉPHÉMÈRES 195

Dans le développement musical de Stockhausen et de Boulez, Nono flai-


rait la réhabilitation des attractions «bourgeoises» qu’il avait espéré voir défi-
nitivement surmontées par l’avant-garde d’une culture renouvelée et d’une
conscience finalement purifiée après toutes les catastrophes de ce siècle.
Nono admirait Gruppen de Stockhausen, mais en même temps, il les consi-
dérait comme un retour à un style baroque ; il respectait l’œuvre de Boulez,
mais il en refusait en même temps le geste ornemental, il en comprenait –
mal, peut-être – l’aspect magique comme une attraction exotique. Et il détes-
tait toutes les tendance « anarchistes » sous la protection d’une société fortu-
née, capitaliste, pseudo-tolérante, qui leur permettait de s’abandonner à
des amusements avant-gardistes sur un terrain de jeu, qu’il soit sériel, aléa-
toire, structuraliste, surréaliste, expressionniste, anarchiste, ou avant-gardiste
dans un quelconque autre sens, sans danger pour la conscience qui, si elle
n’était pas amusée, se trouvait plutôt dérangée que touchée.
Nono était communiste, marxiste, socialiste dans le sens utopique, peut-
être aussi dans le sens religieux. Et il a conservé cette conviction, face à toutes
les erreurs, toutes les contradictions qui ont vu le jour, jusqu’à la fin. En appe-
lant à une conscience renouvelée, il a gardé dans sa musique les vieux topoi
expressifs, en en purifiant l’emphase. Le pathos : chez Beethoven, il était
authentiquement révolutionnaire. Nono a su retrouver ce sens en brisant les
connexions tonales (c’est-à-dire régressives) de son usage dans la musique
symphonique.
Heinz-Klaus Metzger a désigné l’interdit de la régression comme la base de
la morale esthétique qui a caractérisé la position de Nono dans les années
1950-1960, et qui a eu sur moi une grande influence. Nombre de composi-
teurs qui avaient développé des techniques nouvelles – pour travailler le
matériau musical, pour l’inscrire dans des paramètres –, ont cependant per-
mis un retour en force des anciennes catégories esthétiques, qui venaient
pour ainsi dire vitaliser tout cela. Ligeti, dans son analyse de la Structure la
de Boulez1, a comparé le compositeur à un chien qui se tient lui-même au
bout d’une laisse, en parlant quelques lignes plus loin de « l’univers félin » du
Marteau sans maître. Pour Nono, ces deux métaphores étaient traîtresses. Elles
masquaient une esthétique de salon (probablement plus chez Ligeti que chez
Boulez) insupportable pour le compositeur du canto sospeso. Mais en même
temps, c’était lui que l’on regardait comme un compositeur néowébernien,
comme un expressionniste qui, au lieu d’aller de l’avant, s’était barricadé

1. Voir György Ligeti : « Entscheidung und Automatik in der Structure la », Die Reihe, vol. 4,
Vienne, 1958. Repris dans György Ligeti : Gesammelte Schriften, Bd.1, Paul Sacher Stiftung
Basel/Schott Mainz, 2007, p. 413. Traduction française par Catherine Fourcassié, « Décision
et automatisme dans la Structure Ia », dans György Ligeti : Neuf essais sur la musique, Genève,
Contrechamps, 2001, p. 89.

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196 DES PARADIS ÉPHÉMÈRES

dans un ponctualisme rigide et stérile, travaillant « encore » avec des chœurs,


des fanfares et des cloches – face à Cage, à l’aléatoire et à toutes ces tendances
qui semblaient avoir remis en question jusqu’à l’idée d’œuvre, face à Sylvano
Bussotti avec ses graphiques, face à toutes ces différentes sortes de sponta-
néité, ces soi-disant libertés qui n’étaient que le libre choix de la cage et des
barreaux entre lesquels on allait danser.
Quant à moi, j’ai toujours considéré Nono comme un vrai structuraliste,
mais qui avait su purifier la catégorie de l’expression humaine dans la musique,
et qui gardait, renouvelait et sauvait la crédibilité d’une diction emphatique.
Un personnage comme Heinz-Klaus Metzger avait alors pris position
contre Nono et, à la catégorie de « responsabilité » si importante pour Nono,
opposait la « frivolité » comme catégorie vraiment subversive. Au lieu de la
« révolution », la frivolution ! Voilà le bourgeois cliquetant avec ses chaînes.
Jusqu’à aujourd’hui, le débat reste ouvert. Les positions, entretemps, se
sont modifiées, on a su prêter l’oreille et l’on est devenu sourd en même
temps. Les chercheurs d’or d’alors sont aujourd’hui transformés en bijou-
tiers. Pour moi, surtout Nono et Cage semblent être devenus en quelque sorte
des porteurs d’espoir – parfois dans un rôle dangeureux de gourou pour ceux
qui aiment à suivre des idoles. Du moins me semblent-ils montrer des hori-
zons et des abîmes encore à explorer (ils me semblent garder cette inquié-
tude créative qui est le seul calme qui nous soit permis : l’insécurité sûre – au
lieu de la sûreté incertaine).
J’ai été très touché par une expérience avec Nono. En 1959, dans sa polé-
mique contre un anarchisme régressif à Darmstadt, il avait qualifié le col-
lage musical de colonialisme, en comparant les matériaux sonores à ces
pierres exotiques dans les murs de la basilique San Marco à Venise, qui ser-
vaient de trophées dérobés à d’autres cultures2. Mais en 1987, il m’envoyait
une série de photographies qu’il avait faites justement de ces murs-là en me
disant : regarde cette structure, avec toute l’incommensurabilité de ses élé-
ments provenant de différentes cultures. En étant attentif à cette structure,
on comprend de soi-même. Il semblait avoir tout à fait oublié sa polémique
d’autrefois.
Nono aura été pour moi l’exemple d’un chercheur radical – mais pas
un chemin que je pouvais suivre. J’ai prêté l’oreille, mais j’ai essayé d’éviter
ses surdités et absurdités : ses insensibilités parfois dogmatiques, que j’ai
ressenties à l’époque. Quant à moi, je n’étais pas marxiste, plutôt religieux –
mais doutant de tout.

2. Voir Luigi Nono : « Geschichte und Gegenwart in der Musik von heute », dans Texte :
Studien zu seina Musik, Jürg Stenzl (éd.), Zürich/Freiburg, Atlantis, 1975, p. 34-40. Traduction
française, « Présence historique dans la musique d’aujourd’hui », dans Luigi Nono : Écrits,
Laurent Feneyrou (éd.), Genève, Contrechamps, 2007, p. 71.

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DES PARADIS ÉPHÉMÈRES 197

Diriez-vous que la pensée sérielle a laissé une trace dans votre écriture ?
Il est probable que toutes mes décisions et mon contrôle du texte musi-
cal ont à faire avec la pensée sérielle. La pensée sérielle comme moyen de
gradation et de désubjectivation, comme moyen pour installer de nouveaux
continuums, comme moyen de dé-libération des éléments musicaux char-
gés de convention, comme moyen technique pour mobiliser – activer –
d’autres catégories, des catégories qui sont toujours et encore à inventer dans
la composition elle-même. S’il est vrai que créer une structure qui « fonc-
tionne » signifie détruire les structures préexistantes, alors, dans ce processus
de structuration, on ne peut pas renoncer aux méthodes sérielles. J’ai ana-
lysé plusieurs œuvres classiques avec des méthodes sérielles que j’ai appli-
quées à des catégories sonores plus ou moins cachées entre les vieilles caté-
gories tonales, mais qui, en réalité, constituent la physionomie, la forme et
l’expression de l’œuvre. Chaque pièce s’individualise à travers un contexte
spécifique évoqué par des catégories qui lui appartiennent en propre, dont
les éléments sonores font toujours partie d’une échelle tout à fait unique (et
dont la tonalité n’est seulement qu’une partie relative).
Le sérialisme orthodoxe a travaillé avec des paramètres que l’on pouvait
certes traiter, mais qui restaient plus ou moins stériles – les durées, les hau-
teurs, les dynamiques, et, d’une manière assez limitée, le timbre. Pour moi,
composer de la musique, cela signifie : trouver, développer, « mobiliser » des
qualités plus complexes qui ne sont pas seulement à nuancer, à soumettre à
une gradation. Chaque échelle doit comprendre un aspect sonore qui se trans-
forme, qui dépasse le contrôle en termes de quantité – un contrôle primitif,
comme celui d’un simple curseur le long d’une série de nombres –, qui passe
au contraire par différentes qualités sonores, ou plus que sonores. Au lieu de
parler de paramètres, je préfère parler de catégories ou d’aspects. Car le pro-
blème créatif n’est pas de découvrir un nouveau son ou une nouvelle dis-
position des sons, mais d’activer, de faire fonctionner un nouvel aspect du
son, comme élément d’une innovation syntactique. On a souvent l’expé-
rience d’une situation plus ou moins neuve au sens acoustique, mais tout à
fait conventionnelle en tant que situation expressive. Autrement dit: je regarde
chaque élément sonore comme un point appartenant à une infinité de lignes
qui conduisent vers une infinité de directions. Composer signifie choisir et
montrer son système de lignes nouvelles, en traitant ce point comme un degré
d’une échelle transcendante qui transforme et individualise son évidence
acoustique.
Je parle quelquefois d’une nouvelle virginité du son : le son comme expé-
rience conventionnelle, comme élément connu, est toujours déjà touché,
chargé de conventions, et finalement impur. Le travail du compositeur est
de créer un contexte qui puisse le rendre de nouveau intact, intact sous un

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198 DES PARADIS ÉPHÉMÈRES

nouvel aspect. Et cela signifie ne jamais simplement faire, mais plutôt éviter et
toujours résister. Pour moi, la musique qui cherche à fuir ce conflit créatif sera
tôt ou tard rattrappée par la banalité de l’idylle, qu’elle soit exotique ou expres-
sionniste.

L’œuvre ouverte est-elle une idée qui vous a intéressé ?


Mes premières pièces pour ensemble qui ont été jouées en public – Fünf
Strophen à la Biennale de Venise en 1962, Introversion I à Darmstadt en 1964,
et Introversion II à Munich en 1965 – étaient des versions fixées de parti-
tions comprenant des réservoirs mobiles, au sein desquels on pouvait choi-
sir des possibilités selon certaines règles qui garantissaient un contexte assez
clairement défini, mais toujours présenté d’une façon différente : la manière
de « consommer » ces provisions devait être définie par des choix imprévus
des musiciens.
Pour moi, ce fut une sorte d’exercice créatif assez important, une expé-
rience pour vaincre ma fantaisie, la surpasser, voire même la duper. J’en ai
au moins gardé une certaine technique de préorganisation sérielle et aléa-
toire, qui me donne des réseaux pour une articulation plus ou moins com-
plexe du temps – une carte structurelle de dispositions, souvent stipulée sans
aucune spéculation concrète. Si bien que j’ai un réseau de possibilités qui
s’oppose à ma créativité, à ma spontanéité, et qui la suscite en même temps,
qui m’oblige à voir et transgresser les limites inconscientes.
D’autre part, dans presque toutes mes pièces, il existe des situations qui
ne sont plus structurées par moi-même, mais dont la structure, telle qu’elle
se trouve être par hasard, résulte de l’autonomie de la situation à un moment
donné et fait partie de la composition. Ces points d’arrêt – ces fermatas, ces
ostinati plus ou moins complexes –, ouvrent l’attention sur des détails cachés
ou négligés, qui resteraient normalement à la périphérie du procès musical.
Pourtant, lorsque ces situations surviennent dans mes œuvres, c’est au
terme d’un procès de sensibilisation de l’écoute, si bien que ces situations qui
semblent statiques révèlent une grande activité. Peut-être se réfèrent-elles
clandestinement à l’expérience de Cage, mais dans ma musique, ce sont des
paradis éphémères que je trouve, et que je quitte.

Heinz-Klaus Metzger décrit une situation de ce type, dans Gran Torso, comme
un «apogée négatif» de tout le quatuor: lorsque l’activité semble se figer dans une répé-
tition au seuil du silence 3. Il me semble au contraire que vous en parlez en termes très
positifs.

3. Heinz-Klaus Metzger : Helmut Lachenmann, « Fragen - Antworten », Musik-Konzepte


n° 61/62, octobre 1988, p. 116-133. Traduction française dans ce volume.

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DES PARADIS ÉPHÉMÈRES 199

D’une certaine façon, Metzger a raison : le négatif – la situation musi-


cale déstructurée, sans musique – évoque le Néant, le vide, le silence, là où
les langages se taisent. Mais cette situation est joyeuse, helle. S’il s’agit de cas-
ser, de détruire quelque chose, c’est pour mieux voir ce qu’elle recèle en
nous-mêmes, pour la délivrer, peut-être même pour nous délivrer. Le champ
de ruines devient un champ de force. J’aime à dire – d’une manière quelque
peu provocante que ma musique est sereine. Je déteste ces philosophes esthé-
tiques qui croient devoir réagir au mauvais cours du monde en grattant
l’archet avec des bruits agressifs derrière le chevalet. Il y a probablement
un rapport dialectique entre l’agressivité et ce que je revendique comme
« sérénité ». Ce qui est déterminant, c’est que, dans ma musique, chaque évé-
nement, bien qu’intégré dans un nouveau contexte structurel, semble tou-
jours se souvenir de l’ancien contexte dans lequel il est pris. C’est une ambi-
valence qui est parfois irritante pour moi-même, mais j’en ai besoin.

Comment concevez-vous la fin d’une œuvre – ce moment où on l’aperçoit dans son


entier ?
Je pense que ce moment synoptique, ce moment où l’on entrevoit la tota-
lité de l’univers d’une pièce, a déjà eu lieu avant la fin. Il est au point où
l’œuvre prend conscience de la situation à laquelle elle est parvenue. Et après
cette prise de conscience, l’œuvre est en quelque sorte consciente de cette
nouvelle conscience: alors, la fin trouve quelque part sa place. Mais c’est tou-
jours la musique qui explicite cela – et elle le fait en passant.
Par ailleurs, nombre de mes pièces ne commencent pas à la première
mesure, mais avant. Lorsque j’ai formulé un commencement, quelque chose
est fixé – et donc déjà fini. Et cela m’est souvent insupportable: c’est comme si
j’avais décidé de bâtir une maison à tel endroit, sachant que je n’irai jamais vivre
ailleurs; c’est une sorte de mort. J’aime savoir que je peux encore faire quelque
chose avant. Il m’arrive aussi de laisser de grands trous au cours de la compo-
sition, en me réservant la possibilité de les remplir ou de ne pas les remplir.
Le cas de Notturno pour violoncelle et orchestre était également assez par-
ticulier à cet égard. J’ai commencé à écrire cette œuvre en 1966, et j’en ai
interrompu la composition. J’ai écrit temA, Pression, puis je suis revenu à cette
pièce, en ayant vraiment beaucoup changé entretemps. Je ne me reconnaissais
plus dans les fonctions que j’avais voulu y mettre en œuvre, si bien que j’ai
intégré la pièce dans un nouvel idiome. Ce serait une belle manière de tra-
vailler, pour rester dans l’aventure jusqu’au bout. Mais cela n’est pas tou-
jours possible.

Le catalogue de vos œuvres mentionne un opéra «en préparation» – Das Mädchen


mit den Schwefelhölzern.

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200 DES PARADIS ÉPHÉMÈRES

J’aimerais ne pas trop en parler. Je ne peux pas écrire un opéra « comme


il faut». Ce projet, c’est une autre tentative de me précipiter dans une confron-
tation. L’histoire de la petite fille aux allumettes est pleine de « messages »,
clairs et obscurs : critique sociale, solitude existentielle, protestation « régres-
sive » – « le capital » de la petite fille, les allumettes brûlées pour se réchauf-
fer, pour évoquer les hallucinations du « bonheur » et pour en périr. Dans
mon enfance, j’ai connu Gudrun Ensslin, qui venait comme moi d’une famille
religieuse, pleine d’idéaux, protestante au sens radical ; elle s’est jointe à la
Fraction Armée Rouge et, au début de sa carrière douteuse comme protes-
tataire politique, elle a mis le feu à un grand magasin ; elle est décédée en
1977, suicidée ou assassinée, en tout cas victime d’une civilisation indiffé-
rente. Messages, hommages : comme compositeur, je ne m’intéresse cepen-
dant qu’à la structure de ce conte. Tout doit venir de là.

Votre œuvre intitulée Zwei Gefühle, pour récitants et ensemble, a-t-elle un lien
avec ce projet d’opéra ?
À l’origine, Zwei Gefühle devait faire partie de l’opéra4. Le texte est de
Leonardo da Vinci, et pourrait introduire un élément « méridional » dans
l’histoire scandinave et sentimentale du conte d’Andersen. Il parle du soufre
des volcans – la matière avec laquelle on fabrique les allumettes –, des forces
de la nature, de toutes ces éruptions du vent, de la mer, qui correspondent
à l’inquiétude de la recherche. L’homme, conscient de son ignorance, se
retrouvant devant une caverne, avec sa peur de l’obscurité et son désir de
savoir ce qui s’y cache.

Comment définiriez-vous votre démarche par rapport à celle de la musique dite


« spectrale » ? Si, en effet, on se réfère à votre idée de l’œuvre musicale comme consti-
tuant « un son », si l’on entend cette formule sans y prêter attention, sans prêter atten-
tion à son contexte spécifique, on pourrait croire à une certaine convergence.
Je connais probablement trop peu la musique spectrale. Je regrette que
les œuvres de Grisey, de Dufourt, de Murail, de Lévinas soient si rarement
jouées en Allemagne. J’en admire la fascination sensuelle et ingénieuse comme
j’admire la fascination qu’exercent les cultures dont je ne fais pas moi-même
partie. Je connais un peu mieux la musique de Gérard Grisey, que j’estime
beaucoup pour la force de son intelligence créative. Mais je crois qu’aucun
de ces compositeurs n’accepterait simplement une classification de son œuvre
comme « musique spectrale ». La « musique spectrale » comme programme
esthétique ou stylistique : cela me semble limité. J’aime l’idée d’une sorte

4. Cette partie a finalement été intégrée à l’opéra.

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DES PARADIS ÉPHÉMÈRES 201

d’« hyperconsonance », avec ses formants, dont se déduit la forme et le maté-


riau sonore. Mais quant à moi, je préfère rassembler quasi par induction dif-
férents objets sous le même toit d’une pièce : alors ces objets acquièrent le
rôle de formants qui – par la stratégie de la structuration – donnent un sens
nouveau à l’idée même d’une telle « consonance » globale, qui en résulte et
dont ils font partie. Là où la « consonance globale » se fonde sur des systèmes
de fréquences et d’intervalles issus des formants « classiques » – là où elle se
souvient en même temps des expériences de l’impressionnisme et du séria-
lisme –, l’idée d’une musique spectrale me semble se cramponner à une sorte
de sécurité magique analogue à celle de la tonalité. Et ainsi, elle me semble
être pleine d’éléments merveilleux et intéressants, mais aussi régressifs: l’idée
d’un jardin séduisant, où l’on se promène en s’oubliant soi-même. Je suis
fasciné, mais je me vois sur un autre chemin (ce que nous aurions peut-être
en commun, c’est le même malentendu : ce que Marcel Duchamp, dans la
peinture, aurait appelé un art rétinien5 ?).

Vous avez décrit certaines de vos ceuvres comme une « musique concrète instru-
mentale ». Qu’entendez-vous par là ?
L’expression se réfère à la « musique concrète » de Pierre Schaeffer. Mais
au lieu de prendre les bruits de la vie quotidienne comme éléments musi-
caux, il s’agit pour moi de comprendre le son instrumental comme message,
comme signe de sa production.
Cet aspect énergétique n’est pas nouveau, mais dans la musique classique,
il avait une fonction plus ou moins articulatoire (la harpe chez Mahler comme
timbale déformée, les cuivres chez Bruckner comme un poumon surhumain,
le pizzicato aigu des violons dans l’ouverture du Roi Lear de Berlioz, que Richard
Strauss comparait à une artère qui aurait éclaté dans la tête du souverain).
Dans la musique sérielle, cet aspect jouait un rôle secondaire, puisqu’il n’était
pas du tout paramétrisable par quantification, et dans la musique électro-
nique, comme tout passe par la membrane du haut-parleur, il était tout à
fait perdu. Avec temA et Notturno, et jusqu’à Accanto, je l’ai placé au centre
de ma conception musicale, et c’est à partir de là que se précisaient la hié-
rarchie et les polyvalences des éléments sonores de mes œuvres. Le son n’était
alors plus compris comme un élément à varier sous l’aspect de l’intervalle,
de l’harmonie, du rythme, du timbre, etc., mais avant tout comme le résul-
tat de l’application d’une force mécanique sous des conditions physiques qui
sont contrôlables et variables par la composition : le son du violon compris

5. Voir Marcel Duchamp : « Entretien Marcel Duchamp – James Johnson Sweeney », dans
Duchamp du signe, Écrits, réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975,
p. 183 : « (…) la couleur (…) n’est qu’un des moyens d’expression et non le but de la pein-
ture. En d’autres termes, la peinture ne doit pas être exclusivement visuelle ou rétinienne ».

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202 DES PARADIS ÉPHÉMÈRES

et réglé comme résultat d’une friction caractéristique entre deux objets carac-
téristiques, comme une version particulière parmi d’autres modes de friction
et d’autres objets qui, jusqu’alors, n’appartenaient pas à la pratique philhar-
monique. Ce qui conduit à l’expérience du bruit et du son dénaturé comme
partie intégrante d’un continuum caractéristique.
Mes œuvres qui participent de cet aspect ont provoqué de véritables scan-
dales, y compris sur la scène de la soi-disant avant-garde qui, à l’époque, sem-
blait pourtant être immunisée contre toute sorte de provocation : ce fut le cas
avec Air à Darmstadt en 1969, avec Kontrakadenz à Munich en 1971, partout
où l’on a joué temA et Pression, puis avec Klangschatten à Varsovie en 1978,
avec Tanzsuite à Donaueschingen en 1980. Ces scandales provoqués inno-
cemment m’ont conféré une auréole de saint Jean-Baptiste dans le désert des
bruits, spectre obligé dans le parc des sensations avant-gardistes.
On a essayé d’expliquer cette musique comme refus de la beauté : geste
moral et polémique – n’oublions pas que c’était l’époque des étudiants révol-
tés. Enfin, après toutes ces fanfares structuralistes ou surréalistes, j’étais parmi
les premiers à me souvenir de cet idéal de beauté dans l’art qui exige juste-
ment que l’idée de beauté se redéfinisse toujours, afin qu’elle reste vivante.
Dans ce sens, chaque innovation représente au fond une telle polémique
involontaire par sa confrontation avec la commodité générale.
L’idée d’une « musique concrète instrumentale » a signifié pour moi une
poussée décisive dans le développement de mon travail. Elle m’a aidé à me
débarrasser des carcasses. Au fond, je n’ai jamais abandonné cette idée jus-
qu’à aujourd’hui. Mais dans mes compositions depuis Harmonica, je l’ai modi-
fiée, sublimée, relativisée aussi, je l’ai adaptée et intégrée dans d’autres hié-
rarchies du matériau sonore. Dans un certain sens, comme l’oiseau quittant
son nid occupé par d’autres, j’ai fui ces déformations du jeu instrumental et
l’aspect bruitiste des sonorités qui en résultent. Dans le paysage que je m’étais
rendu accessible, des touristes se promènent aujourd’hui. Cela m’a conduit
en quelque sorte à me rapatrier, et je suis en train de découvrir ce que je
croyais connaître déjà. Je lis parfois des analyses comme celle de Mouvement,
une pièce que j’ai écrite plus tard, dans laquelle l’auteur s’étonne de l’orga-
nisation des hauteurs qui lui semble contradictoire avec l’idée d’une «musique
concrète instrumentale ». Voilà que le tiroir ne fonctionne plus bien. Ce sont
les petits accidents inévitables si l’on oublie que la créativité – bien qu’elle
n’oublie rien – jamais ne s’arrête.

Traduction Peter Szendy

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


SUR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES
(1995/2002)

Parler d’une œuvre signifie pour moi décrire la conception du matériau


articulée en elle, ainsi que mettre en lumière les différentes relations dans
lesquelles cette conception se situe et qui la définissent. L’aspect transcen-
dental de l’œuvre, c’est-à-dire sa cohérence esthétique et poétique, n’est pas
négligé alors : il résonne à travers toutes les observations qui seront faites.
Malgré ce côté sélectif et incomplet, et sans même parler de l’imperfection,
choisir une autre approche voudrait dire s’égarer.
Dix-neuf ans avant Reigen j’avais conçu mon premier quatuor, Gran Torso.
J’avais développé alors l’idée d’une « musique concrète instrumentale », dont
les catégories ne pouvaient plus être déterminées au premier chef par les
paramètres habituels, mais par l’aspect corporel et énergétique lors de la pro-
duction du son, ou du bruit, toujours différemment utilisé. Cette concep-
tion avait été confrontée pour la première fois dans Gran Torso à l’effectif tra-
ditionnel qu’est le quatuor, objet de tabous à travers sa familiarité même.
Dans les compostions d’orchestre qui avaient précédé, Air et Kontrakadenz,
j’avais modifié par la bande l’effectif donné de départ en allant dans le sens
d’un tel réalisme sonore par l’introduction d’une percussion élargie et d’acces-
soires : dans Air, des badines qui fouettent l’air, des branches qui se cassent
en craquant, ou encore les sonnettes électriques qui crépitent ; dans
Kontrakadenz, c’était l’insert d’émissions radio, l’eau qui clapote dans des bas-
sines en zinc que l’on agite, ou des blocs de polystyrène aux sonorités sif-
flantes. Tout cela simplifiait en fin de compte la confrontation nécessaire de
l’écoute avec elle-même : sans l’émousser, ce stratagème facilitait l’accès,
aidait à « diriger les antennes » et rendait beaucoup de choses plus plausibles.

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204 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

Dans Gran Torso de telles échappatoires n’existaient plus. La pratique ins-


trumentale habituelle devait elle-même être élargie, voire dénaturée. Les
habitudes d’écoute et d’interprétation liées à l’effectif choisi opposaient une
résistance — « leur » résistance – à mes conceptions poétiques, sonores et syn-
taxiques de départ. Résistance fructueuse cependant, et qui m’avait permis
d’affiner, de préciser et d’élargir mes visions et mes moyens composition-
nels. Les sons et les bruits n’entraient pas en opposition, mais naissaient tou-
jours les uns des autres de manière différente. (Ainsi le son sans hauteur (ton-
los) de l’archet, résultat perceptible de la transformation d’un mouvement de
trémolo, déformé par un ralenti, qui glisse sur les cordes jusqu’au chevalet,
ou bien le con legno battuto sur les cordes étouffées : ici comme moyen d’arti-
culer le silence au ppp, là comme variante d’une impulsion de pizzicato ou
d’autres actions percussives ; produit par un coup vertical de l’archet contre
la corde, cette action pouvait être reliée à toute une série d’autres manières
d’utiliser l’archet, sautillant, jeté, balayant ou tiré, repérables comme des
bruits différenciés, mais en même temps comme des hauteurs précises, dans
un contexte qui s’éclaire dès lors différemment). Comme dans l’étude pour
violoncelle Pression, l’aspect énergétique, mis en œuvre de manière polyva-
lente, se thématisait finalement lui-même. C’est à partir de son « dévelop-
pement » (Durchführung) que tout s’enflamma.
Lorsque j’ai conçu Reigen en 1988-1989, j’étais conscient du fait que le
seuil d’innovation que Gran Torso avait représenté, en tout cas pour moi,
constituerait la référence pour jauger tout nouveau travail sur cet effectif. Je
ne devais pas me servir simplement des moyens déjà développés, ni céder
sur le terrain acquis. Il s’agissait d’aller plus loin à partir de ce point-là, ce
qui signifiait : aller « plus profond » et considérer avec encore plus de pré-
cision – et un regard qui s’était sans doute modifié entretemps – le paysage
déjà défriché. (Cela incluait, et pas seulement dans Reigen, une réflexion sur
ce qui avait été écarté naguère, une « réconciliation » avec ce qui avait pen-
dant un moment paru obsolète, éléments mélodiques, rythmiques, harmo-
niquement déterminés, voire consonants, réconciliation qui ne devait pas
signifier quelque retraite vers un état précritique, mais plutôt une intégra-
tion en vue d’un trajet qu’il fallait de toute façon poursuivre de manière
cohérente.)
De fait, le paysage sonore cultivé dans Gran Torso s’est élargi davantage
dans Reigen, vers l’intérieur aussi bien que vers l’extérieur.
Du point de vue de la technique sonore, l’œuvre se présente comme un
champ de catégories qui se complète et se transforme en même temps : il est
d’abord déterminé par le jeu flautato, dont les composantes acoustiques seront
explorées, alors que l’espace ainsi délimité se transforme progressivement
en un paysage qui lui est diamétralement opposé, fait de champs de pizzi-
catos articulés de façon extrêmement diversifiée. ( J’emprunte l’expression

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 205

flautato aux Varianti de Luigi Nono, même si le sens et le traitement pratique


ne coïncident pas exactement dans les deux cas.)
Le mode de jeu flautato lui-même, sous sa forme fondamentale et com-
plète, se caractérise ici non seulement par un passage de l’archet assez rapide
et en même temps sans pression, « soufflé », sur une corde que la main
« étouffe » légèrement, mais aussi par le déplacement concomitant de l’archet
du chevalet (et avec le talon de l’archet) vers le point d’appui des doigts (avec
la pointe de l’archet). Sur le violoncelle, c’est logiquement l’inverse : mou-
vement du chevalet avec la pointe de l’archet vers le tasto ou point d’appui
des doigts et le talon de l’archet. (La sonorité d’harmoniques elle-même doit
être évitée avec ce mode de jeu ; elle représente une autre partie de la hié-
rarchie des catégories).
Ce mode de jeu, qui « ombre » le son dans d’autres de mes œuvres mais
n’y a qu’un sens périphérique, représente ici ce que je nommais dans ma pre-
mière introduction à l’œuvre « de l’air tiré des sons ». Le flautato représente
tout d’abord le centre sonore, mais aussi le point tournant et le lieu de redis-
tribution d’un réservoir riche et caractéristique de variantes sonores et brui-
tées. Elle sert de médiation entre une absence totale de son et une belle conso-
nance saturée de do bémol majeur.
Grâce au déplacement de l’archet du chevalet vers le point d’appui des
doigts sur les cordes (mais aussi grâce à un glissando «sphérique» que la main
gauche doit exécuter de temps à autre, en partant ou en atterrissant tout
contre le chevalet – dans les «neiges éternelles » comme disent les musiciens)
le bruissement s’ouvre progressivement sur le champ des hauteurs recon-
naissables.
Le déplacement lui-même de l’archet, partie intégrante du jeu flautato,
provoquera, suite à la distance qui s’agrandit ou se rétrécit entre le chevalet
et le point d’appui des doigts sur la corde, un glissando de l’élément bruité
vers une plus grande clarté. Il s’accompagne d’un crescendo de la hauteur
fixe déterminée par la position de la main, qui scintille à travers le bruisse-
ment dès que l’archet atteint le milieu de la corde ; vers les extrémités des
cordes, c’est le bruit qui prédomine. Avec un déplacement total de l’archet
vers le chevalet, la hauteur déterminée par la position des mains disparaît
entièrement dans un bruit de friction.

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206 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

Exemple 1

Pris en soi, le bruit de friction sans hauteur audible, qui est normalement
un phénomène marginal de ce mode de jeu, forme alors, avec d’autres modes
de jeu analogues – sur la volute, la cheville, le sillet, sur le cordier, mais aussi
dans les positions extrêmes et presque « arctiques » ou encore sur la sourdine
de bois vers la fin de la pièce – tout un répertoire caractéristique de «variantes
de bruissement », que l’on pourra utiliser comme telles.
Le fait que le son se « noie » passagèrement dans le bruit silencieux de la
friction sur le chevalet permet une modification « cachée » de la position :
quand l’archet revient, le son flautato émerge, avec une autre hauteur, du
bruit sur le chevalet dans lequel il avait sombré auparavant.
Ces disparitions et ces retours modifiés sont soulignés dans Reigen par des
figures que l’on pourrait qualifier de façon un peu risquée de «variantes de trilles».

Exemple 2
Mesures 26-28.

À travers de multiples déformations, ceux-ci font alors l’objet d’un «exer-


cice» aussi bien que d’un «exorcisme» – on les chasse d’emblée de la pièce
pour ainsi dire. La variante la plus riche se présente comme une texture de tutti
jouée ordinario et constituée de figures rapides, qui se rassemblent en un champ
polytonal de glissandos d’harmoniques (réels ou artificiels), et conduisent à
nouveau vers le domaine du son silencieux (voir partition, mesure 85-112).

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 207

Exemple 3
Partition page 18 (transposée : violon 1 et violoncelle sonnent
un demi-ton plus bas, violon 2 un ton plus bas).

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208 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

Un « super-instrument »
La texture en tutti qu’on vient de décrire est alors l’objet, par une syn-
chronisation de la dynamique et un déplacement parallèle des archets vers le
chevalet puis à nouveau vers le milieu des cordes, d’une disparition dans une
quasi-absence de son, puis sa résurgence nouvelle, exactement comme dans
le cas des sons flautato simples auparavant: ce qui se passait pour chaque son
instrumental isolé est transposé sur l’ensemble de l’appareil instrumental.
De manière répétée, et toujours croissante, nous serons confrontés au
cours du déroulement général à un seul appareil sonore à seize cordes, trai-
tées presque en homophonie.
En voici d’autres formes :
– l’unisson et le bruissement en unisson, c’est-à-dire la démultiplication
synchrone du son ou du bruit (ce qui, lors d’une « suppression » successive
d’instruments isolés, met en lumière de façon particulière le son qui sub-
siste par soustraction et le fait changer de valeur).

Exemple 4, mesure 27.

– une «paraphrase» par division du travail pour ainsi dire des modes de jeu
«simples»: par exemple une sorte de flautato «composé» par synchronisation
de sonorités d’harmoniques sans impuretés, voire rendus incandescents par
l’unisson de l’une des moitiés du quatuor, avec un bruit de friction rendu de son
côté plus intense par la doublure que réalisent les deux autres instrumentistes

Exemple 5, mesure 169.

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 209

Une variante particulière de telles sonorités ombrées consiste dans la


conduite parallèle de sons très éloignés dans l’espace.

Exemple 6, mesures 177-180.

Ce fut l’une des vertus de la construction d’un tel « super-instrument », à


partir de composantes constituées par les formes sonores et les modes de jeu
« simples », que de m’aider pendant la composition à aller vers un élargisse-
ment et une nouvelle définition dialectique des relations sonores qui sem-
blaient d’abord déterminées uniquement de manière physique, définition
impossible à atteindre par le seul moyen d’une idée formelle spéculative et
détachée, qu’elle fût abstraite ou concrète, idée sans laquelle l’orientation sur
les sons concrets aurait en revanche dégénéré en un pur jeu de démonstra-
tion de sonorités herborisées.
Dans les fonctions de ce « super-instrument », j’inclus l’écriture en hoque-
tus de séquences formées par les entrées simultanées de quelques instruments,
ou de tous. Cette écriture prolonge – de manière pour ainsi dire déperson-
nalisée – le geste quasi motivique du début, indiqué – puis aboli – par les
« variantes du trille ».
L’idée d’une «super-séquence» est un embrayeur essentiel dans le proces-
sus de transformation qui caractérise cette œuvre. Elle sert de pont entre les
structures de flautato du début et les champs de pizzicatos qui vont progressive-
ment éliminer tout le reste à la fin. Considéré du point de vue de la «super-
séquence» qui la suscite, on pourrait saisir cette écriture tout aussi précisément
grâce à l’image d’un «arpège» plus ou moins étendu, qui se constitue par l’entrée
successive de sources sonores homogènes pour former un champ global, lequel
s’imprime – avec l’entrée espacée et irrégulière de ses composantes, et en géné-
ral sans «pédale forte» — comme une unité sonore virtuelle sur «l’écran inté-
rieur», à savoir la mémoire de l’auditeur (voir les ex. 7, 8, 10 et 14).
Il faut mentionner encore la position étouffée : en se posant légèrement
sur les cordes, la main gauche les empêche toujours de résonner librement
et intensifie la perception des bruits « parasites ». En se soulevant, elle libère
d’autre part les cordes à vide. Quand cette position étouffée est utilisée, elle

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210 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

met soudain pour ainsi dire « la main devant la bouche », avec un geste érup-
tif et sans frein du poussé de l’archet. Il se produit alors un effet de « coui-
nement » : la courbe dynamique qui monte rapidement comme une « implo-
sion » pour être aussitôt coupée, renverse à peu près la courbe de l’impul-
sion « explosive ». Elle s’avère en somme comme un « pizzicato inversé ».

Exemple 7, mesure 124.

Exemple 8, mesures 143-144.

(En 1958, en recopiant pour moi des enregistrements sur bande magné-
tique dans la maison de mon professeur Luigi Nono, je tombai sur un docu-
ment d’Arnold Schoenberg, déjà âgé, et qui racontait des histoires à ses
enfants. Croyant qu’il s’agissait d’une bande enregistrable sur les deux côtés,
je copiai aussi l’autre face. Défilant à l’envers, la voix de Schoenberg, qui
racontait sur la bonne piste des histoires enjouées et enrouées, que j’écoutais
naïvement et avec dévotion, sonnait pour moi dans une langue « étrangère »,
suscitant aussi un « enthousiasme fanatique » grâce à ce même effet d’implo-
sion arrachée, dû aux plosives qui défilaient à l’envers…)
Le moment-clef, assez discret, où les deux modes de jeu opposés se ren-
contrent, se situe aux mesures 183-184. Il est vrai que le « poussé » en cres-
cendo n’y est déjà plus étouffé : il s’est libéré et devient un « laissez vibrer »,
formant ainsi avec le pizzicato de la corde à vide un intervalle de seconde
dont les résonances combinées s’éteignent.
Ce serait là en somme le centre musical, le pôle magnétique autour duquel
évolue le globe sonore, passant du versant des sons flûtés vers celui des piz-
zicatos situé aux antipodes.

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 211

Exemple 9, mesures 183-184.

Le véritable milieu formel – le pôle «géographique» – se situe en revanche


là où, en prolongeant la projection des séquences déjà décrites, les hauteurs
disséminées d’un accord de sol majeur au premier renversement sont célé-
brées dans un «arpège» très étendu, si bien que cette distance spatiale et tem-
porelle les détonalise en même temps : c’est à la fois une « séquence », un
« arpège » et une structure articulée énergétiquement.

Exemple 10, mesures 221-224.

Le paysage de pizzicatos, qui s’ouvre poco a poco, consiste en un large spectre


de variantes. (Quelques éléments précurseurs l’annonçaient dès la première
mesure, grâce à tout un ensemble de sons qui contrecarrait ou contrepoin-
tait en permanence le jeu flautato par des impulsions simples : de légères
ponctuations col legno, des coups d’archet très brefs, des battements ou actions
à forte pression de l’archet, cristallisés en partie dans des rythmes angu-
leux, souvent pointés. Par accumulation de saltandos et certains trémolos
esquissés, qui s’y apparentent, ceux-ci produisent à nouveau une médiation
avec le geste du flautato de l’archet et la hiérarchie qu’il établissait. Cependant,
ils préfigurent déjà le jeu en pizzicato qui prédominera plus tard.)
Quant aux différentes variantes du pizzicato, on ne saurait en montrer la
variété et les formes d’interaction sinon par une lecture de la partition elle-
même. Sous forme d’harmoniques d’octaves ou de douzièmes qui résonnent
sans être étouffées (ex. 11a), elles sont étroitement liées aux levées en har-
moniques qui résonnaient également en toute liberté. Des formes secondaires
s’y mêlent, sous forme d’accents col legno battuto (ex. 11b et 11c), ou pressés
avec l’archet. Des doubles sons se constituent par la combinaison des cordes

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212 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

en deçà et au-delà du chevalet (11d), également sur la Ire et la IVe corde en


même temps, à distance d’une double octave (11e), voire en posant la vis de
l’archet sur la corde à vide dans la nuance ppp, si bien que les deux segments
de la corde sont mis en vibration à la fois (11f), ou tout simplement par des
secondes mineures jouées en étouffé (11g). Les actions arco apparaissent ici
progressivement comme des corps étrangers ou servent tout au plus pour pro-
longer artificiellement des effets de résonance.
Exemple 11

a) mesure 231. b) mesure 239.

c) mesure 245. d) mesure 236.

e) mesure 280. f) mesure 246.

g) mesure 241.

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 213

À partir de la mesure 280 les archets sont mis de côté. Le quatuor est
devenu une guitare imaginaire, avec différents niveaux de combinaison
des cordes : Salut für Caudwell envoie ses salutations… Des accords arra-
chés avec le plectre forment un geste global, à la manière d’un hoquetus. Sont
alors imbriqués rythmiquement huit types de pizzicatos différents, qui confè-
rent à cette « super-séquence » un relief structural :
Exemple 12

Pizzicatos à distance de sixte mineure ou pizzicatos consonants.

Harmoniques naturels
(2e et 3e harmonique naturel).

Harmoniques random (aléatoires), si possible résonants,


produits en effleurant ad libitum les cordes et en les libérant de nouveau,
dans la zone au-delà du quatrième son partiel.

Pizzicatos produisant des hauteurs non reconnaissables


en pinçant directement près du chevalet.

Pizzicatos fermes, les plus aigus possibles.

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214 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

Derrière les cordes.

Cordes à vide.

(Les parenthèses autour de la clef de sol s’expliquent par la scordatura «sau-


vage », sur laquelle on reviendra ; celle-ci ne permet aucune détermination
précise des hauteurs résultantes, même si les positions sont précisément fixées.)
Au plus tard avec l’apparition de la sonorité des quatre cordes à vide,
mais surtout au moment où elle se trouve doublée, triplée ou quadruplée,
naissent des «sons par soustraction» formés par les restes de mélanges sonores
(allant jusqu’à seize voix), et qui résultent de l’étouffement de cordes toujours
différentes.

Exemple 13, mesure 274.

Le réseau temporel mis à mal


« La structure est une polyphonie d’agencements » : mon ancienne défi-
nition était toujours à portée de main depuis ma typologie sonore des années
1960, où la sonorité et la forme, l’expérience sensible et intellectuelle se ren-
contrent et se fondent l’une dans l’autre, comme en une sorte de « double
corde » qui combine la structure sonore et la sonorité structurée. On pour-
rait l’appliquer sans problèmes au début de Reigen en l’analysant avec préci-
sion : des ordonnancements de flautato, de familles d’impulsions, de gestes-
mouvements (saltandos/trémolos) se superposent ou interagissent. Ils se règlent
en cela sur les éléments d’un réseau qui articule le temps et qui a été généré
auparavant pour toute l’œuvre: une pulsation en somme, qui court de manière

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 215

souterraine, extrêmement irrégulière, découpant et réglant a priori l’ensemble,


représentée dans la partition par une « bande rythmique » placée au-dessus
des instruments. (Les hauteurs qui y sont notées, et qui proviennent, comme
on peut le remarquer facilement, de manipulations dodécaphoniques, servent
uniquement pour la vérification éventuelle du principe de génération. Elles
ne jouent aucun rôle pour le système des hauteurs de la pièce.)1
Au fur et à mesure, les événements sonores mis «en réseau» se braquent
cependant contre celui-ci: leur structure rythmique interne déchire en somme
ses mailles de l’intérieur. Là surtout où se forment des séquences en hoquetus,
qui pourront même produire des rythmes d’une certaine plasticité, le réseau
a quasiment perdu toute fonction, ne marquant plus qu’un cadre temporel glo-
bal. C’est pour cela qu’on renonce à partir de la mesure 280 à le reproduire
sur la portée supérieure, où apparaît en revanche la somme rythmique de ce
qui se constitue à partir de l’interaction complémentaire des gestes instru-
mentaux. Ceux-ci se cristallisent passagèrement en un «Quasi-Walzer» (Ex. 14),
dont les gestes rythmiques, très distendus, vont enfin former dans l’«épilogue»
le squelette temporel latent de la fin de l’œuvre : le rythme « intérieur » est
devenu lui-même un réseau temporel – le «recul» est ainsi un pas en avant…
C’est justement une telle simplification de l’agencement structurel qui se
donne à voir comme le produit (intermédiaire) d’une représentation du temps
qui était toujours restée d’ordre spatial. Si les événements apparaissent certes
successivement et se coagulent d’un point de vue mélodique et rythmique
grâce à leur caractère homogène, ils ne forment pourtant pas en dernière ana-
lyse une succession, mais une coexistence complémentaire : c’est l’« arpège »
d’une sonorité, d’un espace ou d’un champ global et imaginaire, qui se rami-
fie de manière diverse. (Dans des œuvres comme Ein Kinderspiel et Tanzsuite
mit Deutschlandlied, en particulier dans le «Siciliano», il y a des exemples appa-
rentés à ce type de structure, et dont la complexité réduite ouvre alors un
espace pour l’aura des sonorités – mettant en jeu du coup des complexités
plus complexes, qui relèvent par exemple de gestes citationnels).

L’harmonie et la scordatura
L’élément harmonique « règne » par principe là où la musique est fondée
sur les hauteurs. En revanche, partout où les hauteurs sont devenues les par-
ticules de traits caractéristiques établis en liaison avec d’autres catégories
sonores, il faut les définir de façon nouvelle en tenant compte de cette dépen-
dance. Une harmonie composée de manière «strictement» intervallique peut
aussi déranger, c’est-à-dire saboter une perception renouvelée (… qu’est-ce
qui est plus fort, ut majeur ou un pizzicato ?).

1. Dans la nouvelle version de la partition, ce réseau n’apparaîtra plus, résumant seulement


à partir de la mesure 281 l’hoquetus formé par les instruments (note de H. Lachenmann).

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216 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 217

Exemple 14, pages 52-53.

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Exemple 15a

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 219

Dans Reigen, les systèmes de hauteurs sont déterminés au début par le


total des douze sons d’un côté, et de l’autre par des champs d’intervalles
soit constants, soit qui s’élargissent ou se rétrécissent au fur et à mesure
(voir exemple 15a et 15b).

Exemple 15b, hauteurs du début.

Ces systèmes sont de plus en plus imprégnés par des sonorités relevant
d’un « son naturel fabriqué », à savoir celui qui est propre aux « objets mani-
pulés » : le son des cordes à vide par exemple, avec leurs spectres harmo-
niques respectifs, celui des cordes derrière le chevalet, mais aussi tous les
sons et bruits qui « résultent » au sein d’un mode de jeu développé spéciale-
ment et que l’on peut en tant que tels mettre en rapport avec d’autres sono-
rités « naturelles » : le bruit (tonlos) de la friction, le son complexe produit par
la corde fortement écrasée devant ou derrière le chevalet, l’explosion aussi-
tôt étranglée de la corde, le bruit du col legno distillé grâce aux cordes étouf-
fées par la main gauche.
La résonance d’harmoniques d’octaves en pizzicato, fonction de l’accord
de la corde, fait partie de cet ensemble au même titre que la friction sans son
audible sur la volute. L’élément harmonique, ainsi évoqué comme en pas-
sant – sa « tonalité » – c’est celui d’une présence « naturelle » physique, sans
intervention du compositeur, donnée a priori par les conditions mécaniques
et physiques liées à la structure des instruments. Dans le cas de Reigen, cette
« nature » est manipulée d’emblée, et quasiment « préparée », par une scor-
datura présente dès le début, puis par ses différentes modifications. C’est
d’elles qu’on déduit le son propre d’un « super-instrument ».
Cette disposition chromatique permet à certains moments un jeu de qui-
proquo entre une harmonie « artificielle » et une harmonie « naturelle ». La
plupart des séquences harmoniques, surtout vers le milieu de l’œuvre, qui
apparaissent comme savamment organisées, ne font en réalité que rassem-
bler le répertoire disponible de leurs hauteurs propres, filtré selon certains
modes de jeu :

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220 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

Exemple 16

Grâce à la scordatura choisie on ne dispose cependant pas de toutes les


douze hauteurs chromatiques sur les cordes à vide. Dans le champ déjà men-
tionné de glissandos d’harmoniques en superposition (mesures 96-110), il
faut alors recourir en certains endroits à des « harmoniques naturels artifi-
ciels » – en somme des « attrapes » de glissandos en harmonique jouées avec
des hauteurs réelles sur des cordes à vides fictives – figures qui cependant ne
relèvent pas d’une simple imitation mais sortent du rang en ajoutant leurs
constellations d’intervalles propres, et qui dérivent de la « nature » à imiter.
À partir de la mesure 117, la sonorité globale est à nouveau manipulée,
puisqu’on y établit passagèrement une « scordatura artificielle » : les instru-
mentistes maintiennent avec la main gauche des positions de quatre hauteurs
qui – un peu comme les cordes à vide elles-mêmes – ont un rapport de com-
plémentarité chromatique entre elles. Elles forment ainsi un manuel d’orgue
artificiel, sur lequel seront produites différentes actions en flautato regrou-
pées en séquences globales (Super-Sequenzen).

Exemple 17

À partir de la mesure 297, en filtrant toujours autrement les sons pincés sur
la «super-guitare», la musique va droit dans le mur de sa scordatura d’origine.
Or, même les coups de poing sur les touches d’un clavier bien tempéré
ne produisent rien d’autre, comme l’on sait, que des clusters diatoniques ou
pentatoniques. Et quelle que soit la fureur avec laquelle on souffle dans son
harmonica, il n’en sortira rien d’autre que l’accord parfait pré-programmé.
C’est à ce moment de Reigen que le cadre intervallique fixé se renou-
velle encore une fois grâce à une scordatura sauvage opérée au beau milieu

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 221

de l’exécution. Chacun des musiciens dispose d’un temps différent pour désac-
corder davantage son instrument, sauvagement car selon un intervalle des-
cendant indéterminé, alors qu’il doit choisir pour chaque corde un tour de
vis différent, afin d’éviter à partir d’ici les rapports de quinte.
À la fin, la sonorité de tutti, déformée entretemps par la scordatura sau-
vage, va libérer – avant que sa répétition largement rythmisée ne se bloque
jusqu’à en devenir méconnaissable – un « chant » à seize voix : après chaque
pincement, une autre corde non étouffée va résonner: dernière forme d’appa-
rition de la catégorie « méta-mélodique » dont il a été question plus haut à
propos de la « séquence en hoquetus ».

Exemple 18

Épilogue
Sur ce clavier de seize cordes « désespérément désaccordées », transfi-
gurées par le jeu arco con sordino, clavier impossible à contrôler davantage,
l’« épilogue » va être joué. Parmi toutes les réminiscences qu’il célèbre, sous
des conditions qui ont changé à présent (et alors que le trémolo en ritardando
salue de loin Gran Torso), c’est surtout l’évocation du flautato, qu’il fallait jouer
au début tel un souffle léger, qui subit la modification la plus sensible. Comme
le mouvement obligé de l’archet qui s’effectuait au début entre le chevalet et
la touche est maintenant exécuté avec une forte pression d’archet, la modi-
fication du degré de clarté de la part bruitiste (auparavant plutôt discrète)
se présente directement à la lumière de la perception comme un glissando
de hauteurs qui vrombit doucement, glissando montant ou descendant selon
que la position d’étouffement étrangle ou non la partie grave et donc pré-
dominante des cordes.
La mesure 374, faite de tels glissandos descendants aux deux violons qui
se superposent en alternance, est répétée ad libitum, et théoriquement ad infi-
nitum. C’est un point qui est presque toujours atteint dans mes compostions,
parfois même à plusieurs reprises : un moment où la musique, comme un
point d’orgue sonore, s’immobilise, se perd ou se retrouve en un mouvement

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222 S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES

Exemple 19

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S UR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES 223

d’ostinato, avant de « repartir ». C’est le moment du regard jeté alentour lors


d’une ascension en montagne, d’une pause où l’on prend une respiration pro-
fonde : inexplicable dans son intensité sans l’effort qui l’a précédé. La tem-
poralité dynamique de l’ascension diffère de celle statique et hors-temps du
paysage que l’on arpente. Deux temporalités s’interpénètrent : la musique à
la recherche d’une non-musique. Il n’y a rien ici d’une magie qui chercherait
à dominer l’écoute, mais un espace ouvert qui la captive, afin de lui mon-
trer l’issue libre qu’elle a atteinte – ou pourrait atteindre.

Traduction Martin Kaltenecker

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


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LA MUSIQUE EST MORTE
(1996)

Mesdames et Messieurs,

Nous ne saurions célébrer tranquillement, voire en toute liesse, cet anni-


versaire. Les menaces récentes formulées à l’encontre de Donaueschingen
et la vision d’une épée de Damoclès – quelle que soit la hauteur où elle est
suspendue – nous auront par trop effrayés. Ce qui est en jeu, je tenterai de
l’articuler à ma façon.
« Dieu est mort ». Paradoxalement, c’est seulement un esprit aussi pas-
sionnément religieux que Friedrich Nietzsche, toujours à la recherche de
Dieu et, à la fin des fins, profondément croyant, qui a pu prononcer une telle
phrase, que la pensée métaphysique, depuis lors, sent dans les os. Quant à
moi, avec tout mon respect, et en prenant un risque dont je suis conscient
– avec une certaine peur aussi, pour tout dire, face à une si illustre assem-
blée – je me réclamerai de la même dialectique pour dire : LA MUSIQUE
EST MORTE.
La musique en tant que langue emphatiquement rehaussée, qui nous ras-
semblerait a priori et de façon magique autour du Son, comme cela allait de
soi à l’époque et dans les œuvres de Bach, Beethoven, et ce jusqu’à Wagner
et au jeune Schoenberg, cette musique-là est morte aujourd’hui. Le fait qu’une
vie musicale florissante se déploie autour de nous, cultivant la tradition de
façon méritoire, et guère négligeable non plus comme facteur économique,
n’y change rien ; c’est une vie qui répond à tous les niveaux – et qui peut
aussi les trahir à l’occasion – à nos besoins en matière de magie collective,

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226 LA MUSIQUE EST MORTE

de transcendance et de beauté, bref, à notre besoin d’une « édification de


l’âme ». Que la musique contemporaine et que nous, les compositeurs, nous
profitions de ces institutions de la vie musicale et soyons même dépendants
d’elles, n’influe guère sur cette prise de conscience.
Je dis donc malgré tout LA MUSIQUE EST MORTE, et le fait que la
plupart de nos contemporains cherche refuge auprès de la musique d’hier,
comme si cela allait de soi, confirme en fin de compte cette observation (pro-
bablement liée de façon causale à la constatation de Nietzsche).
L’esprit humain n’est pourtant pas arrivé à sa fin : la créativité est vivante,
composer et faire de la musique sont des activités qui nous passionnent tou-
jours autant et nous rendent toujours aussi heureux. Composer face à cette
situation ne signifie plus seulement « inventer de la musique », mais bien plu-
tôt trouver la musique, c’est-à-dire développer continûment et au sein de
chaque œuvre le concept de « musique » lui-même, donc quasiment épeler
le mot « musique » et le raviver à nouveau. Donaueschingen est le lieu où
cette idée peut trouver un (et peut-être « son ») asile. C’est ici qu’elle « vient
à elle-même ». Ici se rencontrent dans cette perspective différents projets,
dont l’enjeu représente davantage que des « constructions sonores intéres-
santes » : plutôt l’idée même d’une musique renouvelée, les visions de ce que
peut être la musique aujourd’hui et ce qu’elle devrait représenter dans un
monde transformé et qu’il s’agit de transformer. Ce n’est pas là un jeu joué
par des insiders, et Donaueschingen n’est d’aucune façon, comme on le dit si
souvent, un « ghetto ». Ce qui est possible ici, pour tous ceux qui aiment la
musique, c’est d’être à la fois fasciné par des techniques et profondément tou-
ché d’un point de vue émotionnel. C’est ce que j’ai vécu moi-même, à l’âge
de quinze ans, quand on a donné des œuvres de compositeurs inconnus alors,
comme Spiel pour orchestre de Stockhausen et Polyphonie X de Boulez en 1951
et 1952, et un peu plus tard la matinée légendaire de John Cage, ou encore
le concert où Varianti de Luigi Nono fut tourné en ridicule et conspué en
1957. L’énumération de tels événements, qui ont laissé des traces profondes
dans la musique, qui ont transformé et renouvelé la façon dont elle se com-
prend elle-même, pourrait se poursuivre jusqu’à notre époque.
Ce côté vivant et cette merveilleuse inquiétude est la marque de fabrique
de Donaueschingen : elle fait de Donaueschingen, par le simple fait d’exis-
ter, un facteur d’irritation fructueuse pour tout le reste de la vie musicale.
Avec sa résonance mondiale, Donaueschingen représente la puce à l’oreille,
une micro-culture qui mériterait à elle seule une société protectrice des
animaux.
C’est le grand Arnold Schoenberg – comme je l’ai constaté avec effroi –
qui a formulé une phrase qu’on nous retourne souvent : « L’artiste a le droit
de tout faire, sauf une chose: ennuyer». Phrase stupide pourtant, fausse même,
sans compter qu’elle commence à nous ennuyer.

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LA MUSIQUE EST MORTE 227

L’art n’a aucunement le droit de tout faire, et l’ennui est une catégorie
par trop subjective : dans bien des cas, il n’est rien que la punition d’une
écoute par trop paresseuse.
J’oppose à cela: l’art ne doit rien qu’une seule chose: défier. Le défi, cepen-
dant, la provocation véritable, à une époque où les provocations font partie
d’une distraction inoffensive, admise, envahissant chaque salon grâce aux
rayons cathodiques, peut uniquement réussir à nouveau – c’est-à-dire toucher
et raviver l’esprit – quand une énergie innovatrice radicale et des exigences
artistiques strictes œuvrent ensemble : là où l’on prend toute la mesure de
notre tradition musicale et des tabous mêmes que représentent les limites qu’il
s’agit de franchir. Ici à Donaueschingen, ces critères comptent pour quelque
chose ; c’est eux qui déterminent l’enthousiasme et les refus, la fascination et
les saturations, les stimulations et l’indifférence face aux œuvres proposées et
les perspectives qu’elles nous ouvrent. L’autorité de la tradition qui s’est déve-
loppée ici pendant soixante-quinze ans nous rend Donaueschingen non seu-
lement précieux et cher à notre cœur, mais unique et irremplaçable.
Certes, sans Donaueschingen, l’Occident ne « sombrera » pas, comme
l’intendant de la radio l’a remarqué récemment avec une ironie moqueuse.
Notre civilisation a survécu à bien d’autres moments de barbarie culturelle
et continuera à végéter encore tant bien que mal.
L’arbre de la culture occidentale, pour parler comme Oswald Spengler,
continuera encore longtemps à étendre ses branches, même si elles sont ver-
moulues de l’intérieur. Cependant, et pour reprendre une remarque que
Clytus Gottwald rapportait à propos de son père, qui en tant que botaniste
devait en savoir quelque chose : un arbre qui ne donne plus de nouvelles
pousses est un arbre mort, si magnifique soit-il. Donaueschingen est quelque
chose comme une (peut-être la principale) pépinière pour un art conçu selon
des perspectives nouvelles, un art qui vise depuis longtemps d’ailleurs à dépas-
ser l’horizon étriqué de l’Occident.
J’aimerais – et cela au moins, je puis le faire au nom, mais aussi à l’adresse
de beaucoup de compositeurs, et pas seulement au vôtre – souhaiter à tous
ceux qui ont reconnu l’importance de Donaueschingen, qui aident et ont
aidé à conserver, à modeler, à maintenir en vie cette institution – et parmi
eux en particulier le magnifique Orchestre Symphonique du Südwestfunk,
mais tant d’autres noms seraient à citer ici – tout le bonheur et tout le suc-
cès ainsi qu’un riche avenir, comme à l’enfant lui-même que nous fêtons.

Traduction Martin Kaltenecker

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE
ENTRETIEN AVEC JÜRG STENZL
(1999)

Il est un compositeur dont le nom n’apparaît jamais dans les discussions autour
d’une musique contemporaine digne de ce nom, celui de Richard Wagner. Les jeunes
compositeurs n’ont même pas pris la peine de le prendre comme cible de leurs polé-
miques. Darmstadt et Bayreuth n’avaient rien en commun – puisque aussi bien ce
n’est pas une révolution musicale, mais une révolution de la mise en scène qui se dérou-
lait alors à Bayreuth.
Cela vient peut-être du fait que nous ne connaissons de Wagner, selon
une opinion répandue, que de la musique fonctionnelle et liée à un contexte
(gebundene). Et je peux très bien imaginer que dans les années d’après-guerre,
au sein des laboratoires de l’avant-garde où l’on recherchait de nouvelles
conceptions de la syntaxe, on ne savait trop quoi faire de l’art sonore wag-
nérien, fruit d’une division du travail, avec toute cette magie produite
presque de façon industrielle, un objet qui révèle un haut degré de tech-
nicité mais repose sur un langage qui ne se questionne jamais lui-même.
Et cela d’autant plus que les figures sonores sont toujours saturées chez
Wagner d’une expressivité dont il fallait précisément dépasser l’idée qu’elle
allait de soi. Une conscience musicale qui s’orientait de façon nouvelle
devait glisser sur tout cela, sous peine de se perdre dans le trou noir de la
« profondeur du sublime » wagnériens.
Cependant, depuis que Ligeti s’est publiquement exprimé sur Mahler, et
Schnebel sur Schubert et Debussy, donc au moment d’un nouveau tour-
nant dans les années soixante, où l’on se permettait quand même – et par la

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230 MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE

force des choses – quelques regards en amont de l’École de Vienne, Wagner


s’est aussi rappelé aux esprits. Je me souviens de mes propres séminaires à
la Hochschule pour la pédagogie musicale à Ludwigsburg, où le début de L’Or
du Rhin devait servir d’exemple pour une musique « métatonale » – avec le
début de la Symphonie alpestre de Strauss – et illustrer ce que j’appelais le « son
fluctuant », ainsi que son corollaire, la « fluctuation sonore », au sein de la
typologie sonore que j’avais conçue alors, et où tout s’ordonnait autour de
l’idée d’un « son structuré » et/ou d’une « structure sonore ». La consonance
qui, en tant que champ harmonique naturel, est ici détachée d’une progres-
sion d’accords, et dont la polyphonie interne – comme une « structure abso-
lue » pour ainsi dire – ne se réfère qu’à elle-même, consonance que l’on
perçoit comme un paysage acoustique, comme une situation, comme immo-
bilisée, comme un temps structurellement perforé – une telle expérience
n’était possible dans le cadre de la musique de notre tradition que là où le
temps et le son étaient poussés vers leurs limites extrêmes : chez Schoenberg,
c’était l’émancipation de la dissonance ; ici, la consonance s’émancipait tem-
porairement. Cependant, tout cela n’est pas exactement un acquis wagné-
rien. Chez Schubert déjà, il arrive que rien n’avance pendant un certain temps
du point de vue harmonique, afin que s’opère une descente dans le son ou
une certaine forme d’expressivité. On peut penser aussi à la « Scène au ruis-
seau» de la Symphonie pastorale, où les fonctions tonales élémentaires du thème
principal, la tonique et la dominante, longuement tenues, apparaissent six
fois, mais structurées différemment du point de vue instrumental – « instru-
mentées » serait trop peu dire ici. Tristan en revanche a pu être admiré, dans
une perspective avant-gardiste, comme une expérience limite de la tonalité
tardive et en même temps comme la transfiguration géniale des impasses
idéologiques et esthétiques de l’individu bourgeois, telles qu’elles se dessi-
naient déjà, et par la suite peut-être comme un objet de référence pour les
compositeurs qui se cramponnaient à « l’atonalité ». Ceux qui essayaient de
prendre au sérieux le prétendu « changement de paradigme », c’est-à-dire
l’émancipation de l’aspect structurel, en référence à Schoenberg et Webern,
n’avaient cure de placer Wagner dans leur arbre généalogique. Rien dans
cette musique ne regardait vers le futur, elle se tenait au bord de l’abîme, elle
contemplait les profondeurs – comme Bruckner contemplait les hauteurs –
quoi qu’on entende par là d’ailleurs.

Même si nous prenons comme exemple ces « compositions de champs sonores », tel
le prélude de L’Or du Rhin ou « L’enchantement de la forêt » dans Siegfried, il ne
s’agit que de moments périphériques de la création de Wagner. Est-ce qu’on ne trou-
vait pas là de simples analogies avec des éléments qui existaient déjà dans la musique
contemporaine ? La musique de Wagner n’aurait alors été en rien comparable à ce qui
fonctionnait chez Webern comme un catalyseur ou, chez Mahler, comme un défi.

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE 231

Chez Wagner, on n’est jamais conduit aussi immédiatement vers la pure


substance sonore que plus tard chez Mahler, voire chez Webern. Ce qui se
nomme Naturlaut chez Mahler – quelque chose d’élémentaire et de nu, sans
artifice aucun, et d’ailleurs à ce point lié à tout le reste qu’en fin de compte
chaque mesure de Mahler est un Naturlaut – nous permet et nous oblige même
de jeter un regard dans les coulisses, ou sur le revers du tapis. Chez Wagner
en revanche, le son est le produit d’un art artificiellement stylisé, d’un raffi-
nement philharmonique, sans aucune réflexivité dialectique (Gebrochenheit),
qu’il s’agisse de l’appel du cor de Siegfried, de l’usine des Nibelungen ou du
chalumeau de Tristan. En contrepartie, ces gestes sont saturés de significations
et d’expressivité, dans l’esprit d’un romantisme embourgeoisé. Cette inten-
sité et ce caractère direct des affects invoqués par la musique wagnérienne,
liés à son idiome même, empêchent l’accès à leur caractère physique et à leur
structure, aspect qui chez Mahler, Schoenberg, Berg et Webern se donne pour
la première fois à nu. C’est cet aspect dont les jeunes compositeurs des années
cinquante au plus tard ont essayé de s’emparer de manière créatrice, en en
faisant leur propos même et en tentant de le gérer à travers des «paramètres»
et des catégories mesurables. Tout comme les récits de Karl May1 ne sont pas
adaptés à des analyses linguistiques, la musique de Wagner, après ce chan-
gement de perspective, ne se prête guère aux analyses structuralistes.
Ce que Wagner a légué cependant à la pensée musicale, par-delà le fossé
de l’École de Vienne, ce fut la prétention à une totalité – qui est pourtant un
legs de Beethoven. Sans elle, la radicalité des nouveaux points de départ
au XXe siècle n’aurait sans doute pas été pensable. Les compositeurs de
l’École de Vienne ont repris à leur compte cette posture, ils l’ont démysti-
fiée, comme les Sériels plus tard, ils l’ont en somme remise les pieds sur terre.
Si l’on veut, la transfiguration emphatique du sujet héroïque – chez Wagner
toujours « destiné à la mort » – se décompose chez eux en une observation
objectivante du « ça », de son anatomie. C’est de cette approche que l’idée
structuraliste tirait sa cohérence. Ne parlons pas des récentes mystifications
maniéristes dont elle fait à nouveau l’objet.

Vu du côté de la musique contemporaine, Wagner apparaissait donc comme un


point final qui n’offrait aucun point de friction pour une réflexion nouvelle, une poé-
tique ou grammaire nouvelles, qu’elle soit structuraliste, qu’elle vise une composition
du son ou qu’elle soit conceptuelle à la manière de Cage.
Bien entendu, et c’était absolument impossible. D’ailleurs, le Wagner de
Tannhäuser, de Lohengrin, on peut tout aussi bien l’oublier ; à ce niveau,
Meyerbeer est plus riche. Cependant, on voit comment le langage tonal,

1. Karl May (1842-1912), romancier populaire, auteur de romans d’aventure situés dans le
Far West et en Orient.

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232 MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE

suivant une dynamique qui lui est inhérente historiquement, s’y défait encore
davantage, par exemple dans des moments comme ce début de L’Or du Rhin.
Mais de ce point de vue-là aussi, il y a des avancées plus risquées chez Liszt
et Bruckner. Une écoute sensibilisée du point de vue structural n’est aucu-
nement une écoute « intellectuellement dérangée » : elle désigne une per-
ception devenue consciente et une individuation nouvelle de la corporéité
immédiate, pure et « épurée » de la matière sonore, en passant par une nou-
velle mise en ordre ou une nouvelle définition des catégories qui la déter-
minent. Dans la musique de Wagner, il n’y a pas de chemin qui conduirait
immédiatement vers ce point, même pas si l’on passe par son instrumenta-
tion, qui reste souveraine. Et relier les martèlements de Siegfried à la mini-
mal music est un peu dérisoire : cela éclaire au mieux leur aspect régressif.
J’ai rassemblé un jour pour mes étudiants une collection d’exemples
sonores montrant les « limites de la tonalité ». Il y avait là l’accord de quartes
dans la Symphonie de chambre de Schoenberg (y compris sa projection avant
la réexposition du premier thème, qui prend tellement d’importance et struc-
ture ainsi la forme), mais également le second thème de la Première Symphonie
de Mahler – une pure consonance de ré majeur, exemple stupéfiant de la dia-
lectique d’un art sans artifice. Il y avait le Poème de l’extase de Scriabine, qui
est dans une large mesure un « champ » à fonction de dominante, exagéré
jusqu’à en être méconnaissable, et qui, dans les dernières sonates pour piano,
se dissout dans une suspension non résolue. Et le prélude de L’Or du Rhin
trouvait effectivement sa place ici, à côté des dernières mesures de la Huitième
de Bruckner et du début de la Symphonie alpestre déjà mentionné, comme
aussi les longs unissons du prélude de Parsifal et le début de la Dixième de
Mahler, qui prend modèle sur la Symphonie en ut, la « Grande », de Schubert.
En ce qui concerne en revanche le prélude de Tristan, qui paraît si révo-
lutionnaire, on a pu démontrer uniquement comment les relations tonales
sont devenues à tel point polyvalentes qu’un accord – et pas seulement le
premier – peut se résoudre en principe sur un grand nombre d’autres et
emprunter des directions différentes – pourvu qu’il y en ait une ! Et chez
Wagner, tout s’enchaîne toujours en fin de compte selon une logique tonale.
Or, la polyvalence est une chose et la dialectique en est une autre. Des har-
monies « émancipées », sans parler de dissonances émancipées, ne signifient
pas en soi un dépassement du langage tonal : tant qu’on peut jouer encore
avec les mécanismes d’une langue, elle reste intacte. À aucun moment, le
langage musical de Wagner ne doute de lui-même – il fonctionne. Aucun
craquement dans les poutres. Chez Beethoven, Schubert, Schumann, les per-
turbations sont bien plus riches d’avenir.

Un seul compositeur pourtant, mais en tant que chef d’orchestre, non comme com-
positeur, s’est tout même confronté à Wagner : c’est Pierre Boulez, qui a remarqué

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE 233

qu’il avait été obligé de découvrir Wagner et avait trouvé dans Parsifal une écriture
du temps. Il serait séduisant du coup de se demander s’il y a chez Boulez compositeur
une affinité avec Wagner – où si c’est simplement le chef en lui qui s’est emballé.
Boulez a dit une fois que Parsifal n’a tout de même pas été composé par
Guillaume II. Mais si le contraire était finalement vrai ? Quand je pense à
la « Scène des filles-fleurs », dirigée par Boulez, et non par Knappertsbusch
par exemple, elle sonne presque comme du Gabriel Fauré. Quand on enlève
la patine, tout le côté sublime et démoniaque part avec, et toute la magie.
Malgré tout mon respect pour la rationalité et la transparence des interpré-
tations bouléziennes de Wagner, elles ne nous sont pas d’un grand secours
pour trouver une perception transformée, voire une nouvelle conception de
la musique ou du matériau. Boulez s’est depuis toujours consacré à « débar-
rasser » les œuvres consacrées par l’histoire de leur « magie ». Et la musique
de Berg le fascine davantage que celle de Webern.

D’un autre côté, il y a eu en 1948 cette polémique intitulée « Incidences actuelles


de Berg » où Boulez parle avec horreur du choral dans le Concerto pour violon
et du tango dans Le Vin. Ce qui était permis dans la « Scène des filles-fleurs » ne
devait pas l’être chez Berg. Ne se pourrait-il pas que « l’inactualité » de Wagner
dans la musique contemporaine était due au genre de l’opéra qui, après 1950 – à
l’exception de Nono, qui depuis 1952 se dirigeait vers le théâtre – semblait peu
intéressant ?
Je pense plus simplement que les monuments ne sont pas de bonnes car-
rières de pierres, ni du point de vue esthétique ou idéologique, ni d’un point
de vue compositionnel. Quand on a essayé de trouver les nouvelles voies du
futur, on ne s’est pas non plus sérieusement référé à Bach ou Mozart. La trans-
cription du Ricercar de Bach par Webern était une manière très spirituelle
d’aliéner cette œuvre, mais pas plus. Et l’essai de Stockhausen sur Mozart,
dans lequel il tente d’établir une relation entre les mouvements cadentiels et
des rythmes réguliers ou pointés est extrêmement intéressant, mais c’est aussi
une spéculation qui aurait pu s’emparer de n’importe quel contemporain de
Mozart. Le seul qui se référait consciemment et directement à un modèle
historique, à savoir Beethoven, est, me semble-t-il, Luigi Nono, qui m’écri-
vait dans une lettre de 1975 : « Avez-vous étudié l’Héroïque ? Tout est déduit
d’un seul accord ! »

Ce n’est peut-être pas si surprenant que cela : l’influence de Hermann Scherchen


a marqué très longtemps Nono, en particulier ses analyses de Bach, comme de L’Art
de la fugue.
Quel était le rapport de Scherchen à Wagner ?

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234 MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE

Je sais seulement qu’il a dirigé une fois Rienzi, mais j’ignore s’il eut l’occasion
de diriger Tristan, Parsifal, voire le Ring.
Je peux très bien imaginer que les compositeurs qui ont très tôt pris congé
de Darmstadt, qui se sont détachés et libérés de ses théorèmes, voire écartée
ses expériences, ont pu faire appel au « Wagner en nous », et qu’ils ont pu
l’invoquer ensuite sous l’ère du anything goes de ces dernières années, fût-ce
au moyen d’un rapport diagonal qui trahirait une nostalgie. Henze peut-être…

… jusqu’à sa nouvelle orchestration des Wesendock-Lieder. Chez un composi-


teur de musique dramatique, comme Henze l’est essentiellement, c’est aussi la scène qui
établit un rapport à Wagner, davantage qu’une réflexion nouvelle sur le matériau
musical.
Dans ce cas-là, il s’agissait cependant moins de ce qu’il y a de « nouveau »
dans Wagner que de parasiter des fascinations qui ont fait leurs preuves. Henze
cite dans son concerto pour piano intitulé Tristan le sombre début du troi-
sième acte de l’opéra de Wagner, en y superposant un texte érotique qui est
dit par la voix d’un jeune garçon. Les larmes sont garanties! Cela relève cepen-
dant du calcul symphonique de la part d’un compositeur orienté sur l’affect,
et pas nécessairement d’un compositeur dramatique ; c’est donc plutôt un
emprunt au Concerto pour violon de Berg qu’à la berceuse chantée par Marie
à son enfant dans Wozzeck, qui est pourtant en fa mineur. Il faut distinguer ces
deux choses. Ma propre nature, plutôt avide de musique, s’en tient de toute
façon à l’aspect symphonique de l’œuvre wagnérien. J’ai toujours écouté
d’abord ses opéras sans mise en scène, et c’est toujours ce que je préfère.

Il faudrait peut-être poser exactement cette question-là. Il semblerait qu’on n’ait


écrit autant sur personne d’autre, à l’exception du Christ et de Napoléon – mais à
peine 5 % de ces écrits concernent le compositeur Wagner. Ne faudrait-il pas à par-
tir de là creuser l’actualité d’un compositeur recouvert en somme par une épaisse couche
de vernis ? Wagner ne peut devenir visible que si le rapport de forces entre le visuel et
l’auditif est radicalement renversé. Non plus un théâtre musical, mais un théâtre
musical, le théâtre invisible de Wagner, un Tristan sans voix chantées ?
Il faudrait alors cheminer à travers la musique wagnérienne avec un bâton
de sourcier fabriqué spécialement. L’écoute « pure », sensibilisée structurale-
ment – supposons ici ce « changement de paradigme », cette image conduc-
trice de la musique contemporaine, là où elle ne s’est pas figée – pourrait
parfaitement faire certaines découvertes même chez Wagner, quoique avec
d’autres antennes que celles qui captent la fin du monde, le désir de la mort
ou de la rédemption… Il y a certes dans la musique de Wagner des zones struc-
turellement autonomes et qui font appel à une écoute pure, liées peut-être à

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE 235

des idylles scéniques, mais qui pourtant exploitent radicalement toutes leurs
composantes sonores. Et cependant, je n’y trouve que peu d’éléments spé-
cifiques qui auraient pu aider à préparer, du point de vue du son ou de l’écri-
ture, cette percée vers le changement de paradigme qui a fondé la notion
d’avant-garde ; rien en tout cas qui n’aurait été formulé de manière plus
efficace et plus critique par Gustav Mahler. Mahler serait alors comme un
méta-compositeur dramatique, dont la musique, comme il le disait, doit nous
jeter dans la tourmente…

Mahler d’un côté – mais ne faudrait-il pas alors y ajouter Debussy, qui a déve-
loppé une modernité spécifique d’une toute autre façon, et qui ne connaît pas de « voca-
bulaire » ou des « contenus » au sens de Mahler ?
Encore une fois : la notion autonome de la structure, qui se connaît elle-
même ainsi que les contradictions qu’elle renferme, et qui représente ce que
la composition actuelle doit affronter, désigne à mes yeux le saut essentiel
de la musique au XXe siècle — un saut sinon vers l’avant, du moins «en dehors»
de quelque chose. La musique de Wagner en revanche garde toute somno-
lente l’écriture tonale, cette puissance domestiquée par la bourgeoisie, dis-
ponible pour tous les aveuglements. Chez un compositeur aussi lucide et
obsédé par le son que l’est Debussy s’ouvrent déjà d’autres univers, et peut-
être toute la suite, virtuellement – le saut se prépare. D’autres marginaux,
mineurs, l’ont accompli à leur tour, comme Satie, Ives, Joseph Matthias Hauer,
avant que Schoenberg n’accomplisse la rupture « héroïque », c’est-à-dire irré-
vocable. Ce que Wagner a été pour les wagnériens qui lui ont succédé en
Europe, Debussy le fut peut-être du côté de la France. Ainsi, les véritables ful-
gurances ou éclairs de chaleur n’apparaissent justement pas chez Wagner,
mais chez nous dans la musique de Mahler, et de l’autre côté de la frontière
chez Debussy. Il influença à son tour Stravinski, Varèse, Messiaen, en somme
les «parrains» de l’avant-garde ultérieure. Il est d’ailleurs passionnant de consi-
dérer sous ce rapport l’évolution d’Olivier Messiaen, qui eut une si grande
importance : en partant des Préludes pour piano, écrits dans un esprit debus-
syste, jusqu’à Technique de mon langage musical et tout un idiome qui mystifie les
standards techniques auxquels il obéit. Dans la Turangalîla-Symphonie,
l’influence de Debussy est neutralisée, c’est-à-dire totalement transformée.

Ce n’est pas par hasard qu’on remarque chez Messiaen, né peu après 1900, une
confrontation directe avec Wagner.
C’est faire l’expérience de la structure sur la face arrière, et de la trans-
cendance sur la face avant de la musique wagnérienne – et au moins, les deux
aspects sont dans un rapport de médiation réciproque. Avec une fugue ou
une cantate de Bach, ou dans une symphonie de Haydn, Mozart et Beethoven,

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236 MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE

c’était encore l’inverse. Chez Debussy, Stravinski, Messiaen, ou chez Webern,


l’un est le garant de l’autre. Soit dit en passant, la prétention magique chez
Stockhausen, que ce soit dans Mantra ou Momente, n’a rien à voir directement
avec Wagner, mais énormément avec Messiaen, et d’une manière très dif-
férente encore que chez Boulez.
Boulez a enlevé le marteau au maître en déduisant de la ferveur de Messiaen
un cérémonial structurel mystérieusement refroidi, qui obéit à une méta-
sensualité elle-même intacte. Ce seront des joyaux en lieu et place du trésor
de l’église ; c’est le « brusque » au lieu du « joyeux ». Pli selon pli est peut-être
un Messiaen magiquement évidé. Boulez, et surtout ses élèves, sont un peu
comme des oiseaux exotiques dans la cage de Messiaen. Chez Stockhausen,
cette force suggestive est technicisée et elle s’inscrit directement dans le pathos
sériel des œuvres. En tout cas, une ligne se dessine ici, qui part d’un horizon
où se tissait de manière souterraine l’idée de la prétention universelle wag-
nériennne. Aussi suspecte qu’elle ait été, ou qu’elle le soit maintenant, elle
reste actuelle précisément parce qu’elle désespère d’elle-même et se brise en
recherchant un nouveau départ pour la syntaxe musicale. Après un Wagner
tellement disert, seul des analphabètes éclairés ont encore quelque chose à
dire. Et cela va d’ailleurs jusqu’à Cage et Nono.

Je peux imaginer que si l’on voulait vraiment établir un lien entre Wagner et
Stockhausen, ce qu’on fait d’habitude de façon très superficielle…
… absolument, d’une façon repoussante, qui est injuste pour les deux…

…et qui ne passe justement pas par le compositeur Wagner, mais emprunte d’autres
voies, tout ce qui apparaît comme « wagnérien » dans la manière qu’a Stockhausen
de comprendre l’œuvre d’art, et aussi dans son contenu spécifique, ne serait pas « wag-
nérien » mais « messiaeniste », ou nourri d’autres sources encore.
J’ai pris l’habitude, par une certaine paresse peut-être, de parler de l’art
occidental comme d’un art tenu en échec, dialectisé ou «brisé» par la réflexion
(gebrochen). Et cela implique la présence d’un aspect magique. On ne saurait
briser la magie que là où elle est présente et où elle fonde l’expérience col-
lective. Le choral à l’unisson, comme moyen d’un recueillement collectif, de
l’union avec Dieu, a été ensuite harmoniquement oxydé dans l’écriture à
quatre voix qui le développe, puis détaché de son contexte rituel dans le cadre
du protestantisme : la communauté du cantor de Saint-Thomas ressentait les
harmonisations de choral de Bach comme un sacrilège et comme une des-
truction de la magie. Mais ceci vaudrait pour toutes les époques: essayez donc
de vous soûler avec la sublimité repue du thème du mouvement lent de
l’Appassionata – aussitôt les variations, avec leurs claudications comiques, leurs
figurations qui moulinent à la manière de Czerny, vous dégriseront! L’écoute

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE 237

n’est pas ici simplement emportée, « enchantée », mais l’enchantement est


brisé par l’esprit, instance lucide qui se connaît elle-même. L’aspect magique
ne peut cependant jamais être totalement éliminé. L’élément créateur pour-
tant, ce n’est pas l’Esprit Saint, c’est l’esprit « saint et sobre », le heilig-nüchtern
de Hölderlin. Le premier, ou ses succédanés, nous captive toujours ici-bas, et
il nous paralyse souvent – nous sommes souvent choqués par l’autre, mais en
même temps retrempés.

À travers une écriture qui se concentre très étroitement sur le matériau, les constel-
lations sonores et ses transformations ?
Chez Wagner, et justement à cause de la perfection technique et techno-
logique, il s’agit moins d’une magie brisée qu’utilisée avec esprit, et elle est en
cela également aliénée – sa transcendance, en tant que mise en scène, s’annule
elle-même. Parfois, on est en colère contre soi-même quand on «s’abandonne»
à cette musique. Car en fin de compte, c’est cette spéculation sur la magie qui
prédomine, comme arme idéologique à usage multiple. Même dans les jubi-
lations perce un ton archaïque, tragique, un pessimisme culturel articulé musi-
calement, sorte d’enseigne involontaire aussi bien pour «L’Hôtel “À l’abîme”»
(sobriquet que Georg Lukács donnait à l’École de Francfort) que pour les
réunions du parti nazi à Nuremberg (ou pour le Festival de Bayreuth, si l’on
veut…). Ce sont là des univers expressifs qui fonctionnent sans pitié. On en
a le frisson non seulement à cause de certaines réalités qu’ils réveillent en
nous-mêmes, mais aussi à cause de stratégies qui fonctionnent toujours aussi
parfaitement. C’est précisément à travers cette logistique souveraine – et non
l’harmonie ou l’écriture ou l’instrumentation – que la force irrationnelle de
l’idiome wagnérien est efficace. C’est de là que la musique s’ennoblit, qu’elle
tire son expressivité maniérée et sublime, sa structure mais aussi sa banalité.
Un tel enchantement a quelque chose de paralysant. Et cela commence dès
Lohengrin – l’art de séduire par hypnose, fascinant et irritant.

Nous voilà de nouveau arrivés à un prélude…


C’est juste – tout cela se passe surtout dans les périphéries.

Ou dans l’obscurité nocturne, comme avec Alberich et Hagen…


Techniquement, cela consiste en fin de compte à « scanner », à explorer
en tout sens un répertoire de gestes motiviques – à quoi correspond à la fois
l’idée du développement classique et la conception sérielle. C’est là un pro-
cédé à la fois rationnel et irrationnel, rationnel du point de vue de la pra-
tique compositionnelle, irrationnel en tant qu’invocation des affects et senti-
ments liés à ces moyens. Tout cela est coiffé par le calcul dramaturgique qui

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238 MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE

spécule sur l’aspect magique, sur ce qui sera irrésistible ; de ce point de vue,
cette musique n’est pas en avance sur celles qui sont toujours liées à un culte,
comme dans d’autres cultures, par exemple extra-européennes ; elle serait
plutôt à leur traîne. Car ses rituels sont simplement plus compliqués et lourds,
plus chamaniques, et avec cela sans aucun Dieu. Messiaen dit : la musique
doit enchanter. Wagner aurait peut-être dit : la musique doit nous subjuguer,
nous élever (Beethoven, plus chastement, disait : elle doit « viser le cœur »).
Même la rhétorique de Bruckner se nourrit de cela, mais de façon plus simple,
car chez lui, c’est toujours une cérémonie transcendante qui détermine la pen-
sée symphonique ; cet invariant de sa musique lui a d’ailleurs permis de for-
mer des massifs bien plus accidentés au sein d’un univers déjà ritualisé sym-
phoniquement. Ce sont précisément les cérémonies qui visent une expérience
irrationnelle qui doivent être mises en scène rationnellement, organisées avec
stratégie. Mais dès que ces stratégies deviennent conscientes d’elles-mêmes,
quand elles s’accomplissent et s’autonomisent – voir Schoenberg — alors la
pensée compositionnelle se rapproche du structuralisme, et même à un cer-
tain moment, du point de vue technique, de la pensée sérielle – qu’il s’agira
également, tout en la traversant, de dépasser tôt ou tard.
La « super-formule » de Stockhausen, comme élément qui fonde la cohé-
rence interne, entretient par là une parenté « antipodique » avec le leitmotiv.
Et à tous deux, au-delà de l’aspect pratique et formel, s’attache un caractère
de fétiche. Le Ring, en tant que « carnet d’adresses », répertoire largement
ouvert de tous ses éléments, soumis à la hiérarchie du tout, s’avère ainsi
comme la célébration d’une super-structure.

Est-ce que la « super-formule » ne fonctionne pas un peu à l’instar d’un dogme


chez Messiaen ?
Peut-être, mais elle a tout d’abord une incidence concrète sur la produc-
tion des formes et des figures, et elle ne présuppose pas – à la différence de
Messiaen, compositeur de l’apparat, de l’ornement, de l’ornithologie – des
catégories formelles et des standards rhétoriques qui précéderaient la com-
position a priori ; elle est donc plus aventureuse, plus mystérieuse du point
de vue du résultat, plus polyvalente.
Ici se placent aussi toutes les conceptions algorithmiques des composi-
teurs plus jeunes.

Comme une manière d’étayer un tout.


Et avant cela comme un moyen d’exploration. J’aime ce point de départ
réflexif et je me confronte, je me frotte contre lui. En 1963, dans le cadre
d’un des cours de Stockhausen à Cologne, j’ai découvert Plus-Minus et j’en
ai réalisé une partie. Comme on sait, cette œuvre n’est pas destinée à des

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE 239

instrumentistes mais à des compositeurs interprètes qui se laissent en somme


instrumentaliser ou atteler par un système de paramètres et de proportions
qui régissent l’ensemble, apparemment valables de manière catégorique, et
toujours au moins par deux. C’est un défi intéressant, malgré toute une pré-
tention souveraine qui se glorifie elle-même, mais qui est aussi innocente et
naïve, et Dieu sait si c’est un travail captivant. À l’époque, il a déchaîné en
moi l’inventeur qui voulait se libérer et faire ses preuves à travers le sabo-
tage d’injonctions tellement catégoriques. Stockhausen serait-il alors une sorte
d’Alberich pour des compositeurs nains ? Aucun en tout cas n’a réalisé jus-
qu’à aujourd’hui cette œuvre en restant fidèle à son esprit. Les compositeurs
ne sont pas des « exécutants », ils ne se laissent pas instrumentaliser. À cet
égard, c’est plutôt l’esprit de Wagner lui-même, Alberich posthume, qui garde
une autorité intacte sur toute une troupe de nains postwagnériens travaillant
à tirer de nouvelles structures syntaxiques des mines du matériau. Simplement,
cet Alberich-là est mort, et quand le chat n’est pas là, les souris dansent…
certaines prenant elles-mêmes le masque d’Alberich.
Mais nous avons là perdu de vue définitivement l’héritage du composi-
teur Wagner au sens strict, et nous ne nous heurtons plus qu’à son idéolo-
gie, à cette prétention universelle qui oublie la structure.
En tant que compositeur, Wagner n’avait pas besoin de « super-formule »
qui régisse les paramètres ; lui même, comme instance qui réalisait le cours
du monde, se savait formule suprême. C’est cela qui fait au fond l’effet ter-
rassant et fatal de sa musique, en particulier pour nous maintenant que Dieu
a quittés, et c’est ainsi qu’elle fonctionne, tout à fait compatible encore avec
notre appareil d’affects, faisant appel avec ses anachronismes aux émotions
qui sont toujours les nôtres, et que nous enrageons de reconnaître. J’ai tou-
jours ressenti l’effet frappant que faisait sur moi un opéra wagnérien comme
gênant, paralysant, non créateur, comme si on se disait : « Zut, on nous a eu
encore une fois ! »

Décomposer ne serait pas une solution alors ?


Non, car il y a un petit mensonge sous le sublime : cette magie n’est pas
en vérité aussi intacte que cela. Au fond, Wagner est froid, mais hélas pas
d’un froid glacial… Ma pudeur enregistre à l’écoute de sa musique ce
qu’Adorno appelait, en parlant de la notion moderne de propagande, une
« manipulation rationnelle de l’irrationnel ».

Il y a pourtant quelque chose de tout à fait sauvage dans l’écriture wagnérienne,


et qui s’empare du tout à travers le calcul…
Il y a très certainement un côté obsessionnel, mais également une ter-
rible confiance dans le son lui-même. Wagner avait une oreille intérieure, un

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240 MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE

instinct qui ne se satisfaisait pas de la taxinomie conventionnelle de la matière


acoustique, de sa détermination musicale traditionnelle, mais qui se fiait à
un souffle expressif et rhétorique, à partir duquel se formaient toutes les inten-
sités. Cela a beaucoup à voir avec l’instinct de pouvoir, mais aussi avec un
savoir archétypique. Prenons par exemple les unissons au début du prélude
de Parsifal : grâce au ralentissement, on y perçoit le son isolé à nouveau dans
son archè monodique et en même temps très clairement comme le produit
« romantique » d’une pensée moderne du son.

C’est un moment de réduction extrême.


Sans même être de première main d’ailleurs – et pourtant d’une force
suggestive presque perfide. Il y a ainsi des moments de trivialité qui « fonc-
tionnent » en même temps irrésistiblement. Au fond, qu’est-ce qui distingue
tellement la marche nuptiale de Lohengrin de l’hymne national italien ? Ou
le motif de la rédemption dans Parsifal du thème de la Symphonie « Résur-
rection » de Mendelssohn ? Peut-être le tempo ou les vertus d’une écriture
plus académique, mais certes pas la « structure » ! Ce n’est pas un élément
purement musical qui opère ici, mais un mécanisme formel qui fonctionne
psychologiquement, orienté vers une régression, « connaissant par la pitié »
(durch Mitleid wissend ), mécanisme que nous avons de nos jours délégué à
l’industrie culturelle, ou que nous devrions lui avoir délégué – pour le lui
réemprunter à l’occasion. Voilà des artifices dont seul Gustav Mahler, celui
qui démontait a priori, parce qu’il était lui-même blessé, a tiré toute la vérité,
en les utilisant comme des masques et des citations, et que Richard Strauss,
toujours en si « bonne santé » au contraire, a raffiné encore davantage, non
sans les affadir souvent, il est vrai.
Ce qui m’intéresse dans tout cela, ce sont les stratégies dès lors qu’elles
sont dictées par le matériau sonore lui-même. Et chez Wagner, elles sont d’une
certaine manière sérielles. On peut pourtant les observer chez les grands
maîtres classiques : moins elles sont conscientes, et plus elles sont radicales –
si bien qu’à un certain moment il se constitue une cohérence latente de l’œuvre,
un aspect global qui implique toute l’écriture du son et qui, dans le cours d’une
œuvre, ou à travers lui, se manifeste progressivement : se révèle et s’impose.

Cet aspect global n’exclut pourtant pas que le poids que vont revêtir les différents
paramètres s’est modifié avec Wagner, et parfois radicalement. Par exemple la valeur
en soi du timbre, ou de l’orchestration : celle-ci peut devenir la matière propre et cen-
trale, et le reste sera secondaire.
Attention – je vois bien ce que tu veux dire, mais on ne peut pas le for-
muler ainsi. Dans le prélude de Tristan, il faut d’abord dégager l’enchaîne-
ment si éminemment clair des harmonies ; c’est alors seulement qu’on

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE 241

remarque avec quelle sensibilité l’instrumentation réagit à ces nuances har-


moniques-là. Le prélude propose d’abord une figure de violoncelles trois fois
répétée. Les bois articulent l’enchaînement harmonique, c’est-à-dire à chaque
fois des demi-cadences précédées de dominantes intermédiaires et d’appog-
giatures inférieures « langoureuses » ; le troisième enchaînement cependant,
le plus complexe, visant la dominante de la dominante de la tonalité prin-
cipale qui est la mineur, donc l’accord de si majeur sous forme de premier
renversement, est rehaussé d’un sforzato aux cors. Cette orchestration géniale
ne peut ici se séparer de ce qui est orchestré. Et ne serait-ce pour cette rai-
son-là, elle n’offre rien à nous qui sommes des maniéristes de la structure
«atonale». Debussy, Schoenberg et Stravinski – ou Berlioz – nous enseignent
davantage.
Prenons un autre exemple, presque galvaudé, de cette intégration tonale
de l’art wagnérien de la disposition. Tannhäuser veut quitter Vénus, il n’en peut
plus mais il veut aussi rester diplomate, et fera donc précéder sa demande de
congé d’un grand compliment sous forme d’une louange à celle qu’il veut aban-
donner. Cela d’abord en ré bémol majeur, puis, comme sa bien-aimée boude
encore, dans deux strophes au contenu comparable, situées à chaque fois un
demi-ton plus haut, et qui se concluent sur un exemple à chaque fois plus corsé
du répertoire des cadences rompues, en liaison avec l’irritation croissante qu’il
remarque chez la déesse. Et il couronnera le tout, en complétant ce passage
par ré majeur et mi bémol majeur, par le mi majeur de l’hymne chanté lors
du concours de chant, avec tout le scandale qui s’en suivra2.
On peut donc supposer qu’il y a sous l’invention thématique et motivique,
sous l’utilisation des tonalités, de l’écriture et de l’instrumentation, de toutes
ces choses, un constructivisme wagnérien, sage et concerté. Celui-ci reste
pourtant lié au langage tonal, on ne peut le considérer à part, il se cache avec
un art subtil, un peu comme chez Alban Berg, qui voulait qu’on oublie tous
les raffinements constructivistes de Wozzeck – en vain, car la musique de Berg
avait déjà perdu cette innocence expressive.
Tout cela est naturellement vu à travers une perspective sélective, celle
d’un nouveau départ esthétique où le processus de structuration se théma-
tise lui-même…

… si bien qu’il ne sera plus fonctionnalisé au sein d’une « œuvre d’art totale » qui
coifferait l’ensemble.
Bien entendu : je ne dis pas que c’est cela que Wagner voulait ; sa straté-
gie cache cet aspect-là. Mais l’intelligence instinctive de sa musique a quelque

2. Voir Reinhold Brinkmann, « Tannhäusers Lied », dans : Das Drama Richard Wagners als
musikalisches Kunstwerk, Carl Dahlhaus (éd.), Ratisbonne, 1970.

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242 MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE

chose à voir avec des techniques de construction auxquelles nous nous réfé-
rons de nos jours, sous d’autres conditions et avec d’autres procédés.

Mais alors, un «espace sonore» comme celui de Bayreuth qui, en recouvrant l’orches-
tre, doit être plus diffus (sans que personne n’ait mesuré avec précision ce mythe…) et
qui met au centre tout ce qui n’est pas l’analyse du son, serait simplement caractéris-
tique d’un XIXe siècle conservateur ? Et on ne pourrait plus le relier à ce qu’on entend
par composition depuis les années cinquante au plus tard ?
Ce n’est pas ainsi que l’on pourra argumenter contre les postmodernes !
Ils diront : vous les néoschoenbergiens, vous faites tout un plat de vos bri-
colages structuralistes; mais la musique commence là où on oublie cet aspect.
Et alors, si vraiment on ne veut plus de la musique symphonique, mieux
vaut la minimal music ou bien tout ce qui ensorcelle l’âme, quitte à obnubiler
l’esprit. Les drogues aussi éclairent de quelque façon, nous montrent d’autres
réalités. Wagner comme une performance à Bayreuth, Bruckner comme
expérience de plein air dans Linz et ses environs, diffusé par cent haut-
parleurs, Aus den sieben Tagen de Stockhausen, le Deuxième Quatuor de Morton
Feldman comme cérémonies de la perception, le whatever de Cage, tous les
happenings de Fluxus, comme versions light du bon vieux Gesamtkunstwerk
– tout cela a doublé spectaculairement le modernisme grisâtre des avant-
gardes de la structure.

Les rituels minimalistes et le vieux rituel de Bayreuth auraient alors une ressem-
blance frappante ?
Vu de l’extérieur, très certainement, mais alors sans rendre justice à un
élément dialectique qui est présent d’un côté comme de l’autre — on en ferait
une excursion gastronomique, une « grande bouffe », une éternelle grotte
de Vénus, un Rhin dont les filles ne seraient jamais importunées ; cela aussi
représente une figure du désir de la mort, revécu par la bourgeoisie post-
wagnérienne. On cherche refuge dans l’utérus, un utérus quelconque
d’ailleurs, une sécurité provisoire, qui se trahit comme acte désespéré, vaine
comme un service trompeur, comme le sable où l’autruche enfouit sa tête.
À la fin des fins, il s’agira de démystifier tout cela, de chasser les démons –
ce ne sont que des refuges, des idylles. Or, l’élévation sentimentale de l’idylle
et le renouveau de l’écoute ne vont pas ensemble, quel que soit le côté spec-
taculaire dont on revête la première. Le ticket d’entrée pour l’opéra ou le
concert n’est rien que la taxe prélevée à l’entrée de stations thermales où se
prélasse un tourisme esthétique. Peu importe que l’on se fasse déposer dans
la jungle ou dans un grand parc – pourvu que l’on commence vraiment à
écouter attentivement l’environnement donné, à ressentir, à pressentir les
lois qui le régissent, à observer avec tous les sens. Cette réception-là, aussi

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE 243

intense, devient une expérience de nous-mêmes, en deçà – et au-delà – de


toute domestication rationnelle, et une telle expérience transcende alors la
magie comme service acheté – si bien qu’on aurait pu en fin de compte la
réaliser même dans le jardin devant la maison. Mais ce serait une percée,
ce qui implique de se «briser», de passer à travers, de se libérer. Et là, Wagner
n’est d’aucun secours.
Bien entendu, il y a des curistes plus ou moins « évolués », plus ou moins
« éclairés » : tout frais arrivés, munis de nouvelles antennes réceptrices, venus
de Darmstadt, de Salzbourg, de Donaueschingen, et tant qu’on y est, on va
mettre encore un peu de Wagner dans le coffre, cette musique nous fournira
bien encore quelques réponses. C’est bien possible – mais nous nous défi-
lons alors en même temps par rapport à tout ce que la musique de
Schoenberg, Berg et Webern nous enseigne ou nous découvre : une musique
où l’expérience structurelle devient consciente d’elle-même.

Nous ne pouvons donc pas en revenir à une musique sur laquelle pèse le soupçon
de fonctionner uniquement pour autre chose que ce qu’on entend. Est-ce que les œuvres
de Wagner en elles-mêmes, et pas seulement ces zones où nous pouvons déceler une
modernité – est-ce que les partitions de Tristan, des Maîtres Chanteurs, de Parsifal,
seraient-elles devenues de la musique ancienne ?
Elles font partie de notre culture musicale actuelle. Elles nous ont mar-
qués et elles sont – fût-ce à la manière des chouettes – des exemples éclairants
qui nous défient, même si à travers leur fascination (ou peut-être malgré elle)
ils peuvent nous repousser, ou encore parce que leur grandeur, comme un
noble embellissement de la déréliction bourgeoise, trop bourgeoise, nous
défie, pouvant devenir aussi une trappe. Wagner est mort, pas moins que
Schoenberg, et pourtant chacun de nous isolément doit le tuer à nouveau.

L’identité entre Wagner et Bayreuth est un mythe. Bayreuth a eu au XXe siècle


son histoire propre – et les œuvres de Wagner une autre encore. Il ne fait pas de doute
que Wagner a été une figure centrale pour la musique contemporaine jusque vers 1900
en Europe, qu’après 1914, son l’influence sur l’histoire de la musique a touché à sa
fin, et enfin que son actualité musicale dans la seconde moitié du siècle n’a pas fait
retour – à la différence de celle de Mahler. Pierre Boulez, en dirigeant Parsifal et le
Ring, a en revanche procuré une image de modernité à Bayreuth que le Festspielhaus
ne connaît que dans le domaine visuel.
Je vis cela de la perspective de quelqu’un qui bouderait plutôt l’opéra. Et
je vois que Wagner avait si radicalement investi l’édifice tonal traditionnel
qu’il n’y avait plus de place pour des intensités émotionnelles comparables
hors de cet espace-là. Les compositeurs qui étaient ses contemporains ne
pouvaient se soustraire à Wagner, et autour de lui ne se maintenait qu’une

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244 MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE

sorte de folklore, de la musique pop mal transposée à l’orchestre.


L’enthousiasme de Nietzsche pour Bizet trahit une gêne, la recherche d’un
succédané, impensable sans l’échec d’un amour pour Wagner. Quand on
s’est disputé avec sa bien-aimée, on tombe dans les bras de la première
connaissance qu’on croise. Peut-être – s’il fallait vraiment renouer avec quel-
qu’un – c’est Offenbach qui aurait été un objet plus convaincant, même si –
ou parce que – cette musique n’est au fond plus vraiment de la musique.
En tant que compositeur, aujourd’hui comme à l’époque, on pouvait au
fond dire seulement : « Sortons d’ici ! », ou avec Isolde : « De l’air ! de l’air ! ».
Celui qui a définitivement introduit une charge d’explosifs dans cet édi-
fice fantomatique, glaçant et presque sans issues, c’est Mahler, dont l’approche
citationnelle, destructrice, a dirigé le regard sur l’anatomie d’un son gorgé
de magie, en en montrant la préparation technique, la corporéité nue. Le
regard qui ne voyait dans le Graal qu’un simple plat en aluminium ciblait en
même temps des abîmes réels, et qu’on ne pouvait plus styliser symphoni-
quement : ce sera le crépuscule des dieux dans la salle de concert. Chez
Schoenberg ensuite, les murs s’écroulèrent. Webern enfin a transformé le
champ de ruines en un champ de forces, qu’on peut parcourir en tout sens en
tâtonnant. Acculés définitivement par la sobre violence des aliénations mahlé-
riennes, non pas seulement pour briser ce qui demeurait comme un bloc, mais
également pour s’échapper vers l’air libre, les premiers quatuors et les œuvres
orchestrales de Schoenberg, Berg et Webern ont pu s’élever dans une atmo-
sphère libre, ou qui réussissait à se libérer. La catastrophe, les débris qui en
témoignent, la sonorité sans abri, tout cela étant perçu de façon nouvelle,
expérimenté à travers sa structuration, scruté par la perception, objet d’un
tâtonnement et d’une approche sobre et emphatique – la situation, vue ainsi,
était désespérée, mais pas grave. Et Wagner est alors très loin…
Le déploiement immense du théâtre musical tonal, qui avait atterri, ou
échoué, dans la trappe des apothéoses wagnériennes, se redresse encore
quelques fois – et se meurt sans tambour ni trompette, sans rien exprimer, sans
rendre aucun son. Quand on parle encore, après de telles expériences, de la
modernité de Wagner, celle-là même qui nous frappe toujours à nouveau chez
Beethoven, Schubert ou Schumann, je flaire une certaine régression.

Cela vaudrait alors pour le Strauss d’ Elektra, mais un peu moins pour les moments
où il révèle un désir d’expérimenter avec la dramaturgie, comme dans Ariane à Naxos.
Ce sont là les tressautements intéressants, émouvants – et en cela tout à
fait actuels pour nous – de la bourgeoisie qui se survit au XXe siècle, voire
au XXIe. Elle se cramponne à « sa » beauté, à « son » art, à « sa » musique, à
«sa» maison d’opéra, tout à fait prête à rénover le grenier, et même à l’agran-
dir, mais non pas à y renoncer complètement.

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MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE 245

Le progrès cependant – bien compris comme le désir de continuer à cher-


cher – crée ses propres petits refuges. Essayer d’activer en dehors de la zone
wagnérienne de nouvelles relations, une conception différente de la musique,
mieux encore : la comprendre toujours de façon nouvelle, signifie connaître,
étudier, analyser la conception ancienne et même se réconcilier avec elle en
toute lucidité – afin de la dépasser. Après tout, nous venons de là, nous
sommes renvoyés aux institutions culturelles traditionnelles et nous en rece-
vons une impulsion qu’il ne faut pas sous-estimer : le défi qui consiste à
répondre avec nos propres utopies aux désirs profonds qui ont été formés,
manipulés, paralysés à partir de là. Quand la créativité sait qu’elle s’est avan-
cée aussi loin, elle peut aimer la musique de Wagner, l’adorer – et l’oublier.

Traduction Martin Kaltenecker

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


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LES SONS REPRÉSENTENT
DES ÉVÉNEMENTS NATURELS
ENTRETIEN AVEC KLAUS ZEHELEIN
ET HANS THOMALLA
(2001)

1.
Voilà l’histoire. Pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, une petite fille tra-
verse une ville, sans doute Copenhague. Il fait un froid terrible, elle est pieds
nus. Elle a perdu en route les pantoufles de sa mère, qui est morte : l’une lui
a été volée, l’autre a glissé quand elle a voulu éviter deux voitures qui pas-
saient « à toute allure ». Elle est censée vendre des allumettes qu’on lui a
confiées, elle erre à travers les rues, elle fait l’expérience de sa marginalité et
se recroqueville à un moment contre un mur pour s’abriter. Si elle n’ose
pas rentrer à la maison, c’est qu’elle n’a rien vendu. Comme elle est transie
de froid, elle se décide à brûler l’une des allumettes pour se réchauffer. Voici
le bruit de l’allumette (« ritsch… »), et voici une flamme, qui provoque une
hallucination, plus puissante que tout ce à quoi l’allumette aurait pu servir
par ailleurs : la petite fille se voit elle-même auprès d’un poêle, elle sent sa
chaleur, étend ses pieds pour sy réchauffer – à ce moment l’allumette s’éteint.
Le froid la saisit à nouveau, mais un tabou a été brisé; elle allume une seconde
allumette, et dans le conte d’Andersen, elle se trouvera transportée dans une
sorte de pays de Cocagne: elle voit une table dressée, une oie rôtie (c’est cette
partie que je n’ai pas mise en musique dans l’opéra). La troisième fois, la
petite fille va apercevoir un grand magasin, avec un sapin de Noël splendide,
des jouets, tous les objets dont elle a envie. L’allumette s’éteint, mais les bou-
gies sur le sapin deviennent les étoiles qui parsèment le ciel. Lorsque l’une

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248 LES SONS REPRÉSENTENT DES ÉVÉNEMENTS NATURELS

d’elles tombe, la petite fille se souvient de ce que lui avait dit sa grand-mère
bien-aimée, morte elle aussi : « Quand une étoile tombe du ciel, c’est qu’une
âme monte vers Dieu ».
Une autre allumette est craquée – voilà que lui apparaît sa grand-mère.
Elle est grande et belle, la petite a très peur de la perdre à nouveau et brûle
toutes les allumettes qu’il lui reste, pour retenir la grand-mère. Elle crie :
« Grand-mère, emmène-moi ! », la grand-mère l’attire vers elle et ensemble
elles montent au ciel, vers Dieu, là où il n’y a pas de froid, de faim, de souf-
france. Elle est heureuse, protégée – et elle meurt. L’aube du jour de l’an
découvre son cadavre gelé.
Cette histoire est constituée de multiples éléments narratifs qui sont à la
fois le résultat d’une observation exacte et de situations émotionnelles : les
mains rouges puis bleues sous le froid, les flocons de neige qui tombent sur
ses « boucles blondes », les allumettes, la rue, le ciel, le mur de la maison, etc.
Je n’ai pas besoin d’insister sur la teneur politique et critique de ce conte,
mais certains aspects furent importants pour moi. À première vue, l’his-
toire est comme une petite vignette édifiante, un conte touchant, qu’on peut
lire à voix haute sous l’arbre de Noël, pour se recueillir un instant et passer
aussitôt à la bûche et au café. Je ressentais quant à moi le besoin de mettre
en avant deux éléments latents qui sont moins consensuels. L’un est celui de
la violence : violence de la nature sous la forme d’un froid cruel, violence de
la société sous forme de l’indifférence bourgeoise faussement innocente face
à la misère et au dénuement, violence même du vol impudent de la pantoufle
qui se reflète au fond, de manière condensée, dans le tabou que brise la petite
fille elle-même. Il y a dans l’opéra deux inserts, le premier tiré d’un texte
de Gudrun Ensslin, que j’ai connue dans ma jeunesse. Nous faisions partie
de la même communauté, à Tuttlingen, mon père étant le supérieur hiérar-
chique du sien. Nous avons probablement été imprégnés de la même reli-
giosité. C’était une élève extrêmement douée, aux conceptions idéalistes, et
dont l’humanisme enthousiaste fut peu à peu détruit par les événements poli-
tiques de cette époque-là – la remilitarisation de l’Allemagne, les ingérences
des États-Unis dans le Tiers-Monde, la guerre d’Algérie, la guerre au Viêt-
nam, etc. Son énergie intellectuelle et idéaliste changea ainsi radicalement
de direction, pour se muer en une incroyable amertume, une haine du sys-
tème politique qui alla jusqu’à l’acceptation criminelle de la violence.
En 1968, Gudrun Ensslin mit le feu à un grand magasin de Francfort. Avec
ses compagnons, elle voulait ainsi attirer l’attention sur l’indifférence de la
société de consommation en Allemagne face aux injustices commises dans le
Tiers-Monde, que l’on ignorait largement et que l’on exploitait même à son
propre avantage – la faim, la répression, l’exploitation des pauvres, l’agres-
sion militaire du Viêt-nam et tout le mal fait à sa population civile à l’instiga-
tion du gouvernement américain, avec l’aval de ses alliés occidentaux. En

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LES SONS REPRÉSENTENT DES ÉVÉNEMENTS NATURELS 249

même temps, elle soutenait qu’une indifférence de cette sorte était l’expres-
sion de la destruction de l’individu par la société. L’exaltation de la brutalité
dans la lutte avec les forces de l’ordre, qui de leur côté n’y mettaient pas de
gants, l’a elle-même peu à peu déformée humainement. Il n’y a aucune excuse
pour ses actions criminelles. Mais en les condamnant, on ne règle pas la ques-
tion de notre coresponsabilité.
Dans sa cellule, à la prison de Stammheim, Gudrun Ensslin a écrit une
lettre dont la langue est parfois très laide et très agressive, mais dont le der-
nier paragraphe est d’une beauté poignante – il est beau parce qu’il nomme
avec précision –, si bien que je n’y perçois pas simplement l’acceptation déchaî-
née de la violence et une âme détruite, mais également un amour pour les
individus brisés dans l’affrontement avec la société. Ensslin représente pour
moi quelque chose comme une variante déformée de ma « petite fille ». Elle
n’a pas seulement joué avec des allumettes, mais a choisi la violence tout en
défigurant sa propre humanité. « Le criminel, le fou, le suicidé, ils incarnent
cette contradiction ; ils en crèvent ». La petite fille n’a aucune chance pour
embrasser une telle carrière. Elle a eu la « grâce de crever très tôt … ». Voilà
pour le premier insert. Quant au second, il se situe là où la petite fille, aper-
cevant l’étoile filante, se souvient des mots de sa grand-mère sur les âmes
qui montent au ciel. C’était l’occasion d’inscrire dans une perspective plus
vaste cette idylle hivernale et tragique et ces histoires d’allumettes. Depuis
longtemps, je connaissais le texte de Léonard de Vinci sur l’inquiétude de
l’âme qui veut saisir la connaissance, qu’il compare à la force naturelle des
feux de soufre et de la lave qui jaillissent des volcans. Sa description du che-
min à travers les récifs ombragés jusqu’à l’entrée d’une sombre grotte devant
laquelle le promeneur s’accroupit (analogie avec la petite fille gelée devant le
mur sombre et froid de la maison) est peut-être symbolique : il y ressent deux
choses: la peur devant l’obscurité menaçante, mais aussi le désir de voir quelles
merveilles elle pourrait receler. Ce souvenir des due cose, comme dit l’origi-
nal, c’est l’autre aspect, sans lequel les deux premiers (l’instinct de conserva-
tion ou le besoin d’un abri et d’autre part la soif de justice) me paraissaient
incomplets : la créature innocente qui s’aide elle-même, la rebelle qui passe
à l’action et devient coupable, mais aussi l’esprit humain assoiffé de connais-
sance qui fixe l’entrée de la caverne, dans le sentiment de son ignorance. C’est
ainsi en tout cas que j’ai tenté d’«ouvrir» cette histoire un peu trop touchante,
afin d’ouvrir un espace pour des aspects refoulés ou cachés.

2.
La pureté de la pensée structurelle dans les années cinquante tirait son
inspiration des catégories de la littérature structuraliste, comme le révèlent
les premiers titres de Stockhausen (Kontra-Punkte ou Zeitmaße) ou ceux de

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250 LES SONS REPRÉSENTENT DES ÉVÉNEMENTS NATURELS

Boulez (Structures). En revanche, les premières œuvres de Nono étaient inti-


tulées Incontri, Il canto sospeso, La terra e la compagna, Cori di Didone, etc., ce
qui indique que le point de départ de la composition était situé dans un
contexte plus global, plus existentiel. Mais je n’y voyais pas de rapports encore
avec l’opéra. Le monde sonore conçu comme un univers qui ne se réfère
qu’à lui-même ne supporte aucune mise en scène sans que ce point de départ,
très radical, ne soit lésé. Quand je porte sur la scène une musique d’une telle
exigence de pureté, la substance compositionnelle est trahie, et à l’époque,
il ne fallait aucune impureté, aucune marge pour l’aspect scénique.
Une musique qui réfléchit sur elle-même est incompatible avec l’opéra.
Voilà ce que je pensais. La musique d’opéra présuppose au fond un réper-
toire familier de « signaux » qui accompagnent l’action, et dont la structure
ne fait l’objet d’aucune réflexion musicale. Et quel sujet dramatique pourrait
être combiné de façon crédible avec une musique qui se comprend elle-
même, de façon presque autiste, comme une nouvelle syntaxe ? Le seul qui
pouvait faire cela était Stockhausen, le compositeur de Harlekin, de Musik im
Bauch et de Originale. Sa « super-formule » vise au fond une conception totale
de la musique, qui englobe tous les sens de manière magique et veut syn-
thétiser tous les niveaux de la perception humaine. Voilà qui le distingue
d’ailleurs de l’exigence globalisante de l’œuvre d’art total de Wagner. Chez
Wagner, la conception tonale, fondement de son langage, était familière à
tous et ne différait pas de celle de Beethoven, Schumann, Verdi ou Bruckner;
les gestes dramatiques et affectifs qui en découlaient étaient évidents et il ne
fallait pas observer la structure des événements sonores pour comprendre le
message de ses drames musicaux.
Quant à moi, j’ai été marqué par la tradition et l’enthousiasme conqué-
rant des anciennes utopies du sérialisme, dont l’échec installe cependant une
présence bien plus vivace que toutes les œuvres parasitaires réussies, celles
qui « fonctionnent » du point de vue expressif, les pièces des épigones de la
période post-sérielle. Je tenais dès le début à redéfinir dans chaque nou-
velle œuvre le concept même du matériau musical, voire l’idée de musique :
non pas une musique nouvelle à chaque fois, mais à chaque fois ce qu’est la
musique elle-même. Ma « musique concrète instrumentale » (conçue comme
l’expérience de la naissance des sons) comportait toujours un aspect scénique
latent. La question qui se posait à moi était celle de la possibilité de conser-
ver une telle conception, impliquant une œuvre autonome, à l’intérieur d’un
projet théâtral. C’est pour cette raison que je n’ai jamais songé à des intrigues
dramatiques, des dialogues, des conflits entre individus, auxquels il fallait
« rajouter » de la musique, mais plutôt à une succession de situations, plus ou
moins complexes, qui seraient immobiles ou se modifieraient : des images
où la vision – de même que l’ouïe dans la partie musicale – s’accomplit
elle-même, où l’oreille regarde et où l’œil écoute.

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LES SONS REPRÉSENTENT DES ÉVÉNEMENTS NATURELS 251

Les jeunes compositeurs dans les années soixante-dix n’avaient déjà plus
de problèmes pour composer des choses belles, du chant, de l’expression, et
donc de l’opéra. C’était la génération qui se réclamait en fin de compte de
Bernd Alois Zimmermann. Mais je pense qu’on ne peut pas en même temps
choisir comme guide Zimmermann et Nono. Les gestes expressifs de Nono,
y compris les cantilènes, naissant d’une traversée des structures, d’une bri-
sure, revêtent alors une autre polarité esthétique. Écouter signifie ici penser
autrement, alors que je peux percevoir Les Soldats de Zimmermann, pour
complexe que soit cette œuvre, avec les même antennes et la vivre en tant
qu’opéra exactement de la même manière que Wozzeck.

3.
Souvent je me mets à dessein dans une situation où je ne sais plus com-
ment avancer. Un peu d’ailleurs comme la petite fille… Quand je sais com-
ment continuer, je ne fais que ce que je fais toujours. Mais quand toutes les
issues sont bloquées, je dois passer à travers le mur, je dois découvrir une
nouvelle énergie créatrice spécifique, qui donnera à l’œuvre sa véritable
intensité. L’issue était de me focaliser dans cette histoire sur sa structure : les
objets, le conte, la musique, le mur mystérieux (au lieu de structure, je pour-
rais dire probablement « anatomie », la configuration sensible concrète des
choses). Cet aspect n’est pas nouveau bien sûr, je ne l’ai pas inventé.
Beaucoup de créateurs, sinon tous, tirent de là leurs impulsions créatrices.
L’art comme événement magique que nous brisons avec emphase nous
oblige à écouter, à voir, à penser de manière nouvelle. Je n’ai même plus
envie d’employer la notion de « perception », puisqu’elle s’est coiffée depuis
un moment d’une sorte d’auréole : je ne vise pas pour ma part un état médi-
tatif, mais une forme très concrète de concentration. Et quand le conte
d’Andersen, à travers cet éclairage analytique par la musique et la mise en
scène, nous mène au-delà de l’histoire racontée, à l’air libre, vers ce lieu
où chacun de nous est face à sa propre solitude et sa marginalité réelle, là
où nous sommes également face à un mur ou à une grotte impénétrable –
alors nous pouvons jeter un regard en arrière, pour découvrir dans ce récit
de nouveaux aspects. Ce qui se réalise alors est un véritable événement per-
ceptif et esthétique, au moyen de cette histoire de la petite fille aux allu-
mettes. Certes, ce récit est «émouvant», mais le célébrer simplement comme
tel serait un pléonasme. Je pense que dans le domaine de l’art, il s’agit d’hono-
rer une exigence humaine, qui n’a pas à faire seulement avec la compassion
ou la justice sociale, mais avec une responsabilité pour l’appareil sensoriel
face à la réalité, laquelle nous présente en permanence les objets de la vie
quotidienne de manière déformée. Mais en va-t-il autrement des Noces de
Figaro ?

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252 LES SONS REPRÉSENTENT DES ÉVÉNEMENTS NATURELS

4.
Il s’agit ici d’une « observation acoustique », notion qui me plaît davan-
tage que celle de perception, puisqu’elle indique à la fois une sobriété et une
concentration. Les sons représentent pour moi par principe des «événements
naturels », réels ou artificiellement fabriqués. Un coup de timbale est un évé-
nement naturel – une peau de vache qui se met à résonner (par exemple).
Un intervalle de quarte, un accord consonant aux cuivres (et pourquoi pas
un accord dissonant?), un glissando d’harmoniques, le bref insert d’une émis-
sion de radio… Cela signifie que l’on accepte le côté trivial ou naturaliste de
ces sonorités : dans la Petite Fille, c’est l’allumette, l’imitation d’un bruit de
moteur ou des sabots qui claquent – je me suis d’ailleurs trompé à ce pro-
pos, car ils n’étaient sûrement pas en bois, comme ceux des prisonniers, mais
en feutre, puisqu’il s’agissait des pantoufles de sa mère, mais tant pis. En tout
cas, certains sons vont ainsi être étiquetés, catalogués, c’est une connotation
dont je pouvais ensuite m’éloigner, par la structuration ou la déconstruction.
On m’a d’ailleurs fait remarquer que la deuxième partie était extrêmement
imitative ou illustrative. Mais je pense que je ne profite pas seulement du
caractère naturaliste des sons, là où ils provoquent par eux-mêmes des asso-
ciations d’images. Par exemple, la sonorité consonante et « chaude » au
moment où surgit le poêle n’est pas symbolique: c’est la mise en scène acous-
tique de vibrations harmoniques que le corps ressent, et qui sont ensuite
modifiées. Il est vrai que dans l’histoire de la musique on a déjà utilisé cette
technique et l’on a même abusé de cette dialectique : l’accord parfait de do
majeur est une dissonance en do dièse… Mais dans mon opéra, ce spectre
harmonique tout à fait familier résulte en même temps du système de filtrage
d’un cluster chromatique, ressortant au moyen d’une sélection des dyna-
miques. Il est donc lui-même organisé comme un « événement de la nature
artificiel » comparable, du point de vue de la technique sonore, à un son de
tam-tam (puisque celui-ci, entretemps, ne s’est pas moins européanisé et donc
socialisé qu’un accord tonal). Alban Berg faisait preuve d’une très grande
sagesse à cet égard, lui qui savait intégrer des sonorités historiques dans sa
musique aussi bien que des sons extra-territoriaux, ce que Webern et
Schoenberg n’ont jamais osé faire.

Traduction Martin Kaltenecker

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SOUVENIRS SUR LUIGI NONO
ENTRETIEN AVEC ANDREAS WAGNER
(2004)

Intolleranza a été composé dans des conditions extrêmement difficiles, et sous la


pression de délais. Cela avait commencé avec l’écriture du livret, et s’est poursuivi avec
l’élaboration des bandes, la composition puis avec la mise en scène.
Et de plus, je devais faire la réduction piano-chant parallèlement à la com-
position de la partition elle-même. Je me souviens encore des envois régu-
liers de lots entiers de pages, postés par l’éditeur Schott de Mayence, empes-
tant le salpêtre. Nono leur avait dit, seul Lachenmann est capable de faire
cela. Je ne sais par très bien ce à quoi il s’attendait de ma part. J’imaginais
quelque chose comme la magnifique version pour chant et piano des
Gurrelieder de Schoenberg réalisée par Alban Berg, où l’on voit également
les parties qu’on ne peut jouer sur le piano. Mon interlocuteur chez Schott
était Dieter de la Motte, qui donnait au pauvre étudiant que j’étais du « Cher
maître », ce qui me mettait en rogne. Il me renvoya ma réduction du début
en écrivant : « Cher maître, c’est inutilisable pour nous. Il faut songer que les
chefs de chant doivent pouvoir déchiffrer tout cela à vue ». Il avait raison,
mais on ne peut transposer sur le piano une musique dont la substance même
tient à l’utilisation qu’elle fait des crescendos et decrescendos et qui super-
pose constamment des quintolets, sextolets et septolets, sans estropier sa struc-
ture. On peut d’ailleurs voir au résultat que j’ai terminé ce travail sans grand
plaisir.
Finalement, Nono a rusé avec lui-même, sans doute sous la pression des
délais : il a réutilisé sans sourciller la quatrième partie due Canto sospeso, et il

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254 SOUVENIRS SUR LUIGI NONO

s’est souvenu à plusieurs reprises des Incontri, qu’il a en partie émiettés, comme
s’il y versait un peu d’eau minérale afin de « délayer » un peu la musique. Et
pourtant, cela a produit quelque chose de nouveau, et tous ces trucs se sont
révélés comme une solution créatrice. On peut ainsi susciter dans le stress
quelque chose à quoi l’on n’aurait jamais pensé.

Comment avez-vous vécu personnellement l’évolution de Luigi Nono jusqu’à la


composition d’ Intolleranza ?
Je l’ai rencontré personnellement pour la première fois en 1957 et je
suis devenu son élève en automne 1958. J’avais étudié à Darmstadt Canto
sospeso – dans le cadre du séminaire d’analyse de Stockhausen –, puis vécu
à Donaueschingen la première exécution de Varianti, et j’étais totalement fas-
ciné par ces deux œuvres. Parmi tous les maîtres de Darmstadt, il était pour
moi la figure la plus rayonnante. Il ne pouvait pas articuler sa pensée aussi
clairement que Stockhausen, mais je trouvais en lui un charisme extraordi-
naire, alors que les autres répandaient le fanatisme de laborantins. Je lui ai
alors écrit que je désirais étudier auprès de lui, il m’a répondu qu’il n’ensei-
gnait pas ; sa réponse très développée a été publiée entretemps dans la docu-
mentation sur Darmstadt, c’est une longue lettre manuscrite où il dit : ana-
lysez la musique de l’École franco-flamande, étudiez l’Héroïque: tout est déduit
d’une seule cellule, voyez « comment l’esprit maîtrise tout », etc. J’ai ouvert
la partition de Varianti sans y comprendre grand chose, comme un chat
regarde un livre d’images. Puis j’ai entrepris ce que j’ai toujours fait avec les
partitions qui sont importantes pour moi : je l’ai recopiée, en particelle. Ce
fut un temps précieux, un moment intense. J’ai envoyé ensuite la particelle
à Nono, comme ça, par enthousiasme, sans arrière-pensées ; il m’a ensuite
invité à Venise et proposé que j’étudie avec lui. Peut-être voulait-il d’ailleurs
simplement savoir s’il était lui-même capable d’enseigner. Entretemps, La
terra e la compagna avait été créée dans la série «Das Neue Werk» à Hambourg,
et lors des Cours de Darmstadt en 1959 j’ai entendu Cori di Didone, généra-
lement très critiqués – cela n’avait peut-être pas été une exécution des plus
remarquables. Mais sa prise de distance par rapport aux tendances darm-
stadtiennes se dessinait déjà à l’époque.
Puis il y eut apparemment chez lui un moment de blocage. Quand je suis
arrivé à Venise, il ne composait pas du tout. C’est seulement en janvier ou
février 1959 qu’il a commencé à travailler à une nouvelle pièce d’orchestre,
intitulée plus tard Diario polacco. Je pouvais l’observer un petit peu pendant
ce travail. J’habitais la même maison, je le voyais parfois chaque jour, par-
fois seulement après deux semaines. À chaque fois, je découvrais des esquisses
nouvelles. Nono était encore apparemment sous l’impression de Gruppen
pour trois orchestres de Stockhausen et voulait apporter sa réponse au sujet

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SOUVENIRS SUR LUIGI NONO 255

de la musique dans l’espace. Face à la virtuosité des figures chez Stockhausen –


qui représentait pour lui, malgré tout son respect, une régression –, il s’en
tenait fermement à une pensée structurelle visant la musique « ponctuelle »,
de même qu’à sa fameuse série omni-intervallique.
Moi-même, après beaucoup de tentatives infructueuses, j’ai composé à
l’époque une pièce dans laquelle je voulais dépasser les complexités de
Varianti, et qui seraient en somme mes « Super-Varianti » : avec un effectif
comparable, mais plus large, de 27 cordes, 6 flûtes et 6 clarinettes, avec la
même série mais en me servant de transpositions à partir de chacune des
douze hauteurs. Le titre sera Souvenir, mais la création eut lieu seulement
dans les années soixante-dix.
L’année 1959 est celle de sa première conférence à Darmstadt – et un
peu de la mienne aussi, qui étais son «nègre»: une polémique tranchée contre
les tendances qui prédominaient alors, les différentes évolutions vers le col-
lage, l’aléatoire, l’improvisation. Ensuite, à nouveau chez lui une stagnation,
des voyages, mais pas de compositions. Assurément, il faisait stylistiquement
du surplace, comme le pensaient d’aucuns, alors que les autres, d’après lui,
avaient régressé. Puis, un jour, il fut tout heureux en me faisant part de ses
expérimentations avec une sorte de diatonisme atonal, des constellations
d’intervalles caractérisées, par exemple quarte, triton, tierce mineure, une
écriture avec des intervalles circonscrits et caractéristiques. Cela lui parut
comme une libération et il a composé alors en 1960 les pièces pour ensemble
vocal Sarà dolce tacere et Ha venido.
Plus tard, alors que j’étais déjà parti, il a composé encore Canciones para
Guiomar et enfin une pièce électronique, Ommaggio a Vedova. Puis, au prin-
temps de 1962, Intolleranza, où il reprend parfois dans les parties instru-
mentales des compositions antérieures. La chose était claire cependant : il ne
pouvait plus s’en tenir à l’ancien chromatisme dodécaphonique, mais il a
conservé tout de même son écriture vocale, si inimitable. En travaillant sur
la réduction pour piano-chant, j’ai douté un moment de lui, je me suis
demandé : pourquoi d’un coup ces choses si primitives, et pourquoi le pre-
mier degré si banal des parties parlées : « J’ai appris la torture auprès des
nazis », ou bien « Parlà, parlà ! ».
Puis j’ai vécu la création, si excitante. Dans la trattoria Altanella, sur la
Giudecca, aujourd’hui presque un lieu culte, où Nono traînait toujours ses
invités, et où il rencontrait également les ouvriers d’usine qui déjeunaient
là, ceux-ci avaient posé un micro devant l’appareil radio, qui retransmettait
la création, et enregistrèrent tout. Ils m’ont ensuite offert la bande. Je dois
encore l’avoir quelque part. On entend la musique de Nono, les huées et les
sifflets des balcons, et en même temps la machine à café qui siffle et les voix
au comptoir : « Gianni, dammi un’altra goccia ». Quand l’émigré est torturé,
un autre crie « Lo vogliamo nudo ». Puis la suggestion gentille « Maestro, ci suona

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256 SOUVENIRS SUR LUIGI NONO

un bel cia-cia-cia, ch’è meglio », à quoi répondent les voix du chœur dans les
haut-parleurs de la salle, montés au maximum par Nono « E voi, siete sordi ? »,
et on entend aussi comment son ami, le peintre et décorateur de théâtre Emilio
Vedova insulte de la fosse d’orchestre les resquilleurs : « Bastardi – venite in
giù ! »1 Pour moi, qui étais dans la salle, ce scandale avait deux côtés – terri-
blement sérieux, et pourtant avec un petit air d’opérette. À la fin, les techni-
ciens ont hissé Nono sur leurs épaules et l’on porté en triomphe.
Je ne sais pas si Nono savait beaucoup de choses des ouvriers. Ils l’ont
accepté comme un des leurs, et pourtant l’ont adoré comme un dieu. Lui
acceptait les deux attitudes. Parfois, je lui disais : tu les idéalises, peut-être que
je sais plus de choses sur eux que toi-même. Après tout, je mangeais chaque
jour avec les travailleurs de la filiale de Junghans (qui ne produisait pas des
montres, mais des cartouches de fusil), et j’étais devenu ami avec quelques-
uns d’entre eux. J’ai souvent accompagné à travers les canaux ceux qui assu-
raient les transports, sur des barques lourdement chargées. Face à moi, ils se
présentaient la plupart du temps comme politiquement indifférents, s’identi-
fiant faiblement à un prolétariat largement « manipulées par l’Ouest », et ils
se voyaient déjà comme des petits-bourgeois. Ils étaient dès cette époque tota-
lement hypnotisés par les médias de l’industrie culturelle et l’idée du bonheur
qu’elle véhiculait. Ils s’enthousiasmaient pour Mina, Mike Buongiorno, Mario
Riva ou Jonny Dorelli, et pour le festival de San Remo. Nono, selon mon point
de vue de l’époque, projetait sur eux une image déjà vieillotte du travailleur.
Je ne sais s’il a réveillé la conscience prolétaire des travailleurs autant qu’il
l’espérait avec La Fabbrica illuminata, mais j’en doute un peu.
Quand il allait dans les usines pour leur parler, en faisant écouter sa
musique sur bande, cela me paraissait être une sorte de distraction exo-
tique pour eux. Mais on continue encore aujourd’hui à auréoler cela de toute
une poésie.

Il est dangereux de produire à partir de là des mystifications.


Naturellement, j’étais également jaloux de tous ceux qui me paraissaient
être des amis superficiels. Je l’ai adoré sans bornes, et il a assez bien analysé
la situation contradictoire qui était la mienne. De la maison de pasteur souabe
à Venise – c’était comme un saut sur une autre planète. Il a compris cela, il
était plein de respect et d’infinis égards. Un jour, en interrompant un voyage,
il est venu ici à Leonberg, dans la maison de mes parents, il voulait assister
à un service protestant, et il fut particulièrement surpris et impressionné
par la «prière silencieuse». Cela déjà en 1959! Le silence, l’écoute intérieure,

1. « Gianni, verse-moi une autre goutte » ; « à poil ! » « Maestro, joue-nous plutôt un cha-cha-
cha, c’est mieux»; «Et vous, êtes-vous sourds?»; «Salauds, venez-un peu par ici!». (N.D.T.)

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SOUVENIRS SUR LUIGI NONO 257

comme expérience collective également, étaient déjà quelque chose de fas-


cinant pour lui. La rupture du quatuor à cordes ne fut finalement pas aussi
radicale que cela.

On surestime sans aucun doute ce tournant, que l’on peut déceler déjà dans Varianti.
Et aussi dans Cori di Didone par exemple, ce que l’on méconnaît toujours
actuellement. À Venise, et cela n’était pas seulement un désavantage, on ne
pouvait d’ailleurs entendre rien de ce qu’on nomme « musique contempo-
raine». Les compositeurs qui avaient mon âge, en Allemagne, et qui étudiaient
avec Wolfgang Fortner à Fribourg ou avec Boris Blacher à Berlin, rencon-
traient quand même des interprètes, ils pouvaient entendre leur travaux et
réagir à ces expériences. Moi, je pouvais contempler la lagune au-dehors et
mobiliser mon imagination et mon oreille intérieure. Il n’y avait même pas
de piano. Toute la pratique du son dans la musique de Nono à cette époque
a très certainement un rapport avec ce «handicap», qui était au fond très utile
également. Ses échelles de départ, par exemple les 8 cymbales, 4 tam-tam et
4 fois 8 voix chantées dans Cori di Didone, mais aussi l’utilisation schématique
de l’appareil orchestral – voir les quatre couleurs dans la partition de Diario
polacco, pour bois, cuivres, percussions et cordes, ou encore les 7 sopranos
dans Ha venido – tout cela représentait a priori un instrumentarium homo-
gène, presque des « touches » que l’on pouvait enfoncer aveuglément et au
moyen desquelles on pouvait organiser, sans les contrôler à l’oreille, des
rapports de structure ou des processus musicaux. Quand il arrivait, au sein
d’une construction sérielle, que les tam-tam 2 et 4 devaient commencer avec
le troisième ténor, il n’y avait aucune raison de vérifier le résultat acoustique
et d’intervenir de manière pragmatique dans l’effet sonore. Si Nono avait déjà
eu accès à l’époque au studio électronique, il se serait peut-être passé encore
autre chose dans sa musique. Mais à ce moment-là, ce n’était pas si facile.

Cela n’est arrivé qu’en 1960, avec Ommaggio a Vedova.


Vous savez bien que Nono a procédé plus tard de façon inverse et qu’il
a travaillé de manière totalement empirique avec le son. Tout de même, sa
pratique ancienne s’est maintenue d’une certaine façon dans le quatuor à
cordes, dans No hay camminos, également dans sa musique pour deux vio-
lons. Mais il me racontait par exemple comment il avait expérimenté toute
une nuit dans le studio de Fribourg avec le contrebassiste Stefano
Scodanibbio : des sons sur le ponticello, enregistrés de près avec le micro-
phone, et dont il disait : « Cela sonne comme un chœur de voix humaines ».
Cette manière d’explorer le son presque comme un botaniste m’apparaissait
une sorte de compensation de la phase antérieure, où tout était toujours
élaboré et décidé à la table de travail.

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258 SOUVENIRS SUR LUIGI NONO

Et il est vrai que tout n’a pas automatiquement, « fonctionné », comme


on dit. Voyez la partition des Varianti : un empilement de 3 septolets, 3 sex-
tolets, 3 quintolets, 3 quartolets, 3 triolets – tous les cinq sur la même hau-
teur, dans les violons : le premier piano sul ponte, le second mezzoforte ordina-
rio, le troisième pp crescendo sul tasto, etc. Que se serait-il passé si Nono avait
pu entendre aussitôt le mélange sonore qui en résulte ? Il aurait réagi de
quelque manière et serait intervenu. Ainsi, beaucoup de choses ne produi-
sent pas d’effet. Le sol 5 comme harmonique de contrebasse dans les Varianti
et cela de surcroît col legno battuto – un homme pragmatique comme Kagel
aurait peut-être noté en marge: «C’est impossible, mais nous ferons un effort».
Il y aura bien quelque chose qui sortira.

Une sorte de geste…


Des passages de ce genre lui ont valu la réputation de quelqu’un qui ne
connaît pas son métier. Ce reproche est justifié et lui fait tort en même temps.
Ces premières œuvres trahissent déjà la recherche d’une alchimie sonore
« inouïe ». Et dans les zones d’expériences où personne n’a encore séjourné,
le métier n’existe pas. C’est là mon vieux jeu de mot – des chercheurs d’or
des années cinquante, les uns sont devenus entretemps d’élégants joailliers et
les autres sont restés – ou devenus – des desperados un peu aventureux. Nono,
tout au long de sa vie, a été quelqu’un qui risquait tout à tout moment. Pour
en revenir encore à Varianti : c’est au fond une œuvre utopique en un double
sens, et je serais très intéressé par le résultat d’un travail de réécriture de la
partition sur la base de nos connaissances techniques et sonores actuelles.
La même chose vaut d’ailleurs pour Diario polacco. Il faudrait étirer cela et le
disposer dans l’espace, et les durées, de même que les dynamiques qui leur
ont été reliées parfois de façon si abstraite, il faudrait les sortir du schéma
qui leur a été en somme imposé à l’origine, pour les projeter dans des dimen-
sions réellement perceptibles. Je pense que cela nous promettrait des expé-
riences très intéressantes. Un fff n’égale pas un fff, finalement. Mais à l’époque,
le voilà donc dans son bel atelier sur la Giudecca où il a confié ses visions à
une pratique de notation et d’exécution qui n’était adaptée que jusqu’à une
certaine limite et qui était largement standardisée. Moi-même, je n’ai jamais
pu me satisfaire de cet état de faits dans mon propre travail. Sans l’expérience
concrète du son, toutes mes spéculations compositionnelles restaient sus-
pendues dans l’air. Nono pensait autrement, de manière plus radicale peut-
être, plus courageuse. Cela impliquait aussi une certaine surdité ; on pense au
« Qu’est-ce que j’en ai à faire, de votre maudit crin-crin… » de Beethoven.
Je crois que Nono a découvert relativement tard l’écoute au sens d’une
perception intense et autonome. Et même là encore – ou là, justement – il
laissait faire ce qui arrivait. Il n’a jamais été très pointilleux sur les détails.

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SOUVENIRS SUR LUIGI NONO 259

Composer ne voulait pas dire pour lui spéculer à l’aide d’effets empiriques,
mais plutôt prendre des décisions et permettre qu’arrivent ensuite des choses
qui soient surprenantes mais aussi étranges. Plus importante que la consis-
tance du résultat sonore était pour lui l’attitude qui s’y manifestait. Parfois,
Nono était presque démuni face à ce qu’il avait déclenché du point de vue
sonore. Je trouvais cela fantastique, mais on le lui a reproché à plusieurs
reprises. Nous avons vu déjà avec Schoenberg qu’un compositeur est poussé
bien plus loin par la logique de son point de départ créatif que ce que sup-
porte au fond sa propre constitution : c’est le « Il a bien fallu que quelqu’un
s’en charge ». Celui qui s’avance vers l’inconnu ne peut pas aussitôt s’y repé-
rer parfaitement. Il doit supporter la part d’aventure dans ses décisions et
découvrir en lui-même des énergies pour survivre.
Naturellement, Nono s’est familiarisé intensivement avec le monde des
techniques empiriques, mais surtout grâce à l’électronique malgré tout. Et
celle-ci traîne quand même toute son aura électrifiée.

Il emploie aussi le plus souvent l’électronique d’une manière auratique.


Je trouvais cela problématique, en effet. Son quatuor à cordes et la pièce
d’après Tarkovsky, No hay camminos, ou encore l’œuvre pour deux violons,
La lontananza nostalgica utopica futura, sont pour moi plus excitantes, plus
stimulantes, plus utopiques aussi que les œuvres avec électronique, même
s’il a développé toute une philosophie à partie du média électronique. Une
forme très sage de réduction, qui nous permet en même temps de faire l’expé-
rience d’une richesse absolument nouvelle.
Derrière toute son expressivité, son emphase, sa poésie, sa profondeur, son
pathos également, Nono est resté imperturbablement un structuraliste. Il n’a
jamais simplement convoqué mécaniquement la magie sonore, il a l’a toujours
dialectisée (aufgebrochen) en même temps. S’il s’était contenté de la célébrer
solennellement, nous ne lui devrions rien que des excursions poétiques dans
des paradis aux atmosphères exquises, ce dont nous avons pléthore. Chez
Nono, l’écoute représente toujours un travail heureux: une expérience de nous-
mêmes qui nous ouvre, qui libère notre imagination.

Traduction Martin Kaltenecker

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>
DE LA MUSIQUE COMME SITUATION
ENTRETIEN AVEC ABIGAIL HEATHCOTE
(2006)

Plusieurs concerts ont été consacrés à vos œuvres, ce mois-ci, à Paris. Comment le
public français a-t-il accueilli votre musique jusqu’ici ?
Il est clair qu’il ne connaît pas bien ma musique. L’esthétique de la nou-
velle musique française est caractérisée par la tradition héritée de Messiaen
et de Boulez. Chez ces compositeurs, ce qui se produit durant le processus
de composition détermine l’idée du matériau musical bien plus que dans ma
musique. Mon opéra La Petite Fille aux allumettes a été donné ici en 2001, et
toutes les représentations ont eu lieu à guichets fermés. Lors des deux pre-
mières représentations, beaucoup de gens ont quitté la salle en sifflant et en
claquant les portes. C’était incroyable ! Ils étaient très agressifs. Cette réac-
tion, sciemment provoquée, est importante pour moi, parce qu’autrement
ma réputation, bonne ou mauvaise, en souffrirait !

Que ressentez-vous quand le public se comporte ainsi ?


Cela dépend : s’ils le font à la fin du concert, je dois respecter cela. Mais
s’ils le font en plein milieu, ça me met très en colère. Ce ne serait pas la
première fois que je me lèverais et mettrais fin moi-même à une représen-
tation. Un jour, dans un concert à Mulhouse, on a donné de mes œuvres de
musique de chambre combinées à des pièces de Schumann. Les gens étaient
tout à fait choqués d’entendre ma pièce pour violoncelle solo, et ils riaient,
et ils toussaient. Après cette pièce de violoncelle, je devais jouer moi-même
mes pièces pour piano, qui sont simples. Mais quand les gens m’ont vu

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262 DE LA MUSIQUE COMME SITUATION

m’avancer, ils ont commencé à crier, et à partir de ce moment, ils n’ont pas
cessé de déranger. Après environ sept minutes, je me suis arrêté et j’ai dit :
«Je pense qu’il y a au moins une personne qui aimerait écouter cette musique,
et pour cette raison, je vais recommencer du début. » Un silence incroyable
s’est fait dans la salle parce que les auditeurs avaient peur que je recommence!
Mais cela ne s’est pas produit seulement en France : c’est arrivé aussi une fois
à Varsovie, et la toute première fois que c’est arrivé, c’était à Francfort. Ça
se produit partout.
Ici, à Paris, les gens sont assez ouverts en un sens. Les Français, comme
vous le savez, ont une tradition colonialiste. Ils connaissent beaucoup mieux
les autres cultures que les Allemands. Si vous cherchez des enregistrements
intéressants de musique du Tibet, d’Afrique ou de l’Inde, vous pouvez les
trouver ici beaucoup plus facilement qu’à Berlin, par exemple. Je pense
que les Français sont plutôt fascinés par les sons barbares des Allemands, par
l’idée de produire des grincements sur un instrument. Un compositeur comme
Boulez se refuse à de telles pratiques. C’est contraire à son esthétique : un
bruit n’est pas contrôlable comme l’est une hauteur de son. Je l’ai entendu
s’exprimer là-dessus récemment. Il était très respectueux, mais lui-même
refuse de se livrer à ces pratiques, et je ne pense pas qu’il aimerait qu’un
grand nombre de compositeurs le fassent. Pour ma part, je n’aime pas la
« location » de bruits. En faire usage n’est pas un problème en soi, mais on
doit trouver un contexte totalement différent qui leur donne un sens, qui
rende ces choses signifiantes. Dans Ausklang, par exemple, une pièce pour
piano que j’ai écrite il y a vingt ans, on trouve une partie qui est constituée
de bruits, mais ce qui domine la pièce, c’est un intervalle. Ce sera intéressant
de voir ce qui se produira durant l’exécution de mon concerto pour clari-
nette ici à Paris. Il pourrait susciter des protestations. Parmi tous les bruits
qu’il donne à entendre, j’ai introduit un enregistrement d’un concerto de
Mozart et, dans ce contexte, une chose aussi connue pourrait choquer.

Pourriez-vous me parler de vos dernières œuvres ?


À l’automne 2004, j’ai écrit Concertini. Cela fait partie de mon projet de
revenir au travail avec des hauteurs. En termes de matériau, mon but était
d’intégrer l’expérience que j’ai acquise avec la musique qui ne s’appuie pas
sur des hauteurs.

Quand vous parlez de hauteurs, voulez-vous dire tonalité ?


Intervalles. Il y a une notion que vous connaissez probablement. Il s’agit
de la «musique concrète instrumentale», un terme relatif à l’énergie d’où provient
le son. Dans ce contexte, je me suis beaucoup intéressé aux bruits. Mais pour
moi, leur portée, en ce qui a trait à la création, est limitée. Je ne veux pas faire

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DE LA MUSIQUE COMME SITUATION 263

des choses surréalistes. Bien sûr, vous pouvez produire des grincements et
autres bruits semblables sur des instruments. Mais j’en suis maintenant venu
à la conclusion que l’intérêt de la musique concrète ne réside pas dans les bruits,
mais dans l’énergie d’un son. Et cette sorte d’énergie peut être produite, disons,
par un pizzicato tout à fait normal sur un violon, ou par un unisson, ou par
deux instruments jouant la même note, mais avec une légère différence dans
les vibrations. La vélocité, la vitesse d’exécution sont aussi des composantes
de l’énergie. Cette idée d’énergie reste pour moi la chose la plus importante.
On m’a demandé de présenter mon Troisième Quatuor à cordes, écrit avant
les Concertini. C’est un peu artificiel, mais j’ai dit que certaines œuvres musi-
cales peuvent être considérées comme un texte, c’est-à-dire comme un lan-
gage. Boulez, par exemple, utilise des titres comme commentaire ou glose : tous
ces mots viennent de la littérature. Une phrase est également une partie d’un
texte, du langage. Et pour moi, ou bien la musique c’est cela, ou bien c’est
une situation, ce qui est complètement différent. Quand je parle de musique
en tant que situation, je veux dire par là une situation auditive ou acoustique.
Ce qui ne signifie pas que cette musique ne veut rien dire.

Je pensais aux tableaux de Francis Bacon. Deleuze, le philosophe français, s’est


intéressé à ce qu’il appelle la « sensation » dans l’œuvre de Bacon. Il a écrit que le
peintre avait transcendé la représentation pour accéder à une sorte de sensation…
Je dirais plutôt Twombly, Cy Twombly, bien plus que Bacon. Quand je
vois certains des tableaux de Twombly, c’est comme une explosion. Bacon
est beaucoup plus iconographique. Chez Twombly, c’est la nature, c’est un
volcan !

Mais comme vous le suggérez, chez Twombly, souvent, il n’y a pas de référent évident.
Chez vous, on trouve une démarche dialectique qui se réfère à la tradition : par vos
choix d’instruments, l’utilisation d’intervalles tonaux et de citations, comme dans Accanto,
de la même façon que Bacon conserve la forme humaine, bien qu’en la déformant…
Citations ? Quelles citations ?
Dans Accanto, ou dans Tanzsuite mit Deutschlandlied, par exemple. Ce ne
sont pas là des citations. Il s’agit, selon moi, de quelque chose de très diffé-
rent. La citation, c’est ce qu’on trouve dans les Préludes de Debussy, par
exemple, ou dans la Bataille de Wellington de Beethoven. Elle consiste à évo-
quer la fascination exercée par quelque chose que tout le monde connaît déjà.
« Citer » veut dire évoquer plus ou moins la fascination ou la magie exercée
par une chose que tout le monde connaît. Mais quand je prends l’hymne natio-
nal dans la Tanzsuite, c’est comme un squelette ; je l’utilise comme un sque-
lette. Même le Mozart dans Accanto vient d’un enregistrement. En fait, je ne
sais même pas ce qui va en résulter. Alors ce n’est pas vraiment une citation

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264 DE LA MUSIQUE COMME SITUATION

non plus. Mais il est certain que ça évoque quelque chose. Si j’allume la radio
et qu’on y joue un morceau de Beethoven, ce n’est pas une citation ; c’est
comme un instrument. La radio est comme un instrument : je l’allume et…
Prenez par exemple Ein Kinderspiel, mes pièces pour piano. J’utilise une chan-
son allemande pour enfants [Lachenmann fredonne et imite la façon dont elle
« se décompose » dans son œuvre]. C’est très chromatique. Ce n’est pas une
citation. J’utilise le squelette rythmique d’une mélodie bien connue, et il en
résulte une destruction complète de la fascination exercée par l’objet.

Votre intention est-elle que l’auditeur soit tout de même capable de reconnaître la
chanson ?
Vous n’avez peut-être pas appris la même chanson quand vous étiez enfant.
Mais on y entend une sorte de primitivisme qui n’est pas créé par moi, seu-
lement utilisé par moi.
Il se pourrait que j’utilise une sorte de tarentelle. Mais ce n’est pas une
tarentelle en particulier, ce n’est pas la citation d’une tarentelle. C’est seule-
ment un prétexte pour se mettre à l’écoute du son du piano. Dans Kinderspiel,
la quatrième pièce est une imitation de musique chinoise, c’est juste un truc
pentatonique. Tous les Européens se disent : « Ah, c’est chinois ! » Mais ce
n’est rien, il ne s’agit pas d’une citation. Je me souviens d’un livre extrême-
ment célèbre, Max und Moritz de Wilhelm Busch. Le connaissez-vous ?

Oui, et vous y faites référence dans votre commentaire sur la Tanzsuite…


Max et Moritz sont deux vilains garnements. Dans une des histoires, un
meunier met les deux garçons dans son moulin et il en sort du grain. Voilà
qu’ils vous apparaissent sous la forme de grains! Ce n’est pas une citation. C’est
un « souvenir », peut-être, de quelque chose. Je ne suis pas touché par cela
comme par de la magie. Je m’en souviens, et me demande pourquoi. Pourquoi
est-ce que je me souviens de cela? C’est une sorte d’écoute dialectique.
Si je veux attirer l’attention sur une structure, parfois c’est bien de ne pas
compliquer les choses, mais au contraire, de faire une structure si simple que
nous avons le sentiment que ce n’est pas de la musique. C’est une façon d’accé-
der à un autre niveau de la musique, que ce soit par exemple la résonance
du piano, ou d’autres choses très subtiles auxquelles autrement nous ne ferions
jamais attention. Je pourrais m’amuser à jeter un coup d’œil sur votre feuille
de questions, non pas pour lire ce qui y est écrit, mais pour regarder le «pay-
sage » que forment l’encre et les mots. C’est la façon structurale de regarder,
ce qui signifie: savoir ce que c’est, mais aller au-delà de la chose. Vous n’avez pas
écrit ou tapé vos questions afin que je les regarde. Vous les avez écrites afin de
savoir quelles questions poser. Ou bien je pourrais regarder la table à laquelle
nous sommes assis dans ce restaurant. Personne n’a disposé ces bouteilles et

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DE LA MUSIQUE COMME SITUATION 265

autres objets afin que nous regardions la table comme s’il s’agissait d’une nature
morte. Mais je pourrais m’adonner à un petit jeu et tenter de voir quelle est
la relation des objets entre eux, et cela deviendrait une sorte de constellation
«atonale». C’est ce qui se passe dans ma pièce pour deux guitares, dans laquelle
j’utilise un texte de Caudwell. Si je… paarle!… coomme!… çaa! vous compre-
nez ce que je dis, mais en même temps, vous vous dites : « Qu’est-ce qui se
passe?» Écouter veut dire non seulement comprendre, mais…

… faire l’expérience de la matérialité des sons.


Oui, je dois entrer dans la structure. Pour moi, l’idée de structure n’est
pas quelque chose d’intellectuel, mais quelque chose qui me touche. Par
exemple, il y a une pièce pour chœur, une très ancienne prière allemande –
c’est en fait la première prière chrétienne écrite qui nous soit parvenue –, qui
décrit une époque où rien n’existait encore : ni la mer, ni le vent, ni les cieux,
ni la terre… rien, sauf un grand dieu. C’est une démarche qu’on pourrait
qualifier de panthéiste, le fait de voir les choses non plus par rapport à leur
fonction, mais comme des documents qui témoignent de la réalité. Les boud-
dhistes, eux aussi, peuvent prendre un objet qui a une fonction, le regarder
et dire : « Ceci est Bouddha », et non quelque chose de purement physique.
Voilà l’idée qui m’intéresse.
Tout le monde parle aujourd’hui de gymnastique intellectuelle au sujet
de la composition, mais vous savez, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle,
avec Mahler, Richard Strauss, etc., c’était le sujet qui faisait la musique. C’était
déjà le cas chez Beethoven. Beethoven fut l’un des premiers compositeurs à
découvrir l’autonomie du sujet. Bach n’était pas censé être individualiste. Il
l’était, parce qu’il était un travailleur tellement acharné, mais ce n’était pas
là l’idée qui se profilait derrière la musique ; la musique ne parlait pas de
l’individu. Mozart a fait la même découverte, mais il a dû se battre contre
l’archevêque, etc. Beethoven, quant à lui, a insisté. Cette conception de la
musique consistant à réfléchir sur un sujet qui se réalise à travers la musique
vient de cette tradition. Au terme de cette évolution, nous n’avions plus d’auto-
nomie ou de liberté subjective; il nous restait la «non-liberté» subjective. Nous
en étions rendus à Sigmund Freud et Karl Marx. À partir de ce moment-là,
la source profonde d’où venait la musique n’était plus le sujet individuel :
c’était la structure. Ce n’était plus le « moi », c’était le « ça ».
Le travail à partir du matériau, le travail structuraliste, est une consé-
quence directe de la prétendue évolution musicale. Beethoven travaillait de
façon structuraliste, détruisant son sujet, ses thèmes. Et finalement, avec le
dodécaphonisme, Schoenberg sacrifia l’autonomie à une règle, détruisant du
même coup la bonne vieille tonalité, qui était elle-même une sorte de sys-
tème de règles. Webern et les compositeurs sériels qui ont suivi n’ont pas dit :

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266 DE LA MUSIQUE COMME SITUATION

« Je veux cela. » Ils ont dit : « Je stipule cela. Je découvre un système ou une
règle qui va régir toute la pièce. » La structure est une sorte de « dé-subjecti-
vation ». Entretemps, Cage arrive. Sa pièce la plus simple, 4’ 33”, veut seu-
lement que de tel moment à tel autre, vous écoutiez. Et ce qui se produit n’est
plus désormais un accident d’auto, ou n’importe quoi d’autre, mais bien une
situation musicale. C’est quelque chose d’ordre structurel.

Adorno a dit que la musique devrait «prendre le compositeur par surprise». Malgré
le fait que vous écriviez des partitions qui demandent d’accomplir des actions, quand
j’écoute votre musique, j’ai le sentiment que vous avez à l’esprit des sons bien précis.
Dans quelle mesure vos sons sont-ils prédéterminés ?
Je n’ai pas une conception précise des sons eux-mêmes, mais de ce qui
se produit. Si je dis que j’aimerais qu’un accident de voiture se produise, je ne
dis pas que je veux entendre tout d’abord des bruits de freinage, le crissement
des pneus, puis un bruit de collision et ainsi de suite ; je dis seulement : ça se
produit. Et si, par exemple, au sujet de mon œuvre Pression, je dis que l’archet
devrait mettre 60 secondes à se déplacer de la première à la quatrième corde
derrière le chevalet en un fortissimo, cela produit un son que vous ne pouvez
pas prédire. Mais ce son n’est pas l’effet du hasard, c’est le résultat de ce que
fait l’instrumentiste. J’ai traversé une période — les pièces n’en ont pas été
publiées — durant laquelle je travaillais en me fondant non pas sur le hasard,
mais sur la mobilité des formes. Mais il n’y a pas de hasard. Qu’est-ce que le
hasard en musique ? Il est parfaitement organisé dans la musique de Cage.
Mais cette façon d’enlever toute subjectivité signifie qu’on ne commet pas
d’erreurs. Un jour, je lui ai posé la question. J’ai rendu visite à Cage à l’automne
de 1990 et lui ai demandé : « Avez-vous déjà commis des erreurs en compo-
sant ? ». Alors il a ri et il a dit : « Eh bien, quand j’étais jeune, je commettais
beaucoup d’erreurs, mais depuis que j’emploie des procédés fondés sur le
hasard, je ne peux plus en faire». Je dirais moi aussi que je ne fais plus d’erreurs
non pas à cause du hasard, mais plutôt parce que j’ai inventé mon propre
contexte. C’est ce que je veux dire quand je dis parfois : « Composer signifie
construire un instrument». Si j’ai inventé mon instrument, je ne peux pas faire
d’erreurs. Je ne fais que montrer mon instrument. C’est peut-être ennuyeux
ou choquant ou trop ordinaire pour les auditeurs, mais il n’y a plus de hasard.
Je pense que l’idée de hasard est bien mal comprise. Quand je demande
à l’orchestre de jouer à l’unisson aussi vite que possible et de produire un son
particulier, en commençant par la note la plus aiguë et en finissant par la plus
grave, il en résulte quelque chose que je ne peux pas prédire. Ça dépend
de l’orchestre, ça dépend de tout ce qui se produit. Si le même trait était joué
une seconde fois, le résultat serait peut-être différent. Mais ce n’est pas du
hasard, c’est une autre version de la même chose.

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DE LA MUSIQUE COMME SITUATION 267

Adorno a prédit que, historiquement, le matériau musical aurait tendance à se


désintégrer pour être réduit à un langage musical de masse, les « décombres » de l’his-
toire musicale. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation, et si oui, quelles sont les
possibilités qui s’offrent à la pratique de l’art critique dans de telles conditions ?
L’art critique ? Eh bien, j’ai beaucoup de respect pour Adorno, même
s’il était un fossile du XIXe siècle. Ce qui lui permettait d’ailleurs de poser un
diagnostic très précis sur ce qui se passe aujourd’hui. Pour lui, la grande
musique était celle de Beethoven et de Mahler. Il a essayé de suivre ce que
devenait la musique de demain avec Boulez. Ses idées sur l’art subversif,
toutes ces choses-là, sont vraies ; j’y crois. Mais en Allemagne, les disciples
d’Adorno ont bâti leur mission didactique sur cette idée, et l’ont poussée
jusqu’au maniérisme. Je pense que les termes d’« art critique » et d’« art sub-
versif » sont plutôt normalisés ; je m’en mêle un peu. À mon avis, la musique
devrait réussir à sensibiliser non seulement notre appareil sensoriel, mais aussi
à remettre en question l’idée que nous nous faisons de l’art. Quand je parle
de sensibilisation, je parle du cerveau qui se dit: «Voilà de la musique». C’est
une sorte de mécanisme subversif, et c’est la raison pour laquelle la musique
atonale était si controversée à l’époque des nazis. C’est une musique qui incite
à penser, penser non pas dans un sens intellectuel, mais dans le sens d’une
sensibilisation qui amène l’auditeur à écouter l’intérieur des sons. Et je pense
qu’il est très important pour moi aujourd’hui – non pas parce que je suis un
compositeur mais parce que j’aime l’art – de trouver une définition de l’art
qui implique l’aspect subversif. Si je m’assieds et joue de la musique subver-
sive, c’est complètement stupide. Cela devient tout de suite du divertissement.
Mais si vous vous concentrez parfaitement sur vos perceptions audi-
tives et réunissez tous vos moyens : votre intelligence, votre intuition, votre
expérience, votre mémoire et ainsi de suite, vous réaliserez que cela provo-
quera quelque chose. Cela suscitera une sensibilité accrue, et détruira pro-
bablement l’idée conventionnelle que vous vous faites de la musique.

Diriez-vous que votre musique est politique ?


Pour moi, une Bagatelle de Webern est beaucoup plus subversive que
tous les requiem de guerre. On pourrait écrire un grand requiem à la
mémoire des victimes de l’Holocauste, mais l’Holocauste est un événement
beaucoup trop grave dans l’histoire de l’humanité pour qu’on le fasse. On
pourrait écrire un requiem pour les soldats allemands tués à Stalingrad, ou
pour commémorer ce qui est arrivé aux habitants de Dresde. Bien sûr, on
peut écrire de la jolie musique, de la musique magique, et lui donner un
tel sens, mais je pense tout de même que c’est complètement fasciste parce
que cela a pour but d’empêcher une véritable réflexion ; c’est un truc de la
droite, c’est facile et moralisateur. Je pense qu’une des particularités de l’art

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268 DE LA MUSIQUE COMME SITUATION

européen, et qu’on ne trouve dans aucune autre culture, est l’idée de magie
rompue. L’idée d’art, de musique disons, est magique. Dans le théâtre nô
japonais ou dans le kabuki, c’est différent. La musique y est associée à la
religion ou au pouvoir, à l’amour ou à la mort, au printemps, bref, à tous
les objets de fascination collective. La musique techno, d’autre part, est un
happening magique. C’est très facile, mais ça fonctionne, étonnamment.
Ma fille était complètement emballée par la techno, à tel point qu’elle ne
voulait plus nous voir. Ça ne dépendait pas seulement de la musique, il
s’agissait d’un univers complètement différent. La musique pop, c’est de la
musique magique, et c’est la même chose pour la musique soi-disant sym-
phonique : écouter du Mozart, par exemple. Les auditeurs veulent de la
magie, ils veulent du Mozart en tant que magie. Mais Mozart n’était pas seu-
lement de la magie, il était de la magie rompue. Et c’est pourquoi les gens de
Vienne le trouvaient si ennuyeux. Ils ne voulaient pas aller à ses concerts
parce que c’était trop compliqué pour eux.

Pourriez-vous développer cette idée de magie rompue ?


« Rompue » ne veut pas dire « détruite ». « Rompre » signifie interrompre
ou suspendre la fascination irrationnelle par un moment d’attention. Je pour-
rais vous donner un exemple bien simple. À l’époque de Bach, les chorals
protestants avaient une fonction. Les chorals n’étaient pas faits pour que l’on
s’assoie et qu’on les écoute; ils étaient faits pour être chantés par tous les gens
réunis. Leur fonction était de faire prier pendant l’office, de rendre un culte
à Dieu, de chanter pour Dieu. Puis voilà Monsieur Bach qui arrive et les har-
monise. Les gens étaient vraiment furieux parce qu’il avait interrompu l’office
et les obligeait à écouter ce qui se passait. Ils voulaient le congédier parce
qu’il avait rompu la magie. Il ne voulait pas vraiment la rompre, il voulait seu-
lement s’en servir pour créer quelque chose. C’est là l’idée de créativité au-
delà des limites de ce qui est joli, ou de ce qui est accepté, au-delà des limites
conventionnelles, au-delà de la magie.
Créer de la magie est si facile. Un grand nombre de compositeurs le font.
Ils n’ont qu’à aller au supermarché de la magie, à prendre un tam-tam, un
glissando, un cluster, ou certaines composantes électroniques… C’est une
sorte d’agencement de situations magiques. Et les gens disent que c’est inté-
ressant. Mais « intéressant » égale « ennuyeux » ! Je ne veux pas écouter des
choses intéressantes : je veux être touché. Les sons doivent penser. Les
meilleures pièces dérangent. Il y avait les grandes symphonies de Mahler,
qui duraient une heure ou plus. Puis Schoenberg est venu avec sa Symphonie
de chambre, condensée en un seul mouvement. Les gens ont été complète-
ment horrifiés. Ce fut unanime. Ou bien on commence à écouter attentive-
ment quelque chose et on se laisse fasciner par ce que l’esprit a fait de cette

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DE LA MUSIQUE COMME SITUATION 269

chose, ou… Voilà le dilemme : la magie ou l’esprit ? L’esprit doit dominer la


magie. Et dominer la magie signifie interrompre la magie. Imaginons une
situation complètement absurde : vous avez rassemblé tout le monde dans
un stade pour un match de football. Quand la Coupe du Monde aura lieu en
Allemagne, il y aura une magie incroyable. J’aimerais que pour une fois les
joueurs jouent avec deux ballons. Oh, ils seraient tellement furieux ! Ou bien
qu’ils ne cessent de frapper le ballon en direction des spectateurs au lieu de
l’envoyer sur le terrain : briser les règles. Ce serait extraordinaire, ça me plai-
rait. Et les gens commenceraient à penser : « Nous sommes complètement
dingues, voulez-vous bien nous dire pourquoi il y a des millions de personnes
qui regardent cela ? ».

Donc vous n’êtes pas un amateur de football ?


Ah si, un grand amateur, j’aime beaucoup ça ! Mais j’ai vu que les gens
sont tellement… Certaines personnes se suicident si ça ne se passe pas bien.
J’ai vécu une expérience incroyable lors de l’exécution de Kontrakadenz, une
de mes pièces plus anciennes dans laquelle j’emploie trois opérateurs de
radio. L’exécutant doit être attentif et doit allumer la radio durant trois croches
ou faire un crescendo, et ainsi de suite. La pièce était présentée à Berlin, un
dimanche soir. L’opérateur alluma la radio et on entendit une voix, c’était ce
qu’il y avait à la radio à ce moment-là. La voix disait : « La partie de foot-
ball entre Berlin et Karlsruhe s’est terminée sur le résultat de 1 à 2… ». Les
gens ne savaient pas si leur équipe avait perdu ou gagné ! J’étais tellement
content ! Il était impossible de prédire un moment semblable ; c’était l’effet
du hasard. Ç’aurait pu tout aussi bien être de la musique. Voilà quelque chose
de créatif. J’aime beaucoup ce genre de situation.

Dans vos premiers essais, Klangtypen der Neuen Musik (1966) et Bedingungen
des Materials (1978), vous présentez une façon radicalement nouvelle d’aborder la
structure. Est-ce que les idées exposées dans ces essais restent fondamentales pour votre
approche de la composition ?
Oui, mais il faut les repenser chaque fois. Toute terminologie doit servir
à faire une nouvelle découverte, sinon elle devient une prison. Les Klangtypen
fonctionnent encore très bien pour moi. Mais les notions de fluctuation ou de
structure sonore ou de son-structure doivent être sans cesse remises à jour, com-
plétées par de nouvelles informations, parce que ces notions sont complè-
tement abstraites. Si vous écoutez Eine kleine Nachtmusik et dites ensuite : « Eh
bien, c’est une structure, un son, une structure sonore ou un “son-structure”»,
cela ne suffit pas. C’est bien plus que cela parce que Eine kleine Nachtmusik
est une pièce pleine de signaux. L’idée qui est à la base de Bedingungen des
Materials est celle de la prétendue aura. Si cette idée n’est pas étroitement

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270 DE LA MUSIQUE COMME SITUATION

associée aux Klangtypen, elle n’a aucun sens. Vous pouvez écrire une pièce
complètement abstraite, mais si vous utilisez une cloche de vache, un tam-tam
et une harpe, chacun de ces instruments porte en lui-même sa propre struc-
ture, toute son histoire et ses connotations; nous n’écoutons pas seulement des
fréquences. Donc, l’idée de structure était utile mais elle n’était pas complète.
Je pense que la combinaison des deux essais fonctionne bien. Élaborer des
définitions et tout verbaliser a constitué ma gymnastique intellectuelle à un
moment donné et, à mon avis, c’est une bonne chose. Par ailleurs, quand j’écris
une pièce, je ne dis pas : « Maintenant, je veux faire un “son-structure” ». Je
ne fais qu’écrire ce que j’aimerais entendre, ce que j’aimerais que les gens
entendent. Et parfois, après coup, quand je travaille, je fais le bilan de la situa-
tion. Si j’utilise une consonance, ce qui est parfois le cas ces jours-ci, je sais que
je ne l’ai pas inventée. Une consonance est une chose bien connue.
Aujourd’hui, je dirais autre chose : chaque son que nous connaissons ou
pourrions utiliser est comme un point à travers lequel passent un grand nombre
de lignes. Les cloches de vache pourraient faire partie d’une ligne formée par
tout ce qui se passe dans une ferme. La cloche de vache, l’enclume, la char-
rue et ainsi de suite font partie de la même ligne. Et il en existe une autre: celle
formée par tous les instruments en métal. Ou encore, par exemple, tout ce qui
pend au cou d’un animal, voilà qui trace une autre ligne. Les cloches de vache
qu’on entend dans l’œuvre de Mahler évoquent la nature pour les gens de la
ville. Dans les Herdenglocken [c’est-à-dire les cloches de vache qu’on entend dans
le premier mouvement de la Sixième Symphonie de Mahler], les auditeurs sont
amenés plus près du ciel parce que normalement, on entend les cloches de
vache dans les montagnes. Dans une œuvre comme Zyklus de Stockhausen, la
cloche de vache est associée au vibraphone et au tam-tam ou au triangle; l’effet
est complètement différent, mais les anciennes connotations demeurent.
Prenez par exemple Technique de mon langage musical de Messiaen. C’est
une prison. Une belle prison, peut-être, mais une prison quand même, à l’in-
térieur de laquelle on pense d’une certaine façon. Messiaen a dû partir à la
découverte d’autres cultures pour ouvrir les portes de sa prison, parce que
l’art existe pour élargir nos horizons. Voilà la prison de Lachenmann…

Votre musique a été qualifiée de fragmentaire et de décousue. Diriez-vous que dans


votre musique la sensation du temps est d’ordre spatial plutôt que temporel ou téléo-
logique ?
Eh bien, le terme « spatial » est dangereux parce que l’espace est quelque
chose dont on peut voir les limites. On pourrait imaginer que l’écriture d’une
œuvre, c’est comme disposer les meubles dans une pièce. Mais en musique,
l’espace, c’est du temps qui s’écoule. C’est plutôt comme se trouver dans
une pièce sombre qu’on ne connaissait pas auparavant.

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DE LA MUSIQUE COMME SITUATION 271

Je ne pense pas selon de telles catégories. Je ne veux pas penser selon ces
catégories. Je connais des compositeurs qui utilisent le juste milieu et ce genre
de chose pour s’assurer que les proportions soient correctes et, à la fin, ils ont
écrit une bonne pièce. Je déteste les bonnes pièces ! Les bonnes pièces sont
tellement ennuyeuses. Je veux écrire une pièce qui dérange, pas une pièce
qui soit bonne ! Et alors c’est mieux : bien mieux qu’une pièce dont la forme
serait réussie. Les gens disent : « C’est une œuvre réussie, mais la forme ne
l’est pas… » ou : « Cette œuvre est trop longue. » Je dis : « Eh bien, moi aussi
je suis trop long. Est-ce que je devrais me couper ? ».

Dans des œuvres comme Accanto et Ausklang, vous semblez faire référence à la
forme classique du concerto, et dans Tanzsuite, l’auditeur s’attend à la forme ample
de la suite de danses, mais l’œuvre est exécutée sans interruption. Dans quelle mesure
manipulez-vous les genres musicaux afin de déjouer les attentes des auditeurs ?
Je ne pensais pas aux formes classiques quand j’ai écrit ces pièces. La
seule idée que j’avais était, disons, celle d’un processus sonore. Dans Ausklang,
c’était l’idée d’un piano auquel s’ajoute une sorte de piano artificiel placé
dans l’orchestre. Je voulais explorer tout ce qui se produit dans le paysage
sonore d’un piano, l’ouvrir et ensuite le montrer. En fin de compte, mes
formes sont le résultat de mon besoin de montrer quelque chose. Je suis plu-
tôt démuni si l’on m’interroge au sujet de la forme. Parfois les gens disent :
« Oui, c’est une belle œuvre, mais la forme n’est pas réussie ». Je suis inca-
pable de comprendre cela. Parfois je fais un tableau à partir de mon instru-
ment. Dans Accanto, le clic-clac des touches produit des sons, et je cherche
d’autres touches, des pseudo-touches. La clarinette est un instrument qui pro-
duit parfois des clics. Je cherche à établir des correspondances et j’obtiens
ainsi quelque chose de différent, que j’appellerais… encore une fois, un «pay-
sage ». Il y a toujours une transformation. C’est le seul élément formel que je
recherche. Si, au début d’une pièce, je montre une sorte particulière de pay-
sage, celui-ci sera complètement transformé en cours de route.

Mais vous vous référez tout de même à des formes traditionnelles ?


Je ne pense pas à des formes traditionnelles. La forme – et c’est l’idée que
j’ai conservée de ma «Typologie sonore» –, la forme, c’est le son. Chaque jour
a sa forme, mais on ne peut pas la prédire. Ce qui vous arrive, c’est la forme.

Ce que vous dites me rappelle la notion de musique informelle qu’on trouve chez
Adorno, selon laquelle la forme naît de la substance de la musique elle-même…
C’est une très belle idée, je crois, et elle est importante. J’essaie de l’appli-
quer non pas en me servant des bons vieux paramètres, comme le font par

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272 DE LA MUSIQUE COMME SITUATION

exemple – eh bien, je pourrais nommer plusieurs compositeurs pour lesquels


j’ai beaucoup de respect – des compositeurs comme Boulez. Ils élaborent
des structures que l’on n’entend pas mais qui produisent un son complète-
ment ouvert. Ferneyhough, Cage. Cage, lui aussi, travaille à partir d’un para-
mètre très précis et contrôlable, et le problème ou la possibilité qui se pré-
sente à moi est que… d’une part, j’utilise parfois des paramètres qu’on pour-
rait considérer comme non musicaux, mais, d’autre part, j’essaie d’établir un
rapport avec un paramètre musical, c’est la transformation que je fais.
L’univers des paramètres qu’on trouve au début d’uneœuvre ne devrait jamais
être le même à la fin. Prenez par exemple Zwei Gefühle. Au début, il y a une
sorte de… il n’y a pas de terminologie vraiment adéquate, mais je pourrais
l’appeler un « univers perforé ». Ce sont des ronflements aux cordes, du tré-
molo dental sans sons, toutes sortes de glissandos sur les touches du piano
ou de roulements sur un tambour : c’est un grand univers sonore perforé qui
disparaît soudainement. Je prends l’idée de perforation qui donne ceci [il fait
entendre les sons répétés d’un trémolo dental]… vous avez entendu peut-
être sept petites impulsions. Que diriez-vous d’une seule impulsion ? Il s’agit
alors d’une autre catégorie, une sorte de staccato.
Dans Zwei Gefühle, il y a une section complètement centrée sur la gui-
tare : c’est un instrument prétendument « naturel ». C’est un peu spéculatif
parce que le texte parle à ce moment-là d’errer parmi les rochers, et tous
les instruments jouent la même structure d’intervalles que les cordes à vide
d’une guitare. Au début, ce n’était pas le cas. Tous les autres instruments
deviennent alors une pseudo-guitare : une guitare dans laquelle on souffle,
ou une guitare faite par les timbales, le piano ou la harpe. À la fin, le résul-
tat n’est pas une prétendue guitare mais des cordes à vide. Ainsi, progressi-
vement, mon système de catégories s’est transformé en un autre. Finalement,
il ne reste plus que mon texte qui est, pour ainsi dire, constitué de bruits ; il
n’a rien à voir avec la première partie. Imaginez que vous êtes en train d’uti-
liser une machine à écrire et qu’elle se transforme peu à peu en papier. À la
fin, peut-être que vous n’avez plus du tout de machine à écrire, mais quelque
chose de complètement différent. Ou imaginez que vous avez un piano et
que vous jouez une sonate de Beethoven ; puis arrive un petit bonhomme
qui coupe toutes les cordes une par une. La sonate de Beethoven finit par
s’arrêter parce qu’il ne reste plus de cordes. Quand j’invente un instrument,
j’invente un système de catégories, un système spécial qui n’apparaît que
dans cette pièce et dans aucune autre. Mais je ne veux pas seulement créer
un système de catégories. On ne peut pas dire : voici un système de para-
mètres et je vais travailler à l’intérieur de ce système. Il faut qu’il puisse réflé-
chir sur lui-même. Ce qui veut dire qu’il doit être modifié. Parfois d’une
manière constante, parfois soudainement. C’est ce qui donne la forme.

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DE LA MUSIQUE COMME SITUATION 273

Voilà trente-deux ans que je suis marié, et ma femme et moi, nous avons
changé. C’est la vie ! Nous pouvons nous rappeler certains événements mais
nous changeons avec les années. Nous avons des problèmes à certaines
époques de notre vie, avec nos enfants, avec nos dents peut-être, etc. Donc
beaucoup d’événements se produisent, et c’est ce qui donne la forme. Je ne
dis pas : « Je vais maintenant construire ma vie selon la forme suivante : je
vais commencer par étudier, ensuite j’aurai du succès, et ensuite je vais me
marier » ou quelque chose du genre. Non, j’essaie de vivre intensément, et
quand des événements se produisent, je dois m’y adapter. À la fin, je découvre
la forme de ma vie. Maintenant, je la connais mieux. Ce serait affreux si l’on
pouvait prédire la forme que prendra sa vie !

Traduction Yves Saint-Amant

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PREMIÈRES PUBLICATIONS

D’OÙ – OÙ – VERS OÙ ? AUTOPORTRAIT


Wo – Woher – wohin ? Selbstportrait
I. Livre-Programme du Festival de Donaueschingen 1975 (repris dans Musik als exis-
tentielle Erfahrung, Wiesbaden, Breitkopf & Härtel, 1996, p. 153-155).
II. Livre-Programme des représentations de La Petite Fille aux allumettes, Opéra de
Stuttgart, 2001.
III. Première publication dans ce volume.
Première publication française de I et II : Livre-Programme des représentations de
La Petite Fille aux allumettes à l’Opéra de Paris, septembre 2002.
TYPOLOGIE SONORE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
Klangtypen der Neuen Musik
Manuscrit d’une émission diffusée sur la Westdeutscher Rundfunk de Cologne au
printemps 1967; publication dans Zeitschrift für Musiktheorie, n° 1 (1970); version rema-
niée en 1993, reprise dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 1-20.
SUR SCHOENBERG
Über Schoenberg
Contribution à une émission diffusée sur la Südwestfunk de Baden-Baden, le 13 sep-
tembre 1974, à l’occasion du centenaire de la naissance de Schoenberg ; publication
dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 261-262.
LA QUESTION DU BEAU AUJOURD’HUI
Zum Problem des musikalischen Schönen heute
Communication au «Frankfurter Musikforum», le 13 novembre 1976; première publi-
cation sous le titre Die Schönheit und die Schöntöner, Neue Musikzeitung, février-mars 1977,
repris dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 104-111.

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276 P REMIÈRES PUBLICATIONS

MAHLER – UN DÉFI. RÉPONSE À CINQ QUESTIONS


Mahler – eine Herausforderung. Antwort auf fünf Fragen von Peter Rucizcka
Publié dans Mahler : Eine Herausforderung, Peter Ruzicka (éd.), Wiesbaden, Breitkopf
& Härtel, 1977, repris dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 263-269.

PRENDRE ET COMPRENDRE (À PROPOS DE KINDERSPIEL )


Vom Greifen und Begreifen (zu « Kinderspiel »)
Conférence donnée le 30 octobre 1982 à la European Piano Teacher Association
(EPTA), publiée dans le Bulletin de l’EPTA, 1982, repris dans Musik als existentielle
Erfahrung, p. 162-167.
Première publication française : Les Cahiers de l’IRCAM n° 7 (1995).

SICILIANO – SCHÉMAS ET FRAGMENTS DE COMMENTAIRES


Siciliano – Abbildungen und Kommentarfragmente (zu « Tanzsuite mit Deutschlandlied »)
Publié dans Schweizerische Musikzeitung, novembre 1983, repris dans Musik als existen-
tielle Erfahrung, p. 178-185.

L’ÉCOUTE EST DÉSARMÉE – SANS L’ÉCOUTE


Hören ist wertlos – ohne Hören
Conférence donnée 23 mai 1985 à Stuttgart, publication dans MusikTexte n° 10 (1985),
repris dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 116-135.
Première publication française : Entretemps n° 1 (1986).

DE LA COMPOSITION
Über das Komponieren
Conférence donnée le 30 juin 1986 à la Hochschule der Künste Berlin-West, publiée
dans MusikTexte n° 16 (1990) ; repris dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 73-82.
Première publication française : Entretemps n° 10 (1992).

QUESTIONS – RÉPONSES.
ENTRETIEN AVEC HEINZ-KLAUS METZGER
Fragen – Antworten (Gespräch mit Heinz-Klaus Metzger)
Publié dans Musik Konzepte n° 61-62 (1988), repris dans Musik als existentielle Erfahrung,
p. 191-204.

SUR LE PROBLÈME DU STRUCTURALISME


Zum Problem des Strukturalismus
Conférence donnée le 17 octobre 1989 dans le cadre du Festival Norlyd, Oslo, publiée
dans MusikTexte n° 36 (1990) ; version remaniée publiée dans Musik als existentielle
Erfahrung, p. 83-92.

TOUCHÉ PAR NONO


Von Nono berührt
Conférence donnée le 18 mai 1991 à l’occasion d’un concert-hommage à Nono ; ver-
sion augmentée publiée dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 295-305.

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P REMIÈRES PUBLICATIONS 277

DES PARADIS ÉPHÉMÈRES.


ENTRETIEN AVEC PETER SZENDY
Paradiese auf Zeit (Gespräch mit Peter Szendy)
Première publication en français, Livre-programme du Festival d’Automne à Paris
1993 ; traduction allemande par Helmut Lachenmann dans Musik als existentielle
Erfahrung, p. 205-212.
SUR MON DEUXIÈME QUATUOR À CORDES
Über mein zweites Streichquartett
Publié dans Nähe und Distanz. Nachgedachte Musik der Gegenwart, Wolfgang Gratzer
(éd.), vol. II, Hofheim, Wolke, 1996, repris dans Musik als existentielle Erfahrung, p. 227-
246 ; texte réécrit pour la deuxième édition de ce volume (version traduite ici).
LA MUSIQUE EST MORTE
Die Musik ist tot
Allocution lors du 75e Festival de Donaueschingen 1996, publiée dans la Festschrift 75
Jahre Donaueschinger Musiktage 1921-1996.
MAGIE ORGANISÉE ET MAGIE BRISÉE.
ENTRETIEN AVEC JÜRG STENZL
Organisierte und gebrochene Magie. Gespräch mit Jürg Stenzl
Entretien réalisé le 14 novembre 1999, publié dans Der Raum Bayreuth, Wolfgang
Storch (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2002, p. 145-164.
LES SONS REPRÉSENTENT DES ÉVÉNEMENTS NATURELS.
ENTRETIEN AVEC KLAUS ZEHELEIN ET HANS THOMALLA
« Klänge sind Naturereignise ». Gespräch mit Klaus Zehelein und Hans Thomalla.
Publié dans le Livre-Programme des représentations de La Petite Fille aux allumettes
à l’Opéra de Stuttgart, 2001.
Première publication française : Livre-Programme des représentations de La Petite
Fille aux allumettes à l’Opéra de Paris, septembre 2002.
SOUVENIRS SUR LUIGI NONO.
ENTRETIEN AVEC ANDREAS WAGNER
« Bei Nono ist Hören immer glückliche Arbeit ». Gespräch mit Andreas Wagner.
Publié dans Luigi Nono, Intolleranza 1960 : Materialien, Skizzen, Hintergründe zur
Inszenierung des Saarländischen Staatstheaters, Alexander Jansen et Andreas Wagner
(éd.), Saarbruck, Pfau, 2004.
DE LA MUSIQUE COMME SITUATION.
ENTRETIEN AVEC ABIGAIL HEATHCOTE
Entretien réalisé le 19 janvier 2006. Première publication française : Circuit 17, 1,
Montréal, 2007.

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CATALOGUE DES ŒUVRES

1. FÜNF VARIATIONEN ÜBER EIN THEMA VON FRANZ SCHUBERT pour


piano (1956), 7’
Création : Stuttgart, 1957. Jost Cramer

2. RONDO pour deux pianos à quatre mains (1957), 14’


Création : Stuttgart, 1958. Gunilde Cramer, Helmut Lachenmann

3. SOUVENIR. Musique pour quarante-et-un instruments (1959), 15’


Création: Cologne, 1979. Kölner Rundfunk-Sinfonieorchester, dir. Ladislav Kupkoviã

4. DUE GIRI, 2 études pour orchestre (1960)


Inédit

5. TRIPELSEXTETT pour 6 bois, 6 cuivres et 6 cordes (1960-1961)


Inédit

6. FÜNF STROPHEN pour neuf instruments (1961)


Création : Venise, 13 avril 1962. Membres du Teatro La Fenice, dir. Daniele Paris
Édition Herbert Post Presse

7. ECHO ANDANTE pour piano (1961-1962), 12’


Création : Darmstadt, 18 juillet 1962. Helmut Lachenmann

8. ANGELION pour 14 cuivres et 2 pianos (1962-1963)


Inédit

9. WIEGENMUSIK pour piano (1963), 4’

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280 CATALOGUE DES ŒUVRES

10. INTROVERSION I pour 6 instruments (1963)


Création : Darmstadt, 19 juillet 1964. Kammerensemble Darmstadt, dir. Bruno
Maderna
Édition Herbert Post Presse/Édition Tono
11. INTROVERSION II pour ensemble de chambre (1964)
Création : Munich, 23 février 1966. Kammerensemble, dir. Jochem Slothouwer
12. SCENARIO musique électronique (1965), 12’
Création : 20 juin 1965. Radio belge
13. STREICHTRIO I (1965), 10’
Création : Gand, 29 mars 1966. Societá Cameristica Italiana
14. TRIO FLUIDO pour clarinette, alto et percussion (1966), 16’
Création : Munich, 5 mars 1968. E. Brunner, F. Schlessl, M. W. Ranta, dir.
H. Lachenmann
15. INTÉRIEUR I pour percussion seule (1965-1966), 14’
Création : Santa Fé, 14 août 1968. Michael W. Ranta
Édition Modern
16. CONSOLATION I pour 12 voix et 4 percussions (1967), 10’
Création: Brême, 3 mai 1968. Schola Cantorum Stuttgart, S. Fink, K. Peinkofer, M. W.
Ranta, H. Gschwendtner, dir. Clythus Gottwald
17. CONSOLATION II pour chœur à seize voix (1968), 6’
Création : Bâle, 15 juin 1966. Schola Cantorum Stuttgart, dir. Clytus Gottwald
18. temA pour flûte, voix et violoncelle (1968), 14’
Création: Stuttgart, 19 février 1969. Gerhard Braun, Hanna Aurbacher, Werner Taube
19. NOTTURNO pour petit orchestre et violoncelle soliste (1966-1968), 15’
Création : Bruxelles, 25 avril 1969. Italo Gomez, Orchestre de chambre de la Radio
belge, dir. Giampiero Taverna
20. AIR. Musique pour grand orchestre et percussion solo (1968-1969, rév. 1994)
Création : Francfort, 1er janvier 1969. Michael W. Ranta, Radio-Sinfonieorchester
Frankfurt, dir. Lukas Foss. Nouvelle version : Graz, 8 octobre 1994. M. W. Ranta,
ORF-Symphonieorchester, dir. Friedrich Goldmann
21. PRESSION pour violoncelle seul (1969), 9’
Création : Côme, 30 septembre 1970. Italo Gomez
22. DAL NIENTE (« Intérieur III »), pour clarinette seule (1970), 12’
Création : Nüremberg, 4 juin 1970. Eduard Brunner
23. GUERO. Étude pour piano (1970, rév. 1988)
Création : Hambourg, 1er décembre 1970. Peter Roggenkamp

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CATALOGUE DES ŒUVRES 281

24. KONTRAKADENZ. Musique pour orchestre (1970-1971), 17’


Création: Stuttgart, 23 avril 1971. Radio-Sinfonieorchester Stuttgart, dir. Michael Gielen

25. MONTAGE pour clarinette, piano et violoncelle (1971)


Montage de DAL NIENTE, GUERO et PRESSION
Création : Francfort, 26 janvier 1971. Bernd Konrad, Carol Morgan, Hans-Peter Jahn

26. GRAN TORSO. Musique pour quatuor à cordes (1971-1972), 21’


Création : Brême, 6 mai 1972

27. KLANGSCHATTEN - MEIN SAITENSPIEL pour quarante-huit cordes et trois


pianos (1972), 25’
Création : Hambourg, 20 décembre 1972. Gerhard Gregor, Peter Roggenkamp,
Zigismond Szathmáry, Sinfoniorchester des Norddeutschen Rundfunks Hamburg,
dir. Michael Gielen

28. FASSADE pour grand orchestre et bande magnétique (1973), 20’


Création : Bonn, 22 septembre 1971. Kölner Rundfunk-Sinfonieorchester, dir.
Kazuyoshi Akiyama

29. ZWEI STUDIEN pour violon seul (1973-1974)


Retiré

30. SCHWANKUNGEN AM RAND. Musique pour cuivres et cordes (1974-1975),


33’
Création : Donaueschingen, 17 octobre 1975

31. ACCANTO pour clarinette solo et orchestre (1975-1976), 26’


Création : Saarbrück, 30 mai 1976. Eduard Brunner, Rundfunk-Sinfonieorchester
Saarbrücken, dir. Hans Zender

32. SALUT FÜR CAUDWELL pour deux guitaristes (1977), 30’


Création : Baden-Baden, 3 décembre 1977. Eilhelm Bruck, Theodor Ross

33. LES CONSOLATIONS pour seize voix mixtes, orchestre et bande magné-
tique (1967-1978), 38’
[I. Präludium; II. Consolation I; III. Interludium; IV. Consolation II; V. Postludium]
Darmstadt, 10 août 1978. Südfunk-Chor, Radio-Sinfonieorchester Stuttgart, dir. Peter
Eötvös

34. TANZSUITE MIT DEUTSCHLANDLIED. Musique pour orchestre et quatuor


à cordes (1979-1980), 38’
Création : Donaueschingen, 18 octobre 1980. Berner Streichquartett, SWF-Sinfonie-
orchester Baden-Baden, dir. Sylvain Cambreling

35. EIN KINDERSPIEL. Sept petites pièces pour piano (1980), 17’
Création : Toronto, 17 février 1982. Helmut Lachenmann

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282 CATALOGUE DES ŒUVRES

36. HARMONICA. Musique pour orchestre et tuba solo (1981-1983), 31’


Création : Saarbrück, 15 mai 1983. Richard Nahatzki, Rundfunk-Sinfonieorchester
Saarbrücken, dir. Hans Zender

37. MOUVEMENT (- vor der Erstarrung) pour ensemble (1982-1984), 24’


Création : Paris, 12 novembre 1984. Ensemble InterContemporain, dir. Peter Eötvös

38. AUSKLANG. Musique pour piano et orchestre (1984-1985), 50’


Création : Cologne, 18 avril 1986. Massimiliano Damerini, Kölner Rundfunk-
Sinfonieorchester, dir. Peter Eötvös

39. DRITTE STIMME pour l’Invention à deux voix en ré mineur (BWV 775) de
J. S. Bach pour effectif variable (à 3 voix) (1985), 3’
Création : version pour 2 pianos, Munich, 1986. Gunilde Cramer, Yukiko Sugawara

40. TOCCATINA. Étude pour violon seul (1986), 5’


Création : Stuttgart, 20 mai 1988, Joachim Schall

41. STAUB pour orchestre (1985-1987), 23’


Création : Saarbrück, 19 décembre 1987. Rundfunk-Sinfonieorchester Saarbrücken,
dir. Myung-Whun Chung

42. ALLEGRO SOSTENUTO. Musique pour clarinette/clarinette basse, violoncelle


et piano (1986-1988) 28’
Création : Cologne, 3 décembre 1989. Eduard Brunner, Walter Grimmer, Gerhard
Oppitz

43. DEUXIÈME QUATUOR À CORDES (« Reigen seliger Geister ») (1989), 28’


Création : Genève, 4 juin 1989. Quatuor Arditti

44. TABLEAU pour orchestre (1988), 12’


Création : Hambourg, 4 juin 1988

45. « …ZWEI GEFÜHLE… », MUSIK MIT LEONARDO pour récitant(s) et


ensemble (1992), 20’
Création : Stuttgart, 9 octobre 1992. Ensemble Modern, dir. Peter Eötvös

46. DAS MÄDCHEN MIT DEN SCHWEFELHÖLZERN [La Petite Fille aux allu-
mettes]. Musique avec images, pour 2 sopranos, octuor à cordes solistes, chœur,
orchestre et bandes (1990-1996), 120’
Création : Hambourg, janvier 1997. Hamburgische Staatsoper, dir. Lothar Zagrosek,
mise en scène Achim Freyer.

47. NUN pour flûte, trombone chœur et orchestre (1997-1999/2003), 38’


Création : Cologne, 20 octobre 1999. Gaby Pas-van Riet, Michael Svoboda, Neue
Vocalsolisten Stuttgart, WDR Sinfonieorchester, dir. Jonathan Nott.

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CATALOGUE DES ŒUVRES 283

48. SERYNADE pour piano (1998-2000), 30’


Création : Osaka, 7 septembre 2009. Asami Kanai
49. SAKURA. Variations pour saxophone, percussion et piano (2000) 6’
Création : Cologne, 18 février 2001. Trio Acanto
50. QUATUOR À CORDES N° 3 « GRIDO », (2001), 28’
Création : Melbourne, 2 novembre 2001. Quatuor Arditti ; Witten, 27 avril 2002.
Quatuor Arditti (version révisée). Concours de musique de chambre
51. SCHREIBEN pour orchestre (2003-2005), 25’
Création : Tokyo, 4 décembre 2003. Orchestre Symphonique de Tokyo (première
version); Salzbourg, 19 août 2004. HR-Symphonieorchester, dir. Hugh Wolff (seconde
version)
52. DOUBLE. GRIDO II, version pour orchestre à cordes de Grido (2004-2005), 31’
Création : Lucerne, 5 septembre 2005. Ensemble Modern, dir. Brad Lubman
53. CONCERTINI pour grand ensemble (2005), 33’
Création : Lucerne, 25 août 2005. Ensemble Modern
54. … GOT LOST… pour soprano et piano (2007-2008), 8’
Création : Munich, 24 avril 2008, Sarah Leonard (sopr.), Rolf Hind (pn)

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TABLE DES MATIÈRES

Philippe Albèra : Note ..................................................................................................... 7

Martin Kaltenecker : Introduction ............................................................................ 9

D’où – où – vers où ? (Autoportrait) (1975/2001/2009) ................................. 25

Typologie sonore de la musique contemporaine (1967) ................................ 37

Sur Schoenberg (1974) ..................................................................................................... 61

La question du beau aujourd’hui (1976) ................................................................. 65

Mahler – un défi
Réponses à cinq questions (1976) ....................................................................... 75

Prendre et comprendre (À propos de Kinderspiel) (1982) ............................. 85

Siciliano – schémas et fragments de commentaires (1983) .......................... 95

L’écoute est désarmée – sans l’écoute (1985) ...................................................... 105

De la composition (1986) ............................................................................................... 129

Questions – Réponses
Entretien avec Heinz-Klaus Metzger (1988) ................................................ 143

Sur le problème du structuralisme (1990) ............................................................. 163

Touché par Nono (1991) ................................................................................................. 177

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286 TABLE DES MATIÈRES

Des paradis éphémères


Entretien avec Peter Szendy (1993) .................................................................. 193

Sur mon Deuxième Quatuor à cordes (1995) ............................................................. 203

La musique est morte (1996) ........................................................................................ 225

Magie organisée et magie brisée


Entretien avec Jürg Stenzl (1999) ....................................................................... 229

Les sons représentent des événements naturels


Entretien avec Klaus Zehelein et Hans Thomalla (2001) ...................... 247

Souvenirs sur Luigi Nono


Entretien avec Andreas Wagner (2004) .......................................................... 253

De la musique comme situation


Entretien avec Abigail Heathcote (2006) ....................................................... 261

Premières publications .................................................................................................... 275

Catalogue des œuvres ...................................................................................................... 279

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>


Helmut Lachenmann, né en 1935,
appartient à une génération qui fut
confrontée, dès son apprentissage, au
legs de la «musique nouvelle», domi-
née par l’idée du sérialisme intégral.
Il en retint l’idée d’un renouvellement
des catégories de la pensée et de
l’écoute, et ses années de formation
auprès de Luigi Nono le sensibilisè-
rent aux significations sociales qu’elles
impliquaient. Mais si Lachenmann
s’orienta vers de nouveaux mondes
sonores, c’était moins pour y cueillir
des « sons neufs et inconnus » que
pour y découvrir «de nouveaux sens,
une nouvelle sensibilité à l’intérieur
de nous-mêmes, une perception
transformée ». Celle-ci rejaillit sur les
musiques les plus familières, qu’il
s’agit de redécouvrir « comme un
monde qui soudain sonne de manière
étrange ». L’esprit critique naît de la
révolte contre le cours du monde. La
réflexion est intimement liée au tra-
Helmut Lachenmann vail de création, les motifs éthiques et
© 2005, Betty Freeman, Los Angeles esthétiques se nourrissant mutuelle-
ment. Les textes présentés ici témoi-
gnent d’un tel engagement, qu’ils
soient analytiques ou esthétiques,
qu’ils traitent de Beethoven, Wagner,
Mahler, Webern ou de ses propres
pièces, dont certaines sont étudiées
en détail. La musique et le métier de
compositeur y apparaissent comme
une « expérience existentielle ».

Eli Camargo Jr <elidebs@hotmail.com>

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