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DELEUZE ET LE CINÉMA POLITIQUE DE GLAUBER ROCHA.
Violence révolutionnaire et violence nomade

Jean-Christophe Goddard

Presses Universitaires de France | « Cités »

2009/4 n° 40 | pages 87 à 96
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130572541
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cites-2009-4-page-87.htm
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Deleuze et le cinéma politique de Glauber Rocha.
Violence révolutionnaire et violence nomade
JEAN-CHRISTOPHE GODDARD

En 1985, dans Cinéma 2, Gilles Deleuze présente l’œuvre du réalisateur


Glauber Rocha, le promoteur dans les années 1960 du cinéma Novo
brésilien, comme exemplaire du cinéma politique moderne. La caractéris-
tique du cinéma politique moderne qui retiendra notre attention, et par
87
laquelle nous tenterons de saisir un aspect significatif de la pensée poli-
tique deleuzienne, est de ne plus présupposer la possibilité d’une évolution
ou d’une révolution1, la possibilité d’une conquête du pouvoir par un Deleuze
prolétariat ou un peuple uni ou unifié. Avec le cinéma politique moderne, et le cinéma
politique
« c’est – écrit Deleuze – le schéma du renversement qui devient lui-même de Glauber Rocha.
impossible »2. Au guévarisme latino-américain, comme au blackpowé- Violence révolutionnaire
risme afro-américain, encore fondés sur le présupposé classique de l’exis- et violence nomade
tence d’un peuple susceptible d’accéder à la conscience sous le guidage de
l’intellectuel révolutionnaire et de renverser l’ordre établi, c’est-à-dire
encore fondés sur des possibilités, le cinéma politique moderne oppose des
impossibilités.
Le point mérite qu’on s’y attarde : l’idée révolutionnaire classique, et
révolue, selon laquelle « tout est possible » ou « oui, nous pouvons » – par
ailleurs diversement mobilisée par les prétendants contemporains au

1. Conscience, évolution, révolution sont mis sur le même plan par Deleuze, comme ce qui
s’absente avec l’absence du peuple. Voir Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Éd. de
Minuit, 1985, p. 286.
2. Cinéma 2, op. cit., p. 286.
Cités 40, Paris, PUF, 2009
pouvoir d’État –, est contraire à la « prise de conscience »1 politique
moderne telle qu’elle a été, selon Deleuze, portée par le cinéma du Tiers
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Monde. Cette prise de conscience est, en effet, celle du manque de peuple,
de son éclatement définitif en minorités, en une multiplicité, une infinité
de peuples à jamais dispersés et impossibles à unir. L’existence du peuple,
c’est-à-dire son unité, étant à la fois la condition et l’horizon d’une poli-
tique du possible, de la politique du yes, we can, son manque, son inexis-
tence – ne subsistent ainsi chez Rocha que des bandes défaites, presque
entièrement décimées, errantes dans l’immensité du Sertão (Le Dieu noir
et le Diable blond) – aboutit à faire de l’impossibilité, de l’inacceptable, de
la misère, de la guerre ou de l’ignorance, la condition même du politique.
Ce qui ne doit pas être compris au sens où l’entend la pensée politique
classique, qui fait de l’inacceptable, de la violence généralisée, le présup-
posé négatif de toute entreprise politique – ce qu’elle se propose d’abolir
et ce qui, en conséquence, justifie l’ordre qu’elle institue. Condition du
politique, l’impossible l’est au sens où, condition réelle, il est en lui-même
porteur d’une force d’engendrement et d’invention de formes d’existences
politiques irréductibles à la forme classique du politique. Si Deleuze est
intéressé par cette « étrange positivité »2 que le cinéma de Rocha confère à
88 la misère, aux conditions d’existence invivables et intolérables des mino-
rités du Sertão, c’est bien parce que, pour le philosophe radicalement
critique du modèle d’une pensée qui exerce son pouvoir en unifiant le réel
Dossier :
Deleuze sous ses propres conditions de possibilités, seul l’impossible, l’impouvoir
politique de la pensée unificatrice, possède une authentique puissance de genèse.
De même que seul l’effondrement central de la pensée force à penser,
garantit à la pensée sa nécessité, de même l’impossibilité politique, l’effon-
drement central du peuple dans la crise politique moderne, est ce qui
force à inventer un peuple nouveau et lui garantit sa nécessité.
La conscience de l’impossibilité politique, qui constitue la forme
nouvelle de la conscience politique moderne, aboutit dans le cinéma
Novo à ce que Rocha appelle une « esthétique de la faim »3. Le projet du
1. Ibid.
2. Ibid., p. 289.
3. Nous renvoyons à la traduction inédite du texte de Glauber Rocha, « Eztetyka da fome »
(Esthétique de la faim) dans la revue Cultures et conflits, no 59, « Dialogues franco-brésiliens sur la
violente et la démocratie ». La version portugaise des textes de Rocha est accessible sur le site
Internet http://www.tempoglauber.com.br/ (toutes les citations de Rocha qui suivent sont
extraites d’Esthétique de la faim dans la traduction française proposée sur le site Internet « Tempo-
glauber », qui, bien que maladroite, est fidèle à la violence de la langue de Rocha).
cinéma Novo est pour Rocha de filmer « des personnages bouffant la
terre, des personnages bouffant des racines, des personnages volant pour
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bouffer, des personnages tuant pour bouffer, des personnages fuyant pour
bouffer, des personnages sales, moches, décharnés, habitant dans des
maisons sales, moches, sombres ». Un misérabilisme qui s’oppose au
cinéma industriel brésilien dont le seul objectif est, pour Rocha, de « s’op-
poser à la faim » : « Des films de gens riches, dans des belles maisons,
conduisant des voitures de luxe, des films heureux, comiques, rapides. »
Paradoxalement, le cinéma Novo ne veut, en effet, nullement s’opposer à la
faim. Il ne cherche ni à la dissimuler ni à la combattre en appelant le
peuple à une prise de conscience de la possibilité d’y remédier par une
politique d’État révolutionnaire – Rocha dit : « de cabinets ». À travers les
films délibérément « moches et tristes » du cinéma Novo, il s’agit plutôt
d’instituer, contre le colonisateur et l’État affameurs, mais aussi contre le
mythe révolutionnaire de leur renversement, une véritable « culture de la
faim ». Seule une culture de la faim, qui élève la faim au rang d’une diffé-
rence inaccessible au colonisateur, seule une culture de la faim qui entre-
prend, selon l’expression de Rocha, de surmonter « qualitativement » la
faim est susceptible de « miner » les structures mêmes de la faim. Ce que
ne saurait faire au Brésil la réforme agraire imposée aux propriétaires 89
terriens du Nordeste par le Sud progressiste (Antonio das Mortes), pour
autant qu’elle reconduit encore la structure binaire de l’ « avoir » et du
Deleuze
« ne pas avoir », la structure du partage territorial qui vient strier l’espace et le cinéma
lisse, sans partage, du Sertão, et qui commande l’économie de la mendi- politique
cité, c’est-à-dire de la demande de celui qui n’a pas ou presque pas à celui de Glauber Rocha.
qui a, ordonnant ses propres migrations à cette distribution des Violence révolutionnaire
propriétés. Or, la culture de la faim prônée par le cinéma Novo ne et violence nomade
demande rien.
L’anticolonialisme de Rocha passe, classiquement, par le refus de la
dépendance économique à l’égard des puissances coloniales. C’est d’abord
en ce sens que le cinéma Novo ne demande rien. Son propre développe-
ment industriel dépend de la seule Amérique latine. Afin d’affirmer cette
indépendance, il va jusqu’à refuser la maîtrise technique et esthétique
propre au cinéma occidental : c’est là aussi le sens du filmer moche, hurlé,
si caractéristique du cinéma de Rocha. Mais l’indépendance n’est pas tout.
Elle pourrait encore être le moyen d’une politique du renversement ;
laquelle, en réalité ne diverge pas radicalement de la conception politique
fondamentale du colonisateur : celle d’une possible évolution sur la voie de
l’émancipation. Au colonisateur le colonisé n’oppose pas, en réalité, sa
propre aptitude à la richesse, son indépendance économique, scolaire et
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culturelle. Devenu conscient de son impossibilité, le peuple paradoxal des
minorités colonisées, jette à la face du colonisateur la seule possibilité qui
lui reste : sa propre violence. Puisque, comme l’écrit Rocha : « Le compor-
tement exact d’un affamé est la violence. » Il y a, là encore, un paradoxe :
le cinéma Novo en « imposant », selon les termes mêmes de Rocha, « la
violence de ses images et de ses sons dans vingt-deux festivals internatio-
naux » paraît bien retourner contre l’oppresseur la violence subie par l’op-
pressé et porter, par la voie du cinéma, la guérilla révolutionnaire au
niveau mondial. Or, Rocha insiste sur ce point : l’esthétique de la violence
propre au cinéma Novo n’est pas la violence révolutionnaire. La violence
que l’opprimé tourne contre son oppresseur, ou plutôt dont il lui impose
le spectacle, n’a rien à faire avec la violence que commande le ressentiment
ou la haine. Rocha la veut déliée du vieil humanisme colonisateur, qu’elle
ne renverse pas en son contraire.
C’est là un point sur lequel Deleuze insiste dans Cinéma 2 pour intro-
duire à cette nouvelle conscience politique du cinéma moderne. L’impos-
sibilité de toute évolution, c’est-à-dire de tout passage possible d’une étape
90 sociale à une autre dans un progrès historique, se traduit par la coexistence
jusqu’à l’absurde de toutes les étapes sociales au point de faire communi-
quer leurs violences propres : la violence capitaliste, la violence des
Dossier :
Deleuze propriétaires terriens communique ainsi, dans une transe générale et aber-
politique rante, avec la violence des prophètes et des saints comme avec celle des
bandits d’honneur ; le meurtre sacré de l’enfant par le prêtre communique
dans une agitation confuse avec le massacre des paysans par le tueur à gage
à la solde de l’État et avec la terreur que fait régner une horde de rebelles
(Le Dieu noir et le Diable blond) ; de manière totalement anachronique les
protagonistes des luttes fratricides des années 1930 viennent habiter de
leur violence archaïque le Nordeste de la fin des années 1960 (Antonio das
Mortes). Impossible de déterminer un ordre historique ou moral à partir
duquel la violence pourrait être comprise et justifiée. Si, pour Deleuze, le
cinéma de Rocha est « le plus grand cinéma “d’agitation” qu’on ait jamais
fait »1, c’est précisément parce que, rompant avec toute logique révolu-
tionnaire, toute dialectique historique, il libère la violence brute d’un
mouvement tourbillonnaire en lequel l’opprimé non seulement anéantit

1. Cinéma 2, op. cit., p. 285.


l’appareil de domination des maîtres, mais détruit ses propres mythes, et
au premier chef celui de la rébellion armée, le mythe des cangaceiros, de la
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troupe de paysans guerriers du Nordeste menés dans les années 1930 par le
hors-la-loi de légende Lampião. La seule prise de conscience possible, est
celle d’Antonio das Mortes, le tueur (matador) de cangaceiros (Antonio das
Mortes) : celle de la juxtaposition et de la continuation de l’une par l’autre
des violences adverses de l’État et de la rébellion.
Comprenons bien : la destruction du mythe du héros révolutionnaire et
prophétique – Corisco (Le Dieu noir et le Diable blond) ou Coraina
(Antonio das Mortes) – n’a rien à voir avec une tentative de démystification
qui viserait, par exemple, à dénoncer, au nom de la noblesse de la violence
révolutionnaire, la manière dont le bandit Lampião a pu réussir, notam-
ment grâce à la photographie de propagande1, à transformer en héroïsme
révolutionnaire une simple entreprise de forbans, de pilleurs, de violeurs
et d’assassins. La destruction du mythe aboutit plutôt à mettre au jour
l’horreur, l’absurdité de la violence révolutionnaire elle-même, le fait que
toute violence, et donc la violence révolutionnaire, est une violence d’as-
sassins comme un fait positif, étrangement positif.
Disons-le autrement : que le bandit anarchiste Jules Bonnot ne soit rien
de plus qu’un voyou, ce que dans le Paris du début du XXe siècle on appe- 91
lait avec mépris un « apache », c’est-à-dire l’un de ces ouvriers rôdeurs,
cambrioleur, éventreur, rebelle au travail, ne nuit en rien à la valeur poli-
Deleuze
tique de sa violence. Le Brésilien Lampião, comme avant lui le Français et le cinéma
Bonnot, actualisent l’un des deux aspects sous lesquels se présente le politique
prolétaire chez Marx, d’après Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux2 : de Glauber Rocha.
non pas le prolétaire comme force de travail et donc comme aliéné, mais le Violence révolutionnaire
prolétaire comme force de nomadisation et donc comme déterritorialisé. et violence nomade
Non pas le prolétaire au travail, résigné à sa classe, dont il espère qu’elle
triomphera un jour politiquement, mais le jeune prolétaire désœuvré qui
dans le Ménilmontant des années 1910 flâne, exècre le travail et méprise
le travailleur, fréquente les bistrots, guette le rupin, évite les cognes et leurs
mouchards, recherche la compagnie des poteaux, frime, flambe et se sape,
et que l’appareil d’État bourgeois vante seulement, comme le rapporte

1. Ce fut ainsi le propos de l’exposition organisée en 2006 à Montpellier d’une centaine de


photographies prises pour la plupart par un compagnon de route de Lampião, Benjamin Abrajao.
2. Voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2, Mille Plateaux,
« 12. Traité de nomadologie : la machine de guerre », Paris, Éd. de Minuit, 1980, n. 54, p. 478-479.
Michelle Perrot1, pour ses qualités guerrières mal employées avant de l’en-
voyer se faire tuer en première ligne quand arrive la guerre de 1914-1918.
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Il faut accuser l’opposition entre ces deux prolétariats. Elle porte en elle
la divergence radicale de deux pensées sociales et politiques – peut-être de
deux marxismes. Si elle éclaire bien l’intérêt de Deleuze pour Rocha, elle
indique aussi clairement où se situe pour lui le vrai clivage politique : il
n’est pas celui qui sépare le prolétaire du bourgeois pour former ce qu’il
appelle, dans les Dialogues avec Claire Parnet, une « machine binaire de
classe sociale »2 du même ordre que ces diverses machines binaires que sont
les machines de sexe – homme-femme –, d’âge – enfant-adulte, jeune-
vieux –, de race – blanc-noir –, de subjectivation – de chez nous - pas de
chez nous –, etc. Toutes ces machines caractérisent ce que Deleuze consi-
dère comme l’une des lignes dont nous sommes faits, la première d’entre
elles : la ligne molaire de segmentarité dure, coupée par des disjonctions
exclusives, divisée en deux segments, en deux blocs, globalement et
synchroniquement opposés, d’autant plus solidaires qu’ils sont opposés.
La vraie ligne de coupure politique passe entre les deux prolétariats et ne
forme pas une machine binaire : elle entraîne, quant à elle, les deux parts
qu’elle divise selon deux lignes de mouvement, deux directions, radicale-
92 ment divergentes et incompatibles, de telle sorte qu’on ne puisse plus
passer de l’une à l’autre le long d’une même ligne segmentée. Ici, plus de
passage comme il peut encore y en avoir d’une classe à une autre. En un
Dossier :
Deleuze mot, la division n’est pas entre deux segments d’une même ligne, mais
politique entre deux lignes : entre la ligne segmentarisée elle-même, avec ses
machines binaires, et une seconde ligne, une ligne réfractaire à toute
segmentarisation dure, une ligne qui libère de l’intérêt de classe, qui, pour
reprendre une expression remarquable de Deleuze et Guattari dans L’Anti-
Œdipe, non pas fuit le social, mais « fait fuir le social »3 ; une ligne de fuite,
de déterritorialisation, d’illimitation, qui oppose une tendance nomade à la
tendance sédentaire de la ligne segmentarisée, une ligne de grande pente
qui défait les blocs et les identités globales caractéristiques de la première
ligne en ramenant la vie à un flux illimité d’invention continue le long
duquel toute codification, toute coupure hiérarchique est vaine.

1. Voir l’article consacré aux « apaches » qui clôt l’ouvrage de Michelle Perrot, Les ombres de
l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001.
2. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1966, p. 55.
3. Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Éd. de Minuit, p. 408.
La ligne de fuite ouverte par le prolétaire rebelle au travail forme ainsi
avec la ligne segmentarisée une nouvelle polarité : non pas un dispositif
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binaire, comme l’est tout dispositif de pouvoir, mais plutôt une alternative
entre le binaire, le duel, c’est-à-dire le dispositif de pouvoir même, et le
simple, entendu comme multiplicité non segmentée, hors de tout pouvoir
– proprement anarchique. Insistons : l’opposition est entre la machine de
pouvoir – ou de conquête de l’État – qui tient fermement à l’opposition
du bourgeois et du prolétaire, du réactionnaire et du révolutionnaire,
comme instrument de codification de la vie sociale, et la machine de
guerre nomade – la croisade violente des bandes errantes – qui décodifie le
flux informe et illimité de la vie – au point de rendre impossible toute
solution politique – pour le rendre à son libre mouvement créateur, à sa
puissance paradoxale de genèse.
Comme Deleuze et Guattari le notent dans Mille Plateaux, cette pola-
rité divise l’idée même de révolution. Elle traduit l’ambiguïté de l’idée
révolutionnaire qui, occidentale, projette la transformation de l’État,
réclame l’amendement de l’État et le renforcement de sa responsabilité
sociale, mais qui, orientale, prône sa destruction et son abolition. Or, ces
deux sens se concilient mal. Certes, chaque fois qu’il y a indiscipline,
guérilla ou « révolution comme acte », « on dirait – écrivent Deleuze et 93
Guattari – qu’une machine de guerre ressuscite, qu’un nouveau potentiel
nomadique apparaît »1. Mais précisément : on le « dirait » seulement.
Deleuze
C’est toujours du point de vue de l’intellectuel révolutionnaire occidental, et le cinéma
qui accompagne ou conduit l’émeute ou la guérilla dans la seule intention politique
de renverser l’État historique pour lui substituer l’État universel – la de Glauber Rocha.
communauté rationnelle et spirituelle d’un peuple unifié –, que la Violence révolutionnaire
violence anarchiste est une étape du processus révolutionnaire. Mais en et violence nomade
réalité, la destruction de l’État et sa transformation ne sont pas les deux
phases successives d’une seule et même révolution.
Lorsque le fonctionnaire de la révolution, attaché à la forme-État de la
pensée politique, s’interroge sur les moyens de mettre l’émeute au service
du renversement politique, voire même de ne pas trahir le potentiel révolu-
tionnaire libéré par l’émeute, il ne fait rien d’autre que ce que fait l’appareil
d’État lorsqu’il entreprend de militariser, c’est-à-dire d’organiser, d’écono-
miser et de réguler, le potentiel guerrier du prolétariat nomade – sa dange-
rosité. En elle-même, la violence du cangaceiro ne prépare rien, ne sert

1. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 480.


aucun projet rationnel, est contraire à tout projet – pour autant que tout
projet s’élabore encore à partir d’une représentation d’un possible état
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supposé meilleur. On aura beau séquestrer, entraver, agresser, voire assas-
siner pour des raisons politiques, pour ces raisons mêmes, et parce que ce
sont des raisons, parce que la violence est mesurée à l’effet souhaité et parti-
cipe encore d’un rapport de réciprocité, on n’atteindra pas à la violence
nomade du bandit d’honneur, du prolétaire désœuvré, qui excède toute
mesure, tout rapport, toute finalité – qui ne relève pas d’un faire –, et qui
abolit tout ordre social, foulant au pied les valeurs mêmes de la lutte poli-
tique, entraînant dans son tourbillon toute les différences, toutes les hiérar-
chies sur lesquelles prend appui cette lutte en luttant avec elles.
Là encore, le cinéma de Glauber Rocha dit parfaitement l’irréductibilité
de la violence nomade-orientale à la forme-État de l’action révolution-
naire occidentale. Sacrificateur de Coirana qu’il transforme et vénère, par
ce sacrifice même, en icône (christique) de Lampião, le tueur de canga-
ceiros Antonio das Mortes, une fois passé du côté du cangaço, ramène de
force au Sertão l’intellectuel politisé, le personnage du fonctionnaire-
professeur qui tente de se soustraire à la violence par la route qui relie le
Nordeste au reste du continent et qu’empruntent les convois de camions
94 (Antonio das Mortes). L’opposition des deux espaces est ici décisive. Elle
seule permet, en fin de compte, de comprendre l’incompatibilité totale
des idées occidentale et orientale de la révolution et à quel point le prolé-
Dossier :
Deleuze tariat nomade est étranger au prolétariat aliéné.
politique D’un côté l’espace strié par les voies du transport routier, qui relient et
organisent, en leur assignant des directions constantes, les différentes
parties du territoire brésilien ; de l’autre l’espace lisse du Sertão – car le
Sertão est bien cet espace non délimité, en croissance permanente, qu’ins-
titue la violence nomade pour Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux. La
lutte à mort mythique du guerrier saint cangaceiro, figure renaissante de
Lampião, et du matador est ce qui reconstitue l’espace lisse du Sertão ;
c’est cette fabulation meurtrière (Antonio das Mortes blesse à mort
Coraina lors d’une représentation théâtrale ressuscitant le mythe canga-
ceiro au milieu des années 1960), la violence réelle du mythe, qui abolit
l’espace strié par l’État aussi bien comme réformateur agraire que comme
cet « agent voyer », ce « convertisseur ou échangeur routier »1, qui tente de
contrôler et de relativiser les mouvements, de régler les migrations sur son

1. Ibid.
territoire. Dans Le Dieu noir et le Diable blond, le prophète noir Sebastião
annonce que le Sertão deviendra mer, et que la mer deviendra Sertão.
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Certes, le personnage de Sebastião est inspiré à Rocha par la figure histo-
rique d’Antonio Conseilhero, le prêcheur mystique et monarchiste de
Canudos qui, à la toute fin du XIXe siècle, troubla le nouvel ordre républi-
cain et colonial au Nordeste. Et sa prophétie paraît bien être la prophétie
évangélique d’un renversement des puissants ; elle exprime en effet la riva-
lité économique et politique de la steppe semi-aride du Sertão avec le
littoral fertile et urbain, et prophétise le devenir fertile de la steppe et le
devenir aride du littoral. Mais, la simple logique du renversement ne suffit
pas à en épuiser le sens. L’inversion accomplit en réalité plus qu’un simple
renversement. Dire du Sertão qu’il sera mer, c’est affirmer son devenir
lisse, l’impossibilité pour tout pouvoir politique de parvenir à le strier ;
dire que la mer elle-même deviendra Sertão, c’est affirmer l’extensivité illi-
mitée du Sertão, qu’il est lui-même, par sa qualité propre de ne pouvoir
être strié, non pas une région du Brésil mais un espace absolu, un espace
sans frontières assignables, en extension permanente, qui préserve tout
espace lisse – et donc la mer elle-même – de la violence de l’appareil d’État
qui cherche à régler la communication des hommes en fermant l’espace.
Insistons : en tant qu’il est l’espace du prolétaire nomade, le Sertão n’est 95
pas une partie du Brésil, ou du continent sud-américain ; territoire, il n’est
la part d’aucun territoire, mais, possédant cette propriété ontologique, que
Deleuze
Bergson reconnaît à la matière, d’être, comme étendue concrète, une et le cinéma
extension qui récuse l’étendue, c’est-à-dire la délimitation, il se confond politique
avec tous les espaces lisses, toutes les mers et tous les déserts reconstitués de Glauber Rocha.
par les violences nomades, et tous ces espaces sont Sertão. La signification Violence révolutionnaire
religieuse de la prophétie de Sebastião, qui se confond rigoureusement et violence nomade
avec sa signification politique – qui confère donc, tout aussi bien, à
l’orientation politique du cinéma de Rocha et, partant, à l’orientation
politique de la pensée deleuzienne leur signification religieuse – est de
faire apparaître l’absolu, non pas dans un lieu délimité, mais dans un lieu
non limité, c’est-à-dire non pas, en réalité, de le faire apparaître dans un
lieu, mais de le confondre avec un espace sans limite, en opérant ce que
Mille Plateaux désigne comme un « accouplement du lieu et de l’absolu »1.
Une telle religiosité, la religiosité de l’homme de guerre nomade, notent
Deleuze et Guattari, est toujours « une offense contre le prêtre ou contre

1. Ibid., p. 475.
le dieu ». La violence par laquelle le guerrier et le prolétaire nomades
reconstituent l’espace lisse d’une telle manifestation « athée »1 de l’absolu,
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est politique en un autre sens que la violence qui institue la polis, ou la Cité
comme ordre légal et policé ; elle renvoie à cet autre sens de la « cité » qui,
au XXe siècle, a fleuri dans les alentours des villes, hors la loi des villes, ces
ensembles flous, sans clôture définie, dont on peut dire qu’ils sont Sertão
au sens où l’entend Rocha2.

1. Ibid.
2. Il est ainsi remarquable qu’un tel ensemble flou ait pu être désigné par le nom d’une étendue
d’eau : le quartier toulousain du « Mirail » (le miroir de l’eau d’un lac). Les contradictions politi-
ques qui résultent de la tentative d’y implanter une université paraissent évidemment liées à la
nature d’un tel espace.

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Dossier :
Deleuze
politique

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