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édito
Gare au backlash
Par Nicolas Domenach
e bleu est passé au rose ! Merveilleux en- autrement le philosophe de la nostalgie Alain Fin-
gouement populaire pour le foot féminin kielkraut lorsqu’il s’agaçait des revendications des
qui a enfin conquis les prime times, les unes « mauvaises joueuses », qui ont accès à tous les mé-
des journaux, et même celle de L’Équipe, dont tiers mais persistent à se plaindre… Sans parler des
98 % des pages consacrées au ballon rond en violences et des viols, des inégalités salariales ou des
2017 étaient… masculines. La percée est no- métiers inaccessibles, l’académicien très myope de-
table, célébrée en fanfare de compliments vrait regarder autour de lui : il n’y a que 5 sièges oc-
hyperboliques – indexés aux recettes publicitaires cupés par des femmes à l’Académie française (sur
en hausse. Une semblable ferveur a déjà soulevé 35 actuellement).
l’opinion à la fin du xix e siècle, puis pendant la Pis encore, après la déferlante #MeToo, qui a per-
guerre de 1914-1918 et un peu après, quand les mis une salutaire libération de la parole, on voit re-
premières joueuses disputèrent des matchs enthou- venir en force la contre-offensive, qu’on pourrait
siasmants. Jusqu’à ce que ces messieurs prissent ainsi résumer : les prétendus progrès des femmes fe-
ombrage de cette concurrence déloyale : les méde- raient leur malheur, celui de leurs enfants, de leurs
cins découvrirent subitement que « la fertilité pou- amants, et même de la civilisation qui n’aurait rien
vait en être affectée » ! Fini la plaisanterie : les com- à voir avec la domination d’un sexe sur l’autre. À pré-
pétitions féminines étaient supprimées. Priorité à tendre combattre une soumission « fantasme », les
la natalité : les femmes devaient rester à la maison. féministes en viendraient à détruire la « galanterie
Ainsi se produisit ce qu’on appellerait aujourd’hui française et la famille », à déviriliser une société qui
un « backlash », phénomène dont nous avons tenu a besoin de chasseurs, de guerriers, de modèles mas-
à vous parler plus longuement (lire p. 18-23) car
les avancées féministes sont menacées par ces re- Des années de luttes
tours en arrière dont nous sommes loin d’avoir pris se trouvent balayées.
vive conscience.
L’alarme vient des États-Unis. Alabama, Géorgie, culins pour se perpétuer. Ainsi irait à vau-l’eau, et
Kentucky, Louisiane, Missouri, Tennessee… Tous donc au naufrage, un vivre-ensemble fondé sur un
reviennent sur le droit à l’avortement, avec le sou- partage des rôles immuable dont la remise en cause
tien de Trump, des républicains et des mouvements produirait l’infertilité, les maladies et la délinquance
religieux « pro-life ». Et l’on y punirait plus lourde- infantile, voire l’alcoolisme et le cancer généralisé !
ment les médecins avorteurs que les violeurs. Au Le disciple de Raymond Aron, Nicolas Baverez,
nom de « la défense de la vie », des années de lutte peut bien écrire, chiffres à l’appui, que « la femme
des femmes se trouvent balayées à la joie des obscu- est l’avenir de la croissance et que son investissement
rantistes de tous bords qui veulent maintenir l’autre dans l’entreprise garantit les profits de tous », ce qui
sexe en soumission. monte, si l’on n’y prend garde, c’est : « L’égalité, ça
Certains diront que tout cela ne nous concerne suffit, la bataille du féminisme a été gagnée et ces-
pas. Sauf qu’en Europe de nombreux pays sont at- sons de gommer les différences entre sexes ! » Re-
teints de fièvre anti-avortement et, au-delà, anti- frains repris par des femmes, telles les journalistes
égalitaire, comme en Pologne et en Italie. On en- lucioles de l’ancien monde, Eugénie Bastié ou Éli-
tend chez nous monter la même musique : halte au sabeth Lévy. Les maîtres ont toujours trouvé des es-
« terrorisme féministe », comme le titrait récem- claves pour les défendre, lesquelles s’octroient le ver-
ment Valeurs actuelles, après Causeur. Ce que disait nis de l’affranchie. L
10
28 Chantal Thomas par Marie Fouquet
par Marie-Dominique Lelièvre 88 Spécial poches
en couverture non-fiction
Rencontres et destins croisés 92 Lydie Salvayre par Alexis
34 Les Shelley et lord Byron Brocas et Aurélie Marcireau
par Christine Montalbetti 94 La raison du diable
37 Melville et Hawthorne par Maxime Rovere
par Christian Garcin 98 Hélène Cixous et
39 Maupassant et Swinburne Jean-Claude Grumberg
par Patrice Pluyette par Alain Dreyfus
41 Flaubert et Maupassant 100 Au fil du Danube
par Camille Brunel par Eugénie Bourlet
42 Lou Andreas-Salomé et Rilke le récit
par Dorian Astor
102 Du côté de chez Trump
32
44 Hitler et Wittgenstein par Dave Eggers
par Xavier Mauméjean
46 Gide et Marinetti dossier
par Thomas Clerc Les maîtres de l’épouvante
48 Marie Laurencin et Apollinaire 116 Plaidoyer pour le droit à
par Julia Deck l’horreur par Alexis Brocas
50 Breton, Vaché et Gracq 118 Dracula, vampire aux dents
par Robert Kopp longues par Alain Pozzuoli
52 Proust et Joyce 121 Lovecraft, un opéra
par Philippe Forest cosmique par Alexis Brocas
54 Kafka et Max Brod 124 King size par Fabrice Colin
par Arnaud Viviant 126 Le cinéma souffle le show
56 Kafka et Gustav Janouch et l’effroi par Hervé Aubron
par Geneviève Brisac
129 Huit terreurs
58 Arendt et Heidegger
102
du roman moderne
par Alain Dreyfus
60 Yourcenar et Grace Frick
par Bruno Blanckeman idées, débats, récits...
62 Yourcenar et Bardot www.nouveau-magazine-litteraire.com
par Marie-Dominique Lelièvre
64 Dominique Aury et Jean Illustrations de couverture. Marilyn Monroe et Arthur Miller :
Paulhan par Gabriela Trujillo Mondadori Portfolio via Getty Images – Jean-Paul Sartre
et Simone de Beauvoir : RDA/Rue des Archives – Stephen
66 Unica Zürn et Henri Michaux King : Francois Sechet/Leemage.
© ADAGP-Paris 2019 pour les œuvres de ses membres
par Éric Pessan reproduites à l’intérieur de ce numéro.
114
Andréa par Philippe Vilain Gérald Bronner, Francis Dupuis-Déri, Jeanne El Ayeb,
Alexandre Gefen, Franz-Olivier Giesbert, Sylvain Giovagnoli,
72 D. F. Wallace, Franzen et Ellis Manon Houtart, Bernard Quiriny, Marylin Maeso,
Pierre-Édouard Peillon, Hubert Prolongeau,
par Aurélien Bellanger Patricia Reznikov, Maxime Rovere, Juliette Savard.
o
de Franz-Olivier Giesbert
ALAIN GUILHOT/DIVERGENCE
la poule. C’est l’une des
bêtes les plus intelligentes
de la ferme, l’une des plus
sentimentales aussi. Quand j’étais
enfant et que j’entrais dans le poulailler
des parents, en Normandie,
Les quais de Bordeaux, avril 2010.
je m’accroupissais, j’ouvrais les bras,
et elles accouraient pour me faire des
câlins. Le cerveau de la poule n’est
certes pas bien volumineux, la taille
d’une noisette. Mais elle a un cœur
Une chambre en ville
Pour Robin Rivaton, il est indispensable de faire baisser les prix
grand comme ça, avec une émotivité
à fleur de peau. Elle a la même passion dans les grandes cités et d’y bâtir des logements sociaux.
d
que les chats pour les caresses et, sous
vos effleurements, ferme les yeux ans les années 1970, les dramatique des prix de l’immobilier.
de contentement avant d’aller chercher centres des grandes conur- De là le sentiment de relégation des
son bonheur sous vos aisselles. bations, en Europe et aux habitants les moins riches, contraints
J’ai eu beaucoup d’amies poules. États-Unis, perçus comme à déménager, et ces manifestations
La grande différence avec le chat est sales et bruyants, furent désertés. Les hebdomadaires, à Berlin, Dublin,
qu’on les mange. Grâce aux vidéos de classes moyennes et supérieures leur Barcelone, San Francisco, etc., au cri
L214, nous savons maintenant comment préférèrent les banlieues résidentielles de : « Nous voulons garder notre
est traitée la volaille dans les élevages aérées. Ce temps est révolu : depuis ville ! » Face à cette situation, Robin
de la marque Duc, plus bas que terre, 1990, la ville dense fait retour. Dans Rivaton préconise de séparer la pro-
ramassée à la moissonneuse comme La Ville pour tous. Repenser la pro- priété du foncier pour faire baisser le
des céréales ou des haricots. Gageons priété privée (L’Observatoire) Robin prix du mètre carré dans les capitales
que ça ne se passe pas mieux ailleurs. Rivaton montre que ce phénomène et d’y multiplier les logements so-
N’est-il pas temps, pour réparer tout le de « métropolisation » est lié aux nou- ciaux. Un contre-emploi idéologique
mal que nous lui avons fait depuis que velles technologies. On trouve plus qui montre à quel point la ville est
nous l’avons domestiquée, d’élever la facilement des ingénieurs de haut ni- devenue un enjeu politique central
poule au rang d’animal de compagnie ? veau dans les fortes concentrations de – ce qu’aucun des candidats à la mai-
La science nous a appris récemment population, mais ce changement a eu rie de Paris ne semble avoir intégré
que la poule éprouve des émotions et aussi pour conséquence l’envolée dans sa précampagne. Patrice Bollon
dispose de 24 vocalises pour s’exprimer.
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
l
Directeur
Nicolas Domenach
’une après l’autre, les utopies sur la Lune, en 1969, comment oublier Rédacteur en chef
Hervé Aubron (1962)
politiques se sont effondrées. Où que chaque pas de la conquête spatiale haubron@magazine-litteraire.com
Rédacteur en chef adjoint
que porte notre regard se dessine a été accompli au nom de l’humanité ? Alexis Brocas (1964)
abrocas@magazine-litteraire.com
le morne horizon d’une pensée En pleine guerre froide, Soviétiques Rédactrice en chef adjointe
Aurélie Marcireau (1961)
sans profondeur de champ, et encore et Américains luttaient pour avoir amarcireau@magazine-litteraire.com
Directrice artistique
moins de profondeur de temps. L’avenir le monopole de la représentation des Blandine Scart Perrois (1968)
bperrois@magazine-litteraire.com
meilleur des libéraux s’est dégradé humains dans l’espace. Mais ils Responsable photo
Janick Blanchard (1963)
en un réalisme désolant, sans autre prétendaient toujours travailler pour jblanchard@magazine-litteraire.com
Secrétaire de rédaction-correctrice
ambition que sa propre reproduction. envoyer le premier homme ou la Valérie Cabridens (1965)
L’utopie sociale-démocrate supposait première femme, sans distinction de vcabridens@magazine-litteraire.com
Rédactrice-secrétaire de rédaction
la fin des inégalités, aujourd’hui noyée race, de classe, de nation. La science Marie Fouquet
Rédactrice-designer
dans le culte de l’efficacité économique. et l’humanité étaient dans les deux Sandrine Samii
Assistante de rédaction
Celle des communistes a sombré camps les piliers de cette sagesse. Gabrielle Monrose (1906)
Fabrication
dans le socialisme au quotidien et les Aujourd’hui encore, les spationautes Christophe Perrusson (1910)
Activités numériques
tracasseries bureaucratiques. Ni avenir partagent les zones d’entraînement Bertrand Clare (1908)
Responsable administratif
et les stations dans des programmes Nathalie Tréhin (1916)
Comptabilité : Teddy Merle (1915)
Les immortels ne internationaux. Leur action est placée Directeur des ventes et promotion
Valéry-Sébastien Sourieau (1911)
sont pas parfaits. sous le signe de l’intérêt général. Même Ventes messageries : À juste titres -
Benjamin Boutonnet - Réassort disponible :
la Chine a largement diffusé les images www.direct-editeurs.fr - 04 88 15 12 41.
ni idéal. Même les démocrates-chrétiens de son voyage sur la face cachée Agrément postal Belgique n° P207231.
Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31
si prompts à se ressourcer dans leur foi de la Lune, au nom de cette logique Responsable marketing direct
Linda Pain (1914).
lisent le passé plutôt que l’avenir. Seules humaniste. Malgré la militarisation Responsable de la gestion des abonnements
Isabelle Parez (1912).
les grandes dystopies se dressent de fait de l’espace, l’émergence iparez@sophiapublications.com
Communication :
encore dans le paysage désolant des de marchés pour les entreprises, Marianne Boulat (06 30 37 35 64)
mboulat@sophiapublications.fr.
faillites idéologiques. Ces utopies la dynamique utopiste survit. Elle croise RÉGIE PUBLICITAIRE :
Médiaobs
négatives stimulent encore les partis un autre fantasme, celui de la vie
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
NOYEUR DE
DONNÉES
Au nom du filtre chicanerie
Les chercheurs Des journalistes en herbe ont créé sur Facebook des
Finn Brunton et Helen profils politisés. Le filtrage fonctionne parfaitement…
Nissenbaum proposent
DOMINIQUE FAGET/AFP
dans Obfuscation
(éd. C & F) de répondre
à l’exploitation de nos
données personnelles
par la désobéissance
civile. Leur proposition :
produire plus de Tirons l’échelle
données, pas moins. Comme il ne suffit
L’« obfuscation » est pas de peigner la
l’arme de ceux qui, ne girafe, quelques
JAAP ARRIENS/NURPHOTO/AFP
pouvant refuser les fonctionnaires de
règles du jeu, décident l’inspection du travail
d’en exacerber les se sont attaqués
défauts. Les deux aux échelles en bois
chercheurs ont créé de châtaignier de
TrackMeNot, la librairie Delamain,
c
extension qui envoie la plus vieille de Paris,
automatiquement de Vue de profil.
en exigeant que leur
fausses requêtes aux soient substitués des
moteurs de recherche équipements en métal.
comme Google. Sans
’est une expérience l’incendie de NotreDame, Depuis 1906 on n’avait
rendre confidentielles qui dit beaucoup par exemple : « Pendant que eu à déplorer aucun
les vraies recherches, sur l’évolution de sur le profil Les Républicains accident au cours des
elle les noie au milieu l’opinion. Spicee. on pleure le drame des chré ascensions vers les
de requêtes fantômes. sommets livresques.
com, site de reportages sur tiens, sur les profils Insoumis, Mais justement… Tirons
Rendant les données
collectées moins
abonnement, a demandé à six on critique les sommes récol l’échelle, accrochons-
précises, TrackMeNot élèves d’une école de journa tées pour la cathédrale. Sur le nous au pinceau de ce
réduit leur valeur lisme de Science po de se créer profil gilets jaunes, c’est un monde qui devient fou,
marchande. ex nihilo un profil politisé sur complot du gouvernement et et imaginons la suite :
Sandrine Samii l’interdiction des livres
Facebook, trois mois avant les sur celui de La République en dangereux pour la
élections européennes. Affi marche, c’est un coup des gi santé mentale, le retrait
chant explicitement leur cou lets jaunes… » Une démons des couteaux coupants
leur via un filtre « je vote… » tration implacable de la déli dans les cuisines ou
HILDENBRAND/AFP
RN, LREM, LFI, etc., les étu quescence d’une certaine idée la suppression des
marches de l’escalier
diants ont pu constater à quel de l’espace public indispen
KARL-JOSEF
des Folies-Bergère !
point les posts qu’ils recevaient sable à la démocratie. Nicolas Domenach
étaient différents. Lors de Jacques Braunstein
On a marché
sur l’amour
Les amoureux transis sont depuis belle lurette morts de froid. Pour
François De Smet, philosophe des enjeux contemporains, sauf miracle,
toute idylle relève à présent d’une logique marchande inégale,
cruelle et à sens unique. État des lieux.
Par Valentine Faure
a u moment où nous
rencontrons Fran-
çois De Smet, l’au-
teur d’Éros capital,
Yann Moix vient
d’avoir une sortie
malheureuse sur son absence de désir
pour les femmes de 50 ans, « invi-
sibles » à ses yeux. Dans Libération, il
se défendait, face au tollé : « Mes mots,
comme mes goûts, n’ont pas valeur de
beaux mots de liberté d’aimer se
cache un marché qui ne dit pas son
nom, et qui recèle par nature des iné-
galités, des cruautés, des absences de
réciprocité. »
Comment se choisit-on ? Cela nous
semble parfois évident : ainsi, on de-
vine – on se trompe peut-être – ce
qu’échangent Melania et Donald
Trump. Ça l’est parfois moins :
l’amour, on l’a vu, n’a pas suffi à apai-
François De Smet, nous aveugle en
nous autorisant « à penser que
quelque chose échappe à l’argent, au
calcul, à la marchandisation […].
L’être humain a investi dans une re-
ligion de l’amour qui lui permet, en
des temps sécularisés, de ne pas se
laisser envahir par un matérialisme
absolu ». Or il n’en est rien : il y au-
rait toujours échange. « Tout couple
consiste en une opération de dons et
ILLUSTRATION DIGLEE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
modèle universel. Ces goûts, ces incli- ser l’incrédulité face au couple prési- de contre-dons. L’idée de l’amour
nations, ces penchants, qui sont dentiel français. « Instinctivement, sans contrepartie, aussi romantique
miens, je n’ai pas à en répondre », écri- l’œil qui croise un couple désassorti soit elle, ne correspond pas au couple
vait-il, semblant ne pas voir que ses recherche invariablement le sens du moderne ni à l’écrasante majorité des
goûts « personnels » (pour les femmes marché », écrit encore François De couples passés. »
jeunes donc, et de préférence asia- Smet. Cela vaut bien sûr pour les L’indignation que suscite la prosti-
tiques) collaient étrangement au sens autres : pour soi-même, comme le tution serait symptomatique du déni
du marché. Teaser rêvé pour François montre le cas Yann Moix, on aime- que l’Occident entretient à cet égard,
De Smet, qui écrit : « Derrière les rait envers et contre tout. L’amour, dit en voulant séparer la sphère des affects
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Juillet-Août 2019 • N° 19 • Le Nouveau Magazine Littéraire 11
les idées
de celle de l’argent. François De protecteurs quand les hommes demi de plus que sa conjointe. Seuls
Smet convoque l’anthropologue Paola cherchent à maximiser leurs chances 8 % des couples ont plus de dix ans de
Tabet, théoricienne féministe dans les de se reproduire. Le modèle sugar différence. Et si les inégalités de reve-
années 1980 de « l’échange économi- daddy-sugar baby constitue-t-il vrai- nus persistent, notons qu’elles ne pré-
co-sexuel ». Loin d’être une pratique ment la « photographie » du couple cèdent pas forcément l’union, mais se
déviante, la prostitution, disait-elle, moderne ? On sait, depuis la première creusent avec le temps, avec les en-
constituerait le mo- grande enquête de fants, au désavantage des femmes.
dèle explicatif des Tous les l’Ined sur le choix Comment situer ce couple (presque)
relations hommes- couples sont des du conjoint en égalitaire sur le continuum ? « Si ce qui
femmes : il y aurait 1964, que la foudre fait échange n’est plus le revenu, je
un continuum entre CDD qui ne disent ne tombe pas au ha- crois que l’échange se fixe sur le par-
prostitution et ma- pas leur nom. sard, mais plutôt tage des émotions, répond François
riage. En s’appro- très près de soi. Si De Smet. Cela met une pression ter-
priant le travail de la femme, l’homme l’endogamie recule lentement, les tra- rible sur le contenu relationnel. On
la contraint à n’avoir plus à échanger vaux empiriques indiquent que nous parle d’investissement – l’économie
que ses services sexuels. Or, selon avons tendance à choisir des parte- du couple devient un échange de
ILLUSTRATION DIGLEE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
François De Smet, « l’égalité crois- naires d’éducation, de patrimoine, de marques d’attention, de présence. »
sante de droits entre hommes et revenus et d’âge proches. En moyenne, Loin de l’échange économico-sexuel.
femmes n’a pas suffi à détruire le en France, un homme a deux ans et « Le problème, poursuit-il, c’est qu’il y
continuum ». Libérées, les femmes a les autres, tout le temps. Nous
sont aussi libres de reproduire les codes sommes dans la tentation d’évaluer en
de « l’échange économico-sexuel ». On À LIRE permanence. Tous les couples ont l’air
ne se débarrasse pas ainsi de stratégies d’être des CDD qui ne disent pas leur
reproductives millénaires, dit l’auteur, nom. On est dans une génération où
qui, contre l’air du temps, veut re- ÉROS CAPITAL. l’on se consomme les uns les autres. »
LES LOIS DU MARCHÉ
mettre « un peu » d’essentialisme dans AMOUREUX,
Dans son essai Pourquoi l’amour fait
le débat en allant chercher du côté de François De Smet, mal (2012), la sociologue Eva Illouz
la psychologie évolutionniste, qui vou- éd. Climats, 400 p., 21 €. analysait les effets de la dérégulation
drait que les femmes cherchent des du couple, ignorant la psychologie
12 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
évolutionniste pour traiter de l’amour laissé·e·s pour compte de la sexualité. rebattre les cartes du désir sans en pas-
comme Marx des marchandises, et « C’est un vrai sujet, et même un sujet ser par la charité ? Comment modifier
montrer « que l’amour circule sur un politique. Mais la sexualité, les senti- la hiérarchie des préférences ?
marché fait d’acteurs en situation de ments, ne s’imposent jamais comme Dans un article paru dans la Lon-
concurrence, et inégaux ». Elle y pré- sujet politique », dit justement Fran- don Review of Books sur la question (1),
sentait déjà l’union moderne comme çois De Smet. la philosophe Amia Srinivasan rele-
imprégnée des conditions du libre Décrivant son utopie du phalanstère, vait qu’« une partie de l’injustice du
marché (compétition, incertitude). Un le socialiste Charles Fourier proposait patriarcat, quelque chose qui passe
lieu d’évaluation, où chacun examine un « minimum sexuel » garanti, sem- inaperçu aux yeux des incels et autres
en permanence la réalité de ses senti- “activistes masculinistes”, est la façon
ments, où l’on compte ce que l’on La foudre dont il rend attirantes même des ca-
donne et ce que l’on reçoit, tout en tégories d’hommes prétendument peu
gardant un œil sur l’offre. Dans ce ne tombe pas au attirantes : geeks, nerds, les hommes
marché dérégulé, sans intermédiaires, hasard, mais plutôt efféminés, les vieux, les hommes avec
fondé sur le seul consentement, l’offre très près de soi. un dad bod [corps bedonnant de
et la demande déterminent la valeur père]. Et, pendant ce temps, il y a des
de chacun. Libéralisme cruel puisque blable à un revenu de base, pour chaque lycéennes sexy et des profs sexy, et des
« certaines personnes disposent d’une homme et chaque femme, quels que milfs, mais elles sont toutes minces et
plus grande capacité à définir les soient son âge, son apparence ou son canon, des variantes mineures d’un
conditions dans lesquelles elles sont ai- infirmité. Ce n’est qu’en éliminant la même paradigme normatif. (Peut-on
mées que d’autres ». privation sexuelle, pensait-il, que les re- imaginer un article dans GQ célébrant
lations amoureuses pourraient être vé- le mom bod ? [corps bedonnant de
« NULLE PART L’AMOUR N’EXISTE » ritablement libres. Ce service fonction- mère]) ». Le psychologue américain
Nous connaissions les exclus du mar- nerait sur la base du volontariat, Roy Baumeister a étudié ce phéno-
ché, leur version morne et désabusée, quoique les enrôlés pourraient aussi mène, qu’il a baptisé « plasticité éro-
grâce à Houellebecq. Les « absents du être condamnés à des actes de « philan- tique » des femmes, quand le désir
sexe libéré », « Tous ceux qu’on n’a ja- thropie sexuelle ». Mais peut-on sexuel des hommes serait beaucoup
mais aimés,/ Qui n’ont jamais su
plaire », à qui il s’adressait dans le
poème « L’amour, l’amour » : « Ne
craignez rien, amis, votre perte est mi-
nime :/ Nu l le pa r t l ’a mou r CAPITAL AFFECTIF
n’existe./ C’est juste un jeu cruel dont Avec l’idée de « marchandises émotionnelles » (emodities),
vous êtes les victimes ;/ Un jeu de spé- Eva Illouz signale notre entrée dans une nouvelle ère : celle où
cialistes. » Ils existent en version ultra- les humains non seulement vendent et achètent des produits
violente : les incels, ces « célibataires in- affectifs (c’est le cas, par exemple, des vacances au ClubMed,
volontaires » regroupés sur des dont la destination n’importe plus) mais où les individus se fa-
chatroom sur Internet où ils enragent çonnent eux-mêmes et façonnent leurs propres émotions dans
contre ces femmes qui se refusent à des termes qui correspondent à des produits destinés à un
eux ; quatre auteurs de tueries de masse marché (notamment au marché de la séduction) – fermement
en sont issus. Sur un groupe Reddit, secondés dans leurs efforts par les services « psy » et par l’in-
aujourd’hui fermé, on pouvait lire un dustrie pharmaceutique. Dans le contexte de ce nouveau « ca-
pitalisme affectif », la différence entre production et consom-
résumé de leur vision : « Aucun
mation se trouble : tout devient de l’ordre de l’« expérience », et ce que l’on ressent
homme affamé ne devrait aller en pri- de plus intime n’est plus détaché de pratiques consuméristes.
son pour avoir volé de la nourriture, et Pour l’illustrer, Eva Illouz a rassemblé une équipe de sociologues qui explorent
aucun homme privé de sexe ne devrait cette étrange dimension émotionnelle – une zone grise qui n’est ni tout à fait inté-
aller en prison pour viol. » La « misère rieure ni seulement objective, puisqu’elle engage ensemble la marchandisation et
sexuelle » était aussi invoquée pour ex- la subjectivation. Leurs études, qui brassent des objets aussi variés que les mu-
pliquer les assauts des « frotteurs » siques d’ambiance, la fête des Mères ou les livres de « développement personnel »,
dans la malheureuse tribune sur la li- débusquent les mille et une manières dont notre vie affective finit par se fondre
berté d’importuner. L’idée d’indi- dans le moule de l’économie au moyen de divers scénarios culturels. Et l’authenti-
gence sexuelle est ainsi devenue syno- cité, direz-vous ? « L’authenticité, définit Eva Illouz, est précisément produite par
nyme d’un droit d’accès au corps des la consommation d’emodities. » Manière de dire qu’aucun sujet n’échappe à sa
femmes, confisquant au passage la culture – sinon par la critique. V. F.
plus inflexible. Dit autrement par clientes de prostitués. Or les femmes, 70 % sont non mariées), ou les
le personnage de Robert Rediger dans bien plus que les incels, sont bien les hommes asiatiques, qu’un professeur
Soumission : « L’homme, lui, est rigou- grandes perdantes de ce marché. En de Stanford, Ralph Richard Banks, a
reusement inéducable. Fût-il un phi- 2008, la dernière enquête sur la vie même recommandé d’unir…
losophe du langage, un mathémati- sexuelle des Français rapportait que Autre exemple : il est établi que les
cien ou un compositeur de musique 6,6 % des hommes n’avaient pas eu de taux de mariage et d’activité sexuelle
sérielle, il opérera toujours, inexora- rapport sexuel dans l’année, les des personnes handicapées sont très
blement, ses choix reproductifs sur femmes étaient 10,8 % dans la même inférieurs à ceux des non-handicapés.
des critères purement physiques, et situation, et 22,3 % Mais la situation est
des critères inchangés depuis des des plus de 50 ans. Les femmes pire pour les
millénaires. » Ces différences face femmes : une étude
Pour pallier ces inégalités, François au marché sont ren- sont les grandes de 1988 (2) rappor-
De Smet semble pencher pour une ac- dues flagrantes par perdantes tait que le seul
ceptation de la prostitution. La légali- les sites de rencontre de ce marché. groupe d’adultes
sation des assistants sexuels est d’ail- (lire encadrés). Aux handicapés dans le-
leurs une demande des associations de États-Unis, l’étude du marché matri- quel les femmes étaient plus suscep-
handicapés. Mais la prostitution re- monial montre les dynamiques inter- tibles que les hommes d’être mariées
conduit l’inégalité des ressources (fi- sectionnelles à l’œuvre, faisant appa- est celui des femmes étiquetées « ar-
nancières). Et le philosophe relève par raître des sous-groupes clairement riérées ». Une anomalie expliquée par
ailleurs le stigmate lié aux femmes discriminés : les femmes noires (dont la concordance entre l’arriération
mentale et les stéréotypes de genre :
« Une femme souffrant d’un retard
mental peut trop bien répondre aux
critères de la “bonne épouse” : docile,
passive, loyale et dépendante, peu en-
INDICE DE DÉSIRABILITÉ cline à humilier son mari. »
C’est une enquête para-
doxale que mène la journa- TUEUR DE MASSE
liste Judith Duportail dans Les discriminations amoureuses
L’Amour sous algorithme. peuvent-elles seulement être réparées ?
Elle cherche son « score de Si personne n’imagine que ni les incels
désirabilité » sur Tinder. Un ni personne ne puissent avoir le
chiffre gardé secret qui dé- moindre « droit au sexe » comme on a
terminerait ses échanges le droit de manger à sa faim, comment
virtuels sur le site de ren- penser la marginalisation sexuelle ?
contres en ligne. Ce score Comme le notait encore Amia Srini-
TESSON/ANDIA.FR
Histoire littéraire
Temps morts
Gallimard a décidé de suspendre la parution de la revue Les Temps
modernes. La fin d’une publication emblématique du xxe siècle.
Par Olivier Cariguel
d
ans la France qui se li- titres avaient été envisagés : « La Condi- parrainée par François Mauriac, a dis-
bère en 1944-1945, tion humaine », « La Réalité humaine », paru, de même que le Mercure de
l’heure est à la refonda- « Terre des hommes », « Significa- France. Malgré trois changements
tion générale. Les Temps tions ». Michel Leiris avait poussé « un d’éditeur, Les Temps modernes ont bé-
modernes sont créés par nom fracassant » : « Le Grabuge ». Clin néficié d’une grande stabilité directo-
Jean-Paul Sartre dans d’œil au film de Charlie Chaplin, le riale (Sartre, Simone de Beauvoir,
cette atmosphère. La presse tourne la titre Les Temps modernes est choisi. Pi- puis, en 1986, Claude Lanzmann).
page de la clandestinité : les journaux casso donne un coup de main en créant Retour sur quatre tournants ou des
vont pulluler à l’air libre. Mais le papier la maquette de couverture. numéros qui ont fait date pour « dire
reste contingenté, attribué par le minis- Les premiers numéros sont tirés à le vrai sur le monde et sur nos vies »,
tère de l’Information, qui octroie aussi 10 000 exemplaires. Le retentissement ainsi que le résumait Simone de Beau-
les autorisations de paraître après récep- est d’emblée important. Il s’agit, ainsi voir lors du cinquantenaire.
tion d’un questionnaire sur l’attitude que l’indique la présentation du n° 1,
des rédacteurs sous l’Occupation. Côté d’« infuser un sang nouveau à la litté- 1946-1947 LE CAS HEIDEGGER
revues, il y a deux absentes, interdites, rature ». Les « TM » vont imposer un Dès le n° 4 de janvier 1946, coup
La NRF, fleuron d’une littérature pure, nouveau modèle de revue littéraire, fer double. La revue publie deux ren-
et l’académique Revue des Deux Mondes. de lance d’« une littérature plus actuelle, contres inédites avec Heidegger, qu’elle
Écrivains, intellectuels et éditeurs plus profondément engagée dans notre parvient à localiser à Fribourg. Le phi-
cherchent à reconstituer des groupes et époque, plus soucieuse d’exprimer cette losophe Maurice de Gandillac publie
à créer de nouvelles tribunes. Dès sep- époque avec ses problèmes, ses passions, ainsi son « Entretien avec Martin
tembre 1944, Georges Bataille, Albert ses rêves et autant que possible l’expli- Heidegger » assorti d’une drôle de
Camus, André Malraux, blague sur sa moustache, et
Brice Parain avaient été ap- La conception de la rébellion un jeune inconnu, Frédéric
prochés ou avaient assisté à et l’adhésion au communisme de Towarnicki, livre son récit
des réunions d’un comité de de visite en Forêt-Noire. « Un
rédaction embryonnaire au- opposaient Sartre et Camus. plaidoyer de Heidegger plu-
tour de Sartre. « L’existentialisme est quer ». Si la place de la littérature s’es- tôt que pour Heidegger », de l’avis d’un
sur toutes les bouches », note Simone tompera au fil des numéros, elle est spécialiste ultérieur. Cette exclusivité
de Beauvoir à l’automne 1945. Le d’abord représentée par des signatures sera prolongée en novembre 1946 par
1er octobre paraît le premier numéro des prestigieuses : William Faulkner, Fran- l’ouverture d’un débat, encore d’actua-
Temps modernes. La revue réunit Sartre, cis Ponge, Jean Cayrol, Violette Leduc, lité, sur la part du national-socialisme
Raymond Aron, ancien condisciple de Jean Genet ou encore Boris Vian. dans la pensée du philosophe : Karl
l’École normale de la rue d’Ulm arrivé Des revues lancées à la même Löwith, attaquant les « implications
de Londres où il avait animé la revue époque, il ne subsiste plus aujourd’hui politiques de la philosophie de l’exis-
La France libre, Simone de Beauvoir, le qu’Esprit, réapparue à la fin de 1944, tence chez Heidegger », présente une
phénoménologue Maurice Merleau- et Critique, de Georges Bataille, créée partie des pièces de l’accusation. En
Ponty, Jean Paulhan, Michel Leiris et aux éditions du Chêne en juin 1946. juillet 1947, Alphonse de Waelhens,
Albert Ollivier, proche de Camus, ac- À droite de l’échiquier politico-litté- qui cherche à savoir si « sa philo-
caparé par le journal Combat. Plusieurs raire, La Table ronde, née en 1948 et sophie est intrinsèquement liée au
16 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
d’Algérie ». Sous l’égide du ministère
des Armées, la censure frappe le n° 166
(décembre 1959), saisi après parution.
Il contient un commentaire sur l’af-
faire et la mort de Maurice Audin (les
éléments étaient pourtant dans le do-
maine public), et surtout un article de
l’avocat Jacques Vergès, « La Mort en
Kabylie ». Perte sèche pour l’éditeur.
Pas de répit de la censure. Le n° 173-
174 (août-septembre 1960) est un « nu-
méro spécial après saisie » à cause de la
publication prévue de la « Déclaration
sur le droit à l’insoumission dans la
guerre d’Algérie », signée par 149 per-
sonnalités, dont la presse et la radio
s’étaient pourtant fait l’écho. Au lieu
du texte annoncé, les pages 194 et 195
du numéro sont blanches, suivies de la
liste des signataires, et 82 pages ont été
censurées. Si la direction de la revue as-
sumait le risque, la pression trop forte
dissuada l’imprimeur de le courir.
L’emprise
contre-attaque
Quand des journaux jugent bon d’afficher en une l’expression
« terreur féministe » ou que le droit à l’IVG est remis en cause aux États-Unis,
le « backlash » semble d’une furieuse actualité.
Par Rebecca Amsellem
À l’appel du collectif #NousToutes, des milliers de personnes se réunissent place de l’Opéra, en novembre 2018, pour marcher contre les violences sexistes.
l’avortement dans un État américain, femmes au cours du xx e siècle ne Macron, alors candidat à l’élection, au
sous prétexte que l’Alabama n’est pas montre pas son vrai visage. Women’s Forum en 2016. Et pourtant,
en Europe. Il utilise l’argument « fé- Nous pouvons également citer Emma- la légalisation de la PMA qui signifie-
ministe » (malheureusement l’option nuel Macron qui, sans être aussi « ra- rait une – réelle – avancée pour la cause
« mille guillemets » n’existe pas) en- dical » que Bellamy, repousse depuis le de l’égalité, est constamment repous-
core pour pointer du doigt son argu- début de son mandat la légalisation de sée. « On ne veut pas refaire une Ma-
ment électoral numéro un, et ainsi dé- la procréation médicalement assistée nif pour tous. Avec ce genre de texte,
tourner le sujet et continuer à créer (PMA) pour les femmes lesbiennes on peut vite devenir impopulaire.
une peur parmi son électorat. Il ne [débat maintenant annonçé pour sep- Est-ce qu’on ne prend pas un risque
s’agit donc pas d’un homme politique tembre]. J’entends déjà : « Quoi ? avec ça avant les municipales ? », a ainsi
qui répète que la place d’une femme Macron, un ennemi de l’égalité ? Dif- récemment déclaré un « collaborateur
est dans son foyer à s’occuper de son ficile à croire. » C’est à s’y méprendre. gouvernemental » au Parisien (1er juin).
mari et de ses enfants. Ce mouvement Simone Veil, grande figure féministe, La conservation du pouvoir passe
néoconservateur, qui veut remettre en est brandie par les membres de la ma- avant l’égalité, donc.
cause le droit à l’avortement et les jorité. Le mot « féministe » également. Ces retours de bâton expliquent
maigres victoires arrachées par les « I am a feminist », avait déclaré pourquoi aujourd’hui, malgré une
Juillet-Août 2019 • N° 19-20 • Le Nouveau Magazine Littéraire 19
les idées
n
des mentalités opéré – en partie – grâce
au mouvement #MeToo. Car les fémi
nistes peuvent se targuer d’une victoire,
imperceptible à la vue de tous, mais pas ous serions face à une
de toutes. Les femmes aujourd’hui ont « nouvelle terreur fémi
développé un langage commun porté niste », selon la une de
sur la sororité. Elles font attention les Valeurs actuelles de mai
unes aux autres. Ce nouveau langage dernier. En 2015, Causeur proposait
est transmis par Marie Dasylva et ses aussi un dossier sur « La terreur fémi
ateliers de Nkali Works destinés aux niste », illustré par l’image d’une
femmes pour lutter contre le racisme blondinette brandissant une scie à
en entreprise, par l’essayiste Mona chaîne, référence peu subtile au film
Massacre à la tronçonneuse. Or qui ter
La revanche rorise qui, en vérité ?
se manifeste Depuis quelques années, sur le web,
des milliers de femmes ont
au moment où les rapporté avoir été agres
femmes sont près sées sexuellement. Au lieu
d’atteindre leurs d’entamer une réflexion
sur le consentement
objectifs. sexuel, des milliers de
Chollet et son essai bestseller Sorcières, « célibataires involon
la puissance invaincue des femmes taires » (incels) repro cet antiféminisme re
(Zones, 2018), par les journalistes Lé chent aux femmes de les vanchard, d’autres ex
naïg Bredoux et Marine Turchi et leurs priver de sexualité. Au pressions tentent de
enquêtes pour Mediapart. Ce langage moins trois meurtres décrédibiliser le fémi
pourrait se traduire par une solidarité ont été commis au nom nisme de manière plus
comme point de départ d’une interac de cette « cause ». Sans subtile et pernicieuse,
tion entre femmes : c’est un regard, une compter les centaines comme l’a révélé une
remarque, un compliment. Il corres de femmes tuées par enquête auprès de plu
pond à la légitimation de la parole de leur conjoint ou ex sieurs dizaines de fémi
ses interlocutrices : les femmes croient conjoint. Pendant ce temps, des fémi nistes. La « rhétorique du retourne
les femmes. Ce nouveau langage per nistes mènent leurs actions sans bles ment », par exemple, consiste à
met de remettre en cause le mythe ser personne. prétendre que nous vivons dans des
d’une jalousie inhérente aux femmes Il est donc ridicule d’associer le fé sociétés matriarcales plutôt que pa
entre elles, que la culture populaire leur minisme à « la terreur » et au totali triarcales et que les hommes oppri
a fait croire. Et c’est ce nouveau langage tarisme génocidaire en lui apposant més souffriraient d’une « crise de la
qui aujourd’hui est notre meilleure l’étiquette « féminazies ». Audelà de masculinité ». Cette thèse constitue
arme pour arriver à l’égalité entre les un fonds de commerce pour l’édition
femmes et les hommes, au grand dam Sociologue, Mélissa Blais a écrit « J’haïs en France, qui publie régulièrement
les féministes ! » (Remue-ménage, 2009).
de tous les porteurs de bâton. L
Politologue, Francis Dupuis-Déri est
des essais comme Le Premier Sexe
l’auteur de La Crise de la masculinité d’Éric Zemmour (2006). Les médias
(1) https://lesglorieuses.fr/nouvelle-hysterie/ (Remue-ménage, 2018). y voient des idées originales et
20 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
rafraîchissantes, même s’il s’agit tou-
jours des mêmes clichés conserva- Cyberharcèlement
TORRENT D’INJURES
teurs et réactionnaires. La « rhéto-
rique du diviser pour mieux régner »
permet quant à elle de distinguer les
« bonnes » des « mauvaises » fémi- Les harceleurs attaquent isolément les féministes en
nistes. Les premières sont bien peu emplissant leurs réseaux de milliers d’insultes et d’obscénités.
nombreuses et le plus souvent antifé-
ministes, lorsqu’on y regarde de plus
près. Les secondes importeraient un Le backlash prend parfois la forme
féminisme puritain – largement fan- d’opérations quasi militaires. Il s’agirait
tasmé – des États-Unis en contradic- de débattre, les féministes pourraient
tion avec les mœurs et coutumes facilement faire face. Elles ont les
d’une France supposément amou- arguments pour expliquer, analyser,
reuse de « la » femme, sauf si celle-ci décortiquer. Mais, depuis quelques
a le mauvais goût de balancer son années, leurs détracteurs ne se
DADO RUVIC/REUTERS
porc, d’être afro-féministe, féministe contentent pas de discussion, ils ont
décoloniale ou musulmane (avec un une arme efficace pour les réduire au
foulard). En ce sens, cette rhétorique silence : le harcèlement. L’intimidation
antiféministe est souvent imbriquée comme manœuvre politique.
L’intimidation sur le web est devenue une arme.
à l’anti-américanisme primaire (dans
le cas de la France) et au racisme, sur- L’ISOLEMENT AFFAIBLIT
tout en cette époque de crispation Ce harcèlement a lieu sur les réseaux attaquants. Le harcèlement évite en
contre la minorité musulmane. sociaux. Il suffit que certains milieux outre de se casser la tête à trouver des
vous identifient comme féministe pour arguments. Une bonne flopée d’insultes
PROTÉGER SES PRIVILÈGES faire de vous leur victime. Ensuite, et de menaces suffit. Or comment
Dans un autre registre, la « rhéto- le processus est simple. On déverse sur répondre à cela ? C’est impossible.
rique de la rationalité » consiste à la cible des torrents d’insultes,
discréditer les études féministes en des menaces, toutes les pensées TOUT DÉBRANCHER
suggérant qu’elles seraient purement les plus immondes qu’un cerveau puisse De nombreuses féministes ont quitté
idéologiques et militantes, contrai- concevoir. Ce qui compte, c’est les réseaux sociaux après des vagues
rement aux thèses antiféministes qui l’ampleur de l’attaque. Se faire traiter d’attaques. Elles ont ainsi été privées
s’appuient sur le sens commun pour de « salope » plus d’un millier de fois n’a d’un espace de parole. Les autres
affirmer que la « nature » détermine évidemment pas le même impact hurlaient dès qu’elles ouvraient la
les comportements des hommes et qu’une dizaine de fois. Pour parvenir bouche, ce qui les rendaient inaudibles.
des femmes. Les féministes ont à un harcèlement de grande ampleur, Parmi ces victimes, certaines avaient
pourtant produit d’importants dé- certains attaquants se créent plusieurs besoin de ces réseaux pour leur travail.
veloppements théoriques, concep- comptes sur les réseaux sociaux. Face à ce genre de déferlement, c’est
tuels, méthodologiques et même À partir de ces comptes, ils s’acharnent le conseil de base : tout débrancher.
éthiques des deux dernières généra- sur la victime. Puis ils « like » les insultes Le second, c’est de confier ses mots
tions. Il est toujours plus facile de ri- proférées par les autres. La caisse de passe à un ami pour qu’il surveille
diculiser les femmes et les féministes de résonance est parfaite et sans fin. à votre place les messages les plus
que de les écouter sérieusement. Le but est de faire croire à la victime menaçants. Ce genre de harcèlement
Cela permet surtout de protéger ses que la moitié du pays la vomit – alors est devenu tellement commun
privilèges et ses pouvoirs, y compris que le nombre d’agresseurs est qu’il existe un protocole d’urgence
dans les milieux médiatiques, litté- beaucoup plus faible. Internet empêche à appliquer que les militantes se
raires et universitaires. L d’avoir une vision claire des adversaires. transmettent… Certaines sont revenues
Le harcèlement présente d’autres après cette pause, d’autres non.
avantages. D’abord, choisir une victime Certaines sont revenues, mais,
À LIRE individuelle et ainsi de diviser le harcèlement reprenant, elles sont
les milieux féministes. L’isolement de reparties. Priver quelqu’un de parole,
ANTIFÉMINISMES ET la victime l’affaiblit. C’est pourquoi c’est toujours d’une immense violence.
MASCULINISMES D’HIER il faut toujours envoyer un message de Mais ça l’est plus encore pour
À AUJOURD’HUI,
soutien quand on voit quelqu’un se faire les femmes, qui ont été privées
Christine Bard, Mélissa Blais
et Francis Dupuis-Déri (dir.), harceler. C’est une manière de rompre d’expression pendant des siècles
éd. PUF, 512 p., 24 €. sa solitude, de lui redonner du courage et ont cru trouver sur Internet
et de relativiser le nombre réel de ses un lieu où s’exprimer. Titiou Lecoq
Nancy Fraser
Rendez vos tabliers !
Pour la philosophe américaine, les féministes ne devraient pas se fixer
sur l’unique question de l’avortement, mais élargir tous azimuts leurs revendications
a
et appeler à une grève des activités non rémunérées.
forces militantes féministes dans plu- sil. Puis ces mouvements se sont coor-
sieurs parties du monde, lesquelles s’in- donnés et ont appelé à une journée de
téressent à toutes les questions fémi- grève le 8 Mars, journée internationale
nistes traditionnelles mais pas du droit des femmes. Cette fête nous
uniquement, des mouvements popu- vient des années 1920. Le 8 Mars était
listes de droite ouvertement antifémi- Nancy Fraser, philosophe et féministe. une fête ouvrière, socialiste. Avec le
nistes surgissent de partout, comme temps, c’est devenu une sorte d’autre
avec l’élection de Bolsonaro au Brésil. l’occurrence l’avortement. Si on nous fête des Mères, c’est-à-dire une fête sen-
Il y a aussi des antiféministes dans la voit comme des fanatiques d’une timentale, dépolitisée, où l’on donne
droite traditionnelle, des nostalgiques, unique question, nous perdons la pos- une boîte de chocolats à sa secrétaire.
mais quand ils sont au pouvoir, leur an- sibilité d’engager le grand public sur Depuis plusieurs années, des mouve-
tiféminisme n’est pas toujours au centre d’autres causes sur lesquelles il est im- ments féministes ont repolitisé cette
de leur politique. Évidemment, il faut portant d’avoir un point de vue fémi- journée, notamment en déclarant une
quand même lutter contre eux ! Aux niste. Il faut trouver le moyen d’inté- grève non seulement du travail rému-
États-Unis, par exemple, la campagne grer la lutte pour néré, mais aussi
contre l’avortement dure depuis qua- la justice repro- des activités non
rante ans. Les anti-avortements ont ductive avec les Il faut intégrer les rémunérées : le
toujours réussi à faire des ajustements luttes pour les ser- luttes féministes aux nettoyage, le soin,
dans chaque État ; ils obligent les fémi- vices publics, pour questions actuelles, les courses, toutes
nistes à s’engager contre eux séparé- l’augmentation des ces choses sans les-
ment, dans chaque État, c’est épuisant. salaires, pour une comme la lutte quelles l’économie
Ça fait partie de leur stratégie : nous politique sociale, contre l’austérité. officielle ne peut
épuiser. Jusqu’à présent, ils n’ont pas toutes les choses fonctionner mais
réussi à changer la loi au niveau natio- qui concernent la plupart des femmes qui ne sont ni reconnues, ni rémuné-
nal, mais il est possible que cela arrive et l’humanité en général. Le féminisme rées, ni valorisées. Ce nouveau type de
avec la désignation par Trump de deux pour les 99 % [par opposition au 1 % grève a pris de l’ampleur et a réuni des
nouveaux juges de droite à la Cour su- des plus riches] ne laisse pas tomber les millions de personnes dans certains
prême. On ne sait pas… questions traditionnelles mais les in- pays, y compris des hommes, en parti-
Je ferais malgré tout une mise en tègre dans une perspective plus large, culier dans le sud de l’Europe (en Es-
garde. On tend un piège aux fémi- pour aborder les sujets brûlants et les pagne, au Portugal, en Grèce) et en
nistes : faire de nous un single-issue mo- dangers actuels. Amérique latine. Il y a également eu
vement, qui n’a qu’une cause, qu’une re- Est-ce pour cela que vous proposez des manifestations assez impression-
vendication, la justice reproductive, en la grève comme mode d’action féministe, nantes en Turquie et en Indonésie. Très
22 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
peu en France malheureusement, peu
aussi aux États-Unis. L’activisme qui a
émergé avec ce mouvement est explici- L’UNIVERSALITÉ PAR LE BAS
tement anticapitaliste, antiraciste, an- Nancy Fraser est professeur de philosophie et de politique à la New School for Social
ti-impérialiste, antimilitariste et écolo- Research de New York. Elle a coécrit Féminisme pour les 99 % avec Cinzia Arruzza et
gique. Il incarne ce que propose le Tithi Bhattacharya, elles-mêmes professeurs et activistes. « Notre manifeste rejette à
livre : qu’il faut intégrer les luttes fémi- la fois l’approche réductrice de gauche, qui conçoit la classe ouvrière comme une abs-
nistes aux questions actuelles, comme traction homogène et vide, et celle du néolibéralisme “progressiste” qui célèbre la di-
la lutte contre l’austérité. versité comme s’il s’agissait d’une fin en soi. En lieu et place, nous proposons un uni-
Que pensez-vous des appels versalisme façonné par la multiplicité des luttes venant d’en bas. » L
À LIRE
FÉMINISME POUR
LES 99 %. UN MANIFESTE,
Cinzia Arruzza, Tithi
Bhattacharya et Nancy Fraser,
éd. La Découverte, 128 p., 12 €.
Manifestation féministe du 8 mars 2019, à Santander, en Espagne.
VICTOR MAÎTRE
La Station, une ancienne gare à charbon porte d’Aubervilliers, à Paris, gérée par le collectif Mu (2017).
Musique électronique
Courants alternatifs
Électro et techno sont devenues l’emblème d’une culture marquée par la contestation,
aujourd’hui exposée à la Philharmonie de Paris.
Par Marie Fouquet
e n théorie, ce fut un
hasard. La chute du
mur survint au mo-
ment où naissait une
nouvelle musique
machinique, ru-
gueuse, fantastique. À Berlin-Est, l’ad-
ministration s’écroula et l’ancienne ca-
pitale de l’Allemagne de l’Est fut
transformée en une “zone d’autonomie
temporaire”. » Ainsi Felix Denk et Sven
raveurs et de clubbers autour de la
techno berlinoise après la chute du mur,
Der Klang der Familie.
Dans son livre TAZ, zone autonome
temporaire (1991), le poète américain
Hakim Bey fait de la musique « le prin-
cipe d’organisation » de la « zone auto-
nome temporaire » et l’envisage comme
un « facteur social révolutionnaire ».
Ce manifeste est devenu l’emblème
d’une culture contestataire qui se forme
électronique ». Car la TAZ est au car-
refour de la culture et de la politique,
elle se décline à la fois en utopies pirates
et en fêtes éphémères. Hakim Bey puise
dans l’histoire de la piraterie des xviie et
xviiie siècles, rappelant le caractère
ultra-démocratique de l’organisation
pirate, qui a ses règles, son système de
vote et de distribution égalitaire, et son
fonctionnement par « réseau d’infor-
mation » : « [Le globe] était constellé
von Thülen introduisent-ils leur riche avec les arts et la musique, et en parti- d’îles et de caches lointaines où les ba-
anthologie chronologique, qui ras- culier avec les différentes branches ré- teaux pouvaient s’approvisionner en eau
semble de nombreux témoignages de unies autour de la catégorie « musique et nourriture et échanger leur butin
24 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
contre des produits de luxe ou de pre- en réaction à ces politiques autori-
mière nécessité. Certaines de ces îles À LIRE taires. Comme à Tbilissi, où l’une des
abritaient des “communautés inten- actions répressives les plus marquantes
tionnelles”, des microsociétés vivant dé- des dernières années a été la descente
libérément hors la loi et bien détermi- ÉLECTRO, policière au Bassiani (l’équivalent du
nées à le rester, ne fût-ce que pour une Jean-Yves Leloup, Berghain berlinois) en 2017.
vie brève, mais joyeuse », écrit-il dans éd. Textuel, 256 p., 45 €.
STUDIO IMAGINAIRE
Parmi les installations, des sculptures
de vedettes de la musique électronique
(Brian Eno !) par Xavier Veilhan, une
playlist composée par Laurent Garnier
qui défile tout au long de l’exposition,
mais aussi une installation signée Daft
Punk reprenant le célèbre titre « Tech-
JACOB KHRIST
nologic », ou encore une reconstitution
du studio imaginaire de Jean-Michel
Jarre, qui dévoile les machines ayant Festival Name (Nord Art Musique Électronique), à Roubaix, 2017.
accompagné ce pionnier de l’électro,
« cinquante ans de lutherie électro- seulement, et c’est assez dommage – imaginaire, ses innovations, ses my-
nique », où l’on peut notamment voir l’analyse sociologique notamment sur thologies, […] ses correspondances
la harpe laser, inventée par l’artiste et le caractère fédérateur de la musique avec les autres disciplines », ex-
compositeur Bernard Szajner en 1980. électro et son développement dans des plique-t-il en introduction du cata-
Du trautonium des années 1930 aux communautés marginalisées (comme logue Électro.
synthétiseurs qui évoluent des années les LGBT+), l’approche de Jean-Yves Des casques sont distribués au dé-
1960 à notre décen- Leloup, commissaire de but du parcours, à brancher aux prises
nie, les machines l’exposition et au- disponibles selon les dispositifs audio-
sont au cœur de teur de nombreux visuels. Si bien que les visiteurs se ba-
l’univers électro. liv re s su r la ladent devant les écrans et les installa-
Celui-ci a gagné en techno et l’élec- tions, casques aux oreilles et jack à la
popularité lorsque tro, se concentre main, le branchant par-ci par-là, n’hé-
les instruments ont su r l ’« e xpé- sitant bientôt plus à se balancer, entre
été accessibles, au rience ». Il s’agit le désir d’entrer dans le jeu et la rete-
cours des années « de faire vivre cette nue attendue d’une visite d’exposition.
1980. Si le propos em- Le Gmebaphone 2, musique à travers l’ex- Très géométrique, la scénographie rap-
conçu par Christian
brasse – en partie Clozier (1975). ploration de son pelle à la fois l’esthétique des jaquettes
de disques des années 1970-1980,
jouant avec les illusions d’optique et
un psychédélisme néo-hippie plus
proche de l’esthétique de la transe, et
BIBLE GRAPHIQUE DE L’ÉLECTRO avec le rituel mathématique, qui n’est
pas sans rappeler l’influence de la Beat
L’expression « French touch » – avant d’être récupérée par les
industries françaises – est née du rayonnement international Generation (lire ci-contre).
qu’a connu la musique électronique française dans les années Le pari était difficile de traduire dans
1990. Dans son film Éden (2014), Mia Hansen-Løve a exploré un espace muséal un tel univers issu
ces années d’effervescence musicale à Paris, mettant en avant de contrecultures, convergentes mais
une série de lieux et de personnages qui ont fait cette histoire bien distinctes, sans en faire un objet
de la génération French touch. Deux autres figures, moins po- de spectacle-épouvantail et flirter avec
pulaires, y apparaissent, qui ont aussi participé à la populari-
JEAN-MARC ANGLÈS /COLLECTION MUSÉE DE LA MUSIQUE
la disco, les raves de la fin des années 1980, la période de « l’eXtase » des années
1990 en Europe (Berlin, Paris), en passant par Detroit, Chicago, Manchester… Sans
oublier, en prologue, l’influence des sound systems jamaïcains, dans la forme libre À VOIR
que peuvent prendre les fêtes et le dancefloor de la housemusic. M. F. ÉLECTRO. DE KRAFTWERK
LE CHANT DE LA MACHINE, David Blot et Mathias Cousin, éd. Allia, 224 p., 20 €. À DAFT PUNK, à la Philharmonie de Paris,
221, av. Jean-Jaurès (19e), jusqu’au 11 août.
BEAT ET FIXES
C’est une technique littéraire qui per-
met de qualifier l’œuvre de William
Burroughs mais aussi un mode de vie.
Le « cut-up », inventé et expérimenté
avec le poète Brion Gysin dans un pe-
tit hôtel parisien, est un procédé for-
mel lié à l’« échantillonnage » sonore.
Le touriste mendiant
Il s’agissait de découper des bandes
et de les recomposer dans un ordre
différent et selon des ruptures qui
créent de nouveaux rythmes. Dans Le
Cut-up de William S. Burroughs, his-
toire d’une révolution du langage (Les
Presses du réel, 2014), Clémentine
l
collages sonores en grand nombre. » e printemps s’achève, mais la fulgurance de cette union improbable
De même peut-on associer les dis- la perpétuelle floraison de entre un geste désespéré – demander
positifs stroboscopiques qui para-
la langue laisse dans son sillage l’aumône – et un plaisir insouciant
chèvent le paysage esthétique de la
un bouquet de néologismes en – celui du touriste qui part à l’aventure.
scène électronique à la « Dreama-
chine » de Brion Gysin et du scienti-
« -ing », comme autant de spécimens Le « mendiant en sac à dos »
fique Ian Sommerville. Ce cylindre ro- biscornus. Nous aimons nous moquer n’est pas un mendiant : il joue.
de ces anglicismes inutiles qui poussent Il emprunte, le temps d’une joyeuse
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE - FRANÇOIS LAGARDE/OPALE/LEEMAGE
Versailles-
sur-Manhattan
Dix-huitièmiste et romancière, cette élève sadienne de Barthes mène
sa barque comme elle l’entend, des deux côtés de l’Altantique.
Par Marie-Dominique Lelièvre
b
lanche, ceinturée d’une avec une amie d’enfance, un double, entrelace des photos de son ami Allen
rayure verte, la barque une jumelle. En arrivant sur la plage, S. Weiss et de ses souvenirs de l’East
de Chantal Thomas os- on se dessinait sur le sable notre en- Village et de la Beat Generation. Elle
cille allègre dans l’at- clos. On vivait à l’intérieur de ce n’est jamais là où on l’attend, l’insai-
mosphère du café Ne- monde. Depuis, il y a le vaste monde sissable Chantal Thomas.
mours. Neuve, en bois, et ce dessin sur le sable qui se refer- En 1976, la spécialiste de la littéra-
pourvue d’une paire de rames. Quel ment sur moi. » Sa conversation chan- ture du xviiie siècle, qui publie dans la
âge a-t-elle lorsqu’elle reçoit ce cadeau tante est comme une lente promenade revue Tel quel, vient de rendre à Bar-
de son père ? 12 ans, peut-être. Elle en barque sur l’eau calme du bassin thes sa thèse sur Sade. Sans attendre
donne ses rendez-vous dans son jugement, elle tourne le
l’agréable café de la place
Colette : sensuelle, intelli-
La violence du militantisme, dos à la carrière universitaire
et choisit l’école buisson-
gente et malicieuse, Colette comme touteforme de violence, nière. Un monde nous sépare
est une de ses auteurs favo- lui fait horreur. de cette civilisation englou-
ris. « Quel cadeau extraordi- tie où de jeunes gens confiant
naire, n’est-ce pas ? », dit-elle, son- d’Arcachon : elle réfléchit en parlant. en l’avenir rêvaient d’aventure plutôt
geant à son esquif en bois. Sur le trottoir d’en face, sur une des que de CDI. Nul n’aurait osé avouer
L’encourageant à mener sa barque, son tables nappées de livres de la librairie qu’il s’apprêtait à devenir un petit
père Armand l’armait pour la vie. Delamain, on découvre son dernier rouage de la machine économique.
« J’ai grandi dans une sorte de bulle ouvrage, East Village Blues, qui New York est alors une ville plus
28 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
MATHIEU ZAZO POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
Chantal Thomas, à Paris, le 7 juin 2019.
dangereuse qu’aujourd’hui, mais militant et vertueux » qui en fut une De ses deux mains parallèles, elle des-
Chantal Thomas l’aborde sans inquié- caractéristique. « J’approuvais l’élan, le sine une boîte à chaussures dans l’air
tude. Grandir à la plage, c’est ap- refus de l’ennui, mais j’étais aussi très du café. « Un jardin suspendu », dit
prendre la désinvolture, le rapport sensible au côté dominateur, langue de Barthes. Ou une île flottante faite
heureux au corps, à la sensualité. bois, d’orateurs qui semblaient autant pour Chantal. S’éloignant du struc-
Toute la trajectoire de Chantal Tho- de sergents recruteurs. » La violence du turalisme et assumant sa subjectivité,
mas, voyages, romans, essais ou récits, militantisme, comme toute forme de Barthes vient de publier Le Plaisir du
porte la grâce de ce départ bénéfique. violence, lui fait horreur. texte (1973). « Un moment parfait. »
Quittant Arcachon pour un internat Tout est atypique, élégant et policé,
à Bordeaux, elle en avait été exclue : BARTHES EN CHAMBRE ritualisé dans ses cours. Le choix des
elle prenait le large quand ça lui chan- C’est au 6, rue de Tournon, où se dé- sujets et leur variété enchantent
tait et lisait Sade au dortoir. En maî- roule le séminaire de Roland Barthes l’élève : « l’avoir », « le discours d’au-
trise de philo, sujet « Art et nature, à l’École des hautes études, que se des- torité », « le silence de l’énonciation ».
Rousseau et Le Corbusier », elle s’en- sine pour elle une nouvelle bulle ma- « Des sujets très très jolis. Barthes uti-
volait au Pendjab voir Chandigarh, la gique. À l’heure de la contestation lisait des fiches très préparées avec des
capitale conçue par l’architecte. Puis, permanente dans de grands amphi- lignes de fuite laissant de l’espace aux
oubliant l’agrégation, elle débarqua à théâtres, Barthes enseigne en interventions extérieures ou aux idées
Paris en août 1968. chambre. « Nous étions une dizaine qui lui venaient. » Son enseignement
Elle a aimé l’ardeur de ce moment dans une pièce de la taille d’une tient du haïku ou de la calligraphie
printanier, pas « le langage rabat-joie chambre de bonne au dernier étage. » chinoise, où le blanc compte autant
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le portrait
que le tracé. « Sa parole se distin- enseigne le français à des hommes Casanova enchante Chantal Thomas.
guait en faisant entendre la qualité du d’affaires grâce à la méthode Silent « Ce que j’aime, chez lui, c’est cette in-
silence… » Un protocole presque zen Way, la « voie silencieuse », trimbal- telligence instantanée et souple qui se
régit les rapports : ton de voix en har- lant dans son sac des réglettes en guise fond avec le monde. » Elle apprécie la
monie avec l’élocution lente de Bar- d’outil pédagogique. Stupéfaite, elle richesse du récit, le foisonnement des
thes, absence de déclaration agressive reçoit un jour son livre publié chez récits secondaires. La voilà lancée
ou d’éclat hystérique. « On pouvait Payot sous le titre Sade, l’œil de la dans une aventure nouvelle. « Une
dire sa singularité, pas la sorte de hasard, qui ren-
proclamer. » contrait le plaisir. » Cela
Tout un art de vivre
Les rapports de cause à effet pourrait être le pro-
Ancien Régime qui que l’historien trace sont pulvérisés. gramme de sa vie en-
convient parfaitement à Il n’y a que l’inconnu de l’avenir. tière : « Je suis parti avec
la rêveuse adolescente la joie dans l’âme sans
aux yeux bleus qu’est toujours Chan- lettre : à son insu, un ami a donné son rien regretter », dit l’Italien. Elle en
tal Thomas. « C’était très original, texte à un éditeur. La presse est favo- rapportera un livre, Casanova, un
comme son écriture. Dans La rable, elle est surprise. La vie de Chan- voyage libertin, publié en 1985 chez
Chambre claire, par exemple : une tal Thomas, c’est comme dans La Denoël.
clarté, une proximité, une inventivité Ronde, le film de Max Ophuls, une Un soir, à la radio, on lui demanda
intellectuelle rare et, en même temps, succession de rencontres, le hasard, le de choisir une chanson, elle voulut « Il
une émotivité à fleur de peau. » Une plaisir. Un ami, encore un, lui propose patinait merveilleusement », le poème
bulle en somme, comme la plage de participer à un colloque « Langage chanté par Léo Ferré. Un sortilège
d’Arcachon. Elle s’y plaît tant qu’elle et sexe » à l’hôtel Plaza, à New York, délicat. Du poste de radio sortit la sil-
y reste cinq ans. « Ça m’a décidée à et lui commande une conférence sur houette féerique du patineur sur la
écrire. » Barthes est le destinataire Casanova. Armando Verdiglione, le glace, fin comme une grande jeune
privé de son premier texte, consacré à célèbre psychanalyste italien – plus fille, brillant, vif et fort, telle une ai-
Sade. En guise de conseils, il lui tard condamné pour escroquerie –, en guille, la souplesse, l’élan d’une an-
adresse « des cartes postales adorables, est la vedette avec Alain Robbe-Gril- guille. Un peu elle, en somme.
qui rendaient étonnamment heu- let et William S. Burroughs dans les « Ce contraste entre ce visage très
reux ». Elle a conservé l’une d’entre seconds rôles. La découverte de doux, cette silhouette presque frêle, et
elles : un pin des Landes dégoulinant son intérêt pour Sade, pour Casanova,
de résine. « J’admirais l’élégance de pour les pamphlets contre Marie-
son comportement et de son écriture Antoinette, et plus tard Thomas
et, s’il est lu aujourd’hui, c’est à cause Bernhard, appelle l’attention », dit
de cela. » l’écrivain Bernard Comment, son ami
HASARD ET PLAISIR
DATES CLÉS et éditeur au Seuil. Barthes les a rap-
prochés il y a trente ans, tous deux ont
Sa thèse sur Sade achevée, Chantal été ses élèves. « Chantal est capable
Thomas l’adresse à Barthes sans un d’aller vers des choses très dures, très
mot, puis elle prend le large vers New violentes, sans avoir l’air d’y toucher. »
CORENTIN FOHLEN/DIVERGENCE
« MAGNIFIQUEMENT SEULE »
Elle avait pour parents un couple d’en-
fants qui s’étaient aimés à 15 ans. Un
été d’avant-guerre, longtemps avant
que le chikungunya touristique n’in-
feste le moindre bosquet de Versailles,
sa mère de 16 ans entra en maillot de
bain dans le Grand Canal et, d’un
« crawl admirablement scandé », com-
MARTIN BUREAU/AFP
mença ses longueurs. Elle était née rue
Sainte-Adélaïde, derrière le bassin de
Neptune. Que sa fille soit tombée plus
tard sous le charme de Versailles n’a
Anne F. Garréta et Chantal Thomas, colauréates du prix Femina, en 2002. rien de surprenant. Plongeant sa plume
dans l’eau noire fendue par l’élan scan-
le jour le jour, et l’inconnu de l’avenir. que son statut de roi lui interdisait le daleux de la nageuse, Chantal Tho-
C’est chavirant. » Dans ces gazettes port de lunettes, quel bonheur ! », dit- mas en a fait surgir les gondoles véni-
de petit format, elle lit les pamphlets elle, le visage lumineux. Pull, écharpe, tiennes de Louis XIV, les jouets d’or
et libelles révolutionnaires écrits regard, tout est bleu chez elle. Ces de Louis XVI et les chocolatières de
contre l’aristocratie, dont une quan- faits anodins sont des pépites, elles Marie-Antoinette. Peut-être lui doit-
tité stupéfiante attaque Marie- transmettent au elle aussi son goût
Antoinette, incarnation des forces du personnage le Le contraste de la liberté.
Mal. « Quasi infernale et, à la fin, in- souffle de la vie. « Chantal a la vio-
cestueuse, elle était coupable de tout. On rel it au- entre son visage très lence intérieure
Une découverte palpitante et ter- jou rd ’ hu i Les doux et son intérêt des gens très
rible. » Ces écrits d’une exceptionnelle Adieux à la reine pour Sade. libres », dit Ber-
violence ne se réfèrent à aucune avec le même nard Comment.
réalité, mais élaborent un mythe uni- plaisir qu’à leur sortie. « Sans en avoir Libre, qu’est-ce que cela signifie ? « Elle
ficateur. Chantal Thomas en tirera un l’air, son roman est extrêmement mo- sait jouer avec les codes sans jamais en
essai plein d’intuitions sur la violence derne », note Bernard Comment. Un être dupe. » Elle sait aussi être seule,
destructrice du mouvement révolu- geste élégant, délicat, à la Roland Bar- « magnifiquement seule » (Rilke), car
tionnaire, La Reine scélérate, puis son thes, sans pose. Elle, elle est déjà ail- la solitude et la liberté vont de pair.
premier roman, Les Adieux à la reine, leurs. À Princeton, où elle enseigne. Dans Comment supporter sa liberté,
prix Femina 2002. « Chantal, vous ouvrez une porte, elle bréviaire magnifique où elle célèbre la
Un coup de maître silencieux. Sans s’en va. Elle ne tire pas bénéfice de ce solitude, Chantal Thomas rapporte un
bruit, Chantal Thomas réinvente le qu’elle vient d’obtenir. » dialogue succulent. Un homme dans
roman historique. Non seulement elle Déjà, elle était à Princeton. On at- un café lui demande : « Vous êtes libre
en renouvelle subtilement les codes, tendait un autre roman historique, ce ce soir ? – Oui, mais permettez-moi de
mais, approchant ses personnages fut un bel essai autobiographique, le rester. » L
avec empathie, elle les ressuscite. Si ses Souffrir. Elle y parle de son père, des-
romans sont délectables, c’est que les sinateur industriel à la Cellulose du
personnages historiques y prennent Pin, mort à 43 ans. Chantal en avait À LIRE
chair. « Caressez le détail… le divin 17. « Au premier séjour à la montagne
détail » : le conseil de Nabokov, Chan- que j’ai fait, quelques mois après la
tal Thomas en connaît le sel. « Quand mort de mon père, j’étais écrasée par EAST VILLAGE BLUES,
Chantal Thomas,
j’ai découvert que Louis XVI dépri- une impression quasi cosmique de ca- éd. du Seuil, 128 p., 21 €.
mait ses auditoires aussitôt qu’il pre- lamité. Ce qui ne m’empêchait pas de
nait la parole, ou qu’il était myope et skier ni de voir comme jamais la
Juillet-Août 2019 • N° 19-20 • Le Nouveau Magazine Littéraire 31
32 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
en couverture
COUPLES
LITTÉRAIRES
et destins croisés
Il y a le feu au lac !
S’il avait fait beau sur les bords du Léman, les époux Shelley et Byron auraient parcouru
les montagnes, et Mary n’aurait pas, entre la pluie et les éclairs, inventé Frankenstein.
Par Christine Montalbetti
c
AISA/LEEMAGE - FINE ART IMAGES/HERITAGE IMAGES/ COLL. CHRISTOPHEL -THE STAPLETON COLLECTION/BRIDGEMANIMAGES
’est une histoire de trompe pas, en 1816, c’est le mois de nouée, et les autres à table avec eux, qui
pluie et de com- mai. Imaginez des vignes, au loin des assistent à la scène. Deux poètes qui se
ment elle les oblige neiges éternelles, des crêtes, le mont rencontrent, et qui deviennent amis,
à rester à l’intérieur, Blanc. Et puis là, un hôtel. Shelley pré- formidable, voyons-nous, et de là à
cet été-là qu’on au- nom Percy et Mary future Shelley y louer ensemble, non, quand même pas,
rait voulu clément, sont descendus. Byron y arrive, il est mais tout près, oui, on se verra le plus
qui aurait dû être fait de sorties col- accompagné de Polidori. Là où ils se que l’on pourra, it’s a deal. La promesse
lectives, de longues promenades épui- rencontrent exactement, eh bien dans s’élève de la table du repas, flotte
santes qui vous laissent le corps si au-dessus d’eux, et
gourd que l’esprit n’est plus bon à C’est au bord du lac, c’est bientôt se matérialise.
rien, qu’on somnole, qu’on reporte le Shelley et Mary
travail à plus tard. Mais, au lieu de mimi, très tranquille, des logent à Montalègre,
ça, au lieu des corps exultant dans vignes poussent, ça descend dans une maison qu’on
l’effort, au lieu du bon air et de la dé- doucement vers l’eau. appelle la Maison Cha-
couverte des paysages, ils tournent en puis. C’est au bord du
rond. Avant ça, bien sûr, des ren- la cour de l’hôtel, par exemple. Ou lac, c’est assez mimi, très tranquille,
contres en cascades. Car rien de tout bien sur le ponton, c’est possible, juste des vignes poussent, ça descend dou-
cela ne serait arrivé si… devant l’hôtel. Byron, qui débarque, cement vers l’eau. Si ça vous dit de
Je rembobine un peu. On est dans et Shelley et Mary, qui sont là, à regar- vous faire votre petit pèlerinage et de
le canton de Genève. Si je ne me der l’eau. Polidori en tout cas croit se louer par Internet une chambre dans
souvenir de ça. Et on raconte qu’ils ont la région, attention ! ne confondez pas
Ancienne élève de l’ENS, maître dîné ensemble, Byron et Shelley pré- avec Montalegre au Portugal, non, ce
de conférences en littérature française
à l’université Paris-VIII et romancière,
nom Percy, habillés comme on peut serait dommage (enfin je veux dire, ça
Christine Montalbetti publie fin août l’être en mai, sans le tralala des jabots, a l’air très bien, le Montalegre portu-
Mon ancêtre Poisson (P.O.L). plutôt le col ouvert, ou la petite cravate gais, mais vous vous retrouveriez
dans cette maison dont elle sait ravins et des silhouettes hérissées des
par cœur l’ameublement, et cette sil- sapins, fait pression, devient décor. Et
houette-là qui s’y découpe, nouvelle, et dans tout ça la créature terrifiante, qui
intense sûrement. Cette présence, ce n’y peut rien, qui pleure sur son mal-
regard, cette aura de poète, le frisson. heur. Or ce malheur, ce n’est pas seu-
Lui, plus sûr de lui, lui, déjà assez au lement son corps affreux, tout couturé,
fait de comment faire, déjà un joli ta- cet assemblage de lambeaux de chair
bleau de chasse à son actif, et de fil en qu’il est, fait de la matière des morts,
SELVA/LEEMAGE
aiguille, le père pas trop d’accord, les bouts de cadavres comme on sait, ni
amants qui partent du côté du lac Lé- seulement la répugnance qu’il pro-
man, merci papa, parce que si tu avais voque, malgré lui au début (car ses
été d’accord, si on était restés, foin de crimes, ce sera pour se venger de toute Juliette Récamier, par Firmin Massot (1807).
genre, la parodie, mais le cœur même je tournai un peu la tête et je levai les
de ce qui la fait. Et c’est sans doute yeux. Je craindrais de profaner au
jourd’hui par la bouche de mes an
pourquoi les lettres de la créature à son
nées, un sentiment qui conserve dans
créateur sont si émouvantes, si déchi- ma mémoire toute sa jeunesse, et
rantes, sans doute pourquoi, dans ces dont le charme s’accroît à mesure que
Alice Liddell, photographiée par Lewis Carroll.
moments-là, on épouse sa cause, on ma vie se retire. J’écarte mes vieux
compatit à son drame, d’une manière jours pour découvrir […] des appari
Alice Liddell qui nous surprend nous-mêmes.
Et Polidori, qui a sa part dans tout
tions célestes, pour entendre du bas
de l’abîme les harmonies d’une région
Lewis Carroll ça, Polidori préoccupé de somnam- plus heureuse. » Il a 48 ans, elle 40.
Se noue là une passion qui ne s’effilo
bules, ce jeune homme très brun, au
« Un jour à marquer d’une pierre chapitre des rencontres, je veux dire, chera pas. Trente ans plus tard, Victor
blanche », note un certain Charles Dod comment ça s’est fait, avec Byron ? Il Hugo décrit dans Choses vues ce lien
gson dans son journal, le 25 avril 1856. était médecin, Polidori, il était devenu indéfectible : « M. de Chateaubriand,
Il vient de rencontrer les trois fillettes le médecin de Byron, ce qu’on dit. Ce au commencement de 1847, était pa
d’une famille nouvellement arrivée à ralytique ; Mme Récamier était
Oxford : Lorina, Édith et Alice. Six ans
qu’on peut lire ici ou là. Comment ça aveugle. Tous les jours, à trois heures,
plus tard, durant une promenade en
s’était passé ? Je n’y étais pas. Je n’en sais on portait M. de Chateaubriand près
barque, la petite Alice lui demande rien. Je sais juste que cette histoire me du lit de Mme Récamier. Cela était
d’imaginer une histoire pour la distraire. fait rêver. Souvent. Que j’y pense, à ces touchant et triste. La femme qui ne
En 1865, Dodgson publie sous le pseu journées au bord du lac, à ces écrivains voyait plus cherchait l’homme qui ne
donyme de Lewis Carroll Les Aventures en résidence sauvage, à la pluie derrière sentait plus ; leurs deux mains se ren
d’Alice au pays des merveilles. H. A. les vitres, et au récit qui naît. L contraient. » H. A.
Le phare
chait même de celle de Shakespeare,
qu’il n’avait découverte que quelques
mois plus tôt. « [Ce] sont ces choses si
enfouies au-dedans de lui-même, écri-
de la baleine
vait-il, ces jaillissements ponctuels de
la vérité intuitive en lui, ces explora-
tions brèves et rapides de l’axe même
de la réalité ce sont ces choses-là qui
font que Shakespeare est Shakes-
Si l’auteur de Moby Dick n’avait pas rencontré et peare. » Il en allait de même, selon lui,
dans l’œuvre de Hawthorne. Les
admiré celui de La Lettre écarlate, son chef-d’œuvre « sombres personnages » de l’un
aurait manqué d’ampleur, de tragique et de noirceur. comme de l’autre suggéraient « ces
Par Christian Garcin choses que nous sentons si terrible-
ment vraies qu’il serait presque fou
a
que tout honnête homme puisse les
énoncer, ou même les suggérer en son
nom propre ! » « Croyez-m’en, mes
u tout début du mois Quelques jours plus tard, le 5 août, amis, des hommes qui ne sont pas très
d’août 1850, invité à pas- Melville rencontra l’écrivain Natha- inférieurs à Shakespeare sont en train
ser quelques jours chez niel Hawthorne lors d’un pique-nique de naître en ce jour sur les rives mêmes
Herman Melville à Pitts- au sommet de Monument Mountain. de l’Ohio. »
field, Massachusetts, l’éditeur Evert Hawthorne, âgé de 46 ans, venait Pendant l’automne 1850, Melville
Duyckinck écrivit à sa femme que son d’écrire La Lettre écarlate et travaillait et Hawthorne se rencontrèrent sou-
hôte en avait « presque fini » avec « une à présent sur La Maison aux sept pi- vent. Hawthorne était d’un tempéra-
évocation romantique, fantasque et gnons dans une ferme qu’il avait louée ment distant, même dans l’amitié ;
authentique et tout à fait plaisante de à Lenox, dans le comté de Berkshire, Melville en revanche était énergique,
la pêche à la baleine ». Âgé de 31 ans, et plutôt pressant. Il avait « la vie au
J’ai écrit un livre
DEAGOSTINI/LEEMAGE-SUDDEUTSCHE ZEITUNG/RUE DES ARCHIVES
Melville était déjà l’auteur de cinq ro- bout des doigts », écrivit Sophia Haw-
mans (Typee, Omoo, Mardi, Redburn thorne à sa mère, indiquant même que
et La Vareuse blanche) qui, à une ex-
atroce, et je me son « cher et timide » mari, avant de
ception près (Mardi) avaient été assez sens aussi pur qu’un le rencontrer à Monument Mountain,
bien accueillis par la critique. Au mo- agneau. avait d’abord demandé à ne pas être
ment où Duyckinck était son invité, présenté au jeune et (probablement
il mettait en effet la dernière touche à où il vivait avec sa femme, Sophia, et trop, de son point de vue) enthousiaste
un sixième livre : un récit baleinier ‒ leurs deux enfants, Julian et Una. Il écrivain – bien qu’il lui ait proposé en-
qui, semble-t-il, ne contenait pas la avait la réputation d’être un homme suite de venir passer quelques jours
moindre trace d’un quelconque capi- timide, affable et doux, écrivant chez lui, à Lenox. « Rien ne me plaît
taine nommé Achab. d’agréables histoires sur le passé colo- davantage, écrivit aussi Sophia, que de
nial de la Nouvelle-Angleterre. Peu m’asseoir et d’entendre cet homme ex-
Écrivain, Christian Garcin a publié Les après le pique-nique, Melville lut son pansif laisser déferler les vagues tumul-
Oiseaux morts de l’Amérique (Actes Sud). recueil de nouvelles Mousses d’un tueuses de ses pensées sur les silences
profonds, affables et compréhen- noirceur de l’âme humaine (cette « fo- et tromperie stupide ». Si la vie est ab-
sifs de M. Hawthorne. » rêt indisciplinée où hurle le loup et ja- surde et se limite à une course vers la
Avant de rencontrer Hawthorne, casse l’obscène oiseau de la nuit », ainsi mort, comment lui donner un sens ?
Melville avait écrit ses cinq premiers ro- que l’écrira Henry James, un demi- Y plonger la tête la première, comme
mans en moins de quatre ans (Redburn siècle plus tard. Ainsi naquit le person- Henry Fleming, le personnage de The
et La Vareuse blanche entre juin et sep- nage d’Achab, et le récit baleinier re- Red Badge of Courage, roman de Ste-
tembre 1849), si bien que son éditeur lativement anodin qu’avait presque phen Crane écrit quarante ans plus
anglais lui avait demandé de ralentir. terminé Melville devint le puissant ro- tard,‒ Fleming qui, submergé de ter-
Sous l’influence de Hawthorne, il re- man métaphysique et sombre que cha- reur, se lance inconsciemment vers les
prit le récit sur la chasse à la baleine qu’il cun connaît sous le rangs ennemis, y
était en train de terminer et reconsidéra titre de Moby Dick. Impossible sème la déroute et de-
l’histoire à la lumière de la noirceur À travers Achab, vient ainsi un héros ?
qu’il percevait, implacable, dans les Melville trouva un de vivre dès lors Ou alors, comme
nouvelles de son aîné. Il se remit au tra- moyen d’exprimer qu’on n’est pas Achab, poursuivre
vail et plongea à nouveau dans son ma- ce qu’il appelle, dans « ivre de vie ». un cachalot à travers
tériau baleinier, créant cette fois le chef- son article sur Haw- les océans, se précipi-
d’œuvre que l’on sait. thorne, « la lucide folie de la vérité ul- tant ainsi vers une mort certaine et en-
time ». L’un comme l’autre auraient pu traînant avec lui ceux qui le suivent,
SEMER LA DÉROUTE signer la phrase de Tolstoï, selon la- quitte à passer pour un monstre, ou
La lecture de Shakespeare en 1849, quelle il est impossible de vivre dès lors un fou. « Ce que j’ai osé, je l’ai voulu ;
puis la rencontre de Hawthorne en qu’on n’est pas « ivre de vie », car « à et ce que j’ai voulu, je le ferai ! Ils me
août 1850 vinrent raviver la prise en peine dégrisé on ne peut pas ne pas croient fou […]. Mais je suis démo-
compte de la folie du monde et de la voir que tout cela n’est que tromperie, niaque, je suis la folie elle-même ren-
due folle ! » (Moby Dick, chap. xxxvii).
En décembre 1850, Melville écrivit
à Duyckinck et évoqua les difficultés
qu’il avait à transcrire sur la page ce
qu’il avait en tête : « Tirer un livre de
son cerveau est comme la dangereuse
et délicate affaire qui consisterait à dé-
tacher une vieille peinture de son
cadre – il vous faut gratter tout le cer-
veau pour y parvenir en toute sécu-
rité – et même alors, la peinture n’en
vaut peut-être pas la peine. » Le fait
d’avoir créé Achab, d’avoir révélé à
travers lui les aspects les plus sombres
de l’âme humaine et plongé ainsi au
cœur de ténèbres jusque-là insoup-
çonnées, d’avoir canalisé ce qu’il ap-
pellera plus tard son « art démo-
ILLUSTRATION NICOLAS VIAL POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
Sa main à couper
décrit-il, « qui gardait sa peau séchée,
ses muscles noirs mis à nu, et sur l’os,
blanc comme de la neige, des traces de
sang ancien ». De cette pièce d’anato-
mie fantastique, Maupassant en fera
Après avoir sauvé un poète anglais fou à lier, l’auteur une nouvelle, « La main d’écorché »,
sa première, imprimée dans une obs-
du Horla hérite de son goût pour la luxure horrifique. cure brochure provinciale de 1875
Par Patrice Pluyette (L’Almanach lorrain de Pont-à-
Mousson), sous le pseudonyme de Jo-
u
seph Prunier. Flaubert, père littéraire
de l’auteur, n’appréciera pas le texte,
jugé trop « romantique », mais invi-
n matin de septembre pêcheurs qui l’ont hissée sur leur em- tera Maupassant à poursuivre ses ef-
1868, vers 10 heures, Guy barcation et ramenée à terre. Il s’agit du forts. Certains éléments de cette nou-
de Maupassant, alors âgé poète britannique Algernon Charles velle seront repris dans un texte
de 18 ans, vient de quitter Swinburne, adepte de Victor Hugo, in- postérieur de 1883 : « La main ».
la villa des Verguies dans le centre venteur de la forme dérivée du rondeau,
d’Étretat, où il réside avec sa mère. Il se dite roundel, plusieurs fois nommé MACABRE ET TORTURÉ
promène sur le sentier qui longe la plage pour le prix Nobel de littérature. Âgé La personnalité, le comportement de
de galets et monte vers la falaise sur- de 31 ans et qualifié d’« ivre mort » par ses hôtes et jusqu’à leur apparence phy-
plombant l’arcade naturelle, quand son Maupassant ce matin-là, il aurait visi- sique (Powell est petit et gros, Swin-
attention est attirée : en contrebas une blement tenté de se suicider en se burne maigre avec une tête énorme)
forme s’agite dans les vagues et des cris noyant, au terme d’une nuit de beuve- éveillent en lui, encore adolescent, des
s’élèvent. Un nageur, pris dans les cou- rie. Venant de publier en 1866 ses dispositions au vice, à l’excès, au surna-
rants autour des récifs, est en train de Poèmes & ballades dénoncés comme turel, au macabre, au torturé qui s’ex-
se noyer. Le futur écrivain, qui se rêve immoraux dans son pays, il s’est réfu- primeront pleinement dans son œuvre
à cette époque davantage poète que ro- gié en France sur les hauteurs d’Étre- à venir et tout au long de son existence.
COLLECTION SIROT-ANGEL/LEEMAGE - W. & D. DOWNEY/GETTY IMAGES
mancier et n’a encore rien publié, dé- tat, où il séjourne actuellement avec son Il décrit Swinburne comme quelqu’un
vale la pente en sens inverse, se préci- compagnon George Powell. Pour re- de fou, de démoniaque : « Une trépida-
pite sur la plage et se jette à l’eau. Sa mercier le jeune garçon de lui avoir tion nerveuse agitait cet être singulier
robuste constitution et son habitude porté secours, l’Anglais l’invite à déjeu- qui marchait, remuait, agissait par sac-
des activités nautiques (natation, avi- ner le lendemain dans sa maison. C’est cades, comme aux secousses d’un res-
ron, navigation de plaisance) lui font alors pour Maupassant le début d’une sort détraqué. »
venir à bout des courants qui l’em- série de trois déjeuners qui le marque- Lors du premier déjeuner, les deux
portent à son tour et des déferlantes ront à jamais. Anglais abreuvent le jeune homme de
puissantes. Mais la personne en diffi- L’habitation de plain-pied, en silex, liqueur forte, lui font manger du
culté a été entre-temps sauvée par des construite au milieu de grands arbres, singe rôti, en masturbent un autre vi-
est le lieu d’un culte maléfique qui en- vant qui saute sur la table et frappe la
Romancier, Patrice Pluyette est notamment voûte Maupassant dès son arrivée : bi- tête de Maupassant quand celui-ci
l’auteur, au Seuil, de La Traversée du
Mozambique par temps calme (2009) belots hétéroclites, ossements ornent porte son verre à ses lèvres, sortent
et de La Vallée des Dix Mille Fumées (2018). les consoles, des tableaux étranges sont d’un portefeuille des photographies
pornographiques homosexuelles
prises en Allemagne, toutes de sujet
masculin, notamment celle d’un sol-
dat anglais en train de se masturber
sur une vitre. Ils souhaitent en secret
séduire leur invité et le faire succom-
ber à leurs avances. Swinburne, forte-
ment alcoolisé, suce les doigts de la
main d’écorché. Mais Maupassant, un
peu effrayé par ces mœurs, s’enfuit.
Faciné par l’extravagance des deux
artistes, leur audace, il accepte une
deuxième invitation, lors de laquelle il
apprend que le singe a été pendu à un
arbre par le serviteur jaloux des soins
que ses propriétaires lui prodiguaient.
Le couple fait venir d’Angleterre tous devant un crime », résume-t-il à Ed- toute sa vie, faisant preuve lui-même
les trois mois de jeunes serviteurs de mont de Goncourt, lequel le rapporte d’un mépris hautain quoique ambi-
14 ou 15 ans « d’une netteté et d’une dans son Journal du 28 février 1875. valent pour le monde, ses conventions,
fraîcheur extraordinaire », raconte ses préjugés, sa morale, partagé entre
Maupassant, dont ils se satisfont sexuel- ATTIRANCE POUR LA FOLIE une aspiration au sublime, au poétique
lement. Celui-ci renonce alors à les re- Maupassant non plus ne reculera pas le plus fin, et la violence du mal, l’at-
voir mais se laisse tenter une dernière devant un crime puisqu’il participera tirance pour la folie – lui-même,
fois par un troisième déjeuner, où il re- au bizutage d’un de ses collègues du comme son frère Hervé, finissant par
marque au-dessus de la porte d’entrée ministère de la Marine, jugé trop bête, sombrer dans la démence. En souve-
une inscription qui confirme ses im- à qui l’on enfonça une règle de trente nir de cette rencontre, il achètera la
pressions : « Chaumière de Dol- centimètres dans le rectum. La vic- main d’écorché deux ans plus tard,
mancé ». La référence à Sade ne l’étonne time décéda quelque temps plus tard. alors qu’il découvre la maison déser-
guère. « C’étaient de vrais héros du Tout compte fait, Maupassant suivra tée avec ses meubles en vente, et écrira
Vieux [Sade] qui n’auraient pas reculé l’exemple de Swinburne et Powell une pièce pornographique qu’il joue,
affublé d’un sexe postiche énorme,
dans un appartement parisien devant
Zola mutique et Flaubert hilare : À la
feuille de rose, maison turque. De nom-
breux textes érotiques jalonneront son
œuvre, et on connaît son rapport bes-
COLLECTION SIROT-ANGEL/LEEMAGE
Paul Verlaine
Avis de
Arthur Rimbaud
C’est un amour scandaleux dont la mé-
moire collective n’a gardé qu’un épi-
sode : les coups de revolver que Verlaine
dépression
Le poète n’a pas su dompter son angoisse. Son idylle
tira sur Rimbaud, le 10 juillet 1873. « Re-
viens, reviens, cher ami, reviens », avec l’aimée de Nietzsche prit les couleurs de l’amitié.
écrivait-il quatre jours plus tôt. Leur re- Par Dorian Astor
lation débute en septembre 1871, quand
Verlaine invite chez lui, à Paris, ce jeune
homme de Charleville qui lui a envoyé ses
poèmes. « Venez, chère grande âme, on
vous attend. » Les deux hommes de-
viennent inséparables, et Mathilde, u printemps 1897, Lou Ses lettres ne cesseront de le répéter :
épouse de Verlaine, supporte bien des
avanies : le 30 octobre, lorsqu’elle ac-
couche de son fils, Verlaine est absent, il
est avec Rimbaud. Dès lors, il ne cessera
d’osciller entre la pieuse Mathilde et son
« époux infernal ». 1872 : Verlaine et Rim-
baud vont à Bruxelles (pour rencontrer
a Andreas-Salomé reçoit à
Munich plusieurs poèmes
anonymes d’un admira-
teur qui ne s’identifiera que quelques
semaines après leur envoi : René Ma-
ria Rilke, un jeune poète praguois de
Lou est pour lui une consécration et
une bénédiction, il l’aime avec une
sorte d’effroi mystique. Son récit
Ewald Tragy formulera ce qu’il atten-
dait d’elle : « Il est encore temps, je
suis encore malléable, je peux être
21 ans. Lou, d’origine russe, a 36 ans comme de la cire entre tes mains.
d’un jeune Juif avec lequel nous nous Berlin. L’année 1908 est détermi- autrichienne. Le jeune ingénieur est
tenions tous sur nos gardes, simple- nante pour les deux. Hitler est recalé d’abord versé dans une usine d’artille-
ment parce que différents incidents au concours des Beaux-Arts, Ludwig rie à l’arrière. Il multiplie les demandes
nous avaient amenés à n’avoir dans sa se rend à l’université de Manchester d’affectation au combat jusqu’à être
discrétion qu’une confiance très limi- où il découvrira les Principia Mathe- muté en 1916 à l’Est, près de la fron-
tée. » Rien ne dit cependant qu’il matica de Bertrand Russell et Alfred tière roumaine. Il se porte volontaire
évoque Ludwig Wittgenstein. Whitehead. Il sera philosophe, Hit- pour le poste d’observateur, particuliè-
ler ne deviendra jamais peintre. rement exposé. Au cours de l’offensive
GRIÈVEMENT BLESSÉ En 1913, Ludwig hérite d’une for- Broussilov, il est recommandé pour une
Le 3 janvier 1903, Aloïs Hitler meurt tune dont il ne veut pas, tandis que Hit- décoration et recevra la médaille
d’une crise cardiaque ; dix ans plus ler espère toucher les 819 couronnes lé- d’argent du courage. Incorporé dans
tard, le 20 janvier, Karl Wittgenstein guées par son père. L’année suivante, il l’infanterie, Hitler participe aux san-
succombe à un cancer. En 1904, leurs glants affrontements
fils apparaissent sur une même photo- Adolf rêve de devenir d’Ypres. Désigné comme
graphie. Adolf se tient les bras croisés, estafette, sil se fait remar-
regard fixé sur l’objectif ; un rang au-
peintre, Ludwig n’a aucune quer par son courage et
dessous (troisième en partant de la prédisposition pour les arts, est décoré deux fois de la
droite), Ludwig affiche son beau vi- il aime le travail manuel. croix de fer.
sage au regard rêveur. Chacun semble Au terme du conflit, la fa-
être le Doppelgänger (double) de l’autre. se trouve à Munich sans avoir satisfait mille Wittgenstein a payé un lourd tri-
Hitler est renvoyé de l’école et sub- à ses obligations militaires et risque l’in- but. Lors de l’offensive sur la Pologne,
siste en peignant des cartes postales. culpation pour désertion. Paul, le pianiste, est amputé du bras
Ludwig quitte la Realschule en 1906 La guerre éclate, Wittgenstein et droit. En novembre 1918, apprenant la
et entame des études d’ingénieur à Hitler s’engagent dans l’armée défaite, son frère Kurt se tire une balle
AU CŒUR DU BLITZ
Ayant décroché en 1939 la chaire de l était une fois trois rois lut- et très fat, qui n’a jamais su
philosophie de Cambridge, Ludwig
ne supporte plus d’enseigner alors que
la Luftwaffe pilonne Londres. En
1941, il quitte son poste et devient
garçon de salle au Guy’s Hospital. À
i tant pour le royaume des
Lettres : le roi Candaule, le
roi Bombance et le roi Pau-
sole. Le roi Candaule est joué par
André Gide, le roi Bombance par
se réduire au silence.
Note :Les jugements contenus dans
le passionnant Journal du roi Can-
daule sont édifiants : ni Proust, ni
Dada, ni Bergson, ni Picasso ne
52 ans, pour un salaire de 28 shillings Filippo Tommaso Marinetti, le roi trouvent grâce à ses yeux. Le fonda-
par semaine, il est au cœur du Blitz. Pausole par Pierre Louÿs. teur du futurisme est moins impor-
Entre deux services harassants, il Mais, comme les triumvirats fi- tant que… Jean Schlumberger !
prend le temps d’affiner le diagnostic nissent mal (l’histoire l’a abondam- Carnets (imaginaires) de Marinetti
de « choc traumatique » et invente un ment prouvé), nous avons ici fait dis- 9 mai 1905
appareil pour mesurer le pouls. L’an- paraître le roi Pausole pour nous Ce matin, paresse énorme,
née suivante, le 20 janvier 1942, au focaliser sur l’affrontement entre vrombissante, effet de cette ville
cours de la conférence de Wannsee, Candaule et Bombance. Nos com- aérostatique. À 2 heures, j’avais
qui réunit une quinzaine de digni- mentaires sont contestables, mais ils rendez-vous avec le génial André
taires nazis ,Hitler élève en principe ont le mérite, espérons-nous, d’éclai- Gide, l’auteur des Nourritures
le meurtre de masse. rer une partie à deux, qui se joue en terrestres, de L’Immoraliste, de
Là cessent les analogies. Dans ses réalité à trois. L’action se situe au dé- Paludes, des Cahiers d’André Walter,
Recherches philosophiques, Witt- but du XXe siècle. un des hommes que j’admire le plus
genstein avance que les choses sont Journal de Gide au monde. Il m’a reçu comme le
comme elles sont, qu’il nous incombe Mardi 9 mai 1905 pape reçoit dans son appartement
de trouver une comparaison révéla- Ce matin, travail – ou essai du boulevard Raspail, ce boulevard
trice afin de comprendre comment de travail. À 2 heures, visite d’un Raspail où par un hasard jupitérien
elles sont. La Realschule de Linz ap- Marinetti, directeur d’une revue habite ma chère maîtresse. Gide
paraît comme cette image qui fasci- de camelote artistique du nom m’a dit qu’il se faisait construire
nait le philosophe, pouvant être per- de Poesia. C’est un sot très riche actuellement une maison à Auteuil,
çue comme un canard ou un lapin. vers la villa Mont-mort-en-si ou
Ce n’est pas le dessin qui change, mais Maître de conférences en littérature quelque chose dans ce genre.
notre représentation. Selon le point de à l’université de Paris-Nanterre, Comme il faisait trop sombre chez
Thomas Clerc a notamment publié aux
vue, la Realschule a ainsi formé le pire éditions L’Arbalète/Gallimard L’Homme
lui, je lui ai fait remarquer qu’il
et le meilleur. L’école prépare à l’ave- qui tua Roland Barthes et autres nouvelles fallait désormais vivre dans de
nir, mais elle ne dit pas lequel. L (2010) et Poeasy (2017). grands immeubles baignés de
André Gide
Joseph Conrad
Rarement on aura vu écrivains plus dis-
semblables : d’un côté, le marin anglais
à fort accent polonais, auteur de puis-
sants romans d’aventures métaphy-
siques ; de l’autre, le fort en thème aux
Marie Laurencin
mœurs et aux écrits raffinés. Et pourtant,
André Gide révérait l’œuvre de Joseph
Guillaume Apollinaire
Conrad, dont Claudel lui avait conseillé
la lecture. Il le découvrit en 1910 avec Le
Nègre du Narcisse, alors qu’il connaît mal
l’anglais. Huit ans plus tard, il fit paraître
sa traduction du Typhon de Conrad.
Entretemps, les deux hommes avaient
Du rififi dans
échangé des lettres et s’étaient envoyé
leurs livres. Gide se rendit plusieurs fois
chez Conrad, en Angleterre, et voyagea
au Congo sur ses traces.
Leur amitié connut des orages. Ainsi,
l’aquarelle
lorsque Conrad découvrit que Gide avait Le poète et la peintre portée sur la bouteille eurent des
confié à une autre le soin de traduire La
Flèche d’or – que l’auteur avait promis à amours agitées. En tout cas si l’on en croit celle qui
Jean-Aubry –, il écrit : « Vous me jetez prétend être Alice Toklas, compagne de Gertrude Stein.
aux femmes », dans une lettre où il insis- Coup d’œil en douce sur son Journal, un jour de 1908.
tait sur le caractère viril de sa prose
– pique à peine dissimulée sur l’homo- Par Julia Deck
sexualité de Gide. L’affaire s’apaisa. Reste
la question de la traduction de Typhon.
Dans ses lettres, Conrad a exprimé de
graves réserves sur la version de Gide ;
les lecteurs français peuvent néanmoins her Journal, livré, si bien que, toutes les deux, on
attester qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre.
Mais est-il de la seule plume de Gide ? Il
est souvent avancé que celui-ci aurait tra-
vaillé sur le brouillon d’une traductrice
de Conrad, Isabelle Rivière. A. B.
c Hier soir on a dîné chez
Picasso. Il y avait Rous-
seau, bien sûr, et Braque,
Apollinaire, Jacob, Salmon, plus un
tas de filles pour faire joli. Je serais
bien restée à la maison, mais
a couru la butte Montmartre pour
trouver de quoi rassasier ces mes-
sieurs – et Gertrude, c’est fou ce que
Gertrude peut manger.
Je ne te raconterai pas la soirée par
le menu. Gertrude prévoit de le faire
Gertrude avait envie de sortir. Elle dans l’autobiographie qu’elle va me
adore traîner avec les artistes. Ils lui consacrer – de temps en temps, elle
disent : « Mlle Stein, vous avez tant me dit : « Alice, personne ne sait
de goût », et elle se rengorge sans voir vraiment qui tu es, un jour j’écrirai
que c’est pour qu’elle continue à ton autobiographie, ça s’appellera
acheter leurs tableaux. L’Autobiographie d’Alice B. Toklas et
ARCHIVES CHARMET/BRIDGEMAN IMAGES
ger. Fernande s’était emmêlé les pin- ne vais pas doubler Gertrude ni les
ceaux quand elle a passé la com- historiens de l’art, parce que, si tu
mande chez Félix Potin. À moins m’en crois, dans un siècle on parlera
cinq, le magasin n’avait toujours rien encore du banquet que Picasso a
donné hier soir en l’honneur du
Écrivaine, Julia Deck publie en septembre
Douanier Rousseau.
son quatrième roman aux éditions de Je vais plutôt t’entretenir d’un truc
André Gide (debout) et Joseph Conrad (à g.). Minuit, Propriété privée. qui me chiffonne, c’est la petite
André Breton
Jacques Vaché
Julien Gracq
Épaules magnétiques
L’itinéraire du maître du surréalisme est strié de querelles et de ruptures, mais aussi
marqué par des amitiés profondes pour deux génies de la poésie et du roman.
Par Robert Kopp
FINE ART IMAGES/HERITAGE IMAGES/ COLL. CHRISTOPHEL - DR/ED. GALLIMARD - HENRI MARTINIE/ROGER-VIOLLET
contre la fille à Nantes, Valéry, à qui comme TOGARTH A RAISON D’ASSASSI- j’aurais peut-être été un poète ; il a dé-
il envoie ses premiers poèmes, Apolli- NER LE POÈTE ! […] Modernité aussi joué en moi ce complot de forces obs-
naire, rencontré au lendemain de la donc constante, et tuée chaque nuit cures qui mène à se croire quelque
trépanation de celui-ci, Marie Lau- – Nous ignorons MALLARMÉ, sans chose d’aussi absurde qu’une vocation.
rencin, avec qui il entretient une cor- haine – mais il est mort – Nous ne Je me félicite, à mon tour, de ne pas
respondance platonique sans l’avoir connaissons plus Apollinaire, ni Coc- être étranger au fait qu’aujourd’hui
jamais vue, Pierre Reverdy, qui publie teau – CAR – nous les soupçonnons plusieurs jeunes écrivains ne se
ses premiers vers. Il cherche du côté connaissent pas la
de Rimbaud, de Jarry, de Lautréa- De tous les passants qui moindre ambition
mont, se demande si le cinéma ne se- On publie
rait pas un art nouveau. « Hanté de ont glissé sur moi, le plus beau littéraire. pour chercher des
découvrir le sens moderne, il le m’a laissé en disparaissant hommes, et rien de
cherche, parmi ceux qui vivent, par- cette touffe de cheveux […]. plus. Des hommes, je
fois même en lui », note, non sans iro- suis de jour en jour
nie, son ami Théodore Fraenckel dans de faire de l’art trop sciemment, de plus curieux d’en découvrir (2). » En
ses Carnets. Or c’est Jacques Vaché, rafistoler du romantisme avec du fil mai 1916, Vaché retourne au front
rencontré à la fin février ou début téléphonique, et de ne pas savoir les comme interprète auprès de troupes
mars 1916 à l’hôpital de Nantes où il dynamos. LES A STRES encore décro- britanniques ; Breton ne le reverra
était soigné pour une blessure au chés ! – c’est ennuyeux – et puis par- plus que deux ou trois fois, à Paris, à
fois ne parlent-ils pas sérieusement ! – l’occasion de la première de Mamelles
Professeur de littérature à l’université
Un homme qui croit est curieux. de Tirésias, par exemple, ou pour pré-
de Bâle, Robert Kopp est notamment MAIS PUISQUE QUELQUES-UNS SONT parer une conférence sur « L’Umour »
spécialiste du surréalisme. NÉS CABOTINS……… (1) » au Vieux-Colombier.
L’auteur d’Ulysse est sur le point que Joyce lui aurait exprimé le regret
de s’engager dans l’excessif work in de n’avoir pas eu l’occasion d’une vraie
progress qui, quinze ans plus tard, conversation avec Proust. Patrick Roe-
aboutira à son Finnegans Wake, roman giers fait semblant de croire que Joyce
hors norme où chaque mot a la valeur et Proust auront été amis, fût-ce le
d’une énigme offerte à l’interminable temps d’une soirée. Proust a souvent
interprétation du lecteur. Est-ce à l’au- dit le peu de cas qu’il faisait de l’ami-
teur d’À la recherche du temps perdu tié. À en juger par ses romans, Joyce ne
que pense celui de Finnegans Wake lui accordait pas beaucoup de prix non
lorsqu’il parle quelque part, avec l’ir- plus, affirmant qu’on l’oublie aussi fa-
1984, Michel Foucault s’éteignait à son Lorsqu’en 1939 Brod émigre vers la d’un simple procès en parjure amical
tour. À ses proches il avait dit : « Ne me Palestine mandataire, il emporte les mais d’un jugement sur le fond, de
faites pas le coup de Max Brod. » Tout manuscrits de Kafka. Il fera publier l’idée même de littérature. À quoi sert-
le monde comprenait ce que ça voulait non seulement les trois grands romans elle ? Quand l’âme brumeuse de K
dire : pas de publication posthume. On inachevés et reniés que sont Le Procès, s’avance jusqu’à la barre, le silence se
remarquera qu’on le lui a quand même Le Château et L’Amérique, mais aussi fait. Il dit avec un fort accent praguois :
fait, puisqu’en 2018 a été publié le qua- les écrits intimes, correspondance et « J’ai été trahi. Du fait de ces publica-
trième volume, inachevé, de son His- pages de journal. Dans le livre qu’il pu- tions posthumes, on m’a peint en juif
toire de la sexualité. « Ô mes amis… » blie au sujet de son ami en 1945, Franz névrosé, religieux, mystique ou bien en
L’arrivée de l’âme de Brod dans l’au- Kafka. Souvenirs et documents, il liquide juif de la haine de soi, en crypto-chré-
delà fait grand bruit. Son procès est sa trahison en deux lignes. Constatant tien voire en gnostique, en porte-parole
Écrivain et chroniqueur, Arnaud Viviant
que, dans les derniers jours de son exis- d’une tendance antipatriarcale de la
a publié Mamihlapintapai. Études et tence, Kafka travaillait encore à ses psychanalyse freudienne, en marxiste !
critiques littéraires (François Bourin, 2014). textes, il écrit : « La considération […] On a fait de mon œuvre la quintessence
COSTA/LEEMAGE
pond d’une voix douce de cantatrice
sans importance : « Ma vie et mon
œuvre étaient marquées du sceau de
l’inachèvement. En me publiant, tu Prague, place Wenzel en 1904. L’immeuble des assurances générales où travaillait Franz Kafka.
m’as achevé, moi qui n’étais que frag-
ments épars. J’ai toujours dit que l’écri-
ture était un salaire pour le diable, mais
ce n’était certainement pas à toi de le Franz Kafka
verser en petite monnaie. Qui plus est,
en me censurant comme cela t’arran-
Gustav Janouch
geait. » On entend des applaudisse-
ments dans la salle que le président Sa-
lomon fait immédiatement cesser.
Michel Foucault se penche à l’oreille de
Sartre et murmure : « Exactement ce
que tu disais. Je te cite : “Au fond on ne
La facture
paie pas l’écrivain : on le nourrit, bien
ou mal selon les époques. Il ne peut en
aller différemment, car son activité est
inutile ; il n’est pas du tout utile, il est
d’électricité
parfois nuisible que la société prenne Comment un jeune homme conquit l’affection d’un
conscience d’elle-même.” » collègue de bureau de son père, écrivain à ses heures.
Aujourd’hui, les lecteurs de Kafka le
confondent avec Orwell. C’est l’in- Par Geneviève Brisac
verse. Kafka ne rêve que de discipline,
de masochisme et d’homosexualité
latente. Cet hétéroplouc de Brod qui va
léguer les manuscrits de son ami à sa
secrétaire et maîtresse, dont celui du ars 1920. Un jeune aussitôt dans son bureau de l’Office
Procès qu’elle vendra négligemment,
tandis que l’État d’Israël réclame son
dû ; ce Brod qui, pendant que Kafka
souffre d’impuissance, répand partout
son foutre littéraire, qui publie livres et
articles à jets continus, cet ami ne veut
m Praguois de 17 ans
s’essaie à la poésie.
Il se nomme Gus-
tav Janouch. Va donc voir un de mes
collègues, lui dit son père, inquiet.
Gustav râle mais se soumet. Le col-
des assurances ouvrières contre les ac-
cidents. Il lui serre la main : Inutile
d’être gêné, j’ai moi aussi une grosse
facture d’électricité. Et il se met à rire.
C’est l’inconvénient d’écrire la nuit.
Du coup, Gustav perd toute timidité
pas voir que Franz l’aime. Alors oui, lègue, un certain Kafka, le reçoit et, pendant des mois, il va venir au
dit-il, condamnons Max Brod à nous bureau, bavarder avec l’ami de son
prouver que la machine paternaliste Écrivaine, Geneviève Brisac a récemment père, lui raconter sa vie, et écouter ses
fonctionne toujours. » L publié Le Chagrin d’aimer (Grasset, 2018). merveilleuses histoires.
animaux nous rappellent que nous qui sortira début juillet. En 1924, Vita pu-
sommes en train de perdre notre hu- blie, chez Hoghart Press – maison d’édi-
manité, explique Franz à Gustav tion dirigée par Woolf et son mari –, Se-
éberlué. ducers in Ecuador (paru en français sous
le titre Séducteurs en Équateur). Virginia
Woolf commente : « C’est le genre de L’écrivaine Vita Sackville-West (v. 1925).
ET J’AI LU BAKOUNINE
choses que j’aimerais écrire moi-même. »
Éberlué aussi de découvrir en son men- De leur première rencontre à 1941, année où Virginia Woolf se suicide par noyade, elles
tor un anarchiste. Les anarchistes sont ne cesseront de converser par lettres. Dans l’une d’elles, Virginia Woolf se confiera
en général des personnes si gentilles et superbement sur son écriture : « Je crois que l’essentiel lorsqu’on commence un ro-
si aimables qu’on a envie de les croire, man est d’avoir l’impression, non pas que l’on est capable de l’écrire, mais qu’il est là,
dit Kafka en souriant. Vous avez étu- qu’il existe de l’autre côté d’un gouffre, que les mots sont impuissants à franchir : qu’on
dié la vie de Ravachol, demande Gus- ne pourra en venir à bout qu’au prix d’une angoisse à perdre haleine. » E. B.
tav. Oui, et j’ai lu Bakounine, Kro- VITA & VIRGINIA, un film de Chanya Button,
potkine, Stirner, j’ai été à des réunions avec Gemma Aterton, Elizabeth Debicki… Durée : 1 h 50. En salle le 10 juillet.
e Le philosophe Hans-
Georg Gadamer se sou-
vient d’« une jeune fille en
robe verte qu’on ne pouvait pas man-
quer de remarquer ». En novembre
1924, Hannah Arendt assiste à l’uni-
t-elle résisté et s’est-elle même confor-
tée malgré le point aveugle de la Solu-
tion finale que l’auteur d’Être et temps
n’a jamais voulu prendre en considéra-
tion ? Leur correspondance fournit un
début d’éclairage, mais souffre d’un
alors que Hannah a déjà fui l’Alle-
magne pour la France, Heidegger lui
répond sur les accusations d’antisémi-
tisme dont elle a eu vent par une déné-
gation argumentée, étayée d’exemples
d’universitaires juifs protégés par ses
versité de Marbourg au séminaire de déséquilibre. D’abord parce que les soins. Ce qui ne l’a pas empêché d’ad-
Martin Heidegger sur Le Sophiste de lettres de Heidegger sont de très loin hérer au parti, ni de jurer allégeance à
Platon. C’est le coup de foudre entre les plus nombreuses. Apparemment, le Hitler pour obtenir la même année le
le professeur, étoile montante de la
philosophie allemande, et la belle
jeune femme à l’intelligence excep-
tionnelle, au charme étrange aussi,
fruit d’un mélange de fougue et de ti-
midité. Marié, le double de son âge, THE IMAGE WORKS/ROGER-VIOLLET - RUE DES ARCHIVES/PVDE
le futur recteur de Fribourg lui
écrit dans l’une des missives enflam-
mées, souvent ponctuées de poèmes,
réunies dans le recueil de leur corres-
pondance (1) : « Tout à coup, l’Être
nous est fulgurance/ Aux aguets, ré-
vérons – Entrons dans la danse. »
ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET
monde, de communiquer la vie, de dé- la fin des années 1920. Scénario est re-
(1) Lettres et autres documents 1925-1975, Hannah truire et de faire souffrir. C’est le démon pris dans le recueil de Henry Miller Max
Arendt, Martin Heidegger, traduit de l’allemand
que j’admire en lui. » Le style lucide et et les Phagocytes en 1938. « Son dernier
par Pascal David, éd. Gallimard, 2001.
(2) Arendt et Heidegger. Extermination nazie
halluciné de son écriture intime prend acte d’égoïsme », écrit encore Anaïs
et destruction de la pensée, Emmanuel Faye, une dimension sensuelle : sa langue suit Nin, au sujet de ce texte.
éd. Albin-Michel, 2016. les clairs-obscurs du désir insatiable. Gabriela Trujillo
Marguerite Yourcenar
Grace Frick
La possibilité
d’une œuvre
Sans celle qui fut son amoureuse et mentor, l’autrice
de L’Œuvre au noir n’aurait pas connu la gloire.
Par Bruno Blanckeman
a postérité est facétieuse. Elle fige Elle aime les bras des femmes. De cer-
trissant d’une main experte ses livres et terre où Virginia Woolf, dont elle tra- égal. Éprise de la cause animale, la
son pain, érudite férue de culture an- duit The Waves (Les Vagues), a accepté jeune romancière honora l’invitation.
tique s’exprimant dans une langue aussi de la recevoir. Elle prend le thé avec un Elles voyagèrent ensemble pendant six
précise qu’un Gaffiot… Sans doute ami parisien, Emmanuel Boudot-La- mois en Europe, puis Marguerite se
fut-elle tout cela, en mieux. Mais Mar- motte, à l’hôtel Wagram, où elle loge. rendit aux États-Unis à l’invitation de
guerite Yourcenar est aussi un coup de Une ou deux tables plus loin, une jeune Grace et, en 1939, fuyant la guerre, l’y
foudre. C’est une rencontre amoureuse femme observe et écoute leur conver- rejoignit. Pendant plus de quarante ans,
qui décide en grande partie du tracé de l’une et l’autre vivront l’une avec
sa vie, de femme et d’écrivain. C’est une rencontre l’autre et l’une, Grace Frick, pour
Début 1937. Âgée de 33 ans, elle est l’autre, Marguerite Yourcenar.
une jeune autrice éclectique qui s’essaie, amoureuse qui décide En parallèle de leur couple, c’est
en permanence. Elle s’est fait connaître du tracé de sa vie, de leur duo qui constitue la condi-
en 1929 avec un roman à succès d’au- femme et d’écrivain. tion de possibilité d’une œuvre.
dace, Alexis ou le Traité du vain combat, Elles développent cette figure
lettre ouverte d’un jeune pianiste à son sation. Tout prédateur est une proie po- hors norme, Marguerite Yourcenar, que
épouse qu’il quitte pour vivre pleine- tentielle. Marguerite Yourcenar s’en fit- la France et l’Europe découvrent à par-
ment son amour des hommes. Ce ro- elle la réflexion quand la jeune femme tir des années 1950 lorsque paraît Mé-
man d’un coming-out avant la lettre, s’invita sans façon dans la discussion, moires d’Hadrien, dédié à « GF ». Au-
aux empreintes rilkéennes, suffit à la puis à la table du duo amical ? Grace trice de son œuvre, elle n’est en un sens
faire connaître dans le cénacle parisien. Frick, descendue dans le même hôtel, que la coautrice d’elle-même, en par-
Mais la jeune femme est une nomade, venait de débarquer dans sa vie. Elle tage avec GF. La volumineuse corres-
qui vit d’un pays et d’un cœur à l’autre. ne la quittera plus. La légende dorée pondance de l’écrivaine – plusieurs
veut que, le lendemain matin, Grace milliers de lettres en cours d’édition –
Professeur de littérature française à Frick fît parvenir à Marguerite Your- l’atteste. Peu enclines à la confidence,
l’université Paris-III–Sorbonne-Nouvelle,
Bruno Blanckeman a notamment dirigé
cenar un message lui proposant d’ad- ces lettres accompagnent la fabrique des
le Dictionnaire Marguerite Yourcenar paru mirer le ballet des oiseaux, sur lequel livres. Les mentions faites de Grace
aux éditions Honoré Champion (2017). sa chambre offrait un point de vue sans Frick, référée sous l’appellation de
Harper Lee
Truman Capote
Cette amitié littéraire s’enracine dans la
prime enfance. En 1929, à la suite du di-
vorce de ses parents, le petit Truman
Streckfus Persons, 5 ans, s’installe chez
sa tante à Monroeville, en Alabama. Il se
lie avec la jeune Nelle Harper Lee, fille
Marguerite Yourcenar
d’un avocat local. Les deux ont en com-
mun une passion pour la lecture et
Brigitte Bardot
écrivent des histoires ensemble. Harper
Lee est plus jeune, mais plus dégourdie :
elle protège Truman des brutes locales.
Leur amitié survivra au départ de Truman
pour New York. Dans le premier roman
Et Dieu créa
le phoque
de celui-ci, Les Domaines hantés, paru en
1948, Lee apparait sous les traits d’Idabel,
figure de garçon manqué. Et quand, à la
fin de 1959, il commence à s’intéresser au
meurtre de la famille Clutter et part en-
quêter pour The New Yorker, il emmène
son amie comme assistante. Celle-ci
L’actrice et l’écrivaine luttèrent activement ensemble
vient de terminer Ne tirez pas sur l’oiseau contre le massacre des bébés phoques au Canada.
moqueur, où Capote apparaît sous les
traits de Dill, le camarade de l’héroïne, Par Marie-Dominique Lelièvre
Scout. Il est publié en 1960, et c’est un
triomphe. Harper Lee obtient le prix Pu-
litzer et le National Book Award et se re-
trouve riche et célèbre. Capote ne le sup-
llongée sur la glace, Bri- Avant l’image, il y eut une lettre. Celle
porte pas. « J’étais sa plus vieille amie,
et j’ai fait quelque chose qu’il ne pouvait
me pardonner : j’ai écrit un roman et il
s’est bien vendu », témoignera plus tard
Harper Lee. Elle continue à assister Ca-
pote dans ses recherches, mais, quand
De sang-froid parut en 1965, son nom ne
figurait que dans les remerciements, à
a gitte Bardot abrite avec
son corps le bébé phoque,
peluche oblongue au mu-
seau troué de deux billes insondables.
Dans l’immensité polaire, le regard
fondant qu’elle pose sur l’objectif a
de Marguerite Yourcenar qui a ouvert
les yeux de Brigitte Bardot sur la
condition des blanchons. Le 24 février
1968, elle adresse à l’actrice une lettre
du Maine pour l’alerter sur le mas-
sacre des phoques dans les eaux cana-
quelque chose de poignant. Elle s’est diennes. Elle lui suggère d’écrire au
côté de celui de l’amant de Capote. Dès
levée à l’aube et dans un baraquement Premier ministre canadien ou d’appe-
lors, le romancier mènera une vie mon-
daine à New York, et Harper Lee une vie
de trappeur à Blanc-Sablon, dans le ler au boycott de la fourrure de
Grand Nord québécois, s’est fardée à phoques. « Je suis persuadée que vous
DONALD UHRBROCK/THE LIFE IMAGES COLLECTION VIA GETTY IMAGES
recluse à Monroeville. A. B.
la hâte. Regard au kohol, pommettes pouvez plus que quiconque persuader
hautes, bouche beige rosé, Brigitte a le public féminin de boycotter les vê-
recomposé Bardot. Son équipe dis- tements obtenus au prix de tant de
pose de sept minutes pour prendre douleur et d’agonie, et, ce qui est peut-
l’image. Il est 8 h 30, le samedi être aussi grave, au prix de tant de bru-
19 mars 1977, lorsque l’hélicoptère Jet talité et de sauvage cruauté de la part
Ranger de Greenpeace dépose la de l’homme. » Dans un style soigné,
jeune femme sur le fragile puzzle de une Yourcenar bouleversée dépeint la
la banquise côtière. Les mouvements mise à mort des blanchons dans le
de l’eau peuvent rompre la glace. Elle golfe du Saint-Laurent sans lésiner sur
est si peu épaisse qu’en descendant de les détails crus. Consciente des cri-
l’appareil, sa botte s’est enfoncée dans tiques que ne manqueront pas de pro-
une fissure, lui congelant la jambe. La voquer les défenseurs de la cause ani-
L’autrice de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. photo fera le tour du monde. male, accusés de préférer l’animal à
maux de boucherie. Elle obtient gain bête meurt à douleur, et il lui déplai- active, excessivement courageuse, et
de cause puisque à partir de 1964, un sait de digérer des agonies ». Yource- ce d’autant plus qu’elle a trop souvent
décret oblige à étourdir l’animal avant nar, pense ses exégètes, avait retenu recueilli elle aussi les ironies. » L
dans son roman L’Homme-Jasmin, front dégarni ; les rares photographies cide. À partir de là, elle sera internée ré-
sous-titré Impressions d’une malade prises de lui témoignent de son austère gulièrement : à Paris, à Neuilly-sur-
mentale, elle reviendra sur le surnom froideur. En étudiant attentivement la Marne, à La Rochelle. Et le 19 octobre
qu’elle invente pour évoquer le poète, biographie d’Unica Zürn, on com- 1970, alors qu’une autorisation de sor-
prend qu’elle attend depuis toujours tie lui sera accordée, elle se rendra chez
Écrivain, Éric Pessan a publié Quichotte, cette rencontre. Lorsqu’en 1953 elle Bellmer et, plus fragile et légère que ja-
autoportrait chevaleresque (Fayard, 2018). tombe amoureuse de l’artiste surréaliste mais, se jettera par la fenêtre.
Le nécessaire
« Une seule chose me hérissait, et je
n’étais pas le seul : le mythe d’Elsa », rap-
pelle Jean-Jacques Brochier en introduc-
tion d’une rencontre avec Aragon (Le Ma-
et le contingent
gazine littéraire n° 10, septembre 1967).
C’est ainsi que le couple d’écrivains tra-
verse l’intelligentsia du XXe siècle, fasci-
nant et agaçant. La première femme à
avoir obtenu le prix Goncourt rencontra
le poète national de l’après-guerre à La
Coupole, à Montparnasse, en 1928. Leur amour à amplitude variable fut insubmersible,
Dans Elsa la rose, documentaire réalisé quitte à en laisser quelques-uns sur le carreau.
par la jeune Agnès Varda et sorti en 1966,
Michel Piccoli récite le souvenir d’Ara- Par Alain Dreyfus
gon : « Elle est entrée au café par cette
petite porte battante, et nous ne nous
sommes plus quittés de toute notre vie. »
Elsa Triolet devient la muse du poète,
qu’elle épouse en 1939. Un amour impos- i Sartre ni le Castor appel de la famille, qui refuse de don-
sible enfin révélé, sublimé, dans Le Fou
d’Elsa. Leurs engagements révolution-
naires, pendant la guerre civile espa-
gnole puis en faveur du communisme,
s’enrichirent mutuellement. Mais leur
idylle connaît des crises qu’Aragon conte
dans Aurélien, roman autobiographique,
n n’ont jamais fait mys-
tère de leur vie amou-
reuse. Antithèse du
mariage bourgeois, leur relation fut
durable : entamée en 1929, elle ne fut
interrompue que par la mort du phi-
ner sa fille à un foutriquet qui vient
d’échouer à l’agrégation. De son côté,
Simone de Beauvoir hésite à s’unir avec
son cousin Jacques, surtout depuis
qu’elle a rencontré un certain Jean-
Paul à la Sorbonne. L’année suivante,
ou dans le poème « Il n’y a pas d’amour losophe, en avril 1980. Tant dans Simone est classée seconde à l’agréga-
heureux », plus tard chanté par Georges leurs œuvres que dans leur abondante tion de philo, juste derrière le fameux
Brassens. À Jean-Jacques Brochier, qui correspondance à présent disponible, Jean-Paul. La jeune fille rangée ne
tentait d’éviter le sujet, Aragon confiera on trouve une infinité tarde pas à perdre sa
qu’Elsa est pour lui « la source de toute de notations souvent
pensée ». E. B.
Chaleureux, virginité dans les bras
précises et circonstan- de celui qu’elle consi-
ciées sur leurs conquêtes vivant en tout, dère comme un génie.
Elsa Triolet et Louis Aragon, vers 1940.
respectives ou com- sauf au lit. Elle ad hère à ses
munes. S’ajoutent à ce concepts : leur idylle se
corpus consistant les témoignages de jouera sous forme de bail de deux ans,
nombre de ceux qui ont partagé, sou- renouvelable. L’amour à deux est « né-
vent à leurs dépens, leur intimité. cessaire », mais n’interdit en rien les
Mais, au-delà de la rubrique people, il aventures « contingentes », à la condi-
faut garder en tête que ce couple tion de ne jamais se mentir ni dissi-
iconique servit de modèle à un nou- muler quoi que ce soit. N’est-ce pas la
veau bréviaire amoureux. Au point quintessence d’un nouvel idéal que de
qu’il devint un idéal de vie pour les s’unir « sans institution, sans mariage,
générations suivantes, tout comme il dans une liberté mutuelle et dans le
fut un étendard de la liberté sexuelle, souci de translucidité » ?
du droit à l’avortement et de la confu- Si Sartre n’a pas à proprement parler
sion des genres. un physique de jeune premier, son in-
Tout avait plutôt mal commencé. telligence étincelante fascine cette jeune
En 1928, Sartre envoie ses parents en fille qui alliait si bien la grâce et l’intel-
délégation officielle quérir la main lect. Rien de leurs premiers ébats, par
d’une jeune Lyonnaise, cousine d’un ailleurs assez peu brillants, n’est passé
AFP
camarade de Normale sup. Niet sans sous silence. Beauvoir, dans une lettre
Les amours de Beauvoir sont moins
primesautières. Au rang de ceux qui ont
compté, on peut citer Jacques-Laurent
Bost, ami du couple depuis 1938, Nel-
son Algren, « l’amant transatlantique »
rencontré en 1947 avec qui elle parta-
gea quinze ans durant une relation pas-
sionnée, comme en témoigne leur cor-
respondance (2), et enfin, depuis 1952,
Jacques Lanzmann, futur auteur de
Shoah et pilier des Temps modernes,
dont il prendra la direction à la mort
de sa maîtresse, en 1986.
LIAISONS DANGEREUSES
Si l’amour implique le partage, le
couple se sera parfaitement plié à cette
injonction. Lorsque la jeune et fan-
tasque russe Olga, ancienne élève et
maîtresse de Beauvoir rencontrée dans
les années 1930, se refuse aux avances
de Sartre, il devient presque fou et fi-
nit par soigner son ego meurtri avec la
sœur d’Olga, Wanda. Une autre ten-
tative de trio, encore avec une ancienne
élève de Beauvoir, Bianca Bienenfeld,
s’annonce sous de meilleurs augures.
Elle accède au désir des deux, mais le
couple, après quelques péripéties et ja-
lousies, s’entend pour la limoger.
ARCHIVIO ARICI/LEEMAGE
FREDERIC REGLAIN/GAMMA
dréa, agrégatif de philosophie, un ad-
mirateur rencontré quelques années
plus tôt, en 1975, lors d’une projection
d’India Song dans un cinéma d’art et
d’essai de Caen, et qui, presque chaque
jour, pendant deux ans, écrit des lettres
à Duras, des lettres d’amour, de soli-
tude et de détresse, des lettres dans les-
Marguerite Duras quelles il dit aussi la fascination qu’il a
Yann Andréa pour elle et pour son œuvre, que sa lec-
ture des Petits Chevaux de Tarquinia l’a
marqué au point qu’il s’est mis à boire
Le fantôme des
des Campari comme le héros. Il est
tombé amoureux de ses livres avant de
tomber amoureux d’elle. Pendant près
de cinq années, Duras ne lui répond
dérique Lebelley dans sa biographie 1967, le Péruvien Mario Vargas Llosa ren-
Duras ou le Poids d’une plume (Gras- contre le Colombien Gabriel García Már-
set, 1994). En 1986, Duras écrira, dans quez à l’aéroport de Caracas, où tous deux
la présentation des Yeux bleus cheveux sont invités à un salon littéraire. Leur enga-
noirs, qu’il s’agit de « l’histoire d’un Gabriel García Márquez, en 1976. gement politique – très à gauche –, leur
amour, le plus grand et plus terrifiant passion pour William Faulkner, leur goût de
qu’il m’a été donné d’écrire », l’amour la France, tout les rassemble, et ils nourrissent pour leurs œuvres respectives une
d’une femme et d’un homosexuel. commune admiration. Au point que Vargas Llosa écrira une thèse sur Cent ans de so-
« La passion passait par là, par la dé- litude, qui débouchera sur un essai publié, Gabriel García Márquez. Histoire d’un
testation du corps de la femme, ex- déicide. Mais, en 1976, à Mexico, lors de la première du film L’Odyssée des Andes
– dont Vargas Llosa avait signé le scénario –, celui-ci envoie son poing droit dans la
plique Duras dans un entretien pour figure de García Marquez. On suspectera d’abord des origines politiques à leur que-
Le Matin. C’était haïssable et, à me dé- relle, le Péruvien ayant renoncé à soutenir le régime castriste toujours défendu par
tester le corps, il devenait, lui, haïssable. le Colombien. En fait, la raison se trouverait plutôt du côté de Patricia, la femme de
[…] C’est par le manque et par le désir, Vargas Llosa : son mari l’aurait délaissée pour une accorte journaliste suédoise, et
pas du tout par la possession, l’accom- García Márquez aurait consolé l’épouse éplorée d’un peu trop près. Les deux prix No-
plissement du désir, que l’amour a été bel resteront fâchés jusqu’à la mort de Marquez – et Vargas Llosa a interdit jusqu’ici
vécu ici. Le désir a forcé toutes les les rééditions de son Histoire d’un déicide. A. B.
Houellebecq et BHL
En juin 2008, on apprend qu’un mysté-
rieux ouvrage rédigé par deux vedettes
des lettres françaises, dont les noms
sont gardés secrets, doit paraître à la
rentrée chez Flammarion. Grâce à une
indiscrétion, Le Magazine littéraire lève
partiellement le voile : l’un des deux se-
rait Michel Houellebecq. L’autre nom ap-
David Foster Wallace
paraît : Bernard-Henri Lévy. Sidération :
le « nouveau philosophe », défenseur
Bret Easton Ellis
des droits de l’homme à l’échelle inter-
nationale, et l’écrivain sardonique et
Jonathan Franzen
Entre zéro
conservateur se seraient-ils trouvé un
terrain d’entente ? Oui, car ils sont tous
deux « ennemis publics », selon le titre
du livre qui contient leur correspon-
dance électronique. « Cher Michel,/ Ce
qui nous rapproche : l’animosité que
nous inspirons, c’est vrai. »
Houellebecq affectionne les rencontres
à rebrousse-poil. Un dialogue avec Em-
manuel Macron, dans Les Inrockuptibles,
et l’infini
durant la campagne présidentielle, scelle
une curieuse complicité et une Légion Des trois stars (dont l’une défunte) de la littérature
d’honneur. Le 21 août sortira un film avec américaine et des démêlés de leurs sentiments mêlés.
pour têtes d’affiche Houellebecq et Gé-
rard Depardieu (Thalasso, de Guillaume Par Aurélien Bellanger
Nicloux). Mais la rencontre la plus intense
de l’écrivain fut peut-être avec son chien
Clément. Au cimetière pour animaux
FAYOLLE PASCAL/SIPA
qui possède d’ailleurs sa propre mytho-
logie laborieuse : à peine fini Franzen
aurait tout détruit et pris trois années
nouvelles pour tout remonter, tout ré-
écrire. À bon escient sans doute, même
si cela est un peu trop théâtral à mon
goût, je préfère son œuvre suivante, Emmanuel Carrère et Jean-Claude Romand
Freedom, moins exubérante et plus En 1993, la France sidérée découvre l’affaire Jean-Claude Romand – du nom de cet
russe, je préfère une certaine monoto- homme qui, pendant dix-huit ans, s’est fait passer pour un médecin émargeant à l’OMS
nie du bonheur aux éclats de bravoure. et qui, menacé de se voir démasqué, a tué ses parents, son épouse et ses enfants, a
Morceaux de bravoure qui s’enchaînent tenté d’assassiner sa maîtresse et a échoué à se suicider. Emmanuel Carrère, que les
néanmoins avec facilité, sans que cela questions d’identité passionnent, s’empare du sujet, s’intéresse aux errances de Ro-
tourne, comme chez Wallace, à l’exer- mand… Il entame aussi une correspondance avec lui, le rencontre trois fois, compulse
cice de style universitaire, à l’orgueil so- son dossier, assiste à son procès et tente d’écrire le roman vrai de l’affaire. Mais com-
litaire du génie. Je n’ai ainsi jamais pu ment ? Doit-il dire « je » à la place de Romand ? Doit-il au contraire le tenir à distance
par une écriture détachée – au risque d’évacuer les résonances que cette affaire suscite
finir L’Infinie Comédie, quand bien
en lui ? Carrère cherche une formule pendant six ans sans succès. Ses recherches lui
même les rares scènes que j’en ai lues inspireront un autre livre de pure fiction : La Classe de neige, une autre histoire de tueur
m’ont marqué pour toujours, quand caché derrière le visage d’un homme ordinaire. Puis, au moment d’abandonner, il dé-
bien même j’ai adoré son très exigeant cide de rédiger un mémo à usage personnel sur ses années Romand, où il emploie le
essai sur l’infini mathématique – il je, met en scène ses propres hésitations et trouve ainsi la voix qu’il cherchait en vain.
s’agit d’un autre livre, et d’une tenta- Le récit L’Adversaire sera un immense succès de librairie et marquera un tournant dans
tive, pour le coup vraiment héroïque, l’œuvre de l’écrivain, qui se consacrera désormais à l’écriture de textes de non-fiction
de passer de la posture, si américaine dont il sera le narrateur (D’autres vies que la mienne, Limonov, Le Royaume). A. B.
Friedrich Nietzsche
« Il faut apprendre à
danser dans les chaînes »
Pour la première fois, une édition complète rend leur juste place aux poèmes de l’auteur
de Zarathoustra, telle une basse continue qui scande toute son œuvre philosophique.
Par Dorian Astor
PUISSANCE FALSIFICATRICE
À LIRE
POÈMES COMPLETS,
Friedrich Nietzsche,
traduit de l’allemand et édité
par Guillaume Métayer,
éd. Les Belles Lettres,
920 p., 45 €.
traires, voire mensongères : la poésie Le résultat est magnifique. Enfin dans sa précieuse introduction, la
complète n’était pas complète, certains s’ouvre à nous le continent poétique contrainte formelle du poème est inex-
poèmes n’étaient pas des poèmes, cer- nietzschéen – et je ne parle pas de la tricablement liée à la liberté de la pen-
tains poèmes de Nietzsche n’étaient pas dimension poétique de la philosophie sée créatrice, à cette puissance à la fois
de Nietzsche ! Même la grande édition de Nietzsche, du style prodigieux de métaphorique et falsificatrice du lan-
de référence Colli-Montinari, en fran- sa prose : il s’agit bien du genre poé- gage, expression privilégiée de la vo-
çais chez Gallimard, n’a pas su rendre tique, vers rimés, distiques et qua- lonté de puissance qui, en s’emparant
justice à l’œuvre poétique. Pour un trains, chansons, élégies, poèmes his- de la réalité, toujours l’interprète. Il
philosophe qui a suscité et suscite toriques, épiques ou lyriques, sonnets, faut apprendre à « danser dans les
toujours une politique éditoriale hype- épigrammes et dithyrambes. Car, chaînes », écrit Nietzsche dans Le
ractive, le constat était affligeant. Mais comme le rappelle Guillaume Métayer Voyageur et son ombre (§ 140) : toute
74 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
POÈMES (EXTRAIT)
« AIMER LES MÉCHANTS »
Vous me craignez ?
Vous craignez l’arc bandé ?
Gare, quelqu’un pourrait y mettre
sa flèche !
Hélas, mes amis ?
Où est parti ce que l’on jugeait bon !
Où sont partis tous les « bons » !
Où donc, où est partie l’innocence
de tous ces mensonges !
Qui jadis virent l’Homme
aussi dieu que bouc
Le poète, qui sait mentir
le sachant, le voulant
lui seul peut dire la vérité
« L’Homme est méchant »
ainsi parlaient encore les plus sages –
pour ma consolation.
Sain comme le péché et beau
comme des carnassiers mouchetés
de couleurs
qui comme chats et femmes
est chez lui dans la jungle
et saute par les fenêtres
ce qui fait taire, fixe, réfrigère, aplatit
ce qui fait statue et colonne,
ce que l’on érige devant les temples
donne en spectacle
– Vertu – ?
(Époque de Zarathoustra, 1884)
L’esprit et la lettre
times Dithyrambes de Dionysos, prêts
à la publication lorsque Nietzsche s’ef-
fondra au début de 1889. On retrouve
ensuite l’ordre chronologique et la
masse des vers issus des Fragments pos- La correspondance complète du poète révèle un
thumes, des « poèmes de jeunesse homme généreux, dépouillé de tout hermétisme.
1854-1870 » aux « derniers poèmes et
fragments poétiques 1885-1888 ».
ADOC-PHOTOS
la découverte du dionysiaque passe-t- dits, la correspondance de Mallarmé
donnée par Bertrand Marchal est un
trésor. De la première lettre d’un Sté-
La vérité phane âgé de 12 ans écrivant à son « Stéphane Mallarmé (1842-1898).
elle-même naît de cher papa » jusqu’à une lettre écrite à
métaphores. la veille de sa mort (« Brûlez [mes « Cela me frappe à quel point vous
notes] : il n’y a pas là d’héritage litté- avez espacé et groupé d’un doigté
elle par le primat du flux du devenir raire, mes pauvres enfants »), Mal- presque invisible la symphonie ac-
qu’incarne la musique, reléguant la larmé se dévoile dans des écrits tou- tuelle si compréhensive et aiguë de
poésie, traduction symbolique parmi jours limpides, qui tranchent avec votre neuf esprit ») ; au cœur d’un
d’autres, à un rang secondaire ; même l’hermétisme des poèmes. milieu littéraire, Mallarmé s’y dé-
du point de vue apollinien, la plas- Du biographème à une lettre bou- voile empathique, généreux, d’une
tique est supérieure à la poésie. À par- leversante de tendresse à son fils prose éblouissante mais de plain-pied
tir de la période d’Humain, trop hu- Anatole, qui mourra à 8 ans, en pas- avec les « mots de la tribu ».
main, l’activité poétique peut sant par les billets à sa maîtresse de Bertrand Marchal distingue quatre
reprendre toute sa place : les philo- cœur Méry Laurent, le poète se fait raisons de s’intéresser à cette corres-
sophes étant eux-mêmes démasqués un prosateur d’une attention à au- pondance : un intérêt sociologique,
comme des poètes, métaphorisant et trui et d’une sensibilité extrêmes, comme document sur les réseaux lit-
falsifiant la réalité par le langage (la qu’il s’agisse d’écrire à Manet, à téraires de la fin du XIXe siècle ; un in-
vérité elle-même naît de métaphores), Schwob, à Coppée ou à Redon, à térêt biographique évident ; un inté-
les poètes peuvent bien philosopher… Gide ou à Claudel – comme à tel ou rêt esthétique, car la correspondance
Enfin, la poésie de la maturité, adop- tel ami laissé dans l’ombre de l’his- éclaire la philosophie mallarméenne ;
tant le vers libre et un symbolisme toire littéraire. un intérêt génétique enfin, car elle
naissant, devient « le lieu par excel- On y voit naître la doctrine sym- nous permet d’entrer dans l’atelier
lence du surgissement critique d’une boliste (« cette donnée exacte, qu’il des chefs-d’œuvre. On pourrait ajou-
vraie musique originelle – celle des va- faut, si l’on fait de la littérature, par- ter : un témoignage d’une langue fer-
leurs ». Ainsi, chez Nietzsche, l’œuvre ler autrement que les journaux »), on vente et d’une humanité qui ne l’est
poétique et la philosophie se livrent « y croise Rimbaud (« le premier anar- pas moins. Alexandre Gefen
une incessante guerre courtoise » (Le chiste »), on y dit adieu aux vieux
CORRESPONDANCE (1854-1898),
Gai Savoir, § 92) et, à la lecture de cet maîtres (« Je t’écris à côté de Villiers, Stéphane Mallarmé,
indispensable volume, on se dit que la on vient de le mettre en bière »), on édité par Bertrand Marchal,
poésie n’en est pas sortie vaincue. L y salue les nouveaux (à Paul Valéry : éd. Gallimard, 1 968 p., 65 €.
Dalie Farah
la chronique
littérature Haïr d’amour
d’Alexis Brocas
Loin de son Algérie natale, Vendredi élève sa fille
impasse Verlaine, dans une HLM auvergnate,
’est la dernière rumeur
c apocalyptique en vogue
dans le milieu littéraire :
pressés par leurs
dirigeants, les éditeurs ne
chercheraient plus de nouveaux
auteurs mais de nouveaux sujets. En
où racines et parenté jouent des drames ataviques.
médias quand ils n’en parlent pas déjà. après s’être enfuie, « le voile en éten-
Vous avez lu les anciens, étudié leur dard », pour apprendre à lire. Arrivée
prose et forgé votre style entre en France, elle donne naissance à une
imitation des maîtres et quête enfant non désirée. Cette terrible en-
tâtonnante d’une voix intérieure ? trée dans le monde constitue le début
Devenez enseignant si vous ne l’êtes d’une relation faite de violence et de
pas déjà, et gardez vos velléités complicité. Comme le Brasse-Bouil- La primo-romancière enseigne en classe prépa.
littéraires pour les kermesses et vos lon inventé par Hervé Bazin dans Vi-
besoins d’expression pour le divan. père au poing, la fille pense qu’elle peut en renouant avec ses origines, « par
Vous êtes issu d’une minorité, d’un « haïr d’amour » cette mère admirée l’Algérie », que la narratrice deviendra
recoin inexploré de la société, vous malgré les coups. « la fille de [sa] mère ».
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
racontez sans pathos la terrible affaire Ironiquement divisées par leurs si- Agrégée de lettres, Dalie Farah est
dont vous avez été témoin ou militudes, mère et fille entretiennent née en Auvergne de parents algériens.
protagoniste, qui éclaire sous un jour un rapport contrarié à leur identité. Impasse Verlaine est un premier ro-
nouveau les débats qui déchirent Trop jeune pour être mère, Vendredi man taillé à la serpe, d’où jaillissent
la France ? Écrivez et faites monter est solaire avant d’être sexuée. Elle se des pensées intimes qui sonnent
les enchères. Pourtant, nos premiers fera retirer l’utérus. Malgré son amour comme des maximes. Enfant, la fille
coups de sonde dans la rentrée pour les femmes, sa fille maudit ses de Vendredi aimait la botanique, se
de septembre ne confirment pas ces formes naissantes, qui la renvoient à reconnaissant dans les greffes auda-
craintes. On y assiste même à un la féminité de Vendredi. Radicale, cieuses et les roses transformées du
étonnant retour de l’imaginaire en schizophrène, la fille méprise les « sou- jardinier. « D’une certaine façon,
littérature, utilisé pour commenter le rires colonisés » et les « regards colo- nous sommes tous des monstres ré-
monde contemporain par la bande. Et nisateurs » du peuple qui a tué son sultant de mutations culturelles et so-
si on se fiait aux écrivains pour pointer grand-père, trop berbère pour être ciales ; des personnalités composites,
les saillances de l’époque ou de celle français. Mais face aux tourments, les diffractées, en quête d’une place entre
à venir ? D’Orwell à Houellebecq en deux femmes brandissent leur ailleurs terre et mère. Camille-Élise Chuquet
passant par Asimov, ils ne semblent poétique, fait de mythes pour la mère IMPASSE VERLAINE,
pas avoir tant démérité. L et de littérature pour la fille. Et c’est Dalie Farah, éd. Grasset, 224 p., 18 €.
dépeuple
l’année 1953 avec l’histoire du jeune
Léon, 10 ans, fils d’un grand physicien
soviétique – mort en tentant de mettre
au point une réaction nucléaire sans le
matériel adéquat – et d’une cardio-
Grand connaisseur de l’URSS, l’écrivain américain logue réputée. Autrement dit, Léon est
écrit une fable cruelle dans laquelle Staline joue le rôle un enfant de la Nomenklatura – il ha-
d’un ogre. Une splendide réussite. bite d’ailleurs un appartement à l’in-
térieur des murs du Kremlin. C’est
Par Alexis Brocas aussi, comme on le comprend vite, un
petit surdoué, à qui ses parents scien-
tifiques ont transmis bien des connais-
Un conte dont Sta- romancer le destin du poète Mandel- sances pas de son âge. Et c’est avec ce
line serait le protago- stam et l’affront versifié qu’il fit à Sta- regard, à la fois enfantin et éveillé qu’il
niste. L’idée a de quoi line. Robert Littell s’est par ailleurs in- voit la terreur stalinienne s’abattre sur
glacer le sang. Mais le téressé à l’espion Kim Philby, au poète son entourage et emporter sa mère.
livre qui tente ce saut Maïakovski – évoqué dans Vladi- Dès lors, Léon mène une existence
très périlleux porte la si- mir M. à travers les regards croisés des souterraine, en compagnie d’autres en-
gnature de l’Américain femmes de sa vie. Ajoutons qu’il a été fants de nomenklaturistes déportés.
Robert Littell. L’homme l’un des rares journalistes américains Un jour, au cours de ses pérégrinations
qui a raconté toute l’histoire de la à avoir circulé en URSS dans les an- dans les tunnels du Kremlin, il tombe
CIA en un roman magistral (La Com- nées 1960. Bref, s’il existe un écrivain sur une entrée parallèle qui le mène à
pagnie). Celui, aussi, qui a su capable de ressusciter Staline pour une pièce bien gardée, puis à un per-
sonnage nommé le Vieux, ou Koba.
Le roman devient conte. D’abord
parce que, contrairement au lecteur,
le petit Léon ne reconnaît pas Staline
dans ce Vieux qui se présente comme
une sorte de conseiller avalisant toutes
les décisions importantes du pouvoir
soviétique. Ensuite, parce que Staline
se prend d’une sorte d’affection pour
ce petit Léon : lui au moins semble
n’avoir aucune faveur, aucune grâce à
quémander. Une bonne glace à la va-
nille suffit à le contenter.
LE MONSTRE PARANOÏAQUE
Ce Staline paternaliste et capable de
bienveillance – qui plaisante avec
Léon sur les femmes et ce qu’elles
cachent sous leurs jupons, qui se rap-
pelle ses poèmes et cultive la nostalgie
de ses années de banditisme – a bien
KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO
Docteur maboul
gnole à bout de souffle, un théâtre de
manigances égotistes gangréné par
d’accablants intérêts économiques.
S’efforçant de patauger en ce navrant
Épouse quittée, boulot saccagé. marigot, le bon docteur fait face à un
Quand un médecin vrillé par un burn-out XXL devient stress insupportable. Don Quichotte
parfois avisé, à d’autres moments déli-
dingue, les limites dépassent les bornes. rant, il s’abandonne à l’autodestruc-
tion. À cet instant, c’est le portrait d’un
homme en crise, en burn-out XXL,
Accroche-toi au pin- « pour des raisons inconnues », devient qui semble se dessiner. Mais autre
ceau… « Tout semble psy- fou. À cela près, nous prévient-on en chose se joue, un combat hoffmannien
chiatrique… mais sans préambule, que « certains détails mené contre un ennemi invisible : lui-
correspondre à rien. » Toi élèvent cette aventure jusqu’à des som- même. Hallucinations, délire organisé,
qui entres ici, abandonne mets insolites, formidables ». Pre- comportements désinhibés… Camilo
les apprêts de la raison. Les nez Face aux ténèbres de William Sty- coche toutes les cases. De quoi ? Au lec-
Défenses suivent les aven- ron, injectez-lui trois doses d’Alice au teur de le découvrir et de se noyer,
tures hautement déran- pays des Merveilles, et bienvenue chez poissé d’une délectable terreur, au
geantes et vraies, même si en partie re- les dingues. Nous sommes à Barcelone, cœur de ce thriller existentiel hors
maniées, du neurologue Domingo dans les années 2000. La confusion norme – une histoire qui, selon un mé-
Escudero (Camilo Escobedo dans le règne. « Respire et mange, s’exhorte decin, n’avait qu’une chance « sur trois
livre), qui a laissé l’auteur Gabi Camilo. Pour tenir un jour de plus. » milliards » de se produire.
Martínez leur insuffler, comme s’il les Interné en « centre de repos », notre Fabrice Colin
avait lui-même vécues, un allant roma- bon docteur obtient à ses tests de santé LES DÉFENSES, Gabi Martínez,
nesque d’une vigueur extraordinaire. mentale des résultats pitoyables (« je traduit de l’espagnol par André Gabastou,
C’est l’histoire d’un médecin qui, f lotte dans une bulle d’idiotie éd. Christian Bourgois, 672 p., 25 €.
DR/ED. LA BACONNIÈRE
argent. Au commissariat, un policier l’écrivain russe eut plus d’une fois
lui rend un sac qui n’est pas le sien, avec l’occasion d’attester de l’ingéniosité
le passeport d’une compatriote in- de cette réaction. Dans La Filiale,
connue ; il lui fait comprendre qu’elle récit autofictionnel où l’on décèle le
a plutôt intérêt à s’en contenter. Vulné- regard distancé, ironique et désabusé Sergueï Dovlatov, ici en 1980.
rable, dépaysée, paranoïaque, elle ac- qui nourrissait son humour et sa sin-
cepte cette nouvelle identité et glisse sur gularité, Sergueï Dovlatov cède sa anecdotiques qui confèrent au récit
la pente du mensonge… place à un alter ego. son rythme entraînant, nous, lec-
Vendela Vida amplifie ses effets en Dalmatov, émigré installé à New teurs, nous rions beaucoup.
optant pour une narration à la York, écrivain et journaliste dans Notre impassible journaliste,
deuxième personne, procédé souvent une radio russophone, est envoyé en quant à lui, impatient de rentrer
pesant qui génère ici une intense sen- reportage à Los Angeles pour cou- chez lui, tente de se préserver d’une
sation de claustration. Les scènes de vrir la tenue d’un congrès sur l’ave- ambiance électrique où l’absurdité
comédie à base de quiproquos linguis- nir de la Russie. Là, alors que se fait reine. Mais l’absurde aime
tiques allègent un peu l’ambiance, tan- l’URSS de Gorbatchev s’enlise dans s’allier au hasard, et Dalmatov va se
dis que l’incursion dans le monde des la perestroïka, des dissidents russes, le voir imposer en la personne de
tournages de films, qui occupe la se- politiques, religieux et intellectuels, son ex-femme, Tassia, débarquée de
conde moitié du livre, nous ramène au nationalistes et libéraux, se re- nulle part, une échappatoire dont il
sujet central du livre, l’imposture, trouvent pour participer à plusieurs se serait bien passé. Un autre récit
l’usurpation, le sentiment à la fois gri- tables rondes et débats avant l’élec- commence alors, qui déroule, dans
sant et humiliant d’être un prête-nom, tion, au terme du symposium, du un poétique va-et-vient entre passé
une doublure. Le dénouement confère président de la Russie future. Rapi- et présent, les souvenirs touchants
au récit un troublant surcroît d’actua- dement les voix des uns et des autres d’une relation destructrice avec
lité en introduisant le thème de la ges- s’élèvent au gré d’échanges virulents une femme capricieuse, frivole,
tation pour autrui. Avec, rassu- pour interrompre, contredire, sou- égocentrique mais charmante.
rez-vous, la finesse et l’habileté propres tenir un point de vue extravagant Sergueï Dovlatov, génie de la raille-
à la romancière, qui n’usurpe pas sa ré- ou exprimer une rancœur. Tous font rie et de l’autodérision, savait aussi
putation. Bernard Quiriny preuve de puérilité, et pourtant les écrire sa sensibilité et ses vulnéra-
thèmes abordés – censure, antisémi- bilités. Juliette Savard
LES HABITS DU PLONGEUR
ABANDONNÉS SUR LE RIVAGE,
tisme, crise agricole – ne sont pas de LA FILIALE, Sergueï Dovlatov,
Vendela Vida, traduit de l’anglais (États-Unis) moindre importance. Surpris et traduit du russe par Christine Zeytounian-
par Adèle Carasso, éd. Albin Michel, 244 p., 21,50 €. amusés par ces discours, pastilles Beloüs, éd. La Baconnière, 136 p., 18 €.
l
Où l’histoire d’un ’Américaine Danzy Senna est, à
homme condamné à 49 ans, l’auteur de cinq livres
habiter un tonneau en – tous remarquables. Parmi eux,
compagnie d’un co- Caucasia, son premier roman,
chon croise les mésa- et surtout Où as-tu passé la nuit ?, récit
ventures d’un curé autobiographique qui atteint au
malheureuses se comportent comme claire, ils sont les « nouveaux visages » de cet homme, Maria le suit, s’introduit
des sangliers et où on est convaincu du titre, brouillant les frontières dans son immeuble, cherche à entrer
que l’enfer se trouve sous nos pieds… à l’approche du millénium. La satire chez lui. Lors d’une scène pivot
Mais la farce n’est pas gratuite : guette : à la fac, Khalil a été qui fait basculer le livre dans le thriller,
comme l’explique le grand-père qui la conscience noire du campus. la voisine du poète, une Blanche
raconte ces contes à dormir debout, Un soir qu’elle avait un peu trop bu, assommée d’anxiolytiques,
les histoires représentent à la fois une Maria a laissé sur son répondeur prenant Maria pour la nounou de sa
forme d’éternité pour leurs person- un faux message de menaces d’un fille, la fait entrer chez elle. Maria
nages et un fardeau pour leurs des- groupe suprémaciste blanc. Khalil, accepte la méprise, et les événements
cendants, forcés d’assumer leur héri- très sérieux, a rendu le message s’enchaînent… À l’heure des débats sur
tage narratif – symbolisés par cet œuf public, une manifestation de soutien l’identité, il faut lire cette fable courte
d’or qui passe de conte en conte. Pour a été organisée, il est devenu et cruelle qui nous fait explorer
le reste, « les possibilités sont aussi un héros local. Soudain pétri de son l’incandescente complexité de notre
nombreuses que les asticots dans un importance, il a demandé à Maria labyrinthe contemporain. L
cochon mort ». Alexis Brocas de l’épouser, ce qu’elle a accepté pour
NOUVEAUX VISAGES,
L’ŒUF, Morten Ramsland, traduit du danois ne pas lui avouer être l’auteur du Danzy Senna, traduit de l’anglais (États-Unis)
par Alain Gnaedig, éd. Gallimard, 252 p., 19,50 €. message, et leur couple s’est construit par Yoann Gentric, éd. Actes Sud, 224 p., 22 €.
LA COLOMBIENNE,
sa façon d’explorer des thèmes d’une UN AMOUR INHUMAIN,
Wojciech Chmielarz, traduit du polonais immense noirceur sans se départir Edogawa Ranpo, traduit du japonais par
par Erik Veaux, éd. Agullo, 404 p., 22 €. d’un ton débonnaire et facétieux, Miyako Slocombe, éd. Wombat, 184 p., 20 €.
poches
Joy Sorman Linn Ullmann
MANQUE DE PEAU Bien fait pour lui
Une fille, écorchée vive au sens propre, fait la fierté de sa mère. Un
conte cruel et grinçant, riche en greffes et en substances collantes. Johan a beau ap-
prendre qu’il va bientôt
mourir d’un cancer, on
ssue d’une lignée bien son monde. L’autrice de La peine à compatir. Lâche,
I de femmes aux
gènes malades de-
puis le XVIe siècle,
Ninon court de cabinets
de médecins en théra-
Peau de l’ours – fable racontant les
tristes aventures d’un demi-ursidé –
cherche plutôt à explorer les fron-
tières entre l’homme et l’animal.
Terrée dans sa chambre, ne tolérant
malhonnête, indigne, ce
critique littéraire retraité
– enfin, poussé à la porte
pour plagiat –, après la mort de sa
première femme qu’il martyrisa, se
peutes fantaisistes pour que les rares visites de sa mère, réfugie dans les bras d’une jeune doc-
tenter de soigner son mal mystérieux Ninon s’identifie au héros de La Mé- toresse. Parviendront-ils à faire de la
survenu à l’adolescence. Pour elle, ça tamorphose de Kafka : « Comme le mort de celui-ci un premier instant
sera une « allodynie tactile dyna- bout des pattes de Gregor sécrète de dignité ? Bien souvent, le plumitif
mique », extension imaginaire d’une une substance collante, la peau de apparaît si pathétique qu’on croirait
maladie rendant la peau hyper- Ninon exsude un poison mystérieux lire entre les lignes un règlement de
sensible, se traduisant par la sensa- et invisible. » Joy Sorman, comme compte d’auteur à critique. Effet co-
tion d’être écorchée vive au niveau un félin jouant avec sa proie, torture mique recherché ? S. B.
des bras. En apprenant le mal de sa son personnage, et c’est souvent
MISÉRICORDE, Linn Ullmann,
fille, sa mère, elle-même atteinte jouissif. Ninon est virée de l’hôpital, traduit du norvégien par Hélène Hervieu,
d’une affection des yeux, oscille Ninon va chez les marabouts, Ninon éd. Babel, 176 p., 6,90 €.
entre inquiétude et fierté : Ninon se voit proposer une greffe de peau
entre dans le récit familial, et ce n’est de porc… En parallèle, l’autrice
pas trop tôt ! prend la voix d’une conteuse pour
Si le titre sonne comme un ma- dérouler l’étrange récit familial, à la Anne Tyler
nuel scolaire, le thème présageant un lisière du fantastique. Simon Bentolila
tire-larmes au parfum de gel hy- SCIENCES DE LA VIE, Joy Sorman, La belle et le labo
droalcoolique, Joy Sorman trompe éd. Points, 240 p., 7 €.
Pour garder son as-
sistant Pyotr, dont le
Milena Agus visa est sur le point d’ex-
pirer, le Dr Battista
L’odeur du pecorino n’hésitera pas à organi-
ser un mariage blanc
Terres promises est une danse. Milena Agus nous entraîne vers avec sa fille aînée, Kate.
ses terres sardes, puis à Gênes, à Milan, et plus loin encore. Elle Ce n’est pas gagné… Sur le chemin
nous fait virevolter entre les personnages de cette saga familiale qui le conduit au laboratoire, Pyotr
où, sur trois générations, se rejoue une même quête de la terre pro- tente une première approche, plutôt
mise. Parfois, celle-ci se trouve à une heure du village pour une malvenue. Comme lui, elle est assis-
vieille sarde dure et acariâtre. Pour un autre, ce sera un club de tante – auprès d’une institutrice –,
jazz à New York : les terres promises sont multiples, à chacun la mais c’est à peu près tout ce qu’ils
sienne. Ester veut absolument quitter la Sardaigne, pour au bout du compte y ont en commun. Cette Tanguy à
revenir. Raffaele cherchera toute sa vie un jazzman américain, qu’il trouvera l’américaine, décrite par les parents
enfin dans sa propre famille. Et si les terres promises étaient des rencontres im- d’élèves comme « désinvolte et irres-
probables, comme celle qui réunit une anorexique revêche et un pianiste contra- pectueuse », nous devient vite atta-
rié… Au cœur de ce court roman irradie le personnage de Felicita. Commu- chante. Une comédie décalée et tré-
niste, boulotte, généreuse, elle prouve que les « béats gentils » ne sont pidante, où le politiquement correct
pas forcément voués à l’échec. L’odeur du pecorino et les notes de jazz im- est souvent mis à mal. S. B.
prègnent ce beau roman optimiste et joyeux. Aurélie Marcireau
VINEGAR GIRL, Anne Tyler, traduit de
TERRES PROMISES, Milena Agus, l’anglais (États-Unis) par Cyrielle Ayakatsikas,
traduit de l’italien par Marianne Faurobert, éd. Liana Levi Piccolo, 176 p., 9 €. éd. 10/18, 240 p., 7,10 €.
’était ainsi anonyme. Elle le rappelle le jour elle reste évasive. Issue de la middle
C qu’ils procé-
daient pour
choisir leurs
stars, au terme d’une sé-
lec t ion pa r m i le s
d’après pour le remercier et s’excu-
ser. Le coup de téléphone est gê-
nant, mais le cinéaste désabusé ne
reste pourtant pas insensible au
charme trouble de sa voix.
class de San Diego, elle poursuit sa
carrière de castings foireux en pro-
positions déplacées de prétendus
producteurs providentiels… Plus de
cinquante ans avant l’affaire Weins-
grandes foules an- C’est « une fille jolie comme ça » tein, l’idylle sera de courte durée.
xieuses […]. » Scénariste à succès, qu’il retrouve le lendemain, bien D’une écriture captivante et formi-
Alfred Hayes connaissait bien l’in- plus attirante que dans son souve- dablement cadencée, ce roman poé-
dustrie hollywoodienne, cette forte- nir, belle mais sans personnalité, si tique, noir mais sans intrigue, nous
resse aimantant pléthore de jeunes ce n’est que son désespoir n’est pas plonge au milieu du panier de
gens aux dents longues et à l’avenir dépourvu de charme. Pourtant sa crabes qu’était et que reste
incertain. Ainsi la starlette anonyme noirceur le rebute, et surtout ses La Mecque du cinéma mondial.
de ce roman paru en 1958, sauvée rêves éméchés de gloire n’en- S. B.
du suicide lors d’une fête hollywoo- gendrent chez lui que du mépris. UNE JOLIE FILLE COMME ÇA,
dienne par l’avatar de l’auteur, scé- Voulait-elle réellement mettre fin à Alfred Hayes, traduit de l’anglais (États-Unis)
nariste en vogue – également ses jours ? Il a beau la questionner, par Agnès Desarthe, éd. Folio, 192 p., 6,80 €.
MARY EVANS/AURIMAGES
adapté au cinéma en 1966, pour spécialistes, mais
Et c’est comme ça qu’on a dé- où l’on retrouve des
cidé de tuer mon oncle est le fulgurances accessibles
à tous lecteurs. Telle
troisième roman d’une au- cette métaphore aussi
trice énigmatique, June subtiles qu’arachnèenne
O’Grady, qui écrivait sous Adapation cinématographique du livre, réalisée par William Castle en 1966. sur le double langage
pseudonyme. Oubliée puis de l’écrivain : « Comme
redécouverte il y a dix ans, au grand dam du sergent ce roman s’offre comme un l’araignée (selon ceux
qui la connaissent) file
cette histoire – destinée à un Coulter et du « cougar hors- condensé de drame, de drô- auprès du filet gluant
public adolescent, mais que la-loi », Une-Oreille. Mais lerie et d’élégance et nous où les mouches se
notre âge avancé ne nous a une menace pèse sur Bar- prête le courage et la force prendront, un fil non
pas empêchée d’apprécier – naby, orphelin héritier nécessaires pour affronter visqueux pour
est aujourd’hui éditée en d’une grande fortune : son tous les malheurs du monde. elle-même y courir
librement, ainsi
français. Elle retrace les oncle mystérieux et diabo- Juliette Savard
(l’écrivain) use d’un
aventures de Barnaby et lique entend malignement langage tout familier
Christie, deux enfants tur- l’assassiner pour toucher ET C’EST COMME ÇA dans son esprit et court
bulents débarqués sur une l’argent. Les enfants n’ont QU’ON A DÉCIDÉ DE TUER sur lui autour de sa
MON ONCLE, Rohan O’Grady, pensée apprêtée et de
île pour les vacances d’été et pas le choix, ils vont devoir traduit de l’anglais (Canada) par sa phrase définitive ».
qui vont faire de l’endroit attaquer en premier. Impré- Morgane Saysana, éd. Monsieur A.B.
leur immense terrain de jeu, gné de satire et de suspense, Toussaint Louverture, 304 p., 17,50 €.
Lola Gruber
Que lisiez-vous enfant ?
Petite, j’adorais les nou- Queneau), un livre plein de Sherlock Holmes aussi. J’ai-
velles de Poe. Je me souviens cochonneries pour vieux mais l’idée que quelqu’un
du Cœur révélateur : c’était messieurs, mais ça me pas- pouvait tout voir de vous
la première fois que je dé- sait au-dessus. Toujours au d’un coup d’œil. Cela susci-
PHILIPPE MATSAS/OPALE VIA LEEMAGE
couvrais qu’un livre pouvait chapitre des cochonneries tait chez moi le rêve d’être
donner des frissons. J’avais qui m’échappaient, j’avais percée à jour, et ça me faisait
aussi adoré Le Journal intime beaucoup aimé Claudine à plutôt peur… Petite, je finis-
de Sally Mara (de Raymond l’école : j’étais fascinée par sais tous les livres, j’avais
l’aisance de cette enfant re- l’impression que c’était mal
Écrivaine, Lola Gruber a publié
Trois concerts (Phébus), prix
belle, qui déjouait à peu près de ne pas les finir.
littérature-monde du festival toutes les perversités des Propos recueillis par
Étonnants Voyageurs. adultes. Je lisais beaucoup Manon Houtart
JULIEN REYNAUD/APS-MEDIAS
d’épouvante), ajoutons-y un wagon et
rendons grâce au vétéran du genre en
Europe, Dario Argento. À presque
80 ans, dont cinquante voués au
cinéma, l’homme fait l’objet d’une
rétrospective au Festival de La Rochelle
L’auteur-compositeur-interpète de « Belle-Île-en-Mer » en concert (octobre 2018). (du 28 juin au 7 juillet), tandis que
sortent en salle (le 3 juillet) les copies
Inspiration restaurées de ses films Quatre mouches
de velours gris et Ténèbres, ainsi qu’un
l’on ressent chez Hugo, et cela dès Quels sont les romanciers qui en d’intrigues ésotériques, seul se détache
les premières pages. Lire et relire parlent le mieux ? le raffinement sadique de meurtres à
Quatrevingt-treize, c’est comme Notre-Dame de Paris de Victor l’arme blanche. Les tueurs excités du
une forme d’exaltation dont je ne Hugo est magistral. Je suis en train couteau représentent ici le terminus
me lasse toujours pas. de lire La Cathédrale, de Huysmans. d’un art moderne ne sachant plus où
Depuis longtemps, vous vous On y trouve aussi une forme de pro- dépenser sa sophistication. À tel point
passionnez pour la période du Moyen fondeur, de spiritualité, de mysti- que c’était Argento lui-même qui, dans
Âge. Quelles ont été vos sources cisme qui me passionnent. ses plans rapprochés, prêtait ses mains
de lecture concernant cette époque Propos recueillis par Philippe Lenglest gantées aux maniaques. Manière
de l’histoire ? radicale d’apposer sa griffe – allez donc
Quand j’avais 15 ans, je lisais Le lui serrer la pince à La Rochelle. L
Roman de la rose. Dans cet ouvrage À ÉCOUTER
médiéval de référence, il y a deux DARIO ARGENTO.
versions. L’une de Guillaume de BELEM,
SOUPIRS DANS UN
CORRIDOR LOINTAIN,
Lorris, à peu près lisible, et l’autre, Laurent Voulzy, un documentaire
dans un français ancien assez abrupt, Columbia/Sony Music, 7 €. de Jean-Baptiste Thoret.
par Jean de Meung. Je me souviens Durée : 1 h 37. En salle le 3 juillet.
L’Homme qui marche de Giacometti (1960), exposé aux côtés des autoportraits d’Helene Schjerfbeck, à la Fondation Louis-Vuitton, en 2015.
Éloge du ratage
confort. Et puis, dans le fond, les mu-
sées la dégoûtent, avec leur façon de
présenter un art domestiqué, débar-
rassé du contexte et des passions qui
président à la naissance des œuvres.
Recluse une nuit au musée, l’autrice reste de marbre Mais l’écrivaine n’est pas dupe de ses
devant les œuvres, qui lui inspirent néanmoins un texte propres emportements et les désa-
sublime sur la noblesse de l’échec. morce avec une élégante dérision.
Par Alexis Brocas et Aurélie Marcireau CHEMINS INATTENDUS
À ce stade, le lecteur se dit qu’il va as-
sister à un exercice de haute voltige ac-
Se laisser enfermer son amie Alina lui a proposé cette ex- compli par l’une de nos meilleurs au-
une nuit au musée Pi- périence, la romancière Lydie Salvayre teurs au-dessus du vide d’un
casso, à Paris, alors qu’il était pour le moins dubitative. Sur les rendez-vous manqué ; une expérience
abrite une exposition conseils d’une autre amie et par goût littéraire intéressante, mais somme
faisant dialoguer le tau- pour L’Homme qui marche, de Giaco- toute secondaire au regard du reste son
reau tutélaire et Giaco- metti, elle finit par accepter. La voilà œuvre. Le lecteur se trompe. La pen-
metti, et voir quel texte au musée, où ses craintes se confir- sée de Lydie Salvayre emprunte des
en sortira… Lorsque ment. Les œuvres la laissent de chemins inattendus, dont la belle
92 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
écriture rend les détours naturels. élégance et tendresse, ses figures de REPORTAGE
Surgit soudain un passage fulgurant ratés. Des « ratés ratés » aux « ratés Miguel Prenz
sur son père, que les lecteurs de Pas magnifiques », parmi lesquels figure
pleurer ont appris à connaître, « mon
père, qui tue notre chat d’un coup de
« son très adoré Baudelaire ». L’échec
est-il la condition de la création,
Il y a un os
bâton sur la tête parce qu’il a dérobé comme semble aussi le montrer le cas La découverte d’un fossile de
une miette de viande, c’est mon plus Virginia Woolf ? Et si l’important dinosaure sème la zizanie dans
ancien souvenir, je dois avoir trois était d’avoir l’échec grandiose dans une petite ville argentine.
ans ». Puis un autre souvenir, celui un monde qui ne tolère que la réus-
du rire terrible d’un jeune assassin, site ? Et si l’avenir du monde était à Quand on parle de
entendu quand elle était médecin. l’échec ? Ces faux paradoxes cachent tomber sur un os, on
Des réflexions personnelles sur une belle éthique. Ils vont de pair ne prévoit pas que l’ex-
l’art – et les engouements que l’on aussi avec une rage, avivée par ces pression puisse être
feint, et les discours que l’on tient à longues heures de malaise au musée, prise au propre comme
son propos pour se distinguer – s’en- contre une société qu’elle méprise et au figuré. Pourtant,
chaînent avec des scènes fondatrices. contre la maladie, dont elle parle par c’est le cas de Rubén
Sur sa famille d’immigrés espagnols petites touches. Carolini, garagiste
et la honte que sa pauvreté, financière dans l’ouest de l’Argentine, qui dé-
et langagière, lui inspirait autrefois. UN MANTEAU D’ARLEQUIN couvrit en 1993 le fossile du plus
Sur ce « Elle est bien modeste », dit Cherchant à comprendre sa froideur grand carnivore recensé à ce jour. La
à son propos lors d’un dîner puant, face aux œuvres, Lydie Salvayre se trouvaille apporta à l’homme une
qui lui inspira une rage durable dont livre à une introspection touchante postérité coûteuse : dénigré par les
elle se moque joliment. Suivent sans aucune complaisance : « La pe- scientifiques en raison de certaines
d’autres beaux passages, sur la mala- tite fille de huit ans qui se promenait de ses hypothèses farfelues, il se
die, sur la mort et avec sa mère le trouve au centre de toutes les jalou-
sur cet Homme Et si l’important dimanche dans sies, le fossile représentant une
qui marche vers sa le quartier des manne financière inespérée dans
fin en portant sur était d’avoir villas d’Auterive une région sinistrée.
son dos le poids l’échec grandiose et la femme de La Guerre des dinosaures, captivant
du monde. Sur la dans un monde trente ans qui reportage, vaut pour ce truculent
possible sainteté avait été qualifiée personnage : à force de cultiver un
d’un Giacometti qui ne tolère que de bien modeste art de mélanger la fiction et la réalité,
i nd i f férent à la réussite ? lors d’un dîner il en devient vertigineux. Le voilà ex-
l’argent, jugeant voulaient absolu- pliquant ses théories en vers à la to-
ses sculptures toujours ratées ; quand ment tirer au clair les raisons qui nalité proche des poèmes gauchos et
il y a pléthore d’écrivains fascinés par l’avaient rendue, cette nuit-là, sèche intitulé, en toute simplicité, Rubén
les figures du mal, Lydie Salvayre et raide comme la loi. » La réponse Carolini, chercheur du temps. Ou en-
compte parmi les rares que fascinent tient en un mot, mais il fallait bien core exposant au musée de sa ville les
les figures du bien. ce livre pour y parvenir. Et il fallait objets avec lesquels il « chassait » le
Cette matière de toutes origines cette nuit au musée, et cet Homme dinosaure, dont une réplique cheap
– biographique, artistique, philoso- qui marche et qui agit comme un ré- du chapeau d’Indiana Jones. Miguel
phique – aurait pu donner un essai vélateur tardif… Prenz parvient à restituer l’histoire
touffu et obscur. Il est au contraire Comment classer ce livre ? On par- d’un petit patelin tout en jouant sur
limpide et lumineux, cela grâce à une lerait volontiers d’une mosaïque mê- différentes échelles. La guéguerre lo-
écriture qui se donne immédiate- lant l’essai à l’autobiographie, à l’au- cale renvoie aux tribulations natio-
ment, comme la sculpture de Giaco- tofiction même. Mais ses pièces sont nales, mais le plus important reste la
metti, et porte néanmoins des nota- si bien serties par l’écriture qu’elles manière dont un os de plus de
tions profondes. Ainsi, sa façon de forment, plutôt qu’un manteau d’Ar- 97 millions d’années sème la zizanie
louer une certaine forme de modes- lequin, un tissu uni – un tissu de vé- dans une petite ville, réduisant les
tie et de célébrer l’échec à travers rités, peut-être. Ainsi, Marcher atermoiements et gesticulations de
l’exemple du sculpteur. « Giacometti jusqu’au soir, qui devait être un pas de notre espèce à une drôle de manière
voyait peut-être dans ses échecs une côté, devient un ouvrage central dans d’occuper nos vies pourtant infini-
forme d’élégance aristocratique dans l’œuvre de Lydie Salvayre, et l’un des ment minuscules à l’échelle du
un monde où la gagne la plus vul- plus beaux textes sans fiction de ces temps. Pierre-Édouard Peillon
gaire commençait déjà à prévaloir sur dix dernières années. L
LA GUERRE DES DINOSAURES,
tout le reste. » Partant de la figure de MARCHER JUSQU’AU SOIR, Miguel Prenz, traduit de l’espagnol (Argentine)
Giacometti, elle raconte, avec Lydie Salvayre, éd. Stock, 212 p., 18 €. par Cyril Gay, éd. Marchialy, 220 p., 19 €.
PAPAUTÉ DIABOLIQUE
Dès lors, Lucifer s’immisce partout.
En politique, il devient tantôt l’adver-
saire qui permet de tenir unie une
Le Jugement dernier (détail), de Fra Angelico (vers 1432). communauté politique, tantôt une
source de subversion lorsqu’on dé-
Kurt Flasch nonce un seigneur comme serviteur
ANTHROPOLOGIE
Ernie LaPointe
Anatomie d’un totem
Il est le chef
amérindien le plus célèbre
de tous. Est-ce parce que
Sitting Bull (1831-1890)
– de son vrai nom Tatanka
Iyotake, ou « Bison mâle
qui s’assoit » – a tâché de
négocier la paix avec les
Guillaume Apollinaire,
Guillaume Apollinaire, Louis
Louis Aragon,
Aragon, Honoré
Honoré dede Balzac,
Balzac, Paul
Paul Claudel,
Claudel, Louise
Louise Colet,
Colet, Gustave
Gustave
Flaubert, Anatole France, Théophile Gautier, Patrick Grainville, Julien Green, Victor
Flaubert, Anatole France, Théophile Gautier, Patrick Grainville, Julien Green, Victor Hugo, Hugo,
Joris-Karl Huysmans,
Joris-Karl Huysmans, Jules
Jules Michelet,
Michelet, Montesquieu,
Montesquieu, Gérard
Gérard dede Nerval,
Nerval, Charles
Charles Péguy,
Péguy, Jacques
Jacques
Prévert, Marcel
Prévert, Marcel Proust,
Proust, François
François Rabelais,
Rabelais, Alexis
Alexis Ragougneau,
Ragougneau, Antoine
Antoine de
de Saint-Exupéry,
Saint-Exupéry,
George Sand,
George Sand, Sylvain
Sylvain Tesson,
Tesson, Paul
Paul Verlaine,
Verlaine, François
François Villon
Villon et
et Émile
Émile Zola.
Zola.
LA PLUS PRÉCIEUSE
DES MARCHANDISES. UN CONTE,
Jean-Claude Grumberg,
KEYSTONE-FRANCE
PRÉSENTE
N
7 ,90
Du côté
de chez Trump
En février dernier, l’écrivain américain Dave Eggers s’est aventuré
dans un meeting donné par Donald Trump à la frontière mexicaine.
Au programme, fake news, bagarres dans le parking et public en délire…
Par Dave Eggers
Dehors, un essaim de participants au des nombreux événements inattendus pas revenu sur ses propos. À la place, il
meeting filmaient la mêlée sur leurs té- survenus ce jour-là, au Texas, mais, au a emporté ses arguments à El Paso, une
léphones portables. Bientôt, un trio de moins, ce match cow-boys/commu- ville qui partage un vaste espace mé-
policiers est entré dans le cadre. Deux nistes était compréhensible. tropolitain avec Ciudad Juárez, au
d’entre eux ont ralenti les cow-boys, Cela se passait le 11 février 2019. Une Mexique, et se présente comme le plus
permettant aux communistes de s’en- semaine plus tôt, Trump avait donné grand ensemble urbain binational du
fuir du parking. « USA ! USA ! », scan- son discours sur l’état de l’Union, dans monde. La population d’El Paso est
daient les cow-boys à l’intention des lequel il avait pris l’exemple d’El Paso hispanique à 80 %, et la ville est consi-
porteurs de drapeau, et une bonne par- pour y livrer le portrait contestable dérée comme un bastion démocrate.
tie de la foule a repris en chœur. Ce d’une ville sans loi devenue sûre et pros- Son homme politique le plus célèbre est
spectacle survenait au terme d’une père depuis qu’en 2009 on y avait Beto O’Rourke, l’ancien membre du
longue nuit et a brièvement agité la construit un mur pour la séparer du Congrès qui s’est présenté sans succès
JOE RAEDLE/GETTY IMAGES/AFP
foule, dehors – formée de partisans Mexique. Beaucoup d’habitants d’El au sénat contre Ted Cruz – mais a ga-
qui étaient arrivés trop tard pour ob- Paso, le maire, Dee Margo, inclus, gné au passage une audience nationale
tenir une place au chaud dans le Co- s’étaient élevés contre cette description, et a été considéré comme un candidat
lisée et avaient dû se résoudre à suivre en citant des statistiques qui démen- viable pour la présidence. O’Rourke est
le discours de Trump dans le froid, taient les allégations de Trump, mais jeune – 46 ans – et éloquent, et il rap-
sur un écran géant. C’était juste l’un celui-ci ne s’était pas corrigé et n’était pelle par son charisme JFK, RFK et
Juillet-Août 2019 • N° 19-20 • Le Nouveau Magazine Littéraire 103
le récit
CATHERINE HELIE/GALLIMARD
tombé d’une branche de l’arbre des 2016. Ils ne travaillent pas ensemble,
Kennedy. Ce jour-là, il avait décidé de mais se voient souvent sur la route et
VIA OPALE/LEEMAGE
tenir un contre-meeting qui coïncide- se considèrent comme des concurrents
rait avec le discours de Trump. amicaux. Depuis que Trump a an-
C’était le premier meeting de Trump noncé sa candidature, leur business a
depuis sa défaite à plate couture dans prospéré. Vendre du matériel de cam-
le jeu de dupe sur le shutdown, qui l’op- pagne – spécialement les casquettes
posa à Nancy Pelosi en décembre et en DAVE EGGERS MAGA [Make America Great Again],
janvier. Tenir un meeting en même Né en 1970 à Boston, Dave Eggers est de loin leur best-seller – peut leur rap-
temps que celui d’O’Rourke, dans le l’une des principales figures de la litté- porter jusqu’à 2 300 dollars en une
fief de celui-ci, après avoir insulté la rature américaine et l’un des peintres les journée. Ces dernières années, tous
ville d’El Paso à la télévision nationale, plus intéressants de la société contem- deux sont devenus des partisans de
cela semblait une très mauvaise idée à poraine. Son premier livre, Une œuvre Trump, mais ont des vues nuancées
tous égards. Mais Trump a toujours fait déchirante d’un génie renversant (Bal- sur sa personne et sa politique. « J’aime
ce qu’il ne fallait pas, et a généralement land, 2001), est un roman autobiogra- qu’il fasse en sorte que les choses se
été récompensé pour ça. Ce qui ex- phique où il racontait son sort de jeune réalisent », dit Angel Gaudet. Elle est
plique sa décision. Mais comment ex- orphelin émancipé devant élever son blanche, porte un sweat-shirt à ca-
frère de 8 ans : un triomphe. Il a pour-
pliquer qu’environ la moitié du public puche rose et des cheveux teints en
suivi entre autres avec Le Cercle (sur les
de Trump, cette nuit à El Paso, était nouvelles technologies), ou encore Les
vert. Sa voix est rauque et traînante :
des gens de couleur, pour la plupart la- Héros de la Frontière, tous deux parus « Ce qu’il dit, son attitude générale,
tinos ? Comment expliquer que Trump chez Gallimard. Il est par ailleurs le fon- tout ça c’est n’importe quoi. » Elle
ait réuni 15 000 supporteurs à son dateur de la revue culturelle The Believer continue : « Et aussi la façon dont il
meeting, quand O’Rourke n’en a attiré et des éditons McSweeney, et l’époux de parle des gens ou dont il parle aux
que 4 000, dans sa ville natale, le même la romancière Vendela Vida (dont nous gens. Parfois, il se fait attraper, comme
soir ? Comment expliquer les milliers évoquons le dernier roman page 76). L tout le monde. Mais, par-dessus tout,
de partisans de Trump qui brandis- avec lui, c’est “Si vous n’êtes pas avec
saient des pancartes – distribuées à l’en- nous, alors nous sommes contre vous
trée du Colisée – qui réclamaient « Fi- par Trump : c’est-à-dire des Blancs. Le et allez-vous faire foutre”. Vous voyez
nissez le mur », alors que Trump n’avait Colisée, à moins d’un mile de la fron- ce que je veux dire ? »
pas commencé à faire construire ledit tière mexicaine, jouxte un quartier de « J’adore ça, dit Skaheen Thompson.
mur ? Et comment expliquer la décision la classe ouvrière fait de petites maisons Il est à 100 % pour l’Amérique. Avec
de Trump de faire suivre ses discours de style ranch. Là, beaucoup avaient lui, c’est l’Amérique ou rien. J’adore
par la chanson des Rolling Stones « You ouvert leurs allées aux voitures des visi- ça. » Thompson est un Afro-Améri-
Can’t Always Get What You Want » teurs, demandant généralement 10 dol- cain d’une vingtaine d’années. Il porte
[« On n’a pas toujours ce qu’on veut »] ? lars pour s’y garer. Alors que la journée un t-shirt de camouflage sous des vê-
avançait, je me suis tenu au croisement tements noirs, avec un grand pin’s sur
PAUL RATJE/AFP
fiques à ces événements. Il est probable breux ; parmi les anti-Trump, il y avait
qu’un petit plaisantin soit caché dans vingt-quatre membres du John Brown
la machine de campagne de Trump et Gun Club – une milice progressiste ar-
qu’il ait été chargé de la programma- mée – qui portaient des fusils d’assaut
Des manifestantes anti-Trump rejoignent la « Marche
tion musicale. Lors du premier mee- AR-15 chargés. C’était surprenant.
ting de Trump auquel j’ai assisté, en des avions, des trampolines, peu im-
Aujourd’hui, à El Paso, rien n’était
août 2016, la chanson qui suivait son porte. – Si quelqu’un veut concourir
plus inattendu que la sidérante diver-
discours était « Tiny Dancer » [« Tout sité de la foule à la sortie. Deux hommes
contre Trump, il faut qu’il ait quelque
petit danseur »] d’Elton John. Trump étaient assis devant un dépôt de l’armée
chose à ajouter dans le jeu », dit Mando
avait alors fait de la question de la taille du Salut, regardant les gens passer
Ramirez. Pour lui et son compagnon
de ses mains (et, nous le présumons, comme s’il s’agissait d’une parade.
de rencontre, 2020 se jouera sur deux
de ses pieds) un enjeu de campagne, le Mando Ramirez, 68 ans, venait de la
questions essentielles. La première,
choix de « Tiny Dancer » ne c’est l’économie. « L’autre ques-
pouvait être accidentel, dans Un enregistrement tion essentielle, c’est de garder
une journée planifiée à la mi-
nute. J’ai ressenti alors beau-
renseignait les supporteurs un pays fort pour faire face à la
Corée et aux autres salopards
coup d’admiration pour le DJ, sur l’attitude à adopter face dans le genre. Et j’aime bien ça,
et je suis sûr qu’il ou elle est en- aux protestataires. chez Trump. Après, quoi que
core à la manœuvre, car les fasse un président, on trouvera
choix des musiques diffusées avant et ville fermière de Fabens, Texas, et son toujours quelqu’un qui ne sera pas
après les meetings de Trump n’ont tou- visage arborait les marques et le hâle d’accord. Mais nous avions besoin de
jours aucun sens, à moins de les inter- profond d’une vie au soleil. Daniel quelqu’un comme lui. On était en
préter comme des commentaires sar- Gonzalez, né à El Paso, était un étu- train de devenir de plus en plus
castiques. On n’y passe jamais de diant d’université aux manières douces faibles. » J’ai demandé à Mando Ra-
musique country, ou des morceaux et au sourire facile. Les deux venaient mirez s’il avait l’impression que
d’artistes qui soutiennent Trump. À la de se rencontrer et se considéraient in- Trump avait tenu ses promesses.
place, on diffuse une musique suppo- dépendants politiquement. « Il ap- « Oui, enfin, je veux dire, il ne peut
sée nous aider à penser. plique juste le processus démocra- pas tout faire », m’a-t-il répondu.
Ce jour-là, à El Paso, alors que le tique », disait Daniel Gonzalez de Le meeting de Beto O’Rourke était
public faisait la queue pour entrer au Trump. Il avait songé à se rendre au programmé pour 19 heures. D’abord,
Colisée, un mix d’une demi-heure de meeting pour entendre ce que le pré- était prévue une marche. Vers
chansons, d’instructions et d’enregis- sident avait à dire. Et il appréciait sa vo- 16 heures, O’Rourke se tenait près
trements d’archives était diffusé en lonté d’essayer de dépoussiérer la poli- d’une tribune, discutant avec quelques
boucle, et ces curieuses juxtapositions tique, même à propos du mur – que personnes, entouré de caméras.
donnaient dans le même mauvais es- Gonzalez ne voit pourtant pas comme Quelques minutes plus tard, il a tra-
prit hippie. Il y avait beaucoup de une solution : « C’est sûr, il faut une versé le parc en tenant par la main
morceaux du groupe Queen et d’El- politique là-dessus, mais les murs ne deux jeunes enfants, éclairé par la lu-
ton John. La chanson « Free Bird » vont rien arrêter. Nous allons mière dorée du soleil couchant. Une
était suivie du « Macho Man », des construire des échelles, des tunnels, demi-douzaine de ses assistants et de
106 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
PAUL RATJE/AFP
Fans de Trump à l’entrée du meeting d’El Paso, ville frontalière avec le Mexique.
sur la frontière. Maintenant elle veut plupart de ses phrases par le mot
qu’on construise un mur, qu’on bloque « monsieur ». Il s’appelait Adrian
l’entrée des immigrants, ou je ne sais Saenz, était né et avait grandi à El
quelle connerie qu’ils défendent. Paso. Il était chauffeur routier et li-
Maintenant, elle est tellement en co- vrait principalement des meubles à El
de la vérité », organisée à El Paso, ce 11 février 2019. lère. » Il y avait deux badges sur sa Paso et de l’autre côté de la frontière,
veste. L’un était un badge pro-armes à au Mexique. Il habitait le quartier du
caméras le précédaient, immortalisant feu – « J’aime bien les armes, a-t-elle Colisée et ne voyait aucune diffé-
le moment. Non loin, une dame tenait confirmé. Je n’ai aucun problème avec rence, sur le plan de la sécurité, entre
une boîte de bougies à piles et m’en a les armes » – et l’autre était un badge l’époque d’avant le mur et l’époque
offert une. Elle m’a dit qu’elle s’appe- « Construisez le mur ». « Je l’ai acheté d’après. « El Paso a toujours été une
lait Tracy Sias. Elle avait conduit de- pour ma BFF. C’est une blague, a ex- ville sûre, monsieur. » Et il ne pensait
puis Tucson pour assister au meeting pliqué Tracy Sias. J’ai pris une photo pas que le mur pourrait réduire l’im-
d’O’Rourke. « Je suis venue pour lui et lui ai envoyée, en lui disant : “Je migration illégale. « Honnêtement,
faire un doigt – elle s’est tournée vers t’aime, même si t’es une connasse.” » monsieur, dans ce quartier, il y a à peu
le meeting de Trump – ainsi qu’à tous près trois ou quatre maisons pleines
les autres. C’est aussi simple que ça. »
Elle avait demandé à sa meilleure amie
de venir avec elle, mais celle-ci avait dit
L e froid commençait à se faire mor-
dant, alors j’ai couru à ma voiture
pour prendre un blouson. Près de ma
d’étrangers illégaux. Et quand je dis
pleines, c’est vraiment. Et le mur n’y
fera que dalle. Si vous veniez là tous
que, si elle venait, elle irait de l’autre place de parking, un marchand les jours et vous placiez juste à la fron-
côté de la rue, au meeting de Trump. afro-américain de gadgets Trump ti- tière, vous verriez des gens sauter
« J’ai manqué m’en décrocher la mâ- rait son chariot à travers les rues par-dessus le mur comme s’il n’y avait
choire », a dit Tracy Sias, qui était étroites, rentrant chez lui. « Fuck rien du tout. »
bruyante et drôle et jurait comme un Trump », a crié un homme. Il était dif- « Il suffit d’aller en ville, monsieur, et
charretier. « Elle est ma BFF [Best ficile de savoir d’où venait cette voix. de regarder toutes ces petites boutiques
Friend Forever], ma meilleure amie de- « Fuck Trump ! », a-t-il crié de nou- qui vendent des bonbons et des co-
puis l’utérus. Nos mères étaient veau. « Pas besoin de me le dire », a chonneries. Vous en achetez une, vous
enceintes au même moment. » Son lancé le marchand en guise de réponse, creusez un petit tunnel, et les gens
amie et elle ont grandi dans le Massa- continuant sa route. peuvent passer toute la journée. Je veux
chussetts. « Je suis une vraie Masshole La voix venait d’un homme impres- dire que les déclarations que fait Trump
[jeu de mots agglomérant l’insulte sionnant qui se tenait devant son jar- ne servent que sa propre cause, mon-
asshole, « trou du cul », et le nom de din. Il mesurait près de 1,90 mètre et sieur. » Mais, pour lui, Trump n’était
l’État]. On a toujours été amies depuis était solidement bâti. Il portait un dé- pas raciste. « Je suis un Mexicain, né
cinquante ans. Elle m’a fabriqué un bardeur noir orné de la photo d’une ici, mais je ne pense pas qu’il soit ra-
chapeau à oreilles de chat rose l’an der- femme portant un débardeur blanc. ciste. Un tas de gens veulent l’étique-
nier, pour la marche des femmes. » Sa dentition supérieure était toute pla- ter comme ça, mais c’est un peu rapide,
Puis quelque chose a changé. Son amie quée d’argent. Alors qu’il hurlait il a employé plein de Mexicains, mon-
a récemment déménagé pour l’île de « Fuck Trump » quelques secondes sieur. La plupart des gens qui ont
South Padre. « Quelle idée d’habiter plus tôt, lorsque nous avons com- construit ses projets immobiliers étaient
là-bas, avec tous ces rednecks ! C’est mencé à discuter, il s’est mis à parler des Mexicains. À Manhattan, il a fait
juste après Brownsville, vous savez, pile très doucement, en terminant la travailler des tas de Latinos. Je veux
Juillet-Août 2019 • N° 19-20 • Le Nouveau Magazine Littéraire 107
le récit
dire, c’est quand même un malin. qu’il contraindrait le Mexique à payer campagne n’était très probablement
Son père lui a donné un million de dol- la facture. Il a bâti cinq échantillons pas autorisée à diffuser en meeting.
lars et il est devenu milliardaire, vous du mur dans le désert de San Diego. Trump Junior, arborant une barbe,
voyez ce que je veux dire ? » Et malgré deux ans de présidence avec a dit qu’il s’était rendu au Texas, la se-
« Honnêtement, les choses que j’aime un parlement républicain, il n’a pas maine dernière, pour chasser avec des
chez Trump… En fait, bon, je le dé- commencé à faire construire le mur. amis. Le public a adoré. Il a critiqué
teste. Ou plutôt, je suis dans l’entre- Puis les démocrates ont obtenu la ma- le socialisme, et le public a adoré. Sa
deux, vous voyez ce que je veux dire ? jorité à la Chambre des représentants, présence scénique et son assurance,
Ça ne me dérangerait pas qu’il soit ré- en 2018, et là Trump a décidé qu’il derrière un micro, étaient remar-
élu président, parce qu’il n’en a rien à était temps de construire le mur ; il a quables et avaient de quoi troubler
faire, parce que nous avons besoin de provoqué un shutdown de trente-cinq tous les opposants au trumpisme
quelqu’un qui tape du poing sur la jours, espérant que la fermeture du – tant il paraissait évident qu’il pou-
table. Le truc que je n’aime pas, c’est gouvernement fédéral convaincrait vait se présenter pour un mandat au
cette histoire d’asile. Ma famille a payé Nancy Pelosi et les autres de lui don- Texas, et dans beaucoup d’autres
des gens pour pouvoir traverser la fron- ner 5,7 milliards de dollars pour édi- États, et être élu. Lors d’une primaire,
tière légalement. » Adrian Saenz était fier son mur. Ce qui n’est pas arrivé. il écrabouillerait un Cruz ou un John
opposé au fait que les membres de la Aujourd’hui, le chantier n’a été entamé Cornyn. Trump Junior est jeune,
caravane [de migrants, partie du Hon- nulle part le long de la frontière. Et aime les armes à feu, tue des animaux
duras] obtiennent le droit à l’asile juste puis, quelques jours après son meeting et affiche le même charisme arrogant
en se présentant à la frontière. « D’un d’El Paso, Trump a dû choisir entre un que son père. Il a manœuvré la foule
Latino à l’autre, tout le monde veut nouveau shutdown et un compromis en maître, et, contrairement à son
juste une part du gâteau. Mais il y a négocié par les leaders du Congrès. père, sur scène, il est concis et maître
une bonne façon de l’obtenir. On ne Le chiffre en jeu n’était plus que de de lui. Ceux qui s’inquiètent qu’une
devrait pas les récompenser alors qu’ils 1,3 milliard, que les démocrates étaient dynastie Trump puisse continuer avec
sont arrivés de cette façon. » près à accorder à Trump en échange sa fille Ivanka devraient regarder der-
de concessions variées. rière elle, du côté de Donald Trump
timent. Elles disaient « Terminez le palpable, alors que Trump Junior est
mur ». L’effet était vertigineux. Lors de apparu au son de la chanson de Neil
sa campagne de 2016, Trump avait Young « Rockin’ in a Free World »,
promis qu’il construirait un mur et une chanson que l’équipe de
108 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
notoriété chaque jour un peu plus. capuches noires hissaient un sosie de loin ; mais, alors que je me suis rappro-
Dans son bref discours, il a dit que Trump en papier mâché, dansant au ché, la scène m’a paru bien plus banale.
l’Amérique c’était bien, que le drapeau bout de la corde nouée à son cou. Il y avait des camions-cantines, et les
américain c’était bien, que la liberté O’Rourke s’est exprimé avec éloquence files d’attente pour acheter des burritos
c’était bien, et que les armes c’était et passion en parlant de l’immigration et des churros étaient longues. Les gens
bien. Il a ironisé sur la taille du meet- américaine et de la coexistence unique fourmillaient autour, regardant leur té-
ing d’O’Rourke – qu’il a jugé minus- entre El Paso et le Mexique. Aucun léphone et cherchant leurs amis.
cule – avant de laisser le micro à son téléprompteur en vue, aucune note, Pendant un moment, je me suis tenu
père. À quelques centaines de mètres même pas de podium, et pourtant il a à côté d’une famille latino de huit
de là, du côté de l’événement enchaîné des phrases frappantes par membres. Il y avait deux hommes, la
O’Rourke, les gens continuaient à en- leur lyrisme. Il a rappelé le fait, remar- trentaine bien avancée, leurs femmes,
trer dans le parc grillagé. Une scène quable et largement ignoré, que les trois enfants, et une grand-mère. Ils re-
avait été montée, et un groupe finis- villes de la frontière américaine, dont gardaient le grand écran où apparais-
sait de jouer. O’Rourke, vêtu d’un San Diego et El Paso, étaient parmi les sait le visage de Trump et se penchaient
pantalon bleu léger, les manches de plus sûres du pays – bien plus sûres que
chemise remontées sur les coudes, a des villes de l’intérieur comme Chi- Le verdict avait
pris le micro. Le public était divers, cago, Detroit et Saint Louis. « El Paso,
dans tous les sens du terme. Il y avait disait-il, est la ville la plus sûre des été rendu, O’Rourke
des étudiants, des familles, des hip- États-Unis d’Amérique, non pas mal- avait perdu.
pies vieillissant et une majorité de gré le fait que ce soit une ville d’immi-
femmes. Ils portaient des pancartes grants, mais parce que c’est une ville les uns vers les autres. Alors que les gens
clamant « El Paso est sûr, Pas Trump » d’immigrants. » Régulièrement, il tra- autour d’eux s’en allaient, ils ont formé
et « Nous allons vaincre cette mou- duisait des passages de son discours en comme une île sur le parking, refusant
moute » [We shall overcome this comb- espagnol, et même s’il parlait de belle de bouger. L’un des hommes répétait
over, jeu de mots sur le slogan progres- façon à un auditoire acquis, même si systématiquement les derniers mots des
siste We shall overcome]. ses arguments étaient très convain- phrases clés de Trump et hurlait son
Les discussions étaient décousues cants, le verdict de la nuit avait déjà été approbation quand Trump le deman-
– les gens se demandaient si le poulet rendu : O’Rourke avait perdu. De dait. Quand le président a affirmé que
gonflable géant avec la tête et la coif- l’autre côté de la rue, Trump, venu pié- passer des enfants en contrebande était
fure de Trump ferait une apparition, tiner ses plates-bandes, avait attiré une immoral, il a hurlé : « Carrément,
mais on ne l’a vu nulle part. Au milieu foule au moins quatre fois plus nom- ouais ! » Quand Trump a dit que les
du public, deux jeunes gens avec des breuse. Et alors qu’O’Rourke avait ter- cités-sanctuaires [villes démocrates
du meeting de son père.
miné et que son public était rentré chez dont l’administration refuse qu’on y ar-
soi, dans le Colisée, Trump continuait rête les immigrants illégaux] étaient
à monter en régime. immorales, il a crié : « C’est clair ! »
L’homme a applaudi quand Trump a
J ’aiceluicouru du meeting d’O’Rourke à
de Trump ; avant que je par-
mentionné un nouveau sondage
Rasmussen selon lequel 52 % des Amé-
vienne sur le parking du Colisée, j’ai en- ricains approuvaient sa politique.
tendu Trump dire « Rappelez-vous, « 52 % ! a dit Trump. Expliquez donc
c’est l’Amérique d’abord ! » et recevoir ça ! Comment peut-on obtenir un tel
d’énormes applaudissements. Les accla- score quand la presse est contre vous ?
mations ont duré pendant toute ma tra- » Il a dit que 93 % des articles écrits sur
versée du parking jusqu’au grand écran, lui avaient une tonalité négative. « Quoi
après quoi un autre chant « USA ! que nous accomplissons, ils trouvent
USA ! » a éclaté. « Notre agenda poli- toujours le moyen de faire paraître ça
tique n’est pas un agenda partisan, mauvais. »
poursuivait Trump, même si des gens Son discours, ce soir-là, était comme
prétendent le contraire. C’est un agenda les autres : mémorable. Il n’y a virtuel-
dédié à tout le monde, au sens commun lement rien qu’il ne soit capable de dire ;
des citoyens américains. » Je le voyais, donc, quand il sort de ses notes, il n’y
sur l’écran géant, parmi les 5 000 per- a aucun moyen de cesser de le regarder.
sonnes qui m’entouraient. La plupart Il s’est vanté de ne pas avoir seulement
portaient des chapeaux MAGA, don- fait libérer des prisonniers de Corée du
nant à la scène une étrange aura de ser- Nord, mais d’avoir aussi obtenu que des
vitude. Ça ressemblait à une cérémo- corps [ceux des soldats américains
nie, et c’était un peu inquiétant, vu de morts durant la guerre de Corée] soient
Juillet-Août 2019 • N° 19-20 • Le Nouveau Magazine Littéraire 109
le récit
C ette collection de poche pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature
et de la philosophie. Sont ainsi rassemblés des synthèses de référence, des analyses
imprévues et des points de vue d’une grande variété.
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RREUR
ET CONSÉCRATION
LES MAÎTRES
DE L’ÉPOUVANTE
Dracula entre dans La Pléiade alors qu’est enfin traduite
une biographie monumentale de H. P. Lovecraft. Qu’il paraît
loin le temps où l’épouvante était considérée comme un
sous-genre pour adolescents. Le registre fait maintenant
partie de plein droit de l’histoire des imaginaires. Bien plus :
cet univers maudit, en nos temps anxiogènes, est en passe
de prédominer, en littérature comme au cinéma.
Plaidoyer pour
le droit à l’horreur
Aussi vieux que la littérature, le genre horrifique devient par un étrange
retournement un révélateur de la réalité en dévoilant sa part invisible. Reconnu
par le monde anglo-saxon, il peine encore ici à gagner ses lettres de noblesse.
Par Alexis Brocas
L’horreur
est un genre
l’horreur devient un révéla-
teur qui, déposé sur le
tissu de la réalité, en
dévoile des aspects
invisibles.
Reste le cas Edgar
fessionnelles face au sort de l’équipage cipe interne ou ex- codifié : tout Poe. Lorsque nous
infortuné que Lovecraft envoie à la terne aux individus doit concourir avons commencé à
rencontre de l’effroyable Cthulhu re- préoccupe Stephen à produire l’effet envisager ce dossier
monté des eaux ? Et vos traumas d’en- King et a débouché sur l’épouvante,
fance ne paraissent-ils pas tout relatifs sur l’une des œuvres recherché. voilà des années, il
face à ceux qu’endurent les petits hé- contem poraines les nous paraissait évident
ros du Ça de Stephen King ? Les ter- plus marquantes. Puis la d’y faire une place d’hon-
reurs fictives nous sauvent des terreurs perspective d’une apocalypse neur aux Histoires extraordi-
réelles, et les lecteurs adolescents, qui imminente a refait de l’épouvante naires et aux plus horrifiques d’entre
ont toujours plébiscité le genre, le notre horizon : en témoignent les elles. « La chute de la maison Usher »,
savent bien. hordes cannibales de La Route, le récit « Ligeia », « Manuscrit trouvé dans
Dans sa célèbre nouvelle « La peur », d’après le cataclysme de Cormac une bouteille », ne sont-ils pas des clas-
Maupassant assure que l’on n’est ja- McCarthy. siques liminaires de l’horreur ? La ré-
mais plus effrayé que par ce que l’on ponse est non, pas exactement. Le re-
ne comprend pas. Autrement dit, un L’ÉPOUVANTE SANS POE marquable travail de traduction mené
meurtre sanglant qui se déroule sous L’horreur est un genre codifié : pour par Christian Garcin et Thierry Gil-
nos yeux nous glacera bien moins l’écrivain, il s’agit de bâtir une œuvre lybœuf – dont le deuxième tome des
qu’une apparition inexplicable entre- dans laquelle tout doit concourir à Nouvelles intégrales de Poe vient de pa-
vue nuitamment au détour d’un cime- produire l’effroi recherché. Mais, raître – a été l’occasion de lever le ma-
tière. On aurait pu parier qu’après un pour toucher l’esprit du lecteur, pour lentendu. Poe, s’il jouait de l’horreur,
XIXe siècle épris de théories exotiques et que celui-ci en vienne à suspendre son n’en faisait pas la fin de son écriture.
prêt à adopter tout ce qui entretiendrait incrédulité, il importe de lui servir Il mélangeait les saveurs, mêlait
son romantisme, le XXe siècle, cartésien, l’épouvante sur un socle de réalité. l’épouvante au grotesque, parodiait le
aurait amputé nos esprits de la faculté Lovecraft s’appuie ainsi sur la science fantastique de son temps – avec tant
de s’effrayer de ce qui n’existe pas. Ç’a de son temps. Bram Stoker investit de talent qu’il est souvent impossible
été tout le contraire. Au XXe siècle, l’as- son Dracula d’effets de réel, fragments de le lire au second degré. L’étiqueter
tronomie et la science ont prouvé l’in- de journaux intimes et de coupures de écrivain d’horreur serait perpétuer la
signifiance de l’homme face à l’univers presse. Et Stephen King fonde ses légende noire diffusée par son premier
116 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 19-20 • Juillet-Août 2019
ment du genre. Et celui-ci
est le centre d’attentions
qui le consacrent : le
En France, vampire fait l’objet
littérature d’un volume de La
Pléiade paru cette
d’épouvante rime année ; Lovecraft,
encore souvent considéré comme
avec littérature un des pères des
lettres américaines,
de gare. a droit à une magis-
trale biographie, fruit
de vingt ans de travail de
l’universitaire S. T. Joshi, enfin
traduite en français. Auparavant, ses
œuvres ont bénéficié de nombreuses
retraductions signées François Bon. Et
chaque roman de Stephen King touche
les sommets des palmarès. L’épouvante
narrative se porte bien : il suffit de
considérer sa présence au cinéma. Et
en littérature, puisque, si le genre a
connu un âge d’or au XX e siècle, ces
vingt dernières années ont vu surgir
d’étonnants romans d’épouvante ex-
périmentaux, telle La Maison des
feuilles, de Mark Z. Danielewski – qui
renouvelle magistralement le récit de
maison maudite à coups de narrations
emboîtées et de jeux typographiques.
Image extraite du film américain The Grudge II (Takashi Shimizu, 2006).
Curieusement, et à quelques très re-
marquables exceptions près – Jean Ray
et son Malpertuis –, la France a produit
traducteur, Baudelaire, mal renseigné En fait, si le genre horrifique perdure, assez peu d’œuvres d’épouvante litté-
par le révérend Griswold, ennemi per- c’est parce qu’il procède de l’ombre raire, depuis le XIX e, au regard du
sonnel de Poe. Et si celui-ci a influé au-delà de notre compréhension du monde anglo-saxon. Sur ce point, il est
sur toute la littérature d’épouvante ul- monde, peu importe le cadre – reli- commun d’invoquer notre cartésia-
térieure – Lovecraft ne manque ja- gieux, moral, scientifique – dans le- nisme congénital. On peut aussi poin-
mais d’aller lui rendre hommage à quel on tente d’enfermer celui-ci. ter la séparation entre les récits popu-
Charleston –, ce serait lui rendre un Pour neutraliser l’horreur, il faudrait laires et la narration noble des grandes
bien mauvais service que de le ranger tout connaître. œuvres littéraires, patente chez nous.
sous cette bannière. Alors que le monde anglo-saxon a in-
On situe la naissance du genre hor- RÉCITS POPULAIRES tégré ces récits populaires dans sa litté-
rifique au début ou à la fin du Ce qui est nouveau, c’est qu’on prend rature, la France les a rejetés sous l’éti-
XIXe siècle, selon que l’on se sent proche aujourd’hui l’horreur au sérieux. Ste- quette « histoires à dormir debout ».
de Frankenstein (1818) ou de Dracula phen King, traité de tâcheron à ses dé- Dans le milieu de l’édition française,
(1897). Mais, bien sûr, l’épouvante est buts, est aujourd’hui une référence ci- littérature d’épouvante rime encore
aussi vieille que la narration. L’Anti- tée par des critiques huppés, et ses souvent avec littérature de gare. Pour-
quité a ses histoires de spectres et sa œuvres font l’objet de vastes recensions tant, l’épouvante reste bien présente.
mythologie riche en monstres. Le critiques dans les journaux prestigieux Dans les marges des genres et dans les
Moyen Âge a l’enfer chrétien et les – The New York Times et autres. Des polars violents d’une Karine Giebel.
chansons de gestes pleines d’hérétiques écrivains estampillés littéraires n’hé- Dans les outrances des romans de Jé-
COLLECTION CHRISTOPHEL
monstrueux équipés de cornes et de sitent plus à employer des motifs rémy Fel. Et dans les bibliothèques de
griffes. Le XVIIIe siècle et ses Lumières d’épouvante dans leurs romans – les fi- beaucoup de lecteurs. Et elle persistera
tentent bien de disperser les spectres, gures de mort de Cormac McCarthy, tant que le monde nous donnera des
mais ils résistèrent, parfois via la reli- les fantômes vengeurs du Lunar Park raisons d’avoir peur. Autant dire qu’elle
gion, avant de ressurgir au XXe siècle. de Bret Easton Ellis découlent directe- a de beaux jours devant elle… L
Un vampire aux
dents longues
Le Dracula d’origine doit davantage au Londres
victorien qu’à la mythologie des Carpathes.
Par Alain Pozzuoli
temps la société in- émaciée d’un comte pour habitude d’empaler les nobles
CHRISTO
dustrielle est en Dracula : c’est un pay- rebelles et les soldats ottomans contre
plein essor. Dracula san illettré, au teint ru- lesquels il guerroyait. C’est donc en
CTION
BRIDGEMANIMAGES.COM
des crimes de Whitechapel qui (pour ne pas dire de la sous-littérature),
tinrent en haleine la population il trouve enfin sa place dans un volume
de la ville, et, à l’heure où le ro- qui convoque à ses côtés les figures que
man est publié, personne n’a de sont Coleridge avec Christabel, Polidori
certitudes sur l’auteur de ces avec Le Vampire, Byron avec Fragment,
meurtres. Stoker, avec Le Fanu et sa fameuse Carmilla, qui,
Dracula, ravive les de toute évidence, inspira Stoker pour
plaies non cautérisées Le reflet écrire son chef-d’œuvre, et enfin, moins
et rappelle une évi- d’une période connue, Florence Marryat avec Le Sang
dence : nous sommes Jack the Ripper, du vampire.
seuls et impuissants tourmentée, un modèle ?
Un hommage tardif rendu à l’un des
face au mal, face à ballottée entre presse, enregistre- maîtres de la littérature d’épouvante
l’inconnu, face à la tradition et ments phonogra- qui n’en finit pas de nous passionner au
puissance de l’ir- phiques, en com- fil des décennies et de ses nombreuses
rationnel toujours pré- modernité. posent la tra me, adaptations cinématographiques. L
gnant en cette époque échappant au récit roma-
victorienne, où les séances nesque linéaire habituel.
de spiritisme anticipent celles de la Quant au mythe du vampire, Sto- À LIRE
psychanalyse balbutiante. Dracula est ker en pose les codes de façon quasi dé-
un électrochoc qui annonce une ère finitive, du moins pour les quelque
DRACULA ET AUTRES
nouvelle. Dans son écriture même, le soixante-dix années à venir, jusqu’à la ÉCRITS VAMPIRIQUES,
roman est avant-gardiste et novateur : publication d’Entretien avec un vam- recueil, traduit de l’anglais
journaux intimes des protagonistes, pire d’Anne Rice, en 1974. Il y a un par Alain Morvan, éd. Gallimard,
journal de bord du commandant du avant et un après Dracula, qui est à la « Bibliothèque de La Pléiade »,
1 168 p., 63 €.
Déméter, télégrammes, coupures de fois la quintessence du XIXe siècle qui
DRACULA (EXTRAIT)
Note laissée par Van Helsing […]
Le 27 septembre
Mon bon ami John,
Je vous écris ceci au cas où l’imprévisible se pro-
duirait. Je vais seul au cimetière. J’aimerais que la
RNB/COLUMBIA PICTURES/COLLECTION CHRISTOPHEL
Opéra cosmique
perdus dans le désert d’Australie ou
dans les glaces de l’Antarctique
portent leurs marques et leurs noms
– Yog-Sothoth, le grand Cthulhu,
Nyarlathotep surnommé « le Chaos
Enfin la biographie tant attendue de celui qui a sorti rampant ». Des peuples dégénérés les
la littérature d’épouvante de son carcan judéo-chrétien révèrent comme des dieux. Mais, à
pour la projeter dans l’espace et le temps. l’instar des forces cosmiques, les enti-
tés lovecraftiennes ne se reconnaissent
Par Alexis Brocas aucun adepte. À la fin, personne ne
sera sauvé. Et le pire : tout cela est
scientifiquement crédible. Il suffit de
es pionniers ne se présentent pas vieilles tantes. Et c’est cet amoureux lever la tête vers un ciel de nuit pour
en avant – plutôt à cause de son refus l’histoire de la littérature. Enfin, il du temps (1935)
de céder aux injonctions des éditeurs, rappelle que, pour écrire, Lovecraft Un professeur d’écono-
refus que justifie aujourd’hui sa avait besoin de conditions physiques mie s’évanouit en cours
postérité. et psychologiques particulières, et que et se réveille dans un
De même, ce n’est pas sa faute si ses rien n’indique qu’il aurait créé davan- corps étranger, dans
admirateurs se sont emparés de ses in- tage s’il avait eu plus de temps à y une cité cyclopéenne antérieure à
ventions pour les plier à leurs propres consacrer. l’espèce humaine. Remis d’« un
épisode hallucinatoire », il apprend
conceptions. Ainsi son grand ami Au- S. T. Joshi est un critique sévère, ce
que l’on a découvert, dans le
gust Derleth, qui transforma l’anti- qui rend ses analyses d’autant plus in- désert australien, les restes d’une
mythologie fantastique et cosmique de téressantes. Sa façon de rejeter les textes cité qui ressemble à ses rêves.
Lovecraft en une parodie de mythe que Lovecraft a révisés (à quelques
Juillet-Août 2019 • N° 19-20 • Le Nouveau Magazine Littéraire 123
dossier Horreur
King size
œuvre-là reste à redécouvrir.
– ceux, en particulier, publiés sous le situation ne tarde pas à s’améliorer. Ce Un homme découvrant
qu’il peut revenir
pseudonyme de Richard Bachman – revirement, à en croire l’intéressé, est
dans le passé décide
creusent un sillon plus naturaliste. Cujo notamment dû au fait que la plupart d’empêcher l’assassinat
et Misery sont dénués de surnaturel ; des critiques l’ayant vilipendé à ses dé- de JFK. Mais est-ce
mais pas Simetierre ; et certainement buts sont désormais hors circuits. Dans vraiment une bonne idée ?
pas Ça. Avec La Tour sombre et ses huit les années 2000, il devient un « grand
volumes, le romancier achève de brouil-
ler les pistes et prête allégeance à l’ima-
ginaire au sens large, lorgnant du côté
de la fantasy, de la SF et du western.
La vie même de l’écrivain est émail- LE FLÉAU (EXTRAIT)
lée de crises et de ruptures : une cure Des cadavres par milliers, non, par millions,
de désintoxication au mitan des an- la population de New York. Une population
nées 1980, un grave accident de voiture entière qui se putréfiait. L’alimentation en
en 1999, l’annonce de l’arrêt de sa car- électricité continuait toujours, mais plus
rière en 2002 (une quinzaine de titres pour longtemps, se disait Larry. […] La nuit
suivront). En 2003, stupeur : succédant précédente, Rita et lui, sur le balcon,
avaient contemplé ces vastes étendues
à Philip Roth, l’auteur reçoit le Natio-
d’obscurité. Quand il n’y avait plus de lu-
PROD DB/ALLPIX/AURIMAGES
nal Book Award pour l’ensemble de son mière, il n’y avait plus d’air conditionné non
œuvre. Harold Bloom, critique litté- plus. Ainsi, ceux qui étaient morts chez eux
raire connu pour ses positions intran- se décomposaient dans la fournaise. Et
sigeantes, y voit le symptôme d’un ef- Larry ne pouvait s’empêcher de penser à
fondrement culturel généralisé : « Que la scène vue dans les toilettes publiques.
[les membres du jury] aient pu trouver Cet être noir, qui semblait revenir à la vie
une valeur littéraire à cette production, à force de mutilations. Le Fléau, un téléfilm de Mick Garris, 1994.
Souffler le show
conteur » ; il parle des gens, de la
société. Il parle de l’Amérique.
En 2015, Barack Obama lui décerne
la National Medal of Arts, la plus haute
récompense fédérale. Démagogie ou
prise de conscience tardive ? La ques-
tion de sa valeur littéraire n’est toujours
pas réglée. Ailleurs, le mur érigé par les
et l’effroi
élites continue de se fissurer. En 2001, En nos temps anxiogènes, l’épouvante ne connaît pas
un auteur de BD (Chris Ware) se voit
seulement un regain, elle irradie tout le cinéma.
remettre un American Book Award.
En 2016, Bob Dylan remporte le No- Par Hervé Aubron
bel de littérature. En 2019, Game of
Thrones fait la une de la presse.
l
EXALTATION DES FAIBLESSES
Stephen King a vendu 350 millions de cette année, un cardio- zophrène, tandis que Lars Von Trier
livres, a été adapté une centaine de fois gramme du cinéma plutôt livrait une sorte d’autoportrait en
à l’écran et, bien avant J. K. Rowling, juste : palme d’or pour Para- odieux serial killer (The House That
a amené toute une génération à la lec- site, film d’horreur (entre Jack Built, 2018)… Du côté des séries,
ture. En se posant en héraut du genre, autres) du Sud-Coréen Bong Twin Peaks a rouvert ses enfers peu-
toutefois, il s’est tiré une balle dans le Joon-ho ; carrosse d’or pour l’en- plés d’esprits malins, et The Walking
pied. Reproche-t-on à un George semble de son œuvre décerné à John Dead en est à sa neuvième saison,
Saunders, à une Margaret Atwood ou Carpenter, l’auteur du classique Hal- confirmant que le zombie est désor-
à un David Mitchell de faire primer la loween. Ces dernières années, le plus mais une mythologie grand public.
substance sur l’écriture en braconnant vif de la fiction audiovisuelle a en ef-
sur les terres de l’imaginaire ? Non, car fet été porté sur l’épouvante : une CAPITALISME CANNIBALE
ils n’ont jamais présenté ces dernières amazone extraterrestre (Scarlett Jo- Ce n’est pas tant que les films
comme leur patrie d’élection. Certes, hansson) chassant les hommes dans d’épouvante constituent un genre
King n’a pas écrit Finnegans Wake, Lo- Under the Skin (Jonathan Glazer, réhabilité, c’est qu’ils ont irradié le
lita ou L’Arc-en-ciel de la gravité. Certes, 2014), le cannibalisme ou le vampi- cinéma tout entier. C’est bien le
il n’est pas un styliste d’exception. risme promus allégorie du racisme moins, dès lors que le monde paraît
Reste qu’en explorant le tréfonds de (Get Out, Jordan Peele, 2017) ou du sous la coupe d’un scénario ef-
l’âme humaine, en la soumettant aux show-business dans The Neon Demon frayant : hantise de l’effondrement
turpitudes les plus extrêmes, il en a dé- (Nicolas Winding Refn, 2016) et écologique, du chaos qu’il provoque-
voilé des composantes inédites. Et on Under the Silver Lake (2018), réalisé rait, mais aussi dégoût pour l’avidité
peut supposer que plusieurs de ses ro- par David Robert Mitchell – dont le économique, gourmande en viande
mans seront encore lus dans cinquante premier film, It Follows, était un film et en corps sacrifiés (les laissés-pour-
ans : car, derrière la peur, ils exaltent d’épouvante roué. M. Night Shyama- compte et les travailleurs pauvres) et
les faiblesses humaines. lan, l’auteur de Sixième sens, a lui re- in fine de toute vie (l’extinction des
D’aucuns ont comparé le mauvais pris du poil de la bête avec Split et espèces qui s’accélère).
génie du Maine à un certain Charles
Dickens : deux écrivains immensément Image de la série The Walking Dead, saison 8 (2017).
lus et mésestimés en leur temps. « Vul-
gaire », lâchait William Wordsworth à
propos de l’Anglais. Qui, lui aussi, dé-
crivait le monde tel qu’il était, et non
comme il aurait voulu qu’il soit. Ste-
MOTION PICTURES/COLLECTION CHRISTOPHEL
cette parade d’hypnotiseurs le autre, du noir tout bêtement, qui per- que s’impose la figure du tueur en sé-
pressentiment de l’horreur vers laquelle mettait au cinéma des premiers temps rie. Il se fabrique là l’un des cinémas
s’achemine l’Allemagne. De l’autre côté de passer outre ses faibles ressources en américains les plus politiques qui aient
de l’Atlantique, les studios mettent en terrorisant par ce qu’il ne montrait pas), été. Les piliers du genre dressent le ta-
concurrence leurs boutiques des hor- mais s’y additionne celle du trop connu, bleau d’un pays malade, d’un empire
reurs, de Dracula en Momie en passant du cliché dupliqué au-delà du raison- où quelque chose a pourri. George Ro-
par Frankenstein ou King Kong. Après nable par l’industrie culturelle, jusqu’à mero reconfigure le mythe vaudou du
guerre, le genre tourne au ralenti, abs- produire des figures monstrueuses, qui zombie pour en faire une figure com-
traction faite de quelques joyaux. On ne ressemblent plus à rien. Auparavant, plexe – à la fois le comble de l’aliéna-
décline, sur le mode d’attractions en on oubliait l’horreur du monde grâce tion et de la révolution, les morts étant
carton-pâte, l’horreur gothique d’autre- aux signes, aux mots, aux images qui les derniers à encore se soulever. John
fois (la série des Dracula avec Chris- nous servaient de cabane ou de pa- Carpenter transforme les banlieues ré-
topher Lee, produite par la Hammer). ravent. Désormais, ces signes ne sont sidentielles en échiquiers mortifères
plus dignes de confiance, de- dans Assaut, Fog ou Halloween.
QUELQUE CHOSE A POURRI viennent eux-mêmes in- Tobe Hooper, dans Mas-
À la fin des années 1950, Alfred Hitch- quiétants. On a à la fois sacre à la tronçonneuse,
cock redonne vigueur et nécessité à peur de l’invisible et entrevoit les États-dé-
l’épouvante en enchaînant Vertigo
(1958) et Psychose (1960). Vertigo : un
du visible.
Cette conjonction
Après Vertigo sunis d’aujourd’hui,
en filmant un car-
détective envoûté suit une femme pos- sera à l’origine du et Psychose, nage entre ploucs
sédée par l’esprit d’une morte et repro- formidable regain on a à la fois peur texans cannibales et
duit, sans s’en rendre compte, la mise du genre à la fin des de l’invisible hippies antipa-
en scène dont il a été le jouet. Il est années 1960, et tout thiques. Brian De-
damné d’avoir confondu une image et au long des années et du visible. Palma, de Carrie en
une femme – le spectateur de cinéma 1970-1980. Bien sûr, Pulsions, redéploie l’in-
a perdu toute innocence. Psychose : le les trucages ont gagné en tuition hitchcockienne
premier slasher movie, soit « film d’en- efficience. Bien sûr, le climat selon laquelle les images sont
tailleur », centré autour d’un tueur en est anxiogène aux États-Unis : guerre désormais mortelles et tueuses, Steven
série à l’arme blanche. La même année, monstrueuse qui s’enlise au Vietnam, Spielberg, avec Les Dents de la mer, fait
Michael Powell signe Le Voyeur, où un dont reviennent des corps et des esprits monter des abysses un refoulé dévasta-
homme utilise une caméra comme détruits, crise économique et politique teur, David Cronenberg tire les consé-
arme mortelle : son pied aiguisé fait of- entretenant la paranoïa – le film ama- quences de l’ingénierie biologique et de
fice de lame tandis que la caméra sai- teur d’Abraham Zapruder, enregistrant nos mutations, David Lynch, entre
sit le visage de la victime. Où l’on en l’explosion de la boîte crânienne de Francis Bacon et Happy Days, rend psy-
revient à l’indifférence de l’œil méca- JFK, Jackie tentant de rassembler les chotiques les imageries américaines.
nique, mais à un moment où l’horreur morceaux de sa cervelle, est un authen- Durant les années 1970, c’est le ci-
est désormais liée au devenir des tique film d’horreur. néma tout entier qui a des sursauts
images. L’épouvante n’est plus l’émanation d’horreur, à l’heure où les élans poli-
Tel est le sens de l’enchaînement de puissances occultes et radicalement tiques et artistiques des sixties sont en
Vertigo-Psychose : la peur immémoriale étrangères (façon vampire transylva- plein reflux : Sam Peckinpah, consta-
demeure (celle de l’inconnu, du grand nien), elle est next door – d’autant plus tant que le western à l’ancienne est un
Halloween (John Carpenter, 1978). Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974). Scream (Wes Craven, 1996).
COMPASS INTERNATIONAL PICTURES/FALCON INTERNATIONAL
SUNSETBOX/ALLPIX/AURIMAGES
chaque image (Blow Up), Marco Fer- Ira Levin (1967) Dan Simmons s’empare de
reri fait manger des corps jusqu’à la Avant d’inspirer le film de l’histoire vraie de l’expé-
Roman Polanski, Un bébé dition Franklin (anéantie
mort (La Grande Bouffe), Rainer
pour Rosemary fut un roman après trois hivernages dans
Werner Fassbinder filme un abattoir qui secoua les États-Unis des années les glaces). Et ajoute, au cannibalisme
pour dire le déni de l’horreur nazie 1960. Un jeune couple s’installe dans un de l’histoire vraie, celle d’un gigan-
(L’Année des treize lunes), Pier Paolo bel appartement new-yorkais. Mais l’im- tesque monstre qui vient égayer l’ago-
Pasolini connecte les atrocités imagi- meuble pâtit d’une sinistre réputation. nie de l’équipage, pour la plus grande
nées par le marquis de Sade et celles Et les voisins semblent éprouver un in- joie du lecteur.
d’un fascisme selon lui toujours agis- térêt suspect pour la grossesse de Ro-
Les Furies de Boras
sant (Salò ou les 120 Journées de semary. Ira Levin est une excellente ro-
et La Dame en jaune
Sodome). mancière psychologique, ce qui lui Anders Fager (2011)
permet de maintenir le suspense
Une bande de lycéennes
SCREAM, FAUSSE ÉPITAPHE jusqu’au bout.
scandinaves piège des
Durant les années 1980-1990, l’hor- Ghost Story jeunes gens pour les offrir
reur revient au bercail du cinéma de Peter Straub (1979) en sacrifice à un Dieu ancien. Deux
genre tandis que croissent l’hédo- Quatre vieux messieurs se créatures difformes tâchant de se faire
nisme consumériste et le fantasme réunissent régulièrement passer pour humaines achètent un lot
d’une dématérialisation générale pour se raconter des his- de prostituées slaves qui iront à leur
– autant dire le déni de tout rebut et toires à faire peur. Le pro- grand-mère. Un monstre au fond d’un
de toute ordure. En 1996, le virtuose blème – ils ne se l’avouent pas tout de gouffre manipule un enfant. Un autre,
suite –, c’est que la plupart sont vraies. tombé de l’espace, avale tout ce qui le
Scream de Wes Craven, jonglant avec
Et que la mort, un an plus tôt, de leur ami touche. Le Suédois Anders Fager est un
les mises en abyme, ramène le slasher Edward n’est en rien un hasard. Cauche- digne successeur de Lovecraft, dont il
movie à un jeu et clôt une séquence. mars, possessions, meurtres sauvages : actualise les motifs, qu’il pimente
Après lui, le cinéma d’horreur de- le passé frappe à leur porte. parfois d’un humour noir des plus cor-
vient un stock de références comme rosifs. Et il y tourne parfois l’épouvante
un autre, recyclé à qui mieux mieux Le Jeu de la
en critique sociale, à la façon d’un
damnation
en parodies et remakes. L’imagerie Clive Barker (1985)
Stephen King. Éprouvant et magni-
numérique prend tout son essor : elle Il y eut un temps où Stephen fiquement écrit.
permet certes des visions sanguino- King avait un rival à sa hau- 300 millions
lentes hautement réalistes (Saw, Hos- teur : Clive Barker. Un
ONS
pacte Blake Butler (2014)
tel…) en même temps qu’elle met la d’immortalité noué autour d’une partie Cela commence par un vieil
merde fondamentale à distance : de carte dans une Varsovie dévastée, hippie, qui se croit possédé
l’âge d’or horrifique des années 1970- un millionnaire américain qui engage par une créature nommée
1980 devait sans nul doute beaucoup un ex-taulard pour se prémunir contre Grenfell et ouvre sa maison
aux effets spéciaux mécaniques, à la une menace innommée, et l’horreur pa- à tous les ados du coin désireux de se
fois devenus très sophistiqués et iné- roxystique se déchaîne. droguer. Et cela se finit par la destruc-
vitablement limités, qui obligeaient tion de l’humanité. Entre les deux,
La Maison des feuilles
à se tenir sur le fil entre abstraction Mark Z. Danielewski (2000) 550 pages d’une langue à la lisière de
L’histoire d’une maison or- l’intelligible. La langue de Grenfell…
et grotesque, rigueur et farce.
Les années 2000, de ce point de dinaire, si ce n’est qu’une Un rapport
vue, ont pu s’apparenter aux années porte censée ouvrir sur le Brian Evenson (2016)
1950 – ce moment où l’épouvante re- jardin donne sur un dédale. Un cow-boy mort qui conti-
Et un roman où les récits se déploient en nue à discuter avec son ca-
devenait un repaire de brocanteurs
parallèle grâce à d’impressionnants jeux marade. Un monde où il
goguenards refourguant ce qui avait de mise en pages. D’un côté, le récit des pleut de la chair. Un homme
précédé. Nous en revenons sans premiers occupants. De l’autre, l’histoire développe une obsession pour les
doute aujourd’hui à une phase proche d’un photographe, nouveau propriétaire chevaux couchés dans le champ voisin :
des années 1970, où l’effroi concerne de la maison, qui mène des explorations sont-ils vivants ou sont-ils morts ? Il y
de nouveau le cinéma dans son en- dans l’aberrant labyrinthe. Quand la ter- a du Kafka et du Lovecraft chez
semble. Et pour cause : l’horreur est reur rejoint l’expérience littéraire. Brian Evenson.
devant nous. L
Les divulgâcheurs
Dévoiler la fin d’une histoire tient à présent du crime impardonnable.
C’est dire l’importance qu’ont prise les fictions dans nos vies.
e terme issu de l’anglais « spoi- conditions d’accès à l’avant-première à nous rendre disponibles à la fiction.
LOUIS-
FERDINAND
En
partenariat
avec L’esprit
d’ouver-
ture.
Cet été, chacun
sa Petite Vermillon !
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