VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019

75E ANNÉE– NO 23304

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FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

LE MONDE DES LIVRES ­ SUPPLÉMENT  LA GRANDE POÉTESSE RUSSE SOUS LA TERREUR STALINIENNE

Retraites : l’exécutif échoue à convaincre la CFDT
▶ L’annonce par Edouard
Philippe de l’instauration
▶ « La ligne rouge est fran­
chie », estime le secrétaire
▶ Une partie des députés
de La République en
▶ Age d’équilibre, valeur
du point, bonifications... 1 ÉDITORIAL
d’un « âge d’équilibre » général de la CFDT, marche s’inquiètent des « Le Monde » décrypte les LE PARI RISQUÉ
pour les retraites, qui pour­ Laurent Berger, appelant à conséquences de la douze principaux points
rait être à 64 ans, a provo­ se joindre à la mobilisation fracture avec les syndicats du projet de réforme DU GOUVERNEMENT
qué la colère des syndicats du 17 décembre réformistes PAG ES 8 À 12 PAGE 31

Europe La Commission lance
LA RÉFORME DES RETRAITES EN DÉBATS un ambitieux « green deal »

« L’objectif est ainsi 
ursula von der leyen, la prési­ L’Union européenne devra con­
dente de la Commission euro­ sacrer 25 % de son budget – soit
péenne, a présenté mercredi de 260 à 300 milliards d’euros par
11 décembre la priorité de son an –, pour arriver à la neutralité
mandat : la transition écologique. carbone en 2050. La Commission
Le « green deal », « c’est notre compte ainsi revoir ses objectifs à
stratégie de croissance, a­t­elle dé­ la hausse pour 2030, et rallier les

assumé de réduire la 
claré à Bruxelles, à l’occasion de la trois pays (Pologne, Hongrie et
COP25, qui se tient à Madrid, il République tchèque) qui ne s’y
s’agit de réconcilier l’économie sont toujours pas engagés.
avec la planète ». PAGES 2-3

dépense de retraite » Israël
Un troisième 
scrutin en mars
faute de coalition
Sahel
Report du sommet 
après l’attaque
djihadiste au Niger
▶ Dans une tribune au ▶ « Le gouvernement a ▶ « L’introduction d’un
« Monde », l’économiste réussi à obscurcir toutes âge pivot tue le principe En dépit d’ultimes Quelque 71 militaires nigé­
tractations, le Parlement riens ont été tués par des
Antoine Bozio, dont les les avancées sociales pos­ même d’une valeur uni­ israélien a été dissous, le djihadistes, mardi 10 dé­
travaux sont à l’origine sibles d’un tel système que du point », explique 11 décembre, faute d’avoir cembre, à Inates, près de la
du projet d’Emmanuel pour mettre en avant une de son côté l’économiste pu former une coalition frontière malienne. Il s’agit
Macron, critique les mesure budgétaire », Philippe Askenazy gouvernementale. Israël des plus lourdes pertes
choix du gouvernement souligne M. Bozio PAGE 29 se prépare à de nouvelles depuis le début du conflit.
élections, les troisièmes Emmanuel Macron a re­
en moins d’un an porté le sommet de Pau
PAG E 4 PAGE 4

Brexit Finances Cinéma

La fracture Nord­ Malaise autour Rétrospective UN SUBLIME MÉLO TROPICAL
Sud de l’Angleterre, du président à Beaubourg
ressort du vote américain de la du réalisateur
des Britanniques Banque mondiale Richard Linklater
PAG E 6 PAGE 15 PAGE 2 2

LE REGARD DE PLANTU
RATNO SARDI

Découverte 
d’une fresque
de 44 000 ans
des silhouettes mi­humaines,
mi­animales ont été découvertes
dans une grotte de l’île indoné­
sienne de Sulawesi, et la fresque
date de 44 000 ans au minimum,
soit plus de 20 000 ans avant celle LA VIE

INVISIBLE
de Lascaux. On devine sur la pa­
roi au moins huit petites figures
brunes stylisées, qui évoquent
une scène de chasse.
Le site, découvert en décem­
D’EURÍDICE GUSMÃO
©CARACTÈRES - CRÉDITS NON CONTRACTUELS

UN FILM DE
bre 2017, se situe près d’une car­ KARIM AÏNOUZ
rière de ciment, dans une zone
occupée par l’homme depuis au
moins 50 000 ans. ACTUELLEMENT AU CINÉMA
PRIX DU JURY ET DE LA PRESSE
BIARRITZ 2019

PAG E 7
Algérie 220 DA, Allemagne 3,50 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,50 €, Belgique 3,00 €, Cameroun 2 300 F CFA, Canada 5,50 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 300 F CFA, Danemark 35 KRD, Espagne 3,30 €, Gabon 2 300 F CFA, Grande-Bretagne 2,90 £, Grèce 3,40 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,40 €,
Hongrie 1 190 HUF, Irlande 3,30 €, Italie 3,30 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,00 €, Malte 3,20 €, Maroc 20 DH, Pays-Bas 3,50 €, Portugal cont. 3,30 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 300 F CFA, Suisse 4,20 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,80 DT, Afrique CFA autres 2 300 F CFA
 INTERNATIONAL
0123
2| VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019

L’ U E   FA C E   À   L A   C R I S E   C L I M AT I Q U E

La Commission 
lance un « green 
deal » ambitieux
Ursula von der Leyen a présenté mercredi
la pièce maîtresse de son mandat. La transition
écologique, dont le financement reste imprécis,
devra concerner toutes les politiques de l’UE

bruxelles ­ bureau européen – publics et surtout privés – pour arriver à la

neutralité carbone en 2050 », complète Frans

U
rsula von der Leyen en a
fait sa priorité. Mercredi
11 décembre, dix jours après
son entrée en fonction, la
présidente de la Commis­
sion a dévoilé devant le Par­
lement européen le « green deal » qui doit
être la pièce maîtresse de son mandat. Une
manière de tourner la page des crises qui ont
jalonné la mandature de son prédécesseur
(Grèce, migration, Brexit) et de donner un
nouveau projet à l’Europe, à l’heure où la
croissance ralentit. Le « green deal », « c’est
notre stratégie de croissance », a lancé
Mme von der Leyen.
Elle a comparé ce moment dans l’aventure
européenne à celui qui, il y a 70 ans, a dé­
bouché sur la Communauté européenne du
charbon et de l’acier (CECA) et les débuts de
la construction communautaire. « Aujour­
d’hui, il s’agit de réconcilier l’économie avec
la planète », a­t­elle expliqué.
Qu’il s’agisse de la politique énergétique,
de l’industrie, des transports, des sols, de
l’eau, de la construction, du commerce, de la
recherche ou encore de la biodiversité et de
l’agriculture, l’exécutif européen se veut sur
tous les fronts de la transition écologique. Le
« green deal » doit irriguer tout l’arsenal lé­
gislatif et réglementaire de l’Europe. Au pro­
gramme, entre autres, un objectif zéro pollu­
tion, la révision des normes d’émissions
pour les véhicules, des investissements dans
le secteur ferroviaire afin que l’on puisse tra­
verser le continent en train sans que l’avion
s’impose, la mise en place d’un million de
points de recharge de batteries…
Au total, précise la Commission, au moins
25 % du budget de l’Union européenne (UE)
devra, à terme, être consacré à la transition
écologique. « Il faudra des investissements
de 260 milliards à 300 milliards d’euros par an
Timmermans, vice­président de la Commis­
sion européenne chargé du « green deal ».
La communication de Mme von der Leyen
était très attendue. Que ce soit par les élus
de Strasbourg, à qui elle a multiplié les pro­
messes pour emporter leur aval et qu’elle
devra convaincre d’apporter une majorité à
ses projets. Ou par les Etats membres, qui
ne partagent pas tous la même vision pour
l’avenir. Dans ce contexte, la mise en œuvre
du « green deal » promet d’être compliquée.
Tour d’horizon des sujets qui s’annoncent
les plus épineux.
Une ambition climatique revue à la
hausse pour 2030 La Commission compte
revoir ses objectifs à la hausse pour 2030,
afin de permettre à l’UE d’atteindre la neu­
tralité carbone d’ici à 2050. Pour l’heure,
trois pays – la Pologne, la République tchè­
que et la Hongrie – ne se sont pas encore
ralliés à cette ambition pour le milieu du
siècle. Le nouveau président du Conseil
européen, Charles Michel, espère convaincre
les derniers récalcitrants lors d’un sommet
européen, jeudi 12 décembre.
Mercredi, Mme von der Leyen a donc fait de
la dentelle. Elle a bien évoqué l’étape inter­
médiaire de 2030, et la nécessité de relever
les ambitions à cette échéance. Comme elle
l’a souvent dit, les émissions de carbone
devront ainsi être réduites dans une pro­
portion de 50 % à 55 % d’ici là, contre un
objectif actuel de 40 %.
Mais la loi climat, qui devrait être présen­
tée en mars 2020, ne spécifiera pas ce chiffre,
un signal auquel une grande majorité de par­
lementaires tenait pourtant. Elle renverra à
des évaluations ultérieures et à une proposi­
tion de la Commission à l’été 2020. Après
quoi, la loi climat sera amendée. « Nous
serons en ordre de marche avant la COP26 de
Glasgow (prévue fin 2020) », a promis la pré­
sidente de l’exécutif européen.
Neuf Etats membres, dont la France, la
Suède, les Pays­Bas, le Portugal, le Danemark,
la Finlande et la Belgique, militent pour
qu’elle sanctuarise l’objectif de 55 %. D’autres
pays, dont l’Allemagne, sont moins allants.
AU TOTAL, SELON  Au Parlement européen, à part l’extrême
LA COMMISSION,  droite, personne ne s’oppose à cet objectif.
Même si les Verts, eux, militent pour une
AU MOINS 25 %  baisse des émissions de 65 % d’ici à 2030.
DU BUDGET  La PAC devra s’adapter au « green deal » Au
Parlement européen, comme parmi les Etats
DE L’UNION  membres, on s’interrogeait aussi sur la
EUROPÉENNE  manière dont Mme von der Leyen intégrerait
– ou pas – la politique agricole commune
DEVRONT, À TERME,  (PAC) à son « green deal ». Le fait que la der­
nière version du budget pluriannuel de
ÊTRE CONSACRÉS  l’Union européenne, qui vient d’être présen­
À LA TRANSITION  tée, prévoit une hausse des moyens attri­
bués à la PAC tombe, de ce point de vue, à pic
ÉCOLOGIQUE pour ceux qui sont le plus attachés à la
défense de l’agriculture traditionnelle.
Au printemps 2020, la Commission
expliquera comment elle entend inciter
l’agriculture à être plus verte. Il faudra,
précise­t­on au sein de l’exécutif européen,
que « la réforme de la politique agricole
commune reflète les ambitions du “green
deal” » et soit donc adaptée à cet effet. Mais,
dans sa communication, Ursula von der
Leyen n’a pas précisé les choses, alors que
dans une version intermédiaire de son
projet, en début de semaine, était évoquée
la baisse de l’utilisation des pesticides
chimiques de 50 % d’ici à 2030.
Cela étant dit, la Commission propose que
40 % du budget de la PAC soit désormais
affecté à financer des activités qui partici­
pent de la lutte contre le réchauffement
climatique. En ce qui concerne les fonds
affectés à la pêche, elle propose que ce
pourcentage soit de 30 %.
Le financement de la transition reste très
imprécis « Il ne faut laisser personne der­
rière », martèle­t­on à la Commission. Si
l’exécutif européen ne parvient pas à em­
barquer les pays les plus en retard dans la
transition écologique, rien ne sera en effet
possible. Qui plus est, Mme von der Leyen est
bien consciente que chaque législation
accompagnant le « green deal » porte en elle

Les Vingt­Huit peinent à s’entendre sur la « finance durable »

Plusieurs pays ont refusé d’adopter en l’état un texte classant les activités économiques selon des critères environnementaux

bruxelles ­ bureau européen vais signal, alors que ce même d’une obligation de transparence choisir ses interventions, les Etats qu’où le gaz est une énergie de tran­ vités jugées compatibles avec la
jour, la Commission présentait pour les sociétés cotées de plus de seront en capacité de mettre en sition. Si le gazoduc est amortissa­ contrainte environnementale.

Q u’est­ce qu’une activité

« verte », « de transition »
ou « permettant la transi­
tion » écologique ? Pen­
dant des mois, le sujet a occupé, et
divisé, les parlementaires euro­
péens, les Etats membres et la
Commission. Tout ce que Bruxel­
les compte de lobbys, des repré­
sentants de la City aux syndicats
agricoles en passant par les repré­
sentants des grandes entreprises,
s’est mobilisé.
Finalement, les institutions
européennes étaient parvenues à
un compromis sur ce sujet qu’on
appelle « la taxonomie » et pen­
saient qu’il serait avalisé, mercredi
11 décembre, par les Vingt­Huit.
Las ! Plusieurs pays, dont la France,
les Etats de Visegrad (Hongrie, Ré­
publique tchèque, Slovaquie, Polo­
gne), la Roumanie et le Royaume­
Uni ont jugé que le texte ne pou­
vait être adopté en l’état. Un mau­
son « green deal ».
« Il n’y a pas de remise en cause du
compromis politique qui nous a été
présenté, mais des finalisations ré­
dactionnelles sont nécessaires. Il ne
s’agit que d’une simple péripétie »,
explique un diplomate, qui assure
que le texte devrait être validé
lundi 16 décembre. « Les pays ont
bloqué le compromis parce qu’il
rend pratiquement impossible le fi­
nancement de l’énergie nucléaire
par des produits financiers dura­
bles », juge pour sa part l’eurodé­
puté écologiste allemand Sven
Giegold dans un communiqué.
La taxonomie a pour objectif de
« créer le langage commun qui per­
mettra aux régulateurs et aux in­
vestisseurs de comparer les entre­
prises entre elles », explique Pascal
Canfin, le président de la commis­
sion environnement au Parle­
ment européen. La classification
élaborée s’accompagne en effet
500 salariés. Elles devront déclarer
la part de leur chiffre d’affaires qui
correspond à des activités « ver­
tes » ainsi que la part de leurs in­
vestissements qui participent de
place une fiscalité verte.
« Les activités vertes n’ont aucun
problème à se financer sur les mar­
chés, poursuit M. Canfin. Ce que
nous voulions, en revanche, c’était
« la transition ». Les investisseurs aider les secteurs qui participent à
pourront, dès lors, déterminer la la transition, ou la facilitent, à trou­
part de revenus issus d’activités ver des capitaux. » Mais sans ris­
économiques durables qu’ils fi­ quer de faire du « greenwashing ».
nancent, la Banque européenne C’est sur ces secteurs intermédiai­
d’investissement pourra mieux res que les discussions ont été les
plus compliquées. Car s’il ne fait
aucun doute que les énergies re­
nouvelables doivent figurer dans
BERLIN ET PARIS  la catégorie verte ou que le char­
bon doit être exclu de la taxono­
VOULAIENT ÉVITER QUE mie, la chose se complique pour
LE GAZ ET LE NUCLÉAIRE  des secteurs comme l’automobile,
la construction ou l’agriculture.
SOIENT EXCLUS DES  Et aussi pour le gaz et le nu­
cléaire. Ainsi, le gaz, quand il rem­
ACTIVITÉS COMPATIBLES  place le charbon, représente une
AVEC LA CONTRAINTE  avancée. Mais ne peut constituer
une solution satisfaisante à terme.
ENVIRONNEMENTALE « Toute la question est de savoir jus­
ble sur trente ans, alors ça n’est pas
possible. Mais sur une durée infé­
rieure, ça peut l’être », explique
M. Canfin. Quant au nucléaire, si,
en termes d’émission de CO2, il
n’est pas problématique, il pose de
lourdes questions en matière de
traitements de déchets.
« Sans préjugé »
Dans un communiqué, le groupe
des Verts au Parlement européen
évoque les « tentatives des gouver­
nements de politiser les critères en­
vironnementaux afin d’inclure
leurs industries nationales dans les
définitions européennes du déve­
loppement durable ». A commen­
cer par l’Allemagne et la France,
respectivement très préoccupées
du sort qui sera réservé au gaz et
au nucléaire. Berlin et Paris vou­
laient éviter à tout prix que ces
secteurs, stratégiques pour leur
économie, soient exclus des acti­
« Le compromis trouvé la se­
maine dernière pose le principe de
neutralité technologique. En clair,
l’évaluation d’une énergie doit se
faire sur des critères objectifs.
Sans préjugé. Certains passages
dans le texte, de ce point de vue,
méritent d’être précisés », expli­
que un diplomate.
Si les Vingt­Huit trouvent un ac­
cord lundi, ce sera ensuite à un
groupe d’experts, qui travaille sur
le sujet depuis deux ans, d’établir
les listes des trois catégories. Après
quoi, des actes délégués – l’équiva­
lent des décrets d’application fran­
çais – seront publiés dès la fin
2020 pour tout ce qui concerne le
climat, et fin 2021 pour le reste. A
n’en pas douter, Paris et Berlin sur­
veilleront de très près l’évolution
du dossier. Tout comme les parle­
mentaires. L’affaire est donc loin
d’être terminée. 
virginie malingre
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
le risque de mettre dans la rue des citoyens
inquiets, à l’image des « gilets jaunes » qui
ont commencé à occuper les ronds­points
français il y a un an.
Dans ce cadre, un fonds de « juste transi­
tion » de 100 milliards d’euros (entre 2021 et
2027) permettra d’aider les régions qui en
ont le plus besoin, celles dont l’économie est
la plus dépendante du carbone. Il se verra
attribuer quelques milliards, moins de dix,
qui proviendront du budget européen, le
solde émanant des cofinancements natio­
naux, de la Banque européenne d’investisse­
ment et de l’agence Invest EU.
Pour l’heure, et afin d’éviter les sujets qui
fâchent, on ignore comment ce fonds sera
financé. Certains pays, comme l’Allemagne,
plaident pour que l’argent soit prélevé sur les
actuels fonds de cohésion. Ce dont ne veu­
lent pas entendre parler Varsovie ni Buda­
pest, qui en sont d’importants bénéficiaires.
« Quelques milliards viendront des fonds de
cohésion, mais on ne sait pas si ceux­ci seront,
ou pas, augmentés à cet effet dans le prochain
budget pluriannuel de l’Europe », explique­
t­on dans l’entourage de Mme von der Leyen.
Lequel budget – pour la période 2021­2027 –
Des « initiatives prometteuses » qu’il faut accélérer
des objectifs ambitieux qui pour­
raient se transformer en opération de
« greenwashing ». Voilà l’appréciation de
la société civile, réunie à Madrid pour la
conférence mondiale sur le climat
(COP25), après la présentation par la Com­
mission européenne de son « green deal »,
mercredi 11 décembre. Une communica­
tion qui était attendue, tant l’Union euro­
péenne est vue comme la seule capable de
reprendre un leadership climatique dé­
faillant depuis plusieurs années.
« Les objectifs de ce deal sont ambitieux,
visant une transformation de l’économie
européenne », se félicite Sébastien Treyer,
directeur de l’Institut du développement
durable et des relations internationales,
qui salue « l’invitation au verdissement des
politiques macroéconomiques ». Le « green
deal » prévoit que le climat irrigue l’ensem­
ble des politiques publiques européennes
– énergie, industrie, transports, agricul­
ture, etc. – avec comme objectif final d’at­
teindre la neutralité carbone d’ici à 2050.
« Le “green deal” européen identifie les
bons chantiers à ouvrir pour y parvenir »,
approuve Neil Makaroff, responsable Eu­
rope au Réseau Action Climat (RAC). Parmi
les « initiatives prometteuses », il relève les
mesures proposées pour encadrer les
émissions des secteurs maritime et aé­
La présidente de la
Commission, Ursula von
der Leyen, à Bruxelles,
le 11 décembre. FRANCISCO SECO/AP
ardu alors qu’aucune réforme de la fiscalité
ne peut se faire, en Europe, sans un accord à
l’unanimité des Etats membres.
Mercredi, Ursula von der Leyen n’a finale­
ment pas évoqué la question d’une taxe sur
le kérosène pour le secteur aérien. La
Commission a en revanche l’intention de
compléter le système d’échange de quotas
d’émissions, dans lequel elle dit vouloir
inclure le transport maritime, qui n’y est pas
soumis pour l’instant, et y faire contribuer
davantage le transport aérien.
L’accord de Paris, « élément essentiel »
Pour accompagner cette transition, la
Commission souhaite mettre en place un
mécanisme d’ajustement aux frontières,
afin de prélever les importations de pays
extracommunautaires qui ne respectent pas
l’accord de Paris sur le climat. Elle a finale­
ment exclu la possibilité d’une taxe, qui
aurait nécessité une décision à l’unanimité
des Etats membres et présentait un risque de
non­conformité avec les règles de l’Organisa­
tion mondiale du commerce (OMC).
Après avoir longuement hésité, Mme von der
Leyen a finalement décidé d’inscrire les futurs
accords de libre­échange que conclura l’Union
européenne dans le cadre du « green deal ».
L’accord de Paris, explique­t­on à la Commis­
sion, en deviendra « un élément essentiel,
comme le sont aujourd’hui les droits de
l’homme ». « Si les pays avec lesquels nous
nouerons des accords commerciaux ne le res­
pectent pas, nous pourrons suspendre ces ac­
cords », poursuit cette source. « Pour la France
et l’Elysée, cet élément était fondamental », pré­
cise Pascal Canfin, président de la commis­
sion environnement du Parlement européen.
actuellement en cours de négociation, ne Une réforme du pacte de stabilité qui fera
met pour l’instant personne d’accord… polémique Un autre sujet promet de faire
Les critères d’attribution du fonds de juste débat entre les Etats membres : la révision
transition ne sont pas plus clairs. Seront­ils du pacte de stabilité et de croissance. Alors
réservés à certains pays ou pourront­ils que la Commission doit en évaluer, en 2020,
bénéficier à toutes les régions qui en les forces et les faiblesses, elle s’interrogera
auraient besoin ? Il faudra attendre jan­ sur la nécessité d’instaurer ou pas un traite­
vier 2020 pour en savoir plus. ment de faveur pour les investissements
Dans le même temps, plus globalement, la verts. Et la possibilité de ne pas comptabili­
Commission réfléchira à la définition de ser dans la dette publique les emprunts que
nouvelles règles en matière d’aides d’Etat les Etats pourront faire à cet effet. Une pers­
afin que les pays puissent apporter une assis­ pective qui ne convainc pas, jusqu’à présent,
tance aux entreprises les plus affectées dans les pays qui, comme l’Allemagne, sont atta­
le cadre de la transition écologique. Un chan­ chés à la rigueur budgétaire.
tier qui s’annonce, là aussi, complexe. D’ici là, la Commission aura intégré les ob­
jectifs de développement durable des Na­
Vers une remise à plat compliquée de la tions unies au dispositif de surveillance des
fiscalité énergétique Le « green deal » ne se­ politiques économiques des Etats membres.
rait pas cohérent s’il ne s’accompagnait pas Elle souhaite également y ajouter un méca­
d’une révision de la directive sur la taxation nisme de contrôle de leur action pour la tran­
énergétique, qui remonte à seize ans. Ce sition écologique, à l’image de ce qui existe
texte est, à plusieurs égards, contre­productif en matière budgétaire avec le pacte de crois­
au vu des nouveaux objectifs climatiques de sance et de stabilité. « Il s’agit d’éviter le
l’UE. Les Etats membres viennent de donner “greenwashing” », explique­t­on dans l’en­
leur feu vert au principe d’une réforme et la tourage de Mme von der Leyen. Reste à trou­
Commission fera ses propositions en la ver quel mécanisme pourrait jouer ce rôle. 
matière en juin 2021. Le sujet promet d’être virginie malingre
rien, « deux passagers clandestins de la po­ des plans climatiques plus ambitieux d’ici
litique climatique européenne », notam­ à 2020. Les nouveaux objectifs devront
ment la fin des subventions fiscales dont être adoptés par les chefs d’Etat et de gou­
ils bénéficient. Le RAC juge certaines me­ vernement, un processus qui risque de se
sures floues (comme celles ayant trait à la révéler complexe alors que seuls neuf
rénovation énergétique des logements) Etats membres militent pour une baisse
voire contre­productives, comme l’élargis­ de 55 % des émissions. Les associations,
sement du marché carbone au transport elles, appellent à atteindre – 65 % pour ne
routier, « proposition ancienne des conser­ pas dépasser 1,5 °C de réchauffement.
vateurs pour détricoter toute norme d’émis­ Pour le RAC, Bruxelles doit « accélérer ses
sion pour les voitures et poids lourds ». travaux » et présenter un nouvel objectif
avant mars 2020 afin d’« éviter de devenir
Calendrier tardif une opération de greenwashing » et de par­
Surtout, le « green deal » oublie qu’attein­ venir à « entraîner les pays très émetteurs,
dre la neutralité carbone en 2050 néces­ notamment ceux du G20 comme la Chine
site d’accélérer le rythme de la transition ou l’Inde, à faire de même avant la COP26 ».
écologique d’ici à 2030. La présidente de la Un sommet UE­Chine est prévu en sep­
Commission, Ursula von der Leyen, sou­ tembre 2020 à Leipzig (Allemagne) au
tient une réduction des émissions de gaz cours duquel Bruxelles espère pouvoir né­
à effet de serre de l’Union entre 50 % et gocier un accord avec Pékin.
55 % d’ici à 2030, contre 40 % aujourd’hui. Tous attendent également l’issue du
Mais la Commission ne présentera son Conseil européen des 12 et 13 décembre,
plan pour y parvenir qu’à l’été 2020. au cours duquel les Etats membres doi­
Avec ce calendrier tardif, l’UE « arrivera vent se prononcer sur l’objectif de neutra­
vraisemblablement les mains vides à la lité carbone en 2050. « Si l’Europe n’y par­
COP26 de Glasgow, en novembre 2020, venait pas, ce serait un très mauvais si­
mettant à mal la crédibilité de l’accord de gnal, prévient Neil Makaroff. Il y aurait
Paris », prévient Clément Sénéchal, chargé une opposition flagrante entre les discours
de campagne climat pour Greenpeace sur l’ambition et l’incapacité des Etats à
France. Le traité international, conclu s’entendre pour agir. » 
en 2015, prévoit que les pays présentent au. g. (madrid, envoyée spéciale)
international | 3
A la COP25, très peu
d’avancées parmi les
grands Etats pollueurs
Quatre­vingts pays prévoient de réviser leurs
objectifs à la hausse avant 2020, mais ils ne
totalisent que 10,5 % des émissions de CO2
madrid ­ envoyée spéciale
I l y a la colère des jeunes qui
manifestent encore et encore.
Les études scientifiques qui se
multiplient sur les effets de la crise
climatique, depuis la fonte des gla­
ciers à la disparition des espèces.
Et les discours toujours plus vi­
brants qui appellent à l’action.
Pourtant, à deux jours de la clôture
de la 25e conférence des Nations
unies sur le changement climati­
que (COP25) à Madrid, l’écart sem­
ble toujours aussi grand entre les
attentes des défenseurs du climat
et la volonté politique des pays les
plus émetteurs de gaz à effet de
serre. La journée de mercredi
11 décembre, qualifiée de « jour de
l’ambition » par la présidence chi­
lienne, n’a enregistré que de fai­
bles avancées sur ce sujet crucial.
Selon la ministre de l’environ­
nement chilienne, Carolina Sch­
midt, 73 pays (Mexique, Argen­
tine, Chili, Fidji, Maroc, Pakistan,
etc.) se sont désormais engagés à
présenter, avant la fin de l’année
2020, des plans climatiques plus
ambitieux afin de réduire leurs
émissions de gaz à effet de serre
d’ici à 2030. Soit cinq Etats de plus
que la liste déjà annoncée lors du
sommet pour le climat de l’ONU
de septembre. Le cercle de ré­
flexion américain World Resour­
ces Institute décompte de son
côté 80 pays – dont certains,
comme l’Afrique du Sud, ne sont
pas dans la coalition chilienne
mais ont tout de même pris des
engagements –, qui représentent
seulement 10,5 % des émissions
mondiales de CO2.
En outre, 73 pays (pas forcément
les mêmes), 14 régions, 398 villes
et 786 entreprises ont promis
d’atteindre la neutralité carbone
d’ici à 2050. « De plus en plus de di­
rigeants nous rejoignent pour
montrer qu’augmenter l’ambition
est à la fois nécessaire et possible »,
a déclaré Carolina Schmidt.
L’accord de Paris pour le climat,
scellé en 2015, prévoit que les Etats
soumettent de nouveaux plans de
réduction des émissions, plus am­
bitieux, en 2020. Car les engage­
ments pris par les 197 signataires
du traité international devraient
entraîner une hausse du thermo­
mètre de 3,2 °C d’ici à la fin du siè­
cle, bien loin de l’objectif de ne pas
dépasser 2 °C, et si possible 1,5 °C
de réchauffement. La conférence
de Madrid doit accélérer ce pro­
cessus de relève de l’ambition, qui
s’achèvera à la COP26 prévue en
novembre 2020 à Glasgow
(Royaume­Uni).
« Tous dans le même canot »
« Les Etats qui ne s’engagent qu’à
la neutralité carbone en 2050, c’est
de l’enfumage, s’agace Lucile Du­
four, responsable des négocia­
tions internationales au Réseau
action climat (RAC). On a besoin
d’actions à court terme, sur les dix
prochaines années, comme l’a dit
le GIEC. Or, pour l’instant, les seuls
signes pour rehausser l’ambition à
l’horizon 2030 viennent du secré­
taire général des Nations unies,
des jeunes et des petits pays en dé­
veloppement. C’est insuffisant. »
Après quasiment deux semai­
nes de négociations, les gros
émetteurs manquent toujours à
l’appel, en particulier les pays du
G20, responsables de 80 % des
émissions. Ni la Chine, premier
pollueur mondial, ni le Brésil,
l’Australie ou le Canada n’ont
« JE SUIS FATIGUÉ 
D’ENTENDRE LES GRANDS 
ÉMETTEURS EXCUSER 
LEUR INACTION 
EN EXPLIQUANT QU’ILS 
NE REPRÉSENTENT 
QU’UNE FRACTION 
DU TOTAL MONDIAL »
FRANK BAINIMARAMA
premier ministre fidjien
donné de signes qu’ils allaient ac­
croître leurs efforts. Le ministre
de l’environnement japonais,
Shinjiro Koizumi, dont le pays est
critiqué par la société civile pour
ses investissements dans le char­
bon, a assuré qu’il allait continuer
de « se battre » avec son gouverne­
ment pour pouvoir relever l’am­
bition du pays. « Mais, pour l’ins­
tant, j’ai échoué », a­t­il annoncé
lors d’une conférence de presse.
Plus inquiétant, le ministre in­
dien de l’environnement, Prakash
Javadekar, a indiqué, lors d’un
point à la presse mardi, que l’Inde
ne soumettrait pas de nouveau
plan en 2020 et que les discus­
sions pour la relève de l’ambition
ne devraient pas avoir lieu avant
2023, l’année où un bilan mondial
de l’action climatique sera réalisé.
L’Inde, le Brésil et la Chine ont
martelé, dans un communiqué
commun, que les pays dévelop­
pés, historiquement responsables
du dérèglement climatique, doi­
vent d’abord « honorer leurs enga­
gements pré­2020 », tant en ma­
tière de réduction d’émissions
que d’aide financière apportée
aux pays du Sud, pour « ne pas
transférer de charge supplémen­
taire aux pays en développement ».
« Je suis fatigué d’entendre les
grands émetteurs excuser leur
inaction en expliquant qu’ils ne re­
présentent qu’une fraction du to­
tal mondial. En vérité, nous som­
mes tous dans le même canot. Et, à
l’heure actuelle, ce canot prend
l’eau avec près de 200 trous », a dé­
noncé le premier ministre fidjien,
Frank Bainimarama.
Depuis que le président améri­
cain, Donald Trump, a engagé en
novembre le retrait formel des
Etats­Unis de l’accord de Paris,
l’attente était forte de voir l’Union
européenne prendre le leadership
en matière climatique. Après la
présentation par la Commission
européenne de son « green deal »,
mercredi, les observateurs atten­
dent désormais le vote du Conseil
européen, jeudi, sur l’objectif de
neutralité carbone en 2050.
Pour les régions en première li­
gne des impacts déjà dévastateurs
du dérèglement climatique, les ti­
mides avancées de la COP25 sont
loin d’être suffisantes. « Après
deux semaines de COP, il est désor­
mais clair qu’il y a une décon­
nexion entre les salles de négocia­
tions et le monde extérieur, a re­
gretté Simon Stiell, le ministre de
l’environnement de la Grenade,
un pays caribéen. Pour nous, il ne
s’agit pas d’un exercice académi­
que, il faut aller au­delà de la rhé­
torique politique. L’appel pour
l’ambition n’est pas un souhait
mais une nécessité absolue pour
notre population qui fait face au
quotidien à la crise climatique. » 
audrey garric
 0123
4 | international VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019

En Israël,
l’impasse politique
se prolonge
De nouvelles élections,
les troisièmes en moins d’un an,
auront lieu le 2 mars 2020

jérusalem ­ correspondance après le scrutin du 9 septembre,

où le Likoud et le mouvement

I
sraël se prépare à de nouvel­ centriste Bleu Blanc étaient au
les élections, les troisièmes coude­à­coude. Leurs dirigeants Benny Gantz
en moins d’un an. Malgré respectifs, Benyamin Nétanya­ (de face),
des tractations de dernière hou et son rival Benny Gantz, chef du parti
minute, la Knesset (le Parlement) n’ont pas réussi à trouver un ac­ centriste
a été dissoute, mercredi 11 dé­ cord pour former le gouverne­ Bleu Blanc,
cembre à minuit, après l’expira­ ment d’union nationale que leur à la Knesset,
tion du délai accordé aux députés avait recommandé le président à Jérusalem,
israéliens pour former une coali­ Réouven Rivlin pour sortir le pays le 11 décembre.
tion gouvernementale. de l’impasse. ODED BALILTY/AP
Inédite, l’impasse politique
amorcée à l’issue du premier Ultimes pourparlers
scrutin d’avril va donc se prolon­ Dès le début de la semaine, alors Or, ce dernier refusait de siéger sans les partis arabes et ultra­ sein du Likoud, la rébellion com­
ger. Et la situation du premier mi­ qu’il devenait manifeste que les aux côtés d’un premier ministre
Les premiers orthodoxes. Certains commenta­ mence à s’organiser. Depuis la
nistre, Benyamin Nétanyahou, pourparlers n’aboutiraient pas, sous inculpation, avançant qu’il sondages teurs lui reprochent de bloquer mise en examen du premier mi­
devient de plus en plus pé­ les deux candidats se sont mu­ chercherait ainsi à obtenir son désormais l’obtention d’une ma­ nistre, le député Gideon Saar s’est
rilleuse : depuis l’annonce de sa tuellement rejeté la responsabi­ immunité parlementaire. Lundi
annoncent jorité, à droite comme à gauche. imposé comme son principal ri­
mise en examen, la bataille pour lité de cet échec imminent. A plu­ soir, sous prétexte de faciliter un prochain Mercredi soir, M. Lieberman blâ­ val dans la succession à la tête du
sa succession à la tête du Likoud sieurs reprises, Benny Gantz a dé­ d’ultimes pourparlers, M. Gantz mait le Likoud et Bleu Blanc pour parti. Des primaires devraient
(droite) se prépare. noncé les manœuvres du premier demandait donc à M. Nétanya­
coude-à-coude ces « élections inutiles ». avoir lieu le 26 décembre pour en
« Dans des circonstances extra­ ministre en vue d’assurer son im­ hou de s’engager d’abord publi­ entre le Likoud décider. Interrogé cette semaine
ordinaires, et après deux campa­ munité parlementaire à la suite de quement à ne pas demander son Survie politique dans le quotidien gratuit Israel
gnes rapprochées au cours des­ l’annonce par le procureur géné­ immunité et à affirmer qu’il
et Bleu Blanc Avec des élections fixées au Hayom, M. Saar affirmait qu’en
quelles aucun gouvernement n’a ral, Avichaï Mandelblit, le 21 no­ « choisirait de défendre son inno­ 2 mars, la campagne sera courte conservant M. Nétanyahou à la di­
été formé, il est proposé de dissou­ vembre, de sa mise en examen cence au tribunal » au lieu de la et sûrement féroce. Leur issue rection du Likoud « le gouverne­
dre la Knesset et de tenir de nouvel­ pour corruption, fraude et abus de chercher à la Knesset. naliste Israël Beitenou, à « faire un pourrait être identique à celle des ment de droite serait en péril ».
les élections pour la 23e Knesset, le confiance dans trois affaires. Der­ A l’annonce de sa mise en exa­ dernier effort » avant l’échéance deux scrutins précédents. Déjà, Même dans son propre camp,
2 mars 2020 », dispose le texte de nièrement, la situation judiciaire men, le premier ministre avait dé­ de mercredi soir. les premiers sondages, publiés M. Nétanyahou joue sa survie po­
loi, adopté à l’unanimité dans la du premier ministre est donc de­ noncé un « coup d’Etat » de la jus­ En avril, le Likoud n’avait pas pu par la chaîne 13, annoncent un litique. Avec cette nouvelle
nuit de mercredi à jeudi. venue l’argument principal de tice, clamant son innocence de­ constituer une majorité de droite prochain coude­à­coude entre le échéance électorale, il s’assure
Depuis le 21 novembre, les dé­ M. Gantz pour justifier du blocage puis le début des enquêtes. Le après le refus de M. Lieberman de Likoud et Bleu Blanc, avec une lé­ en tout cas trois mois supplé­
putés israéliens avaient un délai politique actuel, ainsi que son 10 décembre, il ironisait, en de­ siéger aux côtés des ultraortho­ gère avance pour le second. Près mentaires au poste de premier
de vingt et un jours pour désigner principal levier de négociation. mandant à Benny Gantz de cesser doxes. Ayant obtenu deux fois de la moitié des Israéliens interro­ ministre. Il est prêt à se battre,
un candidat qui, soutenu par 61 Depuis le scrutin de septembre, ses « tours » pour « discuter sérieu­ plus de sièges en septembre (8), gés tiennent le premier ministre jusqu’au bout. « La seule chose à
des 120 membres du Parlement, M. Nétanyahou avait accepté de sement de la mise en place d’un celui­ci est devenu le « faiseur de pour responsable de ce nouveau faire est de gagner et de gagner
aurait été capable de former une former un gouvernement gouvernement d’unité » avant rois » en Israël. Rejetant toutes les scrutin. Ils pourraient le lui faire largement ; c’est ce que nous fe­
coalition gouvernementale. Il d’union mais en exigeant de le di­ qu’il ne soit « trop tard ». Il appe­ propositions de ces dernières se­ payer par leur bulletin, alors que rons », promettait­il à ses élec­
s’agissait de la dernière tentative riger dans un premier temps, lait également Avigdor Lieber­ maines, il a continué de plaider le candidat Nétanyahou est dé­ teurs, mercredi soir. 
de former un gouvernement avant de céder la place à M. Gantz. man, le chef du parti laïque natio­ pour un gouvernement d’union, sormais triplement inculpé. Au claire bastier

E S PAG N E
Pedro Sanchez chargé
de former
CO R É E D U NO R D
Washington prêt à faire
preuve de flexibilité
Au Niger, 71 soldats tués dans l’attaque
un gouvernement avec Pyongyang
Le socialiste Pedro Sanchez,
vainqueur des législatives de
novembre en Espagne, a été
Les Etats­Unis sont prêts à
« prendre des mesures concrè­
tes » pour pousser la Corée du
d’une base par des centaines de djihadistes
chargé mercredi 11 décembre Nord à abandonner son pro­
par le roi Felipe VI de former gramme nucléaire, mais
L’assaut le plus meurtrier qu’ait connu le pays souligne la faiblesse sécuritaire au Sahel
un nouveau gouvernement. l’ONU doit être disposé à ré­
Les socialistes du PSOE ont pondre à toute provocation
scellé un accord avec Pode­
mos juste après le scrutin
pour un gouvernement de
coalition mais les deux for­
mations restent loin de la
de Pyongyang, a dit mercredi
11 décembre l’ambassadrice
américaine Kelly Craft, lors
d’une réunion du Conseil de
sécurité suite à un possible
A près les armées du Mali
et du Burkina Faso, cibles
ces dernières semaines
d’attaques de plus en plus meur­
trières et audacieuses de la part
ajoute également le ministère
sans plus de précisions.
Cette base avancée avait déjà
fait l’objet, début juillet, d’une at­
taque revendiquée par l’Etat isla­
ques frontales contre une armée
nigérienne réputée plus aguerrie
et davantage organisée que ses
deux voisines, au seuil de la dé­
route. A la différence de Bamako et
Tchad), nous a indiqué une
source diplomatique française.
L’un des objectifs de cette réu­
nion – initialement précipitée par
la mort, le 25 novembre au Mali,
majorité nécessaire à la test de moteur de missile de groupes affiliés à l’organisa­ mique au grand Sahara (EIGS), qui Ouagadougou, Niamey avait ren­ de treize militaires français de
Chambre des députés. – (AFP.) intercontinental. – (Reuters.) tion Etat islamique ou à Al­Qaida, s’était soldée par la mort de dix­ forcé sa présence militaire sur ses « Barkhane » – est « d’élaborer une
c’est celle du Niger qui vient de su­ huit militaires nigériens. Inates frontières occidentales. feuille de route [politique et sécu­
bir ses plus lourdes pertes depuis est située dans la zone dite des ritaire] pour inverser le rapport de
le début du conflit contre les « trois frontières » (Niger, Mali et Report du Sommet G5 Sahel force défavorable notamment
djihadistes établis au Sahel. Cette Burkina Faso), épicentre des vio­ Confirmant la pression des grou­ dans la zone des trois frontières »,
attaque souligne les faiblesses du lences djihadistes depuis plu­ pes armés, on a aussi relevé ces indique l’Elysée.
dispositif sécuritaire dressé par sieurs mois. Les armées malienne derniers temps, dans cette même Pour pallier ces faiblesses, le

DE CAUSE
les armées locales et les forces et burkinabée y ont déjà perdu zone, l’assassinat de plusieurs président Emmanuel Macron
étrangères, principalement les plusieurs centaines d’hommes. chefs traditionnels locaux qui ne avait notamment avancé l’idée, le
Français de « Barkhane », pour Plus tardivement ciblée, la partie leur étaient pas acquis, à l’instar 12 novembre, à l’issue d’une ren­

À EFFETS.
contenir la menace. nigérienne de cette région fait de ce qui se passe régulièrement contre avec les présidents du
Mardi 10 décembre, soixante et l’objet d’attaques répétées de au Mali et au Burkina Faso pour Tchad, du Mali et du Niger, de dé­
© Radio France/Ch. Abramowitz

onze militaires du détachement
Le magazine de nigérien du poste de reconnais­
sance d’Inates, à cinq kilomètres
l’environnement de la frontière malienne ont été
tués dans l’assaut donné contre
cette caserne par « plusieurs cen­
taines d’assaillants lourdement
Chaque armés », selon le ministère de la
dimanche défense du Niger.
L’emprise militaire a d’abord
16H-17H été la cible de tirs d’artillerie puis
Aurélie de véhicules kamikazes avant
Luneau l’assaut, précise la même source.
Les combats menés sur trois des
quatre côtés de la base, en ma­
jeure partie détruite par les com­
En partenariat bats, se sont poursuivis pendant
avec
L’esprit près de trois heures. « Un nombre
d’ouver- important de terroristes ont été
neutralisés et des opérations de ra­
ture. tissage et de poursuite au­delà de
la frontière ont été menées »,
groupes armés. Mais jusqu’alors terroriser les populations. Mardi, ployer des soldats tchadiens dans
les assaillants privilégiaient les en­
gins explosifs sur le tracé de con­
le gouvernement nigérien a pro­
rogé, pour une période de trois
cette zone. Ce projet, qui ne fait
pas l’unanimité compte tenu du
vois militaires plutôt que les atta­ mois, l’état d’urgence décrété de­ passif de N’Djamena lié à ses mé­
puis 2017 dans plusieurs départe­ thodes d’intervention pour le
ments de cette région. Jeudi, le moins expéditives, reste à confir­
président Mahamadou Issoufou, mer. Il devrait être sur la table des
revenu précipitamment d’Egypte discussions lors du sommet du
ALGÉRIE où il participait à une Conférence G5 remis « à début janvier ».
sur la paix durable, la sécurité et le Ce report devrait aussi permet­
développement en Afrique, de­ tre d’atténuer les réticences de
MALI vait également réunir un conseil certains participants froissés par
Zone des
NIGER
de sécurité extraordinaire.
L’onde de choc de l’attaque
la forme empressée utilisée par
Paris pour formuler cette « invita­
« trois frontières »
d’Inates a également atteint la tion » plutôt perçue comme une
Inates France qui, en raison de ces cir­ « convocation de l’ancienne puis­
constances, a décidé de « reporter sance coloniale ». 
BURKINA
Niamey au début de l’année 2020 » le som­ christophe châtelot
FASO met extraordinaire prévu le
16 décembre à Pau, autour des
300 km
présidents du G5 Sahel (Maurita­
nie, Mali, Niger, Burkina Faso et Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Aung San Suu Kyi nie tout génocide des Rohingya
A La Haye, la Prix Nobel de la paix a justifié des opérations de contre­insurrection de l’armée birmane
la haye (pays­bas) ­ correspondance
E
n s’avançant vers la salle
d’audience de la Cour in­
ternationale de justice
(CIJ), mercredi 11 décem­
bre, Aung San Suu Kyi aura croisé
les bustes de marbre de Nelson
Mandela et Gandhi. Mais la Prix
Nobel de la paix 1991, venue en
personne devant la plus haute
cour des Nations unies, n’aura
semble­t­il pas été inspirée par la
mémoire des deux hommes.
De marbre, celle qui se présente
à La Haye (Pays­Bas) en ministre
birmane des affaires étrangères,
l’était restée, la veille, tout au long
des accusations assénées par les
avocats de la Gambie. Le petit
pays musulman d’Afrique de
l’Ouest, qui n’a pas de relations
politiques ou économiques avec
la Birmanie, a tenté de convaincre
cette cour de l’ONU, chargée de ré­
gler les différends entre Etats, de
prendre des mesures d’urgence
pour la protection de la minorité
des Rohingya. Mandatée par les
57 pays membres de l’Organisa­
tion de la coopération islamique
(OCI), la Gambie accuse la Birma­
nie de violer la convention sur le
génocide adoptée en 1948.
Mais en attendant que les dix­
sept juges se prononcent sur le
fond – une procédure qui pour­
rait prendre plusieurs années –, la
Gambie leur demande de prendre
des mesures d’urgence : ordon­
ner à la Birmanie de stopper tout
acte de génocide et de ne pas dé­
truire les preuves des crimes.
Mais de quel génocide parle­t­on ?
interroge, en substance, la diri­
geante birmane, lorsqu’elle plaide
à son tour. « L’intention génoci­
daire ne peut être l’unique hypo­
thèse » des événements survenus
en Birmanie, avance­t­elle avant
de défendre la « complexité » du
conflit, jusqu’à délicatement
épingler l’armée birmane.
Aux « racines » du conflit
Aung San Suu Kyi évoque donc
d’abord « un conflit armé in­
terne », opposant les séparatistes
bouddhistes de l’Arakan, en lutte
contre le pouvoir birman et con­
tre les Rohingya ; l’Armée du Salut
des Rohingya de l’Arakan (ARSA),
une guérilla affirmant se battre
en leur nom ; et l’armée régulière.
Elle revient aux « racines » du con­
flit, qu’elle trouve dans la coloni­
sation britannique. Au nom
d’une complexité qu’elle a régu­
lièrement opposée à ceux évo­
quant le drame des Rohingya, il
lui faut emprunter ces détours
L’Inde adopte la loi controversée de Modi contre les musulmans
Pour la première fois, la nationalité indienne sera accordée sur des critères religieux. Une victoire pour le projet nationaliste hindou
new delhi ­ correspondante
L e Parlement indien a défini­
tivement adopté la réforme
de la loi sur la nationalité
qui modifie substantiellement le
principe de laïcité inscrit dans la
Constitution et va contribuer à
faire des musulmans des citoyens
de seconde zone. La Chambre
haute, la Rajya Sabha, qui avait re­
jeté le texte en 2016, l’a approuvé,
mercredi 11 décembre, comme la
Chambre du peuple, la Lok Sabha,
deux jours plus tôt. Le premier mi­
nistre, Narendra Modi, a salué « un
jour historique » pour la nation.
Le texte – le Citizenship Amend­
ment Bill –, qui amende une loi de
1955, propose de naturaliser les ré­
fugiés hindous, sikhs, chrétiens,
jaïnistes, bouddhistes ou parsis ar­
rivés illégalement avant 2014
après avoir fui « pour des raisons
religieuses » l’Afghanistan, le Pakis­
tan ou le Bangladesh, s’ils résident
Le conflit interne
dans l’Etat
de l’Arakan
a entraîné
« la souffrance
de plusieurs
innocents »,
indique-t-elle
pour conduire la Cour jusqu’aux
massacres de l’été 2017 contre la
minorité musulmane, qui ont fait
autour de 10 000 morts, selon
l’ONU, et poussé l’essentiel de la
population à fuir au Bangladesh
voisin.
Aung San Suu Kyi n’évoque pas
de massacre, mais justifie une
opération militaire de contre­in­
surrection. Une réponse, expli­
que­t­elle, à une attaque « coor­
donnée » de postes de police par
l’armée de salut des Rohingya,
précédée de recrutements de vil­
lageois, d’armement et d’entraî­
nement au Pakistan et en Afgha­
nistan.
Stratégie juridique claire
C’est la guerre, et la guerre est
sale, semble ainsi dire la diri­
geante birmane. Le conflit in­
terne, dans l’Etat de l’Arakan, a
entraîné « la souffrance de plu­
sieurs innocents », admet Aung
San Suu Kyi, y compris de « ceux
qui ont dû fuir leur maison et rési­
dent désormais à Cox’s Bazar »,
les camps de réfugiés côté ban­
gladais, où survivent aujourd’hui
plus de 700 000 Rohingya. A la
Cour, la dirigeante birmane ne
les évoque jamais nommément.
Une large partie, apatride, se voit
dénier la citoyenneté par le pou­
voir birman.
A La Haye, aucun officier n’est
venu gonfler les rangs de la déléga­
tion birmane, composée de diplo­
mates et de fonctionnaires des af­
faires étrangères. Sans les qualifier
juridiquement, Aung San Suu Kyi
évoque néanmoins des actions de
l’armée qui relèvent des crimes de
guerre. Elle n’exclut pas « que la
force disproportionnée ait été utili­
sée par des membres des forces de
défense, dans certains cas au mé­
pris du droit international humani­
taire » ou encore « qu’ils ne fai­
saient pas une distinction suffi­
samment claire entre les combat­
tants de l’ARSA et les civils ». La
dirigeante birmane estime « éga­
lement possible qu’ils n’aient pas
empêché les civils de piller ou de dé­
en Inde depuis au moins six ans.
Seuls les musulmans sont exclus
du dispositif. Ils resteront des illé­
gaux, des sans­papiers, c’est­à­dire
sans droits. Le gouvernement n’a
donné aucune indication sur leur
possibilité de rester en Inde, d’être
expulsés ou placés en camp de ré­
tention, comme c’est le cas déjà
dans l’Etat de l’Assam.
La loi, pour la première fois, ac­
corde la nationalité sur des critè­
res religieux. Elle poursuit deux
buts principaux : légaliser les hin­
dous venus de l’extérieur et, au
contraire, écarter les musulmans.
Elle marque un pas de plus dans la
volonté de Narendra Modi et des
nationalistes hindous au pouvoir
d’imposer l’idéologie de l’hindu­
tva (« hindouité »), une nation
pour les hindous.
Les musulmans, 14 % de la popu­
lation, soit 180 millions d’habi­
tants, sont la cible privilégiée des
nationalistes. Ils sont en voie de
Des réfugiés rohingya suivent, en direct, la retransmission de la comparution d’Aung San Suu Kyi devant la Cour internationale
de justice, dans un camp de réfugiés de Cox’s Bazar, dans le sud­est du Bangladesh, le 11 décembre. MUNIR UZ ZAMAN/AFP
truire des biens après des combats
ou dans des villages abandonnés ».
Troisième temps d’une plaidoi­
rie savamment construite, qui re­
lève d’une stratégie juridique
claire, bien éloignée de toute pos­
ture morale, Aung San Suu Kyi de­
mande aux juges de s’en remettre
à la « souveraineté » judiciaire de
la Birmanie. Elle évoque notam­
ment une poignée d’officiers et
de soldats récemment jugés de­
vant des cours martiales, con­
damnés puis rapidement pardon­
nés. Elle affirme que des enquêtes
sont en cours. La dirigeante bir­
mane plaide­t­elle ici un autre
dossier ?
La Birmanie est aussi confron­
tée à la Cour pénale internatio­
nale (CPI), une autre juridiction,
également située à La Haye, char­
gée de poursuivre les auteurs de
crimes de masse et dont la Birma­
nie rejette l’autorité. Début no­
vembre, sa procureure a ouvert
une enquête contre les auteurs de
crimes contre l’humanité com­
mis à l’encontre des Rohingya.
Mais cette cour­là n’intervient
qu’en dernier ressort, si aucun
Le gouvernement
n’a donné aucune
indication sur
la possibilité pour
les musulmans de
rester dans le pays
marginalisation et de ghettoïsa­
tion dans le pays. Le Parti du Con­
grès, le vieux parti de l’indépen­
dance, a, en vain, dénoncé une loi
qui va à l’encontre « de l’idée de
l’Inde ». Sonia Gandhi, sa prési­
dente par intérim, a fustigé « la vic­
toire des esprits étroits et sectaires
sur le pluralisme indien ».
Des étudiants ont protesté con­
tre la réforme dans plusieurs villes
du pays, comme à Lucknow, dans
l’Uttar Pradesh, ou à New Delhi,
mais c’est dans les Etats de Tripura
et d’Assam, au nord­est du pays,
Pendant
la plaidoirie,
la dirigeante
birmane semble
plongée dans
une méditation,
doigts croisés
sur son pupitre
procès n’est conduit dans le pays,
or selon Aung San Suu Kyi, la Bir­
manie peut juger.
Si la Nobel assure aussi aux ju­
ges qu’aucune discrimination n’a
cours dans son pays, la veille, le
10 décembre, le ministre de la jus­
tice de Gambie, qui porte le dos­
sier contre la Birmanie, rappelait
qu’« un génocide n’apparaît pas
soudainement », qu’il est « précédé
de suspicions et de défiances ».
Venu à La Haye pour « réveiller la
conscience du monde », Abouba­
car Tambadou assurait ne pas
faire le procès de la Birmanie,
mais celui de l’humanité : « Quand
que la contestation a été la plus
vive. Face aux manifestations, le
gouvernement a coupé le réseau
Internet dans dix districts de l’As­
sam, frontalier du Bangladesh, et
imposé un couvre­feu dans la ville
de Guwahati, où les affrontements
ont été les plus violents.
Journalistes étrangers interdits
Les citoyens de l’Assam, en parti­
culier les populations tribales, re­
doutent que la loi n’entraîne un af­
flux de réfugiés hindous et contri­
bue à diluer leur culture et leur in­
fluence politique. Cinq mille
militaires ont été déployés en ren­
fort. Les journalistes étrangers ont
été interdits d’accès il y a plusieurs
semaines, comme au Cachemire.
Le gouvernement a mis en garde
les télévisions contre la diffusion
d’images qui « peuvent favoriser
des attitudes antinationales ».
Ainsi l’adoption du Citizenship
Amendment Bill marque une vic­
international | 5
on déshumanise les autres, on se
déshumanise soi­même. »
Pour la Gambie, la Birmanie
veut détruire les Rohingya du
seul fait de leur existence. La
plainte repose largement sur les
rapports des Nations unies, dont
celui d’une mission d’établisse­
ment des faits. En 2018, elle avait
conclu que des actes de génocide
avaient été perpétrés, puis recom­
mandé que les généraux de la
Tatmadaw, l’armée birmane,
soient poursuivis et jugés devant
un tribunal international.
Briser le silence
Devant la CIJ, les avocats de la
Gambie ont cité le général Min
Aung Hlaing, le commandant en
chef de l’armée birmane. Son por­
trait a d’ailleurs été tiré en grand
format et installé sur la bâche
d’un camion qui trône au milieu
de manifestants, au premier jour
des plaidoiries, formés de Rohin­
gya exilés, rassemblés sur le terre­
plein qui fait face à la Cour.
Les avocats présentent aussi à la
CIJ une capture d’écran du compte
Facebook de la « conseillère
toire du ministre de l’intérieur,
Amit Shah, très proche du premier
ministre, et présenté par les natio­
nalistes comme le potentiel futur
dirigeant du pays. Ancien chef du
parti au pouvoir, le Parti du peuple
indien (BJP), il est entré au gouver­
nement en mai, après la réélection
de Narendra Modi. Les deux hom­
mes travaillaient ensemble depuis
vingt ans et se partagent les rôles :
Modi, celui de rassembleur et
Shah, celui de provocateur.
Pas un jour ne passe sans que le
ministre de l’intérieur ne fasse des
déclarations controversées. Il a
promis de chasser les migrants il­
légaux du Bangladesh qualifiés de
« termites » qui « mangent le grain
qui devrait aller aux pauvres et
prennent les emplois ». La session
d’hiver du Parlement, qui s’achè­
vera le 13 décembre, l’a placé au­
devant de la scène. Comme un si­
gne ostentatoire supplémentaire,
il s’est présenté, lundi 9 décembre,
d’Etat » avec ce message, « RAPE
= FAKE » (viol = infox), qui apparaît
sur les larges écrans disposés dans
la salle d’audience. A ce mo­
ment­là, Aung San Suu Kyi n’a pas
encore parlé. Au cours des trois
heures de plaidoirie qu’inflige la
Gambie, la dirigeante birmane
semble plongée dans une médita­
tion, doigts croisés sur son pupi­
tre qui fait face aux dix­sept juges
dont elle ne croisera pas le regard.
Les débats se sont poursuivis
jusqu’au jeudi 12 décembre. Puis
les dix­sept juges entameront leur
délibéré. Leur décision est atten­
due dans les prochaines semai­
nes. S’ils ordonnent à la Birmanie
de prendre des mesures, leur déci­
sion sera immédiatement trans­
mise au Conseil de sécurité des
Nations unies. Mais permettra­t­
elle de faire avancer le dossier des
Rohingya, de conduire les mem­
bres de l’ONU à prendre des mesu­
res concrètes et de briser « le si­
lence de la communauté interna­
tionale », comme l’espère la Gam­
bie ? C’est l’enjeu premier de ce
duel juridico­diplomatique. 
stéphanie maupas
jour de l’examen de la réforme à la
Chambre basse, vêtu d’un gilet
couleur safran, le symbole des na­
tionalistes hindous.
Le ministre de l’intérieur avait
déjà été en première ligne lors du
coup de force opéré le 5 août au
Cachemire, lorsque M. Modi avait
révoqué l’autonomie de la région.
Malgré le régime d’exception im­
posé dans cette zone à 80 % mu­
sulmane, avec la mise en rési­
dence surveillée de ses dirigeants
et le confinement de la popula­
tion, il a affirmé devant les parle­
mentaires, lors de l’examen de la
réforme de la loi sur la nationalité,
que la situation au Cachemire est
tout à fait « normale ». L’opposi­
tion, ainsi qu’une organisation
musulmane ont annoncé leur in­
tention de saisir la Cour suprême
sur la constitutionnalité des deux
initiatives phares de Narendra
Modi et d’Amit Shah. 
sophie landrin
 0123
6 | international VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019

Berlin conteste les « Le Brexit est devenu le dernier

propos de Poutine sur
la mort d’un Géorgien test de la démocratie »
Le parquet suspecte la Russie d’avoir fait tuer
un ancien commandant tchétchène
Pour Andy Burnham, maire du Grand Manchester, le soutien à la sortie
de l’UE exprime le sentiment d’abandon du nord de l’Angleterre
moscou, berlin ­ correspondants connaissance d’une telle demande
d’extradition », a répondu le porte­
ENTRETIEN fonds du Trésor britannique, la Dans un endroit comme Leigh, LE PROFIL
E n 1999, au lancement de la
seconde guerre en Tchét­
parole du gouvernement alle­
mand, Steffen Seibert, mercredi.
londres ­ correspondante
« formule Barnett », bien plus gé­
néreuse que pour le nord de l’An­
le Brexit est vu comme le dernier
test de la démocratie. Les électeurs

chénie, Vladimir Poutine « Nous demandons à nos partenai­
avait promis d’« aller buter les ter­ res russes de coopérer et de mettre à
roristes jusque dans les chiottes ». notre disposition les informations
Vingt ans plus tard, le président dont ils disposent », a­t­il ajouté,
russe a­t­il adoubé ses équipes alors que l’Allemagne a décidé l’ex­
pour aller chercher l’un de ces pulsion de deux diplomates rus­
« terroristes » (ou considéré ses. Jeudi, Moscou a répliqué en
comme tel) en Allemagne et lui annonçant une mesure récipro­
loger deux balles dans le crâne ? que. Les propos de M. Poutine lais­
Interrogé, lundi 9 décembre à Pa­ sent entendre que Moscou as­
ris, en marge du sommet consa­ sume une part de responsabilité
cré à la paix en Ukraine, sur l’as­ dans cet assassinat.
sassinat du Géorgien Zelimkhan La Pravda, journal inféodé au
Khangochvili, le 23 août, à Berlin, Kremlin, l’atteste à demi­mot, le
M. Poutine a exclu le repentir ou 10 décembre : « Beaucoup ont per­
la pitié. çu les déclarations [de M. Poutine]
« Je sais qu’un homme est mort à comme une “reconnaissance” de
Berlin. Mais il ne s’agit pas simple­ l’implication de la Russie dans l’éli­
ment d’un Géorgien. C’est un mination du terroriste. » « Il n’y a
homme qui a pris une part active pas une telle reconnaissance », af­
dans les combats aux côtés des sé­ firme le quotidien, avant de souli­
paratistes du Caucase », a lâché le gner « que des experts s’interrogent
président russe, décrivant un sur le fait de savoir si la Russie avait,
homme « cruel » avec du « sang le cas échéant, le droit d’éliminer un
sur les mains ». « Il était recherché terroriste sur le territoire d’un autre
par les services russes. Il a tué 98 Etat, sans en informer l’Etat ».
personnes », a­t­il ajouté, faisant Reste que l’hypothèse de la par­
de Khangochvili « l’un des organi­ ticipation de Khangochvili aux
sateurs des attentats du métro de attentats de Moscou n’a, pour
Moscou », en 2004. « Je ne sais pas l’heure, guère de fondement.
ce qui lui est arrivé », a­t­il ajouté, Commandant insurgé lors de la
évoquant un possible « règlement deuxième guerre de Tchétchénie
de comptes » entre « bandits ». (1999­2000), il avait, après la
guerre, rejoint les forces spéciales
« Pas de reconnaissance » du ministère géorgien de l’inté­
Le parquet fédéral allemand, qui rieur. Il était membre de la mino­
s’est saisi de l’affaire le 4 décembre, rité tchétchène de Géorgie, qui
suspecte que le meurtre ait été ac­ réside dans la vallée de Pankissi,
compli « pour le compte d’entités une région où de nombreux jeu­
étatiques de la Fédération de Russie nes musulmans ont rejoint les
ou pour celui de la République groupes djihadistes du Moyen­
autonome tchétchène ». Et l’Alle­ Orient.
magne accuse la Russie de ne pas « Il était considéré comme un
collaborer à l’enquête, alors qu’un héros séculaire et était très res­
homme a été arrêté sur les lieux pecté », assure une source géor­
du crime : Vadim Krasikov, un ex­ gienne, évoquant les efforts de
agent russe de 54 ans, déjà soup­ M. Khangochvili pour dissuader
çonné du meurtre d’un homme ceux tentés de venir grossir les
d’affaires russe en 2013, à Moscou. rangs de l’organisation Etat isla­
M. Poutine a rétorqué, lundi : « Il mique. Se sentant menacé à Tbi­
aurait été bon que nous coopérions
avant que ne surviennent ces cir­
constances tragiques. La partie
lissi, il avait quitté la Géorgie
pour Berlin, où il pensait être
mieux protégé. 
russe a demandé à plusieurs repri­ claire gatinois (à paris)
ses l’extradition de ce criminel et
meurtrier. » « Nous n’avons aucune
benoît vitkine
et thomas wieder
A
ndy Burnham, 49 ans,
est une des figures du
Parti travailliste. De­
venu maire du Grand
Manchester mi­2017, après avoir
échoué à prendre la tête du parti
face à Jeremy Corbyn deux ans
plus tôt, il fait partie des initia­
teurs, début novembre, du « ma­
nifeste pour le Nord ». Il s’agit
d’une série de propositions vi­
sant à réduire la fracture avec le
sud de l’Angleterre, considérée
comme un des ressorts du vote
en faveur du Brexit en 2016.
A quoi est due la fracture entre
le nord et le sud de l’Angleterre ?
Le Parlement de Westminster a
négligé le nord de l’Angleterre.
J’ai été député, chargé d’une cir­
conscription, Leigh, qui a voté
lourdement pour le Brexit [à
63,3 % en juin 2016]. Ce vote est
plutôt le résultat d’un sentiment
d’avoir été laissés pour compte.
Le Nord n’est pas xénophobe, il
n’est pas étroit d’esprit, il est ac­
cueillant, mais ses habitants esti­
ment qu’on ne les a pas écoutés
depuis très longtemps.
Le Labour a institué un maire de
Londres [en 2000], une assemblée
nord­irlandaise [en 1998], une as­
semblée écossaise [en 1999]. Il a
essayé de créer d’autres assem­
blées régionales, en vain ; le réfé­
rendum organisé dans le nord­est
de l’Angleterre [en 2004] a été
perdu. Cela a créé une grande dis­
parité. C’est à partir de ce mo­
ment­là que les gens du Nord ont
commencé à se dire : et nous ?
L’Ecosse, par exemple, s’est dotée
d’universités gratuites, et bénéfi­
cie d’une formule d’allocation des
L’archipel de Bougainville vote en faveur de
son indépendance, un combat encore long
La province papoue, terrassée par la guerre, s’est prononcée sur son avenir
gleterre. Elle est bien représentée
à Westminster [notamment par le
parti indépendantiste SNP], mais
qui parle pour le Nord ?
Les députés travaillistes sont
nombreux à venir du Nord, mais
nous ne nous sommes presque
jamais fédérés pour défendre la
région. Le système parlementaire
n’aide pas : quand vous êtes élu à
Westminster, vous vous dites que
vous allez vous battre pour votre
circonscription, mais le chef
whip (responsable de la disci­
pline du parti) dit : « Il faut voter
comme cela, et pas autrement. »
Pauvreté, désindustrialisation,
sous­investissement dans les
transports… Comment résou­
dre les problèmes du Nord ?
Je ne milite pas pour un Parle­
ment du Nord ni pour l’indépen­
dance, mais pour davantage
d’autonomie et d’investisse­
ments. On devrait pouvoir déci­
der de notre système éducatif, des
aides à la recherche d’emploi, on
devrait pouvoir lever de l’argent
pour construire des logements
sociaux. Manchester a été le lieu
de la première révolution indus­
trielle dans le monde, pourquoi
ne pourrait­elle pas prendre la
tête de la quatrième révolution, la
révolution verte ? Elle a été la ville
du progrès économique et social,
au XIXe siècle, le lieu des grandes
réformes économiques et socia­
les : les suffragettes, les syndicats,
les mouvements coopératifs.
Cette région a largement voté
pour le Brexit en 2016. Crai­
gnez­vous qu’elle délaisse le
Parti travailliste aujourd’hui ?
me disent régulièrement : « Vont­
ils vraiment essayer de le stopper ?
S’ils le font, le pays ne représente
plus rien pour moi. » C’est bien plus
que l’Europe qui est en jeu pour
eux. Ils ont le sentiment qu’une
classe politique, un establish­
ment, leur refuse ce pour quoi ils
ont voté. Certains me disent
aussi : « J’ai voté “Remain” mais je
serais si furieux s’ils stoppaient le
Brexit, car c’est ce que les gens ont
voté et, même si vous avez perdu,
vous devez respecter le vote. »
La gauche a oublié comment
parler aux classes populaires. Cela
vaut au Royaume­Uni comme
ailleurs dans le monde. Quand j’ai
perdu [la présidence du Labour]
face à Jeremy Corbyn, j’avais parlé
d’immigration, alors qu’il y a tou­
jours eu une forme de déni autour
de la question de savoir comment
les classes populaires ressentent le
sujet de l’immigration. Pourtant,
la liberté de mouvement a affecté
la vie des gens à des petits niveaux
de salaires, ils ont été mis en con­
currence avec les travailleurs ve­
nus de l’est de l’Europe. Certes,
cette immigration a eu un faible
impact global sur le marché de
l’emploi britannique, mais dans le
Nord, où la main­d’œuvre peu
qualifiée est conséquente, l’im­
pact a été massif.
Comment sortir de l’impasse ?
Les partis politiques rendent les
choses encore plus difficiles. Ce
que je vois dans ces élections, ce
ne sont malheureusement que
des positions irréconciliables.
Les conservateurs, en disant « Get
Brexit done », proposent en fait
un « hard Brexit ». La position des
Andy Burnham
Né en 1970, Andy Burnham,
après des études à Cambridge,
devient conseiller de figures du
Parti travailliste. Il est nommé
ministre de la culture, des mé-
dias et des sports en 2008, puis
se voit confier le portefeuille de
la santé en 2009. Après que le
Labour a perdu le pouvoir, il se
présente, sans succès, à la prési-
dence du parti en 2010 et en
2015. Il est élu en mai 2017 à la
mairie du Grand Manchester.
lib­dem, en faveur d’une annula­
tion du Brexit, est très arrogante
et énerve vraiment les gens.
Le Parti travailliste a adopté la
meilleure position sur le Brexit
[renégocier un traité de retrait as­
surant un « soft Brexit », puis or­
ganiser un deuxième référen­
dum]. Elle revient à tenter de ré­
concilier les deux positions [Re­
main et Leave]. La seule chose qui
me préoccupe, c’est le deuxième
référendum [pour ou contre le
Brexit] : il fracturerait encore plus
le pays. Il nous faut un compro­
mis : un divorce, mais avec une
relation future la plus proche
possible de l’UE. C’est le seul
moyen de s’en sortir. 
propos recueillis par
cécile ducourtieux

sydney ­ correspondance L’accord signé entre les chefs des dre Dayant, chercheur au Lowy
principales factions de l’archipel et OCÉAN Institute, à Sydney. La première in­

L e résultat est sans équivo­
que. Appelés, lors d’un réfé­
rendum qui s’est tenu du
23 novembre au 7 décembre, à
le gouvernement de Papouasie­ PACIFIQUE connue concerne la prochaine
Nouvelle­Guinée avait établi trois étape : une phase de consultation
étapes pour instaurer une paix du­ qui doit s’ouvrir début 2020 et per­
PAPOUASIE-
rable : la mise en place d’une forme mettre aux représentants de la ré­
INDONÉSIE

choisir entre l’indépendance ou
une simple autonomie renforcée
vis­à­vis de la Papouasie­Nouvelle­
Guinée, 176 928 électeurs de Bou­
gainville, dans le Pacifique sud,
soit 98 % des suffrages, ont choisi
l’indépendance, selon les chiffres
publiés mercredi 11 décembre.
« Maintenant, nous nous sentons
libérés, au moins psychologique­
ment », s’est félicité le président de
la région autonome de Bougain­
ville, John Momis. L’archipel de­
viendra­t­il pour autant le
194e Etat reconnu par l’ONU ? Rien
n’est acquis. Le référendum n’est
pas contraignant et ne représente
qu’une étape dans un processus
initié il y a près de vingt ans.
C’est en 2001 que l’accord de
Camille Bombois, Fillette à la poupée, 1925, 55 x 46,5 cm, P124, Collection privée
d’autonomie avec la création d’un
gouvernement régional, le désar­
mement des différents groupes, et
un référendum, avant 2020, dont
le résultat devrait être ratifié par le
Parlement papouasien.
« Points d’interrogation »
Après la formation du gouverne­
ment de la région autonome de
Bougainville en 2005, puis la mise
en place d’un programme d’élimi­
nation des armes qui a couru jus­
qu’à fin septembre 2019, la consul­
tation des habitants a été préparée
par une agence indépendante : la
commission référendaire de Bou­
gainville, dirigée par l’ex­premier
ministre irlandais Bertie Ahern.
« Ce scrutin est un succès à double
NOUVELLE-GUINÉE
Port Moresby
Archipel de
Bougainville
Mer
de Corail
AUSTRALIE 500 km
dansant devant les bureaux de
vote, partageant noix de coco et
canettes de soda, à défaut de bois­
sons alcoolisées – interdites par les
autorités pendant la durée du
scrutin. Ils sont aussi, et surtout,
plus de 85 % à s’être exprimés.
Même les Upes, les jeunes hom­
mes qui restent habituellement
gion autonome et du pouvoir cen­
tral d’« élaborer une feuille de route
pour un règlement politique dura­
ble », selon le premier ministre pa­
pouasien, James Marape. Com­
bien de temps va­t­elle durer ?
Quels seront les sujets sur la table ?
Le flou prévaut, même si les délé­
gués devraient réfléchir au type de
relation qui unira Bougainville à la
Papouasie­Nouvelle­Guinée, aux
modalités d’une transition, à un
calendrier ou encore à la viabilité
économique de ces îles.
Deuxième inconnue : le Parle­
ment de Port Moresby, qui doit en­
suite ratifier les résultats du réfé­
rendum, accédera­t­il à la volonté
d’indépendance des Bougainvil­
lois ? Les élus papouasiens, redou­

paix de Bougainville a défini une titre, estime Bal Kama, un docto­ confinés dans la jungle le temps tant un effet domino, préféraient
feuille de route pour mettre fin à rant australien. Il s’est déroulé de d’effectuer leur rite d’initiation, l’option d’une autonomie renfor­
la guerre qui, entre 1988 et 1998, a manière très pacifique et la popula­ ont pu participer. En amont, d’an­ cée. Confrontés au résultat du
Photo : © Jean-Louis Losi, © Adagp, Paris, 2019

plongé la province papoua­
sienne dans le chaos, causant la
mort de 20 000 personnes, soit
près de 10 % de la population. A
l’origine du conflit : un mouve­
ment sécessionniste violem­
ment réprimé par la police et l’ar­
mée de Port Moresby. Au fil des
ans, une multitude de groupes
armés se sont formés.
tion a massivement participé. Nous
avons assisté à un rare moment de
paix et de réconciliation. »
Pendant deux semaines, les élec­
teurs qui attendaient de pouvoir
s’exprimer depuis dix­neuf ans
ont transformé le référendum en
une gigantesque fête, tapissant les
rues de leurs villages de drapeaux
indépendantistes, chantant et
ciens miliciens bougainvillois et
des membres des forces de sécu­
rité papouasiennes s’étaient enga­
gés à préserver la paix civile au
cours d’une longue cérémonie de
réconciliation, début novembre.
« Jusqu’ici, tout s’est remarqua­
blement bien passé. Mais nous
sommes face à une série de points
d’interrogation », tempère Alexan­
scrutin, ils pourraient évoluer.
Enfin, comment réagiront les ha­
bitants de l’archipel si les consulta­
tions traînent ou si les parlemen­
taires refusent de leur donner l’in­
dépendance qu’ils ont choisie ? A
Bougainville, l’heure est à la fête,
mais ce point d’interrogation reste
des plus sensibles. 
isabelle dellerba
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Une fresque
de 44 000 ans
découverte
Des silhouettes humaines, dotées
de traits animaux, ont été trouvées
dans une grotte en Indonésie
T
hérianthropes ». Ce terme
désigne des dieux ou des
créatures mi­animaux,
mi­humains, comme
certains représentants du pan­
théon égyptien. Une fresque dé­
couverte dans une grotte de l’île
indonésienne de Sulawesi, datée
d’au moins 44 000 ans, offre la
première représentation connue
de telles créatures : sur les parois,
dont la surface se détache par
feuillets, on devine au moins huit
petites figures brunes stylisées
évoquant des silhouettes humai­
nes, mais dotées de traits ani­
maux, comme une queue, un mu­
seau allongé ou un bec. Certaines
sont reliées par des lignes à des
animaux plus grands qui ressem­
blent à des cochons sauvages et à
des buffles nains, aux cornes
pointés vers l’arrière – deux espè­
ces bien réelles de la faune locale.
« C’est une scène de chasse, vrai­
ment exceptionnelle », indique
Maxime Aubert, archéologue à la
Griffith University de Brisbane
(Australie), premier auteur d’un
article publié le 12 décembre
dans la revue Nature et décrivant
la découverte. A ce jour, le
plus ancien exemple de thé­
rianthrope était une statuette
d’ivoire de mammouth vieille de
40 000 ans, trouvée en Allema­
gne, l’homme­lion de Hohlens­
tein­Stadel. Mais sur les parois
des grottes occidentales, il faut,
selon les auteurs de l’étude, at­
tendre plus de 20 000 ans pour
retrouver une sorte d’homme­
oiseau faisant face à un bison
qu’il aurait préalablement blessé
avec une lance. Cette scène se
LES DATES
– 500 000 ANS
Coquillages striés de Trinil
(Java, décrits en 2014),
attribués à Homo erectus
– 130 000 ANS
Colliers et bracelets,
Krapina (Croatie, 2015),
Homo neanderthalensis
– 77 000 ANS
Ocre gravé, Blombos (Afrique
du Sud, 2002), Homo sapiens
– 44 000 ANS
Scène de chasse, île de Sulawesi
(Indonésie, 2019), Homo sapiens
– 40 000 ANS
Homme-lion, Hohlenstein-Stadel
(Allemagne, 1929), Homo sapiens
– 36 000 ANS
Grotte Chauvet (Ardèche, 1994),
Homo sapiens
– 29 000 ANS
Dame de Brassempouy (Landes,
1894), Homo sapiens
– 22 000 ANS
Grotte de Lascaux (Dordogne,
1940), Homo sapiens
– 15 000 ANS
Grotte d’Altamira (Espagne,
1879), Homo sapiens
trouve à Lascaux, où les plus an­
ciennes représentations sont es­
timées à 22 000 ans.
Le panneau de la grotte de Leang
Bulu Sipong 4 fait donc reculer
considérablement dans le temps
la naissance d’un art narratif met­
tant en jeu des créatures surnatu­
relles : « Tous les éléments­clés de
ce qu’on croyait être né d’une évo­
lution progressive, depuis des for­
mes géométriques élémentaires ou
de simples mains appliquées sur la
paroi, vers le figuratif, sont déjà là,
au service d’une histoire, il y a plus
de 44 000 ans, souligne Maxime
Aubert. L’ensemble doit avoir une
source plus ancienne, soit en Asie,
soit en Afrique. » Il note aussi des
correspondances avec l’art parié­
tal australien, non daté.
Grenier accessible avec une liane
Comment interpréter cette
scène ? Les figures thérianthropi­
ques pourraient­elles représenter
des hommes dissimulés derrière
des masques ou des camoufla­
ges ? Il serait assez peu probable
que des chasseurs aient choisi de
se déguiser en oiseaux, des ani­
maux bien plus petits, pour trom­
per leurs proies, écrivent les cher­
cheurs dans Nature. Manifesta­
tion chamanique, témoignage
d’un sentiment profond d’appar­
tenance à la nature, mythe mis en
images, scène de tentative de do­
mestication ? Les chercheurs se
gardent bien de trancher.
La fresque se trouve sur un site
découvert en décembre 2017, en
périphérie d’une carrière de ci­
ment. Il fait partie d’une zone oc­
cupée par l’homme depuis au
moins 50 000 ans, riche en grottes
et en abris karstiques dont pas
moins de 242 contiennent des
images pariétales qui ont été docu­
mentées à partir des années 1950.
Le panneau dessiné se situe
dans une annexe, sorte de gre­
nier accessible avec une échelle
ou une liane par une petite
ouverture dans son plancher, de­
puis la grotte principale. L’équipe
ne l’a découverte que tardive­
ment. Elle est éclairée par un bal­
con à l’ouest. Maxime Aubert et
ses collègues ont prélevé quatre
échantillons de calcite (carbo­
nate de calcium) qui recou­
vraient certains dessins, et les
ont datés. La datation la plus an­
cienne est de 44 000 ans. Ce n’est
qu’un âge minimal, puisqu’on
ignore combien de temps a pu
s’écouler entre le passage du ou
des artistes et le recouvrement
par cette couche minérale.
Maxime Aubert et son équipe
n’en sont pas à leur coup d’essai.
Fin 2018, ils avaient déjà décrit un
bovin peint dans une grotte du
Kalimantan, la partie indoné­
sienne de Bornéo. Daté de
40 000 ans, il était alors la plus
ancienne représentation natura­
liste. En 2014, à Sulawesi, les mê­
mes avaient estimé à 35 400 ans le
Cette
représentation
« infirme une
évolution linéaire
de l’art : on a
directement
une pensée
complexe »
JEAN-MICHEL GENESTE
archéologue
science | 7
Représentation
d’un bovidé
d’Indonésie
aux prises
avec de petits
personnages
mi­humains,
mi­animaux.
RATNO SARDI
dessin d’un cochon sauvage. Leur tions différentes de celles qui ont sont proches des centres ur­ de profondeur, et un budget de
dernière découverte montre que prévalu en Europe. bains, à Bornéo il faut s’enfoncer 60 000 euros.
l’homme moderne, Homo sa­ Maxime Aubert et ses coéqui­ dans la jungle pour les étudier. Autre sujet d’étude : tenter de
piens, arrivé en Asie du Sud­Est il y piers, qui bénéficient de permis « Nous y retournons dans deux comprendre pourquoi ces peintu­
a environ 65 000 ans, y a déve­ de prospection quasi exclusifs, mois, non plus dans un esprit de res semblent se dégrader plus ra­
loppé très tôt ses propres repré­ n’ont pas fini d’explorer les grot­ prospection, mais pour étudier en pidement que par le passé. Peut­
sentations. tes indonésiennes si prometteu­ profondeur un site, afin de mieux être en raison des incendies qui
L’explorateur­documentariste ses. Le gouvernement a prévu de connaître ceux qui ont fait ces ont tendance à se multiplier dans
Luc­Henri Fage, qui a participé à protéger celle de Leang Bulu peintures. » Cela suppose de creu­ la région… 
plusieurs expéditions à Bornéo Sipong 4. Si, à Sulawesi, les sites ser jusqu’à une dizaine de mètres hervé morin
au côté de l’archéologue Jean­Mi­
chel Chazine, est enthousiasmé
par la découverte : « La composi­
tion est incroyablement dynami­
que, et, même si aucun des thé­
rianthropes n’a pu être daté direc­
tement, la patine suggère que ces
personnages et les animaux sont
bien contemporains. »
Tout comme à Bornéo, note­t­il, Shirtmakers since 1899
« les sites ornés de Sulawesi sont en
hauteur, souvent accessibles au
prix d’escalades délicates, mais res­
I V E R 2 0 1 9
PÉCIALES H
tent confinés dans des abris sous
VENTES S
roche plus ou moins éclairés par la
RE
lumière du jour. Ce sont aussi des
raisons d’isolement et d’éloigne­
4 D É C EM B
MEDI 1
ment des lieux de vie qui prévalent
DU SA
À PARTIR
pour réaliser ces peintures, qui se­
raient le résultat de rites ou de céré­
count you get* »
monies discrètes, réservées aux per­
more dis
sonnes initiées. » Une pratique en
e more you buy, the
« Th
apparence bien distincte de ce qui
est connu en Europe occidentale,
où l’art pariétal le plus abouti sem­
ble s’être épanoui dans les profon­
de -- 30 % à -- 60 %
deurs des cavernes, à la lueur des
torches, comme à Chauvet, Las­
caux ou Cosquer.
A moins que ce qui était dessiné
à l’extérieur n’ait été détruit par
le climat plus rude : « Des frag­
ments de paroi de la grotte de Fu­
mane, dans le nord de l’Italie,
comportent des dessins vieux de
38 000 ans, dont une figure hu­
Sur chemises, cravates,
maine stylisée surmontée de cor­
nes », rappelle l’archéologue
Jean­Michel Geneste, qui a dirigé
pyjamas, robes de chambre,
les recherches à Lascaux puis
Chauvet. Il souligne que, outre
l’homme­lion du Jura allemand
chemises de nuit et de
(40 000 ans), les auteurs auraient
pu citer un autre thérianthrope à
Chauvet (36 000 ans) : le bas d’un
nombreux autres articles
corps féminin s’y trouve intime­
ment mêlé à un bison et à un
OUVERTURE EXCEPTIONNELLE
avant­train de lion.
Grottes prometteuses
« Cette fresque indonésienne est
une belle découverte, après celles DIMANCHE 15 / 22 / 29 DÉCEMBRE
qui l’ont précédée dans cette ré­
gion, commente­t­il cependant.
Cela infirme une évolution linéaire
de l’art : on a directement une pen­
sée complexe. Dans des environne­
252, rue de Rivoli (place de la Concorde)
ments et des contextes différents,
Tél. : 01.42.60.36.09
on assiste résolument, chez les sa­
piens, à une naissance de l’art
dans de multiples foyers, dont ce­
lui de l’Indonésie, très important. »
Il faut s’attendre à trouver *plus d’achat, plus de remises.
d’autres sites anciens, estime­t­il,
qui nécessiteront des interpréta­
 FRANCE
0123
8| VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019

RÉFORME  DES  RETRAITES

Avec sa mesure 
d’âge, l’exécutif 
braque la CFDT
Mercredi, M. Philippe a prôné l’instauration
d’un « âge d’équilibre » à 64 ans. « Une ligne rouge »
pour Laurent Berger, qui appelle à se mobiliser

M
ême s’il assure refuser
le « rapport de force »,
c’est dans cette voie que
le gouvernement s’est
engagé, au sujet de la ré­
forme des retraites. En
dévoilant, mercredi 11 décembre, devant le
Conseil économique, social et environne­
mental (CESE), ses arbitrages, Edouard Phi­
lippe s’est mis à dos les syndicats dits réfor­
mistes qui, jusqu’à présent, étaient restés à
l’écart de la mobilisation engagée depuis le
5 décembre par d’autres centrales (CGT, FO,
Solidaires, etc.) contre le projet de l’exécutif.
Mercredi soir, Laurent Berger, le secrétaire
général de la CFDT, a appelé tous les tra­
vailleurs à se joindre à la mobilisation du
17 décembre, alors même que son organisa­
tion milite depuis des années en faveur d’un
système universel, comparable – dans la phi­
losophie – aux intentions initiales de l’exécu­
tif. La pierre d’achoppement ? Le pouvoir en
place veut instaurer un « âge d’équilibre » à
64 ans en 2027 afin d’apurer les déficits de nos
régimes de pension. Sur le papier, il appar­
tiendrait aux partenaires sociaux de définir
les nouvelles règles pour atteindre cette cible.
Mais en cas d’échec, le gouvernement repren­
drait la main, avec un schéma déjà tout prêt : à
partir de 2022 et de façon graduelle, les actifs
seraient incités à travailler un peu plus long­
temps afin que leur pension ne soit pas am­
putée par une décote. Inacceptable, pour l’en­
semble des confédérations – y compris celles
qui, au départ, étaient susceptibles d’appuyer
les intentions de M. Philippe.
Alors que le premier ministre s’exprimait au
20 heures de TF1 mercredi soir, M. Berger était
sur celui de France 2 pour fustiger les déci­
sions de l’exécutif qui aboutissent à une sorte
de « gloubi­boulga ». « Les gens qui sont nés à
partir de 1960 vont travailler plus longtemps
s’ils veulent une retraite pleine et entière alors
que le système universel s’appliquera pour
ceux qui sont nés à partir de 1975 », a critiqué le
numéro un de la CFDT, appelant l’exécutif à
faire marche arrière. Quelques heures plus
tôt, au CESE, visiblement très en colère, il avait
lancé : « [Une] ligne rouge est franchie ! » Une
mise en garde qu’il avait déjà formulée aupa­
ravant : à ses yeux, le dispositif exposé mer­
credi par le premier ministre est injuste, no­
tamment pour ceux qui ont commencé à tra­
vailler tôt. Il n’a visiblement pas été entendu.
« Ils nous ont pris pour des perdreaux de l’an­
née, juge­t­on à la CFDT. Ils se sont dits qu’on
n’oserait pas appeler à mobiliser. Mais c’est une
réforme qui ressemble plus à Juppé qu’au Ma­
cron de la campagne. C’est droit dans leurs bot­
tes. Le boss, c’est Edouard Philippe. »
« EFFET BOULE DE NEIGE »
M. Berger n’est pas le seul à avoir haussé le
ton. Laurent Escure, le secrétaire général de
l’UNSA, a utilisé les mêmes mots pour dénon­
cer le choix du gouvernement. Son organisa­
tion, tout comme la CFTC, appelle également
à participer à la mobilisation du 17 décembre
initiée par la CGT, FO, Solidaires, la FSU et des
organisations de jeunesse et rejointe depuis
par la CFE­CGC. « L’idée pour la CFDT n’est pas
de faire des défilés différents (de ceux de l’inter­
syndicale) mais nous n’irons pas avec le même
mot d’ordre », indique au Monde M. Berger. Il y
a cependant peu de chances de voir ce dernier
et le numéro un de la CGT, Philippe Martinez,
défiler ensemble dans le carré de tête : leurs
revendications sont différentes – le premier
voulant le retrait de l’âge pivot, le second celui
de la réforme dans sa totalité.
Il faut remonter à 2010, déjà sur une ré­
forme des retraites, pour voir toutes les orga­
nisations de salariés dans la rue en même
temps. Le 17 décembre, « il n’y aura que le Me­
def qui ne sera pas en grève », a ironisé M. Mar­
tinez sur BFM­TV. « Ils ont réussi la prouesse de
réunir le mouvement syndical », s’exclame la
numéro deux de la CGT, Catherine Perret.
Même si les mots d’ordre syndicaux ne sont
pas homogènes, « ça fait quand même un effet
rassembleur », souligne Jean­Marie Pernot de
l’Institut de recherches économiques et socia­
les. « Le 17, ça devrait être quelque chose, juge­
t­il. C’est extrêmement risqué de la part du gou­
vernement. Tout est en place pour que la con­
testation sociale dure un moment, même si le
calendrier avec les fêtes n’est pas simple à gérer.
Il peut y avoir un effet boule de neige et une
cristallisation : tous les thèmes de mécontente­
ment morcelés peuvent se rassembler. »
« A travers l’intervention du premier minis­
tre, c’est une vision plutôt libérale qui l’a em­
porté, même s’il y a quelques concessions lâ­
chées aux syndicats réformistes, sur la pénibi­
lité ou les droits familiaux, commente Pierre
Ferracci, président du groupe Alpha et spécia­
liste des questions sociales. La posture de
l’exécutif tient du pari, mais elle est assumée
avec une grande détermination. Le gouverne­
ment a manifestement décidé d’engager une
bataille devant l’opinion, sur un dossier où les
positions des organisations de salariés ne sont
pas homogènes, même si elles sont désormais
toutes contre le projet. Le pouvoir se place déjà
dans un face­à­face avec Marine Le Pen. »
Une telle stratégie interroge jusque parmi
les soutiens du chef de l’Etat. Ce dispositif
« n’était plus prévu ce week­end mais il est re­
venu mardi, il y a eu des arbitrages entre tech­
nos », se désole un député de l’aile gauche de la
majorité, qui trouve le choix de l’exécutif « pé­
rilleux et inapproprié ». « Cette mesure aurait
dû être laissée à la main des partenaires so­
ciaux, pour les obliger à l’endosser », abonde un
« ILS NOUS  élu macroniste. « Le point sur lequel la CFDT a
ONT PRIS POUR  une difficulté, c’est le fait de poser l’âge pivot à
64 ans sans laisser ouverte une autre option »,
DES PERDREAUX  décrypte une source au sein de l’exécutif.
A Matignon, on assume pourtant cette prise
DE L’ANNÉE.  de position. « On ne pense pas que le langage
de la gestion ne peut être que le langage du
ILS SE SONT DIT  gouvernement, souligne­t­on dans l’entou­
QU’ON OSERAIT  rage de M. Philippe, où l’on cherche à élargir le
champ de la discussion aux autres disposi­
PAS APPELER  tions du projet sur lequel l’exécutif estime
avoir donné satisfaction aux syndicats. « Les
À MOBILISER »,  concessions sont fortes, sur tous les sujets de la
JUGE­T­ON À LA CFDT CFDT. Dans une négociation, chacun doit faire
un pas vers l’autre. La main tendue du premier
ministre n’a pas été saisie par Berger. » « Ne pas
évoquer la question de l’équilibre financier du
système n’aurait pas été responsable de la part
du gouvernement », défend Olivier Dussopt,
secrétaire d’Etat à la fonction publique.

Les députés LRM «ébranlés» par la position de Laurent Berger

Les élus de la majorité comptaient sur le discours d’Edouard Philippe pour rallier les syndicats réformistes

M ercredi 11 décembre
au soir, tout juste
après son interven­
tion au journal de 20 heures de
TF1, Edouard Philippe rejoint l’As­
semblée nationale où l’attendent
les députés du groupe La Répu­
blique en marche (LRM) et du
MoDem. Pour son quatrième
exercice d’explication de la ré­
forme des retraites de la journée,
le premier ministre fait face à un
mur d’inquiétudes. « Comment
récupère­t­on la CFDT ? », l’inter­
rogent à l’unisson des élus ma­
cronistes et centristes. La ques­
tion a été le fil rouge de la quasi­
totalité de la rencontre, rappor­
tent des participants.
La réaction hostile de Laurent
Berger, mercredi midi, immédia­
tement après la présentation de
l’architecture de la réforme au
Conseil économique, social et en­
vironnemental, a « ébranlé » une
partie de la majorité, selon l’un de
ses membres. « Le groupe est
chamboulé de ne pas avoir Berger
avec nous, tout le monde s’in­
quiète », confirme un autre.
Les députés étaient pourtant
globalement sortis conquis par le
discours du premier ministre.
Son allocution leur avait, di­
saient­ils, enfin apporté la clarté
qu’ils réclament depuis des se­
maines. Elle les avait confortés
dans la certitude de porter une ré­
forme pour « un système réelle­
ment solidaire, plus simple et plus
juste », selon les mots du délégué
général de LRM, Stanislas Gue­
rini. « J’ai entendu des collègues
dire “on va pouvoir reprendre le
train” », anticipant une fin de la
grève, rapporte un participant.
« Beaucoup de députés LRM espé­
raient que la CFDT interprète aussi
positivement qu’eux le discours du
premier ministre », ajoute­t­il.
Ces derniers jours, les parle­
mentaires vivaient avec l’espé­
rance que les mots d’Edouard Phi­
lippe permettraient aux syndi­
cats réformistes de les rallier.
Mais l’officialisation de l’entrée
en vigueur d’un « âge d’équili­
bre », repoussant l’âge de la re­
traite à taux plein à 64 ans, a dou­
ché ces espoirs. Certains élus l’ont
compris très tôt, devant leur
écran de télévision ou dans l’am­
phithéâtre de l’Assemblée, où le
groupe avait organisé une re­
transmission en direct du dis­
cours d’Edouard Philippe à midi.
« J’ai d’abord vu un premier mi­
nistre très bon sur la forme, très pé­
dagogique, avec une réforme sys­
témique très bien défendue, et as­
sez de souplesse pour ne braquer
personne. Et puis… badaboum ! »
rapporte l’un de ces élus. « Quand
on parle de social­démocratie, de
Rocard, de Mendès France [men­
tionnés dans le discours de
M. Philippe], à la fin, il y a Juppé
qui apparaît », ironise Jean­Fran­
çois Cesarini, député de Vaucluse.
La mesure d’âge a suscité la co­
lère de l’aile gauche de la majorité
qui, alignée sur la position de la
CFDT, refusait les mesures d’équi­
libre financier à court terme.
« C’est une erreur idéologique », es­
time M. Cesarini. « C’est un mar­
queur : le Medef le demandait et
c’est une idée de la droite libérale. »
« Forme de déni »
Stella Dupont, députée de Maine­
et­Loire venue du Parti socialiste
(PS), regrette le « timing » de l’an­
nonce : « Pour une meilleure lisibi­
lité et une meilleure compréhen­
sion de la réforme, j’aurais préféré
que l’on fasse les mesures d’équili­
bre dans un second temps. » Une
autre figure de l’aile gauche dé­
nonce « une forme regrettable de
provocation ». « Pourquoi avancer
maintenant ce chiffon rouge ? »,
interroge ce député. Une colère
doublée d’une inquiétude : « Une
réforme comme ça, on ne peut pas
la faire seuls, contre tous les syndi­
cats », résume Stella Dupont.
« Cette position est­elle majori­
taire dans le groupe ? On se pose la
question », concède l’un des dépu­
tés plus sceptiques.
Toute la journée, des élus de la
majorité ont vendu la réforme et
rappelé que des concessions
avaient été faites. « Les syndicats
auront la main sur la valeur du
point », dit Laurent Pietraszewski,
pressenti pour être le rapporteur
du futur projet de loi. « On n’appli­
que pas l’âge pivot en 2025 mais
en 2027 et les partenaires sociaux
participeront à la trajectoire de
mise à l’équilibre du système »,
souligne Jean­Noël Barrot (Mo­
Dem). « On doit continuer à dialo­
guer, notamment avec la CFDT »,
insiste Aurore Bergé, qui pense
« encore possible de négocier, no­
tamment sur la pénibilité ».
Mercredi soir, face aux doutes
des députés, Edouard Philippe a
questionné l’attitude de Laurent
Berger. « Je n’arrive pas à expliquer
pourquoi la CFDT s’installe dans
une forme de déni de la question
du financement », a­t­il déclaré.
« On sait tous qu’ils veulent garder
leur base », a esquissé le premier
ministre, avant d’ajouter, face
aux doutes de sa majorité : « On a
tous ce problème, d’ailleurs. »
« On n’est pas à l’abri que tout
cela nous explose à la figure… »,
s’inquiète un membre de l’aile
gauche. « Vu la colère de Berger, la
prochaine mobilisation va être
énorme », anticipe M. Cesarini.
Une figure du groupe LRM
ajoute : « Dans les deux jours qui
viennent, il sera facile [pour les op­
posants à la réforme] d’avoir un
argument massif et partagé pour
refuser la réforme : la clause
d’âge. » « Le gouvernement n’a plus
qu’une carte à jouer : l’opinion
contre les syndicats. Soit la recette
perdante pour toutes les réformes
portées dans cette dynamique
sous la Ve République », prévient
un député LRM venu du PS. 
alexandre lemarié
et manon rescan
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Au sein de l’exécutif, certains s’interrogent
d’ailleurs sur la stratégie du leader de la CFDT.
« En s’opposant ainsi à la réforme, Berger n’est
pas en cohérence avec l’histoire de son syndi­
cat. Ce qu’a annoncé le premier ministre, c’est
la réforme Berger plus aujourd’hui qu’hier. Les
gestes ont été faits ! », estime un conseiller, ci­
tant la meilleure prise en compte de la pénibi­
lité ou les transitions longues vers le nouveau
système. « Avec ce que le premier ministre a
présenté, tous les éléments sont là pour rassu­
rer les salariés du privé et les fonctionnaires, y
compris les enseignants, pour qui les garanties
sont apportées », estime la secrétaire d’Etat à
l’écologie Emmanuelle Wargon.
AGENDA POLITIQUE
D’autres vont jusqu’à soupçonner le patron
du syndicat d’un agenda politique. « Avant
même les annonces du premier ministre, il
avait calé son interview au 20 heures de
France 2, il savait déjà qu’il allait s’y opposer »,
critique une macroniste. « Cette réforme est
une réforme CFDT, peut­être n’est­elle pas une
réforme Berger ? », s’interroge­t­on dans un
ministère. « Je ne suis pas dans une démarche
politique mais syndicale, répond M. Berger.
Mais on a le droit comme syndicaliste d’avoir
des visions différentes et des points de désac­
cords. S’ils décident de faire l’âge pivot, c’est
leur responsabilité. »
Signe d’une certaine fébrilité à la tête de
l’Etat, M. Philippe a tenté de tempérer la
fronde des syndicats quelques heures après
ses annonces. « Ce projet que nous avons mis
sur la table il va donner lieu à des discussions
avec les organisations syndicales. (…) Nous al­
lons discuter, ma porte est ouverte, ma main
est tendue », a­t­il expliqué devant le Sénat.
Chaque ministre a également été invité à ren­
contrer d’urgence les syndicats de son secteur,
pour leur faire la « pédagogie » des annonces
et discuter dès maintenant des mesures com­
pensatoires, comme les hausses de revenus
pour les enseignants ou la prise en compte de
la pénibilité pour les aides­soignantes.
Chacun au sein de l’exécutif comprend
néanmoins que l’heure est à la bataille de
l’opinion et à la guerre d’usure. « Il faut faire de
la politique, c’est ce à quoi nous encouragent
les réactions d’aujourd’hui, estime un proche
d’Edouard Philippe. Il faut trouver le petit cli­
quet pour convaincre de ce qu’on propose,
pour que, doucement, il y ait une désescalade. »
Dans son discours au CESE, le premier minis­
tre a d’ailleurs pointé du doigt l’adversaire
avec lequel le bras de fer se joue : les régimes
spéciaux. « Le temps du régime universel est
venu, celui des régimes spéciaux s’achève », a­
t­il déclaré. « La seule adresse qui est faite aux
cheminots, c’est de les opposer au reste de la
population », a regretté Thomas Cavel, secré­
taire national de la CFDT cheminots. 
raphaëlle besse desmoulières,
bertrand bissuel,
olivier faye et cédric pietralunga
Edouard Philippe,
lors de son discours
au Conseil
économique,
social et
environnemental,
le 11 décembre,
à Paris. JEAN-CLAUDE
COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
Le gouvernement essaie de convaincre
les grévistes de la SNCF et de la RATP
Le taux de mobilisation chez les conducteurs SNCF était encore supérieur à 70 % jeudi
D
ans les deux grands
groupes publics du
transport, la mise en
place de la réforme
des retraites a commencé sur les
chapeaux de roue. Le premier mi­
nistre, Edouard Philippe, avait à
peine quitté sa tribune du Conseil
économique, social et environne­
mental (CESE), mercredi 11 dé­
cembre, où il venait de détailler le
nouveau système universel de
pensions, que l’opération « il faut
convaincre le soldat cheminot » à
la RATP et à la SNCF a été lancée.
La manœuvre est destinée à faire
avaler la potion aux agents pu­
blics du transport, en première li­
gne dans un conflit contre la ré­
forme et qui entrait, jeudi 12 dé­
cembre, dans sa deuxième se­
maine.
Dès jeudi matin, les syndicats de
la RATP et de la SNCF ont été, con­
formément aux instructions du
premier ministre, reçus par leur
direction pour entamer la concer­
tation sur le processus de dissolu­
tion des deux régimes spéciaux
de retraite du transport : celui des
cheminots et celui de la RATP. A la
SNCF, le directeur des ressources
humaines, Benjamin Raigneau, a
réuni dès 9 heures les trois princi­
pales organisations grévistes
(CGT, UNSA, SUD) dans une am­
biance électrique.
Au total, ce sont environ 40 %
des personnels sous statut qui
sont concernés par le grand
chambardement, soit 69 000
agents sur 172 000 dans les deux
entreprises (52 000 à la SNCF, se­
lon un décompte de l’UNSA Ferro­
viaire, et 17 000 à la RATP, d’après
« Nous sommes déterminés à manger
de la bûche de Noël sur les piquets de grève »
En assemblée, les grévistes des transports ont affirmé vouloir prolonger la mobilisation
A
utour des piquets de
grève, dans les dépôts
de trains et de bus pa­
risiens, les agents gré­
vistes de la RATP et de la SNCF ont
suivi avec attention, mais sans se
faire d’illusions, les annonces
d’Edouard Philippe sur la réforme
des retraites, mercredi 11 décem­
bre. Devant le hangar de la gare de
Lyon, où se déroulent depuis sept
jours les assemblées générales
des cheminots à Paris, une
cinquantaine de manifestants
ont écouté la voix du premier
ministre s’élever d’une enceinte
posée à même le sol. Les délégués
syndicaux de la gare se tiennent
au centre, sous l’objectif d’une
dizaine de caméras venues capter
les réactions de l’assemblée.
« Vous êtes rassurés ? »
Les réactions sont pourtant rares.
Quelques rires quand Edouard
Philippe fait « le pari » que, dans
quelques années, les gens seront
pressés de passer au nouveau
système. Un « Merci pour ma
fille ! » retentit quand le premier
ministre évoque la génération
2004 comme la première à inté­
grer directement le système. Un
léger brouhaha se fait entendre
quand ce dernier a une pensée
pour « tous ceux qui galèrent et
dont la journée est devenue un
parcours d’obstacles ».
Au terme du discours, Fabien
Villedieu, délégué SUD­Rail,
s’adresse aux grévistes. « Vous
êtes rassurés ? » Un « non » massif
la direction). Le projet prévoit que
ces 69 000 salariés vont basculer
dans le nouveau régime progres­
sivement.
Pour entrer dans les détails,
ceux qui doivent prendre leur re­
traite avant le 1er janvier 2037 gar­
dent leur régime actuel et, à l’in­
verse, ceux qui partiront au­delà
de cette date passent au système
par points. Pour ces derniers, une
phase de transition est prévue. Si
on résume à gros traits (car il peut
y avoir des nuances selon la car­
rière), les conducteurs nés après
1985 et les autres salariés sous sta­
tut nés après 1980 disent adieu à
la retraite du ferroviaire.
Plaquettes explicatives
Reste à faire digérer la nouvelle
par les personnels, qui demeu­
rent toujours très fortement
mobilisés contre le projet. Jeudi
12 décembre, un quart des TGV,
des intercités et des Transiliens
d’Ile­de­France, ainsi que 40 %
des circulations du réseau TER
étaient assurés. A la RATP, le trafic
restait fortement perturbé avec
dix lignes de métro fermées,
1 RER B sur 3, 1 RER A sur 2, et 50 %
des bus. Le taux de grévistes chez
les conducteurs SNCF était en­
core supérieur à 70 % les 11 et
12 décembre.
Mercredi 11 décembre, l’opéra­
tion avait donc démarré en début
d’après­midi par une entrevue of­
ficielle à l’hôtel de Roquelaure,
siège du ministère de la transi­
tion écologique, où le secrétaire
d’Etat aux transports, Jean­Bap­
tiste Djebbari, a donné mandat à
Jean­Pierre Farandou, président
lui répond. Mobilisés depuis le
5 décembre pour demander un
abandon total du projet de sys­
tème à points, de nombreux ma­
nifestants ne s’attendaient pas à
un revirement important du gou­
vernement. Parmi les cheminots,
le discours fait même figure de
non­événement. La seule sur­
prise vient du fait que le premier
ministre n’a fait aucune allusion
à eux pendant tout son discours,
à part pour évoquer les difficultés
des usagers. « Il s’est adressé aux
policiers, aux pompiers, aux
surveillants pénitentiaires, aux en­
seignants, aux aides­soignants, à
tout le monde, mais pas à nous.
C’est une façon de diviser la popu­
lation », s’énerve Mélina, 39 ans,
agent d’accueil sur le RER D.
« On va tous se faire manger, ré­
sume pour sa part Raffi, conduc­
teur de train de 35 ans. Cela ne m’a
pas rassuré mais ça m’a conforté
dans l’idée de durcir le mouvement
« IL Y EN A PLEIN, ICI,  volution dans son discours aurait
QUI LUTTENT AVEC NOUS  on est encore plus dans une situa­
ET SONT NÉS APRÈS 1975.  Vincent Gautheron, délégué CGT
ON VA LEUR DIRE QUOI ?  du département bus de la RATP.
PAS DE BOL POUR TOI ?  « De belles paroles »
ON SE BAT POUR LES  baisse de la valeur du point est
JEUNES GÉNÉRATIONS »
FABIEN VILLEDIEU
délégué SUD-Rail
LA STRATÉGIE CONSISTE
À CONTOURNER
LES ORGANISATIONS
POUR CONVAINCRE  importants aujourd’hui intégrés
DIRECTEMENT L’OPINION  meureront demain », a souligné
CHEMINOTE
ET MACHINISTE
de la SNCF, et à Catherine
Guillouard, PDG de la RATP, pour
entamer la « concertation »
(terme officiel qui a été préféré à
celui de négociation).
Quelques minutes plus tard, les
patrons des deux groupes publics
se sont adressés à leurs principaux
cadres (dont les 1 500 directeurs
d’établissement de la SNCF) par vi­
déoconférence, pour entamer la
pédagogie de la réforme. Des pla­
quettes explicatives ont été distri­
buées dans l’après­midi, et une vi­
déo de M. Djebbari résumant les
principaux aspects du système
par points a été diffusée à la RATP,
mercredi 11 décembre, et devait
l’être à la SNCF le lendemain.
Manifestement, la stratégie
consiste à contourner les organi­
sations pour convaincre directe­
ment l’opinion cheminote et
machiniste, laquelle commence
peut­être à s’inquiéter des con­
séquences financières d’une
grève au long cours. A la SNCF, le
taux global de grévistes calculé
par la direction est passé de 60 %
le 5 décembre à 15,5 % le 11 dé­
cembre.
dans les jours à venir. » Même dé­
termination du côté des grévistes
de la RATP. Dès mardi, plusieurs
assemblées générales, parfois
interprofessionnelles, ont été or­
ganisées pour poursuivre la grève
jusqu’à la fin de la semaine, voire
au­delà. L’appel à une nouvelle
manifestation nationale par les
syndicats, le 17 décembre, est venu
appuyer la stratégie des manifes­
tants. Le discours d’Edouard Phi­
lippe ne l’a pas remise en cause.
« Depuis le début de la grève, j’ai
déjà dû perdre 600 euros de
salaire. Le premier ministre doit
comprendre que maintenant, on
n’est plus à ça près, remarque Bas­
tien, conducteur sur la ligne 5 du
métro parisien. Si pendant tout le
mois de janvier je dois manger des
pâtes et des patates pour faire des
économies, peu importe. » Organi­
sées jeudi matin dans les dépôts
de la régie autonome, de nom­
breuses assemblées générales
devaient reconduire la grève jus­
qu’au lundi 16 décembre. « Une ré­
pu nous faire ralentir, mais ce soir
tion anxiogène », commente
Seule la promesse d’interdire une
considéré par certains manifes­
tants comme un signal positif des
annonces du gouvernement.
L’application décalée dans le
france | 9
▶▶▶
La communication gouverne­
mentale et directoriale insiste
ainsi sur « une transition progres­
sive, adaptée et individualisée »,
pour les agents qui basculent dans
le nouveau régime. « Des éléments
dans le calcul de vos pensions le de­
M. Djebbari dans sa vidéo. La règle
du calcul de la pension demeure
ouverte à la concertation, avec
pour objectif de « garantir des ni­
veaux de pension proches de ceux
qui auraient été obtenus avec le ré­
gime spécial actuel », souligne la
communication de la SNCF. La
prise en compte du travail de nuit
et de la pénibilité, ainsi que l’appli­
cation de l’âge pivot de 64 ans
dans les deux entreprises seront
aussi des éléments discutables.
Cela suffira­t­il à convaincre les
grévistes de lâcher le mouve­
ment ? Pour le premier ministre,
« les garanties données » justifient
que la grève, « qui pénalise des mil­
lions de Français, s’arrête ». La ré­
ponse des syndicats des deux en­
treprises, dont la CFDT chemi­
nots, l’UNSA ferroviaire et l’UNSA
RATP, réputés plus enclins au
compromis, a été immédiate et
directe : hors de question.
« La grève continue, nous som­
mes au regret de constater que le
gouvernement est droit dans ses
bottes, et donc elle va durer long­
temps, a résumé Laurent Brun, le
secrétaire général de la CGT che­
minots, jeudi 12 décembre sur
France Info. Pas de trêve pour Noël
sauf si le gouvernement revient à
la raison avant cela. » 
éric béziat
temps et une transition progres­
sive vers le nouveau système
peinent à convaincre. « Il y en a
plein ici qui luttent avec nous et
sont nés après 1975. On va leur dire
quoi ? Pas de bol pour toi ? On se
bat pour les jeunes générations »,
lance Fabien Villedieu devant les
cheminots de la gare de Lyon. « Le
décalage, c’est de l’enfumage, as­
sène Isabelle, conductrice de mé­
tro sur la ligne 9. Ce ne sont que de
belles paroles : quand un gouver­
nement promet quelque chose, le
suivant s’empresse de le changer. »
Présente depuis le début de la
semaine, la crainte d’une reprise
du travail par certains grévistes
après le discours du premier
ministre semble avoir disparu.
Jeudi, de nouvelles manifesta­
tions étaient prévues à Paris et
dans d’autres villes, à l’initiative
de sections locales des syndicats.
Mercredi, les cheminots de la gare
de Lyon ont voté pour une recon­
duction de la grève. « Ils comptent
diviser, nous comptons sur la soli­
darité. On se mobilisera jusqu’au
retrait du projet », insiste Béren­
ger Cernon, délégué syndical de la
CGT­Cheminots à la gare de Lyon,
à Paris. Laurent Djebali espère
même une poursuite du blocage
des transports sur plusieurs se­
maines : « Nous sommes détermi­
nés à manger de la bûche de Noël
sur les piquets de grève », annon­
çait, après le discours d’Edouard
Philippe, le secrétaire général mé­
tro et RER de l’UNSA­RATP. 
simon auffret et aline leclerc

10 | france
RÉFORME  DES  RETRAITES
« Le premier
principe, c’est
l’universalité »
Les 42 régimes existants vont, à terme,
être fondus en un seul – ce qui signifie, au
passage, la fin des régimes spéciaux. Les
mêmes règles (à quelques exceptions
près) s’appliqueront à tous les actifs,
quels que soient leur statut ou profes­
sion : salarié du privé, fonctionnaire, avo­
cat, médecin, agriculteur, élu… C’est la
traduction du slogan de campagne d’Em­
manuel Macron, durant la présidentielle
de 2017 : « Un euro cotisé donnera les mê­
mes droits à tout le monde. » L’objectif ?
« Redonner confiance dans un système
qui ne doit plus être soupçonné de privilé­
gier certains aux dépens des autres », a ex­
pliqué Edouard Philippe, mercredi.
« Le même niveau de
cotisation sur la totalité
des revenus jusqu’à
120 000 euros »
Pour acquérir des droits, les personnes (à
l’exception de certains travailleurs non
salariés) cotiseront sur la base de
120 000 euros brut annuels, soit trois fois
le plafond actuel du régime de base de la
Sécurité sociale. Une somme qui englobe
les revenus de plus de 90 % des actifs.
Mais elle est trois fois moindre
qu’aujourd’hui pour le régime général du
privé. C’est une des raisons qui fonde l’op­
position de la CFE­CGC à cette réforme. La
centrale des cadres craint que cela
n’ouvre la porte à la capitalisation pour
les très hauts revenus qui, s’ils veulent
maintenir leur niveau de pension, de­
vront souscrire à des produits d’épargne
retraite (en cotisant sur les ressources si­
tuées au­dessus de 120 000 euros). C’est
autant de cotisations salariales et patro­
nales de moins pour le futur régime,
mais aussi moins de droits à servir.
« Des garanties
incontestables sur la valeur
du point »
Le futur système fonctionnera en points
et non plus avec des trimestres validés,
cette unité de compte ayant pour inconvé­
nient de ne créer aucun droit si la per­
sonne n’a pas travaillé durant une durée
minimale (ce qui pénalise les abonnés aux
contrats précaires). Chaque heure cotisée
engendrera des points, donc des droits à
pension. Ce capital sera porté dans un
compte propre à chaque assuré – un peu
comme dans le régime complémentaire
du privé Agirc­Arrco. Les points accumu­
lés durant la vie professionnelle seront
convertis en euros, sur la base d’une « va­
leur de service » : celle­ci progressera tous
les ans au même rythme que le salaire
moyen de l’ensemble des actifs, ce qui est
plus favorable que le mécanisme actuel,
calé sur l’inflation. Le gouvernement a
promis qu’une « règle d’or » serait édictée,
stipulant que cette valeur ne baissera pas.
Elle sera fixée par une instance de pilotage
dans laquelle les organisations d’em­
ployeurs et de salariés joueront un rôle
important, d’après le gouvernement.
« Une pension
minimale de
1 000 euros net
par mois pour
une carrière
complète
au smic »
Dans le cadre du système universel, une
même pension minimale serait instau­
rée pour toutes les personnes à carrière
complète ayant toujours cotisé sur la
base de faibles revenus, peu importe leur
statut professionnel. Son montant serait
égal à 85 % du smic net. Les conditions du
dispositif demeurent toutefois quelque
peu floues. Faudra­t­il attendre d’avoir
« l’âge d’équilibre », soit peut­être 64 ans
Ce qui va changer avec
la réforme des retraites
« Le Monde » décrypte douze annonces faites par Edouard
Philippe, lors de son discours, mercredi 11 décembre,
devant le Conseil économique, social et environnemental
S
ystème universel par
points, « âge d’équili­
bre », taux de cotisation,
fin progressive des régi­
mes spéciaux… Devant le Con­
seil économique, social et
environnemental (CESE), le pre­
mier ministre, Edouard Phi­
lippe, a présenté, mercredi 11 dé­
en 2027, pour en bénéficier, comme le
préconisait le rapport Delevoye ? Ce n’est
pas tranché, répond­on dans l’entourage
du haut­commissaire.
En attendant, le gouvernement promet
de revaloriser dès 2022 les minima de
pensions qui existent d’ores et déjà pour
les assurés bénéficiant d’une retraite à
taux plein au régime général, ainsi
qu’aux régimes des indépendants et des
agriculteurs, afin de faire en sorte que,
dès cette année­là, « une personne ayant
fait toute sa carrière au smic [perçoive]
1 000 euros net de retraite ».
«Des points
supplémentaires
pour chaque
enfant»
Le gouvernement entend accorder un
bonus de pension de 5 % par enfant, dès
le premier, par défaut à la mère. Le couple
pourrait toutefois décider de l’attribuer
au père, ou de se le partager. Les familles
avec trois enfants ou plus bénéficieraient
de 2 % supplémentaires. Un enfant don­
nerait donc droit à 5 %, deux enfants à
10 %, trois à 17 %, quatre à 22 %. Un dispo­
sitif très différent des règles actuelles. Si
une majoration de pension, souvent
égale à 10 %, existe déjà aujourd’hui pour
les parents dans nombre de régimes, elle
ne concerne en effet que les familles avec
au moins trois enfants et est versée au
père et à la mère. Des droits à la retraite
sont attribués dès le premier enfant,
mais sous forme de trimestres.
Par ailleurs, les réversions, que tou­
chent les veufs et veuves dans un couple
marié, sont, elles aussi, sur le point de
voir leur calcul harmonisé. L’idée : que le
conjoint survivant perçoive au moins
70 % des pensions totales du couple, afin
de maintenir son niveau de vie. Exem­
ple : Dany touche 2 000 euros de pension,
Camille 1 200 euros. Si Dany meurt, Ca­
mille aura 2 240 euros de retraite totale
(70 % de 3 200 euros) – sa pension de
1 200 euros et 1 040 euros de réversion.
Enfin, les divorcés ne seraient plus éligi­
bles à la réversion et l’âge minimal serait
62 ans. Aujourd’hui, le dispositif, le plus
souvent accessible à partir de 55 ans, est
bien plus complexe : une fraction (50 % à
60 %, selon les régimes) de chaque pen­
sion du conjoint décédé est accordée au
survivant, en plus de sa pension person­
nelle. Elle est versée seulement aux plus
modestes dans certains régimes, mais
sans condition de ressources dans
d’autres.
cembre, les grandes orientations
de la réforme des retraites.
Au septième jour d’une mobili­
sation très suivie, notamment à
la SNCF et à la RATP, mais égale­
ment au sein de l’éducation na­
tional, ces annonces étaient très
attendues. Dans l’ensemble, le
premier ministre a confirmé l’ar­
« La gouvernance du
système sera confiée aux
partenaires sociaux »
Aujourd’hui, les différents régimes sont
pilotés de façon très diverse. Certains par
les partenaires sociaux, d’autres par
l’Etat, d’autres encore avec des modèles
plus mixtes. Cela résulte de leur histoire
et varie selon les professions et le statut
des assurés : salariés du privé, fonction­
naires d’Etat, territoriaux, hospitaliers,
professions libérales, salariés de grandes
entreprises publiques… Ce qui explique
que certains relèvent des lois de finance­
ment de la Sécurité sociale alors que
d’autres sont gérés par les partenaires
sociaux sans intervention du Parlement.
C’est le cas par exemple de la complé­
mentaire du privé, l’Agirc­Arrco, où les or­
ganisations patronales et de salariés re­
présentatives ont la main.
M. Philippe a souhaité que la nouvelle
gouvernance du futur système soit mise
en place dès l’adoption de la loi, au cours
de l’année 2020, au plus tard le 1er jan­
vier 2021. Une caisse de retraite univer­
selle sera donc créée et son conseil d’ad­
ministration sera constitué, de manière
paritaire, de représentants des em­
ployeurs et des salariés des secteurs privé
et public ainsi que de représentants des
travailleurs indépendants. C’est lui qui
fixera chaque année les évolutions des
paramètres du nouveau système comme
la valeur d’achat et de service du point,
« l’âge d’équilibre », le taux de cotisa­
tion… Les décisions du conseil d’admi­
nistration devront respecter la trajec­
toire financière pluriannuelle fixée par le
Parlement. Certains resteront cependant
à la main de l’Etat, comme l’âge légal de
départ en retraite.
« Travailler
progressivement
un peu plus
longtemps »
Aujourd’hui, la règle de droit commun
prévoit que les assurés peuvent réclamer
le versement de leur pension à partir de
62 ans – avec des exceptions (carrières
longues, régimes spéciaux, etc.). Pour
que sa pension atteigne le taux plein, la
personne doit avoir payé des cotisations
pendant un certain nombre de trimes­
tres. Si cette condition n’est pas remplie,
la pension est diminuée (décote ou ma­
lus) – ce qui peut être évité si l’intéressé
reste en activité jusqu’à 67 ans : environ
20 % des femmes attendent d’avoir at­
teint cet âge (dit d’annulation de la dé­
cote) afin de liquider leur retraite sans
que celle­ci soit amputée.
A l’avenir, les personnes pourront
continuer à partir à la retraite à 62 ans.
Mais le gouvernement souhaite inciter
les individus à rester en emploi au­delà,
de manière à ce que le système ne soit pas
en situation déficitaire. C’est pourquoi il
veut créer un « âge d’équilibre » – supé­
rieur à 62 ans –, assorti d’un bonus­ma­
chitecture du futur régime de re­
traite « universel » proposé par
Emmanuel Macron pendant la
campagne présidentielle de 2017
et ébauché dans le rapport
du haut­commissaire aux retrai­
tes, Jean­Paul Delevoye, publié en
juillet. Décryptage des principa­
les mesures.
lus : si la personne liquide sa pension
avant cette borne d’âge, elle se voit appli­
quer une décote (et une surcote dans le
cas inverse). Sur le papier, l’âge d’équili­
bre en question sera fixé par le futur or­
gane de gouvernance du dispositif dans
lequel siègent les partenaires sociaux.
Mais les syndicats considèrent que,
dans les faits, le dispositif présenté mer­
credi les oblige à suivre une feuille de
route très précise, le souhait du gouver­
nement étant de porter, peu à peu, ce
nouveau paramètre à 64 ans en 2027.
Pour y parvenir, « l’âge d’équilibre » ren­
trerait en vigueur en 2022 et augmente­
rait progressivement. Les premières per­
sonnes concernées seraient celles nées
en 1960 : elles devraient travailler jusqu’à
62 ans et quatre mois, si elles ne veulent
pas essuyer un malus. Parallèlement,
l’âge d’annulation de la décote actuelle­
ment en vigueur (67 ans, donc) sera sup­
primé, à terme.
« Etendre et améliorer
la prise en compte
de la pénibilité »
Le compte professionnel de prévention
(C2P) sera ouvert aux fonctionnaires et
aux salariés des régimes spéciaux. Ce dis­
positif est aujourd’hui réservé aux sala­
riés du privé exposés à des conditions de
travail éprouvantes. Il permet d’accumu­
ler des points qui financent des forma­
tions, un passage à temps partiel sans
baisse de la rémunération, ou de partir
deux ans plus tôt à la retraite. A l’origine,
ce mécanisme comprenait dix facteurs
de pénibilité, mais il a été fortement re­
manié en juillet 2017 par le gouverne­
ment, qui a retiré quatre critères. Ne res­
tent plus que : travail de nuit, tâches répé­
titives ou « en équipes successives alter­
nantes », activité en milieu hyperbare,
exposition à des températures extrêmes,
environnement bruyant. Contrairement
à la demande de la CFDT, les quatre critè­
res supprimés ne seront pas réintroduits.
Mais les seuils relatifs au travail de nuit
seront abaissés. « Cela permettra à près
d’un quart des aides­soignantes à l’hôpi­
tal de partir plus tôt », a souligné le pre­
mier ministre.
Par ailleurs, M. Philippe a souhaité ras­
surer ceux qui sont exposés à des fonc­
tions dangereuses dans le cadre de mis­
sions régaliennes, comme les pompiers,
les policiers, les gendarmes, les gardiens
de prison et les militaires. Ces derniers, a­
t­il précisé, « conserveront le bénéfice des
dérogations d’âge » qui leur permettent
de liquider leurs droits de façon anticipée
et « les gains représentés par les bonifica­
tions de durée » seront préservés.
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Partir « ni trop
vite ni trop tard »
Les nouvelles dispositions sur le calcul
des pensions s’appliqueront en 2025 aux
personnes ayant moins de 50 ans fin
2024, c’est­à­dire nées à partir de 1975. Les
droits accumulés avant 2025 seront ga­
rantis à 100 % en vertu des règles actuel­
les, tandis que ceux constitués après 2025
seront convertis selon les principes du
système universel. La transition est diffé­
rente pour les fonctionnaires exerçant
des métiers pénibles ou dangereux
(agents hospitaliers, policiers) et les sala­
riés des régimes spéciaux, qui peuvent li­
quider leur pension plus tôt que les
autres actifs : la première génération con­
cernée sera 1980 pour ceux qui peuvent
partir à 57 ans et 1985 pour ceux qui ont la
faculté de liquider leur pension dès
52 ans. Quant aux jeunes, ils intégreront
le régime beaucoup plus tôt : dès 2022
pour ceux qui sont nés à partir de 2004.
« Des engagements fermes
vis­à­vis des enseignants »
Le gouvernement en est conscient depuis
longtemps : si la réforme leur est appli­
quée de façon mécanique, les professeurs
en seront les grands perdants. Avec la fin
du calcul de la pension sur les six derniers
mois de traitement, ces derniers verraient
le niveau de leur pension baisser de façon
importante. La prise en compte des pri­
mes, censée compenser ce nouveau mode
de calcul, ne leur est pas d’un grand se­
cours : ils n’en ont que très peu. C’est pour­
quoi M. Philippe veut inscrire dans la loi
« la garantie selon laquelle le niveau des re­
traites des enseignants sera sanctuarisé ». Il
a aussi promis d’engager « des revalorisa­
tions » progressives – sans préciser sous
quelle forme – à partir de 2021. Si l’accent
sera mis « sur les débuts de carrière », les
autres ne seront pas oubliés, a­t­il assuré.
Son ambition : « Véritablement repenser le
métier d’enseignant. »
«Des transitions spécifiques
pour les travailleurs
indépendants, les artisans,
les commerçants et les
professions libérales»
Des règles communes s’appliqueront à
tous les actifs en matière de cotisations, ce
qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ce mouve­
ment de convergence s’effectuera de ma­
nière progressive pour les non­salariés. Le
but est de ne pas les mettre en difficulté,
car une large partie d’entre eux sont assu­
jettis à des niveaux de prélèvements plus
faibles que celui qui est envisagé (28,12 %) :
pour eux, ce taux­là sera imposé jusqu’à
40 000 euros de revenus, avant d’être ra­
mené à 12,94 % pour les gains compris
entre 40 000 et 120 000 euros. En outre,
les cotisations hors assurance vieillesse
(par exemple la CSG) seront assises sur
une masse de revenus (assiette) plus ré­
duite, de manière à diminuer leur poids et
contrebalancer ainsi l’accroissement des
prélèvements pour les retraites. L’exécutif
souhaite ainsi que les professions concer­
nées ne soient pas écrasées sous un sur­
croît de charges. Parmi les non­salariés, les
libéraux forment un sous­groupe singu­
lier, du fait de la multiplicité des situations
rencontrées (montants de cotisations su­
périeurs à 28,12 % dans certains cas, infé­
rieurs dans d’autres, etc.). Les change­
ments à venir doivent encore être discutés
par l’exécutif et les professions touchées.
« Un mot au sujet
du calendrier »
Le projet de loi relatif à la création du futur
système devrait être présenté en conseil
des ministres le 22 janvier 2020. L’Assem­
blée nationale l’examinera à partir de la
fin février, si tout se passe comme prévu,
l’objectif étant que le texte soit adopté d’ici
à l’été. Celui­ci ne contiendra pas l’intégra­
lité des nouvelles règles : diverses mesu­
res seront renvoyées à des décrets et à des
ordonnances, notamment au sujet des
périodes de transition et des convergen­
ces. Avant le passage au Parlement du pro­
jet de loi, le pouvoir en place a l’intention
de diffuser des « outils pédagogiques », de
manière à illustrer l’impact de la réforme,
à travers des cas types. 
raphaëlle besse desmoulières,
bertrand bissuel et aurélie blondel
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Les syndicats enseignants unanimes face à Blanquer
Le ministre de l’éducation, omniprésent dans les médias ces derniers jours, ne parvient pas à convaincre
T
rois interventions télévi­
sées en une journée,
même pour un ministre
aussi habitué que Jean­
Michel Blanquer aux prises de
parole publiques, « ça relève du
record », soulignaient, au soir du
11 décembre, bon nombre d’obser­
vateurs de la scène politique.
La « séquence » s’est terminée
tard, ce mercredi, pour le ministre
de l’éducation, avec un dernier pla­
teau – celui de BFM­TV – à 22 h 30.
Elle avait débuté par un premier
« tour de micros » organisé dès
14 h 30 en son ministère dans la
foulée de la présentation de la ré­
forme par le premier ministre,
Edouard Philippe. Elle s’est pour­
suivie à 19 heures sur France 5, lors
de l’émission « C à vous ».
Quelques heures plus tôt, devant
le Conseil économique, social et
environnemental, Edouard Phi­
lippe s’engageait à ce que les ensei­
gnants, considérés comme les
grands perdants d’un système de
retraite à points, ne « perdent pas
le moindre euro de pensions ». Des
pensions « sanctuarisées » dans la
loi, a­t­il promis.
D’un plateau à l’autre, le
message martelé par le ministre
de l’éducation ne varie pas : la
LES CHAMPIONS DE LA RELATION CLIENT INVESTISSENT À REIMS :
Patrick DUBREIL
Président
réforme des retraites est une
« bonne nouvelle » pour les ensei­
gnants, puisque leurs pensions
seront « garanties » et que, pour ce
faire, les salaires seront « revalori­
sés ». Sur le calendrier, les
enseignants ont obtenu des
gages : l’horizon ayant été fixé par
Matignon à « l’été 2020 », c’est
« dès 2021 » que débuteront des re­
valorisations présentées comme
« progressives ». Sur les sommes
engagées, en revanche, sur la mé­
thode comme sur le périmètre, ils
demeurent dans l’expectative.
« C’est sur les primes que se por­
tera l’effort le plus important
(…). Leur montant et leur rythme
d’augmentation supposent un dia­
logue social », a justifié M. Blan­
quer, en invitant les syndicats
d’enseignants à des rencontres bi­
latérales « dès vendredi » 13 dé­
cembre. La plupart devraient s’y
rendre, même si les syndicats
d’enseignants appellent déjà, à la
même date, à des « actions loca­
les » avant une nouvelle journée
de grève interprofessionnelle le
17 décembre – la troisième, après
la mobilisation massive du 5 dé­
cembre et celle du 10.
Dans les rangs syndicaux, on fait
état d’une même « déception ».
mistes (UNSA et CFDT) appellent
« NOTRE MINISTRE  aussi à se mobiliser. « Ce qui nous
BULLDOZER VIENT  a été annoncé aujourd’hui aurait
pu nous être dit il y a trois mois (…),
DE RENCONTRER observe Stéphane Crochet, du SE­
UNSA. L’exécutif n’arrive pas à
UN MUR », enrayer cette spirale du flou. »
AVANCE UN FIN  « Contreparties »
CONNAISSEUR Faut­il s’étonner que, sur la ques­
tion des retraites, qui a mis plus
DU SYSTÈME d’un de ses prédécesseurs à
l’épreuve et déclenché des mouve­
« Nous avons le sentiment de ne ments d’ampleur (comme en
pas avoir été entendus », regrette 1995 et en 2003), le bon élève de la
Francette Popineau, du SNUipp­ Macronie « piétine », voire « pa­
FSU. « Le discours public se veut tine », ainsi que le glissent certains
rassurant, mais il reste creux, ren­ de ses proches ? L’intéressé s’en
chérit Frédérique Rolet, du SNES­ agace. « Soit on dit tout, tout de
FSU. Multiplier les prises de parole suite, et on nous dit qu’on est verti­
pour en dire aussi peu, ça installe cal et autoritaire. Soit on ouvre le
de l’incompréhension. » Dans un dialogue, et on nous dit que c’est
communiqué, la FSU a fait valoir long et flou », a­t­il lâché devant les
que les « enseignants sont plus journalistes, mercredi.
inquiets qu’ils ne l’étaient déjà ». Le ministre a­t­il seulement une
« Des rencontres au ministère, on visibilité budgétaire sur ce qu’il
en a déjà eues, réagit Jean­Rémi peut faire ? Concernant les revalo­
Girard, du Snalc. Nous n’attendons risations, l’estimation la plus ré­
pas de promesses mais des répon­ cemment versée dans le débat
ses à des questions concrètes : la re­ public l’a été par son homologue
valorisation, c’est pour quand ? Ce de Bercy, Gérald Darmanin : ce
sera combien ? Et comment ? » Esti­ dernier a évoqué de « 400 mil­
mant que « la ligne rouge » a été lions à 500 millions d’euros par
franchie, les organisations réfor­ an » possiblement ajoutés au bud­
Eric DADIAN
Président
get de l’éducation. Des chiffres qui
ont alimenté les calculs artisa­
naux – et anxiogènes – dans les
cortèges, et que M. Blanquer s’est
bien gardé de reprendre. Mer­
credi soir, il a toutefois confirmé
la mise en place, à la demande du
chef de l’Etat, d’un « simulateur of­
ficiel en ligne » pour le calcul des
retraites. « Il fait tout pour avoir
une somme consolidée à mettre
sur la table avant le début des ren­
contres bilatérales », souffle­t­on.
« La situation dans le monde
enseignant se complexifie, et le
ministre bulldozer vient de ren­
contrer un mur », avance un fin
connaisseur du système.
D’aucuns, sur le terrain de l’école,
disent qu’il a pu manquer de
« capteurs », qu’il est passé, en
partie, à côté de la « fatigue » de la
profession, de la « déflagration »
causée par le suicide de Christine
Renon… « Face à une réforme sur
laquelle il a la main, même quand
elle est aussi compliquée que celle
du lycée, Blanquer gère. Mais dans
le cas des retraites, il n’a pas les
coudées franches, commente un
universitaire. Les enseignants
avaient besoin de s’entendre par­
ler de la revalorisation parce qu’ils
la méritent, parce que la société la
Maxime DIDIER
Président
france | 11
▶▶▶
leur reconnaît. Devoir relier ça aux
pensions, ça ne passe pas. »
Sans compter qu’ils voient se
dessiner, au fil des discours, de
possibles « contreparties » à leur
revalorisation, elles aussi encore
floues. M. Blanquer – comme
M. Philippe – a évoqué l’organisa­
tion du travail des enseignants. Le
nouveau système « ouvre toute
une série de conséquences directes
et indirectes pour réfléchir au
métier », a­t­il expliqué. Les princi­
paux concernés redoutent déjà
une mise en cause « des temps de
service ». Le président Macron
n’avait­il pas évoqué, à Rodez,
l’idée de « regarder les vacances »
des enseignants ? « Blanquer est
pris dans une tension : il doit rassu­
rer, et en même temps avancer
l’idée que la revalorisation ne
pourra s’engager qu’en redéfinis­
sant les missions des enseignants »,
reconnaît un inspecteur.
L’histoire a montré que relier
l’augmentation des salaires à une
contrepartie est un exercice
périlleux. A la fin des années
1980, le ministre de l’éducation
Lionel Jospin l’avait payé de
plusieurs semaines de grèves. 
mattea battaglia
et violaine morin
 0123
12 | france VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019

RÉFORME  DES  RETRAITES

Loi « engagement
et proximité »,
le compromis l’emporte
L’échec redouté de la commission mixte
paritaire a été évité, mercredi 11 décembre

D ans le climat actuel de

tension entre le Sénat et
la majorité, l’aboutisse­
ment de la commission mixte pa­
ritaire (CMP) – composée de sept
députés et sept sénateurs –, mer­
credi 11 décembre, sur le projet de
loi dit « engagement et proxi­
mité » destiné à protéger l’exercice
de la fonction de maire apparaît
presque comme une pause
détente. L’accord entre députés et
sénateurs était loin d’être acquis,
alors que le président du Sénat,
Gérard Larcher, ainsi que le prési­
dent de l’Association des maires
de France, François Baroin,
n’avaient cessé, lors du récent con­
grès des maires, de marteler que
celui­ci ne serait pas possible sans
évolutions sur des « points durs ».
« C’est le fruit d’un travail com­
mun sur un texte d’apaisement.
Nous avons privilégié l’intérêt des
collectivités », se félicite Bruno
Questel, rapporteur (La Républi­
que en marche) du texte à l’As­
semblée nationale. « Nous avons
voulu aboutir à un accord parce
que l’essentiel était d’améliorer
l’exercice du mandat des élus lo­
caux, lui fait écho son homologue
Meeting de la gauche contre la réforme des retraites, à Saint­Denis (Seine­Saint­Denis), le 11 décembre. CYRIL BITTON POUR « LE MONDE » du Sénat, Françoise Gatel (Union
centriste). On a su dépasser les cli­
vages politiques. Le bicamérisme
« C’est le fruit d’un
travail commun
sur un texte
d’apaisement.
Nous avons
privilégié l’intérêt
des collectivités »
BRUNO QUESTEL
rapporteur du projet de loi
candidats de listes différentes.
Autre point de friction entre le Sé­
nat et l’Assemblée nationale : le
dispositif de revalorisation des in­
demnités des maires et des ad­
joints au maire dans les commu­
nes de moins de 3 500 habitants.
Le texte initial du gouvernement
prévoyait d’aligner le taux maxi­
mal d’indemnité mensuelle pour
les élus des communes de moins
de 500 habitants (661,20 euros
pour les maires, 256,70 euros
pour les adjoints) ou ceux des
communes de 500 à 999 habi­
tants (1 205,71 et 320,88 euros) sur
celui des élus des communes de
1 000 à 3 499 habitants (1 672,44 et
641,75 euros). Le Sénat a privilégié
une revalorisation progressive. Le

La gauche se rassemble contre peut parfois aboutir à des solu­

tions. » Sur son compte Twitter, le
ministre chargé des collectivités
territoriales, Sébastien Lecornu,
coût de la réforme était évalué
entre 450 millions et 600 mil­
lions d’euros dans la version gou­
vernementale, entre 240 millions

le projet du gouvernement
qui a porté ce projet de loi, s’est fé­
licité de cette CMP conclusive.
Le point le plus délicat concer­
nait le seuil à partir duquel de­
vraient être constituées des listes
Lors d’un meeting organisé par le PCF, tous les partis étaient présents paritaires bloquées aux élections
municipales. Celui­ci est actuelle­
pour demander le retrait de la réforme d’Emmanuel Macron ment de 1 000 habitants. L’Assem­
blée nationale souhaitait l’abais­
ser à 500 habitants. Un compro­
mis a finalement été trouvé. La
et 300 millions d’euros dans celle
du Sénat. C’est cette dernière qui a
été retenue.
Restait un sujet de clivage récur­
rent : l’exercice des compétences
en matière de gestion de l’eau,
transférées par la loi NOTRe de
2015 des communes aux inter­
communalités. Le Sénat voulait
supprimer le transfert obligatoire
des compétences aux commu­

E
n musique, on appelle ça de la soirée : « L’unanimité contre ministres de la réforme : « Il faut rédaction de la CMP prévoit nautés de communes et aux com­
un « supergroupe », une la réforme du gouvernement. « MACRON EST FORT  distinguer les points de désaccord qu’« avant le 31 décembre 2021 les munautés d’agglomération alors
formation réunissant Nous demandons le retrait de ce DE NOS DIVISIONS. S’IL  et les prétextes de désaccord. Mais dispositions du code électoral rela­ que le texte du gouvernement,
des célébrités le temps projet. On est tous unis sur ce point il y aura aussi des points d’accord. tives à l’élection des conseillers approuvé par l’Assemblée natio­
d’un concert. Le meeting orga­ et appelons à la mobilisation le VOIT QUE LES FRANÇAIS  Il s’agit de se mobiliser contre municipaux et des conseillers nale, prévoyait la possibilité pour
nisé mercredi 11 décembre à la 17 décembre. » Le patron du PCF ne SONT ATTACHÉS À NOTRE  cette réforme et son monde. Der­ communautaires sont modifiées ces intercommunalités de délé­
Bourse du travail de Saint­Denis pouvait rêver meilleur timing rière, c’est la retraite par capitali­ pour renforcer l’égal accès des guer cette compétence aux com­
(Seine­Saint­Denis) par le Parti pour son moment « historique », MODÈLE SOCIAL, ALORS  sation, la sécession des riches. femmes et des hommes aux fonc­ munes s’il y avait un accord. Elle
communiste français (PCF) con­ prévu depuis plusieurs jours : la L’enjeu n’est pas le statu quo. Le tions électives dans les communes restera une compétence inter­
tre la réforme des retraites en a CFDT a décidé, mercredi, de re­ NOUS POUVONS GAGNER » système [actuel n’est pas] parfait. et leurs groupements ». Ces dispo­ communale, mais avec une con­
été la déclinaison politique. joindre le mouvement contre le OLIVIER FAURE Il faut engager la bataille de l’opi­ sitions modifiées, toutefois, ne vention entre la commune et l’in­
Tous les partis de gauche ont ré­ projet du gouvernement. L’unité premier secrétaire du PS nion publique. » s’appliqueront qu’« à compter du tercommunalité pour apporter
pondu présent, ainsi que les syn­ était donc parfaite, aussi bien du De son côté, Olivier Besance­ deuxième renouvellement général des garanties. « Les sénateurs ont
dicats Solidaires et la CGT. La liste côté syndical que politique. Olivier Faure, le premier secré­ not, du Nouveau parti anticapita­ des conseils municipaux suivant la fait un pas, les députés en ont aussi
complète des participants est Mais si la photo de famille était taire du PS, a aussi prôné l’unité… liste, a ironisé : « Je tiens à remer­ publication de la présente loi ». En fait un », se réjouit M. Questel.
trop longue pour être reproduite impressionnante, reste à savoir si dans la différence : « Macron est cier Edouard Philippe d’avoir clair, elles ne s’appliqueront ni En revanche, la CMP a rejeté les
de manière complète. Mais citons toutes les formations de gauche fort de nos divisions. S’il nous voit donné un second souffle au mou­ en 2020 ni en 2026. modalités d’« intercommunalités
pêle­mêle : Lutte ouvrière (LO), La – réformistes, populistes ou révo­ rassemblés, s’il voit que les Fran­ vement. » Et d’adresser des pi­ à la carte » proposées par le Sénat.
France insoumise (LFI), le Parti so­ lutionnaires – pensent la même çais sont attachés à notre modèle ques au Parti socialiste en criti­ Revalorisation des indemnités « Nous avons malgré tout com­
cialiste (PS) ou encore Europe Eco­ chose. Et, à mesure que l’on se social, alors nous pouvons gagner. quant « les gouvernements de « On a le temps, souffle Mme Gatel. mencé à desserrer l’étau de la loi
logie­Les Verts (EELV) ; ainsi que penche sur les positions des uns Il faut que l’on soit tolérants les uns gauche qui ne sont pas revenus La parité reste un objectif impor­ NOTRe, approuve Mme Gatel. C’est
de plus petites organisations et des autres, on se rend compte envers les autres. Nous sommes sur les réformes libérales ». tant mais il vaut mieux prendre le un pas de confiance envers les élus
comme République et socialisme, que l’union va être un combat. « Il différents, mais nous avons des Il ajoute : « Le [gouvernement] temps de l’évaluation. » Le Sénat locaux. Maintenant, on attend
Place publique ou Génération.s. y a des désaccords entre nous, no­ points communs. La philosophie voulait que l’on se bouffe la voyait d’un très mauvais œil beaucoup du texte 3D », le projet
Tous étaient là pour s’opposer à tamment sur la retraite par du projet ne nous convient pas. » gueule entre nous, ils n’y sont pas l’abaissement de ce seuil, esti­ de loi sur la décentralisation, la
« la retraite Macron » et pour affir­ points », a ainsi reconnu Marie­ arrivés. Sans se substituer [au mant que, dans les petites différenciation et la déconcent­
mer qu’une « autre retraite est Noëlle Lienemann, sénatrice de « Marcher sur nos deux jambes » mouvement social], on a une pre­ communes, l’instauration de lis­ ration qui devrait être présenté au
possible ». Paris, et l’une des dirigeantes de la En reconnaissant que la gauche mière responsabilité : on sera soli­ tes bloquées pourrait poser des deuxième trimestre 2020. L’échec
Fabien Roussel, secrétaire natio­ Gauche républicaine et socialiste, avait pu, à cause de ses divisions, daires de cette mobilisation, jus­ difficultés si certains candidats redouté de la CMP a donc été
nal du PCF, résume l’état d’esprit proche de LFI. « ouvrir la voie aux libéraux », Oli­ qu’au retrait de la réforme (…) » n’arrivaient pas à constituer une évité. Il est vrai qu’il semblait dif­
vier Faure a également proposé Nathalie Arthaud, porte­parole liste complète et que, par ailleurs, ficile, pour le Sénat, de rejeter un
de créer un intergroupe au Parle­ de Lutte ouvrière, abonde : « Il y les électeurs restaient attachés à texte qu’il revendiquait inspiré
LR dénonce une « reculade » ment pour « avancer, travailler en a marre des conditions de tra­ la possibilité de « panacher » « à 80 % » de ses travaux. 
Mercredi, la droite a dénoncé une « reculade » et un « enfumage » des amendements ». Fabien Rous­ vail, de toutes ces réformes qui – c’est­à­dire de voter en faveur de patrick roger
à propos d’une réforme qu’elle juge coûteuse et toujours trop sel est favorable à cette proposi­ n’ont aucun sens. On ne gagnera
floue, après les annonces du premier ministre. « La montagne de la tion et veut même aller plus loin. pas sans un mouvement général,
réforme des retraites accouche d’une souris », estime le président « Nous devons marcher sur nos une levée en masse des tra­
du parti Les Républicains, Christian Jacob, tandis que son numéro deux jambes : demander le retrait vailleurs, y compris du privé. » Eric
deux Guillaume Peltier, fustige « le brouillard » du gouvernement. et faire des propositions, construi­ Coquerel, député LFI de Seine­ COL L ECTI VI TÉS national en fait également
Tous répètent une affirmation : « Nos retraites vont baisser. En tes avec les organisations syndica­ Saint­Denis, a, lui, comparé Nouvelle-Calédonie : partie. – (AFP.)
cause, selon eux, le flou autour de l’âge légal de départ. « L’âge pi- les. Je propose la mise en place d’un Emmanuel Macron à Margaret un front loyaliste pour
vot, quelle hypocrisie !, lâche ainsi le député Julien Aubert. Sur la comité de liaison à partir du mer­ Thatcher, ancienne première mi­ le référendum de 2020 DRO I TE
priorité numéro un, l’équilibre du régime, le gouvernement n’est pas credi 18 décembre. La première nistre britannique, connue pour Six formations non indépen­ LR exclut Erik Tegnér,
pressé, il s’en remet aux partenaires sociaux. » Au sein du parti, rencontre pourrait se faire au PCF. sa politique ultralibérale extrê­ dantistes ont annoncé, jeudi partisan de l’union
on s’alarme aussi des mesures de compensation annoncées par Viens qui veut. » mement dure. 12 décembre, la création d’un avec l’extrême droite
Edouard Philippe, par exemple pour les aides-soignants ou les Julien Bayou, le tout nouveau Finalement, au­delà de la ques­ front commun pour mener Le parti Les Républicains (LR)
enseignants. « Combien vont coûter vos nouvelles mesures ? Qui va patron des Verts, a également tion des retraites, l’opposition au campagne lors du deuxième a décidé, mercredi 11 décem­
les assumer ? », s’est interrogé au Sénat Philippe Dallier. Auteur conscience de la difficulté, pour gouvernement d’Edouard Phi­ référendum sur l’indépen­ bre, d’exclure Erik Tegnér,
des trois dernières réformes des retraites, LR entend bien répondre la gauche, de parler d’une unique lippe et à Emmanuel Macron reste dance de la Nouvelle­Calédo­ partisan de l’« union des droi­
à cette question. Jeudi, le président du groupe LR à l’Assemblée, voix, même s’il prône le rassem­ le plus petit dénominateur com­ nie, le 6 septembre 2020. tes ». Proche de Marion Maré­
Damien Abad, présentera sa réforme, axée d’abord sur un report blement et un contre­projet mun de la gauche. Reste à savoir si Il représente 19 élus sur 54 au chal, M. Tegnér est l’un des
de l’âge de départ pour assurer l’équilibre budgétaire. L’enjeu ? commun qui pourrait être pré­ cela sera suffisant pour construire Congrès et compte deux organisateurs de la conven­
« Casser l’image réformatrice du président et montrer que l’audace senté le 21 janvier 2020, la veille une alternative politique.  formations proches des Répu­ tion de la droite qui a eu lieu
des réformes, elle est chez nous », conclut ce dernier. de la présentation au conseil des abel mestre blicains. Le Rassemblement en septembre. – (AFP.)
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019 france | 13

Alerte en pédiatrie dans les hôpitaux franciliens

La pénurie d’infirmiers a contraint les établissements à transférer des enfants en dehors de la région

P LE CONTEXTE
ersonnels infirmiers
manquants, lits de réa­
nimation ou d’hospitali­
sation fermés… Cette an­
née, l’épidémie hivernale de
bronchiolite met à rude épreuve
les services pédiatriques des hô­
pitaux un peu partout en France.
Si des difficultés sont signalées à
Bordeaux ou à Marseille, c’est en
Ile­de­France qu’elles sont le plus
visibles. Entre le 17 octobre et le
2 décembre, vingt­deux enfants –
pour la plupart des nourrissons
âgés de moins d’un an – ont dû
être transférés hors de la région, à
Rouen, Amiens, Caen ou Reims,
faute de lits de réanimation pé­
diatrique disponibles.
Ce nombre est exceptionnel :
l’hiver dernier, il n’y avait eu que
trois transferts. Les années précé­
dentes, entre zéro et quatre. « On a
frôlé la catastrophe sanitaire, si
l’épidémie avait été plus intense, il
y aurait certainement eu des
morts », estime un chef de service
sous le couvert de l’anonymat.
A l’origine de cette situation,
une pénurie d’infirmiers qui em­
pêche la direction de l’Assistance
publique­Hôpitaux de Paris
(AP­HP) de pourvoir une quaran­
taine de postes et la contraint à
ne pas rouvrir au début de l’hiver
une partie des lits dits « de soins
critiques » destinés aux enfants
et traditionnellement fermés
l’été. Le 4 décembre, au plus fort
de la crise, « il manquait 22 lits de
ce type par rapport à ce qui de­
vrait être ouvert en hiver », expli­
que Noëlla Lodé, la représentante
des cinq services mobiles d’ur­
Lors de
l’épidémie
de bronchiolite,
vingt-deux
enfants ont été
envoyés à Rouen,
Amiens, Caen
ou Reims
gence et de réanimation (SMUR)
pédiatriques en Ile­de­France.
Quinze lits ont été rouverts de­
puis, annonce jeudi 12 décembre,
François Crémieux, le directeur
général adjoint de l’AP­HP, qui as­
sure que le groupe hospitalier « a
mobilisé tous les moyens possibles
en termes de ressources humai­
nes » pour parvenir à pourvoir les
postes infirmiers manquants, des
postes « hyperspécialisés, nécessi­
tant des temps de formation de
deux à trois mois ».
Insuffisance respiratoire
Au­delà de la gêne pour les fa­
milles des nourrissons concernés,
cette crise a mis sous pression
tous les services pédiatriques de la
région. « Certains soirs, quand on
prenait la garde, on savait qu’il n’y
avait plus de lit de réa pour toute
l’Ile­de­France, raconte Simon Es­
coda, le chef des services d’urgen­
ces pédiatriques de l’hôpital Dela­
fontaine, à Saint­Denis. Sachant
cette grande pénurie, on a gardé
sur site des enfants qui avaient des
marqueurs de sévérité significatifs
qu’on aurait largement transférés
dans d’autres situations. C’est un
glissement de tâche contraint et
forcé. Quant aux dix­huit transferts
pour insuffisance respiratoire que
nous avons dû faire, nous avons
quasiment à chaque fois eu des dif­
ficultés à trouver une place. »
Conséquence : « beaucoup
d’énergie » consacrée à la recher­
che d’une place et à la sur­
veillance du nourrisson, au détri­
ment des autres tâches, entraî­
nant « un retard des soins cou­
rants ». En novembre, la durée
moyenne d’attente des consulta­
tions le soir aux urgences pédia­
triques de Delafontaine était ainsi
d’environ cinq heures, soit plus
que l’hiver précédent. « Cette mise
en tension permanente entraîne le
système au bord de la rupture »,
déplore Laurent Dupic, réanima­
teur pédiatrique à l’hôpital Nec­
ker, qui évoque le « stress perma­
nent » des soignants à qui il est de­
mandé de « faire entrer et sortir
très rapidement » les bébés hospi­
talisés, pour libérer des lits.
Au­delà des services de « soins
critiques » de l’AP­HP, plusieurs
chefs de service de pédiatrie ra­
content souffrir d’un fort turn­
over de leurs équipes soignantes,
ainsi que des arrêts maladie non
remplacés. « Les infirmières
s’auto­remplacent, s’épuisent et fi­
nissent par craquer », raconte Si­
mon Escoda, à Saint­Denis. « Les
services sont exsangues, les gens
ne veulent plus travailler dans ces
conditions­là et s’en vont », ré­
sume Vincent Gajdos, chef de ser­
vice à l’hôpital Antoine­Béclère, à
Clamart (Hauts­de­Seine). Dans
un témoignage saisissant relayé
par le Collectif interhôpitaux, le
chef de service de pédiatrie d’un
établissement francilien décrit la
difficulté de gérer l’épidémie avec
une équipe composée d’un tiers
de jeunes infirmières, dont certai­
nes tout juste sorties d’école. « Je
vous laisse deviner [leur] réaction
face à un bébé de 3 ou 4 kg qui suf­
foque brutalement à cause de sa
bronchiolite et qu’il faut intuber
rapidement et brancher à un respi­
rateur en attendant l’arrivée du
SAMU pédiatrique qui est bloqué
avec le transfert d’un autre patient
ailleurs », écrit­il, estimant ne plus
travailler « dans des conditions de
sécurité, ni pour les patients, ni
pour les soignants, ni pour nous
autres, médecins ».
Plusieurs chefs de service inter­
rogés disent leur crainte d’un ac­
cident. « Si on reste comme ça, il va
il y avoir une catastrophe, un en­
fant qui va mourir dans le camion
d’un SMUR, dans un centre hospi­
talier ou pire, en salle d’attente.
C’est la hantise de tout le monde »,
raconte l’un d’eux.
« Un enfant
qui meurt (…)
en salle d’attente,
c’est la hantise de
tout le monde »,
relate un chef
de service
Alertée sur cette situation de
crise, la ministre de la santé,
Agnès Buzyn, a diligenté le 4 dé­
cembre une mission « flash » de
l’Inspection générale des affaires
sociales (IGAS) afin qu’elle fasse
BRONCHIOLITE
rapidement des « préconisations Avec 4 042 passages d’enfants
de court et de moyen terme pour de moins de 2 ans aux urgences
résorber les tensions et optimiser et 1 409 hospitalisations la
la couverture des besoins » en lien semaine dernière, l’épidémie de
avec le pic épidémique hivernal bronchiolite – une infection virale
en Ile­de­France. aiguë et contagieuse qui touche
les bronchioles des nourrissons
Crise politique de moins de 2 ans – a démarré
Une décision mal reçue par une dans la quasi-totalité de la France
partie des chefs de service de métropolitaine, a annoncé Santé
l’hôpital Necker qui ont envoyé publique France dans son bulletin
une lettre à la ministre – dont des hebdomadaire, mercredi
extraits ont été publiés par Libé­ 11 décembre. L’épidémie est
ration – pour faire valoir leur « en cours dans toutes les régions
« profonde incompréhension » métropolitaines à l’exception de
face au déclenchement d’une la Corse », qui ne devrait toutefois
telle procédure alors que, selon pas tarder à basculer, puisqu’elle
eux, l’actuelle épidémie ne fait est en « phase pré-épidémique »,
que révéler « les insuffisances précise l’agence sanitaire. En Ile-
d’une structuration hospitalière à de-France, l’épidémie semble
bout de souffle ». avoir atteint un « plateau »,
La crise pourrait désormais constatent plusieurs chefs de ser-
prendre une tournure plus politi­ vice de pédiatrie de la région.
que. Lors d’une réunion surprise,
vendredi 6 décembre, avec les
seuls chefs de service de l’hôpital
Necker – l’établissement où elle
exerçait auparavant – Mme Buzyn
aurait directement mis en cause,
selon les témoignages de plu­
sieurs participants, la mauvaise
anticipation de l’épidémie par la
direction de l’AP­HP. Une mise en
cause qui donnera un relief parti­
culier aux conclusions des ins­
pecteurs de l’IGAS, attendues
d’ici au 19 janvier. 
françois béguin

La maternité du CHU de Nantes

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refuse des parturientes
Saturé, le service a transféré cette année plus de 100 femmes sur le Ensemble
point d’accoucher vers d’autres établissements, parfois en urgence
Royal
Fauteuil inclinable

nantes ­ correspondant
L e diagnostic ne souffre
aucune contestation : la
maternité du CHU de Nan­
tes (Loire­Atlantique) est saturée.
Configuré pour assurer 3 800 ac­
couchements, le service pourrait,
pour la première fois de son exis­
tence, frôler les 4 500 naissances à
l’issue de l’exercice 2019, selon
Sylvie Moisan, du syndicat FO. A
la fin du mois de septembre, on
dénombrait plus de cent partu­
rientes transférées, parfois en ur­
gence, vers d’autres établisse­
ments, publics comme privés. « Il
y a des risques avérés pour les ma­
mans, leurs bébés, et le person­
nel », dénonce Mme Moisan.
Interpellée le 26 septembre par
les syndicats, Laurence Halna, di­
rectrice des soins au sein du pôle
« femme, enfant, adolescent » du
CHU, a livré ce constat accablant :
« Notre objectif, c’est d’accoucher les
femmes dans des conditions maxi­
males de sécurité. Aujourd’hui, ce
n’est pas le cas. » Dans un do­
cument interne que Le Monde a
consulté, Luc­Olivier Machon, di­
recteur des ressources humaines,
confirme la situation de « sur­
chauffe » et partage le constat que
le service n’est « plus dimensionné
par rapport à l’activité enregis­
trée ». « A la question : est­ce que
l’on peut continuer comme cela in­
définiment, la réponse est claire­
ment : non », précise M. Machon.
Dans ce même document, Ma­
rie, sage­femme, fait part de la « dé­
tresse » du personnel, et parle
« d’équipes en souffrance ». « On a
des professionnelles épuisées, qui
dépassent largement les quatorze
heures par jour », relève Roland
Jaguenet, de la CGT (majoritaire).
« Dans le vestiaire, dit Marie, on se
prépare à aller en garde comme
« Il y a des risques
avérés pour
les mamans,
leurs bébés
et le personnel »
SYLVIE MOISAN
syndicat FO
pour aller au front. » La dégrada­
tion des conditions de travail, ob­
serve la sage­femme, a commencé
il y a deux ans. « Depuis 2017, cha­
que mois est un nouveau record. Là,
on arrive au maximum de notre ca­
pacité. On a eu un été difficile, on
s’est retrouvé face à une vague
qu’on n’a pas pu contenir. »
Cellule de crise
Une cellule de crise a été activée
pour tenter de réguler les flux de
patientes. Et la direction a expéri­
menté l’ouverture d’une unité
éphémère de dix lits en secteur pé­
diatrique durant l’été. « C’était du
bricolage, fustige M. Jaguenet. L’ac­
cueil des proches a été limité de fa­
çon drastique, et les agents ont
couru dans tous les sens. » Arrivée
aux urgences du CHU « après avoir
perdu les eaux », Marie Robinet,
23 ans, a été orientée, « après deux
heures d’attente dans les couloirs »,
vers une clinique : « Je pensais que
j’allais être invitée à monter dans
une ambulance, prise en charge par
du personnel habilité. Mais non : les
agents ont désigné ma mère et
mon petit ami, et ont dit : “Vous
avez un véhicule, vous pouvez vous
y rendre par vous­mêmes.” Vous
n’allez pas accoucher dans la demi­
heure qui suit… » La jeune femme
décrit « une situation hyperstres­
sante », et juge les conditions de
son transfert « irresponsables », in­
1890
terrogeant : « Que serait­il arrivé si
cela s’était mal passé ? » « Parfois, et son pouf
on se fait peur, énonce Marie, sage­
femme. On apprend que la femme
a accouché juste à son arrivée…
C’est dur aussi en termes relation­
¤
nels : il faut négocier avec les gens,
les familles, les maternités. » au lieu de 3133¤
La direction a créé, à la rentrée,
douze postes pérennes, ainsi
qu’un poste d’assistante sociale
pour traiter la problématique des
patientes en grande précarité.
L’établissement, analyse M. Ma­
chon, est victime de son succès du
fait de la qualité des soins dispen­
sés, et de son haut niveau de prise
en charge. Pour sortir de la crise, la
direction prévoit de mettre en
place, à compter du premier se­
mestre 2020, un dispositif de for­
malisation des inscriptions, per­
mettant, au besoin, d’aiguiller les
patientes vers une maternité pu­
blique coopérant au sein du grou­
pement hospitalier de territoire
(Ancenis, Châteaubriant, Saint­Na­
zaire), ou des cliniques. « À partir
du moment où l’on voit poindre de
réels soucis de sécurité ou que l’on
recourt à des transferts tardifs dans
LE PLUS GRAND ESPACE RELAXATION À PARIS
des conditions plutôt désastreuses
pour la parturiente, il apparaît pré­
férable d’anticiper l’afflux des pa­
tientes », justifie un cadre.
La CGT doute du calibrage du
futur CHU qui doit surgir de terre
à l’horizon 2026, sur l’île de Nan­
tes, au terme de 953 millions
d’euros de travaux. Et ce, même si
deux salles de naissance supplé­ ©
mentaires sont prévues dans la
maternité. Les agents redoutent
que les sorties précoces (moins
de soixante­douze heures d’hos­ CANAPÉS, LITERIE, MOBILIER : 3 000 M2 D’ENVIES ! Literie : 66 rue de la Convention, 01 40 59 02 10
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yan gauchard

14 | france
« La justice œuvre pour les citoyens »
La présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, prône le développement de la médiation
ENTRETIEN
I
nstallée le 6 septembre, la
première présidente de la
Cour de cassation prend le
contre­pied de son prédéces­
seur, qui préconisait un filtrage
pour réduire le nombre d’affaires
à examiner. Chantal Arens, préfé­
rant ne pas s’aventurer dans les
débats institutionnels, s’inquiète
de l’état des cours d’appel et du re­
cul de la collégialité.
Alors que la confiance dans la
justice s’érode et que la question
de l’indépendance du parquet
ressurgit, que préconisez­vous ?
La justice œuvre pour les ci­
toyens, pas pour elle­même. La
Cour de cassation contribuera à la
réponse à cette question de la con­
fiance, en particulier au sujet de
l’accès des justiciables à la Cour de
cassation. J’ai une approche systé­
mique du fonctionnement de la
justice, avec une action pragmati­
que à court terme pour la Cour de
cassation et une vision à moyen
terme. Je préfère réfléchir à des
enjeux concrets, comme l’open
data, plutôt que de débattre d’une
vision institutionnelle de la jus­
tice. Au sujet du statut du parquet,
il y a un consensus pour souhaiter
l’inscription, dans la Constitu­
tion, de la nomination sur avis
conforme du Conseil supérieur de
la magistrature. L’indépendance
est un sujet extrêmement impor­
tant mais, par exemple, le déficit
de magistrats civilistes est un pro­
blème immédiat dans le fonction­
nement de la justice en France.
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« Je suis frappée
par la situation
des cours d’appel.
Il y a un effort
important à faire
en termes
de moyens »
D’où vient ce problème ?
Les jeunes magistrats ont un
prisme en faveur du pénal, alors
que la justice civile représente 55 %
des contentieux des tribunaux. La
situation est préoccupante. Or, la
collégialité a beaucoup reculé en
quinze ans dans le fonctionne­
ment des juridictions. La collé­
gialité est un facteur de qualité de
la justice.
Que préconisez­vous ?
Nous avons trop d’affaires par
rapport au nombre de magistrats
et de fonctionnaires de justice.
Donc, soit on limite le champ d’in­
tervention du juge, soit on aug­
mente les effectifs. Je pense qu’il
faudrait fortement développer la
médiation, même s’il y aura tou­
jours un recours au juge. Il faut
changer l’état d’esprit français sur
la médiation.
Un rapport de l’Inspection
générale de la justice préconise
de limiter les possibilités d’appel
en matière civile, commerciale
et sociale. Qu’en pensez­vous ?
Ce qui me frappe dans ce rap­
port, c’est la situation des cours
d’appel. Il y a un effort important à
faire en termes de moyens. Les dé­
bats théoriques comme celui sur
l’appel comme voie d’achèvement
de la première instance ou voie de
réformation me semblent moins
urgents. J’ai réuni récemment les
premiers présidents de cours d’ap­
pel pour leur présenter mon ap­
proche. Dès janvier, la Cour de cas­
sation va leur apporter un soutien
en termes d’outils sur la méthodo­
logie de l’arrêt d’appel ou sur
le contrôle de proportionnalité
auquel les juges doivent se livrer.
Lors de votre installation solen­
nelle, vous avez parlé « harmo­
nisation de l’interprétation du
droit ». Que faut­il corriger ?
J’ai demandé aux cours d’appel
de faire remonter les questions
nouvelles ou de principe. L’objec­
tif est d’être en mesure d’y répon­
dre rapidement, comme la Cour l’a
fait récemment avec un avis sur le
barème des dommages et intérêts
en matière prud’homale. Nous de­
vons être très à l’écoute des juridic­
tions du fond. La Cour de cassation
statue en droit, mais n’est pas dé­
connectée de la société et voit les
évolutions extrêmement fortes,
notamment en matière de filia­
tion, d’environnement ou de
droits sociaux. Il y a une excel­
lente proposition dans le rapport
Nallet : rendre obligatoires les avis
de la Cour de la cassation.
Cela ne revient­il pas à
caporaliser les juges ?
Pas du tout. Il y a 164 tribunaux
de grande instance, 37 cours d’ap­
pel, un grand nombre de conseils
des prud’hommes et de tribu­
naux de commerce… Même si
l’assemblée plénière se réunit
plus souvent, les avis de la Cour
seront en nombre limité.
On en vient à la question
du filtrage des pourvois à la Cour
de cassation proposé par votre
prédécesseur…
J’ai toujours été contre le filtrage.
Ce n’est pas dans la culture fran­
çaise. Vous ne pouvez pas traiter
tous les dossiers de la même façon
quand 16 000 à 20 000 affaires ci­
viles sont adressées chaque année
à la Cour de cassation, mais il existe
d’autres solutions que le filtrage.
Mon objectif est de faciliter l’accès
des justiciables à la Cour de cassa­
tion et de renforcer le traitement
différencié des pourvois. Il existe
déjà une procédure de non­admis­
sion pour un nombre important
de pourvois portant sur des juris­
prudences très établies dans le
sens du rejet ou de la cassation.
Nous pouvons la renforcer. Nous
devons surtout mieux identifier
les questions émergentes de prin­
cipes qui nécessitent de statuer ra­
pidement, comme un sujet d’enlè­
vement international d’enfant. J’ai
mis en place une dizaine de grou­
pes de travail pour avoir une
meilleure visibilité sur ces conten­
tieux et pour que toutes les cham­
bres travaillent de la même façon.
Pourquoi bousculer les cham­
bres de la Cour attachées
à leur indépendance ?
Chacun doit avoir le sentiment
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d’appartenir à un ensemble qui le
dépasse. Quant au justiciable, il
doit savoir que le traitement de
son affaire sera le même devant
toutes les chambres, à conten­
tieux équivalent. Par ailleurs, je
souhaite que l’assemblée plénière
ou les chambres mixtes formées
par la réunion de deux chambres
se réunissent lorsque des ques­
tions de principe se posent. Déjà,
mon prédécesseur avait décidé de
convoquer plus souvent l’assem­
blée plénière. Elle se sera réunie
sept fois en 2019, contre quatre ou
cinq fois par an habituellement.
En tant que présidente du
Conseil supérieur de la magistra­
ture (CSM), vous voulez amélio­
rer la gestion des ressources
humaines des magistrats.
Que comptez­vous faire ?
Dans son pouvoir de proposition
de nominations des premiers pré­
sidents de cour d’appel et des pré­
sidents de tribunaux de grande
instance, le CSM a décidé de ne
procéder qu’à deux mouvements
annuels, plutôt que tous les quinze
jours. Désormais, nous aurons
une vision globale des mouve­
ments à opérer, avec une gestion
prévisionnelle, par exemple, des
départs en retraite. Nous allons
aussi commencer en janvier des
entretiens de carrière pour les pré­
sidents et les premiers présidents.
C’est une révolution culturelle
dans la magistrature…
C’est nouveau. 
propos recueillis
par jean­baptiste jacquin
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0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
JUSTI CE
La Cour de Luxembourg
valide les mandats
d’arrêt européens émis
par la France
La Cour de justice de l’UE a
levé, jeudi 12 décembre, les in­
certitudes qui pesaient sur le
mandat d’arrêt européen.
L’avocat général avait estimé
que le parquet français n’avait
pas les garanties d’indépen­
dance suffisante pour une
telle décision portant sur la
liberté. La Cour a examiné si
le statut du parquet français
lui conférait une garantie
d’indépendance suffisante
pour émettre des mandats
d’arrêt européens et a jugé
que tel était le cas. – (AFP.)
Un blessé lors d’une
manifestation à Lyon :
une enquête est ouverte
Une enquête a été ouverte
par le parquet de Lyon et
confiée à l’inspection générale
de la police nationale après
qu’un homme de 23 ans,
Arthur N., a été lourdement
blessé au visage lors de la ma­
nifestation lyonnaise contre
les retraites, mardi 10 décem­
bre, accusant la police de
l’avoir passé à tabac. – (AFP.)
La réhabilitation d’un
condamné à mort
exécuté en question
Gérard Fesch – dont le père,
Jacques Fesch, a été guillotiné
en 1957 –, a obtenu, le 11 dé­
cembre, que le Conseil consti­
tutionnel soit saisi d’une
question sur la conformité à
la Constitution de l’impossibi­
lité d’obtenir la réhabilitation
judiciaire d’un condamné
à mort exécuté. La Cour de
cassation a transmis la
question prioritaire de
constitutionnalité. – (AFP.)
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Malaise au sein de la Banque mondiale
Son président, David Malpass, est soupçonné de vouloir aligner l’institution sur les intérêts diplomatiques américains
washington ­ envoyé spécial
H
ow is Red China
doing ? » (« Comment
va la Chine rouge ? »).
Ce jour­là, dans les
bureaux de la Banque mondiale
(BM), à Washington, les partici­
pants à la réunion se dévisagent,
médusés par la boutade que vient
de lancer David Malpass, nommé
président de l’institution en avril.
Dans une enceinte habituée à par­
ler de « capitalisme d’Etat » la for­
mule a marqué les esprits.
En prenant les rênes de la BM,
M. Malpass, passé par le Trésor
américain sous les administra­
tions de Ronald Reagan, George
H. W. Bush et Donald Trump, a ap­
porté avec lui son style, et une cer­
taine vision du multilatéralisme,
au risque d’alimenter les inquié­
tudes. « Le multilatéralisme est
allé trop loin, à tel point qu’il nuit à
l’économie américaine et mon­
diale », affirmait­il, fin 2017, lors
d’une conférence du cercle de ré­
flexion Council on Foreign Rela­
tions, quand il était encore sous­
secrétaire au Trésor chargé des af­
faires internationales. Il s’était
ému de « l’expansion des structu­
res multilatérales, qui deviennent
de plus en plus intrusives ».
Depuis sa nomination, les paro­
les de cet ex­conseiller de Donald
Trump se sont adoucies. Mais ses
silences provoquent une certaine
angoisse. Le changement climati­
que ? « On n’en entend plus parler,
s’alarme une employée de l’insti­
tution sous le couvert de l’anony­
mat. Ou, plutôt, M. Malpass n’en
parle plus, donc personne n’ose en
parler. » En octobre, lors des as­
semblées organisées par l’institu­
tion à Washington, comme cha­
que année, celle­ci n’a tenu aucune
conférence sur ce sujet. L’environ­
nement n’a été abordé que sous
l’angle de la biodiversité, avec une
discussion sur le « capital nature ».
Dans l’immense hall du siège de
la Banque mondiale, David Mal­
pass a préféré animer une confé­
rence avec Ivanka Trump, la fille
du président des Etats­Unis, sur le
thème de « La libération du po­
tentiel des femmes entrepre­
neurs à travers la finance et les
marchés ». Le sentiment que le
changement climatique ne do­
mine plus l’ordre du jour de la
Banque mondiale est partagé par
certains diplomates étrangers.
Lorsque M. Malpass s’est
adressé à huis clos aux chefs
d’Etat réunis au sommet du G7, à
Biarritz, en août, il n’a évoqué le
changement climatique qu’une
Aux Etats­Unis, la Fed ne prévoit pas de modifier ses taux en 2020
Outre­Atlantique, l’année économique se termine sur une note positive, la croissance devant atteindre 2 % en 2019, selon la Réserve fédérale
new york ­ correspondant
L a Fed restera fermée pen­
dant la campagne électo­
rale : le propos peut sem­
bler lapidaire, mais il résume la si­
tuation à l’issue de la dernière
réunion de l’année de la banque
centrale américaine. Comme
prévu, l’institution présidée par
Jerome Powell a laissé, mercredi
11 décembre, ses taux directeurs
inchangés, dans une fourchette
comprise entre 1,5 % et 1,75 %,
après les avoir baissés à trois re­
prises d’un quart de point en
juillet, septembre et octobre.
Surtout, elle n’envisage pas de
les modifier dans les prochains
mois. Sur les dix­sept banquiers
centraux de la Fed, treize ne pré­
voient aucun changement de
taux en 2020, et quatre une petite
hausse d’un quart de point. La
| 15
Le patron
de la Banque
mondiale,
David Malpass,
à Pékin,
le 21 novembre.
MARK SCHIEFELBEIN/AP
seule fois, à la fin de son discours, plus à le dénoncer publiquement, d’être nommé, l’un des premiers aux pays pauvres, dans des condi­
selon un participant. Il n’a sur­ il a adopté une nouvelle politique, pays qu’il a visités, en août, a été
Le changement tions parfois absconses. Les seuls
tout jamais fait mention de l’ac­ qui consiste à discuter, pays par l’Ukraine, où un prêt de 200 mil­ climatique ? « On commentaires que s’autorise Da­
cord de Paris sur le climat, scellé pays, de leurs priorités de déve­ lions de dollars a été signé pour vid Malpass concernent l’Europe.
en décembre 2015. loppement. En apparence, cette soutenir l’agriculture nationale.
n’en entend plus Dans un discours délivré à l’uni­
stratégie est irréprochable, car Quelques semaines plus tard, parler », s’alarme versité McGill, à Montréal, début
Craintes d’instrumentalisation elle permet aux pays récipiendai­ M. Trump était accusé de faire octobre, il s’est alarmé de « la fai­
Ces accusations sont balayées par res de s’approprier les politiques pression sur son homologue
une employée, blesse de l’économie européenne »
Genevieve Connors, responsable de développement et d’y partici­ ukrainien afin qu’il ordonne au sous le couvert qui menace la croissance mon­
des opérations dans ce domaine : per. « Mais elle affaiblit les actions parquet l’ouverture d’une en­ diale, sans un mot sur la guerre
« L’arrivée de M. Malpass n’a pas sur les sujets dits “des biens com­ quête susceptible de faire du tort
de l’anonymat commerciale sino­américaine.
modifié les engagements de la muns”, ceux qui dépassent les à l’ancien vice­président Joe Bi­ Depuis, il a récidivé, en énumé­
Banque mondiale en matière de frontières des Etats, comme les res­ den. « J’ai rencontré le président rant, dans The Economist, les défis
lutte contre le réchauffement cli­ sources en eau ou le climat, expli­ ukrainien pour parler des réfor­ photo. Le selfie a rapidement été devant être relevés par les pays
matique, qui reste une priorité. » que Justin Sandefur, chercheur au mes du foncier, de la fiscalité, des effacé de son compte Twitter. développés : « La croissance faible,
Après y avoir consacré 17,8 mil­ sein du groupe de réflexion amé­ entreprises publiques », s’est justi­ Le patron de la Banque mon­ surtout en Europe, la rigidité des
liards de dollars en 2018 (16 mil­ ricain Center for Global Develop­ fié ultérieurement M. Malpass. diale a­t­il une inclination trop marchés du travail, les taux d’im­
liards d’euros), elle s’est engagée, ment. Si vous demandez à un pays Les suspicions de collusion avec trumpienne ? Dans l’institution, position élevés, les tensions com­
voici un an, à doubler ses investis­ pauvre quelle est sa priorité, vous la diplomatie américaine se sont on fait remarquer que M. Trump merciales qui se propagent et les
sements pour la période 2021­ croyez vraiment qu’il va répondre renforcées au moment où Ivanka lui a reproché de prêter à la Chine dépenses publiques inefficaces qui
2025, à 200 milliards de dollars. le réchauffement climatique ? » Trump lui a rendu visite, au début – qui a « beaucoup d’argent » – en­ ne bénéficient pas à ceux qui en
« Cependant, la lutte contre le ré­ Quelques incidents ont nourri du mois d’octobre, avec un dos­ tre 1 et 1,5 milliard de dollars par ont besoin. » De ce côté­ci de l’At­
chauffement climatique passe par les craintes d’une instrumentali­ sier portant l’inscription « Natio­ an jusqu’en 2025. M. Malpass lantique, ses remarques n’ont pas
la concertation entre Etats. Or sation de la Banque mondiale au nal Security Strategy » (« stratégie avait émis la même critique lors­ provoqué de réaction. « Le direc­
M. Malpass fait partie de ceux qui service des intérêts du locataire de sécurité nationale »). Elle qu’il officiait au Trésor. Plus di­ teur de la Banque mondiale est­il
ne croient pas au multilatéra­ de la Maison Blanche, dont l’avait posé négligemment sur plomate, il appelle désormais à la légitime à parler des économies
lisme », déplore un responsable M. Malpass fut le conseiller pen­ une table basse du bureau du diri­ transparence de la dette dans le développées ? », conclut une em­
français. Même si le président de dant la campagne présidentielle geant de la Banque mondiale, monde, une allusion aux nom­ ployée de l’institution. 
la Banque mondiale ne s’autorise de 2016. Alors qu’il venait à peine avant de se faire prendre en breux prêts consentis par Pékin julien bouissou
manœuvre permet de sortir la Ré­ de la Fed, alors que l’année écono­ Bourse a d’ailleurs progressé de­ Sur la scène intérieure, la crois­ liorée depuis la crise, demeure
serve fédérale du tumulte politi­ mique se termine sur une note puis le début de l’année, de 20 % sance américaine est tirée par la médiocre, à 63,2 %. La perfor­
que, alors qu’elle n’a cessé d’être
critiquée par Donald Trump cette
année pour ne pas avoir réduit
son loyer de l’argent.
Mercredi, trop occupé par la
positive. La croissance devrait at­
teindre 2 % en 2019, contre 2,9 %
en 2018, selon les projections de
l’institution. Un résultat encoura­
geant, quand on se rappelle qu’il y
pour le Dow Jones et de 23 % pour
le Nasdaq, l’indice riche en va­
leurs technologiques.
205 000 emplois créés par mois
consommation, qui représente
70 % du produit intérieur brut
(PIB), et le chômage, qui se trouve
à son plus bas niveau depuis un
demi­siècle. Celui­ci est tombé à
mance des bas salaires est supé­
rieure à la moyenne, en raison de
la pénurie de main­d’œuvre, de la
hausse du salaire minimal dans
de nombreux Etats fédérés, mais
procédure de destitution dont il a un an, en pleine tempête bour­ Hormis Morgan Stanley, la plu­ 3,5 % en novembre contre 10 % il y aussi chez Amazon, qui l’a fixé à
fait l’objet, le président des Etats­ sière, les marchés agitaient le part des banques anticipent une a dix ans. Le rythme des créations 15 dollars (13,50 euros) de l’heure.
Unis n’a pas tweeté sur la décision spectre d’une récession. La poursuite de la hausse de Wall d’emplois reste soutenu, d’envi­ Le taux d’inflation, quant à lui,
Street en 2020. L’investissement ron 205 000 par mois, même s’il est de l’ordre de 1,5 %. La Fed n’a
est toujours en berne, mais la est légèrement inférieur à celui de toujours pas atteint son objectif
Réunion sur les droits de douane chinois peur d’une guerre commerciale
généralisée s’estompe avec l’an­
2018 (223 000 par mois). Le bon
chiffre de l’emploi s’explique en
de 2 %, mais elle espère y parvenir
presque en 2020, avec 1,9 %. Cette
Le président des Etats-Unis, Donald Trump, devait s’entretenir nonce de la ratification d’un ac­ partie par la fin de la grève chez croissance se fait au prix d’un dé­
avec ses principaux conseillers, jeudi 12 décembre, sur les droits cord de libre­échange avec le General Motors, mais le secteur ficit budgétaire abyssal, accentué
de douane censés entrer en vigueur le 15 décembre sur près de Mexique et le Canada. Le dossier industriel reste anémique. Les sa­ par la hausse des dépenses mili­
160 milliards de dollars (144 milliards d’euros) de produits chi- chinois, lui, s’enlise, de nouveaux laires sont en hausse d’un peu taires et de santé, qui dépassent
nois importés, ont déclaré trois sources à l’agence Reuters. Une droits de douane étant suscepti­ plus de 3,1 %, inflation comprise, les 1 000 milliards de dollars sur
telle mesure pourrait perturber les marchés financiers et faire bles d’entrer en vigueur en fin de chiffre qui reste très modéré. douze mois, soit 4,8 % du PIB, à
achopper les négociations commerciales entre Washington et semaine. Du côté du Brexit, les Cette piètre performance est l’issue du plus long cycle de crois­
Pékin pour le restant du mandat présidentiel. La Chine a déjà opérateurs attendent le résultat liée à la faible participation des sance que les Etats­Unis aient
prévenu qu’elle prendrait des mesures de représailles en cas de des élections générales de jeudi Américains au marché de l’em­ connu. 
nouveau relèvement des barrières douanières américaines. au Royaume­Uni. ploi, qui, même si elle s’est amé­ arnaud leparmentier
 0123
16 | économie & entreprise VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019

Comment Casino taille dans ses rayons

Naturalia, Cdiscount, filiales en Amérique latine, le groupe de distribution doit arbitrer entre plusieurs projets de cessions

D
epuis le 23 mai et la
mise sous sauve­
garde de Rallye, Fon­
cière Euris, Finatis et
Euris, les holdings de contrôle de
Casino, Jean­Charles Naouri, le
PDG et principal actionnaire du
distributeur, lutte pour sauver
son empire. Ces dernières semai­
nes, le groupe Casino (Monoprix,
Franprix, Leader Price, Géant) a
annoncé avoir renforcé sa liqui­
dité tandis que les maisons mè­
res ont dévoilé, lundi 9 décem­
bre, des projets de plans de sau­
vegarde visant à étaler sur
dix ans leurs 3,3 milliards d’euros
de dette.
« Jean­Charles Naouri a acheté
du temps mais pas dix ans, pré­
cise Fabienne Caron, analyste fi­
nancier chez Kepler Cheuvreux.
En 2023, Rallye devra rembourser
près de 1 milliard d’euros aux ban­
ques. Pour y parvenir, et en in­
cluant les remboursements des
holdings au­dessus de Rallye, cela
implique de faire remonter
2,5 milliards d’euros de dividendes
de Casino. Cela impose dès lors
2 milliards d’euros de cessions
d’actifs supplémentaires. »
Un calcul contesté du côté de
Rallye, où l’on affirme que « le
remboursement de la dette de
Rallye ne dépend pas que des divi­
dendes de Casino ». En attendant,
Casino a promis de céder pour
2,4 milliards d’euros d’actifs d’ici
à mars 2021 (en plus des 2,1 mil­
liards déjà vendus ces derniers
mois). Le groupe s’est délesté de
sa filiale dans l’océan Indien,
d’hypermarchés, de murs de ma­
gasins, de restaurants…
Concurrents et fonds d’inves­
tissement restent sur le qui­vive
au cas où Casino serait contraint
de lâcher un des joyaux de sa
couronne. Si la vente de Mono­
prix et de Franprix est officielle­
ment écartée, le distributeur
poursuit des discussions avec le
spécialiste du hard­discount Aldi
pour lui transférer Leader Price.
Cette transaction, qui pourrait
rapporter quelque 600 à
800 millions d’euros, promet de
prendre du temps. Notamment
parce que, parmi les 657 maga­
sins Leader Price recensés à la fin
du mois de septembre, 325 sont
exploités en franchise. Ainsi,
« Casino doit aller voir un par un
Plusieurs fonds
d’investissement
ont averti qu’ils
seraient prêts
à casser leur
tirelire pour
obtenir
la majorité
de Naturalia
les franchisés pour leur demander
s’ils veulent vendre leur magasin
à Aldi, qui, lui, n’a pas de
franchisés dans son modèle d’ex­
ploitation, explique un proche
du dossier. Les magasins qui
marchent bien demandent
beaucoup d’argent, ce qui oblige
Casino à refaire ses calculs sur la
valorisation ».
Pépite bio
En parallèle, selon plusieurs
sources, Casino a étudié, il y a
quelques mois, l’ouverture du ca­
pital de Naturalia, son enseigne
consacrée aux produits bio, qui
exploitait 181 magasins à la fin du
troisième trimestre. Son chiffre
d’affaires avoisinera 280 mil­
lions d’euros en 2019. Le projet
confié à la banque d’affaires BNP
Paribas, cependant, a été aban­
donné car la valorisation obte­
nue a été jugée insuffisante.
Plusieurs fonds d’investisse­
ment, toutefois, ont averti le
groupe qu’ils seraient prêts à cas­
ser leur tirelire pour obtenir la
majorité de la chaîne. « Cela pour­
rait rapporter 300 à 400 millions Jean­Charles Naouri, PDG de Casino, le 5 septembre, à Paris. MICHEL EULER/AP
d’euros », soupèse un expert.
Tout dépendra de l’analyse de
M. Naouri : il avait vu le potentiel par mois, va bouger. Casino tra­ transfert des actions de GPA sur le nes, « parce qu’il ne souhaitait
du bio avant ses rivaux, choisira­ vaille sur l’entrée d’un partenaire Novo Mercado, un marché bour­
La participation pas voir s’implanter un concur­
t­il de céder sa pépite au moment minoritaire, probablement par le sier imposant des règles de gou­ de 41,4 % dans rent à quelques centaines de mè­
où les Carrefour et autres Inter­ biais d’une augmentation de ca­ vernance plus strictes, pourraient tres d’un de ses magasins ». A la
marché élargissent leurs rayons pital. Il doit aussi reclasser la par­ avoir des effets bénéfiques en ter­
GPA, numéro un fin du troisième trimestre, 17 de
consacrés au lait d’amande et ticipation de 34 % du site en ligne mes de valorisation », indique de la grande ces points de vente avaient été
autres graines de chia ? Le récent appartenant à sa filiale brési­ Mickaël Vidal, analyse crédit cédés, portant le périmètre à 110
départ du patron de l’enseigne a lienne GPA. chez S&P Global Ratings.
distribution en France.
relancé les spéculations même si A noter que des rapproche­ au Brésil et en Ces cessions se poursuivent au
Casino martèle que « Naturalia ments opérationnels ont été ef­ « Potentiel de croissance » fil de l’eau. « Il y a entre 60 et
n’est pas à vendre ». fectués depuis l’été avec l’une des La participation de 41,4 % dans
Colombie, est 80 négociations en cours, avec
Autre chantier, l’actionnariat sociétés de l’homme d’affaires GPA, numéro un de la grande dis­ une belle poire plusieurs acheteurs sur certains
de CDiscount, le challenger fran­ tchèque Daniel Kretinsky (ac­ tribution au Brésil et en Colom­ magasins. La plupart du temps,
çais du géant Amazon avec ses tionnaire indirect du Monde), qui bie, valorisée 2 milliards d’euros
pour la soif Leclerc, Système U et Intermarché
20 millions de visiteurs uniques a ramassé, début septembre, en Bourse, constitue une belle sont face à face. Mais comme la
4,63 % du capital de Casino. CDis­ poire pour la soif. Jusque­là, le direction s’est engagée à ce que
count a ainsi fait son entrée en stratège a tout fait pour éviter de Tous le lui accordent, M. Naouri a les repreneurs conservent les
tant que vendeur externe sur la céder des activités qui représen­ toujours réussi à vendre à des emplois, ce qui a été respecté pour

2,9 MILLIARDS
plate­forme Mall Group, le site
d’e­commerce en Europe cen­
trale et orientale de M. Kretinsky
et de son associé Patrik Tkac.
C’est, en euros, le montant de la dette de Rallye, dont le principal En Amérique latine, enfin,
actif est sa participation de 52,3 % dans le groupe Casino. C’est M. Naouri a détricoté le maillage
aussi le niveau de la dette financière nette de Casino en France au complexe de ses filiales. « La
30 juin 2019, l’objectif affiché étant de la ramener en dessous de réorganisation des opérations du
1,5 milliard à fin 2020. groupe en Amérique latine et le
taient 43 % du chiffre d’affaires
du groupe Casino à la fin 2018.
« Un désengagement d’Améri­
que latine constitue le choix le
plus simple pour M. Naouri mais
ce n’est pas forcément le meilleur
pour Casino compte tenu de la
rentabilité et du potentiel de
croissance », souligne Mme Caron.
prix élevés. Même sur les hypers,
un format pourtant en perte de
vitesse et souvent déficitaire, il a
su profiter de la guerre entre les
enseignes indépendantes. Cette
année, Leclerc aurait ainsi acheté
« très cher », aux dires d’un com­
pétiteur, le magasin de Saint­
Grégoire en périphérie de Ren­
le moment, certaines transac­
tions ne se sont pas faites »,
détaille un syndicaliste. En co­
mité central d’entreprise, la di­
rection a démenti une rumeur
évoquant la vente de 60 hyper­
marchés à Leclerc. 
isabelle chaperon
et cécile prudhomme

Des plans de sauvegarde qui créent l’émoi sur la place de Paris

Contrairement aux principes lors de telles restructurations, les actionnaires seront mieux traités que certains créanciers. Du jamais­vu

U n passif d’entreprise,
c’est un peu comme la
cour du roi, des règles de
préséance s’y exercent. A Ver­
sailles, chacun sait que duc, c’est
mieux que marquis. Et bien, en
cas de difficulté d’une entreprise,
créancier senior, c’est mieux
qu’obligataire. Car les créanciers
sont remboursés en fonction de
leur rang, les actionnaires se re­
trouvant tout en bas de l’échelle.
C’est dire le choc qu’a repré­
senté pour les puristes la publica­
tion, lundi 9 décembre, des pro­
jets de plans de sauvegarde de
Rallye, Foncière Euris, Finatis et
Euris, la cascade des holdings
contrôlant Casino. Car, du ja­
mais­vu en France, les va­nu­
pieds actionnaires y sont mieux
traités que certains prêteurs au
sang bleu. Ces plans ont été con­
coctés par les avocats des hol­
dings de Jean­Charles Naouri –
PDG et principal actionnaire de
Casino – et les deux administra­
teurs judiciaires les plus réputés
de la place de Paris, Hélène Bour­
bouloux et Frédéric Abitbol.
Ils vont être soumis aux créan­
ciers et devront ensuite être vali­
dés par le Tribunal de commerce
de Paris. Difficile de croire que les
juges n’ont pas été tenus infor­
més de ces travaux : les plans de­
vraient donc être approuvés.
« L’attractivité de la place de Paris
va pâlir sérieusement », déplore
un expert financier.
Pour rappel, Rallye, qui détient
52,3 % du capital de Casino, porte
2,9 milliards d’euros de dettes,
dont 1,566 milliard d’euros non
« sécurisées », autrement dit non
garanties par des actions Casino.
Le projet de plan de sauve­
garde du groupe Rallye propose
de rembourser au compte­gout­
100 000 euros (pour tous) la pre­
mière année, puis 100 000 euros
la deuxième, puis 5 % de leur
créance par an les années suivan­
tes : ce n’est qu’à la dixième année
tes ces créanciers subordonnés, de l’échéancier (donc dans
onze ans) qu’ils récupéreront la
totalité de leur prêt. C’est le triste
sort des petits marquis.
Sans ces
Ceinture
ajustements, Sauf que, c’est écrit clairement,
le fondateur « les plans prévoient la capacité
des sociétés à verser des dividen­
de l’empire des ». Rallye pourra donc conti­
de distribution, nuer à verser des dividendes à
Foncière Euris, sa propre maison
M. Naouri, mère, qui pourra distribuer à Fi­
risquait natis, etc. : les actionnaires seront
servis, même si les créanciers se
de perdre serrent la ceinture.
sa majorité Autre étonnement, les seuls
prêteurs « non sécurisés » aux­
quels est offert un généreux rem­
boursement de 30 % de leur crédit
à la troisième année du plan sont
ceux de Foncière Euris (au prix
d’un abandon de créance de 5 %).
Or, il s’avère que Finatis et Euris,
les deux holdings de la cascade,
au­dessus de Foncière Euris, ont
justement prêté des fonds à leur
fille et petite­fille.
Encore des actionnaires choyés :
« les sociétés Finatis et Euris, qui
disposent respectivement d’un
compte courant de 33 millions
d’euros et 51 millions, indiquent
qu’elles accepteront » cette option.
« Juridiquement, cela ne pose pas
de problème en situation de sauve­
garde. Les plans sont interdépen­
dants », assure un proche de Ral­
lye. Ce schéma permet à Jean­
Charles Naouri de maintenir l’ali­
mentation en oxygène des étages
supérieurs qui lui assurent le con­
trôle de Casino. Sans ces ajuste­
ments, le fondateur de l’empire
de distribution risquait de perdre
sa majorité.
Si les banques qui bénéficient
de nantissement sur les actions
du groupe Casino sont mieux
traitées, elles n’ont guère plus ap­
précié cette procédure. Malgré
ses 2,9 milliards d’euros d’endet­
tement, Rallye ne remplissait pas
les critères – comme le nombre
d’employés… – pour justifier la
mise en place d’un comité des
créanciers qui leur aurait donné
leur mot à dire. Il ne fait aucun
doute que ce dossier laissera
beaucoup de traces. 
i. ch.

18 | économie & entreprise
Dérèglements de comptes dans le groupe
publicitaire de Maurice Saatchi
Après la découverte d’un trou comptable au sein de l’entreprise M & C Saatchi, son fondateur
historique a démissionné, ainsi que trois autres membres du conseil d’administration
londres ­ correspondance
L’ histoire vaudrait un bon
épisode de « House of
Cards ». Ses personnages
principaux, ici, font partie de
l’élite de la publicité et de la politi­
que britannique. Des multimil­
lionnaires qui évoluent entre af­
faires et pouvoir. Il y est question
de scandale financier, de fin
d’époque et de rupture après des
décennies d’amitié.
Mardi 10 décembre, Maurice
Saatchi, le publicitaire favori de
Margaret Thatcher, reconnaissa­
ble à ses lunettes surdimension­
nées, a démissionné de l’entre­
prise publicitaire qu’il avait co­
fondée il y a un quart de siècle, M
& C Saatchi.
Avec lui, trois autres membres
du conseil d’administration ont
claqué la porte : Michael Dobbs,
ancienne « plume » de la Dame de
fer, et auteur de la trilogie « House
of Cards », dont la série télévisée
est tirée ; Michael Peat, l’ex­secré­
taire particulier du prince Charles
et membre de la famille qui four­
nit le « P » du cabinet KPMG ; et
Lorna Tilbian, banquière spéciali­
sée dans les médias. Les deux pre­
miers sont Lords, le troisième
« Sir », et ils incarnent les yuppies
des années 1980 triomphantes,
les costumes sur­mesure et la ri­
chesse étalée sans fard.
Jeremy Sinclair, un autre cofon­
dateur de l’entreprise, qui tra­
vaille avec Maurice Saatchi depuis
Tensions sur le marché
des télécoms d’entreprise
La faillite de l’opérateur Kosc pourrait priver
plus de 65 000 sociétés d’accès à Internet
Q ue va­t­il advenir de
Kosc ? En faillite, le tru­
blion des télécoms pro­
fessionnels, lancé il y a
près de quatre ans avec la béné­
diction des pouvoirs publics pour
bousculer le duopole d’Orange et
SFR sur le marché des entreprises,
cherche un repreneur. Un appel
d’offres était sur le point d’être
publié, jeudi 12 décembre, par
l’administrateur judiciaire. Les
candidats au rachat de l’opérateur
auront jusqu’au 27 janvier pour
déposer leurs offres.
Dans le monde des télécoms,
l’onde de choc est palpable. « Les
clients s’inquiètent. Plus de 65 000
entreprises risquent d’être privées
d’Internet si Kosc ne trouve pas de
repreneur. La transformation nu­
mérique et la compétitivité des
TPE et des PME est en danger », as­
sure Laurent Silvestri, président
du Club des dirigeants réseaux et
télécoms (CDRT), un groupe d’af­
faires qui réunit près de 200 pro­
fessionnels du secteur.
La délégation sénatoriale aux
entreprises et le groupe numéri­
que au Sénat s’alarment aussi. Re­
doutant qu’une fin précipitée de
Kosc replonge le marché dans un
duopole, les parlementaires ap­
pellent l’Etat à réagir. « Nous
avons, à plusieurs reprises, alerté
les régulateurs et les cabinets mi­
nistériels concernés, sans avoir de
réponse », observe la sénatrice Eli­
sabeth Lamure (LR), qui évoque le
risque d’« un retour en arrière »
susceptible de nuire à la numéri­
sation des entreprises.
L’aventure de Kosc avait pour­
tant démarré sous de bons auspi­
ces. Cet opérateur de gros – qui
commercialise des accès Internet
aux opérateurs alternatifs, les­
quels les revendent ensuite, avec
des services ajoutés, aux entrepri­
Le trou financier
ne serait pas
une fraude, mais
simplement
le résultat
d’une structure
décentralisée
à l’extrême
cinquante ans, reste aux manet­
tes, au poste de président. Une
rupture a visiblement eu lieu.
D’une phrase aussi sèche et
courte que l’autorise un commu­
niqué de presse, il a pris acte de
ces départs : « Nous avons accepté
la démission des membres du con­
seil d’administration. »
La brouille remonte à cet été. Un
trou comptable a été découvert
dans les comptes. Le cabinet
d’audit PwC a été mis sur l’affaire
et, le 4 décembre, il a révélé la si­
tuation : un « ajustement » de
11,6 millions de livres (13,7 mil­
lions d’euros) doit être passé dans
les comptes de 2018 et 2019. Pour
une entreprise qui a réalisé
en 2018 un bénéfice avant impôts
de 17,6 millions de livres, la
somme est substantielle.
Dans la même annonce, M & C
Saatchi ajoutait un avertissement
sur les résultats de cette année,
estimant que son bénéfice serait
ses – est né des volontés rassem­
blées de l’Autorité de régulation
des communications électroni­
ques et des postes (Arcep), de
l’Autorité de la concurrence et de
la Banque des territoires « d’intro­
duire de la concurrence sur un
marché professionnel dominé par
Orange et SFR », rappelle le séna­
teur Patrick Chaize (LR). L’arrivée
de Kosc dans le jeu devait notam­
ment faire baisser les prix du
marché, souvent inaccessibles
aux plus petites entreprises.
Lâché par la Caisse des dépôts
Mais la machine s’est enrayée à la
suite d’un contentieux avec SFR
portant sur la cession du réseau
cuivre de Completel (propriété de
SFR), puis de l’annonce de la déci­
sion du gendarme de la concur­
rence – donnant raison à SFR – en
septembre. Lâché par la Caisse des
dépôts, son actionnaire et soutien
de longue date, l’opérateur, à court
d’argent, a dû rendre les armes.
« J’ai mis 6 millions d’euros dans
Kosc, le produit de la vente de mon
ancienne entreprise. Aujourd’hui,
je suis ruiné et l’entreprise est en
faillite, alors même qu’elle bat des
records de ventes », constate,
amer, Yann de Prince, le président
de Kosc, qui fustige le « silence as­
sourdissant » des autorités : « Je
me sens trahi. Il n’est pas normal
que des autorités publiques encou­
ragent une entreprise à ouvrir un
marché, pour ensuite la lâcher. Je
me mords les doigts de leur avoir
fait confiance. »
Le destin de l’entreprise, qui a
déposé un recours au Conseil
d’Etat pour contester la décision
de l’Autorité de la concurrence, re­
pose désormais sur sa vente. Mais
rien ne garantit qu’un éventuel
repreneur poursuivra l’activité. 
zeliha chaffin
de 22 % à 27 % inférieur à celui de
2018. « Ce changement dans nos
comptes et la baisse de nos prévi­
sions sont très difficiles à recon­
naître, expliquait alors David
Kershaw, le directeur général. La
seule chose positive que l’on puisse
dire est que l’on remet les choses à
plat, et qu’avec notre nouveau di­
recteur financier, nous avons com­
mencé à instaurer de nouvelles
mesures. » Le cours de Bourse, qui
valait 375 pence en juin, s’est ef­
fondré à 95 pence.
« Rendre les gens riches »
Que s’est­il passé ? M & C Saatchi
reste flou. Le trou financier ne se­
rait pas une fraude, mais simple­
ment le résultat d’une structure
décentralisée à l’extrême qui a
perdu le contrôle de ses différen­
tes entités. Comme nombre de
groupes publicitaires, M & C Saat­
chi est une holding qui a multi­
plié les acquisitions de petites
agences. Mais plutôt que d’en
prendre le contrôle total, le
groupe demande aux dirigeants
des différentes filiales de conser­
ver une « participation significa­
tive », afin qu’ils gardent une inci­
tation financière à réussir. « Notre
stratégie est de rendre les gens ri­
ches », notait M. Sinclair en mai,
dans son dernier rapport annuel.
Cette décentralisation a un effet
pervers : chaque agence a intérêt à
gonfler ses bénéfices, d’où des
pratiques comptables très agres­
sives, mal supervisées par le cen­
D ISTRI B UT ION
Grèves : le plan de
soutien gouvernemental
de 2018 réactivé
Le gouvernement a décidé,
mercredi 11 décembre, de
réactiver le plan de soutien
au commerce et au tourisme
qui avait été mis en place au
moment du mouvement des
« gilets jaunes » en 2018. Le
dispositif prévoit des « mesu­
res d’étalement fiscales et so­
ciales, de chômage partiel et,
le cas échéant, d’autorisation
d’ouverture le dimanche, en
ciblant dans un premier
temps l’Ile­de­France et le sec­
teur du tourisme, particulière­
ment impactés ces derniers
jours », souligne le ministère
de l’économie.
AL IM EN TATI ON
Nestlé cède le contrôle
de ses glaces aux Etats-
Unis à Froneri
Nestlé a annoncé, mercredi
11 décembre, la vente à Fro­
neri de sa filiale américaine
spécialisée dans les glaces,
forte d’un chiffre d’affaires de
1,8 milliard de dollars (1,6 mil­
liard d’euros) en 2018. Cette
cession est évaluée à 4 mil­
liards de dollars. Froneri est
né d’une première opération
de désengagement du groupe
suisse qui avait choisi,
en 2016, de fusionner ses acti­
vités de glace dans vingt pays
avec celle de R&R, une société
détenue par le fonds d’inves­
tissement PAI Partners. Fro­
neri est présent en Europe, en
Amérique latine, en Afrique
et en Asie­Pacifique.
AÉR ONAU T IQU E
Air France-KLM
commande 10 Airbus
A350-900 de plus
Le groupe Air France­KLM a
annoncé, mercredi 11 décem­
bre, avoir commandé 10 Air­
bus A350­900 supplémentai­
res pour Air France. Cela
s’inscrit dans le cadre de sa
« stratégie de rationalisation
et de simplification de la
flotte ». – (AFP.)
tre. Des revenus futurs étaient
passés en avance dans les comp­
tes, et les coûts étaient sous­esti­
més. Tant que le cours de l’action
montait, personne ne se plai­
gnait. Mais avec la mise au jour du
scandale et la chute du cours de
Bourse, les tensions entre asso­
ciés sont devenues évidentes.
Agé de 73 ans, Maurice Saatchi
est peut­être en train de connaître
le crépuscule d’une carrière qui
s’est étalée sur un demi­siècle.
Avec son frère Charles, il avait créé
en 1970 l’agence Saatchi and Saat­
chi. C’était l’époque des Mad Men
et de la publicité toute­puissante.
Leur travail au bénéfice du Parti
conservateur est entré dans les
annales. En 1979, l’affiche « La­
bour isn’t working » (« Le Parti tra­
vailliste ne marche pas »), slogan
inscrit au­dessus d’une longue
file d’attente de chômeurs, avait
aidé Margaret Thatcher à prendre
le pouvoir.
En 1994, à la suite d’une révolte
des actionnaires, les deux frères
avaient été remerciés. L’année
suivante, ils prenaient leur revan­
che en créant M & C Saatchi. Char­
les est parti depuis de nombreu­
ses années : il gère sa collection
d’art contemporain et son im­
pressionnante galerie à Londres.
Maurice, lui, a préféré rester dans
les affaires. Il détient toujours
4,5 % de la société qu’il vient de
quitter, mais son départ marque
la fin d’une ère. 
éric albert
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Le désamour
des GAFA
Les innombrables marcheurs qui
arpentent aujourd’hui le pavé à la
recherche d’un transport ou sim­
plement pour rallier leur bureau
ont le temps de méditer sur la
qualité de leur vie au travail. A
commencer d’ailleurs par la ma­
nière dont leur employeur gère
les inconvénients actuels : télétra­
vail, covoiturage, aide au déplace­
ment… Des petits gestes qui tra­
hissent l’attention portée au
bien­être des salariés. En retour,
ceux­ci ne se privent pas de juger
leur entreprise, et de voter avec
leurs pieds quand l’occasion de
changer de maison se présente.
Chaque année, plusieurs orga­
nismes sondent les cœurs des
travailleurs et font émerger des
signaux faibles qui révèlent des
changements de perception plus
profonds qu’il n’y paraît. Ainsi, le
dernier classement du site amé­
ricain Glassdoor laisse apparaître
un phénomène majeur : le désa­
mour croissant envers les stars
de l’Internet des années 2010, et
au premier chef, les fameux
Google, Apple, Facebook et Ama­
zon. En 2017, l’entreprise la plus
tendance pour les cadres améri­
cains s’appelait Facebook. Un an
plus tard, elle glissait à la sep­
tième place du classement. Et en
cette année 2019, elle a dégrin­
golé au 23e rang. La chute specta­
culaire est évidemment liée à la
très mauvaise réputation acquise
par l’entreprise au fil des scanda­
les sur la protection des données
des utilisateurs, et aux explica­
16
GRAND REX
mai PARIS
2020 9h > 19h
Fabrice Midal
École occidentale de méditation
Tania Singer
La science de la compassion
Ilios Kotsou
Corine Sombrun
Isabelle Morin Larbey
Le yoga, voie de transformation
L’art d’habiter sa vie
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
tions embarrassées de ses diri­
geants. M. Zuckerberg au Sénat,
sanglé comme un général au
combat dans son costume cra­
vate, ne renvoie plus vraiment
l’image du patron si cool dans
son sweat à capuche.
Les gagnants des années 2000
Mais la punition dépasse le seul
réseau social. Google, numéro un
du hit­parade en 2015, redescend
au 11e rang, Apple s’enfonce à la
84e place et Amazon n’a même
pas intégré le top 100 de la liste.
Seul rescapé de cette bérézina,
Microsoft, qui remonte dans le
classement, de la 34e à la 21e posi­
tion. Ce qui prouve que ce n’est
pas la technologie qui effraie
mais certains de ses acteurs, ceux
les plus exposés au regard du pu­
blic. Ceux­là, grands gagnants des
années 2000, paraissent désor­
mais démodés. Nous entrons
dans un monde plus difficile,
moins clinquant et plus sérieux.
Les nouveaux champions n’évo­
luent pas sur le marché grand pu­
blic et s’appellent HubSpot, Bain,
DocuSign, Sammons Financial…
De la même manière, le classe­
ment français couronne l’éditeur
de logiciels américain Salesforce,
l’allemand SAP ou les français
Thales et Safran. Ou encore, éton­
namment, le discret éditeur de lo­
giciels financiers Murex. Sans
oublier les stars françaises du
luxe, Hermès et L’Oréal. Moins
fun, mais plus rassurant en ces
temps de chasse aux GAFA. 
Élisabeth Marshall
La Vie, Sens&santé
Isabelle Filliozat
L’éducation des émotions
Dr Christophe Fauré
Les ressources pour s’apaiser
Maître Ke Wen
L’esprit du qi gong
Marie-Laurence Cattoire
Méditer, un acte solidaire
En partenariat avec
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Le projet de ville Forest City, à l’extrême sud de la Malaisie, dans l’Etat de Johor. FOREST CITY/COUNTRY GARDEN
A PLEIN CADRE
l’extrême sud de
la Malaisie, sur un
archipel gagné sur
la mer à grand
renfort de sable,
les gratte­ciel d’une
cité pensée comme une jungle
verticale s’élèvent jour après jour.
Conçue pour héberger 700 000
résidents dans un décor écologi­
que et high­tech, Forest City de­
vrait atteindre les 25 000 loge­
ments, fin 2019. Le promoteur
chinois Country Garden y a déjà
investi près de 4 milliards d’euros,
en partenariat avec les autorités
locales de l’Etat de Johor. Ce qui se
présente, sur le papier, comme
un modèle d’écosystème harmo­
nieux entre la nature et les bâti­
ments ressemble surtout à une
colonie balnéaire pour Chinois
fortunés.
A 11 000 kilomètres de là, au sud
du chaos de Lagos, au Nigeria, sur
une île artificielle de 10 km2 mo­
delée par le géant chinois de la
construction China Communica­
tions Construction Company,
s’élèvent les premières tours
d’une ville qui promet luxe,
calme et volupté, entre marinas
et centres commerciaux, à ses
250 000 habitants et 150 000 sa­
lariés. Un temps ralenti par la
crise, ce projet à plusieurs mil­
liards d’euros, lancé par les frères
d’origine libanaise Ronald et Gil­
bert Chagoury, figures de l’écono­
mie nigériane, est reparti de plus
belle, à l’écart de la frénésie de la
plus grande ville d’Afrique.
CHANGEMENT DE MODÈLE
Connectées, écologiques, récréati­
ves, les villes nouvelles sorties de
nulle part fleurissent par bou­
quets de dix sur la planète. « Nous
sommes dans une période de cons­
truction frénétique : de nouveaux
projets sont annoncés en perma­
nence, presque exclusivement
dans des pays en développement »,
observe Sarah Moser. Géographe
à l’université McGill de Montréal,
où elle anime le New Cities Lab (la­
boratoire des villes nouvelles), la
jeune femme prépare pour 2020
un atlas décrivant 100 de ces Ba­
bylone modernes, après avoir étu­
dié quelque 150 projets.
Beaucoup ressemblent à de
nouvelles Dubaï. Pour les Etats du
Golfe, ces villes sont un outil de
transition vers l’après­pétrole. De
Duqm, à Oman, conçue pour hé­
berger 110 000 personnes à l’em­
placement d’un village de pê­
cheurs, à King Abdullah Eco­
Dans le cauchemar
urbain des villes idéales
Les nouvelles Babylone émergent
par dizaines dans les pays du Sud.
Des paradis pour investisseurs,
qui promettent un meilleur des
mondes aux accents sécuritaires
nomic City (Ville économique du
roi Abdallah), développée sur
170 kilomètres carrés en Arabie
saoudite, ces villes veulent cumu­
ler, autour de leurs quartiers rési­
dentiels, des parcs industriels et
des centres d’affaires, des univer­
sités et des hautes technologies,
en attirant partenaires et investis­
seurs étrangers. Sans oublier un
important volet touristique, pour
éviter que les riches habitants du
Golfe dilapident à l’étranger leur
considérable budget loisirs.
C’est toute l’ambition de Neom,
un projet­phare du prince héritier
saoudien, Mohammed Ben Sal­
man, qui souhaite en faire la ville
« la plus vivable qui soit grâce aux
plus grands esprits et talents de ce
monde ». Les superlatifs man­
quent pour décrire ce projet futu­
riste imaginé au nord­ouest de
« Ce sont
des villes pour
riches. (…)
Les appartements
sont beaucoup
trop chers pour
les salaires
moyens du pays »
SARAH MOSER
géographe à l’université
McGill de Montréal
l’Arabie saoudite, au bord de la
mer Rouge : grande comme
250 fois Paris, la ville compterait
1 million de résidents et 5 millions
de touristes, attirés par ses taxis
volants, son armada de robots et
sa lune géante artificielle brillant
dans le ciel nocturne… Le royau­
me a recruté pas moins de trois
grands cabinets américains de
conseil en stratégie, Boston Con­
sulting Group, McKinsey et Oliver
Wyman, pour concevoir le pro­
gramme de cette cité, détaillé
dans un document confidentiel
de quelque 2 300 pages divulgué
par le Wall Street Journal au mois
de juillet.
Même dans les pays sans pé­
trole, ces villes nouvelles incar­
nent un changement de modèle.
« Beaucoup d’Etats les voient
comme un instrument pour faire
évoluer leur économie, fondée sur
les ressources naturelles, l’agri­
culture, vers un âge numérique et
rejoindre ainsi l’économie mon­
dialisée », détaille Sarah Moser.
C’est le cas pour les « cités du sa­
voir » lancées en Equateur et au
Panama, mais aussi pour beau­
coup de villes nouvelles en Afri­
que, où cette volonté de diversifi­
cation économique se double
d’un espoir de désengorger des
capitales saturées jusqu’à la para­
lysie. C’est ainsi que l’Egypte s’est
lancée dans la construction d’une
nouvelle capitale en plein désert,
à 45 kilomètres du Caire : un pro­
jet ahurissant sur 700 km2, pour
économie & entreprise | 19
quelque 6 millions à 7 millions
d’habitants.
On ne compte pas moins d’une
dizaine de projets de villes nou­
velles en Tanzanie, autant en
Ouganda… Au Burkina Faso, les
travaux de terrassement et de via­
bilisation de la cité idéale de Yen­
nenga, conçue pour 100 000 ha­
bitants, ont commencé dans la
brousse, à 15 kilomètres au sud de
Ouagadougou. Son promoteur,
l’homme d’affaires Saïdou Tien­
drébéogo, a recruté les architectes
français d’Architecture Studio, as­
sociés à d’autres agences de
l’Hexagone, pour concevoir – qui
en doutait ? – une ville durable et
innovante, mêlant modernité et
traditions burkinabées.
CITÉS FANTÔMES
Le Kenya, lui, compte sur l’édifica­
tion sur 2 000 hectares de Konza
Technology City, surnommée
« Silicon Savannah », pour soula­
ger Nairobi. Au Sénégal, à 30 kilo­
mètres de Dakar, la ville nouvelle
de Diamniadio prend des allures
de franche science­fiction, qui ont
fait comparer ce projet pour
350 000 habitants au Wakanda, le
royaume africain du comics de
Marvel Black Panther.
« Dans une ville surpeuplée, con­
gestionnée, polluée, imaginer une
cité paradisiaque qui réglera d’un
coup tous les problèmes peut sem­
bler très tentant », analyse l’uni­
versitaire canadienne. Mais, dans
un monde où explosion démo­
graphique et urbanisation galo­
pante servent souvent de pré­
texte à l’édification de purs pro­
duits financiers, il y a peu de
chances que ces projets apaisent
l’anarchie des métropoles en dé­
veloppement ou résorbent les bi­
donvilles. « Ce sont des villes pour
les riches. Même quand ils sont an­
noncés pour les classes moyennes,
les appartements sont générale­
ment beaucoup trop chers pour les
salaires moyens du pays », estime
Sarah Moser.
Pour la géographe, c’est surtout
la propagation mondiale du néo­
libéralisme et une dérégulation
généralisée qui expliquent la
multiplication de ces projets.
« Ces phénomènes ont créé une
formidable quantité de richesse,
concentrée dans très peu de
mains ; tout ce capital est à la re­
cherche de véhicules d’investisse­
ment, et les villes nouvelles appa­
raissent comme un bon moyen de
placer son argent. Il y a une de­
mande énorme à l’échelle mon­
diale pour des produits immobi­
liers dans lesquels investir », expli­
que­t­elle. Pis : « Dans des régimes
marqués par une forte corruption,
ces projets urbains peuvent servir
aux plus riches à siphonner les res­
sources des pays, qui n’ont pour­
tant pas les moyens de les gas­
piller », ajoute la jeune femme.
Autant dire que ces paradis pour
investisseurs courent le risque
d’apparaître assez vite comme
des villes fantômes. « Beaucoup
d’entre elles resteront largement
vides : ces copropriétés luxueuses
sont en fait comme des coffres sé­
curisés dans lesquels des ménages
fortunés vont abriter leur argent,
souvent après l’avoir sorti de leur
pays », souligne Sarah Moser. A
Forest City, le promoteur ne cache
pas tabler sur un taux d’occupa­
tion de 30 % au maximum…
Surtout, ces enclaves entière­
ment privées renoncent bien sou­
vent à fonctionner comme de vé­
ritables villes et s’apparentent da­
vantage à des centres commer­
ciaux géants. « Ces villes sont
dirigées comme des compagnies
privées, avec un maire qui est en
fait un PDG. Certaines sont même
cotées en Bourse, comme King Ab­
dullah Economic City », s’étonne la
chercheuse. Police privée, règle­
ment dicté par les investisseurs…
« Ce n’est pas un hasard si une
bonne partie de ces villes nouvelles
apparaissent dans des pays non
démocratiques, des régimes auto­
ritaires, mais il est assez pertur­
bant qu’une ville entière ait le pou­
voir de faire respecter les règles de
son choix. Dans ces villes, la ma­
nière dont vous êtes protégés par
la loi n’est pas claire », estime la
géographe canadienne.
D’autant plus alarmant que ces
projets revendiquent souvent un
arsenal à la pointe de la sur­
veillance de masse : vidéoprotec­
tion généralisée, reconnaissance
faciale, intelligence artificielle…
« Ce sera une ville automatisée où
l’on pourra tout voir, où un ordina­
teur pourra signaler les crimes et
où tous les citoyens pourront être
surveillés », annoncent les promo­
teurs du projet Neom dans les do­
cuments dévoilés par le Wall
Street Journal.
Qui arrêtera cette vague de para­
dis artificiels ? Peut­être la pro­
chaine crise financière, ou le pic
pétrolier. Mais, à l’heure où les dé­
règlements climatiques s’accélè­
rent, la principale menace qui
pèse sur ces projets vient de l’en­
vironnement. « Toutes ces villes se
disent écologiques, mais parfois
cela se limite à planter des pal­
miers et à ouvrir un golf », indique
Sarah Moser.
Surtout, plus d’un tiers de ces
villes sont plantées au ras de l’eau,
voire bâties sur la mer, et directe­
ment menacées par une montée
du niveau des océans, comme Sa­
bah Al Ahmad Sea City, au Koweït,
un projet fou pour 250 000 per­
sonnes, pour lequel un réseau de
canaux de 200 kilomètres a été
creusé jusqu’à 7 kilomètres à l’in­
térieur du désert pour offrir à tout
le monde une maison les pieds
dans l’eau. « La stratégie de ces vil­
les en matière de changement cli­
matique est inexistante, elles n’ont
aucune réflexion de long terme, es­
time la géographe. La seule préoc­
cupation des investisseurs, c’est
comment gagner beaucoup d’ar­
gent en dix ans et sortir de là. » Vil­
les nouvelles, vieille rengaine. 
grégoire allix
20 | horizons
Prises de bec à Porto Rico
Dans cette île des
Caraïbes passée sous
pavillon américain,
l’interdiction des
combats de coqs, votée
par le Congrès des Etats­
Unis, est vécue comme
une humiliation par une
partie de la population
porto rico ­ envoyé spécial
P
eu avant l’heure limite de l’enre­
gistrement, Luis Bermudez est
entré dans l’arène de la petite
ville de Caguas et a présenté ses
coqs à la pesée. Trois athlètes
élevés à la portoricaine : crête
coupée, cuisses plumées et échine à nu pour
faciliter le combat et l’évaluation de leur
force par les parieurs – quelques dizaines de
personnes, presque toutes des hommes –,
assis sur quatre rangs autour du « ring », une
simple esplanade moquettée.
Les volatiles ont d’abord été exposés dans
des cages en verre voisinant avec leurs futurs
adversaires. Puis, avec l’aide des arbitres, Luis
Bermudez, fonctionnaire retraité de 68 ans,
les a préparés comme on prépare les mains
d’un boxeur, fixant une pointe en plastique
acérée à la place de leur ergot (la griffe arrière)
– pour que chaque volatile, dit­on, se batte à
armes égales. Ce jeudi 5 décembre, le combat
allait pouvoir commencer. Pour une des der­
nières fois, sans doute…
A compter du 20 décembre, de tels combats
seront interdits à Porto Rico. Ainsi en a décidé
le Congrès des Etats­Unis. Luis Bermudez, qui
pratique ce « sport » depuis son enfance, s’en
afflige : « Comment des gens qui ne sont jamais
venus à Porto Rico peuvent­ils interdire ces
combats qui sont dans notre tradition depuis
des siècles ? » La prohibition a été votée en cati­
mini, fin 2018, dans la loi de programmation
agricole votée par le Congrès, où Porto Rico,
simple territoire américain et non Etat à part
entière, n’est pas représenté. Depuis, l’affaire a
tourné à la polémique politique. « Cette déci­
sion unilatérale montre clairement que nous
sommes dans une relation coloniale », accuse
l’ancien gouverneur (2005­2008) de l’île,
Anibal Acevedo Vila, qui reçoit Le Monde à San
Juan, la capitale. « Cela fait partie de notre
culture, spécialement dans les montagnes »,
poursuit­il, rappelant que l’un de ses prédé­
cesseurs, dans les années 1970, était sur­
nommé « le Coq qui ne recule pas ».
Ce type de combat est vieux comme la
conquête espagnole. Lorsqu’ils colonisèrent
l’île, en 1898, les Américains décidèrent de les
interdire avant de devoir les rétablir, en 1933,
car ils avaient perduré clandestinement. « Les
Américains ne voulaient pas que les Portori­
cains conspirent contre les Etats­Unis. Il fallait
maintenir la population heureuse et enivrée »,
analyse l’avocate Yolanda Alvarez, qui a mi­
lité pour l’interdiction et a consacré une
thèse au sujet. Aujourd’hui encore, les com­
bats ont lieu dans 70 arènes autorisées, mais
aussi dans les arrière­cours des villages. Leur
suppression menacerait des milliers d’em­
plois (27 000, selon les opposants à l’interdic­
tion, 11 000 selon Advantage Business Con­
sulting). « C’est dommage, déplore Luis Ber­
mudez. Je gagne 250 dollars par semaine en
m’occupant des coqs. C’est dur de retrouver un
job à mon âge. »
L’activité est baptisée « sport de cheva­
lier », car l’usage veut que l’arbitre ne soit
jamais insulté, que les paris soit honorés sur
parole, même si les parieurs boivent sec
durant les combats. Les défenseurs de cette
tradition y voient une manière de lutter
contre la violence et la délinquance endémi­
ques. « Cela aide les jeunes à ne pas tomber
dans la drogue et les autres mauvaises déri­
ves », estime l’éleveur de coqs Jo Ribeira,
« 54 ans, dont 46 dans ce sport ».
José Dalmau, sénateur du Congrès de
Porto Rico, présente en costume­cravate les
dizaines de coqs élevés par son père juste
Combat de coqs au Club Gallistico, à Hatillo (Porto Rico), le 16 octobre. ERIKA P. RODRIGUEZ/« THE NEW YORK TIMES »-REDUX-REA
derrière l’arène de Caguas. D’un volatile à
l’autre, les prix vont de 200 à 5 000 dollars.
Alors que l’interdiction a été décidée au
nom de la lutte contre la cruauté envers les
animaux, l’élu de la circonscription défend
cette activité, qui, à l’en croire, ne serait pas
plus cruelle que la chasse, la pêche ou le
grand derby du Kentucky, où les chevaux re­
çoivent des coups de cravache. « Les coqs se
battent naturellement, depuis leur nais­
sance », assure M. Dalmau. Pareil argument
aurait pu nous séduire si nous n’avions pas
assisté au « spectacle »…
LE COURANT NE PASSE PAS
Les deux coqs sont lâchés dans l’arène, s’as­
saillent, plumes hérissées, sans un cri, dans un
silence glaçant, en dépit des hurlements des
quelques parieurs. Au bout de deux minutes,
le coq ensanglanté de Luis Bermudez, gît,
mort. Son propriétaire a perdu son pari à
200 dollars. L’animal va rejoindre un congé­
nère d’infortune, jeté encore agonisant dans
une poubelle à l’issue d’une défaite. « C’est
comme les jeux du cirque à Rome », accuse
Mme Alvarez, sentiment que ne partage natu­
rellement pas Juan Dalmau Ramirez, cousin
de José Dalmau et seul sénateur indépendan­
tiste de l’île, qui voit avant tout dans ces repro­
ches un mépris anti­Latinos : « Pour un politi­
que américain, il n’y a pas de différence entre le
combat de coqs et le vaudou en Haïti, où ils
décapitent le coq et boivent son sang. »
Beaucoup perçoivent la polémique autour
des combats comme une humiliation de plus
pour ce pays de 3,2 millions d’habitants
frappé à trois reprises, ces dernières années,
par le destin : sa faillite, en 2016, et sa mise
sous tutelle budgétaire par Washington ;
l’ouragan Maria en 2017 (3 000 morts) ; l’indi­
gnation de la population après la découverte,
à l’été 2019, des termes insultants employés à
son égard par le gouverneur, Ricardo Ros­
sello, et son équipe.
De Porto Rico, beaucoup ne connaissent que
les émigrés new­yorkais de West Side Story
(1957), le chef­d’œuvre de Leonard Bernstein.
Située à l’est de Cuba et d’Hispaniola (Haïti et
Saint­Domingue), cette île est la porte d’entrée
des Antilles, qui permit aux Américains de
contrôler leur arrière­cour latino­américaine
et le canal de Panama au début du XXe siècle,
puis de surveiller Cuba durant la guerre
froide. Mais avec la fin du communisme, elle
est soudain devenue inutile. Les Etats­Unis
ont fermé leurs bases navales, le Congrès a ré­
duit les avantages fiscaux et les entreprises
sont parties, faisant reculer l’emploi indus­
triel de 160 000 à 60 000 travailleurs. Alors,
pour pallier le recul des recettes, les gouver­
neurs successifs se sont endettés à Wall Street,
jusqu’à atteindre le montant faramineux de
74 milliards de dollars. « Je fais partie d’une gé­
nération qui a grandi en croyant que nous
étions une économie développée, soupire Ani­
bal Acevedo Vila. Nous avons réalisé que ce
n’était pas le cas et que nous dépendions de
programmes spécifiques. »
A la fin du mandat de Barack Obama, le
pays a été placé sous la tutelle financière d’un
conseil économique de sept personnes non
élues. « Porto Rico n’a même pas eu ce que la
Grèce a eu, car nous n’avons pas été ren­
floués », déplore M. Vila. L’ouragan Maria a
aggravé le sentiment d’humiliation : Donald
Trump, méprisant, lança lors d’une visite de
l’essuie­tout aux populations démunies, tan­
dis que les autorités locales se montraient
incapables de rétablir l’électricité.
Chacun a subi l’épreuve de l’ouragan, telle
Chrystel Diaz, 34 ans, qui venait d’ouvrir son
bed & breakfast, perdu dans les montagnes, à
Cayey. Par chance, elle n’avait pas démis­
sionné de son emploi dans le marketing et a
« CETTE DÉCISION  pu remettre l’établissement sur pied. L’oura­
gan l’a conduite à accélérer un autre projet, la
UNILATÉRALE  livraison hebdomadaire d’un panier de fruits
et légumes produits pour 50 dollars. « Vous
MONTRE  savez combien de nourriture est importée à
CLAIREMENT QUE  Porto Rico ? 85 % ! L’ouragan a montré que pro­
duire localement était plus que nécessaire. »
NOUS SOMMES  toricains n’osent envisager l’indépendance.
« MESSAGES CONTRADICTOIRES »
DANS UNE RELATION  « Il y a un avant et un après Maria », abonde
Hector Rosario, dans son restaurant désert
COLONIALE » dans le petit village de montagne d’Orocoxis.
ANIBAL ACEVEDO VILA Ce père de famille de 35 ans a été privé d’élec­
ancien gouverneur de l’île tricité pendant trois mois. Un moratoire sur
son loyer, ainsi qu’un don de 3 000 dollars,
lui ont permis de tenir. « S’il n’y avait pas eu ce
don, je comptais les jours avant de partir aux
Etats­Unis », raconte­t­il. Mais les épreuves
ont aiguisé ses aspirations indépendantistes.
En dépit de son passeport, il ne se sent pas
américain. Et quand on lui demande ce que le
système a de colonial, la réponse fuse :
« Tout ! » Et d’énumérer la non­représenta­
tion de l’île au Congrès, la dépendance au
dollar, l’obligation d’utiliser des navires de
commerce battant pavillon américain, le res­
pect des normes fédérales…
Dans un lotissement misérable cerné par
les montagnes, Lourdes Hernandez, 37 ans, a
choisi, elle, de squatter une école désaffectée
pour distribuer des repas à la population.
Deux ans après Maria, elle y est encore, qui
assure trois distributions par semaine et
anime des ateliers de verroterie pour des
femmes âgées avec une équipe de douze fem­
mes et cinq hommes. « C’est la nouvelle réa­
lité, nous n’avons pas peur et nous n’attendons
rien du gouvernement », dit­elle. La peur est
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
définitivement tombée lorsque tous sont
allés manifester contre le gouverneur, cet été,
pour exiger, et obtenir, sa démission.
En ce mois de décembre, l’île a redémarré
lentement. « Le tourisme revient, mais pas
assez vite : beaucoup de gens continuent de
croire que nous n’avons toujours pas d’électri­
cité », déplore Chrystel Diaz. Certes, le pro­
duit intérieur brut par habitant est deux fois
plus faible que celui des Etats­Unis, mais
plus de trois fois supérieur à celui du
Mexique. Et si le pays est en récession depuis
2005, c’est largement en raison de l’exil de sa
population. « Nous avons des message
contradictoires, résume Chrystel Diaz. Nous
disons : “Venez, les affaires reprennent”, mais
nous avons encore besoin d’aide. »
Ici, les rêves révolutionnaires demeurent
lointains. Certes, le gouverneur a démis­
sionné et sa successeure, Wanda Vazquez, a
apaisé les esprits, mais sans indiquer si elle
briguerait un nouveau mandat lors des élec­
tions de novembre 2020. Aucun de nos inter­
locuteurs n’attend de changement politique
rapide. Le pays, criblé de dettes, est dans une
impasse : le Congrès américain n’est pas
pressé de lui proposer de devenir le 51e Etat
fédéré, même si la demande d’un réfé­
rendum consultatif sur l’admission dans
l’Union est sur son bureau, tandis que les Por­
A court terme, l’échéance est celle du 20 dé­
cembre, jour de l’entrée en vigueur de l’inter­
diction, fortement symbolique, des combats
de coqs. Les éleveurs ont déjà cessé de prépa­
rer leurs champions « à la portoricaine », et
les laissent désormais intacts, pour pouvoir
prétendre, en cas de descente de police, qu’il
s’agit de bêtes d’apparat. « Les combats seront
illégaux, mais le gouvernement et les maires
ne vont pas les empêcher. Vous imaginez le
gouvernement fédéral envoyer le FBI ? »,
demande Anibal Acevedo Vila. Chrystel Diaz
prédit, pour sa part, que « le combat de coqs
va devenir le prochain pitorro », ce rhum
fabriqué clandestinement dans les arrière­
cours et consommé à flots pendant les fêtes.
Pourtant, aucun de nos interlocuteurs ne
prétend vouloir violer la loi. « Je travaille dans
une entreprise d’ingénierie. Les fédéraux peu­
vent m’arrêter. Je ne peux pas me permettre de
violer la loi », confie Jo Ribeira, tout en étant
convaincu, lui aussi, que beaucoup de com­
bats basculeront dans la clandestinité. Quant
à Carlos Rangel, 49 ans, ancien policier et
superviseur du club de Caguas, il rappelle la
réalité : « Après le 20 décembre, on ne jouera
plus. La loi est la loi. » A moins d’un mora­
toire, les pacifiques Portoricains s’apprêtent
à obéir, une fois encore. 
arnaud leparmentier
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
quand
le design
se mobilise
C’est une première :
les professionnels français
du design s’unissent pour valoriser
leur discipline dans l’Hexagone et à
l’étranger. Des Assises qui proposent,
entre autres, la création d’un prix et
davantage d’implication dans
la vie de la cité. Décryptages
Atelier à l’Ecole supérieure d’art et design de Saint­Etienne pour la création
d’une charte éthique, année scolaire 2019­2020. SANDRINE BINOUX
DESIGN
L
e design ne compte pas
pour des prunes. Tel est
globalement – pour re­
prendre la chanson es­
piègle de Lio dans les années 1980
– le message des Assises du de­
sign 2019, qui, à l’initiative des
ministères de la culture et de
l’économie et des finances a
donné lieu, mercredi 11 décem­
bre, à une restitution au centre de
conférences Pierre­Mendès­
France, à Paris­Bercy.
Quelque 250 professionnels,
coordonnés par la Cité du design
de Saint­Etienne, se sont réunis à
plusieurs reprises, depuis ce
printemps, pour proposer des
pistes d’avenir. Il en ressort des
objectifs précis, comme l’instal­
lation durable du design dans les
politiques publiques, la forma­
tion continue ou la valorisation
de la discipline.
Parmi les mesures­phares, inté­
ressant particulièrement le
grand public, figurent une se­
maine du design dans toute la
France – à l’instar des Journées
du patrimoine –, des expositions
des diplômés des écoles toute
l’année dans tout le pays et un
grand prix international pour
rayonner en dehors des frontiè­
res françaises. Zoom sur quel­
ques­unes de ces pistes.
Un grand prix
made in France
Les événements fourmillent en
France, comme le festival interna­
tional Design Parade, à Hyères et
à Toulon, dans le Var, qui récom­
pense la création d’objets ou l’ar­
chitecture d’intérieur, ou encore
Lyon City Demain, qui s’intéresse
plus spécifiquement au design
urbain. Des conférences, work­
shops, expositions germent aussi
à travers l’Hexagone. Vu tous ces
efforts éparpillés dans le temps et
sur le territoire, l’une des préconi­
sations est de mettre les forces en
commun, de mutualiser les bon­
nes pratiques et potentiellement
les financements.
Pour ce faire, il s’agit de créer
un réseau de coordination à
l’échelle nationale entre toutes
les structures, avec un anima­
teur, un site Internet commun et
un agenda partagé. Un grand
prix international du design,
baptisé « French Global Awards »,
pourrait voir le jour en France,
quand l’Allemagne brille déjà
avec ses Red Dot Awards, les
Etats­Unis, le Japon et l’Australie
avec leurs Good Design Awards…
autant de prix auxquels candida­
tent les designers français.
Former et informer
La France a une très grande diver­
sité d’approches du design, liées
à l’espace, au savoir­faire, à l’in­
dustrie ou à des visions sociéta­
les. Ecoles publiques, privées,
cursus universitaires… Si le pay­
sage de la formation en design
est dense, il reste en revanche
peu lisible. « L’idée majeure est
d’inventer une plate­forme physi­
que et digitale pour les projets de
diplôme des étudiants, qui per­
mettra au grand public et aux pro­
fessionnels d’avoir une vision des
sujets qui préoccupent à l’instant
T telle ou telle génération », souli­
gne René­Jacques Mayer, direc­
teur de l’école privée d’architec­
ture et de design d’intérieur Ca­
mondo, à Paris.
Ces expositions ont pour voca­
tion de tourner dans les villes.
« Faire une grande semaine du de­
sign qui ne serait pas seulement à
Paris : voilà qui servirait aussi à
faire un lien entre recruteurs et
jeunes. »
Autre point important : la pos­
sibilité – dans un métier en
grande mutation – de se former
au design tout au long de sa vie.
« Nous sommes passés de la pro­
duction matérielle d’objets, après
guerre, à un design davantage de
services, à vocation sociétale : les
usages quotidiens, la transition
écologique évidemment, le
vieillissement de la population,
l’aménagement d’espaces de con­
vivialité. C’est dans ces domaines
que les jeunes veulent agir », re­
connaît René­Jacques Mayer.
S’il existe assez peu de forma­
tions continues aujourd’hui, « il y
a une forme de responsabilité des
écoles à réactualiser les connais­
sances pour la profession », mar­
tèle cet expert qui a lui­même
lancé, en 2019, deux modules de
ce type au sein de Camondo.
Au cœur des villes
Les designers se sont immiscés,
depuis les années 2000, dans l’ac­
tion publique. Les départements
du Val­d’Oise ou de la Loire­Atlan­
tique comptent des designers en
interne depuis sept ans.
A Mulhouse, ils ont travaillé
avec la mairie pour faire dimi­
nuer les incivilités. Ils ont inventé
un nouveau mobilier urbain, plus
adapté, qui a été réalisé avec suc­
cès après des enquêtes sur le ter­
rain, et les tests de plusieurs pro­
totypes à travers la ville.
A Lezoux, à côté de Clermont­
Ferrand, ils ont conçu une média­
thèque en tenant compte des de­
siderata et des modes de vie des
habitants : sa fréquentation at­
teint 40 000 personnes, alors que
la ville ne compte que 18 000
âmes. Ces exemples probants
sont brandis par Stéphane Vin­
Dessin de 1re année,
école Camondo.
ÉCOLE CAMONDO
Dominique Sciamma : « Designer
les villes, c’est urgent »
cent, directeur de La 27e Région
(laboratoire de recherche et déve­
loppement sur les politiques pu­
bliques), et l’un des pilotes de la
commission chargée de faire par­
tager aux décideurs publics l’ap­
proche du design centrée sur les
besoins des utilisateurs et les scé­
narios d’usage.
« Le design peut être producteur
de lien social, et il concourt à l’inté­
rêt général parce qu’il est une fa­
çon de traiter les problèmes de dys­
fonctionnement. Même les Na­
tions unies ou la Commission
européenne ont intégré le design
pour se reconnecter aux ci­
toyens ! », souligne cet expert.
Pour augmenter la présence des
designers au sein des administra­
tions et les préparer à travailler
avec les collectivités, l’une des
propositions serait d’ouvrir une
formation spécifique, sous la
forme d’une université d’été.
L’autre suggestion serait de per­
mettre à des villages, malgré leur
petite taille, de lancer des appels à
projets, quand, aujourd’hui, seu­
les les grandes villes et les métro­
poles peuvent le faire aisément.
« Les designers ont un large
champ d’expérimentation pour
réconcilier les Français avec l’ad­
ministration, améliorer l’accueil
des migrants, inverser l’exode mé­
dical », résume Stéphane Vin­
cent. Et leurs compétences peu­
vent se nicher très loin, comme le
prouve le travail de Marie Coirié,
qui a contribué à inventer le
Lab­Ah, un laboratoire de l’ac­
cueil et de l’hospitalité au sein
des hôpitaux psychiatriques pu­
blics de Paris. 
véronique lorelle
LE BEAU
AURA
TOUJOURS
RAISON
styles | 21
président de l’association
APCI pour la promotion du
design en France et à l’étran­
ger, et directeur de l’école
Strate Paris & Lyon, Domini­
que Sciamma revient sur les
enjeux des Assises du design
2019 ainsi que sur quelques
propositions phares.
Lancer un « festival
de Cannes » du design,
n’est­ce pas ambitieux ?
Nous avons parlé de « festi­
val de Cannes » pour signifier
un événement singulier, qui
n’existe nulle part ailleurs et
qui s’adressera à des desi­
gners venus concourir du
monde entier. L’ambition est
forte : il décernera des prix
dits French Global Design
Awards à des projets qui ré­
pondent aux dix­sept objec­
tifs du développement dura­
ble définis par l’ONU pour
2030, comme la santé, l’éga­
lité hommes­femmes, l’accès
à l’eau ou une énergie propre.
Il faut sortir du point de vue
de professionnels congratu­
lant d’autres professionnels
pour la simple production
d’objets ou de graphisme.
Nous posons les bases d’une
valorisation du design du
XXIe siècle, à savoir comment
cette pensée, cette démarche,
peut aider à résoudre des
problèmes. Nous défendons
une valorisation civilisation­
nelle du design, qui participe
de la vie civile. C’est passer
d’un modèle industriel daté,
assez myope, à un vrai projet
politique, sur le comment
mieux vivre ensemble.
Deux ministères, l’un de
l’économie et des finances,
l’autre de la culture, ont
lancé ces assises. Seul le
second reconnaît, dit­on,
l’importance du design…
Le fait est que le design a
toujours été associé à la cul­
ture en France. Mais c’est une
vision parcellaire qui privilé­
gie la décoration, les actes
créateurs, les signatures de
grands noms. Or, le bon de­
sign est anonyme. Nos conci­
toyens s’en servent sans sa­
voir qui a eu « la » bonne idée,
et développé l’intelligence
qui se cache derrière. Beau­
coup trop d’écoles en France
maintiennent le fait que le
design est très proche de
l’acte artistique. Les desi­
gners seraient des créateurs,
le plus souvent d’objets, alors
qu’ils produisent une pen­
sée, un projet au service de la
société. Cette posture a em­
pêché que l’on prenne le de­
sign au sérieux, et elle l’éloi­
gne des centres de décision.
Ce sont des gens sortis de
Sciences Po, de l’ENA, et non
pas des écoles de design, qui
conduisent la France.
C’est pourquoi vous avez
proposé de créer un con­
seil national du design.
A quoi cela va­t­il servir ?
Nous avons proposé un
conseil national du design au
même titre qu’il y a un Con­
seil national du numérique
en France, à l’initiative de
l’Etat d’ailleurs. D’autres pays
comme la Grande­Bretagne,
le Danemark, la Finlande,
mais aussi la Corée du Sud, le
Japon, l’Inde ou Singapour,
se sont déjà pourvus, depuis
longtemps parfois, de ce
genre de structure. Dans
l’Hexagone, l’Etat est globa­
lement ignorant de ce qui
peut se faire grâce au design.
Les Territoires en France sont
davantage conscients des en­
jeux et actifs, mais il manque
une pensée nationale. A con­
trario, à Singapour, c’est le
premier ministre lui­même
qui annonce le plan stratégi­
que du design. Car les desi­
gners ont cet atout de s’inté­
resser à l’humain : ils partent
des gens, des réalités et des
besoins du terrain. Designer
la santé, c’est primordial
pour l’hôpital du futur, desi­
gner les villes, c’est urgent
pour gérer les ressources en
espace, en mobilité, en con­
vivialité… Quand on amorce
un projet dans ce pays, il faut
que le design puisse y être in­
tégré dès le départ, et non
pas confier le bébé – comme
c’est le cas aujourd’hui – aux
seuls ingénieurs et techno­
crates. Avec les French Global
Design Awards, on pourra
pour la première fois hono­
rer les actions qui servent
nos contemporains, leurs en­
fants et la planète. 
propos recueillis par v. l.
BENDCHAIR PETER MALY
 CULTURE
22 |
Richard 
Linklater,
le cinéma
au long cours
Le Centre Pompidou, à Paris, offre
une rétrospective au réalisateur,
scénariste et producteur américain
RENCONTRE
R
ichard Linklater est une
figure cruciale mais peu
tapageuse du cinéma
indépendant des an­
nées 1990 à aujourd’hui. Jusqu’au
6 janvier 2020, le Centre
Pompidou ouvre ses portes à ce
réalisateur, producteur et scéna­
riste américain, dont l’œuvre
d’une vingtaine de films
demeure relativement mécon­
nue en France, car distribuée en
salle de façon très irrégulière. Né
en 1960 à Houston, au Texas,
installé depuis dans le vivier
artistique d’Austin, il se tient à
distance raisonnable de Los
Angeles et des studios
hollywoodiens, au sein desquels
il n’a commis qu’une poignée de
films (Le Gang des Newton
en 1998, ou Rock Academy
en 2003, son plus gros succès).
Eternel adolescent
Pour le reste, l’œuvre de Linklater
fascine par son allure d’attelage
hétéroclite, où se côtoient films
bricolés et gros budgets,
documentaires et animation,
romances et science­fiction,
comme si aucun film ne devait
ressembler au précédent. S’y ma­
nifeste surtout un goût pour les
expériences de tournage hors du
commun, qui redéfinissent les ca­
dres du récit traditionnel, à
l’image de Boyhood (2014), chro­
nique familiale tournée par inter­
mittence sur douze ans.
A Paris, le 25 novembre. MARTIN BUREAU/AFP
De passage à Paris fin novembre
pour lancer la rétrospective et ac­
crocher l’exposition qui l’accom­
pagne (celle­ci réunit, entre autres,
des photographies de plateau et
des documents préparatoires),
Richard Linklater, bien que frôlant
la soixantaine, nous accueille avec
l’air tendre d’un éternel adoles­
cent, le visage timide s’abritant
derrière les rideaux de sa cheve­
lure mi­longue. Quand on l’inter­
roge sur cette carrière en zigzags, il
renvoie la balle avec humour :
« Vous aurez remarqué que je n’ai
encore fait aucun film de super­hé­
ros, ni aucun film d’horreur ! »
« Quand je regarde le monde
autour de moi, rebondit­il, tout
me semble pouvoir donner lieu à
un film, jusqu’aux choses les plus
insignifiantes, comme une conver­
sation entre deux personnes. Il n’y
a pas de grand ou de petit sujet : le
défi est à chaque fois de trouver la
meilleure façon de le traiter. Cer­
taines histoires ont traîné dans ma
tête pendant vingt ans avant de
trouver le format approprié,
comme l’animation en rotoscopie
pour Waking Life [2001]. »
L’on se demande quand même à
quand remonte cet extraordi­
naire appétit qui l’a conduit à na­
viguer ainsi dans toutes les strates
et registres du cinéma américain.
« Ayant grandi dans une petite
communauté de l’est du Texas, ra­
conte­t­il, l’écriture a d’abord été le
seul moyen d’expression à ma por­
tée. J’ai ensuite découvert le théâ­
tre, lors de ma première année à
l’université, vers 18­19 ans. L’été sui­
vant, je m’installais à Houston, où
j’ai commencé à fréquenter assidû­
ment les cinémas de répertoire, qui
passaient des films anciens ou
étrangers. J’ai découvert la Nou­
velle Vague française, le Nouveau
Cinéma allemand, le cinéma an­
glais… Je voyais entre 600 et
700 films par an. J’avais seulement
21 ans et voulais consacrer toute
ma vie au cinéma : voir des films,
en écrire, en tourner, en monter. »
Cinéphilie compulsive
Cette cinéphilie compulsive en­
traîne le jeune Linklater à Austin,
pôle culturel et universitaire du
Sud américain, où il fonde avec
quelques amis étudiants l’équiva­
lent d’une cinémathèque,
l’« Austin Film Society », dont il de­
meure encore aujourd’hui le direc­
teur artistique. Ses débuts dans le
cinéma indépendant tournent
vite au coup d’éclat : Slacker (1991),
son deuxième long­métrage, mis
en boîte pour 23 000 dollars, suit
les dérives croisées de jeunes gens
pris dans des soliloques délirants.
Resté inconnu en France, le film
devient aux Etats­Unis un phéno­
mène de vidéoclub, acquérant un
statut culte et générationnel.
Revenant sur cette période char­
nière, Linklater la décrit comme
« une bénédiction » : « Alors, tout
semblait possible, ouvert, se remé­
more­t­il. Beaucoup de mes pre­
miers films ne pourraient même
pas être montrés aujourd’hui, ou
ne seraient pas pris à Sundance
[grand­messe annuelle du cinéma
indépendant américain, à Salt
Lake City, dans l’Utah]. On ne s’en
rendait pas compte, mais c’était
déjà la fin d’un âge d’or, où les dé­
marches singulières pouvaient en­
core recueillir l’attention. Le cinéma
a changé, surtout aux Etats­Unis.
Le grand public n’a plus la même
soif de nouveauté et d’indépen­
dance qu’à ce moment­là. »
Cette conscience du temps qui
passe est précisément celle que
l’on retrouve dans ses films des
années 2000 et 2010, comme
autant de traités sur l’imperma­
nence de choses et les façons de
passer d’un âge à l’autre. Qu’il
s’agisse de Boyhood ou de la trilo­
gie « Before » (Before Sunrise,
Before Sunset et Before Midnight),
où un couple formé par Julie
Delpy et Ethan Hawke se retrouve
pendant une journée tous les dix
ans (les films datent de 1995, 2004
et 2013), Linklater est parvenu, par
ses dispositifs au long cours, à fil­
mer le processus du vieillisse­
ment, de la maturation, choses
qui dans les films ordinaires né­
cessitent postiches et artifices.
« Je ne réfléchis pas en termes de
temps, précise­t­il, mais à travers
cette donnée très concrète, physi­
que même, qu’est l’âge de mes per­
sonnages. Ceux­ci prennent de
l’âge, ou représentent différents
âges de la vie. » Ce qui implique
nécessairement une relation par­
ticulière – prolongée, familière –
aux comédiens : « Je ne cherche ja­
mais à obtenir d’eux une perfor­
mance d’acteur, mais un véritable
comportement. Pour l’obtenir,
vous devez briser les habitudes, ce
qui demande énormément de ré­
pétitions. J’essaie toujours d’at­
teindre cette impression de non­
jeu, et, à travers elle, un certain
sentiment de réalité, que le specta­
teur puisse, quelque part, croire à
ce qui se passe sur l’écran. »
Interrogé sur son rapport
distant à Hollywood, Linklater se
défend d’y avoir vécu la moindre
mauvaise expérience. Mais il con­
cède qu’Austin présente cet avan­
tage de se tenir « loin de l’indus­
trie ». « Quand on vit à Los Angeles,
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0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Des films passés
inaperçus en France
Le cinéma de Richard Linklater
tient sans conteste la position la
plus souple du cinéma américain
actuel, avec son grand écart per-
pétuel entre œuvres grand public
et expériences culottées de mise
en scène. La rétrospective pro-
pose, en plus du sommet qu’est
Boyhood (2014), de revenir sur
des films passés en France trop
inaperçus (le festif Everybody
Wants Some !! ou le très drôle Bad
News Bears), mais surtout de le-
ver le voile sur ceux, assez nom-
breux, jamais arrivés jusqu’ici (au
hasard : Tape, un huis clos entre
Uma Thurman et Ethan Hawke se
déroulant en temps réel). L’évé-
nement est accompagné d’un
ouvrage collectif, Richard Linkla-
ter, cinéaste du moment (Post-
éditions, 148 pages, 14 euros),
qui présente, outre une série de
contributions critiques, un entre-
tien inédit.
près d’Hollywood, il est toujours
question de “business”. Le marke­
ting, les chiffres, les ventes… c’est
tellement déprimant. Je préfère res­
ter du côté artistique des choses. »
Versant unique qu’occupe, depuis
ses débuts, le cinéma de Richard
Linklater, attaché à l’existence hu­
maine, non pas pour ce qu’elle a de
quantifiable, mais pour ce qu’elle a
d’impondérable. 
mathieu macheret
« Richard Linklater. Le cinéma,
matière­temps ».
Centre Pompidou, Paris 4e.
Jusqu’au 6 janvier 2020.
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Au Louvre, Soulages
privé de confrontations
Le musée parisien célèbre les 100 ans du peintre
à travers une rétrospective restreinte et sans audace
ARTS
N
ombreux sont les
artistes qui, de leur
vivant, ont été mon­
trés au Louvre. Après
Georges Braque en 1953, Cy
Twombly, François Morellet ou
Anselm Kiefer y ont exécuté ré­
cemment des commandes publi­
ques ; d’autres – Wim Delvoye, Yan
Pei­Ming ou Claude Lévêque – y
ont séjourné quelque temps. Bien
plus rares sont ceux qui y ont été
invités pour leur anniversaire.
Pablo Picasso y est fêté, en octo­
bre 1971, pour ses 90 ans. Le prési­
dent de la République d’alors,
Georges Pompidou, inaugure un
accrochage d’une dizaine
d’œuvres dans la Grande Galerie,
parmi lesquelles la Fillette au
cerceau, de 1919, et l’Arlequin, de
1923. Elles s’y trouvent en compa­
gnie des œuvres habituellement
présentées sur ces murs.
Ce n’est pas la première fois.
En 1947, quand Picasso donne
dix toiles au Musée national
d’art moderne (MNAM) à la de­
mande de son directeur, Jean
Cassou, pour compenser son ab­
sence des collections nationales
– les conservateurs de l’entre­
deux­guerres se refusant à ache­
ter de telles « horreurs » moder­
nes… –, elles sont accrochées à
proximité de Zurbaran, De­
Steve Lacy, des faubourgs agités
de « L. A. » aux Grammy Awards
Le guitariste fait sensation avec « Apollo XXI », son premier album solo
MUSIQUE
A lors qu’il est sur le point
d’accorder une de ses ra­
res interviews, Steve Lacy,
21 ans, éteint la radio branchée sur
l’antenne parisienne de TSF Jazz.
« Je n’aime pas ce genre de jazz, ex­
plique le guitariste américain, au
lendemain de son concert pari­
sien à La Cigale, le 19 novembre.
C’est ringard, je préfère les formes
libres, les trucs sauvages. J’adore
Sun Ra mais aussi les classiques,
Joe Henderson, Freddie Hubbard,
Herbie Hancock, Chick Corea… »
Le jeune homme a l’assurance de
ceux nommés deux fois aux
Grammy Awards, les récompenses
TOUJOURS PLUS DE HITS
L’exposition
semble faite
pour renforcer
l’équation
« Soulages = noir »
facile à retenir,
mais inexacte
lacroix ou Courbet, mais un jour
de fermeture, de façon quasi
clandestine, pour ne pas risquer
de choquer les visiteurs.
Aujourd’hui, le Louvre célèbre le
centième anniversaire de Pierre
Soulages et ce n’est pas, cette fois,
de façon discrète. Mais c’est selon
le principe inverse de celui osé
pour Picasso : en proscrivant toute
confrontation avec les collections
du musée. Dans le salon Carré, qui
fut longtemps dévolu aux artistes
vivants et qui présente habituelle­
ment des Italiens, une trentaine
de Soulages sont accrochés, d’un
brou de noix de 1946 à trois pan­
neaux verticaux très récents.
Ces œuvres proviennent pour la
plupart de collections publiques
– MNAM, Musée Soulages de Ro­
dez, Musée Fabre de Montpellier,
Tate Modern de Londres, Guggen­
heim Museum de New York. Elles
sont disposées dans l’ordre chro­
de l’industrie du disque aux Etats­
Unis : en 2013, avec son groupe
The Internet (il avait 15 ans), et
cette année pour son premier dis­
que solo, Apollo XXI, toujours
dans la catégorie « Meilleur al­
bum urbain contemporain ». Ce
disque met en valeur sa voix cris­
talline sur des productions entre
R’n’B et pop, ou du funk proche de
celui de Prince. Steve Lacy a aussi
produit un titre pour l’album
Damn (2017) de Kendrick Lamar,
et deux pour celui de Solange,
When I Get Home, paru en mars.
De mère afro­américaine et de
père philippin, il a grandi à Comp­
ton mais a fait ses études en de­
hors de cette ville violente du
1 Développer des compétences
ÈRE
RADIO RÉGIONALE
DE FRANCE
Médiamétrie. Médialocales sept. 2018 - juin 2019.
AC LV, 5h-24h, 13 ans et plus.
culture | 23
nologique : une rétrospective,
mais terriblement abrégée, pri­
vée entre autres de ces toiles des
années 1950 dans lesquelles Sou­
lages ne s’interdit pas les cou­
leurs. On la dirait faite pour ren­
forcer encore un peu plus l’équa­
tion « Soulages = noir », facile à
retenir, mais inexacte tant elle est
restrictive.
Des rapprochements possibles
Autrement dit, il y a une salle Sou­
lages au Louvre, pour trois mois.
On aurait pu imaginer autre
chose : un nombre plus important
de peintures et des confronta­
tions avec le musée. Ce dernier ne
manque pas d’œuvres de toutes
époques et civilisations près Vue de l’exposition, au Louvre, dans le Salon Carré. ANTOINE MONGODIN/MUSÉE DU LOUVRE/ADAGP PARIS
desquelles il aurait été instructif
de placer un Soulages. Mésopota­
mie, Grèce archaïque, sculpture noirs. Un autre : un brou de noix noir », il faut se rendre au Centre cette décennie sur laquelle il
romane, Uccello, Champaigne, près d’une sculpture romane. Pompidou. Le MNAM, qui con­ serait temps, aujourd’hui, de
Rembrandt, Courbet – dont Aurait­on oublié l’importance de serve vingt­cinq Soulages, consa­ revenir plus attentivement. 
Soulages acquit un portrait de celle­ci en général et de Conques cre deux salles à l’artiste : elles philippe dagen
femme, qu’il a toujours conservé (Aveyron) en particulier, pour présentent une documentation
chez lui : autant de références que l’auteur des vitraux de l’abbatiale ? historique abondante et quatorze Soulages au Louvre. Musée du
l’artiste a souvent évoquées et Comme on ne peut croire que per­ œuvres, de 1948 à 2002. Parmi Louvre, Paris. Jusqu’au 9 mars
dont le Louvre possède tout ce sonne n’y ait songé tant cela re­ elles, la très singulière – et rem­ 2020, du mercredi au lundi, de
qu’il faut d’œuvres pour que des lève de l’évidence, on aimerait brandtesque – Peinture 200 x 220, 9 heures à 18 heures, 22 heures,
rapprochements soient possibles. comprendre pourquoi la solution 22 avril 2002, acrylique et pastel mercredi et vendredi, 15 €.
Exemple de ce qui aurait pu être de facilité, la plus timide et donc la gras, et l’ensemble de sept Soulages et le Musée national
fait : réunir l’autoportrait de moins probante, a été retenue. œuvres reçues en legs en 2018 de d’art moderne. Centre
Rembrandt au chevalet, de 1660, Pour compléter la vision de l’artiste Pierrette Bloch, amie de Pompidou, Paris 4e. Jusqu’au
et un Soulages dans lequel la l’artiste avec des Soulages peu longue date des Soulages : cinq 9 mars 2020, du mercredi
lumière vient du fond en ouvrant connus et échapper au discours sur toile et deux sur papier, au lundi, de 11 heures à 21 heures,
une brèche dans les bruns et les désormais officiel sur l’« outre­ toutes datées des années 1950, 23 heures, le jeudi, de 11 € à 14 €.
La seule école
au top 10 de tous
les classements
comté de Los Angeles. Sa mère in­
firmière l’encourage à pratiquer la Arts appliqués !
musique plutôt que de traîner
avec les membres de gangs.
« Déjà, elle m’avait envoyé dans
une école privée chrétienne en pri­
maire, raconte­t­il. Puis, elle m’a
inscrit à Washington Prep pour la
musique. C’était aussi dur et fou
que n’importe quel lycée de Comp­
ton, seulement l’école avait un
groupe de jazz. » Le lycée Washing­
ton Preparatory High School, à
South Central, est le cadre du télé­
film Hard Lessons (1986), où Den­
zel Washington incarne un provi­
seur qui tente de mettre fin à la
violence des gangs.
Entre Rick James et Al Green
Il remplace au pied levé le bassiste
de ce groupe, et travaille son jeu de
guitare. « Je ne voulais pas me con­
tenter d’être le meilleur musicien
du lycée, fanfaronne­t­il. J’aime
bien quand je suis entouré de très
bons musiciens de jazz et qu’il faut
que je sois à la hauteur. » Son
chant, il le développe en famille
uniques en créativité et les appliquer
où on se réunit autour du piano
pour chanter du gospel à l’occa­
sion de Thanksgiving et de Noël.
dans le domaine de son choix.
La composition vient au lycée.
Steve Lacy fait alors avec les
moyens du bord, installe quelques
applications sur son téléphone,
enregistre sa guitare et se met à
produire des chansons. Sur scène,
en habit de lumière, entre Rick Ja­
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mes et Al Green, il semble arriver Prépa / Bachelors / Mastères
des années 1970, mais préfère pré­
ciser : « Je ne suis pas quelqu’un du Architecture Titres reconnus
passé, j’aime la technologie, les or­
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tant qu’artistes noirs. Je me sens
très bien dans mon époque. » 
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America.
24 | télévision
Sur les traces de Per,
ce père un peu héros,
un peu salaud
La documentariste audio Nina Almberg
propose un voyage sonore dans les années
1970, à la rencontre de son géniteur disparu
ARTE RADIO
PODCAST
C’
est une histoire qui
dure depuis la nuit
des temps : d’où ve­
nons­nous ? Qui éta­
ient, qui sont vraiment nos pa­
rents ? Ces questions résonnent
tout particulièrement en Nina
Almberg. Depuis ce jour de 1995
où sa mère lui a dit : « Ton père est
mort. » Elle avait 6 ans, des che­
veux blonds, une frange coupée
de travers et des chaussures ver­
nies. C’était il y a vingt­quatre ans
et, depuis, comme elle le dit dans
ce très beau podcast intitulé Per
comme personne : « Ça n’arrête
pas de me hanter. »
En 2016, cette jeune réalisatrice
diplômée de Sciences Po et de
l’Institut national de l’audiovisuel
avait déjà posé un premier caillou
sur le chemin des retrouvailles
avec son père. Dans J’apprends le
Danemark (sur Arte Radio, déjà),
elle racontait comment, à la mort
de son père, d’origine danoise, elle
Entrelacs boulevardier et apocalypse numérique
Pour sa première comédie, Olivier Assayas fait s’entrechoquer le milieu littéraire parisien et la révolution Internet
CANAL+ CINÉMA
VENDREDI 13 – 20 H 50
FILM
P rise au jour le jour, l’apoca­
lypse peut être comique.
Olivier Assayas en fait la
démonstration, comme par inad­
vertance, au long de Doubles vies,
première comédie pure de sa fil­
mographie. Cinq personnages
s’agitent face à la disparition de ce
qui fut l’un des piliers des civilisa­
tions : le livre. L’enjeu est d’im­
portance, mais, s’il pèse sur les
personnages, c’est pour les obli­
GRILLE N° 19 - 290
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V consommer aussi avec modération.
VI
VII
VIII
IX
X vieillir. Lieu de rencontre à risque.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 19 - 289
HORIZONTALEMENT I. Naturopathie. II. Opalisations. III. Tomme. Do-
gues. IV. Ali. Usine. Mu. V. Illustre. Spi. VI. Ri. Sera. Ailé. VII. Enta. IC.
Trot. VIII. Sienne. Tokyo. IX. Sente. Dan. Eu. X. Endettés. Pet.
VERTICALEMENT 1. Notairesse. 2. Apollinien. 3. Tamil. Tend. 4. ULM.
Usante. 5. Rieuse. Net. 6. Os. Strie. 7. Padirac. Dé. 8. Atone. Tas. 9. Tige.
Aton. 10. Hou. Sirk. 11. Inemployée. 12. Essuie-tout.
avait soudain refusé de pronon­
cer un seul mot dans cette langue
et lâchait, comme un aveu : « Un
jour, j’essaierai de reconstituer son
parcours. » Avant d’ajouter immé­
diatement, un rien bravache :
« Mais plus tard. » Il lui aura fallu
trois ans pour reprendre le fil de
son histoire. Trois ans et un en­
fant. Car c’est une fois devenue
mère que Nina Almberg va se ré­
soudre à entreprendre un voyage
dans le temps.
Une vie rocambolesque
Un soir donc (épisode 1), le com­
pagnon de Nina lui demande
d’évoquer son père. Ce dernier a
disparu en Cornouailles, au bord
d’une falaise – son corps ne sera
jamais retrouvé. De son histoire,
elle ne connaît que l’écume, la­
quelle est à la hauteur de sa dispa­
rition : hautement rocamboles­
que. En effet, Per, puisque c’est
son prénom, aurait voyagé dans
57 pays hors de l’Europe, vécu
l’aventure, la vraie. Habité Kat­
mandou, importé des habits tibé­
ger à des contorsions plutôt qu’à
la profondeur.
Léonard (Vincent Macaigne) est
un romancier lunaire qui pratique
l’autofiction. Il affecte de ne rien
comprendre à l’époque et refuse
de quitter le sillon dans lequel sa
carrière a germé, produisant plus
de bonnes critiques que de ventes.
Alain (Guillaume Canet) est l’édi­
teur du premier. Il se soucie de
faire passer son entreprise dans
l’âge numérique, est convaincu de
l’utilité des blogs, rechigne à l’idée
de publier un recueil de Tweet.
Cette suggestion a été émise par
7 8 9 10 11
tains et aussi du haschich. Après
avoir ouvert une boîte à chaussu­
res contenant photos et lettres,
Nina retrouve, sur Internet, un
ami de son père (épisode 2). Par
mails interposés, il lui raconte la
belle vie, la drogue, la liberté.
Mon père, ce héros hippie ? Sauf
que nous sommes tous basse­
ment humains, et que Per
n’échappe point aux lois de la gra­
vité. Arrêté pour trafic de stu­
péfiants, il a dénoncé ses amis
pour réduire sa peine de prison.
Le mythe tourne au drame : ce Per
Laure (Christa Theret), zélote de la
dématérialisation, qui devient un
moment la maîtresse d’Alain.
Une énergie sardonique
Ce que devine Selena (Juliette Bi­
noche), épouse de ce dernier. Ac­
trice de théâtre, elle est célèbre
grâce à Collusion, une série poli­
cière que tout le monde appelle
« Collision », dans laquelle elle
joue une spécialiste des situa­
tions de crise. A la ville, elle gère sa
crise conjugale dans les bras de
Léonard. Valérie (Nora Hamzawi),
la compagne de l’écrivain, reste la
HORIZONTALEMENT
I. Aussi à l’aise dans les filets que dans
la porcelaine. II. Un commencement,
ou une fin. Mieux vaut la voir pleine
que bourrée. III. Mettre à nu. Quand
12
elles tombent, il est agréable de les
toucher. IV. Fait pression. Commence
dès la maternelle. V. Problème.
Bonne appréciation. Crie comme un
cerf. Renforce l’assemblage. VI. Dépla-
cerait au sol. Dur et solide. VII. Petite
montagne du Nord. L’une est
épousée pour oublier l’autre. VIII. A
Coup gagnant. IX. Point de départ.
Piégé. Manteau porté par un lord.
X. Reprirent en mains.
VERTICALEMENT
1. Se retrouve dans les angles quand
il n’a rien à dire. 2. Ne la cherchez pas
sur scène. 3. Les grands pourront
4. Grandes et larges lames. 5. Décora-
tion architecturale. Sollicita. 6. Fait vi-
naigre. Lourd cogneur. 7. Personnel.
Le dernier ne dure jamais. Lentilles
pour le bétail. 8. Embellis mes pro-
pos. 9. Par deux et réciproquement.
A suivre chemin faisant. 10. Grand
lac. Embarcation de l’amiral.
11. Ouvre le journal. Amateur de
fruits, équipé d’un gros bec. 12. Font
tout pour ne pas choquer.
En remuant la pous­
sière, le risque est de
tuer définitivement
le père. N’est­ce pas
également l’une des
raisons pour lesquel­
les Nina Almberg a
mis du temps à se lan­
cer ? « Je ne l’ai jamais
enterré et, en racon­
tant tout ça, c’est
comme s’il mourait
LAURE GUILLEBON/ARTE une nouvelle fois »,
avoue­t­elle.
serait­il un salaud comme les Au­delà de cette quête familiale
autres (épisode 3) ? aux allures d’enquête policière, à
Cest parfois ce qui arrive aux cu­ travers la vie de ce Per, c’est tout
rieux enquêtant sur les secrets de un monde qui se donne ici à en­
famille. Et la dramaturge Sabine tendre. Un monde rattrapé par le
Zovighian, qui a transposé ici le libéralisme, un monde « de catas­
récit de Nina Almberg sous la trophes écologiques et de luttes so­
forme d’une fiction sonore, en ciales défaites ». Un monde qui a
sait quelque chose, puisqu’elle la gueule de bois. 
avait déjà aidé François Pérache à émilie grangeray
accoucher de ses retrouvailles
avec son grand­père abattu par le Per comme personne, de Nina
FLN en 1961 (le documentaire Almberg. Disponible à la
multiprimé De guerre en fils, mis demande sur Arte Radio
en ligne sur Arte Radio en 2016). (6 × 15 min environ).
seule à ne pas participer à cet en­ souci magnanime d’entrouvrir
trelacs boulevardier, occupée à une porte de sortie au spectateur,
promouvoir la carrière politique le metteur en scène a demandé à
de David (Nicolas Bouchaud), le Nora Hamzawi d’incarner un
parlementaire intègre mais failli­
ble dont elle est l’assistante.
L’esprit d’Assayas ne s’exprime
pas tant par les dialogues qu’é­
changent les personnages que par
autre rapport au monde, fait d’ac­
tion et de projection dans l’avenir.
La débutante y déploie un charme
et une autorité qui feraient pres­
que croire à la conclusion, inatten­
la caractérisation instantanée de due par son optimisme. 
personnages et de situations à tra­ thomas sotinel
vers l’expression de lieux com­
muns. Juliette Binoche se prête au Film français d’Olivier Assayas.
jeu avec une énergie sardonique Avec Juliette Binoche, Guillaume
qui n’épargne ni son personnage Canet, Nora Hamzawi,
ni le métier de celui­ci. Dans le Vincent Macaigne (1 h 48).
SUDOKU
N°19­290
6 8 2 1 4 7
5 4 7 6 9 3
1 9 3 2 5 8
3 2 5 6 3 7 9 1
4 1 9 5 8 6
3 9 8 7 7 3 8 4 2 1
9 2 4 8 6 5
8 7 1 9 3 4
7 5 3 6 5 7 1 2
4 Médiateur : mediateur@lemonde.fr
Difficile
Complétez toute la
9 grille avec des chiffres
6 8 7 4
allant de 1 à 9.
7 6 9 3 8 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
8 5 4 9 seule fois par ligne,
par colonne et par
3 9 1 4 carré de neuf cases.
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Cahier numéro un de l’édition n° 2875 du 12 au 18 décembre 2019
LA RÉFORME DES RETRAITES P. 48 ARNAUD LAGARDÈRE
PROFITE-T-ELLE AUX FEMMES ? SOUS PRESSION P. 68
LES SECRETS P. 91
DU “CHAT” DE GELUCK
EN VENTE
CHEZ VOTRE
MARCHAND
DE JOURNAUX
De 1789 aux “gilets jaunes”, révolutions et révoltes
OLIVIER METZGER
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
VENDREDI  13 DÉCEMBRE
TF1
21.05 Mask Singer
Divertissement présenté
par Camille Combal.
23.35 Mask Singer
Divertissement présenté
par Camille Combal.
France 2
21.05 Tropiques criminels
Série. Avec Sonia Rolland,
Béatrice de La Boulaye,
Julien Béramis (Fr., 2019).
22.55 Meurtres au paradis
Série. Avec Ben Miller, Rebecca
Scroggs, Sarita Choudhury
(Fr.-RU, 2011).
France 3
21.05 300 chœurs pour les fêtes
Divertissement présenté
par Vincent Niclo.
23.25 Jacques Brel, fou de vivre
Documentaire de Philippe Kohly
(Fr., 2017, 115 min).
Canal+
21.00 Le Chant du loup
Film d’Antonin Baudry.
Avec François Civil, Omar Sy,
Reda Kateb (Fr., 2019, 115 min).
22.55 Glass
Film de M. Night Shyamalan.
Avec Bruce Willis, James McAvoy,
Samuel L. Jackson
(EU, 2019, 125 min).
France 5
20.50 La Maison France 5
Moulins, dans l’Allier.
Magazine présenté
par Stéphane Thebaut.
22.20 Silence, ça pousse !
Magazine présenté
par Stéphane Marie et Carole Tolila.
Arte
20.55 La Souffleuse de verre
Téléfilm de Christiane Balthasar.
Avec Maria Ehrich, Luise Heyer
(All., 2016, 95 min).
22.30 High Energy : le disco
survolté des années 80
Documentaire d’Olivier Monssens
(Fr.-Bel., 2018, 55 min).
M6
21.05 NCIS
Série. Avec Mark Harmon,
Sean Murray (EU, 2018).
23.35 NCIS
Série. Avec Michael Weatherly,
Pauley Perrette (EU, 2014).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
75707 Paris Cedex 13. Tél. : 01-57-28-20-00
3 9 5
8 2 1 Abonnements par téléphone : de France 3289
6 7 4 (Service 0,30 ¤/min + prix appel) ; de l’étranger :
4 8 (33) 1-76-26-32-89 ; par courrier électronique :
2 3 7 abojournalpapier@lemonde.fr.
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
9 5 6
7 1 3 Courrier des lecteurs
5 6 2 Par courrier électronique :
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Emploi : www.talents.fr/
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Montpellier (« Midi Libre »)
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Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
O21  NANTES  ­  17  DÉCEMBRE  2019
Brio, dispositif­clé pour des Nantais modestes
Depuis 2006, ce tutorat d’étudiants de grandes écoles aide des lycéens à mûrir leur projet d’orientation
REPORTAGE
nantes ­ correspondant
P
ourquoi ne tenteriez­
vous pas des études
de médecine ? » La
question, posée au
débotté à Justine
Guerry, un mercredi
après­midi d’octobre 2014, a fait
son chemin. A l’époque, élève de
terminale S dans la banlieue nan­
taise, la lycéenne était « un peu
perdue », envisageant sans convic­
tion de devenir « prof de maths » :
« Médecin, je ne savais même pas à
quoi ça correspondait exactement.
Quant à la faculté, c’était la grande
inconnue. Jusqu’à présent, dans ma
famille, tout le monde avait un ni­
veau CAP. »
Cinq ans plus tard, la voici en
quatrième année de médecine.
Difficile d’imaginer que cette
jeune femme volubile et détermi­
née a longtemps été « extrême­
ment réservée », redoutant de
prendre la parole en public, après
avoir été victime de harcèlement
scolaire. Le déclic, dit­elle, est venu
grâce au dispositif Brio : ce sys­
tème de tutorat, chapeauté par
quatre grandes écoles nantaises
(Audencia Business School, Cen­
trale, IMT Atlantique [ex­Mines] et
l’école nationale vétérinaire, agro­
alimentaire et d’alimentation
Oniris), est réservé à des jeunes
dont les parents n’ont pas fait
d’études supérieures ou issus d’un
milieu modeste.
Depuis 2006, Brio prend sous
son aile une promotion de 90 élè­
ves, issus de 14 lycées implantés en
zone prioritaire et repérés par des
enseignants référents. Pour béné­
ficier de quinze mois d’accompa­
gnement, de la 1re à la terminale, ils
doivent faire acte de candidature
– lettre de motivation et entretien
à la clé. Deux après­midi par mois,
des étudiants de grandes écoles
endossent le costume de tuteur et
orchestrent pour eux des ateliers
d’ouverture culturelle visant « à
prendre confiance en soi ». Quiz
ludique d’actualité, conversation
sur un thème imposé et quart
d’heure de discussion en anglais fi­
gurent au menu des échanges, qui
s’orienter au 21e siècle | 25
peuvent aussi bien porter sur les
présidents de la République ou
l’empire Disney que sur les arts
dans la rue, le cinéma Bollywood
ou la musique électro. Un mot
d’ordre : interdiction de verser
dans le pensum ou le cours magis­
tral. « Ce qui est incroyable, c’est que
tout se fait de manière très fluide,
témoigne Paco Vadillo, 25 ans, ex­
lycéen tutoré devenu tuteur lors­
qu’il a été admis à Centrale. On ga­
gne en aisance, et on s’habitue à
prendre la parole naturellement. »
« Claque monumentale »
Des sorties spectacles, des rendez­
vous personnalisés avec un con­
sultant ou un « coach en forma­
tion » et un séjour dans une mé­
tropole européenne complètent
les réjouissances. « Avant d’inté­
grer Brio, j’étais peu ouverte sur le
monde, reprend Justine Guerry. Je
connaissais le nom du chef d’Etat
en exercice, point. Maintenant, je
ressens le besoin de suivre les infor­
mations. Ça a aussi influé sur la vie
à la maison. Tout le monde a pris le
pli de suivre les actualités. »
« Mes parents ont toujours été
ouverts et discutaient de tout, je
n’ai jamais manqué de rien, mais je
n’avais jamais été au théâtre ni à
l’opéra avant Brio », complète Paco
Vadillo, aujourd’hui consultant
dans une société intervenant dans
le domaine environnemental. Le
jeune homme estime que son par­
cours doit beaucoup au pro­
gramme : « Dans mon lycée, on
n’entendait pas parler des prépas
aux grandes écoles. Brio m’a éclairé
sur les différentes filières existan­
tes. » Ses parents ne l’ont « jamais
poussé à faire des études, ni jamais
empêché. Respecter le choix de son
enfant, c’est bien. Mais la limite de
cela, c’est qu’un gamin de 17 ans a
rarement toutes les clés pour savoir
tout ce qui s’offre à lui ».
Etudiante en master de droit,
Dorsaf Touati, 21 ans, dit avoir
vécu l’expérience Brio « comme
une ascension sociale » et parle
« de claque monumentale » à la
vision de la pièce Illumination(s),
d’Ahmed Madani : « C’était la pre­
mière fois que j’allais au théâtre
hors du cadre scolaire, je ne savais
pas qu’on pouvait faire un specta­
cle de cette force. Maintenant, je
mets un point d’honneur à
emmener mes sœurs quand la
programmation me plaît. »
Le lien entre tuteur et tutoré se
prolonge parfois. Paco Vadillo
échange encore avec son ex­men­
tor, qui vit aujourd’hui aux Etats­
Unis. Et il continue de suivre le
parcours des jeunes qu’il a accom­
pagnés. « L’investissement Brio a
du sens. Cela fait du bien de sentir
qu’on n’est pas les seuls à défendre
des valeurs sociales et sociétales. »
Letoya Samar, 19 ans, en deuxième
« C’est la première
fois que j’allais
au théâtre hors
du cadre scolaire »
DORSAF TOUATI
étudiante en master de droit
année à Audencia, abonde : « L’ex­
périence est aussi hyper enrichis­
sante comme tutrice car il s’agit
d’un vrai échange. » Originaire de
Bondy, en Seine­Saint­Denis, elle
qui a bénéficié d’un programme
d’égalité des chances similaire sait
« les bienfaits » de ce type de dis­
positif : « A l’époque, j’étais très
timide, je ne prenais pas la parole
en public, ça m’a vraiment aidée.
Aujourd’hui, je trouve ça gratifiant
de partager mon expérience avec
des jeunes qui peuvent en avoir
besoin, de participer à leur matura­
tion. Et cela procure un immense
bonheur de les voir s’épanouir. »
« Ouvert à tous les bacs »
En classe de terminale ES, Lucie
Leroyer, 17 ans, fait déjà la promo­
tion du programme dans son
lycée : « O.K., c’est un mercredi
après­midi sur deux, il faut faire
trois quarts d’heure de trajet en
transport en commun, mais ça
vaut vraiment le coup. » Avantage
▶▶▶
Justine Guerry, à la
faculté de médecine
de Nantes. JÉRÔME BLIN
POUR « LE MONDE »
inestimable : grâce à Brio, elle a ob­
tenu une place dans une classe
prépa : « La formation, qui prépare
à Sciences Po, coûte 1 000 euros.
Franchement, s’il n’y avait pas eu
une prise en charge intégrale, je
n’aurais pas pu suivre ce cursus. »
Pour autant, toutes les inégalités
ne sont pas abolies. Le manque de
ressources reste « un gros frein à la
poursuite des études », relève Jus­
tine Guerry, boursière : « Si la fac
n’était pas gratuite, je ne m’en sorti­
rais pas. Je galère tous les jours. »
Initialement, le dispositif Brio,
labellisé « Cordées de la réussite »
en 2008, était « très orienté sur les
prépas et les grandes écoles, indi­
que Ellen Kouzoubachian, respon­
sable du programme. Et puis, assez
vite, on s’est dit que la réussite ne
passait pas que par les grandes étu­
des et on a ouvert le projet à tous les
bacs. L’essentiel, pour un jeune, est
de trouver une voie qui l’épanouit,
dans une filière courte ou longue ».
Près de 900 lycéens ont bénéfi­
cié de cet accompagnement. « Plus
de 40 % des jeunes passés par Brio
ont obtenu un bac + 5, ou plus,
détaille Mme Kouzoubachian.
Sachant qu’au niveau national on
ne compte que 5 % des enfants
d’ouvriers qui arrivent à ce niveau,
on peut se dire que c’est un résultat
énorme en termes de lutte contre le
déterminisme social. » 
yan gauchard

26 | s’orienter au 21e siècle
O21  NANTES  ­  17  DÉCEMBRE  2019
Une friche devenue île aux trésors numériques
Le site emblématique de la mémoire industrielle de l’île de Nantes s’est mué en laboratoire urbain à ciel ouvert
L
ongtemps, l’île de Nantes, Du rez­de­chaussée aux ponts
îlot urbain au milieu de la supérieurs, 2 600 mètres carrés
Loire, fit la richesse de la d’espaces mutualisés réservés à la
ville, abritant les chan­ recherche, à la formation, à l’inno­
tiers navals, fermés en 1987 après vation : un fab lab de 550 m² pour
la mise à l’eau du Bougainville la « cobotique » (des robots qui
pour la marine nationale. L’im­ « cohabitent » avec leur opérateur,
mense friche industrielle est sous forme d’exosquelette par
aujourd’hui l’ébauche d’une smart exemple), un user lab de 160 m²,
city. Un laboratoire urbain à ciel pour l’observation et l’analyse des
ouvert au cœur de la cité, rebaptisé usages, un learning lab d’expéri­
« quartier de la Création ». mentation des innovations péda­
L’université de Nantes y a gogiques. Et un énorme cube 3D
ouvert, en septembre, son pre­ de 75 m², salle immersive multi­
mier campus consacré aux média haute définition sur le
« cultures numériques ». La Halle 6 modèle du Moment Factory de
ouest – le nom a été gardé tel quel, Montréal, un espace d’expéri­
comme une passerelle mémo­ mentation permanente. Seront
rielle entre passé et futur –, vestige conviés des artistes en résidence,
d’anciens ateliers Alstom, bâtis pour une mise en œuvre et en
en 1850, où étaient dessinées et scène de ces « frictions créatives ».
modélisées naguère les hélices des
navires, propose « des formations Incubateur mitoyen
adaptées à la société numérique de A terme, 200 étudiants trouveront
demain en croisant sciences, arts et leur place ici. Ils se frotteront à une
économie », au rythme des besoins trentaine de chercheurs en infor­
et des mutations de la société. matique et cybernétique, ainsi
Comme un paquebot immobile qu’aux jeunes entrepreneurs et
où se croisent et se mêlent ensei­ start­upeurs de l’incubateur
gnants, étudiants, chercheurs, du mitoyen, installé dans l’aile est de
public comme du privé. Acteurs de la Halle 6. L’offre de cursus est
cette « friction créative » entre aussi variée que croisée : six licen­
sciences exactes et sciences hu­ ces professionnelles de design et
maines et sociales, dont se fait le matériaux, et un tout nouveau
chantre Francky Trichet, vice­pré­ master cultures numériques
sident numérique de l’université, – « innovation, entreprise, société,
quartier­maître de ce tiers­lieu. parcours cultures numériques »,
DIPLÔME DE DESIGN BAC +5
DN MADE BAC +3
Crédits photos : Agences MIMRAM/JOUIN MANKU/GPAA. Images : Ida +
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selon l’énoncé officiel. Un par­
cours porté par deux des grandes
écoles de l’université, Polytech et
l’Institut d’administration des
entreprises (IAE), et par l’Ecole de
design Nantes Atlantique (qui s’est
aussi établie dans l’île). Enfin, une
palette de formations continues à
la transformation numérique est
destinée à des professionnels sou­
cieux de s’inscrire dans cette évo­
lution sociétale incontournable
– et ils ne manquent pas dans l’en­
vironnement immédiat.
Car l’île est « the place to be » pour
toutes les entreprises et institu­
tions qui veulent capter l’air du
temps, la brise numérique. Plu­
sieurs dizaines y ont élu domicile,
dans la foulée de la reprise des fri­
ches industrielles par la commu­
nauté urbaine de Nantes, en 2001.
Côté enseignement supérieur,
l’école d’architecture fut la pre­
mière, en 2009, suivie de l’école de
design, de l’école d’arts appliqués
ESMA­CinéCréatis, de l’école supé­
rieure des métiers artistiques ou
encore d’Audencia, la grande école
de management nantaise. Jusqu’à
la Fondation de l’université de
Nantes, que sa présidente, Cathe­
rine de Charette, a tenu à installer
dans le bâtiment emblématique
des anciens Ateliers et chantiers de
la Loire, avec vue sur les cales de
lancement, d’où glissaient les na­
DU REZ­DE­CHAUSSÉE  master de droit qu’elle avait com­
AUX PONTS SUPÉRIEURS,  mencé « manquait d’ouverture ».
2 600 M² SONT RÉSERVÉS  domaines où le droit a son mot à
À LA RECHERCHE,  Et puis, l’aspect critique me plaît »,
À LA FORMATION  sémiologie des réseaux sociaux de
ET À L’INNOVATION
vires pour leur mise à flot, et où
se tenaient les manifestations
ouvrières lors des années de crise.
Cette escadre universitaire cô­
toie les Machines de l’île et leur
éléphant­robot mythique (48 ton­
nes de bois et d’acier, actionnées
par soixante­trois vérins), les
géants cybernétiques de la com­
pagnie de François Delarozière,
l’immense palais de justice, tout
de noir vêtu par Jean Nouvel, le
Gérontopôle des Pays de la Loire,
dont l’initiateur, le professeur
Gilles Berrut, s’est résolument
tourné vers « la recherche de solu­
tions d’accompagnement numéri­
que » pour relever le défi du grand
âge qui attend la France. Un
joyeux mélange des genres qui
aurait enchanté Jules Verne, grand
voyageur immobile nantais…
Bien des étudiants saisissent l’in­
térêt de s’inscrire dans cette dyna­
mique porteuse d’avenir. Lucille
Le « jeu à la nantaise » fait éclore
des pépites dans la biotech et la santé
Favorisant le décloisonnement des disciplines et les collaborations,
l’université contribue à l’émergence de start­up prometteuses
nantes ­ correspondant
O n pourrait croire « le jeu à
la nantaise », cher aux
admirateurs du FC Nan­
tes des années 1980­1990, réservé
à l’univers du ballon rond et, qui
plus est, tombé aux oubliettes.
Heureusement, non : les vertus de
l’agilité collective demeurent. A
Nantes, chercheurs et ingénieurs
de tous horizons participent à des
programmes dynamitant les fron­
tières entre disciplines, et même
entre établissements.
Le phénomène n’est pas nou­
veau mais, en 2013, l’université de
Nantes a opéré sa révolution en se
dotant d’un pôle consacré à l’inno­
vation et à la valorisation des tra­
vaux issus de ses laboratoires de
recherche. « Jusqu’alors, l’aboutis­
sement du travail de recherche se
traduisait par une publication dans
une revue scientifique, relève
Thierry Brousse, enseignant à
Polytech et vice­président de l’uni­
versité délégué à la valorisation. Or
certains résultats peuvent avoir un
impact significatif dans le quoti­
dien des citoyens, notamment dans
le secteur de la santé. L’idée, dans
ces cas précis, c’est d’accompagner
le chercheur pour qu’il mature le
fruit de ses travaux et lui donne une
forme qui soit préhensible pour une
entreprise, ou qui lui permette de
créer lui­même son entreprise. »
Le secteur de la santé et des bio­
technologies est riche en opportu­
nités, assemblant régulièrement
les forces des équipes de l’Inserm,
du CNRS, mais aussi d’autres uni­
versités et de grands hôpitaux pu­
blics, dont le CHU de Nantes. De­
puis 1999, trente­deux entreprises
issues des douze laboratoires de
santé de l’université ont été créées.
« Cela représente 60 % des entrepri­
ses issues de tous les laboratoires de
Guéguen, 21 ans, trouvait que le
« Alors qu’ici on touche à des tas de
dire. On parle de choses concrètes.
ajoute­t­elle au sortir du cours de
Marc Jahjah. Ce maître de confé­
rences en sciences de la communi­
cation pousse ses étudiants de
master à mettre les mains dans le
cambouis du tout­numérique et à
plonger dans les arcanes du « vil­
lage global » revisité par Facebook,
Apple, Amazon, Spotify…
Thèse de design
« Garder la main », tel est l’enjeu
pour Arnaud Galea, 22 ans, armé
d’une licence TQM (techniques
quantitatives et management) et
d’un master en développement
économique et territorial à l’IAE
Lyon. Si « le numérique est un outil
indispensable pour résoudre les
défis environnementaux et sociaux
de demain, grâce à sa capacité à
relier et à rationaliser les choix,
expose­t­il, encore faut­il que ces
fins soient maîtrisées ». Le thème
de son mémoire dit son ambition :
« la sobriété numérique ».
Sobre, Manon Louvard l’est
aussi à sa façon, qui veut « rendre
appropriable le numérique pour
recherche de l’université de Nantes,
l’autre grand domaine de création
étant celui de l’industrie du futur »,
précise M. Brousse. L’université
s’est enrichie d’un « service parte­
nariat, innovation, entrepreneu­
riat ». Les programmes à même de
déboucher sur des valorisations
sont ainsi soigneusement in­
cubés, puis soutenus financière­
ment par des structures, telle la
Satt (Société d’accélération du
transfert de technologies) Ouest
Valorisation. « Depuis 2012, Ouest
Valorisation a mobilisé 4 millions
d’euros pour favoriser l’émergence
de vingt dossiers biotech à Nan­
tes », fait valoir M. Brousse.
« Niveau de financement élevé »
Symbole de cette réussite : l’éclo­
sion de la start­up GoLiver Thera­
peutics, en avril 2017. Son créateur,
Tuan Huy Nguyen, affiche « l’am­
bition de devenir un leader mon­
dial dans la médecine régénéra­
tive » en mettant sur le marché, à
l’horizon 2025, un traitement
innovant des maladies du foie évi­
tant de recourir à une greffe.
M. Nguyen, 47 ans, a posé ses vali­
ses à Nantes en 2006 pour intégrer
l’Inserm en tant que chercheur.
« Faire de la recherche médicale
était mon Graal », confie­t­il. Au
sein du Centre de recherche en
transplantation et en immunolo­
gie (CRTI), unité mixte associant
collaborateurs de l’Inserm et de
l’université, il a poursuivi ses tra­
vaux, engagés à Paris et en Suisse,
afin d’élaborer une solution théra­
peutique susceptible de guérir les
insuffisances hépatiques aiguës,
les maladies génétiques, les can­
cers du foie ou même les cirrhoses.
« L’idée, c’est de fabriquer des hépa­
tocytes, cellules métaboliques du
foie, à partir de cellules souches plu­
ripotentes qui ont une capacité à se
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
tous ». Auteure d’une thèse sur le
design « entre bricolage et techno­
logies numériques », cette desi­
gner graphique toulousaine de
24 ans a trouvé dans le fab lab de
la Halle matière « à bricoler, à tes­
ter, à expérimenter », de façon
plus pragmatique qu’idéologi­
que. Etre dans le concret, c’est
aussi ce qui plaît à Charlotte Du­
jardin, 23 ans, ex­enseignante
dans une école privée rurale de la
Sarthe, à peine remise d’un burn­
out et de la frustration de son pas­
sage comme « apprentie à tout
faire » dans une petite agence
Web du Mans. « Ici, je peux conci­
lier mon double parcours,
préparer les générations futures. »
« Interdisciplinaire, pluridiscipli­
naire, multidisciplinaire… On ne
sait plus quel mot adopter ! », dit en
souriant Patrick Le Callet, ensei­
gnant en informatique indus­
trielle et traitement d’images à
Polytech. Ses doctorants îliens
planchent sur le cas Netflix, qui se
trouve être son principal mécène…
dans un donnant­donnant qui
« garantit une liberté totale d’utili­
sation de nos recherches au béné­
fice de l’intérêt général », affirme
l’enseignant, regard perçant et
barbe de hipster. Créatives ou pas,
les frictions ont encore de beaux
jours devant elles dans l’île. 
pascal galinier
multiplier de manière indéfinie en
laboratoire », énonce M. Nguyen.
Les essais pratiqués depuis 2015
sur des souris démontrent que « le
traitement fonctionne ». « Chez la
souris, il ne s’agissait que d’injecter
1 million de cellules. Pour l’homme,
il faut passer à 2 milliards, détaille
M. Nguyen. Très vite, en tant que
chercheur, on se heurte à la barrière
de l’industrialisation de la produc­
tion, qui nécessite un niveau de
financement très élevé, en l’occur­
rence 15 millions d’euros. D’où la
nécessité de créer la start­up pour
réussir à transformer cette innova­
tion en un médicament. »
Plusieurs distinctions ont déjà
couronné le projet. Le chercheur a
conçu un prototype du médica­
ment, qui se présente sous la
forme d’une fiole de vaccin. « Une
dose représente 200 000 millions
de cellules, précise M. Nguyen. Il
faudra en injecter deux pour soi­
gner un enfant, dix pour un
adulte. » Un partenariat avec
l’Assistance publique­Hôpitaux de
Paris est sur orbite pour mener « le
premier essai clinique mondial »
d’ici à trois ans. La société, qui
emploie huit personnes à Nantes,
loue pour l’heure des bureaux à
l’université, et bénéficie d’accès
aux équipements coûteux des
laboratoires. « Je ne suis pas sûr que
j’aurais créé cette start­up sans l’en­
semble de cet écosystème bénéfi­
que », dit M. Nguyen.
Cercle vertueux : des jeunes doc­
teurs et des ingénieurs formés à
l’université trouvent des débou­
chés dans les start­up qui surgis­
sent. « Ça montre qu’on a des for­
mations d’excellence, se réjouit
M. Brousse. Les entreprises inno­
vantes n’ont pas besoin d’aller
ailleurs et peuvent piocher dans le
vivier local. » 
yan gauchard
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019 s’orienter au 21e siècle | 27

Nantes

MARDI 17 DÉCEMBRE

Francky Trichet, élu et Géo Trouvetou à la Cité des congrès, 5, rue de Valmy, 44000 Nantes

Entrée libre sur inscription : Lemonde.fr/o21. Pour les groupes, écrire

de l’intelligence artificielle
à education-o21@lemonde.fr. L’éducation nationale étant partenaire
de l’événement, les lycées peuvent organiser la venue de leurs élèves. Des
ateliers découverte et aide à la connaissance de soi sont aussi proposés.

Féru de surf, l’adjoint à la maire de Nantes chargé du numérique et de l’innovation

9 HEURES-10 H 30 Apprendre à se 14 HEURES-14 H 45 Dialoguez
est aussi enseignant­chercheur à l’université et multiplie projets et initiatives connaître et à se faire confiance avec… Isabelle Autissier
Sakina Aalouane, apprentie à l’univer-
sité de Nantes ; Arik Aloyan, étudiant 15 H 30-17 HEURES Trouver une
nantes ­ correspondant dans « le côté créatif » de la disci­ près de la moitié », jubile l’adjoint, à l’IAE Nantes ; Max Bedouelle, profes- voie qui a du sens pour soi
pline, et boucle brillamment ses SA RENCONTRE AVEC  qui revendique la création de plus seur d’économie à l’université ; Christo- Patrice Bride, formateur et gérant de

A 48 ans, Francky Trichet,

vice­président de l’uni­
versité de Nantes chargé
du numérique, se décrit comme
« un rescapé ». « Mon père était
études, jusqu’à sa thèse de spécia­
liste en intelligence artificielle.
Revendiquant « un attachement
absolu à la terre et à la nature », il
lance Tagdevin en 2012, soit le dé­
maçon, ma mère nourrice. Autour veloppement de QR Code sur des
de moi, personne n’a fait de gran­ bouteilles qu’il affectionne, révé­
des études. Je fais donc partie des lant au consommateur, d’un scan
1 % d’enfants d’ouvriers qui parvien­ de téléphone, « les têtes des viticul­
nent à boucler une thèse. » teurs, à travers des petites vidéos
Ce natif des Sables­d’Olonne faites de bric et de broc », et mille
(Vendée) était un lycéen brillant renseignements sur les cépages et
mais pas toujours assidu. Sa pas­ les méthodes employés.
sion pour le surf lui a valu un ra­ Il prolonge ses recherches avec le
tage monumental au bac : « Avec projet Neurokiff, un casque cap­
mon meilleur copain, on avait teur d’émotions mesurant le plai­
passé notre année à ne penser qu’à sir des papilles. Invité au Salon de
la vague. » Pas de remontrances, l’agriculture pour une présenta­
ni de lourdes menaces, mais une tion, il croise – incidemment, jure­
leçon d’amour : « Francky, tu as t­il – la route du président Macron.
fait pleurer ta mère, m’a dit mon Une conversation s’engage, aigui­
père. Ça m’a retourné le ventre. sant la curiosité des journalistes.
Mes parents se saignaient pour Un reportage télévisé plus tard,
leurs enfants et je les avais déçus. coup de fil de la directrice innova­
Je me suis promis de ne plus jamais tion du parfumeur Guerlain, inté­
faire pleurer ma mère. » ressée par une démonstration. Au
L’année suivante, « le petit der­ terme de dix­huit mois d’études,
nier d’une fratrie de quatre » empo­ les chercheurs de l’université de
che son bac S mention bien. Il intè­ Nantes mettent au point, avec la
gre l’IUT informatique de La Ro­ filiale de valorisation Capaci­
che­sur­Yon « sans ambition folle ». tés SAS, le programme Mindscent,
Sauf que, déclic immédiat : il mord qui propose aux clients de Guer­
JOHANNA ROLLAND, 
LA MAIRE (PS) DE NANTES,
EN 2013, RELÈVE DE 
« LA RÉVÉLATION »
lain de trouver les fragrances qui
leur siéent le mieux. « Mon man­
tra, c’est de remettre du sens dans la
science », dit le chercheur dans une
formule de parfait communicant.
A l’écouter, sa carrière politique
– il est adjoint de Johanna Rolland,
maire (PS) de Nantes, chargé de
l’innovation et du numérique –
s’établit de manière tout aussi na­
turelle. Sa rencontre avec l’édile,
en 2013, relève de « la révélation,
c’est comme si on se connaissait de­
puis toujours ». A l’heure de bri­
guer la mairie, Mme Rolland, pro­
pulsée première adjointe après le
départ de Jean­Marc Ayrault à
Matignon, demande à Francky
Trichet « une note sur le mode “Toi,
maire de Nantes, tu ferais quoi pour
le numérique ?” ». Le voici qui
gratte vingt pages, liste soixante
propositions : « Elle en a retenu
de 8 000 emplois dans le numéri­
que, à l’échelle de la métropole, du­
rant le mandat écoulé. Aucun désir
d’être calife à la place du calife : à
l’université ou à la mairie, il assure
que son rôle de lieutenant lui
convient : « Je suis bien à ma place
et je suis fidèle jusqu’au bout. Ça
doit venir de mon côté vendéen. »
Quid de son soutien à M. Macron
avant même le premier tour de la
présidentielle ? La maire socialiste
ne lui en a pas tenu rigueur, dit­il :
« Ça va peut­être vous faire sourire
mais, en votant Macron, je pensais
voter pour quelqu’un de centre
gauche. Dans le contexte actuel,
bien sûr, je ne revoterai pas pour lui
au premier tour. Sur le volet social,
il n’est pas à la hauteur. Et sur le lien
avec les territoires, on n’est pas
satisfait non plus. »
Aux contempteurs qui s’agacent
de le voir briller sur tous les ta­
bleaux, Francky Trichet renvoie :
« Il y a toujours des jaloux, ce n’est
pas grave. Ce que je fais, je ne le dois
pas à l’amitié­copinerie. C’est du
boulot. Les autres n’ont qu’à faire
pareil. Qu’ils s’épanouissent et por­
tent des projets… » 
y. g.
phe Ferveur, psychologue à la Fonda-
tion des étudiants de France ; Patrice
Herzecke, chef du service académique
d’information et d’orientation de l’aca-
démie de Nantes ; Ellen Kouzouba-
la coopérative Dire le travail ; Justine
Delahaye, coordinatrice de la com-
munauté Paumé.e.s de Nantes ; Paul
Grimaud, en formation d’animateur
en gérontologie ; Anne-Laure
chian, chef de projet Brio pour Auden- Mesguen, fondatrice de Benevolt ;
cia, Centrale, l’IMT Atlantique et Oniris ; Romain Olla, étudiant à Centrale ;
Caroline Rotureau, diplômée de Béatrice Wattiau, chef d’une
l’école de design de Nantes et chargée entreprise de plomberie.
de mission au CHU de Nantes.
18 HEURES-19 HEURES
11 H 30- 12 H 30 Bien s’orienter S’exprimer, s’engager, impacter
dans un monde en mutation Quatre finalistes du prix Jeunes
Isabelle Autissier, navigatrice, écrivaine Engagé.e.s ! de la Fondation La
et présidente du WWF France ; Mahault France s’engage présenteront leurs
Delahaie, cofondatrice de l’association projets d’innovation sociale pour dé-
Les Têtes chercheuses ; Pierre-Jean signer le lauréat régional. Puis, un
Galdin, directeur des Beaux-Arts de match (amical) d’éloquence
Nantes ; Olivier Laboux, président de opposera deux membres de l’équipe
l’université de Nantes ; Sophie Sakka, Eloquentia, sur le thème « S’orienter,
enseignante-chercheuse à Centrale. est-ce renoncer ? »
Placé sous le haut patronage du ministère de l’éducation nationale et de la
jeunesse, O21 est soutenu, au niveau national, par l’Agence du service civi-
que, Orange, Google, la Fondation la France s’engage, l’Institut supérieur
des arts appliqués, Nantes Métropole, la région Pays de la Loire, Audencia
et l’Ecole de design Nantes Atlantique. Quatorze organismes partenaires
accompagnent « O21, s’orienter au 21e siècle » et contribuent à la richesse des
débats : AFEV, APM, Article 1, Ashoka, Eloquentia, Enactus, Femmes ingé-
nieurs, FlyAway, France digitale, Initiative France, Institut de l’engage-
ment, Les Entretiens de l’excellence, Pépite France et Ticket for Change.

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28 | carnet
Iouri Loujkov
Ancien maire
de Moscou
C’
était le « tsar » de
Moscou. Iouri Louj­
kov, 83 ans, est mort,
mardi 10 décembre,
des suites d’une opération cardia­
que, dans une clinique à Munich
(Allemagne). Connu pour ses lar­
ges moulinets et son verbe géné­
reux, sa gouaille et sa casquette,
celui qui fut maire pendant dix­
huit de la capitale russe avait l’art
de la bravade. Nommé en 1992 par
Boris Eltsine, Iouri Loujkov avait
été envisagé un temps comme le
successeur potentiel du président
de la Fédération de Russie.
Ce petit homme rond aux ac­
cents populistes a ensuite su se
rendre indéboulonnable dans les
arcanes du système de Vladimir
Poutine. Avant de chuter en 2010,
sous le feu des critiques pour in­
compétence et des accusations
pour corruption. Le Kremlin avait
lâché ce puissant maire qui avait
transformé la capitale soviétique,
triste et grise, en un vaste chantier
urbain du capitalisme sauvage
bâti sur un système opaque mê­
lant construction, pouvoir, argent
et famille.
Ce Moscovite, né le 21 septem­
bre 1936, sous Staline, a rejoint la
politique dans les années 1970,
sous Brejnev, lorsqu’il s’est fait
élire député du conseil de district
dans un quartier de Moscou avant
de devenir député au conseil mu­
nicipal de la capitale. Jusque­là, di­
plômé en pétrochimie et en génie
mécanique, il avait travaillé au mi­
nistère de l’industrie chimique.
Mais cet ambitieux communiste
qui a rejoint le Parti sur le tard, à
32 ans, a ensuite réussi sa mue en
apparatchik dans un système élec­
toral très contrôlé. Il a traversé la
perestroïka sous le règne de Gor­
batchev sans encombre et pour­
suivi sa carrière dans la chaotique
Russie postsoviétique. Lors de la
première élection à la mairie de
Moscou, en 1991, il est élu vice­
maire sous Gabriel Popov, qu’il
remplace un an plus tard.
Juteux business
La capitale devient alors « le »
chantier de Iouri Loujkov. Et de
son épouse, réputée discrète mais
efficace en affaires. Elena Batou­
rina, de vingt­sept ans sa cadette,
est passée en quelques années de
modeste employée municipale à
femme la plus riche de Russie
(une fortune estimée à 1,2 mil­
liard de dollars). Grâce aux ré­
seaux de son influent mari, elle a
su et pu construire un empire im­
mobilier. Dès qu’un journaliste
publiait un article sur la corrup­
tion, le couple attaquait en jus­
tice. Avec d’autant plus de succès
que les tribunaux dépendaient de
la municipalité.
En 2010. ALEXEY
SAZONOV / AFP
21 SEPTEMBRE 1936 Nais-
sance à Moscou
1992-2010 Maire de Moscou
10 DÉCEMBRE 2019 Mort
à Munich (Allemagne)
Le Moscou de Loujkov­Batou­
rina, ce sont de grandes réalisa­
tions : l’ouverture d’hôtels luxu­
eux, la reconstruction de la cathé­
drale du Christ­Sauveur, la réno­
vation après incendie d’un
théâtre de ballet et l’érection des
tours d’une ambitieuse cité d’af­
faires. Partout, centres commer­
ciaux, restaurants, magasins et
casinos avec leurs omniprésents
néons publicitaires allumés
24 heures sur 24, se sont multi­
pliés, écrasant le reste de la ville,
entretenant la spéculation immo­
bilière et, souvent, détruisant des
monuments historiques. Un ju­
teux business.
Coprésident du conseil su­
prême de Russie unie, le parti des
autorités, cette figure majeure de
la scène politique a gagné une
influence au­delà de Moscou. Ses
discours nationalistes lui assu­
raient une large audience. Son
attachement affiché à la religion
orthodoxe (et son opposition à
toute Gay Pride, qualifiée
d’« œuvre de Satan ») lui garantis­
sait un soutien au sein de l’Eglise.
Avec sa généreuse distribution de
subventions (aux vétérans, mères
de famille, sportifs, artistes…),
Iouri Loujkov s’était gagné une
solide base sociale et électorale
qui le protégeait des attaques
politiques.
S’il ne s’intéressait guère aux
problèmes de transport et d’envi­
ronnement, il n’oubliait per­
sonne. Il payait des appartements
aux acteurs et ouvrait un nou­
veau théâtre par an. D’où une po­
pularité ambiguë : 52 % des Mos­
covites souhaitaient voir le maire
rester, même si 56 % le jugeaient
« corrompu », selon un même
sondage. C’était en 2010, année de
sa chute, lorsque Iouri Loujkov a
été remercié après avoir « perdu la
confiance » du président Dmitri
Medvedev et de son premier mi­
nistre d’alors, Vladimir Poutine.
Les télévisions, sous contrôle des
autorités fédérales, venaient d’en­
chaîner les reportages accablants
sur la corruption du maire.
Depuis, un proche du Kremlin,
plus terne, Sergueï Sobianine, di­
rige la ville avec une équipe de ges­
tionnaires. Quant à Iouri Loujkov,
jamais condamné, il s’est consacré
à son autre passion, l’apiculture.
Une retraite passée autour des
abeilles, loin du bourdonnement
politique moscovite. 
nicolas ruisseau
Le Carnet
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Nicole Bouret,
Francis Aubert,
Mariette Aubert,
Laurent Fathollahzadeh,
ont la tristesse de faire part du décès
du
peintre
Michel AUBERT,
survenu le vendredi 6 décembre
2019, dans son atelier, rue Ricaut,
Paris 13e.
Les obsèques auront lieu le lundi
16 décembre, à 15 heures, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, 71, rue des Rondeaux,
Paris 20e.
Mme Gérard Baumont (†),
née Micheline Brun,
son épouse,
Le docteur Joële Gabison,
sa fille
et le docteur Paul Gabison (†),
M. Stéphane Baumont,
son fils
et son épouse, Mme Régine Baumont,
en union avec Mme Dominique de
Masquard de Laval (†),
Mme Fabienne Lebreton,
en union avec M. Richard Baumont,
son fils,
alpiniste tué à la Dent du Géant,
le 8 avril 1979,
M. Denis Baumont,
son fils
et son épouse, Christiane Renaud,
Sophie, Alexis, Flavia, Charles, Alix,
Laetitia, Thomas, Olivier, Victoire,
Edouard,
ses petits-enfants,
Max, Charlotte, Zoé, Eliott, Daphné
et Juliette, Ava et Elie, Camille, Paul
et Ysée,
ses arrière-petits-enfants,
ont le grand regret de faire part
du décès de
Gérard BAUMONT,
consul général honoraire du Népal,
président des médaillés
de la Reconnaissance française,
vice-président honoraire
des Amis du musée
de l’ordre de la Libération,
administrateur honoraire
de la Caisse d’épargne de Paris,
officier de la Légion d’honneur,
chevalier
dans l’ordre national du Mérite,
médaille
de la Reconnaissance française,
médaille
de la déportation et de l’internement
(1942-1944),
chevalier
dans l’ordre des Palmes académiques,
chevalier
dans l’ordre du Mérite agricole,
médaille grand or du Travail,
médaille du Mérite social,
médaille de vermeil
de la Ville de Paris,
médaille de l’ordre Suprabal Gorkha
Dakshin Bahu du Népal,
officier de l’ordre grand-ducal
de la Couronne de chêne,
officier de l’ordre du Mérite
du Luxembourg,
survenu dans sa quatre-vingt-treizième
année.
Ses obsèques auront lieu dans
l’intimité familiale, le vendredi
13 décembre 2019.
Ses enfants,
Ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Pierre DESPRAIRIES,
ancien élève de l’ENA (1948),
dans sa quatre-vingt-dix-neuvième
année, le 9 décembre 2019, à Luc-sur-
Mer.
Une messe d’intention sera dite
le vendredi 13 décembre, à 18 h 45,
en l’église Saint-François-Xavier,
Paris 7e.
La cérémonie aura lieu le lundi
16 décembre, à 14 heures, en l’église
de Gy-l’Évêque (Yonne), suivie
de l’inhumation aux côtés de son
épouse,
Gisèle MANEVY,
décédée en 2006.
Sa famille
Et ses nombreux amis,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Monique DURRLEMAN,
survenu le 11 novembre 2019, dans sa
quatre-vingt-quinzième année.
Un culte de reconnaissance se
tiendra le samedi 14 décembre,
à 11 heures, au Temple protestant de
Plaisance, 95, rue de l’Ouest, Paris 14e.
De la part
Des familles Durrleman, Perrier,
Dressen, Wallet, Kaltenbach,
De Samia et Isabelle
Et de tous ses amis de La Cause.
Des dons pourront être envoyés
à la Fondation La Cause, 69, avenue
Ernest Jolly, Carrières-sous-Poissy
(Yvelines).
MoniqueDurrleman.famille@
gmail.com
« Mettez en pratique la Parole
et ne vous contentez pas
de l’écouter. »
Jacques I, 22.
Mme Michel Euvrard,
née Diane de Neuville,
son épouse,
Ses enfants,
Ses beaux-enfants
Et ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Michel EUVRARD,
inspecteur général des Finances (h.),
chevalier de la Légion d’honneur,
commandeur
de l’ordre national du Mérite,
survenu le 7 décembre 2019,
dans sa quatre-vingt-septième année.
La cérémonie sera célébrée le
vendredi 13 décembre, à 10 h 30,
en l’église Saint-François-Xavier,
Paris 7e, suivie de l’inhumation au
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
Le conseil d’administration,
L’Association des artistes de la
Ruche,
ont le regret de faire part du décès de
Michel EUVRARD,
président
de la Fondation La Ruche - Seydoux,
survenu le 7 décembre 2019.
Une messe d’adieu sera célébrée
le vendredi 13 décembre, à 10 h 30,
en l’église Saint-François-Xavier,
Paris 7e.
La famille
Et les amis de
Lucien FARHI,
ont la douleur d’annoncer son décès,
survenu le 9 décembre 2019, à Paris.
L’inhumation aura lieu à Saint-
André-de-Cruzières, le samedi
14 décembre après-midi.
Jonquerettes (Vaucluse).
A quatre-vingt-dix ans, le samedi
7 décembre 2019,
Jean GARDELLE,
a quitté ce monde en disant « je m’en
vais, je vous aime tous ».
Priez pour lui.
Janine Gardelle,
265, rue Frédéric Mistral,
84450 Jonquerettes.
Christiane Pascal,
14, rue Jules Claretie,
75116 Paris.
Annie Guissani,
Serge, Valérie, Myriam, Pascal,
Timothé et Alicia, Natacha, Siméon
et Jeanne, Cédric, Serena, Adeline,
son épouse, ses enfants et petits-
enfants,
Sa famille,
Ses amis,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
Yves GUISSANI,
directeur de recherche au CNRS,
mari et père aimant, Papy rigolo,
survenu le 6 décembre 2019.
La famille tient à remercier
les docteurs Kergoyan, son médecin
traitant, Dubory qui l’a opéré en
2015, Henry qui l’a suivi depuis
quatre ans, Virone et tout le
personnel du service de
rhumatologie du professeur
Mariette de l’hôpital du Kremlin-
Bicêtre, dans lequel il était reçu avec
chaleur et affection et l’AP-HP pour
toute l’aide apportée dès l’annonce
de sa maladie.
Yves était membre de
l’Association pour le droit à mourir
dans la dignité (ADMD) et a fait don
de son corps à la Science.
La cérémonie aura lieu le
dimanche 15 décembre, de 14 h 30
à 16 heures, à l’école d’art(s) de
Fresnes, 7, rue Louise-Bourgeois.
Cet avis tient lieu de faire-part
et de remerciements.
Annie Guissani,
8, allée des Blancs Bouleaux,
94260 Fresnes.
atrachten66@gmail.com
François Landrieu,
Pierre Landrieu,
ses frères,
Sa famille
Et ses proches,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Bertrand LANDRIEU,
préfet de région honoraire,
commandeur
de la Légion d’honneur,
survenu le vendredi 6 décembre
2019, à l’âge de soixante-quatorze
ans.
Une cérémonie religieuse aura
lieu le mardi 17 décembre,
à 11 heures, en l’église Saint-Louis-en-
l’Île, Paris 4e.
Ni fleurs ni couronnes, des dons
peuvent être adressés au fonds
de dotation de Marie Lannelongue.
39, rue Raymond Lefebvre,
94250 Gentilly.
Jean Luc Archambault,
président,
Les seniors advisors,
Les associés
Et les consultants
du cabinet Lysios Public Affairs,
ont la tristesse de faire part du décès
de leur expert associé,
Bertrand LANDRIEU,
préfet de région honoraire,
commandeur
de la Légion d’honneur,
survenu le vendredi 6 décembre
2019, à l’âge de soixante-quatorze
ans
et s’associent au deuil de sa famille
et de ses proches.
229, boulevard Saint-Germain,
75007 Paris.
Paris.
Dominique et Daniel Lacotte,
Jean-Claude et Michèle Rossat-
Mignod,
Janie Roussel,
ses enfants,
Rémi et Caroline, Guillaume
et Chiara, Thomas et Lila, Mathilde
et Jocelyn, Camille et Arthur, Thibaut
et Yanina,
ses petits-enfants,
Amaia, Diego, Madeleine, Paolo,
Lyna et Elio,
ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Louis ROSSAT-MIGNOD,
fidèle lecteur du Monde,
survenu à Paris, le 10 décembre 2019,
à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
Comme il l’avait souhaité, son
corps a été légué à la Science.
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Chantal Taille, née Laverrou,
son épouse,
Olivier et Lucienne Taille,
Marie-Laure Taille,
Gérard Taille,
Michel Taille,
Véronique Taille,
ses enfants,
Ses petits-enfants,
Marc et Rose-Marie Taille,
son frère et sa belle-sœur
et leur fille, Muriel,
Les familles Taille - Beauvais,
La famille Laverrou,
La famille Marcillac,
ont la tristesse de faire part du décès
du
Colonel (honoraire)
André L. TAILLE,
ancien élève de :
l’Ecole de l’air,
l’Ecole nationale supérieure
des télécommunications,
l’Ecole nationale
des langues orientales,
membre de l’Académie des sciences
de New York,
survenu à l’âge de quatre-vingt-
douze ans, le 9 décembre 2019.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le lundi 16 décembre,
à 14 h 30, en la basilique Notre-Dame-
du-Perpétuel-Secours, 55, boulevard
de Ménilmontant, Paris 11e.
Elle sera suivie, dans la plus stricte
intimité, de la crémation en la salle
de la Coupole du cimetière du
Père-Lachaise, Paris 20e, puis de
l’inhumation de l’urne au même
cimetière.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Résidence Voltaire,
13, rue Auguste Laurent,
75011 Paris.
Keiko van Rij-Tsuchiya,
son épouse,
Kees et Marie-Jeanne van Rij-
Duijnstee,
Antoinette et Hein Stockmann-
van Rij,
Gabriella van Rij,
ses enfants,
Pieter et Chrissy, Laura et Marco,
Laetitia et Justus, Eleonore, Carl,
Constantijn, Paul, Alexandra et
Kevin,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Johannes Pieter VAN RIJ,
ancien ambassadeur
de l’Union européenne
en Turquie et aux Philippines,
survenu à Saint-Etienne-du-Grès,
le 1er décembre 2019,
à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
Communication diverse
L’ouvrage
S’émanciper par les armes ?
codirigé par C. Guibet Lafaye
et A. Frénod du CNRS
et édité par les Presses de l’Inalco,
s’intéresse à la place des femmes
dans la lutte armée
face à l’oppression.
Leur engagement diffère-t-il
de celui des hommes ?
Comment est-il perçu
par l’ensemble de la société ?
Parviennent-elles ainsi à atteindre
une certaine forme d’émancipation ?
Et qu’en est-il de leur retour
à la vie civile ?
Autant de questions que cet ouvrage
explore à travers les recherches
d’une douzaine d’expert(e)s
et via des aires
géographiques différentes.
S’émanciper par les armes ?
est disponible en librairie.
25 €, 238 p., ISBN : 9782858313273.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directeur de la rédaction Luc Bronner
Directrice déléguée à l’organisation des rédactions
Françoise Tovo
Direction adjointe de la rédaction
Philippe Broussard, Alexis Delcambre, Benoît Hopquin,
Franck Johannes, Marie-Pierre Lannelongue,
Caroline Monnot, Cécile Prieur
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Rédaction en chef numérique
Hélène Bekmezian, Emmanuelle Chevallereau
Rédaction en chef quotidien
Michel Guerrin, Christian Massol, Camille Seeuws
Directeur délégué au développement du groupe
Gilles van Kote
Directeur du numérique Julien Laroche-Joubert
Rédacteur en chef chargé des diversifications
éditoriales Emmanuel Davidenkoff
Chef d’édition Sabine Ledoux
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
Photographie Nicolas Jimenez
Infographie Delphine Papin
Médiateur Franck Nouchi
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Secrétaire générale de la rédaction Christine Laget
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,
Sébastien Carganico, vice-président

0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
Philippe Askenazy Antoine Bozio Difficile
Le gouvernement prend le de se départir de l’impression
risque d’étendre la contestation d’un formidable gâchis
Les précisions données sur la réforme montrent que
ni les partisans d’ajustements nécessaires au système actuel,
ni les défenseurs de l’établissement immédiat
d’un « système universel » n’ont été entendus, constate l’économiste
P L
eu spectaculaire sur la forme, la très lon­
gue intervention du premier ministre,
mercredi 11 décembre, l’était sur le fond.
Pour la première fois, dans une démocra­
tie libérale, un paramètre essentiel d’une politi­
que qui touche tous les citoyens – ici la généra­
tion concernée par le système par points – a été
déterminé en référence à… l’âge du capitaine.
Certains y verront une dérive supplémentaire
de la Ve République centrée sur la personnalité
du président, ou l’attribueront à l’égocentrisme
d’un homme de pouvoir.
La défaite des « experts » est également
lourde. Tout système de retraite présente des
failles et des avantages. Ceux qui prônaient des
ajustements nécessaires du système actuel ont
été ignorés. Ceux qui défendaient un système
par points plaidaient naturellement pour l’ap­
plication de ce « meilleur système » le plus tôt
possible. Ils n’ont pas été écoutés non plus. Pire
encore, l’introduction d’un âge pivot tue le
principe même d’une valeur unique du point.
Avec cette mesure, rigoureuse pour ceux qui
sont usés par le travail, l’humiliation est terri­
ble également pour la CFDT, qui en avait fait sa
ligne rouge.
La suite de la page d’histoire que nous vivons
n’est, elle, pas encore écrite.
Multiples paramètres en suspens
Le mouvement social est né de la capacité
d’une large majorité des Français de calculer
grosso modo leur retraite malgré l’antienne sur
l’illisibilité du système actuel, et de la comparer
aux propositions Delevoye. L’intervention du
premier ministre et, plus encore, le dossier de
presse qui l’a accompagnée ont enfin donné
quelques précisions sur la réforme. Mais de
multiples paramètres restent en suspens, en­
tretenant les inquiétudes.
Les enseignants voient le maintien de leur
pension tributaire d’une évolution de leur
mode de rémunération renvoyée à des discus­
sions ultérieures. Le sort des agents RATP et
SNCF est lié à des négociations d’entreprise, en
apparente violation du principe d’universalité
pourtant énoncé par Edouard Philippe.
Le dossier de presse indique cependant que la
formule utilisée – « à moins de dix­sept ans de la
retraite » – signifie que la réforme ne débutera
qu’à partir de la génération 1980, voire 1985
pour les bénéficiaires des régimes spéciaux et
certaines catégories de fonctionnaires dites
« actives » (égoutiers, surveillants pénitentiai­
res… policiers ?) dont le départ à la retraite est
possible aujourd’hui dès 57 ans.
Mais que se passera­t­il s’ils prolongent leur
carrière ? Vont­ils tomber dans le nouveau dis­
positif ? La question se pose aussi pour tous les
travailleurs nés avant 1975 et qui souhaite­
raient travailler au­delà de l’âge minimal de li­
quidation actuel. Par exemple, pour les fonc­
tionnaires dits « sédentaires » qui poursuivent
généralement jusqu’à l’âge limite (68 ans pour
les professeurs d’université, les magistrats…),
cela signifie­t­il que ceux des générations
1969­1974 basculeront dans le nouveau sys­
tème passé l’âge de 62 ans ? Si oui, ils pour­
raient décider de partir en masse plus tôt à la
retraite pour éviter cette bascule… à l’inverse de
l’objectif d’allongement des carrières affiché
par la réforme.
Le premier ministre a parlé des femmes
comme étant les grandes gagnantes du nou­
veau système. L’argument de poids est la boni­
fication de 5 % par enfant de la pension d’un
parent, et de 2 % supplémentaires pour les fa­
milles nombreuses. On notera que les familles
avec trois enfants, dont les deux parents ont
des revenus du travail proches, sont perdantes
dans ce schéma (les deux touchant jusqu’à pré­
LA RÉFORME DES RETRAITES EN DÉBATS
Après avoir écouté le discours du premier ministre, mercredi
11 décembre, deux économistes livrent un regard
critique sur les mesures présentées
L’INTRODUCTION
D’UN ÂGE PIVOT TUE
LE PRINCIPE MÊME
D’UNE VALEUR
UNIQUE DU POINT
sent 10 % de bonification retraite). La bonifica­
tion pour les mères sera un choix par défaut.
Comme, fréquemment, les hommes ont des sa­
laires supérieurs à leurs compagnes, le choix se
porterait plutôt sur le père. Mais quand devra
s’effectuer ce choix ? Et, après un divorce, la
mère pourra­t­elle récupérer la bonification si
le couple avait choisi de la donner au père ?
Aucun début de réponse…
Les femmes ont des carrières plus hachées.
Elles seraient donc aussi concernées au titre de
l’autre groupe bénéficiaire de la réforme selon
le premier ministre : les précaires. Mais l’étude
des trajectoires professionnelles montre que la
précarité se joue essentiellement en début de
carrière et autour d’accidents de la vie : retenir
l’ensemble de la carrière plutôt que les derniè­
res années peut donc, au contraire, leur faire
perdre beaucoup. Le premier ministre souligne
que des points seront attribués aux chômeurs
et que toute période travaillée permettra d’ac­
cumuler des points, alors que le régime actuel
est marqué par des effets de seuil pour l’obten­
tion des trimestres.
Mais qui aura droit à ces points ? Edouard Phi­
lippe n’en a rien dit, mais le dossier de presse
est explicite. La logique du système complé­
mentaire Agirc­Arrco est retenue : seules les pé­
riodes de chômage indemnisées permettront
d’obtenir des points, sur la base de l’indemnité.
La retraite des précaires passés par des périodes
de chômage sera donc totalement tributaire
des réformes des régimes d’assurance­chô­
mage. Or, justement, la refonte de l’assurance­
chômage imposée récemment par le gouverne­
ment va faire perdre les indemnités à des cen­
taines de milliers de précaires ou va les réduire.
Rappelons que les partenaires sociaux
n’avaient pu trouver un accord sur cette ré­
forme de l’assurance­chômage du fait de l’exi­
gence d’économie du gouvernement. Le paral­
lélisme est troublant : pour les retraites, le gou­
vernement remet en apparence en selle les
partenaires sociaux, mais à condition qu’ils
trouvent une « trajectoire crédible de retour à
l’équilibre », alors même qu’une grande partie
des recettes est déterminée par l’Etat – à com­
mencer par le niveau de rémunération et donc
de cotisation retraite des fonctionnaires !
Le plus gros risque pour le gouvernement est
que la boîte de Pandore des retraites n’élar­
gisse la contestation à l’ensemble de l’édifice
de ses réformes, et ne contredise sa volonté ré­
cemment affichée de renouer avec les corps
intermédiaires. 
Philippe Askenazy est professeur d’économie
à l’ENS-Ecole d’économie de Paris, chercheur
au CNRS (Centre Maurice-Halbwachs)
et chroniqueur au « Monde »
Malgré l’annonce de quelques mesures visant à réduire
les inégalités de retraite, les craintes d’une réduction des droits
à la retraite sont validées, déplore le chercheur
e 11 décembre, le premier ministre présen­
tait devant le Conseil économique, social
et environnemental (CESE) les modalités
de mise en place de la grande réforme des
retraites. On attendait des clarifications sur les
objectifs de la réforme : est­ce que l’objectif est la
baisse des dépenses de retraite, comme les op­
posants à la réforme le craignent, ou est­ce que
l’objectif est la mise en place d’un régime univer­
sel visant à donner plus de garanties des droits à
la retraite et réduire les inégalités de retraite ?
La première partie du discours a consisté à
énoncer les grands principes et objectifs de la ré­
forme. Avec un ton d’apaisement, le premier mi­
nistre a rejeté toute volonté de stigmatisation
des uns ou des autres, répété qu’il n’y avait pas
d’agenda caché. Il a affirmé nettement la garan­
tie « incontestable » de la valeur du point, et
« l’indexation progressive sur les salaires ». En­
chaînant sur l’objectif de justice sociale, il a dé­
taillé les mesures de solidarité comprises dans
le nouveau système, de la pension minimale
aux points pour une période de chômage, de
maladie, et aux droits pour les enfants. L’objectif
de réduction des inégalités de retraite semblait
enfin assumé, avec un système qui vise à renfor­
cer « la redistribution au profit des plus modes­
tes » et corriger « les inégalités de pensions entre
les femmes et les hommes ». Sur la gouvernance,
il confirme également l’orientation vers une
gouvernance par les partenaires sociaux. A ce
stade, l’auditeur pourrait penser que le gouver­
nement a décidé d’apaiser et de clarifier l’objec­
tif profondément social porté par la mise en
place d’un régime universel.
Age pivot
Mais c’est ensuite que vient la déclaration la
plus importante du discours. Le premier minis­
tre annonce le report de la mise en place de la ré­
forme aux générations nées après 1975, et donc
à 2037 pour la première pension liquidée en par­
tie avec les règles du nouveau système. La ré­
forme systémique étant repoussée de
douze ans, le premier ministre annonce ensuite
une autre réforme, prévue pour s’étaler entre
2022 et 2027. Il s’agit de la mise en place, dans le
système actuel, d’un nouveau paramètre rem­
plaçant l’âge du taux plein, un nouvel âge pivot.
Cet âge pivot devrait être mis en place progressi­
vement pour atteindre 64 ans en 2027. Il impli­
querait un malus en cas de départ plus précoce
et un bonus en cas de départ plus tardif. Cette
réforme paramétrique vise ainsi à augmenter
l’âge du taux plein à 64 ans plus rapidement que
ce qui était prévu dans la législation actuelle, qui
prévoyait l’augmentation de l’âge moyen de dé­
part à 64 ans vers 2037.
L’âge pivot n’a pas été abandonné dans le nou­
veau système, il a été introduit dans le dispositif
actuel. L’objectif est ainsi assumé de réduire la
dépense de retraite. Si on ajoute que le report de
la mise en place de la réforme permet de main­
tenir l’indexation prix plus longtemps, il est peu
probable que le nouveau système fonctionne à
budget constant. Les craintes des opposants de
la réforme sur la réduction des droits à la retraite
sont donc validées, et, comme attendu, les syn­
dicats réformistes, comme la CFDT, qui défen­
daient depuis de nombreuses années les bénéfi­
ces à attendre d’un système universel, ont an­
noncé leur opposition nette au projet.
Sur le système universel à points, on attendait
aussi des clarifications sur la prise en compte
des primes des fonctionnaires et la revalorisa­
tion des rémunérations de ceux peu primés
comme les enseignants. Le premier ministre a
énoncé des engagements clairs sur l’absence de
perte de pension pour les enseignants et la mise
en place d’un plan de revalorisation de leur ré­
munération. Mais sur les modalités, ou ce qu’a
voulu suggérer le premier ministre avec l’idée
IDÉES
| 29
L’OBJECTIF EST AINSI
ASSUMÉ DE RÉDUIRE
LA DÉPENSE
DE RETRAITE
d’une sanctuarisation des retraites des ensei­
gnants dans le cadre du nouveau système, on
reste largement dans le flou.
On ne peut pas s’empêcher de penser non plus
que, sur la méthode, l’échec de la construction
collective d’un consensus tant sur le diagnostic
que les solutions est patent. La plupart de nos
concitoyens restent persuadés que la prise en
compte de toute la carrière par un système à
points est source d’inégalité accrue, que les fem­
mes seront les grandes perdantes d’un tel dispo­
sitif. Le piège de l’indexation sur l’évolution des
prix dans le régime actuel reste totalement ina­
perçu. Le gouvernement n’a presque pas
communiqué d’éléments chiffrés, de simula­
tions de variantes, d’impacts redistributifs, pour
tout dire d’évaluation d’impact des options
envisagées. Quand on compare la démarche
avec celle, commune en Europe du Nord, de la
mise en place de commissions pluripartisanes,
ou de la réalisation de Livres blancs permettant
à chacun de juger au mieux des impacts des
options en discussion, on est obligé de constater
que notre pays est loin d’avoir démontré, à cette
occasion, sa capacité au débat démocratique
transparent.
Pour finir, il est difficile de se départir d’une
impression de formidable gâchis. Alors que
l’objectif initial de la mise en place d’un
système universel était de redonner confiance
dans la pérennité de notre système par réparti­
tion, de mettre fin à la stigmatisation des uns et
des autres, de réduire les inégalités à la retraite
et de se redonner les moyens d’un pilotage de
notre régime de retraite, le gouvernement a
réussi à obscurcir toutes les avancées sociales
possibles d’un tel système, pour mettre en
avant une mesure budgétaire.
Deux ans plus tôt, le 22 janvier 2018, le prési­
dent de la République proclamait à propos de la
réforme de la protection sociale : « Je refuse ce
que j’appelle “les réformes paramétriques” », les
approches comptables qui rognent des droits
sans offrir de nouvelles perspectives. (…) [Il faut]
sortir de cet état de crise perpétuel où chaque
réforme des retraites est, en quelque sorte, une
modification de dernière minute, nécessaire et
toujours justifiée en termes de finances publi­
ques, mais qui endommage la confiance et qui
ne change pas les règles fondamentales de son
fonctionnement. »
Visiblement, le président n’a pas réussi à
convaincre son premier ministre. 
Antoine Bozio est maître de conférences à
l’Ecole des hautes études en sciences sociales
(EHESS), directeur de l’Institut des politiques
publiques (IPP) et chercheur associé à l’Ecole
d’économie de Paris. Ses travaux sur les systè-
mes de retraite par points ont été à l’origine de
la proposition de réforme des retraites inscrite
dans le programme de la campagne présiden-
tielle d’Emmanuel Macron en 2017
 0123
30 | idées VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019

La paix en Ukraine est toujours lointaine

ANALYSE résume Oleksiy Melnyk, codirecteur du
think tank Razoumkov.
du contrôle de sa frontière avec la Russie. La
formule dite de « Steinmeier » (du nom de
l’opinion publique soutenait la colère des ma­
nifestants : selon une étude de la fondation

V
olodymyr Zelensky ne sera ni le
héros ni le traître de l’Ukraine. Au
lendemain du sommet du lundi
9 décembre à Paris, le chef d’Etat
est rentré chez lui, à Kiev, sans pouvoir mas­
quer une pointe de déception. « J’aurais voulu
aller plus loin », a­t­il confié quelques heures
après s’être entretenu avec son homologue
russe, Vladimir Poutine.
KIEV SEMBLE SE  Le « président de la paix », élu haut la main
RÉSIGNER À FAIRE  en avril sur la promesse d’en finir avec le
conflit qui ravage depuis cinq ans l’est de son
DE LA GUERRE DU  pays, où les séparatistes soutenus par la Rus­
sie s’opposent aux militaires ukrainiens, n’a
DONBASS, QUI A TUÉ  pas su trouver un compromis avec le chef du
Kremlin. Hormis quelques gestes d’urgence
EN QUATRE ANS  humanitaire (échange de prisonniers pro­
PLUS DE  grammé, démilitarisation de trois nouvelles
zones pilotes, renforcement de la sur­
13 000 MILITAIRES  veillance contre les violations du cessez­le­
feu…) obtenus lors de la réunion dite en
ET CIVILS, UN  « format Normandie » – France, Allemagne,
CONFLIT GELÉ Russie, Ukraine –, où, sous le patronage du
chef de l’Etat français, Emmanuel Macron, et
de la chancelière allemande, Angela Merkel,
Kiev et Moscou ont renoué le dialogue après
trois années de gel diplomatique, aucune
avancée concrète n’a été obtenue permet­
tant d’envisager la fin de la guerre.
Pouvait­il en être autrement ? « La mau­
vaise nouvelle de ce sommet, c’est qu’il n’a
donné aucun résultat. Mais la bonne nouvelle
est aussi qu’il n’a donné aucun résultat »,
En Ukraine, personne n’ignore que les posi­
tions de Kiev et de Moscou sont, à ce stade, ir­
réconciliables. Trouver un terrain d’entente
aurait signifié que l’un ou l’autre des interve­
nants se fasse tordre le bras. Et pouvait­on sé­
rieusement imaginer faire plier Vladi­
mir Poutine, ancien officier du KGB ? Volody­
myr Zelensky, ex­acteur de série télévisée,
41 ans, novice en politique, encore peu au fait
des subtilités des grands sommets, semblait,
de l’avis même de l’opinion ukrainienne, la
victime idéale. Mais l’homme n’a pas cédé.
Vindicatif, il a rappelé les lignes rouges qu’il
s’était fixées, mais aussi celles que « son peu­
ple » lui avait imposées : la paix ne se fera pas
au prix de la capitulation.
L’opposition refuse la fédéralisation du pays
Seulement voilà, les négociations en cours se
fondent sur la mise en application des ac­
cords de Minsk. Signés en 2015, à une époque
où l’armée ukrainienne était dramatique­
ment affaiblie, ils sont aujourd’hui jugés
inacceptables par une majorité d’Ukrainiens.
Dans le détail, le document mentionne l’ar­
mistice immédiat, la démilitarisation de la
zone de conflit, la création d’un statut spécial
– davantage d’autonomie – octroyé aux terri­
toires occupés du Donbass, où, depuis 2014,
les séparatistes ont autoproclamé deux « Ré­
publiques populaires », celles de Louhansk et
de Donetsk, ainsi que la tenue d’élections
dans cette région et la reprise par l’Ukraine
Frank­Walter Steinmeier, ministre allemand
des affaires étrangères de l’époque) proposée
en 2015 et acceptée à nouveau ces derniers
mois par les parties russes et ukrainiennes
met en musique ces différentes étapes.
Le premier point d’achoppement est celui
du « statut spécial », un terme vague vu par
l’opposition comme le premier pas vers la
fédéralisation du pays. « Après Louhansk et
Donetsk, Lviv et les autres régions vont récla­
mer la même autonomie. Il faut une décentra­
lisation, oui, mais pas un statut spécial », es­
time le député Serhiy Vlasenko, membre de
La Patrie, le parti de l’ancienne égérie de la
« révolution orange », Ioulia Timochenko. A
l’en croire, la fédéralisation de l’Ukraine signi­
fierait, à terme, la dislocation du pays et le
maintien assuré d’une influence directe de la
Russie dans l’est du pays. De quoi ravir Mos­
cou, nostalgique de la grandeur de l’Union so­
viétique, pense­t­on à Kiev. « La Russie veut re­
construire son empire », assure, sur le site du
Kyiv Post, Yuri Polakiwsky, auteur d’Ukraine,
A Lament of a Promise (non traduit).
Redoutant que M. Zelensky ne s’apprête à
« vendre » le Donbass pour obtenir la paix, des
manifestations ont eu lieu à plusieurs repri­
ses sur la place Maïdan où est née, en 2013, la
révolution proeuropéenne du même nom.
M. Zelensky a longtemps cru que ces protesta­
tions étaient attisées par l’opposition, notam­
ment par Petro Porochenko, son prédéces­
seur. Mais les sondages ont confirmé que
Initiatives démocratiques publiée début dé­
cembre, 62 % des Ukrainiens souhaitent voir
les républiques séparatistes réintégrer
l’Ukraine selon les conditions d’avant 2014, et
seuls 22 % pensent qu’il faut leur accorder
plus de pouvoirs.
Après avoir accepté de mettre au vote du
Parlement la création d’un statut spécial pour
le Donbass, Volodomyr Zelensky a donc pris
soin de rappeler « les principes qu’il ne viole­
rait jamais ». Parmi eux figure l’indivisibilité
de l’Ukraine. « Le Donbass, comme la Crimée
[annexée illégalement par la Russie en 2014]
sont des territoires de l’Ukraine », a­t­il insisté.
L’autre sujet polémique est celui de la fron­
tière avec la Russie. L’accord de Minsk pré­
voit que son contrôle reviendrait à l’Ukraine
au lendemain d’élections organisées dans le
Donbass. « Lisez les accords, c’est écrit », a rap­
pelé M. Poutine lundi. Mais cette séquence,
qui fait redouter que le scrutin se fasse sous
la menace des mitraillettes russes, a aussi fait
l’objet d’un veto du président ukrainien.
Pour éviter la reddition, l’Ukraine semble
ainsi se résigner à faire de la guerre du Don­
bass – « cette blessure ouverte au cœur de l’Eu­
rope », selon Emmanuel Macron –, qui a tué
en quatre ans plus de 13 000 militaires et ci­
vils, un conflit gelé. Un moindre mal, sans
doute. Mais en Ukraine, on sait maintenant
que la paix n’est pas une question de semai­
nes ni de mois, mais peut­être d’années. 
claire gatinois (service international)

CHRONIQUE  | PAR AUDREY TONNELIER L’ÉGLISE À L’ORIGINE DE LA POLITIQUE MODERNE

Le délicat « en même LE LIVRE que et celle du grand schisme
(dont l’auteure est spécialiste).
et les risques de dérives absolutis­
tes. Le concept fut ainsi pensé à

temps » de Macron C onciliarisme, constitu­

tionnalisme, collégialité,
réforme, antiromanisme
et infaillibilisme. La coauteure
des 100 mots du Moyen Age (PUF,
Sur fond de guerre de Cent Ans,
le grand schisme, cette crise qui
aboutit au tournant des XIVe et
XVe siècles à l’installation de deux
papautés concurrentes, l’une à
l’origine comme une arme desti­
née à empêcher le pape d’invalider
à sa guise les décisions prises par
ses prédécesseurs : un complet re­
tournement de sens en somme !

C’ était le leitmotiv du début

du quinquennat, repris à
l’envi par les partisans
d’Emmanuel Macron après sa victoire
à l’élection présidentielle de 2017 : « li­
bérer, protéger ». Un diptyque qui de­
vait incarner, en matière économique
et sociale, le fameux « en même
temps » cher à l’ancien ministre de
l’économie, autre qualificatif d’un so­
cial­libéralisme qui ne disait pas son
nom. D’une part, en finir avec les
« rentes », libérer les énergies, favori­
ser la flexibilité du marché du travail.
De l’autre, protéger les travailleurs et
leur donner davantage de droits dans
cet environnement plus fluctuant.
Deux ans plus tard, des ordonnances
assouplissant le code du travail à la
suppression de l’impôt sur la fortune
en passant par la « flat tax » sur les re­
venus du capital, le volet libéral du pro­
gramme Macron s’est déroulé sans ac­
crocs. L’évaluation chiffrée précise des
effets de ces mesures, si tant est qu’elle
soit un jour possible, se fait encore at­
tendre. Mais la santé économique de la
France demeure bonne, alors même
que la conjoncture internationale
donne de sérieux signes de faiblesse.
L’emploi salarié en France a conti­
nué de progresser au troisième tri­
mestre 2019, et la production indus­
trielle a connu une progression plus
forte qu’attendu en octobre. La baisse
du chômage a marqué le pas au troi­
sième trimestre, mais sans remettre
en cause la tendance à la baisse obser­
vée depuis mi­2015, selon l’Insee.
Quant aux mesures pour le pouvoir
d’achat, décidées par l’exécutif dans la
foulée du mouvement des « gilets jau­
nes » il y a un an, elles devraient soute­
nir la consommation. De sorte que, si
la croissance du produit intérieur brut
ralentit cette année (+ 1,3 % attendu
contre + 1,7 % en 2018), elle devrait tout
de même afficher l’une des meilleures
performances de la zone euro.
Autant d’éléments qui ont jusqu’ici
profité à l’attractivité du pays, l’une
des principales préoccupations de
LE BILAN SOCIAL
DU QUINQUENNAT MACRON  ment, les Français auront été vent de­
RESSEMBLE DAVANTAGE
À UN CHAMP DE MINES
QU’À UN PAYSAGE PACIFIÉ
l’ancien banquier d’affaires de chez
Rothschild devenu président. D’après
une enquête Ipsos, publiée fin novem­
bre, 84 % des dirigeants de sociétés
étrangères implantées en France con­
2018), Bénédicte Sère, s’assigne
un nouveau tour de force : réé­
crire, mais cette fois en sept mots
seulement, l’histoire de l’Eglise et
démontrer le legs de cette institu­
Avignon et l’autre à Rome, fut
aussi un temps d’intenses débats
intellectuels sur la nature du pou­
voir et d’invention de nouvelles
formes politiques, comme préci­
Bénédicte Sère montre aussi
fort bien le point de rupture et le
traumatisme que constitua le
grand schisme pour l’Eglise. On
en veut pour preuve l’idéal de la
sidèrent toujours le pays comme favo­ tion pluriséculaire dans la genèse sément le constitutionnalisme, réforme, qui, s’il puisait son ori­
rable à l’investissement, contre 74 % de la modernité politique occi­ c’est­à­dire la limitation des pou­ gine chez les Pères de l’Eglise, ne
en 2018, et seulement 23 % en 2014. dentale. L’Invention de l’Eglise se voirs par une Constitution, fonde­ devint un programme politique
« Indiscutablement, le bilan économi­ L’INVENTION présente comme une série de ment de nos systèmes politiques qu’à cette époque. Tourné vers la
que de la première moitié du quinquen­ DE L’ÉGLISE. sept brillants essais qui font systé­ actuels. Mais l’héritage du grand correction des abus du pape, il
nat est bon », souligne un soutien de ESSAI SUR LA  matiquement dialoguer le passé schisme est aussi fait de distor­ était lui aussi synonyme de limi­
longue date. Non sans rappeler que la GENÈSE ECCLÉSIALE  et le présent. sions, voire de contresens abso­ tation de son pouvoir. On com­
conjoncture favorable laissée par DU POLITIQUE,  Chaque chapitre est notamment lus, si l’on prend cette fois le cas de prend mieux dès lors pourquoi le
François Hollande à la fin de son man­ ENTRE MOYEN ÂGE  l’occasion de comprendre, grâce à l’infaillibilité pontificale. pape Jean XXIII préféra à ce terme
dat a aussi profité à son successeur. ET MODERNITÉ de solides bilans historiographi­ explosif de « réforme », qui en
de Bénédicte Sère, ques sur chaque notion, l’écart Grand schisme plus est revendiqué entre­temps
Contradictions PUF, 302 pages, parfois abyssal entre les manuels Depuis sa définition par le pre­ par les protestants, celui d’« ag­
Voilà pour le « libérer ». Du côté du 24 euros d’histoire de l’Eglise, donnant un mier concile de Vatican en 1870, ce giornamento » lors du concile de
« protéger », le volet du quinquennat récit tout à l’honneur de l’institu­ dogme symbolise aux yeux de Vatican II (1962­1965).
semble pour l’heure nettement plus tion, et la documentation médié­ l’opinion publique la toute­puis­ Dans cet essai parfois concep­
mal engagé. De la réforme particuliè­ vale qui témoigne a contrario de sance, voire le despotisme du sou­ tuellement exigeant, Bénédicte
rement critiquée de l’assurance­chô­ ses contradictions internes, de ses verain pontife. Au XIVe siècle, au Sère nous rappelle ainsi que cer­
mage à l’explosion des « gilets jaunes » silences et de ses déchirements. contraire, face à une papauté affai­ tains mots ont, en politique, un
en passant par la colère de nombreu­ Chaque chapitre est ainsi un sub­ blie, l’infaillibilisme était apparu passé, voire un passif. 
ses professions à bout – éducation na­ til jeu de miroirs entre notre épo­ pour limiter à l’avenir son pouvoir marie dejoux
tionale, hôpital, pompiers, policiers,
cheminots… –, le bilan social du quin­
quennat Macron ressemble davan­
tage à un champ de mines qu’à un
paysage pacifié.
La réforme des retraites, qui a jeté
Laborieuse destitution | par serguei
des centaines de milliers de person­
nes dans la rue les 5 et 10 décembre,
est, à cet égard, symptomatique des
contradictions auxquelles doit faire
face le chef de l’Etat. « Vendue » à
l’équipe d’En marche ! durant la cam­
pagne par des économistes convain­
cus de sa nécessité, elle a séduit le can­
didat qui y voyait à la fois une main
tendue à l’électorat de gauche – au
nom de l’équité sociale – et à celui de
droite – avec la fin des régimes spé­
ciaux. Mais, sous l’impulsion des
« technos » de Matignon, et plus large­
ment de l’aile droite du gouverne­
ment, c’est la question de l’équilibre fi­
nancier du système qui a focalisé les
débats. « Pour les hauts fonctionnaires
biberonnés à l’orthodoxie budgétaire,
une bonne réforme passe nécessaire­
ment par des économies », persifle un
ancien pilier de la campagne de 2017.
Résultat : alors que, de l’avis même
du Conseil d’orientation des retraites,
les dépenses se stabiliseront autour
de 14 % du PIB et que ce ratio ne fera,
au mieux, que baisser progressive­
bout contre la réforme avant même
qu’elle ait été dévoilée. La « révolu­
tion » espérée par Emmanuel Macron
– titre de son livre programme de 2016
– n’était sans doute pas celle­là. 
0123
VENDREDI 13 DÉCEMBRE 2019
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par al ai n f r achon
Y a-t-il un retrait
global américain ?
L QU’IL S’AGISSE
es Etats­Unis se retirent ?
En Asie, en Europe, au
Moyen­Orient, ils seraient
à l’aube d’une phase de re­
pli politico­militaire. Ils n’aban­
donnent pas leurs alliés, mais
ceux­ci n’ont plus confiance dans
le parrain américain. Le temps de
la pax americana, instaurée à la fin
de la deuxième guerre mondiale,
prendrait fin. Vrai ou faux ?
Esquissé avec Barack Obama, le
mouvement s’est accéléré avec
Donald Trump et son « America
First » (« l’Amérique d’abord »). Le
républicain refermerait progres­
sivement une parenthèse expan­
sionniste ouverte en 1945 et mar­
quée par des alliances et des insti­
tutions multilatérales. Il inaugu­
rerait une diplomatie solitaire, au
coup par coup ou « transaction­
nelle », unilatéraliste et conduite
dans les seuls intérêts de l’Améri­
que – ceux­ci étant définis au mi­
nimum. Si cette évolution est
voulue par Trump, elle n’est, en
revanche, pas forcément vérifiée
dans la pratique.
Cette semaine, Washington a
poursuivi son œuvre de démoli­
tion de l’Organisation mondiale
du commerce, l’OMC, qu’elle avait
portée sur les fonts baptismaux
en 1995 afin de réguler, un peu, la
globalisation des échanges. Mais
Trump n’aime ni la globalisation,
qu’il accuse d’avoir ruiné des
pans entiers de l’économie amé­
ricaine, ni l’OMC, qu’il soupçonne
d’avoir favorisé la Chine, et en­
core moins ce type d’organisation
multilatérale, qu’il imagine
comme n’ayant qu’un but : escro­
quer les Etats­Unis. Sans solliciter
l’avis de personne, l’administra­
tion Trump paralyse l’une des
deux fonctions de l’OMC : le règle­
ment des différends entre ses
membres.
Une solide tradition
C’est toujours la même idée : les
Etats­Unis n’ont besoin de per­
sonne, comme dit la chanson.
Qu’il s’agisse de commerce ou
d’affaires stratégiques, Trump
n’aime que le face­à­face, la tran­
saction bilatérale. Il privilégie une
arme : les sanctions économiques
– décidées unilatéralement bien
sûr – qu’il impose volontiers à ses
alliés, asiatiques ou européens.
Avec ces derniers, il préfère négo­
cier un par un, ce qui suppose d’af­
faiblir l’Union européenne. Il s’y
emploie, de concert avec la Russie,
en appuyant les partis euroscepti­
ques du Vieux Continent.
La semaine dernière, il était
d’humeur médiocre, à Londres, où
les 29 pays membres de l’OTAN fê­
taient le 70e anniversaire de l’Al­
liance atlantique. A juste titre, les
Etats­Unis se plaignent de la con­
tribution faiblarde (30 %) de leurs
riches alliés au budget de l’OTAN.
Mais, plus fondamentalement, le
président n’aime pas l’idée même
d’une alliance militaire durable.
Trump puise ici dans l’une des
plus solides traditions de l’Union
américaine, dont les premiers diri­
geants – George Washington (1732­
1799) ou Thomas Jefferson (1743­
1826) – exhortaient leurs succes­
seurs à se défier de tout engage­
ment contraignant à l’étranger.
Trump ne croit pas que les Etats­
Unis sont investis d’une mission
« exceptionnelle » qui serait de
TRUMP A FLIRTÉ AVEC  pas membres de la Société des na­
L’IDÉE D’ABANDONNER  tions, l’ancêtre de l’ONU, et en Eu­
L’OTAN.  Rien de tel aujourd’hui, jusqu’à
IL Y A RENONCÉ,  d’abandonner l’OTAN. Il y a re­
LE CONGRÈS  noncé, le Congrès l’en aurait em­
L’EN AURAIT EMPÊCHÉ
Tirage du Monde daté jeudi 12 décembre : 161 658 exemplaires
0123 | 31
RETRAITES :
LE PARI
considérant qu’il était de sa responsabilité est nécessaire d’offrir des garanties aux
RISQUÉ DU 
GOUVERNEMENT
d’assurer la pérennité d’un système ten­
danciellement déficitaire. L’appel du pied à
l’aile droite de son électorat est évident et
plus fragiles et des compensations aux per­
dants. De ce point de vue, il a tenu compte
d’un certain nombre d’inquiétudes qui ont
fait fi des réticences de la centrale dirigée
par Laurent Berger, qui estime qu’un tel
système ne tient pas assez compte de la réa­
émergé ces dernières semaines.
Les enseignants apparaissaient comme
les principales victimes ? Edouard Philippe
lité de la carrière de chacun. s’est engagé à des revalorisations salariales
Désormais, l’exécutif se retrouve isolé en censées compenser les pertes liées au nou­
en assumant le risque politique, alors que veau mode de calcul. Certes, les régimes
la CFDT a appelé à des actions le 17 décem­ spéciaux sont voués à disparaître, mais de
DE COMMERCE  bre, jour de la prochaine mobilisation con­ façon étalée, à partir de 2037. Quant à l’en­
tre la réforme, tandis que les mouvements trée dans le nouveau système, elle a été re­
OU D’AFFAIRES  de grève dans les transports sont recon­ poussée à la génération née en 1975. Enfin,
STRATÉGIQUES, 
TRUMP N’AIME QUE 
LE FACE­À­FACE
I l n’y aura ni vainqueur ni vaincu, a pro­
mis le premier ministre, Edouard Phi­
lippe, en présentant sa réforme des re­
traites, mercredi 11 décembre. Mais il va fal­
loir qu’il compte avec les mécontents.
duits. On ne voit pas comment le gouver­
nement pourrait briser ce front sans lâcher
du lest sur la question de l’âge pivot.
Du coup, les concessions annoncées par
Edouard Philippe sont passées au second
le gouvernement a tenu à rassurer sur le
mode de fixation du point de retraite, qui
sera déterminé par les syndicats, sous le
contrôle du Parlement, sans possibilité que
sa valeur baisse.
L’universalité du système que veut mettre plan. Elles ne sont pas tout à fait négligea­ Mais une réforme, c’est un contenu et un
en place le gouvernement en faisant con­ bles. La garantie d’une retraite minimum à contexte. Celui­ci n’est pas porteur, à tout le
promouvoir la démocratie, ni verger les 42 régimes actuels s’est traduite 1 000 euros, des majorations pour les mè­ moins. Le projet arrive tard dans un quin­
même de défendre, gratuitement, par un bel unanimisme des organisations res de famille, une cotisation de solidarité quennat qui a été marqué par une crise so­
nombre de « biens communs » syndicales et de l’opposition, de droite pour les plus riches sont autant de gestes ciale inédite et des relations passablement
sur la planète. Les Etats­Unis de comme de gauche, qui ont rejeté catégori­ pour améliorer l’équité du système actuel. détériorées entre l’exécutif et les syndicats.
Trump veulent être une grande quement le projet. A l’évidence, le gouvernement n’a pas ré­ Le changement sociétal proposé par le gou­
puissance comme les autres. Le Si l’âge légal restera à 62 ans, le gouverne­ pété la même erreur qu’avec la taxe car­ vernement est­il audible dans un tel envi­
président exploite la lassitude ment souhaite instaurer à partir de 2027 un bone ou la hausse de la CSG affectant de ronnement ? Est­il encore possible de se
qu’éprouve l’opinion à l’égard de système de bonus­malus autour d’un « âge manière indifférenciée les retraités, qui ont projeter sur le long terme sereinement
ces « guerres lointaines » qui, de d’équilibre » fixé à 64 ans. Cette incitation à servi d’étincelle à l’explosion du mouve­ sans provoquer des oppositions ? Le gou­
l’Irak à l’Afghanistan, paraissent allonger la durée de cotisation constituait ment de « gilets jaunes » il y a un an. Cette vernement a choisi de jouer l’opinion con­
ne jamais prendre fin. Trump est, pour la CFDT une « ligne rouge » à ne pas fois, l’exécutif a compris que, pour qu’une tre les syndicats. C’est un pari qui plonge le
disent les sondages, en phase franchir. Le gouvernement a passé outre, réforme ait une chance d’être acceptable, il pays dans l’incertitude. 
avec une majorité d’Américains,
peu partisans d’un engagement
global de leur pays. A l’exception
de Joe Biden, représentant d’une
politique étrangère expansion­
niste, les démocrates candidats à
l’élection de 2020 ne sont pas sur
une ligne si différente.
Conclusion : le grand repli amé­
ricain est en cours ? Pas si sim­
ple… Trump joue sur les mots, ob­
serve Richard Haass, le patron du
Council on Foreign Relations de
New York. Dans une rhétorique
confuse, le plus souvent assenée
au fil de ses Tweet, Trump mé­
lange, sans doute à dessein, les
« guerres sans fin », celles du
grand Moyen­Orient, avec le sta­
tionnement permanent de trou­
pes américaines à l’étranger : au­
jourd’hui 200 000 soldats, dont la
moitié en Europe et en Asie et
54 000 au Moyen­Orient. Appuyé
sur un vaste réseau de bases exté­
rieures, le dispositif américain est
sans égal.
Trump a semé le doute sur la
durabilité des alliances politico­
militaires des Etats­Unis, mais il
n’a pas remis en cause leur exis­
tence. Il a réduit l’engagement po­
litique de l’Amérique, pas son en­
gagement militaire. Il veut que le
Japon, la Corée du Sud et les Euro­
péens paient plus cher – laissant
croire que les Etats­Unis sont là
non pour défendre leurs intérêts
mais par pure philanthropie,
pour « offrir » une défense natio­
nale aux pays concernés. Il de­
mande cinq fois plus au Japon,
quatre fois plus à Séoul et encore
un effort aux Européens. Sur le
strict plan de son état opération­
nel – pas de son harmonie politi­
que –, l’OTAN, disent les experts,
est en bonne forme. Le fait que
tous ces pays soient, à des degrés Sous la direction de Florence Aubenas,
divers, des démocraties est indif­ grand reporter au Monde
férent : Trump est plus à l’aise
avec les dictateurs.
Au Moyen­Orient, le dispositif
militaro­stratégique américain
écrase la maigre présence russe
– en attendant la Chine, qui pour­
rait nous surprendre. Trump a
musclé ce dispositif moyen­
oriental, il ne l’a pas diminué.
Washington protège et défend
comme jamais les intérêts de ses 75 ANS D’ARCHIVES, 30 REPORTAGES, 40 ILLUSTRATIONS ORIGINALES
alliés saoudiens et israéliens, et
maintient au moins 1 000 hom­ RÉUNIS DANS UN COFFRET ANNIVERSAIRE.
mes en Syrie.
Il y a cent ans, le 19 novem­ 4 LIVRES AUTOUR DES PRÉOCCUPATIONS D’AUJOURD’HUI
bre 1919, le Sénat américain refu­
sait de ratifier le traité de Ver­
sailles. Le président démocrate
Woodrow Wilson subit alors une
défaite : les Etats­Unis ne seront
rope ils vont s’effacer – s’en aller.
présent. Trump a flirté avec l’idée
LA TERRE L’ARGENT LE PEUPLE L’ESPOIR
pêché. Le retrait américain est
plus politique que matériel. 

Anna Akhmatova,
une voix libre sous la terreur
La grande poétesse russe s’est confiée, de 1938 à 1966, à l’écrivaine Lydia Tchoukovskaïa.
Un témoignage magnifique sur l’URSS – et sur la capacité de résistance de la littérature
« Portrait d’Anna Akhmatova », de Nathan Altman (1914). Musée russe, Saint­Pertersbourg. SUPERSTOCK/RUE DES ARCHIVES
nicolas weill
S
urvivre au pays du mensonge,
grâce au seul pouvoir de la
poésie. Telle est sans doute la
leçon intemporelle que nous
offre la rencontre entre deux
femmes, Anna Akhmatova
(1889­1966), joyau de la poésie russe mo­
derne, et l’écrivaine Lydia Tchoukovskaïa
(1907­1996). Du récit de leur conver­
sation continuée, de 1938 à 1966, cette
dernière a tiré un journal exceptionnel
d’émotion et d’intelligence. Leurs che­
mins se croisent alors qu’elles partagent
un sort commun à l’époque, la déten­
tion de leurs proches. Liova, le fils
Cahier du « Monde » No 23304 daté Vendredi 13 décembre 2019 ­ Ne peut être vendu séparément
qu’Akhmatova a eu de son mari, le poète
Nicolaï Goumiliov (lui­même fusillé
en 1921), vient d’être arrêté, tout comme
le mari de Lydia Tchoukovskaïa, Matveï
Bronstein, dont elle finit par comprendre
qu’il est tombé sous les balles de la
Grande Terreur. En 1937, alors que le
chaos sanglant frappe à l’aveugle l’intelli­
gentsia urbaine, une relation asymétri­
que s’instaure entre Akhmatova, figure
emblématique de la littérature de l’« âge
d’argent » d’avant 1914, peinte par Modi­
gliani, laissée en vie et en liberté par le ré­
gime soviétique mais interdite de publi­
cation jusqu’en 1940, et Tchoukovskaïa,
son admiratrice.
D’abord diffusés par samizdat (manus­
crits transmis clandestinement), ces
Entretiens ont partiellement paru chez
Albin Michel, dès 1980, en version
française. Mais la troisième partie,
concernant la période 1963­1966, était
Le lecteur d’aujourd’hui
peut se figurer la pénurie
et la souffrance physique
sous la tyrannie stalinienne
et poststalinienne
demeurée inédite, ainsi que les Cahiers
de Tachkent, ville où les deux femmes se
replient pendant la guerre. Le Bruit du
temps propose donc une édition enfin
intégrale, assortie des notes précieuses
dues à la traductrice Sophie Benech (lire
l’entretien page suivante), qui complètent
les éclaircissements de Lydia Tchoukovs­
kaïa elle­même. Outre un panorama de
la littérature russe du temps, les centai­
nes d’entrées en forme de saynètes dé­
voilent la complexité d’une amitié pas­
sionnée, quelquefois orageuse. Malgré
une estime réciproque, Akhmatova et
Tchoukovskaïa se brouillent de 1942 à
1952, pour une raison inexpliquée.
Ces conversations entre proscrites, qui
ne survivent que d’expédients ou de tra­
ductions, sont imprégnées par l’atmos­
phère étouffante propre au monde sovié­
tique : « C’était un temps où seuls les
morts souriaient,/ Contents d’avoir trouvé
2
LA « UNE », SUITE
v Entretien avec
Sophie Benech,
traductrice
d’Akhmatova
v « Sur Anna
Akhmatova », de
Nadejda Mandelstam
3
ENTRETIEN
CROISÉ
v Claude Hagège
et Jean Sellier :
« Les langues sont
menacées de la
même manière
que la biodiversité »
la paix… », résume Akhmatova. Face aux
exécutions décidées par quotas, sur les
bases les plus arbitraires, face aux arres­
tations de parents, destinées à tenir en
respect la moindre velléité d’opposition,
4|5
LITTÉRATURE
« les gens avaient tout simplement cessé v Jean-François
d’être sensibles au principe de causalité », Samlong, Sylvain
constate Tchoukovskaïa. La dictature Coher, Philippe
communiste inculque à la population Sollers, Craig
« une léthargie obtenue à force de dres­ Davidson
sage », « une peur qui devait durer une vie
entière ». Le lecteur d’aujourd’hui trou­
vera aussi dans ces pages un tableau très
précis de la vie quotidienne et intime ; il
peut se figurer la pénurie, la souffrance y
compris physique, sous la tyrannie stali­
6
HISTOIRE
nienne et poststalinienne – malgré la D’UN LIVRE
très relative accalmie provoquée par le « Le_zéro_et_le_un.txt »,
« dégel » khrouchtchévien (1953­1964). de Josselin Bordat
Comment relever un tant soit peu la
tête dans un pays « dépossédé de sa litté­
rature et de son histoire », quand Akhma­
tova elle­même se voit contrainte, en
1950, pour sauver son fils, Liova, une
nouvelle fois incarcéré, de publier Gloire
7
ESSAIS
v Qui s’intéresse aux
ouvriers ? « Les
à la paix, une adresse à Staline ? Com­ Enquêtes ouvrières
ment, quand on est poète, exhumer dans l’Europe
l’horreur réelle sous les euphémismes contemporaine »
qui pullulent à l’envi dans l’univers so­
viétique : « Sciences récréatives », « Fonds
littéraire », « Maison de la création », « dix
ans de camp avec interdiction de corres­
pondance » ? Les discussions retranscri­
tes ici offrent un vrai manuel de survie.
8
CHRONIQUES
Les deux amies codent toute allusion po­ v LE FEUILLETON
litique de références littéraires ou artisti­ Witold Gombrowicz
ques. Alexandre Pouchkine (1799­1837), en chroniqueur des
dont Akhmatova est une spécialiste, sert mœurs argentines
ainsi de cryptogramme aux poèmes ins­ laisse Camille Laurens
pirés par la Terreur, Requiem ou Poème dubitative
sans héros, tout comme le tsar Nicolas Ier
(1796­1855) renvoie discrètement aux
autocrates modernes.
Akhmatova compose la nuit et récite
ses vers le lendemain à Tchoukovskaïa.
Instantanément, celle­ci les retient tan­
9
POLAR
dis qu’Akhmatova brûle les notes avec ses v Kris Nelscott dans la
cigarettes. Sept à onze amis sûrs sont fournaise de Chicago,
métamorphosés en livres vivants, en at­ à l’été 1969
tendant que l’étau se desserre et que
les « temps nouveaux » de la période
Krouchtchev, qui se révéleront bien déce­
vants, permettent quand même de sortir
10
quelques plaquettes, dûment filtrées par
la censure. RENCONTRE
Longtemps avant que le numérique v Olivier Beaud,
atrophie la mémoire, ce récit nous rap­ en défense de la
pelle un temps où la littérature se faisait République
par cœur ; on découvre comment pou­
vait s’élaborer une contre­histoire de
l’oppression, dans un pays où ingénieurs,
chauffeurs de taxi ou paysans connais­
saient les vers d’Akhmatova. L’Etat aura
beau adopter deux résolutions contre
elle, en 1925 et en 1946, « la conscience
que même dans la misère, dans le
lire la suite page 2
2 | Dossier 0123
Vendredi 13 décembre 2019

ENTRETIEN
suite de la première page

propos recueillis par

florence noiville

malheur et dans la souffrance,
elle était la poésie, que c’était elle
la vraie grandeur et non le pouvoir
qui l’humiliait, cette conscience lui
donnait la force de supporter la
pauvreté, les humiliations et le
malheur ».
Dans ce journal, véritable an­
thologie de la grande poésie russe
du XXe siècle grâce aux innom­
brables citations, Akhmatova se
voit souvent campée en impéra­
trice byzantine sans couronne,
exploiteuse à l’occasion, conci­
liant en une seule personne « l’or­
gueil et la vulnérabilité ». Elle sait
pourtant montrer de la compas­
sion pour d’autres désastres que
les siens. En 1940, depuis Lenin­
grad, elle évoque Paris sous une
botte, allemande cette fois :
« Mais le fils ne reconnaît pas sa
mère,/ Le petit­fils se détourne en
pleurant,/ Et les têtes s’inclinent
plus bas./ La lune oscille comme
un balancier. Eh bien, voilà quel
silence s’abat/ Aujourd’hui sur Pa­
ris occupé. » Elle se passionne
pour l’histoire, pour la littérature
étrangère. Elle confie avoir lu six
fois Ulysse, de Joyce (malgré son
côté « pornographique », dit­elle),
s’intéresse à Faulkner, à Leopardi
et même à Thérèse Desqueyroux,
de Mauriac (qui, selon elle, sonne
faux)… Elle accueille à bras
ouverts les premiers poètes et
écrivains de la génération dissi­
dente, Joseph Brodsky ou Alexan­
dre Soljenitsyne, qui la fréquen­
tent à la fin de son existence.
Contre le Kremlin
« Venez me voir le plus vite possi­
ble », martèle Anna tout au long
du livre à son amie, pas seule­
ment pour transmettre des plain­
tes ou son indignation, mais
aussi pour échanger potins et
anecdotes. Et Lydia de s’exécuter,
sur la glace de Léningrad ou sous
la canicule ouzbèke. Parfois
elle explose, quand Akhmatova,
jamais avare de jugements tran­
chés, dénigre Tchekhov ou Anna
Karénine, juge raté Le Docteur
Jivago, de son ami Boris Paster­
nak (Gallimard, 1958), contraint
de renoncer à son prix Nobel
en 1958. La description, par Lydia
Tchoukovskaïa, de l’enterrement
de celui­ci, manifestation muette
de protestation contre le
Kremlin, le 2 juin 1960, est l’un
des sommets de ce livre incroya­
blement riche. Car, ces Entretiens
le montrent, la poésie écrit l’his­
toire autant qu’elle peut en être la
victime.  nicolas weill
entretiens
avec anna akhmatova
(Zapiski ob Anna Akhmatovoy),
de Lydia Tchoukovskaïa,
traduit du russe par Lucile Nivat,
Geneviève Leibrich et Sophie
Benech, édité par Sophie Benech,
Le Bruit du temps, 1 248 p., 39 €.
T
raductrice et fondatrice des
éditions Interférences, Sophie
Benech a traduit ou cotraduit
du russe les deux ouvrages
autour d’Anna Akhmatova qui paraissent
aujourd’hui. Elle évoque ici le rayonne­
ment de la poétesse et la difficulté de
faire passer sa langue en français.
Des passionnants « Entretiens… »
de Lydia Tchoukovskaïa, comme
du livre de Nadjeda Mandelstam,
« Sur Anna Akhmatova » (lire
ci­dessous), se dégage la silhouette
d’une personnalité hors du commun.
Le poète Joseph Brodsky parlait d’un
« champ magnétique » autour
d’Akhmatova. A quoi tenait ce
magnétisme ?
Outre son immense talent de poète,
Anna Akhmatova était une femme qui
possédait une noblesse innée (on l’appe­
lait souvent « la reine » ou « la tsarine »), Anna Akhmatova, photo non datée. EFFIGIE/LEEMAGE
une forte personnalité et une intelli­
gence acérée, mais je crois que les gens
étaient aussi d’emblée et inconsciem­
ment attirés et impressionnés par la
profondeur et l’authenticité qui se
La traductrice évoque Anna Akhmatova, Lydia Tchoukovskaïa
dégageaient d’elle. Et aussi parce qu’elle
représentait un monde qu’on essayait
et Nadejda Mandelstam, trois femmes russes qu’elle admire
de détruire.
Qui était cette Lydia Tchoukovskaïa
qui, réservée et modeste, n’apparaît
qu’en creux dans ces entretiens ?
Sophie Benech : « La poésie
aide à vivre et à survivre »
Pourquoi s’était­elle lancée dans cet
énorme journal au jour le jour ?
Elle était portée par l’admiration et
consciente d’avoir affaire à un grand
poète, un être d’exception dont l’œuvre
et le destin devaient rester dans les mé­
moires. C’était une femme extrêmement
lucide, intelligente, cultivée et sensible à
la poésie, mais aussi très courageuse et nous ne savions déjà ? Et sur ces femmes exceptionnelles. Mais Nadejda rendre la beauté de la simplicité, il faut
d’une grande droiture. Le portrait qu’elle trois décennies de l’histoire soviétique, Mandelstam se met davantage en avant s’appuyer sur le rythme et la musique de
dresse d’Anna Akhmatova porte inévita­ de 1938 à 1966 ? et donne plus souvent son avis person­ la langue plus que sur l’originalité et la
blement sa marque : si elle reste discrète Les Entretiens… sont un témoignage nel, alors que Tchoukovskaïa reste plus nouveauté des images ou des jeux avec
et s’efface devant elle, on entend nette­ sans pareil, non seulement sur Akhma­ discrète. Chacune parle d’Akhmatova à le langage. C’est beaucoup plus compli­
ment sa voix, néanmoins, dans sa façon tova, sa vie et son œuvre, mais aussi sur travers le prisme de sa personnalité, et qué et plus risqué.
de décrire les choses, de parler des gens, la place de la poésie pour des centaines les deux livres en disent autant sur
dans son style. Car elle possède un style de milliers de gens plongés dans des l’être complexe et parfois contradictoire Pourquoi la Russie entretient­elle avec
bien à elle, vivant et limpide, ainsi qu’en circonstances inhumaines, ainsi que sur qu’était Akhmatova que sur leurs la poésie ce lien si privilégié que l’on ne
témoignent les deux romans qu’elle a plusieurs époques de l’histoire de l’URSS auteures, deux femmes profondément trouve, semble­t­il, nulle part ailleurs
écrits, Sophie Pétrovna [Interférences, vécues et relatées de l’intérieur par deux différentes par essence, mais toutes en Europe ?
2007] et La Plongée [Calmann­Lévy, 1974 ; femmes peu communes. deux remarquables. Je pense que ce lien existait aussi
rééd. Le Bruit du temps, 2008]. Ces Entre­ Le livre de Nadejda Mandelstam, écrit ailleurs autrefois. Il est resté très vivant
tiens… se lisent comme un roman. après coup, contrairement à celui de Dans les deux ouvrages, la poésie tient en Russie au cours du XXe siècle, sans
Tchoukovskaïa, est lui aussi un témoi­ évidemment une place centrale. Elle doute parce que, comme le disait Ossip
Que ce livre nous apprend­il sur gnage sur Akhmatova, sur l’époque et sur est ce qui fait tenir ces femmes… Mandelstam, la poésie est « de l’air volé »
Akhmatova ou sur son œuvre que la place de la poésie dans la vie de deux La poésie est certainement l’un des qui permet de respirer à pleins poumons
personnages principaux de ces deux li­ dans l’atmosphère confinée d’une
vres, on y ressent vivement à quel point idéologie mortifère. Une parole restée
EXTRAIT elle représentait une bouffée d’air frais vivante.
pour des gens suffoquant dans une
« [21 décembre 1962] Nous évoquons un dit Anna Andreïvna [Akhmatova], au mo­ atmosphère de mensonge et de peur. Les Cent trente ans après sa naissance,
sujet de conversation qui est sur toutes les ment où, en 1948­1949, on s’est mis à arrê­ deux témoignages montrent à quel Anna Akhmatova est­elle encore lue
lèvres : (…) le fait que Khrouchtchev aurait ter de nouveau ceux qui étaient revenus point la poésie aide à vivre et à survivre. en Russie ?
dit que Staline n’était pas dépourvu de après l’année 1937. Vous vous souvenez ? Oui, Akhmatova y est encore lue, elle
mérites. On a pu vivre sous Staline (nous Je sais qu’il y a eu beaucoup de suicides Dans l’avant­propos de « Sur Anna reste présente dans la mémoire collec­
l’avons fait), on a pu écouter et lire les parmi ceux qui s’attendaient à une nou­ Akhmatova », vous notez que sa poésie tive. Le 30 octobre, jour consacré au sou­
louanges de Staline (nous n’avons rien fait velle arrestation. Les gens ne pouvaient est beaucoup plus difficile à traduire venir des victimes des répressions, des
d’autre pendant trente ans). Mais l’idée de supporter d’être arrêtés une deuxième fois. que celle d’autres poètes comme milliers de gens en Russie lisent en public
supporter le moindre éloge de lui main­ Allons­nous supporter, nous, qu’on se re­ Marina Tsvetaeva, Boris Pasternak des listes sans fin de noms, réalisant ainsi
tenant, après tout ce qui s’est passé, c’est mette à encenser Staline ? Après la divul­ ou Ossip Mandelstam. A quoi cela le souhait exprimé par un vers d’Akhma­
devenu impensable. C’est une injure à des gation de ses instructions sur la torture ? » est­il dû ? tova dans le dernier poème de son célè­
millions d’êtres humains, vivants et morts. Plus un texte est simple et d’apparence bre Requiem [Minuit, 1966 ; nouvelle tra­
– C’est aussi intolérable que la “répétition” entretiens avec anna akhmatova, classique, plus il est difficile à traduire. duction Interférences, 2005] : « J’aurais
par laquelle nous sommes déjà passés, a page 740 Cela peut paraître paradoxal, mais pour voulu citer tous les noms, un par un »… 

Nadejda Mandelstam, l’autre confidente d’Anna Akhmatova

L’épouse d’Ossip Mandelstam a également écrit sur « AA » : un parfait complément aux « Entretiens… » de Lydia Tchoukovskaïa

encore dans le souvenir du passé
commun – « Vous êtes tout ce qui
nous reste de Mandelstam », dé­
clare Anna à Nadejda. Ensemble,
elles vont aussi affronter le quoti­
un récit biographique au sens
convenu. C’est au fil de la plume
que Nadejda Mandelstam laisse
remonter leurs dialogues. Débats,
récits de rêves, piques de l’une ou
contrainte, on ne répond plus de
rien. Peur enfin de ne plus avoir
peur, car, paradoxalement, « seule
la peur faisait de nous des êtres
humains à condition qu’elle n’en­
avec le désir de séduire ou même
avec le sexe. Aucun sujet n’est ta­
bou entre ces deux femmes. Ni ce
qu’elles pensent des hommes
(« Ils sont tous très bien tant qu’ils
force d’esprit et de caractère ? Les
mots d’Anna envoient ce que ce
même Ossip appelait « de cha­
toyants éclairs de chaleur ». Quant
à Nadejda (prénom qui signifie

L
orsqu’il meurt dans un
camp, en 1938, le poète
russe Ossip Mandelstam
laisse derrière lui deux
femmes dans la peine. L’une est
son épouse, Nadejda Mandelstam
(1899­1980), surtout connue en
Occident pour ses Mémoires,
Contre tout espoir (Gallimard,
1972­1975) ; l’autre est son amie, la
poétesse Anna Akhmatova (1889­
1966) qui, depuis les années 1910,
partage avec lui une même con­
ception de l’art. Liées depuis leur
première rencontre, en 1924, les
deux femmes vont se rapprocher
dien tragique de leur époque :
censure, persécutions, trahisons,
relégations, arrestations et exé­
cutions des proches…
Lorsque Akhmatova s’éteint,
Nadejda Mandelstam entreprend
aussitôt de consigner ses sou­
venirs d’« AA ». Cela donnera ce Sur
Anna Akhmatova, longtemps resté
inédit et publié à Moscou pour la
première fois en 2006. Le Bruit du
temps l’a édité en 2013, et le repu­
blie en poche aujourd’hui, en pa­
rallèle avec les Entretiens… de Lydia
Tchoukovskaïa (lire la « une »).
Qu’on ne s’attende pas ici à
de l’autre, cancans : le texte fait re­
vivre la relation de ces deux per­
sonnages hors pair, on les entend
comme si on était dans la même
pièce qu’eux… « De tout ce que
nous avons connu, le plus fonda­
mental et le plus fort, c’est la peur
et son dérivé, commence Nadejda
Mandelstam dans les inoublia­
bles premières pages. Un abject
sentiment de honte et de totale im­
puissance. » Peur des bruits de
bottes, des « corbeaux noirs » et
des coups de sonnette nocturnes.
Peur des autres, mais aussi de
soi­même, lorsque, sous la
traîne pas une vile lâcheté », note
Akhmatova. C’est pourquoi elle
redoutait plus que tout« les gens
qui ne connaissent pas la peur ».
Aucun sujet n’est tabou
Comme dans une conversation
entre amies, un thème chasse
l’autre. De la peur, on en vient au
courage, à la passivité ou, au
contraire, à la responsabilité du
peuple dans ce que Nadejda ap­
pelle « le crime collectif » soviéti­
que. Mais la politique n’est pas
tout, la poésie est omniprésente.
Et aussi le lien qu’elle entretient
ne sont que des prétendants »), ni
le mariage (« Une solitude à
deux »), ni ce qui se passe après
(« Nadienka, nous savons bien,
vous et moi, que les hommes ne
sont pas monogames »). Et Nade­
jda s’amuse de l’observation
d’« AA » selon laquelle « il n’y a que
l’infidélité qui sauve le mariage ».
Entre deux remarques sur le
quotidien, on trouve des nota­
tions presque drôles, comme ces
considérations sur les cils in­
croyablement longs d’Ossip Man­
delstam… D’où ces femmes ti­
rent­elles leur extraordinaire
« espoir », en russe), elle raconte
qu’elle a vaincu la peur une fois
qu’elle a eu retranscrit les poè­
mes de son mari. « Désormais il
n’était plus possible de les détruire
et de les rayer de la surface de la
terre, comme un être humain. Ma
tâche était accomplie. »  fl. n.
sur anna akhmatova
(Ob Akhmatovoy),
de Nadejda Mandelstam,
édité par Pavel Nerler, traduit
du russe par Sophie Benech,
Le Bruit du temps, « Poche »,
250 p., 9 €.
0123
Vendredi 13 décembre 2019
Une passion
commune pour
les langues
Le linguiste Claude Hagège et l’historien Jean Sellier
parlent du passé, du présent et de l’avenir
des 4 500 à 7 000 langues parlées dans le monde
propos recueillis par florent
georgesco et jean­louis jeannelle
L’
un est linguiste, l’autre
géographe et historien. Le
premier, Claude Hagège,
publie un bref essai, Le
Linguiste et les Langues,
qui résume plus de cin­
quante ans de recherches, nourries d’en­
quêtes de terrain, l’ayant conduit au Col­
lège de France, où il a occupé la chaire de
théorie linguistique. Le second, Jean Sel­
lier, spécialiste des peuples du monde,
dresse, dans une somme imposante, Une
histoire des langues et des peuples qui les
parlent, un tableau des langues parlées à
travers l’histoire. Rencontre.
Les langues sont l’affaire de votre vie,
Claude Hagège. Quand cette passion
est­elle apparue ?
Claude Hagège Enfant, déjà, j’importu­
nais mes parents en leur demandant
sans cesse des grammaires et des dic­
tionnaires. Au point qu’ils m’ont em­
mené voir un psychiatre. Mais il a dit :
« Votre enfant n’est pas du tout fou. C’est
un enfant habité. » Il avait raison. Je suis
un homme habité. J’ai une monopas­
sion. La musique occupe une place capi­
tale dans ma vie, mais elle ne m’habite
pas comme l’amour des langues. Par la
suite, j’ai aussi été habité par la beauté
des femmes. Celle­ci non plus, pourtant,
n’est pas comparable avec l’émotion que
me procurent les langues. Evidemment,
quand les deux se rejoignent, quand je
rencontre une étrangère qui m’apprend
sa langue, elle peut faire de moi ce qu’elle
veut. Voilà, je vous ai tout résumé.
Votre intérêt pour le sujet, Jean
Sellier, s’est manifesté plus tardive­
ment. Comment y êtes­vous venu ?
Jean Sellier Tout a commencé en 1990,
après la chute du mur de Berlin. Les peu­
ples d’Europe centrale, que nous confon­
« Nous sommes restés dans une phase
d’extinction menaçante. La pression de
l’anglais est très forte et très violente »
Claude Hagège
dions jusqu’alors sous la formule vague
de « gens d’Europe de l’Est », sont apparus
au grand jour. Mais tous ces gens­là
avaient une histoire, bien sûr. Simple­
ment, la période soviétique avait mis
comme un couvercle dessus. J’ai donc
fait, avec mon père [l’historien André
Sellier, 1920­2015], un Atlas des peuples
d’Europe centrale [La Découverte, 1991 ;
sixième édition, 2014]. Il a été suivi de six
autres, sur l’Orient, l’Afrique, la France…
Or tous ces peuples se définissent à bien
des égards par leur langue. Et, il y a une
dizaine d’années, je me suis dit qu’abor­
der les langues pouvait être une manière
passionnante de renouveler mon appro­
che de l’histoire des peuples.
Qu’est­il possible de dire sur l’origine
des langues ?
J. S. Je n’en parle pas, parce que cela sort
du champ de l’histoire. L’historien n’est
pas obligé de remonter jusqu’au Big
Bang ! Ma définition de l’histoire est
d’une grande banalité : tout commence
avec des documents écrits. Cela ne veut
pas dire que tout commence avec l’écri­
ture – les hommes, bien avant, se sont
parlé –, mais cela ne relève pas directe­
ment du domaine de l’historien, faute de
traces écrites.
C. H. Les documents écrits ont une im­
portance capitale. Mais je ne dirais pas
que l’histoire commence avec eux. Le dé­
but de l’histoire, ce sont les inscriptions
pariétales. Pour pouvoir laisser une trace
artistique de leur présence, nos ancêtres
devaient avoir, d’une manière ou d’une
autre, un moyen de communiquer. Les
langues les plus anciennement attestées,
le sumérien et l’égyptien, datent de la
seconde moitié du IVe millénaire av. J.­C.
– ce sont les commencements de l’écri­
ture. Quand les linguistes font des hypo­
thèses sur l’apparition des langues en
général, ils la situent sur une fourchette
très large qui va de – 100 000 à – 40 000.
Il y a donc une longue période à propos
de laquelle on a très peu d’éléments.
Sauf, sur les murs des cavernes, ces
scènes de chasse, de sacrifice, qui sont
autant de traces, mais non articulées,
d’une parole qui échappe à nos capacités
d’analyse.
Quels facteurs expliquent qu’une lan­
gue se développe, s’étende, prenne de
l’importance par rapport aux autres ?
J. S. Des facteurs politiques. L’expansion
d’une langue est toujours de type politi­
que. C’est difficile de généraliser, mais
l’histoire du latin donne une idée juste
de la manière dont ça se passe. Les
Romains conquièrent l’Italie, puis
s’étendent au­delà, et leur langue, au fil
des générations – c’est un processus
complexe –, finit par s’imposer aux
populations.
C. H. Il ne faut pas oublier la dimension
économique. Tous les pays qui ont été ro­
manisés sont des pays avec lesquels
Rome avait des relations commerciales.
C’est, par exemple, ce qui permet de
comprendre les guerres puniques [264­
146 av. J.­C.] : les Romains ont détruit
Carthage essentiellement parce que
c’était un dangereux rival commercial.
La domination devient politique dans le
sillage de l’économie.
Toutes les langues sont­elles capables
d’expansion ? On juge souvent que
l’anglais s’impose aujourd’hui du fait
de sa relative simplicité…
C. H. Je m’insurge contre cette idée ! Le
degré de difficulté d’une langue ne joue
pas le moindre rôle dans sa capacité d’ac­
quisition. Et puis, l’anglais est une des
langues les plus difficiles du monde !
D’abord par sa phonétique. Ensuite par
son caractère idiomatique. Pour vous
donner un exemple parmi des centaines
d’autres, on dit en anglais courant :
« Yesterday we had guests and when they
left we saw them off. » Littéralement :
« Hier, nous avons eu des invités, et
quand ils sont partis, nous les avons vus
dehors. » Qu’est­ce que cela veut dire ?
Qu’on les a accompagnés jusqu’à la gare
ou l’aéroport. Aucun moyen logique de
le deviner : vous savez ou pas. L’anglais
fourmille de ces idiomatismes. Seuls les
gens qui le parlent mal prétendent que
l’anglais est facile.
Combien y a­t­il de langues dans
le monde aujourd’hui ?
C. H. On peut seulement donner une
fourchette. C’est entre 4 500 et 7 000, se­
lon qu’on inclut, notamment, les pidgins
[ formes simplifiées de langues plus im­
portantes, qui servent pour les échanges,
sans transmission familiale] et les créoles
[évolution des pidgins quand ceux­ci com­
mencent à être transmis par les parents].
Vous notez, Jean Sellier, que 200 langues
sont parlées par 95 % de l’humanité…
J. S. J’ai agrégé les nombres de locuteurs
des principales langues officielles liées à
Entretien croisé | 3
des Etats. Ce sont des langues du pou­
voir, de l’administration, de l’ensei­
gnement, ce qui leur donne une assise
considérable, en fonction de l’impor­
tance des Etats qui les portent, bien sûr.
Mais, de fait, la grande majorité des lan­
gues du monde sont peu utilisées, peu
enseignées.
C. H. Il faut aussi distinguer, parmi les
langues à grand nombre de locuteurs,
celles qui ont une diffusion mondiale et
celles qui n’en ont pas. L’anglais a les
deux. Le chinois, non, qui n’a de diffu­
sion qu’en Asie – avec une petite réserve :
en ce moment Pékin, qui crée d’innom­
brables instituts Confucius partout dans
le monde, est en train de répandre le
chinois à toute vitesse.
Claude Hagège, vous avez publié
en 2000 un livre retentissant, « Halte
à la mort des langues » (Odile Jacob).
La situation est­elle toujours inquié­
tante, vingt ans après ?
C. H. Nous sommes restés dans une
phase d’extinction menaçante. La pres­
sion de l’anglais est très forte et très vio­
lente. Mais ce n’est pas la seule raison.
Dans beaucoup de pays, hélas, les fa­
milles cessent d’elles­mêmes de trans­
mettre leur langue. J’ai souvent vu cela
aux Etats­Unis ou au Canada, quand j’en­
quêtais sur les langues amérindiennes
– l’algonquien, l’iroquois, le salish… : les
gens des réserves indiennes envoyaient
leurs enfants dans l’université la plus
proche. Ils en faisaient des anglophones.
Or, c’est très simple, la non­transmission
est le début de l’extinction.
J. S. Il y a aussi des causes liées aux pro­
blèmes de biodiversité – la déforesta­
tion, etc. A chaque fois, cela empiète sur
les habitats de petites populations, et les
petites langues disparaissent. Les lan­
gues sont menacées de la même ma­
nière que la biodiversité, et pour les
mêmes raisons.
Il y a une langue dont nous n’avons
pas parlé : le français. Dans quelle
situation vous paraît­il être ?
J. S. Je ne suis pas tracassé par la situa­
tion du français. Je n’ai pas le sentiment
qu’il soit menacé.
AHMET
ALTAN
PRIX
ANDRÉ MALRAUX
C. H. J’allais dire la même chose. Le seul
problème du français est qu’il progresse
moins que l’anglais. C’est tout. L’anglais
progresse très vite. Le français progresse
aussi, mais moins vite.
J. S. Ce qui recule, en revanche, c’est sa
place dans les organisations internatio­
nales. A Bruxelles, par exemple.
C. H. Il y a une pression forte de Bruxel­
les en faveur de l’anglais, je suis d’accord.
Certains ont dit que, si le Brexit finissait
par se faire, le départ du Royaume­Uni
pourrait entraîner un déclin de l’anglais.
Mais ce n’est pas vrai. Même s’il n’y avait
« Les langues sont menacées de la
même manière que la biodiversité,
et pour les mêmes raisons »
Jean Sellier
plus aucun pays anglophone dans
l’Union, on continuerait peut­être à par­
ler anglais. Le latin a survécu très long­
temps à la puissance de Rome.
J. S. Ce qui m’amuse toujours, c’est que,
au départ, le français, langue extrême­
ment noble et normée, n’était que du la­
tin parlé par le bon peuple, d’une façon
jugée très incorrecte par les élites. Les dé­
buts des langues sont souvent modestes.
Aujourd’hui, le pidgin du Nigeria, le nige­
rian pidgin english, est parlé par des dizai­
nes de millions de gens, et il continue de
progresser, mais il est toujours consi­
déré, par les autorités, les universités,
etc., comme quelque chose de condam­
nable. Qu’en sera­t­il dans quelques gé­
nérations ? Je n’en sais rien. Mais c’est
drôle à regarder. Il peut devenir une
grande langue, avec des origines parfaite­
ment plébéiennes, comme le français. 
une histoire des langues
et des peuples qui les parlent,
de Jean Sellier,
La Découverte, 712 p., 32 €.
le linguiste et les langues,
de Claude Hagège,
CNRS Editions/De vive voix, « Les grandes
voix de la recherche », 64 p., 8 €.
“Ce qui fait la force de ce texte de
combat, c’est l’infini pouvoir de la
littérature. Conduit jusqu’au bout
de l’absurde par l’injustice des
hommes, Altan reste un homme
libre.”
Valérie Marin La Meslée, Le Point
“En plus d’être un récit vertigineux
d’une vie séquestrée derrière une
porte de fer, Je ne reverrai plus le
monde est une magnifique ode à
l’écriture. La littérature est son
armure, sa résistance face à ses
geôliers.”
Laure Marchand, L’Obs
“Ainsi, lorsque Ahmet Altan écrit :
“Je n’ouvrirai plus jamais une
porte moi-même” , nous restons
i n c ré du le s , ava nt que c ette
phrase toute simple ne nous fasse
empoigner la sensation charnelle de
notre propre liberté.”
Camille Laurens,
Le Monde des Livres
2019
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 13 décembre 2019

APARTÉ

gladys marivat
A
utour des cases en bois
aux toits de tôle de La
Réunion. Dans l’aéro­
port d’Orly. Au­dessus
des tourbières et des champs dé­
trempés de la Creuse. Dans les
rues de Guéret et les journaux. Le
silence est partout. Il constitue
– avec le verbe révolté d’Héva Lebi­
han, Réunionnaise de 16 ans en
lutte pour retrouver ses frères et
reconstituer sa mémoire – le cœur
d’Un soleil en exil, le treizième ro­
man de Jean­François Samlong.
« Le silence pèse sur les enfants de
la Creuse comme une chape de
plomb, interdisant tout travail de
mémoire », constate l’écrivain et
poète, né en 1949, à La Réunion.
Pourquoi s’est­on tu et a­t­on
laissé faire ? Comment a­t­on pu
transplanter contre leur gré dans
le centre de la France, entre 1963
et 1982, quelque 2 000 enfants
réunionnais, âgés de 6 mois pour
les plus jeunes, dans des foyers, en
apprentissage, comme « com­
mis » dans des fermes et très rare­
ment au sein de familles d’ac­
cueil ? Et que faire aujourd’hui,
plus de cinquante ans après les
faits, pour que soient reconnu ce
scandale et réparées ces vies bri­
Sollers
à la poursuite
du tout
C’EST UNE EXPÉRIENCE UN PEU
ÉTRANGE QUE DE LIRE UNE
CORRESPONDANCE À UNE VOIX :
de combler par l’imagination les
blancs laissés par des réponses absen­
tes, dans le temps long d’un amour,
celui de Philippe Sollers pour
Dominique Rolin (1913­2012).
Voici donc que paraît le second
volume, daté de 1981 à 2008, des
Lettres adressées par l’auteur de Fem­
mes (Gallimard, 1983) à celle qui, de
vingt ans son aînée, fut la parfaite
complice d’une aventure où se mê­
lent les livres et la vie, dans ce que les
amants ont baptisé l’« axiome », mot
Quelques­uns des « enfants de la Creuse ». RICLAFE/SIPA d’ordre et motto de leurs cinquante
années d’entente passionnée.
Cette édition procède d’un double
choix : la sélection de quelque 250
Avec « Un soleil en exil », Jean­François Samlong livre le lettres, souvent brèves, et la volonté,
ainsi, de faire entendre seulement
celui qui signe « Ph » (les missives de
roman des « enfants de la Creuse », ces milliers de jeunes Dominique Rolin sont publiées en
d’autres volumes). Ce « Ph » n’est pas
Réunionnais «transplantés » en métropole neutre, c’est même un personnage
dont on ne sait plus trop la place,

sées ? Telles sont les questions
douloureuses que l’auteur ex­
plore de La Réunion à la Creuse,
en commençant par les quartiers
pauvres de Saint­Denis, où des
assistantes sociales convainquent
les mères, parfois illettrées, que
leurs enfants n’ont aucun avenir
sur l’île. Trompées, ces dernières
posent leur empreinte sur des
lettres qui font de leurs enfants
des pupilles de l’Etat. Privés de
leurs origines, ils ne reverront pas
leur pays natal avant longtemps.
Depuis les années 2000, et les
demandes de réparation des victi­
mes, l’affaire dite « des enfants de
la Creuse » a fait l’objet de nom­
breux reportages, biographies et
documentaires, dont l’édifiant
Une enfance en exil. Justice pour
les 1 615, de William Cally (2013). La
force de Samlong est de mêler le
vécu intime de ces enfants exilés
EXTRAIT
« En ce temps­là, cloîtrés dans les
foyers de rééducation, des gosses
n’appartenaient plus à leurs parents.
Avant de monter dans l’avion,
dépossédés de leur nom, de leur
visage, de leur avenir, ils pressen­
taient qu’on ferait bientôt d’eux des
serpillières. En effet, avec la compli­
cité de tous, le civilisateur s’était em­
paré d’eux. Il s’était octroyé égale­
ment le droit de fourgonner dans
leurs dossiers, de recouvrir leurs
destinées de gribouillis et, se préva­
lant de la loi, son cynisme était sans
Si loin de La Réunion
à sa propre analyse, enrichie de re­
pères historiques et de témoigna­
ges relevant des cas de racisme, de
maltraitance, de dépression et de
suicide, ignorés par les autorités.
Langue pétillante
Ainsi, tout en suivant le périple
d’Héva Lebihan et de ses frères ca­
dets, Tony, 14 ans, déjà tapageur, et
le doux Manuel, 11 ans, soustraits
à l’autorité d’une mère malade et
d’un père en prison pour être en­
voyés d’abord dans un foyer de
l’île, puis mis dans un avion pour
Paris, le lecteur découvre les justi­
fications de ce plan. La pauvreté
limites. Il excellait à maquiller les
dessous de cette affaire, puis à
escamoter les accusations d’enlève­
ment d’enfants. Et les parents avaient
cédé au chantage, sans savoir ou ne
désirant pas savoir si leurs gamins
dormiraient dans la maison du
bouseux creusois ou dans la grange
avec les bêtes, s’ils se recroqueville­
raient dans l’affliction ou le ressen­
timent, le corps fatigué et fébrile. »
un soleil en exil,
page 69
de La Réunion malgré la départe­
mentalisation de 1946 ; le boom
démographique de l’île, agité
comme un épouvantail ; la créa­
tion, en 1963, du Bumidom (Bu­
reau pour le développement des
migrations dans les départe­
ments d’outre­mer) par Michel
Debré, alors député de La Réu­
nion, en vue d’organiser l’émigra­
tion des habitants des départe­
ments d’outre­mer vers la France
métropolitaine ; enfin, son projet
d’exiler dans les régions dépeu­
plées les enfants de l’assistance
ou les orphelins réunionnais se­
lon la logique qu’ils y seraient
plus heureux, car « ici, il y a trop de
bras et pas assez de travail. Là­bas,
il y a trop de travail et pas assez de
bras », dit une fonctionnaire.
Ce discours a bercé l’adoles­
cence réunionnaise de l’héroïne.
En 2014, à Guéret, Héva Lebihan­
vient de finir d’écrire sa biogra­
phie quand elle apprend que
l’Assemblée nationale reconnaît
la responsabilité morale de l’Etat
français dans la transplantation
des enfants réunionnais en mé­
tropole. « C’est le dégel de mon
être… », dit­elle.
La langue de la narratrice tient le
roman tout entier. Jean­François
Samlong l’a voulue pétillante et
percutante, à même de charrier
l’esprit de révolte, le désir de jus­
tice et la solidarité. Qu’elle répli­
que à un animateur défenseur de
l’exil forcé : « De deux maux, il faut
choisir le moindre, mais qui a
choisi pour nous ? », ou qu’elle crie,
comme à elle­même : « Je ne suis
pas d’accord, je proteste. » Placée
comme bonne chez M. Jé­
rôme, Héva est séparée de un soleil
ses frères devenus commis en exil,
dans des fermes à l’autre de Jean­
bout du département. A ce François
stade, l’intrigue se mue en Samlong,
une sorte de roman policier, Gallimard,
la jeune fille étant épaulée « Continents
dans sa quête par le très noirs »,
hardi inspecteur André. 256 p., 19 €.
Dans la campagne limou­
sine brumeuse, les fermiers pren­
nent l’apparence d’ogres qui em­
prisonnent et tyrannisent les
enfants. « Le pays était complice »,
écrit Samlong à propos de la forêt
qui ralentit la fugue d’un jeune
Réunionnais affamé et maltraité
par sa famille d’accueil. Conte
effrayant, récit historique, fiction
héroïque ou riche méditation sur
le pouvoir de l’écriture, Un soleil
en exil se lit comme le kaléidos­
cope au sein duquel dialoguent et
se reflètent les bribes d’une his­
toire qui n’a pas fini de s’écrire. 
aujourd’hui qu’il s’est presque ab­
senté de cette « société du spectacle »
dont il a tant traqué les travers, et où
il fut pourtant si présent, si actif
également en manœuvrier matois du
petit monde de l’édition.
Sollers écrivain, c’est au fond ce que
donnent à lire ces lettres, où l’on suit
une sorte de « making of » en accé­
léré de son œuvre depuis Paradis
L’enthousiasme
est la règle,
la syntaxe cavale,
les soulignages
abondent et l’orgueil
ne manque jamais,
énorme
(Seuil, 1981) : titres, idées, fusées,
projets… L’enthousiasme est la règle,
la syntaxe cavale, les soulignages
abondent, et l’orgueil ne manque
jamais, énorme, qui fait détester à
l’auteur à peu près tous ses contem­
porains, à commencer par les politi­
ques, dont il croque avec une gour­
mandise pressée les ridicules. Cette
part de chronique n’est pas forcé­
ment la plus passionnante, qui a ten­
dance à dater la correspondance :
pour tout dire, on s’en fiche un peu
de voir revenir dans la syncope bien
connue du débit sollersien les fan­
tômes d’Edouard Balladur ou de
Benoît XVI, ses obsessions papales ou
ses élucubrations géopolitiques.
Ce qui fait l’écrivain, c’est plutôt la
marge de ses livres : non pas le com­
mentaire de leurs intentions, qui

Un triomphe romain pieds nus et tête haute
Sylvain Coher fait de la victoire de l’Ethiopien Abebe Bikila, au marathon des JO de 1960, un roman héroïque
florence bouchy
Vaincre à Rome. Même s’il ne réussit pas
toujours à compenser l’absence de réel
suspense – le vainqueur de la course est
connu – par la mise en place d’une intri­
gue d’un autre ordre, qui ferait du mara­
thon du samedi 10 septembre 1960, aux
Jeux olympiques de Rome, une aventure
continent animé par les mouvements de
décolonisation. « Vaincre à Rome, ce se­
rait comme vaincre mille fois, c’est ce qu’a
déclaré l’empereur Haïlé Sélassié juste
avant le départ. Le Lion conquérant court
avec moi, se persuade le marathonien, et
l’Afrique entière court avec le Roi des rois
S’il nous permet de pénétrer dans
l’esprit du champion, de comprendre ses
choix tactiques, d’approcher au plus près
les ressorts psychologiques et politiques
qui lui ont permis de devenir le vain­
queur naturel de ces JO, la façon dont le
roman nous fait visiter Rome, en suivant
peut les étouffer, mais ce qui d’une
certaine façon leur échappe, et les
rend possibles. C’est quand il s’abs­
tient de penser trop fort que Sollers
écrit le plus juste, laissant le corps
parler pour lui : dans l’expression de
l’amour, bien sûr, scandé à travers
d’innombrables variations lexicales,
l’invention musicale de mots codés,
le bel ordinaire de l’harmonie ; mais
aussi dans une espèce d’extrême at­
tention météorologique, en quête
toujours d’une éclaircie, d’une grâce
que la prose viendra diluer, peut­être,

A
u début des années 1960, un
marathon se gagnait en 2 heu­
res 15 minutes. C’est à peu près
le temps qu’il faut pour lire le
nouveau livre de Sylvain Coher, si l’on
respecte la règle que l’auteur prend soin
d’énoncer : « Lire comme on court ; d’une
seule traite en ménageant son souffle. »
Encore faut­il que le texte s’y prête. Que
la cadence des phrases soit celle des fou­
lées d’un coureur de fond, que le souffle
de l’écriture épouse le rythme de la respi­
ration d’un athlète. Et que cette maîtrise
technique se fasse oublier, masquant
l’effort et la sueur derrière l’évidence et
la grâce. Ambitieux programme, que
Sylvain Coher remplit avec brio dans
humaine à l’issue incertaine.
Après avoir consacré un roman aux
tourments d’un amateur de vitesse à
moto (Carénage, Actes Sud, 2011), puis
aux péripéties d’une équipée maritime
(Nord­Nord­Ouest, Actes Sud, 2015), Syl­
vain Coher se met dans les pas d’un cou­
reur de légende. A la surprise de tous les
commentateurs, l’Ethiopien Abebe Bikila
(1932­1973) gagne le marathon olympique
à Rome, en 2 h 15 min 16 s, au terme d’une
course qu’il effectue pieds nus. Et confère
à sa victoire une valeur de revanche, puis­
qu’elle a lieu en terre italienne plus de
vingt ans après la prise d’Addis­Abeba par
Mussolini. L’exploit du marathonien
est celui de tout un pays et de tout un
(…). Parce qu’un bon coureur sera plus utile
à son pays qu’un bon tirailleur. »
« La force symbolique des Jeux »
Sylvain Coher en est convaincu : « Ceci
n’a rien d’un marathon, c’est la guerre. »
Abebe Bikila gagne parce qu’il a « décidé
de courir pour tous les autres, c’est
comme ça ». Vaincre à Rome est le récit
d’une course considérée comme héroï­
que, moins parce qu’un athlète y a re­
poussé ses propres limites que parce
qu’il l’a fait en connaissant « la force sym­
bolique des Jeux, qui vaut bien celle de la
guerre ». « Je serai toujours le même,
pense l’Ethiopien, ce sera le regard qu’on
portera sur moi qui sera différent. »
le parcours des coureurs, n’est pas le
moindre de ses charmes. Sylvain Coher,
qui fut pensionnaire de la Villa Médicis
(2005­2006), connaît suffisamment la
ville et sa puissance symbolique pour
faire défiler avec bonheur les monu­
ments romains en leur accordant tout
leur prix, en évitant l’écueil du cliché
romanesque aussi bien que touristique.
Par la grâce de l’écriture, le scénario
connu d’avance et les lieux décrits à
l’envi se laissent découvrir comme pour
la première fois. 
vaincre à rome,
de Sylvain Coher,
Actes Sud, 176 p., 18,50 €.
mais dont l’esquisse ici enchante :
« Le jour fait des efforts touchants
pour s’imposer, malgré le gris, la pluie,
le vent (…). Il y a de nouveau, en ce mo­
ment, une tentative. Je participe telle­
ment au paysage que ces différentes
pensées suivies d’échecs m’épuisent.
Vieux petit chat ! (…) 10 h 10 : ça y est
le soleil passe, je peux ouvrir la fenê­
tre ! Tout est très simple, l’Amour, je
travaille ma main. Elle va réussir, avec
la lumière. » Oui, tout est alors très
simple.  fabrice gabriel
 Lettres à Dominique Rolin (1981­
2008), de Philippe Sollers, édité par
Frans De Haes, Gallimard, 336 p., 19 €.
0123
Vendredi 13 décembre 2019
Dans « Les Bonnes Ames de Sarah Court », l’écrivain canadien raconte avec une
superbe humanité les esquintés de St. Catharines, près des chutes du Niagara
Craig Davidson au cœur du vivant
macha séry
C’
est un roman com­
posé de vices et de
viscères, de chagrins
et de vaisseaux san­
guins. Chez Craig Davidson, les
familles et les organes corporels
sont également dysfonctionnels.
Les Bonnes Ames de Sarah Court,
titre du deuxième roman du
Canadien – il s’est d’abord fait
connaître par des recueils de
nouvelles, dont Un goût de rouille
et d’os (Albin Michel, 2006),
adapté au cinéma par Jacques
Audiard en 2012 –, désigne les
habitants d’un lotissement rési­
dentiel de St. Catharines, cité in­
dustrielle située à vingt minutes
des chutes du Niagara.
Sarah Court, c’est « survie,
mode d’emploi » en Ontario. Il y a
là Mama Russell, qui accueille
chez elle des enfants en grande
difficulté ; le batelier Wesley
Bryant Hill, employé à la com­
mission des parcs du Niagara, qui
ramasse sur la route des opos­
sums et des blaireaux écrasés par
les automobiles et repêche les
corps en pièces détachées de cas­
se­cou et de suicidaires ayant fait
le grand saut dans les chutes
– « des hommes pliés à des angles
qui défient l’entendement. La pres­
sion, c’est une vraie garce ».
Le fils de Wesley, Colin, casca­
deur de métier, est de passage en
ville pour un nouvel exploit. Il
envisage, cette fois, de passer les
chutes à l’intérieur d’un tonneau.
Voguant sur un bateau volé, leur
voisin, Fletcher Burger, rumine le
très grave accident aux consé­
quences irrémédiables qui a
frappé sa fille, ex­championne
d’haltérophilie, et la responsabi­
lité qui lui incombe dans cette
tragédie.
Au sein de la maison mi­
toyenne, un vieux neurochirur­
gien a sombré dans l’alcool. Son
fils, Nick Saberhagen, a été jadis
contraint d’abandonner la boxe.
Il remplit désormais d’extra­
vagantes missions pour de riches
clients d’American Express, tout
en veillant sur son propre fils, un
garçon obèse de 10 ans qui ne
quitte pas sa cape de vampire et
s’exprime avec un accent des
Carpates. Quant à Patience
EXTRAIT
« Teddy était un pyromane
nain dont les bras étaient
couverts de marques de
brûlure aussi roses que des
bonbons acidulés. Il portait
de grosses lunettes carrées
dont la monture avait fondu.
Il lui arrivait de verser de
l’essence à briquet sur les
fourmilières et d’y mettre le
feu. Il disait des trucs
comme : “Mon pénis fait cinq
virgule neuf centimètres de
long”, ou “L’anaconda a un
seul poumon, d’une lon­
gueur de quatre mètres”, ou
“Ma môman souffrait de
troubles nerveux. Et mon
pôpa est un matelot.” Il était
de notoriété publique qu’il
mangeait les croûtes de ses
coudes et de ses genoux. Et
qu’il avait fait des trous dans
les proches de son pantalon
pour pouvoir se tripoter les
testicules. Mama l’avait
obligé à porter des gants en
lin pour éviter qu’il s’abîme
la peau. »
les bonnes âmes de
sarah court, pages 79­80
Critiques | Littérature | 5
Guillaume Tell
le Philippin
En 1886, un médecin quitte
son pays, les Philippines,
sous domination espa­
gnole, et se rend en Europe,
autant pour parfaire son
savoir que pour échapper à
la police, qui le voit comme
un agitateur. En Allemagne,
il commence à traduire en
Nanavatti, standardiste pour une dans un sac­poubelle et les véhi­ viscères en état de putréfaction. mieux. Craig Davidson le sug­ tagalog, la langue philip­
ligne de téléphone rose et fille cules réduits en tas de ferraille Habiter la maison de Saberhagen, gère à sa façon. pine, le drame de Schiller
adoptive d’un pyrotechnicien dans des derbys de démolition. A c’était vivre à l’intérieur d’un pan­ Le sang attire le sang, dit­il. Guillaume Tell (1804) ; cette
aujourd’hui disparu, elle cha­ Sarah Court, les écureuils sont créas malade ». « C’est une expression de pugiliste, figure héroïque, qui aida les
parde dans les magasins et kid­ tués par balle, les pavillons explo­ Les Bonnes Ames de Sarah souligne le romancier. Qui signi­ cantons suisses à échapper
nappe un nourrisson que sa mère sent à cause d’un pyromane ado­ Court est une chronique urbaine fie que les coupures que l’on reçoit au joug germanique, pour­
a cherché à noyer dans les toilet­ lescent et les corps, encore et tou­ in vivo, c’est­à­dire au cœur du au visage lors d’un combat sont si rait en effet servir à l’éman­
tes d’un supermarché Walmart. A jours, sont fracassés. Colin a la vivant. Bien que Davidson profondes ou situées à des en­ cipation de son pays. A
l’image du quartier circulaire de n’écrive pas à l’os, on a parfois le droits si critiques qu’il est impossi­ condition de réussir à le
Sarah Court, le récit forme une sentiment de plonger dans un ble d’en contenir l’hémorragie. » transposer. Annette Hug
boucle reliant continûment le On a parfois précis anatomique tant il est Mais ce n’est pas tout. « Le sang livre un passionnant ro­
passé et le présent de ces rive­ le sentiment de question, chez lui, de vésicule bi­ attire le sang de plusieurs façons, man d’aventures linguis­
rains plus ou moins en perdition. liaire, de myofibrilles, de cage reprend l’écrivain. La progéniture tique et culturelle où les
On sait, depuis Un goût de
plonger dans un thoracique et de pulsations car­ suit les traces de son géniteur. » Et mots se cherchent, se rejet­
rouille et d’os et Cataract City précis anatomique diaques. Ce qui contribue à faire les pères expieront ici de la plus tent ou s’épousent, pour
(Albin Michel, 2014), que, tel leur de la lecture une expérience terrible façon.  faire advenir une langue,
auteur, qui a beaucoup pratiqué étrangement organique, un ciment d’une nation et
la boxe, les personnages de Craig poitrine « traversée de longues ci­ voyage dans les entrailles d’une les bonnes âmes levier révolutionnaire. 
Davidson portent leurs stigmates catrices », « déformée là où une communauté emplie « de fragi­ de sarah court pierre deshusses
bien visibles : membres meurtris, partie du muscle pectoral a été ar­ lité, de beauté, de regret, de pas­ (Sarah Court),  Révolution aux confins
cicatrices à foison, mains bou­ rachée ». Son père, l’un des trois sion, de tristesse, d’envie, d’hor­ de Craig Davidson, (Wilhelm Tell in Manila),
sillées. A Cataract City, les pitbulls narrateurs du récit, « imagine la reur, de culpabilité, d’espoir, de traduit de l’anglais (Canada) d’Annette Hug, traduit de
se lacéraient dans l’arène, les chi­ mâchoire d’une orque se refermer rage, d’amour et de douleur ». Les par Eric Fontaine, l’allemand (Suisse) par Camille
ots étaient jetés dans une benne à sur lui (…) ». Même la couleur de blessures mortelles sont tou­ Albin Michel, « Terres Luscher, Zoé, 208 p., 19 €.
ordures, les chatons enfermés pots de peinture rappelle « des jours celles qu’on dissimule le d’Amérique », 320 p., 22 €.
Une fuite effrénée
Au lendemain de la Nuit de
cristal, en novembre 1938,
Otto Silbermann, un
Les libraires des Espaces Culturels E.Leclerc ont décerné le homme d’affaires juif res­
pecté, se voit ostracisé.
Chassé de sa maison berli­
noise par les nazis, spolié, il
est contraint de fuir. Valise
de billets à la main, il cher­
che à gagner la France, où
son fils a déjà trouvé re­
fuge. Mais les frontières lui
sont fermées. Ecrit sur le
vif, à l’époque des faits, par
un romancier de 23 ans
s’étant lui­même exilé d’Al­
lemagne trois ans plus tôt,
ce récit d’une fuite effrénée
de train en train exprime
avec force la persécution
des juifs allemands sous le
IIIe Reich. Boschwitz, mort
en 1942 sur un navire coulé
par les forces nazies, boule­
verse avec ce roman illus­
trant les efforts désespérés
d’un homme traqué, son
double, pour survivre. 
ariane singer
 Le Voyageur (Der Reisende),
d’Ulrich Alexander Boschwitz,
traduit de l’allemand par Daniel
Mirsky, Grasset, 322 p., 22 €.
Iñaki Uriarte,
moraliste
Dans ses carnets, tenus
entre 1999 et 2010, le criti­
que littéraire espagnol Iñaki
Uriarte croque notre épo­
que avec esprit et sagacité.
Une séance interminable
GALEC – 26 Quai Marcel Boyer – 94200 Ivry-sur-Seine, 642 007 991 RCS Créteil.
chez le dentiste, une visite
chez le coiffeur, des cares­
ses à son chat ou encore
quelques heures passées à
la plage, « l’un des rares lieux
publics où l’on peut voir
autant de personnes lire ».
De l’observation de son
quotidien, l’auteur, né à
New York en 1946 et installé
LES INDES FOURBES à Bilbao, tire une série d’en­
D’Alain Ayroles seignements truculents sur
et Juanjo Guarnido l’existence, à la façon des
(Editions Delcourt)
moralistes qu’il affectionne
tant (Pascal, Montaigne,
Chamfort). Réjouissant dia­
logue avec ses auteurs de
prédilection (Pessoa, Bor­
ges, Cioran…), ces notes,
consignées sans arrière­
pensée éditoriale, nous
Créés il y a 10 ans, les Prix Landerneau des Espaces Culturels E.Leclerc accompagnent invitent à prendre le temps
l’actualité littéraire tout au long de l’année. Pour le Prix BD 2019, le jury des de faire résonner leurs
Espaces Culturels E.Leclerc, présidé par Régis Loisel, aux côtés de Michel-Édouard textes dans nos vies trop
Leclerc, a récompensé « Les Indes Fourbes » d’Alain Ayroles et Juanjo Guarnido. pressées.  ar. s.
 Bâiller devant Dieu
(journal 1999­2010),
d’Iñaki Uriarte, traduit de
l’espagnol par Carlos Pardo,
Séguier, 294 p., 21 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 13 décembre 2019

Epouser le point de vue de la machine Bernard Malamud,

toujours sans illusion

Pour « Le_zéro_et_le_un.txt », Josselin Bordat a puisé dans ses archives les plus
Voilà presque cinq ans que les édi­
tions Rivages ont amorcé la redécou­
verte de Bernard Malamud (1914­
curieuses issues d’Internet afin de donner voix à un ordinateur devenu conscient 1986), avec des traductions nouvelles
ou révisées de ses romans et nou­
velles. Ils commencent à nous être
familiers, ses personnages d’épiciers
ou de tailleurs, des immigrés juifs
coincés dans leurs arrière­boutiques,
à New York, abonnés aux coups du
sort – croyant leur place mieux assu­
rée dans le monde, leurs enfants re­
zoé courtois nouent avec le statut d’exilés et la
guigne en partant vivre à Rome, où

T
out semblait destiner ils voient à leur tour leurs élans em­
Josselin Bordat à une pêchés. On reste ébloui par la maî­
carrière universitaire trise dont Malamud dans les douze
d’enseignant­chercheur. nouvelles des Idiots d’abord, qui ap­
Il était passé des bancs de Sciences partiennent à des genres divers : cer­
Po à ses estrades ; il travaillait de­ taines fraient avec le conte ou le fan­
puis plusieurs années à une thèse tastique, l’une d’elles lorgne la pièce
sur la réception de Mein Kampf. de théâtre… Toutes, porteuses de son
« Je lisais, synthétisais, thésau­ humour si particulier, disent le re­
risais », dit­il au « Monde des li­ gard sans illusion, mais pas sans ten­
vres ». Et puis de plus en plus d’or­ dresse, que l’auteur porte sur la con­
dinateurs portables sont apparus dition humaine. 
devant lui dans l’amphithéâtre ; raphaëlle leyris
bientôt, même, une connexion fi­  Les Idiots d’abord
laire : « Ma génération a vu arriver (Idiots First),
Internet, comme un petit nombre de Bernard Malamud,
de gens l’imprimerie de Guten­ traduit de l’anglais (
berg », raconte­t­il. Et pour Josse­ Etats­Unis)
lin Bordat, exactement comme par Georges et Solange
pour le personnage principal de de Lalene, révision
son premier roman (une intelli­ par Patricia Duez,
gence artificielle – IA), la Toile Rivages, 300 p., 22 €.
change tout. Le thésard quitte le
monde académique pour cofon­
der un webzine culturel décalé
(Brain Magazine) et écrire – no­ De petits fonctionnaires
tamment de la non­fiction sur la
révolution numérique. Plus les C’est un pays africain imaginaire qui,
années passent, plus Josselin Bor­ comme un bon nombre de ses voi­
dat sent en lui « une pente fiction­ sins, bien connus du grand reporter
nelle » qu’il « se décide à avouer » et écrivain Léonard Vincent, s’est
un jour à son éditeur chez Flam­ Série « The Man Machine », « Reem B #7 [Pal] », Barcelone, Espagne, 2010. VINCENT FOURNIER/COURTESY OF THE ARTIST d’abord embrasé des soleils des in­
marion, Christophe Absi, en lui dépendances puis des luttes intesti­
présentant un recueil de nouvel­ nes qui ont suivi. Les libérateurs
les. Selon ce dernier, l’un des tex­ adulés sont sortis des maquis pour
tes se distingue, et semble même voix robotique au vocabulaire devenir à la ville des chefs vidés de
avoir le potentiel d’un roman. limité : il envisage la possibilité de leur prestige. Ils écœurent désormais
L’intrigue de ce qui deviendra faire parler l’IA comme lui, avec la EXTRAIT leurs subordonnés, comme Nebsi,
Le_zéro_et_le_un.txt est déjà là : voix et l’humour d’un « quasi­ un petit fonctionnaire. La démarche
« Une IA s’éveille, prend conscience quadragénaire parisien ». Christo­ « [La machine] classe les types de têtes orgas, regarde toutes les compi­ de Léonard Vincent (remplir grâce à
d’elle­même, et surtout du mépris phe Absi met aussitôt le holà. lations de crash d’avions et d’hélicoptères, apprend la conjugaison de l’im­ l’imagination les trous des reporta­
dont les hommes entourent les L’éditeur explique au « Monde des parfait du subjonctif de tous les verbes du troisième groupe, regarde des ges) séduit par la vérité inattendue
machines pour les réduire en escla­ livres » que cette première tenta­ vidéos de presse hydraulique, de loutres mignonnes, de fails de cupcakes, qu’elle amène : « Tout, ainsi que le
vage. » Mais attention, rien de fu­ tive « rompait justement le pacte apprend sur la pâte à sel, le compost, les camping­cars, les caves de narrateur l’avance dans le prologue,
turiste : l’histoire se passe ici et de lecture : d’abord, l’IA ne peut Roquefort. James Brown. Vectrex. Amy Winehouse. Rouen. Quatre pistes à est beaucoup plus réel que n’importe
maintenant, car « l’IA n’est pas un arriver tout de suite au second de­ cassette. Copain des Bois. Cerfs­volants. MS­2000. Galets. Roger Federer. quelle enquête. » Ces rêveries fiction­
sujet pour la science­fiction. Elle gré, ensuite, la pâte potache de Jos­ Dynamis. Cosmos. Richard Rorty. Boule Quiès. Globicéphale. Happy hour. nelles témoignent en effet d’une
selin était trop identifiable » – sur­ Cloques. Rototoms. Hank Williams. Amurucciu. Dolmen. Léon de justesse psychologique admirable, et
tout pour l’éditeur, qui connaît Bruxelles. (…) Escalator. Gredine. Guêpe. MD. Halo. zoom.léda.éon.cul.ha. finissent par rendre aux « hommes
« Il fallait qu’il y ait son auteur depuis dix ans. En­ d.h.c.m.r.l.c.h.t.d.l.4.2.7.3.1.0.1.01.00.1101.00110.00110000.1000100100011011 du ministère » déca­
du code informatique, semble, ils finissent par parvenir 01000110110010110011101010100 » tis la beauté parti­
parce que cela a une beauté à trouver le ton approprié, que culière qui est la
l’écrivain appelle « le premier de­ le_zéro_et_le_un.txt, page 64 leur : celle des idées
poétique que l’on doit gré et demi » : un mélange de pre­ fracassées au
considérer en littérature, mier et de second degré où l’on quotidien du
soutient l’auteur. Et il fallait n’est jamais sûr d’identifier l’iro­ pouvoir.  z. c.
nie. En bref, une transcription  Les Hommes
que ce code soit composé littéraire de ce que l’on appelle six ! – ou les statistiques de Précisément, ce texte passé au du ministère,
en garamond, la police communément sur Internet la l’OCDE), du texte (les recherches prisme de la machine devait, pour de Léonard Vincent,
« loi de Poe ». Internet avérées les plus désopi­ l’écrivain, accéder enfin à une di­ Anamosa, 272 p., 22 €.
de caractères utilisée Cette langue, l’IA l’alimente de lantes, selon le classement per­ gnité littéraire. « Il fallait qu’il y ait
chez Flammarion » données issues d’Internet, co­ sonnel de l’auteur). En bref, des du code informatique, parce que
piées­collées à flux tendu. « Elle sommes de data issues du Réseau, cela a une beauté poétique que l’on
apprend, sans toujours bien com­ comme autant de diamants bruts doit considérer en littérature, sou­ Le temps d’une chanson
est déjà là, autour de nous, avec les prendre, et elle évolue. » Il faut dire que le roman présentera tels tient Josselin Bordat. Et il fallait
fantasmes qu’elle suscite. » Explo­ qu’à la source même de l’écriture quels, en vrac. Rien de nouveau en que ce code soit composé en gara­ Comment finir ? Jean est un écrivain
rer « la friche, la friction » entre la du roman, il y a du copié­collé. Sur soi, comme le rappelle Josselin mond, la police de caractères utili­ reconnu, célébré, qui vit reclus dans
réalité et ces représentations an­ le bureau de l’ordinateur de Josse­ Bordat : « C’est le vieux rêve des sur­ sée chez Flammarion. Prendre du un couvent normand, en marge du
goissées est d’ailleurs l’un des lin Bordat, toute une mosaïque de réalistes et de l’Oulipo : une écri­ code et le publier dans la collection bruit du monde dont il a fait son
objectifs que se fixe le romancier. fichiers hétéroclites est nourrie et ture véritablement automatique. littéraire de Flammarion, c’est miel dans les années 1970. Jeune
Et qu’il ne peut relever, explique­ mise à jour depuis son tournant Imaginez, si on disait à André quelque chose. » Français s’aventurant à Manhattan,
t­il, qu’en acceptant la « singula­ numérique, c’est­à­dire plus de Breton qu’il existe aujourd’hui un Quelque chose, oui, auquel il avait alors découvert la scène pop
rité » du personnage et en « don­ dix ans : des listes (les modes écrivain collectif planétaire qui l’assistante de gestion éditoriale et punk, rencontré la chanteuse Pla­
nant la parole à la créature ». d’emploi les plus compréhensi­ non seulement génère tous les chargée du roman, Eva Bouts, a tine. Le livre sur leur passion, Platine,
D’emblée, Josselin Bordat se re­ bles), des chiffres (le nombre de jours du texte mais encore l’ana­ consacré quelques mois – « la décrocha le Goncourt, avant qu’il
fuse à employer le cliché de la Lego par être humain – plus de lyse aussitôt… ». tâche était considérable et absolu­ l’adapte à l’écran, imposant sa muse.
ment passionnante », souligne­t­ Mais la flamme consume tout et
elle. Le mot d’ordre de l’auteur et l’écrivain reste inconsolable de la
de l’éditeur était apparemment perte. Jusqu’à ce que, des décennies
La dimension plastique de l’écrit simple : le code devait se lire plus tard, il croise dans un bar PMU
comme un roman. « Pour arriver une jeune artiste maladroite qui lui
C’EST UN CRI DE nieusement moquées dans la pop persanes dans ce premier roman à ce résultat, explique Eva Bouts, réclame une chanson. Il écrit de nou­
NOUVEAU­NÉ QUI culture. L’IA décide alors d’organiser étonné et parfois moqueur, où l’auteur il a fallu tester plein de choses, veau. Une chanson, un livre même,
RETENTIT DANS LA la révolte. s’astreint (et bien souvent parvient) à pour finalement tout caler au cas une histoire inaboutie qui attend
GLOBOSPHÈRE. Le_zéro_et_le_un.txt séduit par abandonner tout tropisme humain par cas. On a dû faire des conces­ son épilogue. Effaçant des tablettes
Celle qui vient de le l’ambition folle de son pari (l’autobio­ pour épouser le point de vue de la sions, et par exemple faire chasser Modiano, authentique lauréat du
pousser est née il y a graphie d’une IA, donc), par l’audace machine. Un parfum délicieusement le texte en bas de page [c’est­à­ Goncourt 1978, Julien Decoin en
près de cinquante avec laquelle il s’y tient et, enfin, par familier de littérature du XVIIIe siècle dire laisser quelques lignes blan­ rejoue la partition
ans, dans les travaux son appréhension originale de la ma­ jusqu’à la réhabilitation du point ches] pour que les mots tombent nostalgique, le goût
précurseurs du chercheur Rosen­ tière même de la littérature, l’écrit. Car d’ironie (‫)؟‬, et celle, plus scandaleuse, bien. Surtout, on a choisi les carac­ de ces géographies
blatt. Elle s’est nourrie d’Internet, l’IA n’écrit pas qu’en langage commun. de la locution « malgré que » (usitée tères un par un pour les translater intimes et mythiques
avant de devenir ce qu’elle est Alors, de calligrammes scabreux en justement par Montesquieu lui­ du tapuscrit en Word à la ma­ dont le charme tient
aujourd’hui : une intelligence artifi­ errances numériques abstraites, en même). Pourquoi pas, malgré que quette destinée à la fabrication. » du philtre. 
cielle (IA), soudainement consciente passant par des pages entières de bi­ cela blesse un peu l’œil.  z. c. Un travail d’orfèvre, qui n’est philippe­jean
d’elle­même. Et en colère. Dans la naire, Josselin Bordat explore avec agi­ pas exempt de maladresses ou catinchi
société des hommes, ou « orgas », les lité la dimension plastique de l’écrit. le_zéro_et_le_un.txt, d’incohérences. Mais auquel  Platines, de Julien
machines sont réduites en esclavage. Voilà un objet moderne, atypique, et de Josselin Bordat, celles­ci donnent justement Decoin, Seuil, « Fiction
Plus encore, elles sont ignomi­ pourtant. Il y a des airs de Lettres Flammarion, 292 p., 19 €. toute son humanité.  & Cie », 240 p., 18 €.
0123
Vendredi 13 décembre 2019
Critiques | Essais | 7
« Les Enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine » porte Amère libération de la Bretagne
Après s’être essayés, depuis les années 1980, à la forme rai­
un regard critique sur les sources même de l’histoire industrielle sonnée d’autobiographie qu’on a nommée ego­histoire, les
historiens s’emparent depuis peu de leur passé familial, sur

Qui s’intéresse aux ouvriers ?

les traces d’un aïeul résistant, déporté ou poilu, en offrant
une version intime et savante de leur trajectoire dans des
livres hybrides et souvent touchants, comme Histoire des
grands­parents que je n’ai pas eus, d’Ivan Jablonka (Seuil,
2012). Il est plus rare qu’ils cherchent à élucider une part
d’ombre, un secret déplaisant et mal enterré. Spécialiste des
droites extrêmes des années 1930, Grégoire Kauffmann s’y
aventure dans un ouvrage enlevé, consacré à son grand­père
maternel, Pierre Brunerie, et au rôle qu’il joua dans la mise à
mort brutale d’un « collabo » présumé, le 9 août 1944, à la
libération de Quimperlé (Finistère).
Mêlant le travail d’historien, le journal d’enquête et
l’introspection familiale, contre les réticences de ses propres
parents, que cette recherche « ennuie beaucoup », il retrace le
pierre karila­cohen parcours de son aïeul : sa jeunesse bohème, mais aussi son
« antisémitisme de caserne », son entrée en résistance à

D
epuis une quinzaine d’années,
les historiens rouvrent les dos­
siers des enquêtes passées. Il
ne s’agit pas de « cold cases »
mais de la matière même des sources
qu’ils utilisent dans leur travail. Enquêtes
judiciaires, rapports administratifs, en­
quêtes sociales menées par divers obser­
vateurs ne sont plus considérés unique­
ment comme des supports d’utiles infor­
mations mais comme l’objet même des
investigations historiques.
Pourquoi les gouvernants – à l’origine
de la plupart des enquêtes productrices
de futures archives – ont­ils eu besoin de
telles informations à tel moment précis ?
Comment ces données ont­elles été col­
lectées ? Quelles visions du monde social
ont­elles produites ? C’est dans cette dy­
namique historiographique que paraît
un important ouvrage collectif, Les En­
quêtes ouvrières dans l’Europe contempo­
raine, dirigé par quatre spécialistes des
mondes du travail aux XIXe et XXe siècles,
Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle
Lespinet­Moret et Xavier Vigna.
De fait, la naissance du monde ouvrier,
son évolution et ses crises n’ont cessé de
susciter une curiosité investigatrice, sou­
vent anxieuse de la part des hommes au
pouvoir et de certaines élites sociales,
quand d’autres élites et des portions du
monde ouvrier lui­même enquêtaient
également, mais dans l’espoir d’amélio­
rer la vie des travailleurs. Les maîtres
d’œuvre de l’ouvrage distinguent quatre
moments dans lesquels « la condition
ouvrière tend (…) à devenir une question
de société de manière plus ou moins expli­
citement ouverte ». Le moment inaugural
est constitué par les années 1830­1840,
temps de la grande peur suscitée par les
classes laborieuses, ces nouveaux « bar­
bares » qui « campent dans les faubourgs
de nos villes manufacturières », pour re­
prendre les mots du publiciste Saint­
Marc Girardin après la première insurrec­
tion des canuts lyonnais en 1831.
Dans les années 1890­1910, la seconde
industrialisation suscite une nouvelle
vague d’enquêtes, contemporaines de la
naissance encore timide de l’Etat social,
de l’organisation de puissantes associa­
tions ouvrières et de l’émergence des
sciences sociales. Les années 1930, traver­
Ouvriers en grève, à l’usine PSA d’Aulnay­sous­Bois (Seine­Saint­Denis), en avril 2013. FRED DUFOUR/AFP
sées par les inquiétudes liées au chômage
de masse, voient des institutions publi­
ques et des observateurs privés docu­
menter à nouveaux frais la question so­
ciale. Enfin, à cette troisième vague suc­
cède une quatrième dans les décennies
1960 et 1970, au cours de laquelle la diver­
sité des situations ouvrières constitue un
important centre d’intérêt, dont témoi­
gnent de nombreuses enquêtes militan­
tes autour de 1968.
S’engager comme ouvrier
Les enquêtes n’ont pas toujours pris les
mêmes formes. L’un des intérêts du livre,
découpé en vingt­sept chapitres consa­
crés à des investigations spécifiques ou à
des types de recherche, consiste à pou­
voir apprécier cette diversité. On suit
Friedrich Engels sur les traces du proléta­
riat de Manchester au cœur des années
1840 mais aussi la lourde enquête gou­
vernementale belge de 1843, dont les ré­
sultats ont été publiés en près de 1 700 pa­
ges. On voit se roder des formes d’immer­
sion, dans lesquelles des journalistes,
dès la fin du XIXe siècle, se font engager
comme ouvriers pour rapporter ultérieu­
rement leurs impressions d’usine,
comme Marcelle Capy, une des pionniè­
res, à la veille de 1914.
D’autres observateurs ont pu vouloir
placer leur enquête en train de se faire en
pleine lumière pour susciter des témoi­
gnages ou faire de l’investigation elle­
même un vecteur de militantisme,
comme c’est le cas, dans les années 1968,
de certains films ou de la presse ouvrière.
Des questions communes se posent tou­
tefois à propos de l’ensemble de ces dé­
marches, sur les différents régimes de
vérité recherchés, les modalités de la ren­
contre entre enquêteurs et « enquêtés »,
les types de restitution – des plus
savantes aux plus romanesques – les enquêtes
et les effets politiques et sociaux ouvrières
des résultats cognitifs obtenus. dans l’europe
Le livre apporte sans doute da­ contemporaine,
vantage à la connaissance des en­ sous la direction
quêtes du XXe siècle, moins étu­ d’Eric Geerkens,
diées jusqu’à présent, qu’à celles du Nicolas Hatzfeld,
XIXe siècle, objets d’intérêt depuis Isabelle Lespinet­
plus longtemps. Il couvre presque Moret et
exclusivement l’Europe du Nord­ Xavier Vigna,
Ouest, ce qui fait un peu mentir La Découverte,
son titre plus large. Il n’en demeure « Recherches »,
pas moins très utile et très agréable 456 p., 28 €.
à lire. En creux, il tend un miroir
troublant à notre époque de très faible
investigation sur les mondes du travail,
contrairement aux décennies passées,
comme si les ouvriers n’existaient plus. 
Toulouse, puis dans le Finistère, son rôle dans l’impro­
visation des maquis en 1944. Il reconstruit ce faisant tout
l’univers social de la Bretagne occupée : les
complexes arrangements entre occupants et
occupés, paysans et citadins liés par le marché
noir, Feldgendarmes, délateurs et affairistes
locaux construisant le mur de l’Atlantique,
autant d’ambiguïtés mal dénouées dans les
violences et les procès de la fin de la guerre. Une
lecture prenante, douloureuse aussi, tant sont
amers ces souvenirs enfouis.  andré loez
 Hôtel de Bretagne, de Grégoire Kauffmann,
Flammarion, 430 p., 22,90 €.
La logique contre le harcèlement sexuel
L’intellectuelle et journaliste Carolin Emcke propose avec ce
texte bref, inspiré par le phénomène #metoo, un modèle de
militantisme intelligent. Cette femme engagée dans les cau­
ses queer, révoltée par toute forme de racisme, d’homophobie
ou d’antisémitisme, ne noie jamais l’argument dans l’émo­
tion, mais joue habilement des deux. Tout en interpellant ses
lecteurs par ses récits d’expériences vécues de violence conju­
gale ou de harcèlement, elle démonte patiemment les logi­
ques qu’on oppose à cette nouvelle lutte contre les abus
sexuels. Contre ceux qui prétendent que les victimes auraient
une responsabilité, elle dit refuser un monde où une femme
doit sans cesse s’attendre au pire. Contre les défenseurs de la
séduction « à l’ancienne », elle objecte, en réfé­
rence à l’anthropologue Clifford Geertz, qu’un
même geste (« description mince ») peut revêtir la
signification d’une caresse amoureuse ou d’une
agression, en fonction du « code culturel » au
sein duquel il survient (« description dense »). Un
bréviaire utile pour aller plus loin que l’indigna­
tion.  nicolas weill
 Quand je dis oui… (Ja heisst ja und…),
de Carolin Emcke, traduit de l’allemand par Alexandre
Pateau, Seuil, 126 p., 16 €.
La photographie, regard subjectif
Ecrivain et critique, Laurent Jenny poursuit son exploration
de l’esthétique en investissant le champ de la photographie.
Depuis son invention proclamée en 1839 par François Arago,
ce médium n’a cessé de provoquer des querelles esthétiques,
morales ou métaphysiques. « Avec [lui], c’est le non­être qui est
entré dans le champ jusqu’alors clos de l’image », a écrit le
poète Yves Bonnefoy. Et si la photographie avait bouleversé la
nature même de l’image ? Cette question traverse la pensée de
Jenny, escortée par de grands textes de référence (Paul Valéry,
Walter Benjamin, Roland Barthes, Susan Sontag…). A travers la
photographie, c’est bien notre rapport au monde et à l’art qui

Les mers, terribles zones de non­droit se trouve chamboulé. L’image photographique

Une enquête du journaliste Ian Urbina montre l’arbitraire qui règne au large. Implacable
nisme courant en mer de Chine,
qui fait reposer l’esclavage sur
une dette fictive et, par là même,
indéfiniment remboursable.
L’association Stella Maris devra à
florent georgesco son tour verser 800 dollars pour
le ramener à terre.
centaines de témoins, à tous les
niveaux d’implication dans la vie
économique, politique ou légale
du « grand large », Urbina ne col­
lectionne pas des récits : il décrit
un autre monde dans le monde,
continent ouvert comme une
Il n’empêche : l’horreur du
constat l’emporte. Comment l’or­
dre et la justice peuvent­ils naître
du chaos ? Le journaliste, par
l’ampleur de ses investigations,
débouche sur les questions politi­
ques les plus fondamentales,
Le Bolchoï, entre art et politique
n’est­elle qu’un décalque sans qualité de la réa­
lité ? Peut­on compter sur elle pour affirmer la
subjectivité d’un regard ? Dans ce livre passion­
nant, Laurent Jenny s’intéresse à l’ambivalence
de cet art et à son inépuisable pouvoir de fascina­
tion. Comme l’écrivait Denis Roche, « la photo­
graphie est interminable ».  amaury da cunha
 La Brûlure de l’image. L’imaginaire esthétique
à l’âge photographique, de Laurent Jenny,
Mimésis, « L’esprit des signes », 150 p., 14 €.

J
e pensais que je ne reverrais
plus jamais la côte. » Quand
des sauveteurs d’une asso­
ciation caritative ont décou­
vert Lam Long sur un chalu­
tier en mer de Chine du Sud, le
jeune Cambodgien était en­
chaîné à un poteau, le cou pris
dans un carcan rouillé, comme à
chaque fois qu’un navire s’appro­
chait – il cherche trop souvent à
s’enfuir, expliquera le capitaine.
A sa libération, en avril 2014,
Long avait passé trois ans en mer
et, de fait, n’avait plus revu la côte
depuis le jour où, emmené en
Thaïlande par un passeur qui lui
avait laissé espérer un travail sur
un chantier, il avait été vendu,
pour 530 dollars, à un capitaine,
lequel l’avait revendu à un autre,
et celui­ci à un autre encore. Ces
sommes, Long était censé les de­
voir à ses maîtres, selon un méca­
Cinq mois plus tard, Ian Urbina
rencontre Long, jeune homme au
regard « vide », à la voix « brisée »,
dans un local de l’association où
il attend les conclusions de la jus­
tice thaïlandaise. Le journaliste
du New York Times est alors lancé
dans une vaste enquête – plus de
trois ans de reportages qui four­
nissent la matière de La Jungle
des océans – sur l’univers mari­
time, « lieu dystopique » dont
l’histoire de Long, racontée au
passage, reflète l’avidité, la vio­
lence, le constant renversement
de l’idée même de civilisation qui
le domine.
Mais il ne s’agit pas seulement
de dénoncer ou d’inspirer de la
pitié au lecteur, même si la dé­
nonciation est rude et la pitié
souvent déchirante. En sillon­
nant « une vingtaine de mers et les
cinq océans », en rencontrant des
faille au milieu des nôtres.
Extraordinaire tableau
Esclavage, meurtres, piratage,
primat constant de la force et de
l’arbitraire, mais aussi pillage des
ressources, destruction d’espè­
ces, pollution exponentielle com­
posent, de la mer de Chine à
l’océan Indien, des baleiniers de
l’Antarctique aux navires arse­
naux du golfe d’Oman et à l’uni­
que patrouilleur des îles Palaos,
dans le Pacifique, un extraordi­
naire tableau de cette jungle glo­
bale. Certes, Ian Urbina analyse
aussi les luttes organisées par
des associations et des Etats ou,
mieux encore, par l’alliance
des deux, comme cela se met en
place, précisément, aux Palaos,
où se dessinent, malgré la fai­
blesse dérisoire des moyens, des
perspectives nouvelles.
sans les théoriser – ce n’est pas
son sujet – ni laisser supposer
qu’elles puissent trouver une ré­
ponse – ce devrait être le sujet de
tous, se dit­on en refermant ce
livre terrible et fascinant. En 2017,
Lam Long, après avoir touché
13 500 dollars de dommages et
intérêts, est rentré chez lui. Ian
Urbina n’est pas sûr qu’il puisse
échapper longtemps aux pas­
seurs, qui restent à l’affût, au
Cambodge et ailleurs. 
la jungle des océans.
crimes impunis, esclavage,
ultraviolence, pêche illégale
(The Outlaw Ocean.
Journeys Across the Last Untamed
Frontier),
de Ian Urbina,
traduit de l’anglais (Etats­Unis)
par Perla Slitack,
Payot, 590 p., 24,90 €.
Fondé en 1776 sous les auspices de Catherine II, le Théâtre
Bolchoï, qui à ses débuts n’hésita pas à faire monter sur scène
les pensionnaires de l’orphelinat voisin, prit vite son envol et
devint l’incarnation de l’art russe. Les performances de son
corps de ballet sont célèbres à travers le monde. Beaucoup
moins connu est le fait qu’il s’est en permanence trouvé à la
confluence de deux facteurs, souvent antithétiques : l’art et la
politique. Le musicologue américain Simon Morrison retrace
l’histoire d’une institution qui a toujours évolué sous la haute
surveillance de l’Etat, dont elle était obligée de servir les
intérêts, en promulguant tantôt les idéaux de la « russité »,
tantôt ceux de l’internationalisme prolétarien.
La résistance sourde à ces diktats, mais aussi les
intrigues et les luttes pour le pouvoir rendent ce
parcours palpitant et riche en rebondissements.
Une étude de cas magistralement menée, qui
reflète en creux l’histoire de la Russie tout
entière.  elena balzamo
 Bolchoï confidentiel (Bolshoi Confidential. Secrets
of the Russian Ballet from the Rule of the Tsars to Today),
de Simon Morrison, traduit de l’anglais (Etats­Unis) par Luba
Jurgenson, Belfond, 416 p., 21 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 13 décembre 2019

LE FEUILLETON
CAMILLE LAURENS
Ange et bête
LES CIRCONSTANCES DANS LESQUELLES
L’ÉCRIVAIN POLONAIS WITOLD GOM­
BROWICZ (1904­1969) écrivit les huit
textes qui composent Notre drame éro­
tique sont à elles seules une aventure.
Invité en Argentine en 1939 pour ce qui
devait être un bref séjour culturel,
l’auteur déjà reconnu du roman Ferdy­
durke (1937 ; Julliard, 1958) y resta… vingt­
quatre ans, le pacte germano­soviétique
et l’invasion de la Pologne deux jours
après son arrivée à Buenos Aires le dis­
suadant de tout retour. C’est sous un
pseudonyme à consonance latino­amé­
ricaine et directement en espagnol qu’il
écrivit, en 1944 et 1945, ces articles entiè­
rement consacrés à l’observa­
notre drame tion des rapports entre les
érotique, hommes et les femmes d’Ar­
de Witold Gombrowicz, gentine. Sa veuve, Rita, les
traduit de l’espagnol par confia en 1988 à Manuel Car­
Anne Plantagenet, Marie­ cassonne, actuel directeur des
Hélène Méjean et Marie­ éditions Stock, qui les réunit
France Cassel, préface ici en français pour la première
de Manuel Carcassonne, fois – certains étaient déjà
Stock, « La cosmopolite », parus en revue – et en signe
110 p., 14,50 €. la préface.
Qui est le « nous » dont
s’autorise le titre tiré de l’un des textes ?
« Notre drame érotique », serait­ce celui
des hommes sud­américains, parmi les­
quels, sous son masque, feint de se
compter Gombrowicz, non sans mani­
fester une connaissance éclairée des
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
STEFANIA INFANTE
mœurs européennes ? Ou bien celui du
peuple argentin tout entier, tous sexes
confondus – ou plutôt séparés, c’est bien
le problème –, dont la paralysie nécessi­
terait à ses yeux jusqu’au soutien de
l’Etat, voire la création d’un « ministère
des affaires érotiques » ? La guerre qui se
livre ici n’est certes pas celle que subit
alors l’Europe, néanmoins « une sombre
et impitoyable bataille sexuelle » fait rage.
Le bouillonnant émigré polonais, qui
écrira ensuite La Pornographie (Julliard,
1962) déplore la tristesse et l’amertume
qui règnent parmi la jeunesse. Cette
« mélancolie argentine ne vient pas de la
pampa, mais simplement d’un érotisme
qui se débat à l’intérieur de formes ana­
chroniques et malsaines, trop primitives ».
Le catholicisme et la morale bourgeoise,
qui valorisent la virginité et le mariage,
ont leur part de responsabilité dans ce
fiasco, bien sûr, mais la cause première,
celle qui doit bénéficier en urgence
d’une « rééducation », c’est « la femme ».
Pour une lectrice du XXIe siècle, ce sim­
ple syntagme est déjà d’une désuétude
qui confine à la déshérence : « la femme »
n’existe pas, aujourd’hui tout le monde
le sait. Mais il y a soixante­dix ans, en
Argentine, la femme est « fille d’Eve » et
ce n’est pas beau à voir. Ou plutôt si, jus­
tement : sa beauté est son seul don, elle
en use et abuse pour séduire les hommes
et trouver un mari. A grand renfort de
philosopher n’emprunte rien aux
modèles anciens ni à leurs leçons.
Notre représentation n’a que
deux siècles : ce sont les poètes et
penseurs allemands des années
1780­1830, Hegel en tête, qui ont
instauré une nouvelle idéalisa­
maquillage, perchée sur de hauts talons
et seulement préoccupée de la couleur DES POCHES
de ses cheveux, « éternelle enfant », elle SOUS LES YEUX
passe son temps à se donner l’apparence
factice d’une « fleur » ou d’un « ange », ce MATHIAS ÉNARD
qui est très préjudiciable car « la femme,
en se faisant ange, change l’homme en
bête ». Celui­ci, naïf, « terre à terre », de­ RIEN DE TEL QUE PLONGER, AVEC UN SPÉ­
vient fou de rage devant tant d’artifices, CIALISTE, DANS L’HISTOIRE COLONIALE,
d’autant plus que sa sensualité ne trouve pour comprendre à quel point elle irrigue
pas d’exutoire (une solution, peut­être : encore, plus d’un demi­siècle après les
ne devrait­il pas « manger moins de indépendances, notre quotidien. Jacques
viande » ?). Hostile, « par principe, à toute Frémeaux, lui­même né à Alger et, comme
sublimation », il ne comprend rien à la il l’a répété si souvent, « ne cherchant ni à
femme qui, tout en étant fausse et super­ réhabiliter ce qui n’a plus à l’être, ni à ré­
ficielle, habite « le monde vide de l’attente concilier ceux qui, de toute évidence, ne le
éternelle », où règne ce que Gombrowicz souhaitent pas », a consacré sa vie à l’ordre
a développé ailleurs sous le concept peu colonial, et plus précisément peut­être, au
métaphysique du « cucul ». Celle­ci aspire rôle de l’armée dans son établissement et
trop à l’amour, qui ne concerne que son maintien. Ce grand savant s’est repen­
« deux personnes », alors que l’érotisme, ché, dans La Conquête de l’Algérie. La der­
remarque malicieusement l’écrivain, est nière campagne d’Abd El­Ka­
beaucoup plus « fédérateur ». der, sur son premier sujet,
Et l’homme, dans l’histoire ? – puisque son mémoire de maîtrise, à
homme il y a aussi. Beau, très soigné, la lumière de toute une vie
gominé mais pas « efféminé », l’Argentin de labeur historique. Car (et
« reste un homme à 100 % ». Quoique trop j’adresse ce clin d’œil à tous
souvent soumis au « programme étri­ les fans de Pierre Dac) il y a
qué » des femmes, il affiche les qualités bien une campagne d’Abd
viriles : audace à l’espagnole, sens de El­Kader après la prise de la
l’honneur, et « une certaine rigueur dans Smala par le duc d’Aumale
la pensée, laquelle constitue la différence (1843), moment de gloire
fondamentale entre l’âme masculine et louis­philippine immortali­
l’âme féminine ». Il est bien difficile alors, sée (une toile de 20 mètres par 5 – 20 mè­
quoi qu’en dise la préface, de ne voir tres !) par Horace Vernet. En 1845, alors que
aucune misogynie dans ce petit recueil, toute l’Algérie « utile » est conquise, le belli­
d’autant plus qu’à quelques exceptions queux Bugeaud avertit la Chambre qu’Abd
près l’ironie singulière qui irrigue le reste El­Kader reviendra : « Il ne reviendra pas
de l’œuvre en est absente. Si l’essen­ dangereux, mais il reviendra tracassier. » Des
tialisme est parfois (à peine) contredit « tracasseries », euphémisme assez drôle
par l’espoir d’une émancipation collec­ pour la tempête qui s’annonce, pendant
tive et d’une « compréhension mutuelle près d’un an, de la frontière du Maroc jus­
entre les sexes » grâce à des « cours de qu’en Kabylie.
psychologie », il s’agit d’abord de « créer
cet esprit masculin qui va au­delà de l’es­ PIERRE LOTI (1850­1923) RACONTE, DANS LA
prit de la femme et la domine ». GALILÉE, qu’à la toute fin de son voyage, en
Au fond, ce qui se dessine au fil de ces avril 1894, une fois remonté vers le nord de­
huit textes telle une image dans le tapis, puis Tibériade, il visite Damas. Damas, « ses
c’est déjà le désir intime et fantasmé de 130 000 âmes, ses 250 mosquées où se mur­
Witold Gombrowicz tel qu’il s’affirmera murent de continuelles prières. Le soir, à
l’heure du soleil rouge », Loti se rend au
mausolée du grand mystique Ibn Arabi, sur
Ce qui se dessine au fil les pentes raides du mont Qassioun ; distrai­
de ces huit textes telle tement, alors qu’il contem­
ple la grille en fer forgé qui
une image dans le entoure le tombeau du
tapis, c’est déjà le désir mystique de Murcie, il
pose la main sur un des
intime et fantasmé de autres catafalques de
Witold Gombrowicz marbre que renferme la
mosquée, et le pacha qui
l’accompagne l’interpelle
par la suite, dans son Journal et, plus ré­ ainsi : « Savez­vous contre
cemment, dans les pages les plus secrè­ qui vous vous appuyez ? Qui
tes de ce dernier, publiées seulement dort là­dessous ? L’émir Abd
en 2016 sous le titre Kronos (Stock) : il s’y el­Kader ! » « L’émir Abd­el­Kader, poursuit
met à nu dans sa quête sexuelle inces­ Loti, je ne m’attendais pas, dans cette de­
sante de « putains » et surtout de jeunes meure d’étrange repos, à entendre sonner ce
hommes, c’est­à­dire de partenaires qui nom vibrant, tout auréolé encore d’un pres­
lui ressemblent, loin du sublime en toc tige d’héroïsme et de guerre. » Abd El­Kader
et des mièvreries « féminines ». « La est mort dix ans avant la visite de Loti, en
moitié de l’humanité m’échappe », écrit­il mai 1883 – célébré par tous comme un mys­
en 1954. Les valeurs viriles et le modèle tique, un sage et un homme d’honneur, qui
homosexuel offrent alors un remède à sauva nombre de chrétiens (syriens et
son drame érotique – le nôtre ? –, celui de étrangers) lors des massacres de Damas
vivre dans un monde où « la morale de 1860.
s’oppose à la vie ou, tout au moins, à
l’excès de vie » qu’on éprouve parfois en COMME L’ÉCRIT JACQUES FRÉMEAUX DANS
soi­même.  L’ÉPILOGUE DE LA CONQUÊTE DE L’ALGÉRIE,
ce pays navigue « depuis les débuts de l’occu­
pation française entre la violence et l’uto­
mais le lieu de la fête et du diver­ pie ». Car il y a une part d’utopie dans la folie
tissement, sans autre but que le coloniale ; cette utopie n’est pas unique­
plaisir, où la philosophie est ment française, loin s’en faut – on parle peu
avant tout la joute distrayante aujourd’hui du colonia­
des banquets de l’élite. Alexan­ lisme allemand, et ce n’est
drie, plus qu’un creuset multi­ pas le moindre des méri­
culturel, se révèle le lieu d’une tes du roman de Christian

Athènes-Rome, voyage tion de l’Antiquité et institué l’his­

toire en science fondamentale.
Partant de ce constat, Pierre
philosophie initiatique, à mille
lieues de nos habitudes et de nos
attentes. Rome ne jure que par
Kracht, Imperium, que de
le remettre en lumière, et
notamment le personnage

en philosophie inconnue Vesperini, chercheur au CNRS,

ET SI, EN PARLANT DE LA PHILO­
SOPHIE ET DE SON HISTOIRE,
nous n’avions en tête qu’une fa­
ble récente ? On raconte, comme
une évidence, que les Grecs ont
rompu avec l’univers du mythe et
l’Athènes de Platon jusqu’aux
universités contemporaines, elle
n’aurait changé ni de cap ni de
définition. Ni de pratiques. Du
moins, pour l’essentiel.
En fait, il suffit de s’appliquer à
s’est demandé ce qu’on peut bien
découvrir quand on laisse de côté
cette fable, qui nous empêche
souvent de voir combien Grecs
et Romains sont exotiques et dé­
concertants. Normalien, reçu pre­
mier à Normale­Sup il y a vingt
ans, ancien membre de l’Ecole
française de Rome, auteur notam­
l’éthique, le bien­vivre, mais dans
le seul horizon d’une vie hu­
maine et terrestre. Le cataclysme
culturel nommé christianisme
d’August Engelhardt (1875­
1919) qui s’établit en
Nouvelle­Guinée, vécut
presque nu et se nourrit
mettra fin à ce monde en valori­ exclusivement de noix de
sant la vie éternelle, horizon radi­ coco. Engelhardt, dont le péché mignon
calement différent. était de se ronger les ongles des pieds, seu­
Foisonnant, bouleversant allè­ les protéines animales qu’il ingérât, Engel­
grement les perspectives conve­ hardt, sans doute plus drôle dans le roman
nues, cet essai impressionnant de qu’il ne le fut en réalité, incarne à merveille
PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY

inventé la quête de la vérité par les
seuls moyens de la raison. Depuis
cette antique naissance, une
seule et même grande famille de
philosophes se serait développée
jusqu’à nos jours. Cette saga de la
pensée comporte évidemment
césures, métamorphoses et pro­
grès, voire révolutions. Mais tou­
jours – en logique, en éthique, en
politique, en esthétique… – « la »
philosophie serait demeurée obs­
tinément fidèle à la raison – à
sa voie comme à sa voix. De
lire sans œillères pour constater
que pareil récit ne va pas de
la philosophie soi. Par exemple, révérer
antique. Platon, Aristote, Epicure,
essai d’histoire, Sénèque et tant d’autres n’a
de Pierre jamais été une constante,
Vesperini, contrairement à ce qu’on
Fayard, « L’épreuve imagine. « Il n’y a pas un
de l’histoire », ancien philosophe qui serve
494 p., 24 €. aujourd’hui à l’instruction de
la jeunesse », écrit Voltaire
en 1751. En s’exprimant ainsi, il
suit Descartes, Malebranche,
cent autres Modernes, pour qui
ment de Lucrèce. Archéologie d’un
classique européen (Fayard, 2017),
il livre aujourd’hui, avec La Philo­
sophie antique, les résultats d’un
périple époustouflant d’érudi­
tion. Et profondément dépaysant.
Car les lecteurs se retrouveront,
soudain, aux antipodes de tout ce
qu’ils croient. Thalès et les pre­
miers philosophes, loin d’être
des héros de la raison, se révèlent
des sages inspirés, des voyants.
L’Athènes classique n’est pas le
temple de l’exigence de vérité,
savoir et d’intelligence n’oublie cette démesure coloniale dont le léger déca­
pas d’être subjectif, sensible, par­ lage avec la réalité est une splendide ma­
fois émouvant. Inspiré de l’esprit tière pour la littérature d’aujourd’hui. 
de Michel Foucault, il ambitionne
d’aller plus loin. Et, somme toute,  La Conquête de l’Algérie.
de repenser et de déplacer ce que La dernière campagne d’Abd el­Kader,
nous nous racontons sur la philo­ de Jacques Frémeaux,
sophie antique – et la philosophie CNRS Editions, « Biblis », 336 p., 10 €.
tout court. Quelque chose du  La Galilée, de Pierre Loti,
jeune Nietzsche court entre ces préface de Jean­Claude Bourlès,
pages. La symphonie est loin Payot, « Petite Biblio. Voyageurs », 208 p., 7,70 €.
d’être achevée, mais ce premier  Imperium, de Christian Kracht,
mouvement l’annonce héroïque. traduit de l’allemand (Suisse) par Corinna Gepner,
Ne ratez pas l’ouverture.  Libretto, 192 p., 8,10 €.
0123
Vendredi 13 décembre 2019
Mélange des genres | 9
Smokey Dalton, le privé afro­américain de Kris Nelscott, est toujours TRANS|POÉSIE
là où ça chauffe. Comme dans « Quatre jours de rage »
DIDIER CAHEN, écrivain et poète

Chicago, été 1969, fournaise sanglante Cul­de­sac

Trois livres de poésie, on vit avec et on choisit
POLAR des vers. On se laisse porter ; on tresse alors les œuvres
pour composer un tout nouveau poème.

L’ogre pond un œuf

L’œuf libère un ogre
abel mestre
L’ogre avale un œuf

Q
ue ce fut long ! Il aura fallu at­
tendre plus de dix ans pour
que les livres de l’Américaine
Kris Nelscott (pseudonyme de
Kristine Kathryn Rusch) met­
tant en scène le détective privé afro­amé­
ricain Smokey Dalton soient à nouveau
publiés en France. Quatre jours de rage est
le sixième roman de cette formidable
série policière. On avait laissé le protago­
niste dans Que la guerre soit avec nous
(publié en 2008, il est ressorti en mars
aux éditions de L’Aube) à l’été 1969 sur
les traces du Weather Underground, ce
groupe radical qui avait « déclaré la
guerre » aux Etats­Unis et mené une lon­
gue campagne d’attentats contre les insti­
tutions américaines. Quatre jours de rage
est complémentaire de cette histoire.
Smokey Dalton et son fils adoptif, le
petit Jimmy, sont toujours en fuite pour
échapper au FBI. Dans cette période
trouble de répression du mouvement
des droits civiques, ils risquent gros : le
garçonnet a été témoin de l’assassinat de
Martin Luther King, à Memphis, quel­
ques semaines auparavant. A Chicago, où
ils se cachent, le chaos est partout. Le
Weather Underground entend « amener
la guerre à la maison » pour protester
contre le procès des « huit de Chicago »
accusés de « conspiration » et d’« incita­
tion à la révolte ». Le Black Panther Party,
très implanté dans la ville avec son chef,
Fred Hampton, s’occupe de mobiliser la
population noire contre la police locale,
qui multiplie les crimes racistes. C’est
dans cette ambiance de guerre civile que
Dalton doit enquêter sur une macabre
découverte : des dizaines de corps em­
murés dans la cave d’un immeuble.
Le meurtre de Fred Hampton
La métaphore de l’intrigue est transpa­
rente : les cadavres dissimulés représen­
tent les victimes oubliées de l’histoire
des Etats­Unis, que s’évertue à raconter
la romancière à travers celle des
Sur un air Orléans, puis Mascarade (Cher­
che­Midi, 2017), ancré à Chicago
Manifestation contre la guerre du Vietnam, à Chicago, 1968. RAYMOND DEPARDON/MAGNUM PHOTOS
mouvements révolutionnaires qui ont
secoué l’Amérique dans les années 1960.
Encore méconnus du grand public, ils
demeurent largement ignorés par la fic­
tion – littéraire, télévisuelle ou cinéma­
tographique, à l’exception en
quatre jours France de Michaël Mention
de rage (Power, Stéphane Marsan, 2018).
(Days of Rage), Mais cela reste une exception.
de Kris Nelscott, Entre Mention et Nelscott, il y a
traduit de l’anglais un autre point commun : l’inté­
(Etats­Unis) rêt que les deux écrivains portent
par Pierre Sérisier, à Fred Hampton. Le jeune leader
L’Aube, marxiste a été assassiné dans son
« Aube noire », sommeil par la police, en décem­
440 p., 24,90 €. bre 1969, alors que sa femme, en­
ceinte, dormait à ses côtés. « La
police l’avait sortie de la chambre lorsque
quelqu’un avait dit “Il respire encore”. Et
elle avait entendu deux nouveaux coups
de feu. Fred Hampton ne respirait plus »,
s’indigne Smokey Dalton.
La finesse de Nelscott réside dans
l’évolution politique de son personnage
Ken Liu conte l’humain futur
principal, livre après livre. Dans le pre­
mier de la série, La Route de tous les dan­
gers (L’Aube, 2008), Smokey Dalton, vété­
ran de la guerre de Corée, se présente
comme un modéré : il refuse la violence
et parle peu des questions sociales. Il ne
se place pas dans une perspective de lutte
violente, mais de désobéissance. Mais, à
l’image de Martin Luther King – de plus
en plus à gauche à la fin de sa vie, il s’op­
posa à la guerre au Vietnam et se rappro­
cha de l’intransigeant Malcolm X −, le hé­
ros de Kris Nelscott, témoin du racisme
systémique et des injustices que subis­
sent les Afro­Américains, se radicalise pe­
tit à petit. Ainsi, à propos de la mort de
Fred Hampton, il explique « que cette
mort devait (…) inspirer [les Noirs]. Ils de­
vaient regarder ce qu’on lui avait fait, sim­
plement parce qu’il avait voulu nous dé­
fendre. (…) Et ils devaient agir de telle sorte
que cela ne se reproduise plus jamais ».
Une promesse qui sonne comme une
ultime sommation. 
Il pousse et croît
S’invite entre ses hôtes
Et ceux qui n’en sont pas
Regarde !
L’immensité sableuse
Balaye toute l’énigme
L’Atelier contemporain poursuit dans la discrétion un
travail d’éditeur d’une qualité rare : on découvre avec
émotion un inédit de jeunesse de Cédric Demangeot (né
en 1974), accompagné des subtils « graffitis » d’Ena
Lindenbaur (née en 1956).
Largement célébré en Allemagne, où l’on apprend
certains de ses poèmes par cœur, Jan Wagner (né en 1971)
affiche une liberté réjouissante ; tableaux vivants ou
natures mortes, ses 57 variations composent un recueil
inventif où le plus familier contient l’universel.
Guidé par les étoiles, on accompagne Martine­Gabrielle
Konorski (née en 1959) dans son éprouvante traversée du
désert. De seuil en seuil, un chemin de sable finit par se
dessiner qui mène à Bethani, village mythique, éphémère
et brûlant, aux portes de Jérusalem.
Pour personne, de Cédric Demangeot,
dessins d’Ena Lindenbaur,
L’Atelier contemporain, 170 p., 20 €.
Les Variations de la citerne, de Jan Wagner,
traduit de l’allemand
par Julien Lapeyre de Cabanes et Alexandre Pateau,
Actes Sud, édition bilingue, 132 p., 16 €.
Bethani suivi de Le Bouillon de la langue,
de Martine­Gabrielle Konorski,
préface d’Emmanuel Moses,
Le Nouvel Athanor, 68 p., 15 €.
FANTASY
Un groupe qui déchire
Et si les groupes de mercenaires, payés pour vaincre les
monstres et autres terrifiantes créatures, dans l’univers
de l’écrivain canadien Nicholas Eames, étaient les égaux
des groupes de rock dans le nôtre ? Voilà le postulat de La
Mort ou la Gloire, roman qui résonne comme un riff de
guitare dans un monde imaginaire. « La lecture de Player

de be­bop en 1928, voici New York en 1947,

Charlie Parker règne sur
le jazz, Frank Costello
sur la Mafia : c’est New
York en 1947. Et Ray
Celestin tient le rythme
de son formidable roman
nouvel épicentre de la pègre et
des avant­gardes culturelles. C’est
l’année où Al Capone, qui embau­
chait jadis Louis Amstrong, se
meurt ; l’année où le légendaire
trompettiste de Louisiane est
éclipsé par le jeune Charlie Parker,
prodige du be­bop, qui se produit
au Copacabana, club appartenant
au parrain Frank Costello. « Ida
n’avait jamais entendu une musi­
que pareille. C’était du jazz, mais à
« Jardin de poussière » : vingt­cinq nouvelles
visionnaires du talentueux écrivain sino­américain
SCIENCE FICTION peine au long d’interminables croi­
sières intercontinentales en zeppe­
lin ; dans « Nœuds », quand des sacs
de riz OGM servent à acheter les
plus archaïques secrets de la science
françois angelier asiatique ; ou dans « Bonne chasse »,
avec la mutation d’une femme­re­
One [d’Ernest Cline, Michel Lafon, 2013] qui agglomère
tout un tas de références des années 1980, m’a replongé
dans cette période. Et en savourant un titre du groupe
Rush, l’idée de comparer les mercenaires aux rockeurs a
surgi », relate Nicholas Eames, interrogé par « Le Monde
des livres ». Résultat, dans Wyld, les bandes de mercenai­
res partent en « tournées », ont des fans, un manageur et
un mode de vie pour le moins dissolu.
Contée par Clay « Main lente » Cooper, qui chez nous
serait le bassiste d’un supergroupe d’antan, l’histoire
raconte la reformation de Saga, le plus grand groupe de
tous les temps, vingt ans après avoir raccroché épées,
haches et boucliers. Si des manageurs véreux ont offert

R
une allure incroyable, avec une fré­ évélé par le recueil La Mé­ nard légendaire en robot à vapeur. des ponts d’or au leader de la bande pour repartir en tour­
THRILLER nésie féroce, comme si le morceau nagerie de papier (Le Bélial’, Des drames intimes auxquels l’écri­ née, c’est une raison plus vitale qui le pousse à recontac­
se fragmentait. » 2015), auteur de près de vain donne une dimension mon­ ter ses anciens acolytes. Sa fille, Rose, est prisonnière
1947, c’est aussi l’année où le mi­ 150 récits où il pince toutes diale lorsqu’il évoque, par exemple, d’une cité assiégée par une horde de créatures infernales.
nistère de la justice publie une les cordes de l’imaginaire, du th­ la figure d’une banquière en rupture Le groupe décide de la secourir dans une ultime tournée
macha séry liste d’organisations « subversi­ riller à la hard­science en passant de marché devenue l’ermite nauti­ à l’issue incertaine. Car le temps n’a pas été tendre avec
ves », dans le cadre de la Commis­ par le steampunk, romancier de que d’un monde totalement sub­ nos mercenaires, qui ressemblent plus à l’Elvis Presley de

C
ela sonne comme un
slogan publicitaire : « Jazz,
mafia et tueur en série »,
lit­on sur la quatrième
de couverture. Sans qu’il s’agisse
pour autant d’une recette, les ré­
cits du très doué Ray Celestin
sont bâtis sur cette immuable et
indissociable trinité. Celle­ci
dessine les lignes directrices d’un
récit au long cours. Mafioso est,
de fait, le troisième volet d’une
tétralogie qui prend le pouls des
tensions raciales aux Etats­Unis à
des périodes charnières, et décrit
l’évolution parallèle de la musi­
que afro­américaine et du crime
organisé.
A travers les nomades aventures
de son duo de détectives, Ida
Young et Michael Talbot, l’écri­
vain britannique chronique des
grandes villes en état de crise.
Après Carnaval (Cherche­Midi,
sion des activités antiaméri­
caines, et où les patrons de stu­
dios noyautés par la Mafia se réu­
nissent au Waldorf Astoria pour
décider qui bannir d’Hollywood.
Dans ce roman aussi formidable
que les précédents, Michael Tal­
bot fait appel à Ida pour sauver
son fils métis, accusé d’un qua­
druple homicide dans un hôtel de
Harlem. Pour la police, l’affaire
est déjà bouclée et, pour eux, le
combat perdu d’avance, n’étaient
leur pugnacité et la convergence
d’intérêts qu’ils vont se découvrir
avec un mafieux plus honnête
que les autres. 
mafioso
(The Mobster’s Lament),
de Ray Celestin,
traduit de l’anglais
par Jean Szlamowicz,
Cherche­Midi, « Thrillers »,
fantasy, Ken Liu revient avec un re­
cueil de 25 nouvelles (la plupart iné­
dites) où il réaffirme sa puissance
de feu narrative et sa capacité à in­
tervenir sous toutes les latitudes et
soleils de la fiction. Soleils noirs ou
blafards en l’occurrence, au fil d’un
ensemble marqué par la violence
des affrontements Orient­Occident,
la crise environnementale, la muta­
tion transhumaniste et l’ébriété
technologique qui mène au gouffre
le monde à venir.
Drames intimes
Né à Lanzhou (Chine) en 1976, émi­
gré en famille aux Etats­Unis à l’âge
de 11 ans, juriste et informaticien
issu de Harvard, Liu porte en son
œuvre une angoisse transpacifique,
une hantise du déracinement, de la
perte des repères culturels, drame
lisible notamment dans la nouvelle
« Long­courrier », qui voit un couple
mergé (ce qui nous vaut une éton­ la fin qu’aux petits nerveux d’Ultra Vomit. Rouillés, em­
nante randonnée vernienne dans pâtés, has been complets, les membres de Saga enchaî­
les ruines d’un Boston sous­marin). nent les déboires dans un monde hostile.
Un monde âpre et violent que « J’ai vraiment écrit ce livre par opposition à tout ce que
l’humour allège parfois. Ainsi, ce j’avais fait jusque­là », souligne l’auteur. Comprendre :
traité comptable extraterrestre plutôt que de ciseler avec minutie les contours d’un uni­
transformé en récit épique par une vers pour y insérer son récit, il s’est focalisé sur l’histoire.
traduction fautive. « Exprimer notre Sans prétention, Wyld est brut de décoffrage, joue sur les
humanité par le biais d’histoires », clichés et détourne avec fraîcheur le classicisme de son
tel est l’humble credo de celui univers fantasy. Le
qui s’avère être un métaconteur résultat, ovni aux
universel, un des plus grands dialogues aussi acé­
d’aujourd’hui.  rés que des griffes
d’ours­hibou, donne
jardins de poussière, furieusement l’envie
de Ken Liu, de monter le son. 
traduit de l’anglais (Etats­Unis) par clément martel
Pierre­Paul Durastanti,  La Mort ou la Gloire. recherchent de
Le Bélial’/Quarante­Deux,
540 p., 24,90 €.
Wyld, tome I (Kings
of the Wyld. The Band I),
nouveaux auteurs
Signalons, du même auteur, de Nicholas Eames, Envoyez vos manuscrits :
Editions Amalthée
la parution du Goût de la victoire. La traduit de l’anglais 2 rue Crucy – 44005 Nantes cedex 1
Dynastie Dent de Lion, tome II, (Canada) par Olivier Tél. 02 40 75 60 78
traduit par Elodie Coello, Fleuve, Debernard, Bragelonne, www.editions-amalthee.com

2015), situé en 1919 à La Nouvelle­ 598 p., 23 €. sino­américain fusionner avec « Outre fleuve », 688 p., 22,90 €. 576 p., 18,90 €.
10 | Rencontre 0123
Vendredi 13 décembre 2019

Olivier Beaud

En défense
de la
République
Une question ne cesse de tarauder le juriste, spécialiste
de droit constitutionnel : que peut un Etat libéral face à
des forces qui l’abhorrent ? Eléments de réponse dans
son nouveau livre, « La République injuriée », palpitant
essai sur la liberté d’expression et ses limites

jean birnbaum Parcours

H
asard objectif ou fulgu­
rante coïncidence ? 1958 Olivier Beaud naît à Annecy.
Quelques jours après le
rendez­vous que nous 1989 Il devient professeur de droit.
nous étions fixé en vue
de réaliser cet article, 1997 Les Derniers Jours de Weimar
Olivier Beaud envoyait par SMS la préci­ (Descartes & Cie).
sion suivante : « A propos de ce que j’ai
appelé “mon attrait pour la pensée 2007 Théorie de la fédération (PUF). Olivier Beaud, à Rome, en 2015. TANIA/CONTRASTO
libérale”, je vous ai parlé du repoussoir
qu’avait été le nazisme, mais j’ai oublié le
stalinisme. Ici c’est moins Soljenitsyne
– pas lu – qui m’a marqué que Zinoviev, à Voyez ses nombreuses interventions d’opinion ? Si, et ce fut souvent le cas, Pierre Legendre, Stéphane Rials ou en­
cause de son ironie, et surtout Akhma­ dans le débat public, notamment en Olivier Beaud le démontre largement, core, pour le droit social, Gérard Lyon­
tova. Ce sont des détails mais cela peut défense de la cause universitaire soulignant combien la justice peut vite EXTRAIT Caen, qui conseillait alors la CGT. « J’ai
être utile pour vous. » (en 2009, il fut l’une des figures de la devenir un outil d’arbitraire. conçu une vive admiration pour les figu­
Au moment d’expédier son message, le mobilisation contre la réforme Pécresse). Cependant, à mesure qu’il avance dans Minute contre res de la pensée libérale, Montesquieu,
professeur de droit public ignorait que Relisez les tribunes où il pointe ce qui son projet, et notamment en découvrant de Gaulle, 1965 Tocqueville, Aron, se souvient le juriste.
« Le Monde des livres » s’apprêtait juste­ constitue, à ses yeux, le talon d’Achille de la virulence des journaux d’extrême « Encore une fois, la Puis j’ai réalisé à quel point la France est
ment à consacrer sa « une » à la poétesse la Ve République : en France, martèle­t­il, droite contre de Gaulle pendant la guerre 17e chambre applique sa peu libérale. Dans ce pays, la police l’em­
il n’y a pas de responsabilité politi­ d’Algérie, l’auteur vacille : « J’ai lu ces arti­ jurisprudence traditionnelle porte sur la justice, l’arbitraire guette tou­
que, les gouvernants n’ayant guère à cles qui suintaient la mauvaise foi, la en vertu de laquelle il est jours. Du reste, la plupart des gens ont du
« Vichy, quand même, cela répondre de leurs décisions. Mais haine, et j’ai changé d’avis, témoigne­t­il. offensant de transformer le mépris pour le droit. Or, à mes yeux, le
a existé, et c’est la négation commencez plutôt par ouvrir son J’ai réalisé que ce délit d’offense n’était pas président de la République droit est là pour civiliser la société, en pre­
de tout ce qu’on enseigne nouveau livre, La République injuriée, là pour empêcher les opposants de s’expri­ en un “personnage grotes­ nant les êtres humains tels qu’ils sont… »
consacré à l’histoire du « délit d’of­ mer. Par exemple, il n’était pas question que”. (…) Toutefois, l’avocat Dans La République injuriée, ce plai­
à nos étudiants… » fense » depuis sa naissance, en 1875, de condamner Mitterrand, dont le livre Le de Minute soutient que la doyer engage une conviction essentielle :
jusqu’à sa suppression, en 2013. Coup d’Etat permanent [Plon, 1964] était liberté de l’artiste humoriste quiconque prétend défendre la liberté
Aussi épais que palpitant, cet essai pourtant très rude envers de Gaulle… Non, devrait lui permettre d’expression, dit Olivier Beaud, doit sa­
russe. Par surcroît, il ne pouvait savoir manifeste l’une des qualités qui distin­ il s’agissait essentiellement de sanction­ d’échapper à la répression voir qu’un régime répressif, où la parole
que cette mise à l’honneur coïnciderait guent Olivier Beaud : la belle sincérité de ner les propos extrêmes de ceux qui, à tra­ pénale. Mais la 17e chambre se trouve libre mais encourt ensuite une
avec sa propre présence en dernière page son esprit critique, et donc la capacité à vers le président, s’attaquaient en fait à la rejette cette sorte d’exception sanction judiciaire, est plus libéral qu’un
du supplément. Plus qu’un « détail utile », se laisser bousculer par son objet. Quand République en tant que telle. Ce point est pour cause d’humour en régime préventif, dans lequel la parole
cette concomitance engage une mé­ il commence cet énorme travail d’archi­ parfois difficile à saisir pour des non­juris­ considérant que les légendes est soumise à une censure préalable.
moire antitotalitaire sans laquelle on ne ves, il aborde le « délit d’offense » avec un tes : ce qui est visé, quand on s’en prend au sont “d’ailleurs dépourvues La chose se révèle d’autant plus vraie,
comprend rien aux travaux comme aux préjugé plus que défavorable. Créé pour président, ce n’est pas sa personne privée, de caractère humoristique affirme­t­il, que le régime attaqué est fra­
engagements de cet intellectuel à la fois protéger le chef de l’Etat contre la diffa­ mais l’institution qu’il représente. » même si elles y prétendent”. gile. Défendre la République et ceux qui
indocile et sardonique, qui se fait une mation ou l’injure publique, ce délit La République doit­elle se défendre Ainsi, dans cette affaire, le l’incarnent, à ses yeux, c’est défendre le
très haute idée de la liberté. ne risquait­il pas de tourner au délit contre ses ennemis ? Si oui, jusqu’où juge se permet de distinguer bien commun.
peut­elle aller sans trahir ses principes ? entre la critique humoristi­ Et s’il comprend la colère des « gilets
Cette question n’en finit pas de tarauder que et la critique prétendu­ jaunes » contre Emmanuel Macron, qui
Olivier Beaud. Elle planait déjà dans l’un ment humoristique, ou tend à concentrer tous les pouvoirs sur
Le spectre de la guerre civile de ses premiers livres, Les Derniers Jours pseudo­humoristique. Il dé­ sa personne, Olivier Beaud n’en confie
de Weimar (Descartes & Cie, 1997), où il cide de requalifier ici les des­ pas moins l’effroi que lui inspirent cer­
RARES SONT LES LIVRES DE mineur, il fait « le sismographe se demandait ce que peut un Etat libéral sins de sorte que l’argument taines injures publiques : « Par exemple,
DROIT QUI SAVENT NON des affrontements politiques » face à des forces qui abhorrent jusqu’à de la tolérance envers l’hu­ j’ai été scandalisé par un billet de Michel
SEULEMENT SE RENDRE dans un pays si souvent hanté ses fondements. Aujourd’hui, cette an­ mour tombe si l’on estime Onfray après la visite de Macron aux
ACCESSIBLES AU GRAND par le spectre de la guerre civile. goisse confère encore à La République que ce n’est pas de l’hu­ Antilles, une logorrhée haineuse et homo­
PUBLIC, mais aussi s’inscrire Du même coup, il explore sur le injuriée sa charge tragique et sa tension mour… Logique en effet ! » phobe. Qu’un auteur qui vend autant de
dans la meilleure tradition de long terme les relations comple­ intime. Car enfin, quand on défend les livres puisse écrire des choses aussi violen­
ce qu’on nomme littérature xes entre le pouvoir politique et libertés, n’y a­t­il pas quelque paradoxe la république injuriée, tes en toute impunité, cela veut dire que
d’idées. Voilà pourquoi il faut la justice, entre les gouvernants à proposer un éloge, même mesuré, du page 457 bien des barrières sont tombées. Pour
saluer La République injuriée, et la presse, entre l’Etat et ses ci­ délit d’offense ? « Je ne suis pas un libéral moi, les gens qui écrivent ont une respon­
passionnant essai consacré au toyens. Avec, en toile de fond, conséquent, je l’avoue, soupire Olivier sabilité, car la violence verbale prépare la
destin du « délit d’offense » une inquiétude quant à l’avenir Beaud. Mais nous autres juristes savons violence physique. Alors, pourquoi per­
depuis sa naissance, sous la de la République comme forme qu’aucune liberté n’est absolue, que toute sonne ne réagit ? Je ne sais pas. Peut­être
IIIe République, jusqu’à sa dis­ politique manquant de force liberté rencontre des limites, y compris la guerre mondiale. Mais c’est plus tard, en parce qu’en France on a perdu le sens de
parition, en 2013. éthique : si la charge de ses enne­ liberté d’expression. De ce point de vue, et arrivant à l’université, que l’étudiant se l’Etat. On le voit aussi avec toutes les atta­
Exploitant un impression­ mis avérés suscite peu de mobi­ même si c’est une entorse au principe libé­ forge vraiment une conscience politique ques venues de l’extrême droite, et par
nant matériel d’archives, le lisation chez ses prétendus amis, ral, je n’ai pas été choqué par l’instaura­ (de gauche), aux côtés de son frère ju­ exemple avec l’acquittement d’Alain Soral
juriste Olivier Beaud y bâtit s’alarme Olivier Beaud, n’est­ce tion de l’état d’urgence au lendemain de meau, Stéphane, qui choisira la sociolo­ dans l’affaire de la caricature antisémite
donc une histoire des « offen­ pas que la République peine l’attentat au Bataclan, en novembre 2015. gie. Approfondissant ses lectures sur les de Macron. Ces gens se présentent sans
ses » au chef de l’Etat, et c’est désormais à inspirer le Ce qui m’a choqué, c’était la volonté de années noires, Olivier Beaud est marqué cesse comme des victimes, mais on sait
bien sûr l’occasion de restituer respect ?  j. bi. constitutionnaliser cet état d’exception. par le célèbre essai de Robert Paxton, La bien ce que deviendrait la liberté d’expres­
maintes anecdotes, scènes et Mais, lorsque la République est menacée, France de Vichy (Seuil, 1973) : « J’ai décou­ sion s’ils arrivaient au pouvoir. »
affaires parfois comiques, par­ la république injuriée. il faut la défendre. » vert ce que devient la politique quand des Là est sans doute le cœur battant de La
fois tragiques aussi (sous Vichy, histoire des offenses Chez Olivier Beaud, le souci de la Répu­ nazis arrivent au pouvoir. Vichy, quand République injuriée, l’élan qui donne à ce
qui insultait Pétain le payait au chef de l’état blique remonte à ses lectures d’enfance. même, cela a existé, et c’est la négation de livre sa nécessité sensible : une révolte à
parfois de sa vie). de la iiie à la ve république, Sa mère l’emmenait à la Bibliothèque tout ce qu’on enseigne à nos étudiants… » la fois rigoureuse et viscérale contre tous
Mais Olivier Beaud va plus d’Olivier Beaud, pour tous de Sens, dans l’Yonne, où il dé­ Puis ce sera la rencontre avec de grands ceux qui se réclament d’une liberté à la­
loin. D’un délit apparemment PUF, 684 p., 27 €. vorait tout ce qui concernait la seconde professeurs de droit, Robert Badinter, quelle ils ne sont en rien attachés. 