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Trente cinq poèmes furent ajoutées aux Fleurs du mal dans l’’édition de 1861. La
période 1859-60 fut une des périodes les plus fécondes de Baudelaire, celle notamment où il
écrivit un certain nombre de ses poèmes considérés comme les plus grands. On s’attachera
aujourd’hui à trois d’entre eux. Ils sont liés par plusieurs points : tous trois sont dédiés à
Victor Hugo et se suivent dans la section Tableaux Parisiens du recueil. Paris où plus
largement la ville moderne est à la source de chacun d’eux.
Par ailleurs, les poèmes Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles formaient d’abord
un diptyque nommés Fantômes parisiens et dont l’allusion claire au poème Fantômes du
recueil d’Hugo, Les Orientales apparaît principalement dans Les Petites Vieilles. Le Cygne,
poème à l’origine d’une impressionnante bibliographie critique, est considéré par plusieurs
spécialistes dont Pichois comme le plus grand des poèmes de Baudelaire. Il est bien sûr
difficile de rendre compte sans subjectivité d’un pareil jugement, mais l’extrême richesse
poétique du texte est un fait. S’il n’est pas directement influencé par un poème d’Hugo, il est
cependant dédié à l’auteur des Orientales - il montre par ailleurs plusieurs traits
d’intertextualité, particulièrement avec la culture antique, que nous évoqueront dans ce
séminaire.
I) Le Cygne
Intertextualité
C’est l’évocation d’Andromaque qui, avant tout autre mot, place immédiatement ce
poème dans un dialogue littéraire. Dans un projet de préface, Baudelaire écrit une « note sur
les plagiats » et cite sept écrivains modernes ou classiques : parmi eux « Virgile (tout le
passage sur Andromaque », allusion très claire au Cygne. En effet, Baudelaire reprend un
passage du troisième chant de l’Enéide (les vers trois cent et suivants), mais bien que la
référence soit évidente, elle est fort loin du prétendu plagiat (il en va de même pour la plupart
des références en question dans cette note). Evoquons le texte de Virgile pour comprendre le
sens de la réécriture baudelairienne :
« Je m’éloigne du port où je laisse mes vaisseaux sur le rivage. A ce moment, aux portes de la ville,
dans un bois sacré sur les bords d’un cours d’eau qui imitait le Simoïs, Andromaque offrait à la cendre d’
Hector les mets accoutumés et les présents funèbres et elle invoquait les Mânes devant un cénotaphe de vert
gazon et deux autels consacrés pour le pleurer toujours. […] Hélas, quel sort as-tu subi, une fois dépossédée
d’un si grand époux? Et quel fortune, qui ne fût pas indigne d’elle, a visité l’Andromaque d’Hector? Es-tu
toujours la femme de Pyrrhus? » Andromaque répond : « [Pyrrhus] m’a passé moi son esclave à son esclave
Hélénus comme une chose ».
« Le célèbre « chant du cygne » remonte au don de prophétie, déjà mentionné chez Eschyle (5254-456
av. JC) : l’oiseau d’Apollon à l’approche de la mort, fait entendre des cris plaintifs mais admirables. En fait, le
cygne chanteur du nord (cygnus musicus) peut produire un son de trompette très fort et aigu ou très faible et
grave, même en période de froid extrême alors qu’il est sur le point de s’engourdir. De fait, ce fameux chant du
cygne a connu une grande faveur dans la littérature, et est devenu métaphore à connotation à la fois sexuelle et
musicale. Parlant du chant de mort d’Isolde (l’Yseut germanique) sur le corps de Tristan, à la fin de l’opéra de
Wagner, Gaston Bachelard (1884-1962) parle ainsi d’un « métaphysique chant du cygne, tout en ajoutant
aussitôt après l’avoir noté que c’est toujours en tant que désir qu’il chante » : Quel est donc ce sacrifice
enivrant d’un être à la fois inconscient de sa perte et de son bonheur - et qui chante? Non, ce n’est pas la mort
définitive. C’est la mort d’un soir. C’est un désir comblé qu’un brillant matin verra renaître, comme le jour
renouvelle l’image du cygne dressé sur les eaux. » Le chant du cygne est alors symbole de l’union amoureuse qui
parvient à son acmé. »
Le poème de Baudelaire est un chant du cygne décalé, sans mort véritable, sans
connotation sexuelle, mais où l’idée de séparation, de perte définitive est une mort
symbolique qu’il faut chanter. Le poème intègre ce chant à deux degrés : dans sa forme et sa
thématique même, il est un tel chant par extension, mais le poème est également mis en
abyme dans un chant du cygne rapporté en discours direct (en rouge) et supposé indirect (en
vert) :
L’allusion au topos du chant du cygne est évidente dans l’expression « mythe étrange
et fatal ». Si sa parole est celle d’un mythe fatal, c’est parce que c’est le chant de l’ attente
d’une réponse impossible. Ici le poème rejoint et prolonge les trois derniers quatrains des
Phares où la parole poétique meurt au bord de l’éternité. Le « ciel ironique et cruellement
bleu » préfigure ici plus que partout ailleurs dans le recueil l’azur mallarméen non que,
comme chez Mallarmé le ciel soit vide, mais parce qu’il est indifférent.
Si la parole du cygne est celle d’un mythe, elle appelle d’autres mythes elle-
même ainsi que le souligne la référence à « l’homme d’ Ovide », c’est-à-dire au passage des
Métamorphoses décrivant la naissance de l’homme et où ce dernier est opposé aux animaux
(qui ont le regard tourné vers le sol) par son front tourné vers les étoiles (I, 84-85).
L’humanisation du cygne suit le procédé qui le voit affublé des questionnements propres de la
voix poétique.
L’intratextualité du poème ne se limite pas à la figure du cygne. Elle est même encore
plus clairement présente dans le quatrain consacré à la négresse. En effet les vers 42-44 sont
plus qu’un écho, une véritable reprise des derniers vers du poème de jeunesse A une
Malabaraise, non inclus dans les Fleurs du mal mais repris plus tard dans Les Epaves:
Cf. ici :
Structure
PARTIE 1
1. Andromaque
2. Changements de Paris (Carrousel du Louvre)
3. L’ancien Paris
4. La ménagerie (Paris)
5. Le cygne
6. Le cygne
7. Le cygne
PARTIE 2
1. Changements de Paris
2. Louvre et Cygne
3. Andromaque
4. La négresse (cadre : Paris sous-entendu/Afrique)
5. Tous les humains
6. Matelots, captifs, vaincus ( et d’autres)
Ce poème, bien que dédié à Victor Hugo apparait comme une excroissance des Petites
Vieilles qui se détache du modèle hugolien. Ce texte aux nombreux manuscrits (sept)
comporte une recherche poétique novatrice qui aura une influence particulière sur Rimbaud.
En effet, on peut considérer que les deux derniers quatrains sont une source majeure du
Bateau Ivre, qui ne fait que prolonger avec une recherche rythmique plus audacieuse, le
principe de ce poème.
On remarquera sans peine que le travail rythmique est tout entier tourné vers la mise
en valeur du mouvement de la mer et que ce mouvement est perçu comme artistique en soi.
Ce type de recherche poétique est poussé à l’extrême par Rimbaud dans Le Bateau Ivre.
Des deux poèmes qui ont composés les Fantômes Parisiens, celui-ci est sans doute
aucun doute le plus encré dans un rapport d’intertextualité. La dette à Hugo est clairement
exprimé dans le même projet de préface où Baudelaire évoque Virgile - il y a « plagiat » (au
sens baudelairien) du poème Fantômes tiré des Orientales, premier recueil poétique hugolien
qui fut publié en 1829. Cependant ici, même si le terme plagiat ne convient toujours pas si
l’on cherche à l’appliquer dans son sens moderne (nous sommes bien en face d’une réécriture,
comme Ulysse de Joyce est une réécriture de l’Odyssée) la reprise est bien plus importante
que le court passage de l’Enéide dans Le Cygne. La dépendance vis-à-vis de la structure du
poème de Victor Hugo est indéniable, et au-delà, celle vis-à-vis de la compassion à l’égard
des vieilles est elle aussi évidente. Fantômes décrivait une méditation sur la mort des jeunes
filles et ce qui suggère un choix thématique en miroir du poème baudelairien.
Claude Pichois rappelle que structurellement, le poème reprend au moins trois
éléments centraux de la construction de Fantômes.
« L’imitation est visible. Dans le titre générique que portent Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles :
Fantômes parisiens, reprend et actualise le titre d’une pièce des Orientales, Fantômes dont le premier vers :
Hélas! Que j’en ai vu mourir de jeunes filles!
trouve son écho au premier vers de la troisième partie du poème de Baudelaire :
Ah! Que j’en ai suivi de ces petites vieilles!
comme l’énumération :
L’une était rose et blanche;
L’autre semblait ouïr de célestes accords;
L’autre, faible, […]
[. . . . . . .]
Toutes fragiles fleurs, sitôt mortes que nées!
organise la deuxième partie des Petites Vieilles :
Toutes m’enivrent ; […]
[. . . . . . .]
L’une, par sa patrie au malheur exercée,
L’autre, que son époux surchargea de douleurs,
L’autre, par son enfant Madone transpercée,
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !
sans oublier chez Hugo :
Une surtout - un ange […]
et chez Baudelaire :
Une, entre autres, à l’heure […] » (Pléiade, t. 1, p. 1015-16)
« Il est certain que dans un poème sublime comme Les Petites Vieilles, il n’y a pas une de leurs
souffrances qui lui échappe [à Baudelaire]. Mais la beauté descriptive et caractéristique du tableau ne le fait
reculer devant aucun détail cruel […]. Il a donné de ces visions, qui au fond, lui avaient fait mal, j’en suis sûr, un
tableau si puissant, mais d’où toute expression de sensibilité est absente, que des esprits purement ironiques et
amoureux de couleur, des cœurs vraiment durs peuvent s’en délecter. […] peut-être cette subordination de la
sensibilité à la vérité de l’expression, est-elle au fond une marque du génie, de la force, de l’art supérieur à la
pitié individuelle. Mais il y a plus étrange que cela dans le cas de Baudelaire. Dans les plus sublimes expressions
qu’il a données de certains sentiments, il semble qu’il ait fait une peinture extérieure de leur forme, sans
sympathiser avec eux […] » (cité par Pichois dans les notes de La Pléiade, t. 1, p. 1017-18).
Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,
Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ;
Ils ont les yeux divins de la petite fille
Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.
Les enjambements des vers (en rouge) et les rejets (soulignés) mettent en valeur ce
même jeu déjà remarquable dans le poème précédent : le rythme doit mimer le poème, mais
cette fois-ci le rythme est celui du déplacement cahoteux et souffrant des vieilles dans la ville.
Encore une fois, une ironique danse apparait, danse que mime le poème (comme pour les Sept
Vieillards), danse contre leur gré (« sans vouloir danser ») et dont même les mouvements
disharmonieux, dans leurs aspects de combat pour la déambulation est rendu artistique par la
recherche d’harmonie imitative (cf. les allitérations de groupes consonantiques en caractère
gras). Les vieilles, en marchant, deviennent un prétexte poétique.
Cependant, cette lecture proustienne de Baudelaire est excessive : tout d’abord elle est
confuse mêlant esthétique et moral alors même que le propos des Fleurs du mal est de les
dissocier : « une marque du génie, de la force, de l’art supérieur à la pitié individuelle ». En
quoi l’art peut-il être supérieur ou inférieur à la pensée individuelle dans la mesure où il est
distinct de celle-ci? Art et compassion ne s’oppose pas, mais ce sentiment ne peut guider
l’écriture, laquelle, foncièrement indépendante de la morale ne peut la retrouver que dans un
second temps.
Ailleurs dans Les Fleurs du mal, l’évocation de la mort comme délivrance ramène une
compassion au cœur de ce passage (cf. passage en italique). Le Cygne, par son ouverture « A
quiconque [qui] a perdu ce qui ne se retrouve / Jamais », montre qu’un sentiment de fraternité
dans la douleur - sentiment d’ordre compassionnel - demeure dans les plus haut moments de
la poésie baudelairienne. Il en va de même dans Les Petites Vieilles où, après la cruelle mise à
distance soulignée dans les quatrains cités plus haut, un second mouvement s’amorce où
apparaît une compassion supérieure : une fois l’art infusé indépendamment de la morale, sans
expression de sensibilité, la compassion revient sous une forme nouvelle :