Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
La justice hongkongaise, l’autre champ de
bataille de la contestation contre Pékin
PAR MARGOT CLÉMENT
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 17 DÉCEMBRE 2019
Dans les tribunaux engorgés de Hong Kong,
les audiences s’enchaînent, mettant sous pression
le système judiciaire, mais également les jeunes
manifestants à la pointe de la contestation. Pékin
entend utiliser le judiciaire comme une arme politique
et lui demande de juger sévèrement des gens qui se
battent pour la liberté et l’indépendance de la justice.
Le tribunal de West Kowloon, où sont jugés certains manifestants
arrêtés depuis le mois de juin 2019. © REUTERS/Jorge Silva
Hong Kong (Chine), de notre correspondante.– Ce
20 novembre, le box des accusés est trop étroit. Les
bancs sont retirés maladroitement afin de pouvoir faire
entrer les vingt prévenus. Ils resteront debout, alignés
en deux rangs serrés, pendant toute l’audience au
tribunal de West Kowloon. Le plus jeune a 16 ans,
l’écrasante majorité a moins de 26 ans et vit dans des
logements sociaux.
Beaucoup sont étudiants, mais certains sont serveurs,
techniciens, designers ou infirmières. Leur tort ?
« Avoir participé à une émeute avec d’autres gens le 18
novembre, sur Nathan Road près de la jonction avec
Waterloo Road, à Yau Ma Tei », sur la péninsule de
Kowloon, selon l’acte d’accusation succinct.
Certains se sont évadés de l’université Polytechnique
assiégée, d’autres étaient dans la rue pour faire
diversion et permettre à leurs camarades de s’évader
du campus. Au total ce jour-là, 242 prévenus sont
présentés en comparution immédiate, tous arrêtés le
même jour. Il a fallu ouvrir sept chambres dans six
tribunaux du territoire semi-autonome pour les
accueillir. C’est le premier procès d’une telle ampleur
1/4
1
depuis le début de la contestation massive le 9 juin.
Prévue à 14 heures, l’audience ne débutera qu’à 21
heures.
Le tribunal de West Kowloon, où sont jugés certains manifestants
arrêtés depuis le mois de juin 2019. © REUTERS/Jorge Silva
Dans l’intervalle, des centaines de jeunes
manifestants, masques noirs sur le nez, attendent assis
par terre. Pour la trentaine d’avocats mobilisés, c’est
« le marathon ». Ils patienteront des heures avant de
voir leurs clients, « parfois nous ne les rencontrons que
quelques minutes seulement avant l’audience », confie
une jeune avocate et certains détails se chuchotent en
début d’audience à la va-vite avec les prévenus ou leur
famille.
« De l’aurore au crépuscule on est sur le pont, résume
Lawrence Lau venu défendre deux jeunes. Le juge
n’entrera pas dans les détails aujourd’hui, il y a trop
de dossiers. » Il demandera 5 000 HKD (575 euros) de
caution, imposera un couvre-feu nocturne quotidien,
l’interdiction de quitter Hong Kong et de fréquenter la
zone d’arrestation. Soixante prévenus doivent encore
comparaître ici. L’audience se terminera dans la nuit.
Depuis juin selon les autorités, près de 5 900 personnes
ont été arrêtées. Parmi elles, 3 921 ont moins de 26
ans, 900 sont mineures. Les premières condamnations
sont tombées. Un adolescent a écopé le 25 novembre
de 3 mois dans une maison de redressement pour
« port d’arme offensive », en l’occurrence un stylo
laser. À ce jour, 870 personnes sont sous le coup
de poursuites judiciaires, dont 508 pour « émeute ».
Quelques dizaines seulement sont en détention en
attendant le procès. Toutes se sont opposées à un
projet de loi présenté au printemps et qui prévoyait
d’autoriser les extraditions vers la Chine. Le texte,
retiré depuis, aurait autorisé les procès devant la justice
chinoise, réputée opaque et politisée, et aux antipodes
du système hongkongais. Ce dernier, indépendant et
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
hérité de l’époque coloniale, constitue le socle de
l’État de droit sur lequel reposent aussi la séparation
des pouvoirs et l’égalité devant la loi, principes
fondamentaux actuellement menacés à Hong Kong
selon l’opposition.
Marc, l’un des prévenus libérés après l’audience du 20
novembre, assure qu’il va faire profil bas. « Je vais
arrêter de manifester jusqu’à la prochaine audience »,
fixée au 11 mars. « J’ai trop peur d’être arrêté à
nouveau», confie l’étudiant. Des « raptors » (unité
d’élite de la police) qui l’ont attrapé, il dit : « Ils m’ont
menacé avec leurs armes, ils m’ont insulté, traité de
cafard. Ils nous interdisaient d’appeler à l’aide sous
peine d’être frappés. Quand j’ai demandé à changer
de position, car mon pied blessé me faisait mal, des
policiers m’ont marché dessus avec terriblement de
force. »
Dans le commissariat, il sait qu’il a le droit de garder le
silence. Des avocats bénévoles, débordés, prodiguent
des conseils juridiques aux manifestants dont certains
partent protester avec un numéro d’avocat écrit sur le
bras, et recouvert de sparadrap pour que l’encre ne se
dilue pas en cas d’intervention des canons à eau.
Marc a passé des heures à attendre, à refuser en bloc
de livrer le code de son téléphone, à se faire invectiver
« avec rage ». Puis « ils m’ont pris en photo avec
un masque, alors que je n’en portais pas au moment
de l’arrestation et un policier m’a hurlé : “Arrête
p… de me faire perdre mon temps !” De nombreux
policiers m’ont entouré et je n’ai plus pu résister à la
pression : j’ai cédé. J’ai suivi les ordres et j’ai fait une
déposition. »
Un manifestant arrêté à Tsuen Man à Hong Kong
le 25 août 2019. © REUTERS/Thomas Peter
Ces confessions forcées, contraires aux procédures, ne
sont pas rares depuis juin et entravent dès le départ
le bon déroulement du processus judiciaire, déplore
2/4
2
Esmond Wong, avocat bénévole d’une dizaine de
prévenus arrêtés lors de la rafle du 18 novembre et par
ailleurs membre du groupe des avocats progressistes
défenseurs de l’État de droit et des droits humains.
« Les avocats ont énormément de difficultés depuis
juin, car il nous faut beaucoup de temps pour localiser
nos clients. Si on est chanceux, l’interpellé sur place
va peut-être entendre dans quel commissariat il va être
embarqué et le crie à la foule en même temps que
son nom. Mais c’est plutôt rare. La plupart du temps,
nous devons nous déplacer énormément, nous devons
frapper aux portes des commissariats pour savoir si
les personnes interpellées y sont détenues », raconte-
t-il.
Les gardes à vue doivent durer 48 heures au maximum
dans des locaux non adaptés aux arrestations de
masse, avec souvent seulement deux ou trois salles
d’interrogatoire. Avant les élections du 24 novembre,
la police a interpellé à tour de bras avec des
chefs d’accusation parfois si « ridicules » et « des
preuves désespérément faibles », qu’elle « relâche les
manifestants pendant la garde à vue, car personne
au commissariat n’arrive à se convaincre qu’une
inculpation tient la route », assure Esmond Wong.
Des procureurs se sont à plusieurs reprises adressés
au ministère de la justice pour demander que
soient respectés les droits devant présider à une
inculpation et que soient rappelées à la police
les notions de « fiabilité et d’honnêteté ». Les
manifestants réclament, outre l’ouverture d’une
enquête indépendante sur les violences policières
et des réformes électorales, l’abandon du chef
d’accusation d’« émeute » qui peut valoir dix ans
d’emprisonnement. Ce dernier remonte aux émeutes
de 1967 et était rarement utilisé depuis. Jusqu’à
juin dernier... Les observateurs critiquent un chef
d’inculpation vague qui permet aux autorités d’apeurer
la population. « Ils utilisent notre système judiciaire
pour appliquer leur propre agenda et la cour ne peut
rien contre ça », relève Esmond Wong.
« La police mène la danse et impose son rythme »,
souligne Lawrence Lau. Selon lui, « le message
envoyé à la société est clair : ces jeunes manifestants
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
servent d’exemple. En substance : sachez que si
vous suivez leurs pas, vous subirez aussi une longue
période d’angoisse. Vous serez probablement reconnu
innocent au bout du compte, mais, en attendant, vous
souffrirez ».
Un récent jugement vient de rappeler que le processus
judiciaire est d’ordinaire lent. Le 26 novembre, la
militante Amy Pant a été condamnée à 46 mois de
prison pour avoir arraché des briques du sol lors de « la
révolution des boulettes de poisson » en février 2016.
Aujourd’hui, « devant le très grand nombre de
prévenus, il faudra d’abord beaucoup plus de temps
à la police pour recueillir des preuves (si tant
est qu’il y en ait) – à moins qu’ils aient plus de
ressources humaines et plus de pouvoirs. Il faudra
aussi énormément de temps aux juges pour faire leur
travail, sans doute des années, et ils demanderont pour
cela certainement plusieurs reports d’audience »,
décrypte l’avocat Lawrence Lau.
Une affiche à l'université baptiste le 28 novembre 2019. © FB
Pendant ce temps, des centaines de jeunes resteront
sous le coup du couvre-feu. Et de l’intimidation. C’est
pour éviter ce sort que des dizaines de manifestants
retranchés dans l’université Polytechnique ont refusé
pendant plus d’une semaine de sortir, préférant rester
dans le campus fantomatique et finalement s’évader.
L’un d’eux expliquait son entêtement par la « peur » et
le fait que « les autorités nous mentent. Je n’ai aucune
confiance dans la police ni dans la justice ».
Au fil des semaines, la violence est montée dans
les deux camps. « J’ai intégré depuis longtemps que
si j’étais arrêté, je n’échapperai pas aux mauvais
traitements. Je savais que ça m’arriverait », raconte
3/4
3
Kelvin, encore mineur le jour de son interpellation le
2 novembre quand il a été passé à tabac dans un van
« lumière éteinte », puis hospitalisé pendant sa garde
à vue. Son inquiétude : que « les juges soient du côté
du gouvernement et des autorités chinoises ». Il assure
qu’il continuera de manifester mais « moins au front »
avant son procès.
Plusieurs cas ces dernières semaines ont montré une
application sélective de la loi, selon les opposants.
L’un des exemples les plus probants est celui d’un
policier tirant le 11 novembre à bout portant dans
l’abdomen d’un manifestant désarmé s’approchant de
lui. Hospitalisé dans un état critique, l’adolescent a
été arrêté quelques jours plus tard depuis son lit en
soin intensif et inculpé de « rassemblement illégal ».
Aucune mesure disciplinaire n’a été prise contre le
policier.
La position de Pékin est claire : « La tâche la plus
importante pour Hong Kong en ce moment est de
faire cesser la violence et de restaurer l’ordre », a
rappelé début novembre Han Zheng, premier vice-
premier ministre chinois. « C’est la responsabilité de
l’exécutif, du législatif et du judiciaire » qui doivent
coopérer dans ce sens. Le gouvernement central n’a
cessé depuis 2014 de rappeler ce qu’il avait gravé dans
un livre blanc : il « exerce un pouvoir de gouvernance
global sur Hong Kong ». Il a tenté à plusieurs
reprises de déstabiliser les institutions juridiques, en
interprétant la « Basic Law » (le texte qui fait office de
mini-constitution au territoire semi-autonome depuis
la rétrocession en 1997).
Le parlement chinois est la seule autorité pouvant
statuer sur la Basic Law, a martelé le 19 novembre
un de ses porte-parole, critiquant une décision de
la Haute Cour de la région administrative spéciale
qui a jugé anticonstitutionnelle l’interdiction du
port du masque pour les manifestants décidée
par le gouvernement local. Plusieurs associations
d’avocats ont immédiatement crié à la mise à sac
de l’indépendance de la justice et de la séparation
des pouvoirs garantis par le principe « un pays,
deux systèmes », fondamental pour la prospérité et la
viabilité à long terme du centre financier international.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
C’est dans ce contexte que les premiers procès de
manifestants de 2019 s’ouvrent donc. Pour Esmond
Wong, « la justice devrait jouer son rôle » malgré
la menace de Pékin et le risque que le gouvernement
Directeur de la publication : Edwy Plenel
Direction éditoriale : Carine Fouteau et Stéphane Alliès
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS).
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007.
Capital social : 24 864,88€.
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, François Vitrani. Actionnaires directs
et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie-
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, Société des
Amis de Mediapart, Société des salariés de Mediapart.
4/4
4
central n’impose des lois qui n’auront pas été soumises
au préalable au Parlement local. Lawrence Lau se
montre plus confiant : « La justice reste le pilier de
notre système. »
Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Courriel : contact@mediapart.fr
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Paris.