NOTE IL
SUR LES CONSTRUCTIONS GEOMETRIQUES DANS
LES ELEMENTS D'EUCLIDE.
La classification des irrationnelles au X° livre des E/éments rompt avec
la définition simple qu’on a coutume de recevoir, Deux droites sont com-
mensurables en longueut (u%xs1 evupészo:), si le rapport des nombres
qui les exprime est rationnel, c’est-A-dite si elles sont mesurées par une
miéme unité de Jongueur. Tel est le cas pour 1 et 2, Dans le cascontraire, on
a coutume de parler de longueurs irrationnelles et Pythagore avait préci-
sément introduit ce nom & propos des longueurs 1 et \/2, cté et diagonale
du carré unitaire. Or Euclide (X, déf. 3) appelle ces grandeurs commen-
surables en puissance (5 2) et il les classe — contrai-
sement A notre usage — parmi les droites rationnelles; (X, déf. 6), parce
que, considérées dans leurs carrés, elles deviennent commensurables.
On niappellera itrationnelles (Z2ovs:) que les droites incommensu-
rables et en longueur et en puissance (X, déf. 7). Euclide répartit ces
grandeurs en trois classes :
1) les médiales, ou grandeurs telles que leur carré égale un rectangle
compris sous deux droites commensurables en puissance (X, prop. 22),
soit « = \/a \/p, quand a et # sont commensurables en longueur, b n’étant
pas un carré,
2) les binomiales ou droites de deux: noms, grandeurs qui résultent de ’addi-
tion de deux droites commensurables en puissance (X, prop. 37) soit
saat yb
3) les apofomes ou grandeurs qui résultent de la soustraction de deux
droites commensurables en puissance (X, prop. 24), soit x= a— Vb.334 LA PHILOSOPHIE DE L’ ALGEBRE
A partis de ces définitions, Euclide déduit existence de 25 espéces d'irra-
tionnelles, of ne figurent naturellement que des radicaux carrés. Le
principe de examen est le suivant : « pour démontrer les propriétés de
longueurs, on construit sur ces longueurs des carrés et on cherche les
propriétés de ces carsés » (1), et c'est le méme principe qui conduit Euclide
a ranger les longueurs commensurables en puissance dans les grandeurs
rationnelles.
La premiere classe des médiales donne lieu & une seule espice. En effet,
«il résulte d'une médiale une infinité dirrationnelles, dont aucune n’est
Ja méme que celles qui la précédent » (X, prop. 115), Sig est une médiale,
b une rationnellc, le cété du carré égal au rectangle admettant a et b comme
cotés est une médiale, d’ordre différent de 5, soit ab, mais il est une
médiale,
Les vingt-quatre autres espéces résultent de la solution qu’on donne
au méme probléme appliqué aux deux autres classes d'irrationnelles.
Quelles sont les conditions pour que Je racine carrée du rectangle obtenu
sur Punité et une binomiale (ou une apotome) soit 4 son tour une bino-
miale (ou une apotome)? Si a et b ne sont commensurables qu’en puissance,
Ie probléme concernant les binomiales revient donc a se demander quand,
+» étant une longueur binomiale (u et » n’étant commensurables qu’en
puissance), on vérifie Péquation (2) :
@) @+#=e @+4
¢ désignant la longueur unité qu'on peut écrire :
(2) — 4 0%) 4 2 = 0a + ob.
(w+ 9%) est une surface mesurable et 2 w une surface médiale; ea est une
surface mesurable ct eb est médiale. Done :
G) + P= ee 2m = eb,
Lalgébre nous donne immédiatement, équivalent & ce systéme, le sys-
téme :
@ @+ 8s #-A ae (AH
Il suffit, & cet effet, de porter au carré les deux équations de (3) et de les
soustraire. Cette opération, qui ne correspond & aucune illustration intui-
(2) [1198], p. 277.
(2) Je suis ici Van der Warnpan, [1198], pp. 277 sq.CONSTRUCTIONS GEOMETRIQUES 535
tive possible, puisqu’on obtiendrait en l’appliquant des « sutsolides »,
est d’ailleurs évitée pat les Grecs, qui obtiennent (4) par ua procédé pure-
ment constructif en introduisant des lignes auxiliaires,
Pour que les deux surfaces construites sur (w + 9) et sur ¢ et (a + 4)
soient commensurables il faut que :
T a soit commensurable avec ¢.
UL Va? —# soit commensurable avec a.
Cos conditions remplics, \/2 (@ + 8) est, & son tour, une longueur bino-
miale : # + 9,
De la six espéces de binomiales,
II étant remplie; 17€ esptce a commensurable avec e, non b.
2€ esptce b commensurable avec ¢, non 2.
se espéce et b incommensurables avec ¢.
Ir n’étant pas remplie, 42 espéce @ commensurable avec ¢, non b.
s® espéce 6 commensurable avec ¢, n0n a.
6@ espece a et b incommensurables avec «.
On peut aussi exprimer les conditions en w et » au lieu de a et b. Il faut
alors que 1? — +? soit commensurable avec 1? + », donc que «? le soit
avec #8, Appelons Lil cette condition. On obtient :
III étant remplie, mais ct » n’étant pas commensurables
16F cas: u® 4 s% est mesurable, donc u* ainsi que #8, mais pas xv.
2 cas: u* +» non mesurable, donc ni x4 ni 9%, mais av,
3° cas:4? + s®non mesurable, done ni u# ni +4, ni non plus ur.
III n’étant pas remplie (e? et »® étant incommensurables).
4¢ cas: 42 4 s2est mesurable, xo n’est que médiale,
5@ cas: a? + sPest médiale, uo est mesurable.
Ge cas: a+ s¥et wv sont médiales et incommensurables.
Ces six cas conduisent 4 douze espéces de longueurs irrationnelles
u-+9 et w—», selon le type de « carrés » auxquels elles donnent lieu.
Ajoutées 4 Vespéce des médiales, elles constituent treize sortes d’irration-
nelles.536 LA PHILOSOPHIE DE L’ALGEBRE
ae
La distinction entre 1a commensurabilité en longueur et la commensu-
rabilité en puissance remonte 4 Théététe (Platon, Thérite, 147 d), auquel
les éradits ont pu démontrer que tout le Livre X des Eiéments devait étre
attribué. Ten va de méme d’ailleurs pour le livre XIII, qui fait usage des
résultats obtenus au Livre X. Par exemple, le c6té du pentagone qui est
Paréte de 'icosaddre s’écrit aujourd’hui :
« Hest le coté d'un carré dont la surface est la différence d’une surface
mesurable et d'une surface médiale » (x) (XIII, Prop. II). Cette droite
est une mineure, cest-A-dire correspond a une grandeur w— » corres-
pondant au quatriéme cas que nous avons distingué. De méme laréte
du dodécatdre s’écrit :
rire
5 Vis—v5)
r étant la longueur du rayon de la sphére cizconscrite. Il est le cété d’un
catré dont la suzface est égale a la différence d'une surface mesurable et
dune médiale @ Ava) } cette droite est une apotome (XII, 17).
Comme le remarque Van der Waerden (p. 281), les preuves d’existence,
au Livre X, commencent avec la Proposition 29. « Trouver deux longueurs
commensurables en puissance, telles que la différence de leurs carrés soit
égale au carré d'une longueur commensurable avec Ia plus longue d’entre
elles ». Classification et preuves d’existence vont de pair; les surfaces érant
données, leur différence est donnée et cette diffrence elie-méme est « car-
rable ». Or, au Livre XIII, une sorte de supplément de preuve d’existence
est fournie par les solides réguliers : leur existence est donnée avec celle
de la sphére circonscrite de rayon unité; leurs cétés existent eux aussi
et Sexpriment dans le langage du Livre X.
Ces deux livres témoignent que Théététe était en possession de deux
@) [1198], p. 283.i
CONSTRUCTIONS GEOMETRIQUES 537
idées singulitrement nouvelles : 1) Vincommensurabilité de deux grandeurs
a’est pas une propriété absolue, mais relative; de méme si ’on parle d'une
grandeur incommensurable, on se réfere tacitement au choix conventionnel
dune unité de grandeur.
2) pour les premitres irrationnelles, \/2, \/3..., — Théodore avait émuméré
ces irrationnelles jusqu’s 17 — la preuve d’existence est fournie par
Vexponentiation. Si \/2 est incommensurable a 1,2 commensurableest & 14,
Or les itrationnelles proprement dites échappent & cette preuve,
En langage moderne, étant donné le domaine de rationalité D = A (x),
od l'on a fixé Punité de longueur conventionnelle 4, les Grecs savent
que application des opérations rationnelles (+, —, x, :) — l'opération
de soustraction n’étant dailleurs pas congue en elle-méme et donnant
Tiew & des équivalents géométriques — ne fait pas sortit du domaine.
L'adjonction d'une quantité rationnelle en puissance D, = D [Ve]
(anétant pas un carré) n’est jugée inoffensive, que si l'on considare le carré
de la quantité adjointe, puisqu’on chasse du méme coup Ditrationalité.
‘Mais si ’on additionne 4 un nombre du domaine de départ la quantité
adjointe on si Yon opére une soustraction, Vexponentiation devient ino-
pérante. De méme si ’'on multiple — diviser revient ici an méme — un
nombre du domaine de départ par cette méme quantité. Les preuves
immédiates d’existence font défaut et il est alors nécessaire d’introduire
la considération des sommes ou des différences de surfaces et de classer
les irrationnelles en fonction de Virréductibilité des cartés ainsi obtenus
par rapport 2 Pexponentiation,
Ce procédé suggére deux réflexions,
En premier lieu, les Grecs sont fondamentalement opposés a 'idée qui
sera celle, si pardivement définie, d’un «domaine de rationalité ». Tl leur man-
que en effet la notion de fonction rationnelle d’une quantité, fonction qui
renvoie A un ensemble infini d’étres qu’on peut obtenis a partir d’un étre
de départ « et de a par un nombre fini d’opérations rationnelles. Ce défaut
de la mathématique grecque est d’autant plus remarquable qu’il revient
Ane pas admettre immédiatement les constructions géométriques a Vaide
de la seule droite, alors que usage de 1a droite et du cercle est constant.
Peut-étre les Grecs ont-ils su qu’avec la seule droite, regardée aussi comme
transporteur de distances, on pouvait introduire de nouvelles grandeurs
irrationnelles, & condition de pouvoir les exprimer comme sommes de
deux carrés: « En se fondant sur le théoréme de Pythagore, on peut tou-538 LA PHILOSOPHIE DE L’ALGEBRE
jours, en s’aidant d’un triangle rectangle, constmire la racine carrée de
la somme de deux carrés par le transport des longueurs » (1).
S'il en est ainsi, les Grecs auraient compris que V'application des opé-
rations rationnelles (usage de la régle scule) étaient susceptibles d’intro-
duice une infinité dirrationnelles nouvelles an point de vue of ils se pla-
caicnt, Cest-A-dire non éliminables par une mise au casré. Si la distinction
des médiales, binomiales et apotomes correspond bien a la distinction
pythagoricienne des trois moyennes géométrique, arithmétique et harmo-
nique, cette correspondance n’est plus le ressort de la classification, Pour
nous, lorsqu’on peut exprimer rationnellement une quantité en fonction
@une autre, cette expression n'est pas une extension; elle ne produit pas
un nouvel étre. Mais la difficulté que les mathématiciens ont ¢prouvée
pour prendre clairement conscience de cette conception prouve a quel
point V’esprit était habitué a la conception grecque.
En second lieu, le but que se propose Théététe dans sa classification est,
pour ainsi dire, de localiser les éléments d’adjonction en comparant les
cartés de ces éléments aux « carrés » des quantités typiques d’adjonction.
La preuve d’existence tient dans cette comparaison des susfaces. A cette
fin sont établies les premiéres Propositions du Livre X (Propositions I
a IX). La Proposition I énonce Paxiome dit d’Archiméde et il est remar-
quable qu’elle n’entre explicitement dans aucune démonstration du Livre X
et quelle n’est citée que pour XII 2 et 5. Mais, comme le note Heath (2),
elle est employée implicitement dans la Proposition 2 pour fournir le
critére dlicrationalité de Pivcnaises (opération par laquelle on sous-
trait continuement un segment d’un segment donné, puis le reste du second,
ete., par le procédé connu sous le nom d’algorithme d’Euclide). Les Propo-
sitions 3 et 4 appliquent le critére 4 2 et 4 3 longueuss. Les Propositions
5&8 portent sur les longueurs dans leur apport aux nombres : deux
grandeurs commensurabies ont entre elles un rapport numérique et récipro-
quement (Prop. 5 et 6); deux grandeurs incommensurables ne peuvent
avoir entre elles de rapport numérique (Prop, 7 et 8), Or Théétate a recueilli
de Théodore toutes ces propositions et ce dernier a da les utiliser pour
() [652}, p. 119. Pour construire une perpendiculaire & une droite donnée, Hiwear n'uti-
tise. que les deux propriétés saivantes :
1) les auteurs d'un triangle se coupent en un méme point;
2) les angles capables d'un demi cetcle sont droits,
sans avoir natureliement & construire ce cerele.
(2) {44], TY, p. 25.CONSTRUCTIONS GEOMETRIQUES 539
ses démonstrations dirrationalité. C’est avec la Proposition 8 qu’inter-
vient lapport propre de Theétite; elle établit une analogie entre les carrés
et leurs nombres. Deux carrés de longueurs commensurables ont entre
eux lo rapport de deux nombres carzés entre eux et réciproquement — ce
qui correspond aux Propositions 5 et 6. Inversement, deux carrés de
longueurs incommensurables ne peuvent avoir entre eux le rapport de
deux nombres carrés entre eux et réciproquement, ce qui correspond
aux Propositions 7 et 8.
Cette démonstration est nécessaire pour que des preaves d’existence
soient applicables aux itrationnelles nouvelles, Cest-A-dire aux grandeurs
de Théététe incommensurables non seulement en longueur, mais en puis-
sance. Elle légitime application aux surfaces de Pixcaraiceais primiti
vement destinée A comparer les longueurs. Grace & cette Proposition, le
critdre d’irrationalité (si loin qu’on pousse Pivezvaiceat, elle n’aboutit
pas & un rapport dernier), peut s’appliquer au plan et non plus seulement
4 la ligne, L’analyse des propriétés des carrés de longueurs déterminées
peut alors légitimement permettre de pousser plus avant leur classifi-
cation,
Dans le texte du Téééséée, Platon ajoute que le mathématicien aurait
étendu A espace ses démonstrations. Selon Van der Waerden, Théététe
aurait done établi que « des longueurs qui engendrent des cubes, dont le
volume est un nombre entier sans étre cubique, n’ont aucune commune
mesure avec I'unité de longueur » ([r196], p. 273). Cette proposition serait
pour Pespace Panalogue de la Proposition X.9 pour Je plan. Or elle se
trouve, pour ainsi dize, appliquée au Livre XIII, Si nous nous en tenons
en effet aux critéres de la Proposition X.9, arte du tétratdre {= ; vor)
celle de Poctaédre (=v2-), celle du cube (=4v5-) devraient étre
classées parmi les grandeurs rationnelles en puissance, puisque les quantités
sous radical disparaissent quand on les éléveau carré. Hen va bien ainsi, mais
on voit apparaitze au pseudo Livre XIV d’Hypsicles la Proposition concer-
nant espace qui manque au Livre X d’Buclide. On peut, avec Heath ({44]
IIL, 519), eésumer ainsi les résultats de ce livre : Soit AB un segment de
droite quelconque partagé par C en extréme et moyenne raison (AC > CB)
les solides réguliers étant inscrits dans la méme$40 LA PHILOSOPHIE DE L’ ALGEBRE
été du cube _
0 Ge de Picosatdre
surface du dodécaédre 6té du cube
2» surface de Ficosaédre ~ cBté dei
) volume du dodécatdre _ surface du dodécaédre,
3 “Volume de Vicosatdre ~ surface de Vicosaédre,
volume du dodécatdre _ VABY AG
4) volume de Picosaddre ~ \/AB?—p BCE
Hypsiclés réduit un probleme de rapport de volumes 3 celui d'un rapport
de cdtés de polyédres réguliets, résolu par Buclide en XIN, Proposition 18.
Ce rapport 2’est pas rationnel et Y’on voit donc ici la nécessité de extension,
signalée par Platon, de la théorie de Théététe a espace.
Dans toute cette théorie, on observera le rdle de la Géométrie. Elle
nvintervient pas par des constructions qui, méme limitées & la régle, éten-
draient les itrationnelles et crécraient inddment des étres nouveaux, mais
par des faits intuitifs « évidents » bien qu’on ne puisse pas les emprunter
a Pexpérience immédiate. Ces fait se résument dans ce qu’on pourrait
appeler ’axiome de Théététe : le crittre de Virrationalité ticé de Pivearaiceeis
en tant qu’elle enveloppe un processus infini est applicable non seulement
aux longueurs, mais aux surfaces et aux volumes, L’extension des irra-
tionnelles se trouve ainsi garantie par la possibilité de comparer (additionner
soustraire, multiplier et diviser) aussi bien surfaces et volumes que lon-
gueurs, toutes ces quantités éeant soumises a l'axiome d’Archiméde. Ce
sont alors les « idées » fondamentales (segment de droite, carré, rectangle,
polyédre) teconnues existantes @ priori, qui garantissent a leur tour les
isrationnelles qu’on obtient en les « comparant » les unes aux autres.
S'il en était ainsi, la théorie de Théététe, illustrerait adéquatement la
Philosophie de Platon, en tant qu’elle exclut et condamne toute inter-
vention du mouvement dans la Géométrie. On a, en comparaat les premiers
aux demniers dialogues, apergu une évolution dans la pensée du philosophe
qu’on a interprétée ainsi : parti de Yopposition du monde intelligibleCONSTRUCTIONS GEOMETRIQUES 541
an monde sensible, de l’étre au devenir, de Pimmobilité au mouvement,
Platon aurait, peu a peu, senti le nécessité d'introduire dans Vintelligible
lui-méme le mouvement et le devenis, cest-A-dice les définitions par cons-
tructions, et les derniers dialogues anraieat en pour fin d’expliquer le
passage des idées & la physique en installant dans les idées elles-mémes
les procédés de construction et d’approximation (1). Mais c’est la confondre
deux problémes. D’une part les derniers dialogues installent le mouvement
parmi les genres de l’étre, mais A aucun moment l'opposition du sensible
et de intelligible ne s’estompe. De plus, les procédés d’approximation
— tels que le substitut de la construction des fractions continues dont
Théoa de Smyrne nous a conservé le témoignage — ne sont pas regus
dans les Eléments d’Buclide et lorsque Platon y fait allusion c'est non
4 propos du monde intelligible, mais pour expliquer comme dans le Poli-
tique comment le monde sensible moral doit tendre vers une norme qu’il
approche sans la joindre. En réalité, lorsqu’on confond ces deux themes,
on subordonne les mathématiques 4 la physique et on introdnit les cons-
tructions dans les Idées, parce qu’on subordonne celles-ci au principe
de la possibilité de Yexpérience et qu’on lit Platon 4 travers Kant.
Proclus rapporte qu’il existait un conflit entre l’Académie de Speusippe
et ’Ecole de Cyzique de Ménechme concernant la nature des constructions
géométriques. Selon les Académiciens, le mouvement de construction
n’a liew que dans notre pensée et il ne laisse aucune trace dans la chose
une fois que, la construction tezminée, nous contemplons cette derniéze (2).
Au contraire, Ménechme, kantien avant la lettre, regarde la construction
comme la production effective des figures. Il est done « prior? impossible
que Platon regarde les constructions en elles-mémes comme des preuves
existence. Ces preuves sont liges A l’existence, recue sans discussion,
des idées (du cube, de la sphére, etc...), posées au principe méme de nos
constructions qui pe font que les imiter. Ce n’est donc pas parce que je
puis me servir d’un compas et dune régle que le cercle existe, mais inver-
sement. S’il est vrai de dire que pour Platon objet des mathématiques
est une « multiplicité définie » (3), au sens de Husserl, c’est-a-dire un sys-
téme axiomatique permettant, 4 partir d'un nombre fini d’éléments, de
tout déduire par un nombre fini de moyens de preuves, rien ne nous permet
() {96}
(2) (84], pp. 638-639.
(3) [86], 688 9g. qui interpréte ainsi la ozotyetwers, doat Vidée remonte A Paton (Phi-
bs, 160 59).@
:
542 LA PHILOSOPHIE DE L’ ALGEBRE.
de substituer a « moyens de preuves » le mot : « moyens de construction ».
Ceux-ci illustrent ceux-la, Ils ne les commandent pas, comme I’avait claire-
ment déclaré Platon Iui-méme. (République, 5272 #9) (1).
ate
Quant au fondateur de ’Ecole de Cyzique, Endoxe, il ne semble pas réser~
ver aux constructions la place attendue, Le célébre Livre V des Eléments
qui lui est attribué proctde comme un traité moderne et définit par
axiomes et dans toute sa généralité la notion de proportion, Tl ne con-
tient aucune figure, si ce n’est celle des segments de droite qui figurent
dans les proportions et il est exact de remarquer que si dans le néopla-
tonisme et surtout dans Proclus (2) on trouve exprimée l’idée d’une
(1) Le mot see¢2ywvlZetv (career) a pu faire crore & une allusion a Hippias ou & Dinos
trate, feere de Ménechme, et a I'invention de la quedatrice; Platon ne rejetterait ainsi les
procédés graphiques que pour légitimer I'vsage de la tégle et du compas ct, selon certains,
mime d'autres instruments mécaniques.
EBratosthénes, dans Je Platonicis,attribuait & Platon Ia construction mécanique du probleme
délien par deux équerres doubles emboltées ([1196], p. 269). Les modemes_ trouvent
invraisemblable cette attriburion, mais oa peut penser que Platon, qui, au dire de Plutarque,
teprochait a Eudoxe, Archytas ct Ménechme leurs solutions mécaniques, voulut montret
qu'il pouvait ea trouver une, plus 6gaate et plus simple que les leurs, toutefois sans a rece
voir en Geométrie, un peu comme Descartes défc ses contemporains de résoudre les probltmes
ptoposés par de Beaune, bien qu'il tienne sa propre solution pour un simple exercice.
Quant au texte de la Répabligae, cecpayuviCe:v ainsi que les autres mots techniques utilisés
‘eapacelvery et meoztibivat sont empruntés 4 Ia Algebre géométriquen des Pythagoriciens
(Van dee Wacrden, p. 232) et n'ont probablement aucun rapport avec la distinction dea cons
troctions légitimes et ilégitimes,
(2) «Mais, puisqu’ll est manifeste que les mtmes principes dominent les mathématiques
ct toutes les choses qui sont, de méme que nous avons considért que les principes qui leur
sont communs s’tendent 4 toutes les espéces mathématiques, nous considézeroas analogi+
‘quement que leurs théorémes sont aussi communs, simples et les produits d'une seule science
qui fait résider simultanément toutes les connaissances mathématiques dans une scule, et
nous examinerons de quelle manitre ces théorémes s’appliquent & toutes ces connaissances
ct pouvent étre considéxés dans les nombres, Jes grandeurs et les mouvements. Tels sont
‘notamment les théorémes relatifs ax proportions, aux compositions, divisions, inversions
et permutations; tels sont encore les théorémes relatifs & tous les rapports, par exemple les
sapports épimores, épimares et eapports opposés & coux-ci; enfin, en un mot, tels sont les
théortmes qui considérent d’une maniére géatrale et commune ce qui est égal ct inégal, aon
pas en tant que cela existe dans les figures, les nombres et les mouvements, mais ea tant que
cchacune de ces choses posséde elle-méme quelque nature qui leur soit commune et rende
s2 connaissance plus claire > ([103], Pp. 4-5).CONSTRUCTIONS GEOMETRIQUES 543
mathématique formelle, le seul modéle de réalisation en est la théorie
« formelle » des proportions d’Eudoxe (1).
Aprés avoir défini la condition d’homogénéité impliquée dans idee
de proportion (V, Définition 3 : &50 prye0iv opoyeviv), qui correspond
a Vaxiome d’Archimade (V, déf. 4), et aussi a X, I de Théétdte, Eudoxe
définit de fagon générale Végalité des proportions dans V, définition 5,
« Des grandeurs sont dites avoir méme proportion, la premiére pat rapport
a la seconde et Ia troisitme par rapport 4 la quattiéme, quand, quels que
soient les équimultiples qu’on prenne de la premiére et de la troisi¢me,
et quels que soient les équimultiples qu’on prenne de la seconde et de
la quatriéme, les premiers équimultiples sont ensemble plus grands, égaux
ou plus petits que les seconds pris respectivement dans ordre correspon-
dant » (2).
On a examiné plus haut les rapports ct les différences entre la doctrine
@EBudoxe et celle de Dedekind (3) : quand Dedekind tient que sa défi-
nition de la coupure suffit a garantie Pexistence des nombres réels, Eudoxe
ne s'accorde pas cette latitude, Le livre V doit étre tenn, pour ainsi dire,
pour «nominal », Il concerne (Définition 1) Ia partition d’une grandeur
donnée et fixe les conditions qui établissent Péquivalence de cette parti-
tion avec celle d’une autre grandeur donnée. I] ne contient aucun théoréme
existence (4).
Si Pon se demande alors quel Livre des Eléments lui fait correspondre
tune « réalité », il est difficile d’invoquer le Livre X, qui posséde des fonde-
ments autonomes et plus restreints, C'est, au contraire, le Livre VI qui
réalise géométriquement les résultats du Livre V (5), en faisant P’économie
des méthodes d’application des aires (Livres 1 et 11), dont Pusage était limité
par la notion intuitive de dimension. On pourrait alors regarder le Livre VI
comme une anticipation grecque des Reguize de Descartes et comme un
premier abandon du réalisme de la dimension (6). Cependant, bien que
le caractéze « formel » du Livse V fasse attendre cette conception, elle
(2) {88}, p. 702.
() Cesticdite que Vanalogie se définit par la condition formulée p. 527. — Scwo1z, a
juste tire, suspectel'autheaticité des DéGinitions 3 et 4 ces défiaitions sont, en effet, contzaires
Ala nature de la défnition « implicite » V. 5.
(3) Voir plus haut, p. 530.
(@) Voir plus haut, p. 531.
(3) [44], tome 1, p. 187.
(6) [44], tome Il, p. 187.$44 LA PHILOSOPHIE DE L’ ALGEBRE
ne parvient pas A s’exprimer A cause du caractére intuitif de la similitude
des figures dans le Live VI. On en trouvera néanmoins la trace dans la
hardiesse avec laquelle Eudoxe considére comme égales des proportions
‘ot ne figurent pas des termes homogénes : il identifie des rapports de
surfaces et des rapports de segments de droites (1), et, bien qu’on puisse,
par une multiplication appropriée, obtenic géométriquement des volumes
hhomogénes qu’on puisse « comparer », Eudoxe évite intentionnellement
ces détours dans tout le Livre VI. Méme dans les proportions oi le résultat
est homogéne, il appuie sa démonstration sur des égalités de rapports
od Ggurent des termes hétérogines entre eux (pat exemple, Proposition 14).
De tels résultats ct de tclles preuves ne pouvaient etre recus par Thééttte,
Crest a ce demmier et a l’étroitesse de sa doctrine que fait probablement
allusion Aristote dans les Topiqus (2) : « Il semble bien aussi, en Mathé-
matiques, que la difficulté dans la démonstration des figures est due parfois
aun défaut de la définition : quand on prouve, pat exemple, que la droite
qui coupe le plan paralléle au cété d'un parallélogramme divise d’une
maniére semblable & la fois la ligne et la surface; tandis que si la définition
a été donnée, ce qu’on dit devient immédiatement clair : car les surfaces
subissent le méme retranchement que les lignes; or c’est 1A la définition
de la méme proportion. » Une telle définition consiste 4 regarder deux
surfaces et deux longueurs en méme proportion, lorsque surfaces et
Jongueuss ont la méme évesvaisests, Or la démonstration de la similitude
des avtavaizéons implique Vaxiome d’Archiméde, donné par Théététe
en X.L Ainsi, dans la perspective de Théététe, chaque fois que je compare
des rapports de grandeurs non homogénes, il faut une définition parti-
culitre qui assure la Iégitimité de la comparaison. En méme temps, comme
Je remarque Atistote (3), la théorie de Théétite est incapable de donner
une démonstration générale de la convertibilité dans Vanalogie, c’est-A-
dire de déduire en général de a/b = «fd que ale = djd. C'est ce que fait
bien voir le procédé de Vévavaissarc, Soit en effet Panalogie a/b = ¢/d.
La définition de Panalogie, par Théététe, revient a dire qu’on doit trouver,
(1) Propositions I, 16-20, 22-26.
(2) [sa], 158 28; [1196], pp. 287 9q.
G) « Anparavant, cette proposition (la convertibilité des moyens dans une analogie) était
démontrée séparément pour les nombres les longueurs, les volumes et les temps. Mais, apréa
qu'on e6t établi le concept général, sous lequel tombent aussi bien les nombres que les lon-
gueurs, les volumes et les temps (A savoir sous le concept de quantité), 1a proposition pou-
vyait étze démontrte universellement » (Anal. pest, [5b], 1, 5, 74 17-22).CONSTRUCTIONS GEOMETRIQUES 545
pour chaque rapport, les mémes suites opératoires : par exemple, si l'on
suppose a > b:
a—mbin e
candtr,
bamnytr ed
ae try
@®) Fm = mi tm + me et my tm + Ome
Cette suite est évidemment infinie dans le cas de nombres irrationnels.
Qu’on convertisse alors Vanalogie, en posant : a/¢ = b/d. La condition
requise, sera, de méme :
o=Ne+R a b=NYd+ Ry
(QD Reg = Nore Ror + Rarsy Ct Romy = N’we R'er + Romer
La difficulté inhérente 4 la définition de ‘Théététe, en ce qui concerne
la convertibilité, provient de la difficulté qu’il y 2. prouver que P est
équivalente 2 Q, cest-A-dire qu’elles s*impliquent réciproquement.
‘Au contraire, la démonstration de la convertibilité est simple et générale
dans la doctrine d’Budoxe (V. 16). On constate, au Livre VI des Eléments,
quelle permet de démontrer directement et généralement des propositions
semblables a celles qu’évoque le texte des Topiques (Propositions 20 et 26).
Comment concevoir alors ce qu’est, pour Eudoxe, une démonstration
existence? 1) Théététe n'établissait aucun « rapport » entre les « vraies »
itrationnelles. Il n’admettait de rapport que, par exemple, entre la gran-
deur 1 et la gtandeur cosrespondante a V/2 (grandeurs commensurables
en puissance). Eudoxe généralise ce dernier procédé. 2) Pour classer les
grandeurs «hors proportion», Théététe comparait leurs earrés. Eudoxe pro-
céde directement, puisqu’il considére comme équivalent le rapport de deux
longueurs et de deux carzés. Dés lors, le classification de Thééttte devient
sans objet. On notera que VI. Proposition 3 fournit précisément le moyen
de construction qui, a un corps donné A [u], permet d’adjoindze toutes
les irrationnelles du second ordre qu’on veut : on aligne bout 4 bout deux
segments a et &, pour lesquels on chesche la moyenne proportionnelle;
on construit la demi-citconférence de diamétre « ++ #; la hauteur, élevée
au point de séparation entre a et b jusqu’a la circonférence est la moyenne
cheschée. C’est la construction & l'aide du compas. Il est, par conséquent,
probable, qu’a travers la querelle Speusippe-Ménechme se reproduit un346 LA PHILOSOPHIE DE L’ALGEBRE
conflit entre deux tendances qu’ont illustrées respectivement Thééttre
et Eudoxe. Pour Théétite, Ia preuve d’existence est lie a la théorie des
idées, incarnées dans les figures géométriques. Pour Eudoxe, une figure est
recue en géomeétrie quand on peut la construire avec la régle et le compas.
S'il en est ainsi, ce critére de construction ne s’applique pas a tous les
Livres des Eléments d’Euclide; il caractérise ceux dont les matériaux ont
été empruntés 4 Endoxe,
‘A Vappui de cette hypothése, on constate que dans VI. 31 Eudoxe
génétalise le théoréme de Pythagore et prouve que, dans les triangles
rectangles, si on construit des figures semblables sur les trois cétés, celle
qui est constenite sur "hypothénuse est égale & la somme de celles qui sont
constmnites sur les autres cétés. Méme si Proclus a raison d’attribuer a
Buclide cette extension, elle se fait toutefois dans le style d’Eudoxe ; on
y Voit jouer précisément la réciproque de V. 24, qui était Pune des propo-
sitions dont la démonstration « universclle » faisait difficulté. Or que
signific cette extension? Le théoréme restreint de Pythagore compare
des geandeurs ircationnelles en établissant une relation rationnelle entre
leurs carrés, ce qui équivant au procédé de Théétite. Le Théoréme géné-
ralisé compare des grandeurs irrationnelles en établissant la méme relation
rationnelle entre doufes les figures semblables constructibles sur les cotés
@un triangle rectangle, ce qui équivaut au procédé d’Eudoxe.
On sait qu’on peut attribuer 4 Eudoxe le Livre XII des El‘ments, Or
ce Livre utilise Ja théorie des proportions du Livre V; d’autre part, il
légitime le procédé d’exhaustion, pour qu’on puisse établic une épalité
entre le rapport des cercles et celui de leurs diamétres. (Proposition 2),
Ce procédé n’intervient, & on tour, que pour permettre extension de V1,
Définition 2, qui définissait la similitude de figures rectilinéaires. XII. 2
permet alors d’étendre aux figures semblables curvilignes le théortme
de Pythagore, généralisé en VI.31, aux figures rectilignes quelconques,