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Philosophie

DESBOIS Adeline Mardi 30 mai 2006

Étude sur La Nouvelle Héloïse de J.J. Rousseau :

« Divine Julie »

Julie, étoile qui brille dans le ciel de son amant; Julie, ses lèvres de rose et son cœur
aimant ; Julie, son unique raison de vivre ; pour Saint-Preux, Julie est tout. Ange ou femme ?
En tout cas, elle est parfaite. Il lui voue un amour sans bornes et non content de l’admirer, il
l’idolâtre. Julie n’est plus simplement Julie, elle devient « divine Julie ». Ainsi, Saint-Preux
fait de Julie un ange et une déesse à laquelle il rend le double culte de la beauté et de l’amour.
Entre Saint-Preux et Julie, il ne s’agit donc pas seulement d’amour, leur amour ne ressemble
en rien à celui, un peu plat, que Claire voue à M. d’Orbe. Mais leur amour semble se sublimer
dans la mesure où Julie se révèle être, aux yeux de son amant, bien plus qu’une mortelle : elle
est la perfection incarnée. Dans la première partie de la Nouvelle Héloïse, la relation tissée
entre Julie et Saint Preux se place ainsi sous le signe de l’idolâtrie. Mais l’idolâtrie permet-
elle une relation amoureuse qui ne risque pas d’avilir les deux amants ?
Par ce culte qu’il rend à Julie, Saint-Preux élève son âme à la hauteur de son amour.
Mais ce culte de la vertu qui se cache derrière le culte de Julie rend nécessaire certains
renoncements qui risquent d’avilir leur amour. Pour que leur amour reste pur, c’est,
paradoxalement peut-être, à la femme et non à l’ange en Julie qu’il faut rendre culte.

1- Rendre un culte à Julie et élever son âme à la vertu

1-1 Ce culte rendu à Julie par Saint-Preux passe principalement par le langage.
Compte tenu des bienséances de l’époque et des situations respectives de Julie et Saint-Preux,
le langage est en effet l’instrument qui permet au mieux (c’est-à-dire le plus discrètement et
avec tout autant de vigueur) à l’amant d’exprimer la force de son amour. Mais l’amour
requiert également de lui-même le langage. L’amour doit être dit pour être pleinement vécu
comme tel. Aux symboles de l’amour répondent les signes du langage. Ce culte langagier
voué à Julie ne fait donc qu’amplifier encore l’importance du langage au cœur de l’amour.
Dès la première lettre, il échappe à Saint-Preux un soupir d’admiration et d’exaltation
« ô Julie ! ». Cette exclamation contraste avec le froid et respectueux « Mademoiselle » qui
ouvrait la lettre. Et dès la troisième lettre, on lit « divine Julie ! ». Avec le début de ce roman
épistolaire s’ouvre le culte dédié à Julie. Les premiers mots de Saint-Preux, alors même qu’il
est dans l’angoisse de son silence, rendent hommage à la jeune fille. Le langage est
célébration. Pour s’adresser à Julie, Saint-Preux emploie alors un certain nombre de termes

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qui appartiennent au champ du divin : Julie est une « beauté pure et céleste » digne de
s’asseoir sur le « trône du monde » (lettre V) ; « céleste Julie », elle a « la beauté des Anges »
tout comme elle en a « la pureté » (lettre X) ; elle est un « ange du ciel » (lettre XLIII, pour ne
citer qu’une seule occurrence) ; « beauté d’ange », « âme céleste » (lettre LV), elle semble
incarner la perfection sur terre. Le qualificatif « Ange du Ciel » pourrait presque être
considéré comme une épithète homérique tant il revient de fois dans le roman. Avant tout,
Julie nous apparaît sous les traits de l’ange. À travers toutes ces expressions qui désignent
Julie en même temps qu’elles s’adressent à elle, est célébré le culte amoureux.
On pourrait ne voir en ces expressions qu’autant de stéréotypes pour désigner la
femme aimée. La femme à la fois ange et déesse ; la femme, parfaite, intermédiaire entre
l’homme et le divin ; la femme reine d’un monde qu’elle dépasse en beauté et en pureté,
sortira-t-on un jour des topos de la littérature amoureuse ? Oui, car ces expressions ne sont
pas simplement des stéréotypes, il ne s’agit pas de la part de Saint-Preux d’un jeu verbal. Bien
au contraire, ces cris d’amour viennent du plus profond de son âme : « que j’aurai peu dit
pour ce que je sens, après avoir épuisé tous les noms les plus chers au cœur de l’homme ! »
(lettre LV). Le langage semble toujours insuffisant à dire ce que ressent l’âme. Mais sans lui,
rien ne peut être dit. Et surtout, s’il ne s’agit pas d’un jeu avec les mots, c’est que Saint-Preux
voit véritablement en Julie un modèle de perfection. Ce n’est pas tant sa beauté physique qu’il
aime que « cette union touchante d’une sensibilité si vive et d’une inaltérable douceur »,
« cette pitié si tendre à tous les maux d’autrui », « cet esprit juste et ce goût exquis qui tirent
leur pureté de celle de l’âme » (lettre I). Le mot « pureté » est jeté, et ce dès la première lettre.
Saint-Preux place Julie au-dessus de la condition mortelle, il en fait, plus qu’une mortelle, un
ange et une déesse.

1-2 En faisant de Julie un modèle de perfection, Saint-Preux fait d’elle un modèle tout
simplement. Non pas un modèle de beauté physique, mais un modèle de beauté morale :
« Eh ! si j’adore les charmes de ta personne, n’est-ce pas surtout pour l’empreinte de
cette âme sans tache qui l’anime, et dont tous tes traits portent la divine enseigne ? » (lettre V)
C’est la perfection morale qui fait la perfection de Julie. Julie est l’étoile du Bien, elle est la
vertu même qui aurait été incarnée. Or, puisque Saint-Preux reconnaît et admire cette
perfection qui vient de l’âme, le chemin de la vertu est pour lui le seul envisageable. Il doit
lui-même se soumettre à la vertu. Elle renverse l’image de la vertu comme poids et contrainte.
Le culte de Julie est en même temps un culte de la vertu. Dans cette même lettre V, Saint-
Preux affirme ainsi : « Non, quand je cesserai d’aimer la vertu, je ne t’aimerai plus (…) ».
Julie et la vertu ne font qu’un.
Le culte que Saint-Preux rend à Julie élève ainsi l’âme de Saint-Preux lui-même.
Puisque Julie est un modèle de perfection, et que l’amant ne vit que de son amour pour Julie,
il vit en même temps de ce modèle de perfection qui désormais habite son âme : « Mais soyez
sûre (…) que mon cœur plein d’un si digne objet ne saurait plus s’avilir, qu’il partagera
désormais ses uniques hommages entre vous et la vertu, et qu’on ne verra jamais profaner par
d’autres feux l’autel où Julie fut adorée. » Dans cette fin de la lettre III, Saint-Preux souligne
la force de l’aura de Julie. Son cœur, en vivant de l’image de Julie, vit aussi de sa vertu.
« juge mieux, beauté pure et céleste, de la nature de ton empire ! », Julie donne à la vertu un
« charme inexprimable » (lettre V) en même temps qu’elle fait de la vertu une condition de la
perfection. Mais Saint-Preux n’a désormais pas à s’efforcer d’être vertueux, c’est son amour
même pour Julie qui le rend vertueux. Son amour pour Julie le conduit à un amour pour la
vertu. Dans la lettre V, il affirme alors : « Ma flamme et son objet conserveront ensemble une
inaltérable pureté. (…) à ma première lâcheté, je ne veux plus que tu m’aimes. »
Indirectement, Saint-Preux fait à Julie la promesse non seulement d’aimer toujours la vertu,

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mais aussi d’être lui-même toujours vertueux. C’est la vertu qui l’attache à Julie, qui le rend
digne d’elle et de sa perfection.
Cet amour pour la vertu qui élève l’âme de Saint-Preux à la perfection de Julie, rend
vains les plaisirs de l’amour : « Ô quel cœur je vais posséder ! vrai bonheur, gloire de ce
qu’on aime, triomphe d’un amour qui s’honore, combien tu vaux mieux que tous ses
plaisirs ! » (lettre V). Pour Julie, le vrai charme de l’amour est dans l’union des cœurs. Julie le
dit elle-même : « mon cœur trop tendre a besoin d’amour, mais (…) mes sens n’ont aucun
besoin d’amant » (lettre IX). La possession charnelle signerait la fin du règne de la vertu. Or
c’est la vertu qui doit primer sur le reste pour que leur amour reste pur.

1-3 Saint-Preux fait de Julie sa raison. Car Julie, à la différence de Saint-Preux qui vit
sous l’emprise des sens, est guidée par la raison. La jeune fille ne prend en effet pour
principes directeurs que la raison et la vertu. Ainsi, Julie ne fait pas de son amant une idole. À
la différence de Saint-Preux, elle ne l’appelle jamais que « mon ami » (lettre IX, lettre XI,
lettre XV, lettre XXII, etc). On peut certes trouver quelques variantes de cette dénomination :
« mon tendre et unique ami » (lettre IX), « mon unique ami » (lettre XXXIII), « ô mon doux
Ami » (lettre XXXVII) ou encore « mon bon ami » (lettre XXXIX), qui marquent une
soudaine intensité. Dans la mesure où Julie s’adresse de façon quasi exclusive à Saint-Preux
comme à son « ami », ces variantes donnent à ces quelques adjectifs qualificatifs (bon,
unique, doux) une intensité qu’ils n’auraient pas sinon. Mais il n’en reste pas moins que ces
adjectifs ne qualifient pas Saint-Preux lui-même, ils qualifient la relation de Julie à Saint-
Preux : un « bon ami » n’est pas nécessairement un « ami bon ». Un « bon ami » est
simplement un ami que l’on apprécie plus que tous les autres. De même un « doux ami » est
un ami auprès duquel le temps est doux, et non pas un homme doux. À travers ces adjectifs,
Julie laisse transparaître son amour pour Saint-Preux, mais elle ne rend pas un culte à Saint-
Preux.
On ne voit par ailleurs jamais Julie vanter les charmes de son amant, son intelligence
ou sa sensibilité. Julie ne considère pas Saint-Preux comme un héros ou un surhomme. Au
contraire, elle marque parfois la faiblesse, l’égarement de Saint-Preux qui se laisse guider par
ses passions : « mon ami, j’ai les mêmes intérêts que vous et un peu plus de raison pour les
conduire. » (lettre XI). Julie est la plus lucide d’eux deux ; au contraire Saint-Preux voit sa
raison brouillée par ses sens. Mais son culte amoureux le pousse à s’en remettre à elle.
Puisqu’elle seule connaît le chemin du Bien, Saint-Preux ne peut que lui faire confiance et lui
jurer obéissance : « (…) votre raison me doit dédommager du mal que vous avez fait à la
mienne. Dès cet instant je vous remets pour ma vie l’empire de mes volontés : disposez de
moi comme d’un homme qui n’est plus rien pour lui-même, et dont tout l’être n’a de rapport
qu’à vous. » (lettre XII). Il renonce de lui-même à sa volonté, puisqu’il sait que celle de Julie
sera un meilleur guide. C’est donc Julie qui dicte à Saint-Preux la voie à suivre, elle prend
ainsi la décision de son voyage dans le Valais : « Il est important, mon ami, que nous nous
séparions pour quelque temps, et c’est ici la première épreuve de l’obéissance que vous
m’avez promise. » (lettre XV). Elle décidera ensuite des heures et lieux de leurs rencontres.
Cependant, si Julie n’idolâtre pas Saint-Preux, son amour pour lui fait de lui un être à
part : « Pour une femme ordinaire, tout homme est toujours un homme ; mais pour celle dont
le cœur aime, il n’y a point d’homme que son amant. Que dis-je ? Un amant n’est-il qu’un
homme ? Ah qu’il est un être bien plus sublime ! » (lettre L). Julie est la raison froide mais
sensible, Saint-Preux la fougue passionnelle. Elle sait tout ce que représente son amant, mais
elle sait aussi que s’il ne veut pas perdre de sa valeur, il doit rester sur le chemin de la vertu.

L’idolâtrie que Saint-Preux voue à Julie élève son âme, elle le rend sensible à la vertu.
En même temps, Saint-Preux semble abdiquer de sa propre volonté, il s’en remet entièrement

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à Julie, il n’est plus maître de sa propre vie. Pour sauver leur amour, Julie exige de lui qu’il se
soumette entièrement à la vertu et renonce aux plaisirs des sens. Mais ce renoncement se
révèle impossible.

2- De l’idolâtrie aux renoncements de l’amour

2-1 Si Julie est l’étoile, Saint-Preux est le ver de terre. Alors, il y a entre eux une
distance infinie : l’étoile brille dans les cieux, elle connote à la fois la beauté et la divinité. Au
contraire il n’y a rien de plus vil que le ver de terre qui vit à même le sol, voire sous la terre et
n’éveille aucune idée de beauté, encore moins de divinité. L’étoile appelle la dignité, le ver de
terre le mépris. Saint-Preux sent tout ce qui le sépare de Julie. « Ô pureté que je respecte en
murmurant, que ne puis-je ou vous rabaisser ou m’élever jusqu’à vous ! Mais non, je ramperai
toujours sur la terre, et je vous verrai toujours briller dans les cieux. » (lettre X) Julie est
céleste, elle n’a besoin que de la raison pour déterminer sa conduite, elle est détachée des
plaisirs des sens et donc en quelque sorte du monde matériel ; telle une étoile, elle semble
flotter dans un monde éthéré. Au contraire, ses sens rappellent toujours Saint-Preux au monde
matériel. Les deux amants se retrouvent ainsi en décalage, ils n’attendent pas les mêmes
choses de leur amour. Julie ne rêve que d’union des cœurs, Saint-Preux a également besoin de
l’union des corps : « Faut-il qu’incessamment mes yeux dévorent des charmes dont jamais ma
bouche n’ose approcher ? » (lettre VIII) La beauté de Julie lui fait perdre la raison.
Mais le culte qu’il voue à Julie et qui la place si haut au-dessus de lui le pousse à
renoncer à ce qui permettrait son bonheur : « Ah ! soyez heureuse aux dépens de mon repos ;
jouissez de toutes vos vertus ; périsse le mortel qui tentera jamais d’en souiller une. » (lettre
X). Saint-Preux en quelque sorte se sacrifie pour sauver la vertu que tout acte charnel ferait
périr. « Dans le prix des biens où j’aspire, je ne vois plus que ce qu’ils peuvent vous coûter, et
ne pouvant accorder mon bonheur avec le vôtre, jugez combien j’aime ! c’est au mien que j’ai
renoncé. » Ce qui serait nécessaire à Saint-Preux ferait le désespoir de Julie. Faire de Julie un
ange force Saint-Preux à renoncer lui-même à tous ses désirs.
Pourtant, Saint-Preux sait, dans le même temps que ce renoncement est impossible
pour lui : « quoi qu’il en soit de mon sort, je sens que j’ai pris une charge au-dessus de mes
forces. » (lettre VIII). La contrainte est trop grande, Saint-Preux ne peut admettre l’idée de
l’abstinence éternelle. L’idée de pouvoir vivre aux côtés de Julie sans même pouvoir la
toucher annihile sa raison. Il se meurt de désir et d’amour : « je voudrais vivre pour vous, et
c’est vous qui m’ôtez la vie. » (lettre X) En quoi la sexualité s’opposerait-elle à la vertu ? La
masturbation devient pour Saint-Preux une voie détournée qui lui permet de satisfaire ses
désirs : « Si j’ose former des vœux extrêmes, ce n’est plus qu’en votre absence ; mes désirs
n’osant aller jusqu’à vous s’adressent à votre image, et c’est sur elle que je me venge du
respect que je suis contraint de vous porter. » Ce faisant, l’amant souille son idole, il en fait
un simple objet de désir. L’âme de Julie que Saint-Preux vantait tant s’est dissoute dans
l’image de la jeune fille. Julie n’est plus qu’un corps.

2-2 Ce renoncement à la possession charnelle est vécu de la part de Saint-Preux


comme un véritable sacrifice : « je suis las de souffrir inutilement » (lettre VIII), et ce
d’autant plus qu’il ne sent pas en lui cette « odieuse vertu » (lettre XLII) que Julie lui
demande de suivre. La morale fait-elle le poids contre une nuit dans le chalet ? Saint-Preux
souffre de cette obéissance qu’il doit à Julie. Alors qu’elle l’a fait partir en voyage dans le
Valais, il lui écrit ainsi : « J’ai reçu vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin
de vous. Êtes-vous contente de vos tyrannies ? » (lettre XVIII). On sent dans ce passage

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quelque nuance de reproche. Saint-Preux accuse Julie pour toutes les souffrances qu’il lui fait
endurer.
S’accumulent alors les « dettes de l’amour » (lettre LIII). Cette expression a de quoi
surprendre. L’amour peut-il s’accommoder avec les dettes ? L’existence de dettes implique
l’idée que l’amour se paye. Or, deux amants peuvent-ils contracter des dettes l’un envers
l’autre ? Oui, car Julie a conscience de tous les sacrifices qu’elle exige de Saint-Preux, et « il
est doux pour un véritable amant de faire des sacrifices qui lui sont tous comptés » (lettre XI).
Ces sacrifices ont un prix, non pas un prix marchand, mais un prix symbolique dont il ne faut
pas moins s’acquitter. Saint-Preux peut ainsi espérer à juste titre un « dédommagement » pour
tous les sacrifices qu’il fait : « si [les maux qui me viennent de vous] servent à vous contenter
je ne voudrais pas ne les point sentir ; ils sont les garants de leur dédommagement » (lettre
XIX). Un baiser, une nuit d’amour pour payer des mois de frustration, des mois de retenue
pendant lesquels l’amant n’a fait que gémir.
Ces « dettes de l’amour » introduisent une sorte de déséquilibre entre Julie et Saint-
Preux. Les sacrifices que fait Saint-Preux ne sont pas gratuits, mais ils espèrent être payé en
retour par ce qui a été l’objet même du sacrifice : Saint-Preux renonce à embrasser Julie, mais
il sait que son sacrifice sera payé d’un baiser. Peut-on encore parler véritablement de
sacrifice ? Il ne s’agit en réalité que d’une sorte d’ajournement du baiser. Il n’y a donc rien
d’héroïque dans les « sacrifices » de Saint-Preux. Ils ne font qu’exercer une pression sur Julie.
Derrière l’image du culte rendu à Julie se cache une sorte de chantage : Julie ne peut plus
longtemps refuser ses baisers sous peine de devenir trop cruelle. « Songe, songe aux
dédommagements promis et dus ; car toute la morale que tu m’as débitée est fort bonne ;
mais, quoi que tu puisses dire, le Chalet valait encore mieux. » (lettre XLV) Julie fait valoir la
morale contre les désirs pressants de son amant. Mais elle ne peut faire souffrir son amant
plus longtemps. Il doit trouver un juste dédommagement pour les sacrifices qu’il a faits.
Saint-Preux n’est donc pas si soumis à Julie qu’il ne prend plaisir à le dire. Il obéit à ce
qu’elle lui ordonne mais joue sur ses sentiments pour la faire céder à ses désirs. Julie ne peut
être ingrate et cruelle : « je connais trop bien votre âme pour vous croire barbare à pure
perte » (lettre XIX).

2-3 Après le renoncement à la satisfaction charnelle immédiate, l’idolâtrie implique un


second renoncement : le renoncement à la clairvoyance. On dit souvent que l’amour est
aveugle. En faisant de Julie une idole, Saint-Preux renonce à tout regard vrai sur elle. Julie
n’est pas dupe des compliments de Saint-Preux à son égard : « Oui, mon ami, loue-moi,
admire-moi, trouve-moi belle, charmante, parfaite. Tes éloges me plaisent sans me séduire,
parce que je vois qu’ils sont le langage de l’erreur et non de la fausseté (…). L’amant qui loue
en nous des perfections que nous n’avons pas, les voit en effet telles qu’il les représente ; il ne
ment point en disant des mensonges ; il flatte sans s’avilir, et l’on peut au moins l’estimer
sans le croire. » (lettre XLVI). L’amour transforme le regard que l’on porte sur les choses.
Ainsi, depuis que Saint-Preux peut espérer une nuit en compagnie de Julie dans le petit chalet,
il trouve « la campagne plus riante, la verdure plus fraîche et plus vive, l’air plus pur, le Ciel
plus serein », les oiseaux chantent la tendresse, les eaux murmurent l’amour, si bien que l’
« on dirait que la terre se pare pour former à [l’] heureux amant un lit nuptial digne de la
beauté qu’il adore » (lettre XXXVIII). Soudain, la terre semble différente, plus belle, en
même temps que Saint-Preux sent son bonheur approcher.
L’amour donc ne fait plus voir les choses telles qu’elles sont, mais telles que l’on veut
les voir. Alors, Julie n’est pas un ange, mais c’est Saint-Preux qui fait d’elle un ange ; Julie
n’est pas parfaite, mais l’amour fait que Saint-Preux croit Julie parfaite. Le culte rendu à Julie
repose donc sur une illusion en même temps qu’il renforce cette illusion : Saint-Preux célèbre

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Julie pour sa perfection et ce culte lui-même entretient l’image de la perfection de Julie. Julie,
« divine Julie », peut-elle n’être pas parfaite aux yeux de son amant ?
C’est bien ce que Julie a compris : « les yeux de l’amour, tout perçants qu’ils sont,
savent-ils voir des défauts ? C’est à l’intègre amitié que ces soins appartiennent, et là-dessus
ta disciple Claire est cent fois plus savante que toi. » (lettre XLVI). L’amitié, à la différence
de l’amour, ne transforme pas le regard porté sur l’autre, car l’amitié repose sur la
transparence. Dans l’amitié, les deux amis ne se cachent rien l’un l’autre. Claire est la seule à
véritablement connaître « l’état [du] cœur » de Julie (lettre VI). Claire est la seule à qui Julie
puisse pleinement se confier : « Si je ne verse mon cœur dans le tien, il faudra que j’étouffe. »
(lettre XXIX). Ce n’est pas Saint-Preux, mais c’est elle sait ce qui se passe dans le cœur de
son amie, et elle le sait mieux que Julie elle-même : « j’ai mieux lu que toi dans ton cœur trop
sensible » (lettre XXX). Il n’y a donc pas de réelle transparence à soi, ni de transparence en
amour, la seule transparence qui soit est celle de l’amitié. Saint-Preux s’abuse, tandis que
Claire possède la vérité de Julie.

Son amour passionnel pour Julie oblige ainsi Saint-Preux à renoncer à la fois à la
satisfaction immédiate de ses désirs et à porter un regard clairvoyant sur Julie. L’idolâtrie,
alors, avilit l’amour : entre dette, chantage et méprise, l’amour lui-même devient une illusion.
Mais Julie n’est ni ange ni déesse, elle est femme. L’idolâtrie doit se transformer pour
préserver l’amour.

3- Renoncer à l’idolâtrie pour sauver l’amour ?

3-1 Pour éviter le triple danger de l’avilissement – le sentiment d’infériorité, le


chantage lié à l’accumulation des « dettes de l’amour » et la masturbation –, Julie doit payer
ces « dettes de l’amour ». Elle offre tout d’abord à Saint-Preux un premier baiser dans le
bosquet de Clarens. Puis il y eut la première nuit : « Ah, sans doute, il sait mieux aimer que
moi puisqu’il sait mieux se vaincre. Cent fois mes yeux furent témoins de ses combats et de sa
victoire (…) il s’élançait vers moi dans l’impétuosité d’un transport aveugle ; il s’arrêtait tout
à coup (…). Peut-être l’amour seul m’aurait épargnée ; ô ma cousine, c’est la pitié qui me
perdit. » (lettre XXIX). Julie loue à sa cousine la maîtrise que Saint-Preux a sur lui-même. Il
sait réfréner ses désirs. Mais elle sait combien il en souffre et elle prend pitié de son état,
surtout qu’elle sait que son père la destine à M. de Wolmar et que jamais leur union ne sera
reconnue par son père. « L’innocence et l’amour m’étaient également nécessaires, ne pouvant
les conserver ensemble et voyant votre égarement, je ne consultais que vous dans mon choix
et me perdis pour vous sauver », dit-elle dans la lettre XVIII de la troisième partie. Julie
s’offre à Saint-Preux pour le sauver de la folie. Une analyse freudienne ferait de Saint-Preux
un être au bord de la névrose. Saint-Preux est sans cesse obligé de réprimer ses pulsions
érotiques. Il ne s’agit pas d’un refoulement freudien dans la mesure où les pulsions ne sont
pas refoulées dans un inconscient mais il n’en reste pas moins qu’il réprime ses désirs jusqu’à
être obligé de se masturber pour trouver une manière de les satisfaire.
Il y eut enfin la seconde nuit qui est pour Julie une nouvelle occasion de dédommager
son amant pour tous les sacrifices qu’il a faits : « Ce soir, ce soir même peut acquitter mes
promesses et payer d’une seule fois toutes les dettes de l’amour. » (lettre LIII). Julie accède
enfin aux demandes pressantes de Saint-Preux : « Viens sous les hospices du tendre amour,
recevoir le prix de ton obéissance et de tes sacrifices. », mais elle ajoute ensuite pour conclure
cette lettre LIII : « Viens avouer, même au sein des plaisirs, que c’est de l’union des cœurs
qu’ils tirent leur plus grand charme. » L’union des corps est une manière de rendre plus
étroite l’union des cœurs, il n’y a pas de plaisir sans union des cœurs. Il serait donc réducteur

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de ne voir dans ces différents moments où Julie s’est offerte à Saint-Preux qu’un sacrifice, de
la part de l’amante cette fois, pour compenser les sacrifices de l’amant. Julie, elle-même,
désire Saint-Preux : « J’appris dans le bosquet de Clarens que j’avais trop compté sur moi, et
qu’il ne faut rien refuser aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. » (lettre XVIII de
la troisième partie). Dès le baiser dans le bosquet, Julie désire charnellement Saint-Preux,
même si sa morale s’y oppose.

3-2 Mais surtout, ces trois moments font descendre Julie du ciel divin dans lequel
Saint-Preux l’avait placée. Julie, incarnée dans une chair que l’on peut presser contre soi,
n’est plus un ange, elle est une femme. Le premier baiser de Julie rend Saint-Preux comme
fou : « Ô Julie ! quelque sort que m’annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque
traitement que ta rigueur ma destine, je ne puis plus vivre dans l’état où je suis, et je sens qu’il
faut enfin que j’expire à tes pieds …. ou dans tes bras. » (lettre XIV). Ce baiser fait donne à
Julie des lèvres et un corps. Et Saint-Preux devient ivre, il sent Julie par tous ses sens. Mais
c’est la première nuit qui fait véritablement de Julie une femme. Il ne s’agit pas d’une chute
ou d’un avilissement, même si Julie le vit comme tel dans un premier temps. Julie a le
sentiment de perdre son innocence ; pour Saint-Preux au contraire, Julie gagne à être femme.
Elle réalise enfin cette union qui fait la spécificité de l’homme : l’union du corps et de l’esprit.
Julie n’est donc pas un ange, peut-on toucher un ange ? Elle est bien plus : « Ma Julie ! Ah
quels hommages te seraient ravis, si tu n’étais qu’adorée ! Ah ! si tu n’étais qu’un ange,
combien tu perdrais de ton prix ! » (lettre XXXVIII). Julie n’est plus cette beauté
immatérielle. Dans le cabinet de Julie, juste avant la seconde nuit, tous les sens de Saint-Preux
sont en éveil. Il voit en creux le corps de Julie dans tous ses vêtements : « empreintes
délicieuses, que je vous baise mille fois !.... ». Mais Julie est déjà présente dans cette absence,
ces empreintes dessinent la forme de son corps. Elle n’a pas de ces amples vêtements d’ange,
informes et qui ne laissent rien entrevoir du corps ; car les anges ont-ils seulement un corps ?
Julie est là dans les plis de ses vêtements, dans ces objets qui la disent. Tout la dévoile, elle
est corps.
Alors, il ne peut plus être question d’idolâtrie. Julie est une femme avant tout. Si au
début du roman, Saint-Preux voyait véritablement un ange en Julie, désormais il ne s’agit plus
que d’une métaphore. Julie, par sa beauté, sa douceur, rappelle l’ange. Julie n’est pas « qu’un
ange ». La femme n’efface pas l’ange en elle mais s’ajoute à lui. Après la seconde nuit, dans
sa lettre à Julie, Saint-Preux s’exclame ainsi doublement « divine Julie ! », « beauté d’ange,
beauté céleste » et « Ô ma charmante maîtresse, ô mon épouse, ma sœur, ma douce amie ! ».
On y retrouve la double dimension de la femme et de l’ange. Julie reste parfaite : « Toi seule
est digne d’inspirer un parfait amour » (lettre LV). Mais désormais Julie est perçue dans sa
réalité de femme tout aussi bien que dans sa réalité d’ange.
L’idolâtrie n’est plus une illusion, elle n’est donc peut-être plus idolâtrie. Il ne s’agit
plus que de célébrer Julie, « chef d’œuvre unique de la nature », dans sa double réalité d’ange
et de femme. L’amour n’est donc plus aveuglement, mais il est clairvoyance : « Non,
personne au monde ne te connaît ; tu ne te connais pas toi-même : mon cœur seul te connaît,
te sent et sait te mettre à ta place. » (lettre LV). Seul Saint-Preux sait que Julie est à la fois
ange et femme, lui seul en a éprouvé la féminité. La « place » de Julie est ce double trône
divin et humain que seul l’amour donne à voir, puisque c’est l’amour qui révèle l’ange en la
femme et que c’est l’amour qui fait de l’ange une femme. Seul Saint-Preux peut donc célébrer
Julie comme elle le mérite, lui seul est capable de rendre hommage à son être dans sa totalité.

3-3 L’idolâtrie conduit à l’avilissement quand elle est soumission aveugle. L’idolâtrie,
qui nous fait voir l’autre dans sa perfection, est clairvoyance. Elle rend l’autre estimable. Or,
« l’amour est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne ; pour en sentir

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tout le prix, il faut que le cœur s’y complaise, et qu’il nous élève en élevant l’objet aimé. Ôtez
l’idée de perfection, vous ôtez l’enthousiasme ; ôtez l’estime, et l’amour n’est plus rien. »
(lettre XXIV). Une femme ne peut honorer un homme qui se déshonore, tout comme un
homme doit savoir la femme estimable pour pouvoir l’aimer pleinement. L’estime que les
deux amants se portent l’un à l’autre rend leur amour même estimable. Ainsi, après la
première nuit, Julie voit tout son honneur dans l’honneur de Saint-Preux : « Sois tout mon être
à présent que je ne suis plus rien. Le seul honneur qui me reste est tout en toi, et tant que tu
seras digne de respect, je ne serai pas tout à fait méprisable. » (lettre XXII). Tant que Julie ne
s’offrira pas à un autre, elle restera respectable. Et paradoxalement, alors que Julie se sent
avilie pour s’être offerte à Saint-Preux, c’est lui encore qui lui inspire la vertu : « N’est-ce pas
toi qui nourris dans mon âme le goût de la vertu, même après que je l’ai perdue ? » (lettre
XXXVII). Rendre Saint-Preux estimable lui permet de s’estimer elle-même, son amour pour
Saint-Preux en ce qu’il peut être vertueux lui donne à elle-même le goût de la vertu.
Aimer quelqu’un suscite en soi-même le goût de la vertu : être estimable pour que
l’autre puisse nous estimer. Saint-Preux refuse ainsi que le père de Julie le paie pour ses
services : « S’il faut choisir entre l’honneur et vous, mon cœur est prêt à vous perdre : il vous
aime trop, ô Julie, pour vous conserver à ce prix. » (lettre XXIV). Accepter que le baron
d’Etanges le paie alors qu’il est amoureux de sa fille, c’est accepter de devenir « un traître, un
séducteur domestique ». Saint-Preux refuse de se rendre méprisable, car il se rendrait
également méprisable aux yeux de Julie, et ne pourrait désormais plus l’aimer. Il ne s’agit
donc pas seulement de voir en l’autre la perfection, il s’agit aussi d’être digne de la perfection
qu’il pourrait voir en nous. La nécessaire idolâtrie qui rend possible l’amour n’est finalement
que l’estime de l’autre qui conduit en même temps à l’estime de soi. Estimer Julie et être
digne de son estime. Une étoile et un ver de terre ne peuvent s’estimer mutuellement, la
distance qui les sépare est bien trop grande ; entre un homme et un ange, la distance s’est
réduite, mais elle reste présente. Il fallait que Julie fût femme pour que sa relation avec Saint-
Preux trouve un réel point d’équilibre.

« Divine Julie », Saint-Preux pourra-t-il assez l’adorer ? Le culte que Saint-Preux


rendait à Julie au début du roman menaçait leur amour d’avilissement. Le ver de terre
amoureux de son étoile souffrait de son infériorité et ne pouvait vivre que de ses fantasmes.
Ange dans un ciel éthéré, Julie restait comme immatérielle. Mais Julie se fait femme. Alors
peut se faire l’établissement d’une relation saine entre les deux amants. Le culte rendu à Julie
n’est plus un culte de l’illusion et d’un faux asservissement à la volonté de l’amante, il
devient un culte de l’estime qui rend leur amour lui-même estimable. Le ver de terre est
devenu un homme et l’étoile s’est incarnée en une femme aux ailes d’ange.

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