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miroir
alchimique
:
Objet
analogique,
objet
taxinomique
Véronique
Adam,
Université
Toulouse
2
Le
Mirail
(in
Cl. Fintz, Le miroir : une médiation
entre imaginaire, sciences et spiritualité,
Presses universitaires de Valenciennes, 2013, p. 49-63).
Le
miroir
dans
les
textes
alchimiques
de
la
fin
de
la
Renaissance
témoigne
objectivement
du
progrès
de
la
technique
et
du
savoir
qu’il
a
pour
fonction
de
matérialiser
:
des
artisans
parviennent
en
effet
à
fabriquer
du
verre
suffisamment
plat
et
transparent
pour
appliquer
au
dos
de
sa
surface
un
métal
fondu
(plomb
ou
étain)
qui
permettra
de
le
transformer
en
miroir 1 .
Les
progrès
de
l’optique
permettent
de
comprendre
le
mécanisme
de
la
vision,
ce
qui
permet
de
différencier
l’œil
du
miroir
:
ils
montrent
que
l’œil
ne
projette
aucune
lumière
sur
les
objets
pour
voir
:
il
reçoit
leur
lumière
sur
sa
rétine.
L’optique
fait
aussi
du
miroir
un
objet
réfléchissant
qui
peut
montrer
un
monde
bien
différent
voire
invisible
à
l’œil
(notamment
dans
un
microscope).
On
se
heurte
donc
à
un
paradoxe
:
dans
un
sens
plus
figuré,
et
moins
technique,
mention
peut
être
faite
de
la
volonté
des
humanistes
et
d’Érasme
en
particulier
de
rassembler
tous
les
savoirs
en
un
ouvrage
ou
lieu
unique,
ce
dont
témoignent
plusieurs
ouvrages
intitulés
notamment
par
les
alchimistes
«
Miroirs
»
ou
«
Speculum
»,
proposant
une
somme
des
connaissances
humaines.
Ces
ouvrages
offrent
même
des
descriptions
de
miroir
ou
d’images
construites
de
manière
spéculaire.
Le
miroir
est
un
objet
de
science
qui
reflète
littéralement
et
symboliquement
le
savoir.
Or
si
le
miroir
révèle
une
somme
de
savoirs
et
l’esprit
humain,
il
n’est
pas
la
représentation
fidèle
du
monde
réel.
Ses
images
reposent
sur
une
absence
de
similarité
entre
ce
que
l’on
voit
et
ce
qu’il
nous
montre.
Le
miroir
semblerait
donc
un
objet
faussement
mimétique
et
serait
justement
capable
de
détacher
la
science
des
alchimistes,
de
la
pensée
par
analogie
chère
à
Foucault2
et
propre
selon
lui
à
la
Renaissance
:
le
miroir
devient
en
refusant
de
reproduire
à
l’identique
le
monde
réel,
le
lieu
d’une
classification
des
connaissances,
en
distinguant
l’imagination,
la
perception
visuelle
et
la
représentation
spéculaire.
Le
miroir
nuance
sa
fonction
analogique
et
offre
une
forme
taxinomique
en
s’inscrivant
dans
une
logique
de
la
distinction.
C’est
cette
logique
de
la
dissimilarité
et
de
la
distinction
que
nous
montrerons,
la
connaissance
dévoilée
par
le
miroir
se
détachant
de
l’imagination
du
monde
sensible
pour
lui
préférer
la
rationalité
de
l’esprit
humain.
Objet
de
lumière
et
d’ombre,
de
vérité
et
de
mensonge,
le
miroir
devient
le
lieu
du
dédoublement
de
la
pensée.
Confondu
avec
un
labyrinthe,
il
indique
la
méthode
sinueuse
de
la
spéculation
que
doit
suivre
l’esprit
humain.
Les
mythes
spéculaires
qui
le
convoquent,
l’assimilent
enfin
à
un
principe
de
mort
et
de
réalité
:
le
miroir
ne
nous
fait
plus
rentrer
dans
un
imaginaire,
mais
révèle
le
travail
de
rationalisation
dont
il
est
porteur.
1
Voir S. Melchior-Bonnet, Histoire du miroir, Paris, Imago, 1994.
2
M. Foucault, les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1984.
1
Le
miroir
entre
mensonge
et
vérité.
La
fonction
la
plus
fréquente
assignée
au
miroir,
qu’on
peut
retrouver
dans
Amadis
de
gaule3
ou
dans
les
Noces
chimiques
de
Christian
Rosecroix4,
est
de
refléter
la
lumière.
Il
apparaît
donc
souvent
comme
le
double
d’une
lampe,
d’une
fenêtre,
d’une
pierre
précieuse
et
se
voit
assigner
la
fonction
réflexive
assignée
jusque
là
à
l’oeil
:
en
reflétant
la
lumière
de
ces
supports
eux-‐mêmes
réflexifs,
il
provoque
une
confusion
dans
l’esprit
des
spectateurs,
bien
souvent,
déjà
enfermés
dans
un
lieu
clos,
une
grotte
ou
la
pièce
cachée
d’une
vaste
demeure.
Alors
qu’ils
croient
voir
la
lumière
du
soleil,
celle-‐ci
vient
en
réalité
d’une
pierre
ou
d’une
lampe
artificielle.
La
description
de
la
grotte
devient
alors
la
révélation
de
plusieurs
illusions
et
aveuglements
que
la
comparaison
avec
le
miroir
ou
la
présence
même
de
miroirs
permet
de
souligner:
Le
fond
était
de
voûte,
plombé
à
la
manière
d’un
miroir.
[…]
la
reine
fut
la
première
qui
de
la
déception
s’aperçut.
La
lumière
du
temple
ne
venait
de
fenêtre
ni
de
rayure,
ains
de
quatre
escarbouches,
qui
étaient
de
quatre
cotés
desquelles
la
clarté
se
faisait
en
un
miroir
qui
était
par
maîtrise
assis
au
milieu,
les
regardant.5
Il
y
avait
des
fenêtres
sur
tout
le
pourtour
de
cette
salle
et
autant
de
portes
alternant
avec
les
fenêtres.
Chacune
des
portes
masquait
un
grand
miroir
poli.
La
disposition
optique
des
portes
et
des
miroirs
était
telle
que
l’on
voyait
briller
des
soleils
sur
toute
la
circonférence
de
la
salle,
dès
que
l’on
avait
ouvert
les
fenêtres
du
côté
du
soleil
et
tiré
les
portes
pour
découvrir
les
miroirs
;
et
cela
malgré
que
cet
astre,
qui
rayonnait
à
ce
moment
au
delà
de
toute
mesure
ne
frappât
qu’une
porte.
Tous
ces
soleils
resplendissants
dardaient
leurs
rayons
par
des
réflexions
artificielles,
sur
la
sphère
suspendue
au
centre
;
et
comme,
par
surcroît,
celle-‐ci
était
polie,
elle
émettait
un
rayonnement
si
intense
qu’aucun
de
nous
ne
put
ouvrir
les
yeux.
Nous
regardâmes
donc
par
les
fenêtres
jusqu’à
ce
que
la
sphère
fût
chauffée
à
point
et
que
l’effet
désiré
fût
obtenu.
J’ai
vu
ainsi
la
chose
la
plus
merveilleuse
que
la
nature
ait
jamais
produite
:
Les
miroirs
reflétaient
partout
des
soleils,
mais
la
sphère
au
centre
rayonnait
encore
avec
bien
plus
de
force
de
sorte
que
notre
regard
ne
put
en
soutenir
l’éclat
égal
à
celui
du
soleil
même,
ne
fût-‐ce
qu’un
instant6.
La
conjonction
du
miroir,
de
la
lumière
en
particulier
solaire,
de
la
pierre
précieuse
et
de
la
fenêtre
fait
sans
cesse
hésiter
sur
la
source
de
la
lumière.
Ces
extraits
montrent
l’échange
entre
le
miroir
figuré
et
littéral,
et
toutes
ses
matérialisations
possibles
en
de
multiples
objets
réflexifs.
Cette
accumulation
d’erreurs
dans
le
regard
des
spectateurs
s’achève
d’une
manière
récurrente
par
un
mouvement
de
distinction
:
d‘un
côté
le
groupe
aveugle
et
ignorant,
de
l’autre
l’élu,
qui
peut
être
soit
l’adepte
d’alchimie
soit
une
femme,
distinguant
la
vraie
source
de
la
lumière.
Cette
séparation
est
destinée
à
diriger
le
regard
du
lecteur
vers
un
troisième
acteur,
un
prince
qui
lit
et
voit
ainsi
son
regard
éduqué.
Le
livre
d’alchimie
devient
ainsi
un
miroir
aux
princes,
trompant
l’ignorant
et
élisant
celui
qui
aura
accès
à
la
connaissance
dans
l’histoire,
double
des
lecteurs
initiés.
3
Jacques Gohory (traducteur), Amadis de Gaule, s.l, 1573, Livre XIV.
4
Jean Valentin Andreae, les Noces chimiques de Christian Rosencreutz [1600-1603], Paris,
Chacornac, 1928.
5
J. Gohory, Ibidem, p. 28-29.
6
J. V. Andreae, Ibidem, p. 110.
2
Le
paradoxe
de
l’erreur
et
de
la
révélation
du
miroir
est
l’aboutissement
du
croisement
de
plusieurs
références
que
l’alchimie
combine
et
le
miroir
se
compose
donc
de
strates
de
paratextes
:
il
reprend
bien
sûr
à
son
compte
l’allégorie
de
la
caverne
de
Platon,
puisque
toute
la
connaissance
et
la
vérité
reposent
dans
la
quête
de
l’origine
de
la
lumière
dans
cette
grotte,
ce
que
signifie
la
vérité
en
grec
(aletheia).
Le
miroir
symbolise
aussi
une
notion
plus
religieuse
que
philosophique
:
souvent,
on
ne
doit
pas
avoir
accès
directement
au
savoir
mais
indirectement,
et
le
miroir
devenu
médiateur
en
cela
permet
d’atteindre
cette
connaissance.
Il
est
justement
le
lieu
d’un
pouvoir
et
d’un
savoir
distant
ou
médiatisé.
Cette
notion
religieuse
est
depuis
la
fin
du
Moyen
Âge,
la
source
d’une
certaine
confusion
que
les
alchimistes
vont
tenter
de
dissiper.
Rappelons
par
exemple
qu’à
la
fin
du
XVe,
on
prétend
en
effet
que
les
imprimeurs
pour
se
faire
de
l’argent,
se
sont
mis
à
vendre
des
miroirs
afin
que
les
fidèles
partis
en
pèlerinage,
puissent
s’approcher
assez
près
des
ossuaires,
profiter
de
la
grâce
des
saints
reflétée
dans
le
miroir,
quel
que
soit
le
nombre
de
pèlerins
se
trouvant
sur
place.
La
confusion
vient
peut-‐être
que
dans
l’entourage
de
Gutenberg 7 ,
un
imprimeur
se
faisait
appeler
«
Spiegelmacher
».
Les
miroirs
fabriqués
pour
les
pèlerinages
à
Aix-‐la-‐Chapelle,
ne
sont
pas
des
objets
miroirs,
bien
trop
compliqués
à
fabriquer
en
quantité,
trop
petits
et
trop
chers,
mais
des
livres
contenant
des
paroles
saintes,
speculum.
Le
miroir
pour
les
alchimistes
ne
doit
pas
servir
à
montrer
la
lumière
de
dieu,
à
délivrer
une
sagesse
inaudible
pour
le
non-‐initié,
mais
il
doit
au
contraire
refléter
la
faiblesse
humaine.
Le
miroir
montre
davantage
l’ombre,
et
l’erreur
sur
la
vraie
source
de
lumière,
reflétée
par
des
objets
plus
transparents
(fenêtres,
pierres
précieuses…).
C’est
ainsi
que
l’on
peut
comprendre
cette
description
de
Béroalde
de
Verville
:
On
considère
heureusement
que
Moïse
enrichit
la
base
de
l’Autel
du
Souverain
des
lames
faites
des
Miroirs
des
femmes,
affin
que
la
réflexion
de
la
divinité
révérée
sur
ce
sacré
sujet
en
rejetait
ès
yeux
des
présents
leur
causant
une
représentation
de
leurs
péchés,
lesquels
avisant
être
en
état
de
paraître
à
tout
le
monde,
chacun
se
reteint
en
devoir:
Certains
miroirs
ont
des
effets
d’efficace
merveilleuse
quand
Dieu
veut
se
servir
des
moyens
vulgaires
pour
attirer
les
courages.8
En
plus
de
l’allégorie
de
Platon
et
la
référence
à
Moise,
on
peut
trouver
un
troisième
intertexte
:
celui
du
Roman
de
la
rose,
dans
la
partie
rédigée
par
Jean
de
Meung.
De
ce
long
développement
de
Jean
de
Meung9
décrivant
les
types
de
miroir,
Gohory
dans
sa
Fontaine
périlleuse,
retient
la
dimension
allégorique
-‐le
miroir
comme
le
jardin
où
se
trouve
la
rose,
est
le
lieu
d’une
métamorphose
amoureuse,
pour
les
alchimistes,
c’est
l’histoire
d’une
transmutation-‐
et
la
dualité
de
l’image
de
la
fontaine
:
la
fontaine
«
périlleuse
»
noie
et
tue
narcisse
qui
ne
se
reconnaît
pas
lui-‐même
et
tombe
amoureux
de
ce
qu’il
croit
être
un
autre
;
la
seconde,
la
fontaine
de
vie,
sauve
et
apporte
la
vérité
de
la
connaissance.
Le
miroir
doit
donc
passer
de
sa
nature
mortelle
à
sa
fonction
de
renaissance,
mais
on
garde
l’idée
qu’il
est
aussi
un
principe
de
mort.
Nous
y
reviendrons.
Le
miroir,
on
le
devine,
en
réunissant
ces
allusions
philosophiques,
théologiques
ou
littéraires,
propose
ce
faisant
une
sorte
de
mise
en
abyme
perpétuelle
dans
le
texte
7
Guy Bechtel, Gutenberg et l'invention de l'imprimerie. Une enquête, Paris, Fayard, 1992.
8
Béroalde de Verville, A Monseigneur Jaques de la Guesle», Histoire d’Herodias, Tours, Moulin,
1600. Ce texte fait suite à un livre sur Jeanne d’arc, dont Hérodiade serait la figure inversé : le miroir
joue à plusieurs niveaux.
9
Guillaume de Lorris et Jean de Meung, Le Roman de la Rose, A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche,
« Lettres gothiques », 1992, v. 18157-18271. Voir aussi dans ce même volume, l’article de Philippe
Walter sur ce texte.
3
littéraire
;
certains
romans
alchimiques
comme
les
Noces
ou
Amadis
sont
ainsi
lus
comme
des
images
réflexives
du
grand
œuvre
alchimique,
et
chaque
roman
devient
le
reflet
d’autres
œuvres
:
tout
livre
est
une
somme
des
savoirs
mais
aussi
une
somme
d’images
déjà
présentées
que
l’
oeuvre
littéraire
convoque.
Non
plus
mimétique
que
le
miroir,
l’oeuvre
reflète
avant
la
nature,
son
propre
univers
culturel.
On
ne
s’étonne
donc
pas
de
voir
le
miroir
comme
objet
se
dédoubler
dans
les
romans
au
travers
d’autres
inventions
issues
du
monde
de
l’optique,
des
sciences
et
de
merveilles
:
cœur,
talisman
défini
comme
des
«
images
»
du
ciel,
poupées
ou
automates
magiques,
viennent
refléter
l’intériorité
de
l’être
humain
et
sont
capables
de
révéler
la
vérité
les
mensonges
cachés
des
êtres
humains.
Le
miroir
s’inscrit
donc
dans
une
dualité
polymorphe,
entre
la
transparence
de
sa
matière,
le
verre
et
l’opacité
qu’il
dévoile
symboliquement.
Cette
ambiguïté
réflexive
naît
d’une
interprétation
lexicale
et
d’un
lien
créé
entre
le
mot
et
la
chose
:
le
miroir
est
un
speculum
en
latin,
et
comme
tel,
il
propose
une
spéculation
:
observer
physiquement
et
mentalement.
Puis
progressivement,
le
sens
du
mot
change
:
spéculer
signifie
regarder
attentivement
et
longuement
des
astres
ou
des
idées,
et
finalement,
la
spéculation
désigne
une
théorie
qui
s’oppose
à
la
pratique
et
trahit
l’immobilité
de
celui
qui
n’agit
pas.
Le
frontispice
de
Bacon
dans
son
Miroir10
rappelle
bien
cette
focalisation
de
la
spéculation
sur
la
lumière
(on
y
voit
un
soleil,
une
lune,
un
astre),
sur
ce
qui
s’oppose
(le
symbole
féminin
est
placé
en
regard
du
symbole
masculin)
et
il
montre
aussi
que
le
miroir
représenté
en
image
et
dans
le
titre
est
là
pour
inverser
et
faire
se
rejoindre
tous
ces
principes
antinomiques.
Le
miroir
souligne
donc
une
différence
entre
ce
que
l’on
voit
et
ce
qui
se
cache
derrière
l’apparence.
Dépassant
le
monde
sensible,
il
se
détache
de
l’idée
de
similarité
pour
mettre
en
évidence
celle
de
la
diversité
et
de
l’hétérogénéité.
Il
est
d’abord
lui
même
un
objet
divers
et
cette
distance
entre
l’idée
de
similitude
et
celle
du
miroir,
augmente
dès
lors
que
l’on
compare
le
miroir
naturel
formé
par
une
fontaine,
et
le
miroir
artificiel
fabriqué
par
l’homme.
L’un
est
le
signe
de
la
puissance
magique
de
la
nature,
l’autre
du
savoir
technique
de
l’homme.
Mais
c’est
surtout
sur
la
fidélité
de
l’image
reflétée
que
naît
le
conflit
:
si
à
la
fin
du
XVIe
siècle,
les
baroques
opposent
la
fugacité
de
l’image
naturelle
à
la
permanence
de
l’image
dans
le
miroir
ou
dans
la
peinture,
les
alchimistes
qui
sont
pourtant
leur
contemporains,
inversent
cette
distinction:
ce
qu’on
voit
dans
le
miroir
artificiel
n’est
pas
constant,
au
contraire
de
ce
qu’on
voit
dans
la
fontaine.
C’est
ce
qu’explique
Fioravanti,
un
alchimiste
florentin,
auteur
d’un
Miroir
des
arts
et
des
sciences
dans
lequel
il
consacre
un
chapitre
au
miroir,
livre
qui
sera
très
vite
traduit
en
français
(1606)
:
Et
qu’ainsi
soit,
si
nous
regardons
en
l’eau
ou
dedans
l’huile,
nous
nous
verrons
toujours
d’une
même
manière
:
mais
nous
regardant
aux
miroirs,
ils
ne
feront
tous
cet
10
Roger Bacon, Le Miroir d’alchimie, Cinq Traités d’Alchimie, trad. A. Poisson, Chacornac, Paris,
1890 p. 55-76. Le frontispice est visible en ligne p. 51 de cet ouvrage
(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k813209/f59.image.r=Rogerii%20Baconis%20Thesaurus%20chi
micus.langFR#modeAff), page consultée le 15/10/2012.
4
effet,
aucuns
font
l’image
grande,
ou
petite
outre
mesure
;
autres
font
le
visage
long,
tortu,
droit,
large.
Chose
merveilleuse
à
voir,
mais
l’art
a
montré
toutes
ces
choses
d’aventure
comme
nous
regardons
en
eau
claire,
ou
en
huile11.
Le
miroir
est
le
lieu
d’une
déformation
du
réel
et
on
ne
peut
incriminer
le
seul
défaut
technique
d’un
verre
qui
ne
serait
pas
assez
plane.
Il
est
associé
à
un
espace
particulier,
le
labyrinthe,
car
il
trompe
en
usant
de
tours
et
de
détours.
Une
telle
relation
semble
bien
posée
par
Béroalde,
offrant
justement
à
la
déesse
de
la
sagesse
et
du
savoir,
un
miroir
:
Minerve
tenait
en
sa
main
un
miroir
qu’elle
rangeait
à
une
petite
machine
qui
pendait
du
plancher
le
dressant
tant
qu’il
fut
en
son
vrai
lieu
afin
de
représenter
ce
qui
s’opposait,
qui
était
une
petite
roche
confuse
fort
proprement
façonnée,
et
tellement
mêlée
qu’il
n’y
avait
personne
qui
put
juger
ce
que
c’était
tant
avisa-‐t-‐il
de
près
et
avec
jugement.
C’était
pourtant
le
tombeau
de
la
petite
chienne
d’Isquée,
qui
lui
a
tant
été
mignonne
que
merveilles,
et
dont
il
a
paru
des
effets
remarquables
d’amitié
et
de
signes
s’il
se
peut
dire
de
jugement
remarquable.
[…]Or
ce
petit
rocher
est
un
labyrinthe
fort
proprement
fait,
ce
qui
nous
a
paru
par
le
moyen
du
miroir
de
Minerve,
qui
oppose
en
biais
à
cette
masse,
en
rejette
contre
bas
la
figure
sur
le
pavement
de
cette
salle
où
il
paraît
en
toutes
ses
proportions12.
On
remarque
que
le
miroir
est
davantage
le
lieu
d’une
projection
d’une
image
sur
une
autre
surface
réfléchissante
(le
pavement
de
la
salle)
permettant
de
comprendre
l’objet
qu’il
reflète
(le
tombeau
d’une
petite
chienne
sous
un
rocher
en
forme
de
labyrinthe),
incompréhensible
à
la
manière
d’une
anamorphose
si
on
le
regarde
directement,
sans
la
médiatisation
du
miroir
qui
le
met
en
perspective.
Le
miroir
n’est
donc
pas
là
pour
refléter
directement
le
réel,
mais
pour
en
projeter
un
aspect
dissimulé
sur
un
autre
type
de
miroir.
Cette
dimension
souligne
une
troisième
caractéristique
du
miroir
:
il
est
capable
d’agir
à
distance
et
cette
mise
à
distance
de
l’image
du
miroir
et
de
l’objet
de
son
reflet
s’inscrit
dans
une
allusion
à
un
espace
mortuaire
ou
une
dimension
funeste.
Une
telle
fonction
permet
de
faire
se
rejoindre
la
dimension
mythologique
du
miroir
et
ses
propriétés
techniques
:
l’exemple
du
basilic,
une
sorte
de
serpent
capable
de
tuer
de
son
regard,
son
odeur
ou
sa
seule
apparition,
en
témoigne
assez
bien.
Le
miroir
:
mythologie
et
science
L’alchimiste
et
philosophe
Roger
Bacon 13
explique
qu’Aristote
avait
appris
à
Alexandre
comment
«
détourn[a]
contre
la
cité
même
le
venin
du
basilic,
qui
était
élevé
sur
les
murailles
».
Il
relie
aussitôt
le
basilic
antique
au
miroir
capable
de
faire
paraître
des
objets
à
l’intérieur
d’un
espace,
sans
qu’ils
s’y
trouvent
en
réalité
:
Ils
se
peuvent
pareillement
figurer
des
miroirs,
tels
que
tout
homme,
qui
entrerait
en
quelque
maison,
verrait
véritablement
or,
argent,
pierres
précieuses,
&
tout
ce
qu’il
11
Leonardo Fioravanti, Le Miroir des arts et des sciences [1517], trad. G. Chappuys, Paris, Regnault
Chaudière, 1598, ch. XXII, p. 101.
12
Béroalde de Verville, Le Cabinet de Minerve, Rouen, G. Vidal, 1597, ff. 186v.-187r.
13
Roger Bacon, De l'admirable pouvoir et puissance de l'art, où est traité de la pierre philosophale,
trad. J. de Tournus, Paris, Hulpeau, 1629, p. 23-24. Voir aussi l’analyse de ce texte par Béatrice
Delaurenti, « La fascination et l'action à distance : questions médiévales (1230-1370) », Médiévales,
50, 2006, p. 3.
5
voudrait,
&
quiconque
se
hâterait
de
découvrir
le
lieu,
ne
trouverait
rien14.
Le
basilic
médiéval
comme
ce
miroir
aux
alouettes
relèvent
d’histoires
anecdotiques,
légendaires
ou
mythologiques
qualifiées
de
«
merveillables
»
par
Bacon.
Les
romans
de
Béroalde
montre
la
transformation
de
l’animal
mythologique
en
objet
mécanique
:
des
miroirs
de
guerre,
qu’il
appelle
aussi
«
miroirs
de
concentration
»
sont
capables
de
concentrer
les
rayons
du
soleil
et
de
s’en
servir
pour
aveugler,
frapper
les
ennemis.
Archimède
y
avait
déjà
pensé,
mais
le
miroir
de
Béroalde
est
mixte
et
plus
complexe
:
il
est
capable
de
tuer
ou
d’endormir
selon
les
situations,
voire
de
creuser
le
sol
pour
y
forer
l’entrée
de
mines
et
découvrir
des
pierres
précieuses
:
Ce
cristal
[…]
a
entre
autres
propriétés
[…]
si
une
personne
qui
a
la
bague
lunaire
le
tient
à
nu
sous
son
aisselle
environ
un
quart
d'heure,
il
tend
un
effet
terrible
qui
dure
trente
heures:
c'est
qu'à
une
toise
à
la
ronde
il
fait
dormir
profondément
toutes
les
personnes
et
animaux
qui
sont
autour
de
la
personne
qui
le
tient,
sur
laquelle
il
n'agit
pas,
car
par
son
attouchement
même
on
est
réveillé
du
sommeil
qui
dure
quarante
heures,
avec
un
assoupissement
violent.
En
outre,
présentant
à
terre
ce
joyau,
il
y
cause
une
ouverture
qui
se
fait
de
six
pieds
de
haut
et
deux
et
demi
de
large,
si
[bien]
qu'il
ouvre
des
conduits
comme
ceux
des
mines15.
La
science
imite
la
nature
et
les
légendes,
et
devient
capable
de
concrétiser
les
mythes
pour
leur
donner
une
évidence
rationnelle
et
une
vérité
tangible.
Ce
miroir
révèle
du
reste
la
vérité,
puisque
dans
le
roman
il
prend
la
place
d’un
automate
en
forme
de
poupée
lisant
quant
à
elle
la
vérité
des
cœurs
et
le
mensonge
des
courtisans.
Le
miroir
de
guerre
préserverait
donc
la
cohésion
sociale
de
la
nation
et
assurerait
au
roi
qui
le
possède,
la
maîtrise
des
traitres,
des
menteurs
et
des
ennemis,
tout
en
lui
apportant
la
richesse
des
minerais.
Le
miroir
est
une
arme
de
domination,
externe
et
interne,
mentale
et
physique,
à
l’instar
de
la
Gorgone
dont
le
sang
fait
justement
naître
le
basilic.
Pour
les
alchimistes,
le
pouvoir,
le
savoir,
la
réflexion
ne
sont
pas
dissociables
et
le
miroir
constitue
fort
logiquement
le
symbole
de
cette
alliance,
ce
que
suggère
une
des
étymologies
de
l’alchimie
(al
kennen)
ou
le
célèbre
manuscrit
Splendor
Solis
paru
dans
au
milieu
du
XVIe
siècle16
:
cet
ouvrage
propose
une
suite
d’illustrations,
présentant
les
étapes
de
transformation
alchimique
d’un
roi,
en
représentant
après
les
outils
alchimiques,
un
philosophe,
puis
un
roi.
Au
centre
de
l’ouvrage
figure
un
hermaphrodite
tenant
un
œuf
et
un
miroir,
deux
signes
de
la
connaissance.
La
capacité
qu’a
le
miroir
de
connaître,
de
matérialiser
une
forme
de
savoir
et
plus
précisément
de
lire
dans
les
pensées
repose
sur
l’idée
de
sympathie
et
de
réciprocité.
Pour
Bacon,
son
pouvoir
repose
ainsi
sur
la
sympathie
qu’il
crée
entre
sa
victime
et
lui,
et
sur
une
contamination
qui
peut
aller
du
miroir
au
sujet
qui
se
reflète,
ou
inversement,
processus
réciproque
et
réflexif
présent
dans
la
légende
du
basilic.
Bacon
compare
justement
ce
dernier
au
miroir
dans
lequel
se
reflète
la
femme
qui
a
ses
règles
ou
quelqu’un
de
malade
;
d’après
Aristote,
que
cite
à
nouveau
Bacon,
lorsque
cela
a
lieu,
le
miroir
porte
une
tache
de
sang
qu’on
aura
du
mal
à
effacer
:
«
elle
l’infecte
et
en
icelui
14
Ibidem.
15
Béroalde de Verville, Le Voyage des Princes fortunés, Paris, C. de La Tour, 1610, vol. 3, Entreprise
III, dessein 16, pp. 669-670.
16
Salomon Trimoson, Splendor solis oder Sonne Glantz [1550], Aureum vellus oder Güldin Schatz
und Kunstkammer, in La Toison d’or, Montélimar, « études maçonniques », 2006. Les gravures sont
visibles à cette adresse (consultée le 15.10.2012) : http://www.levity.com/alchemy/splensol.html
6
appert
nuée
de
sang17
».
Le
mal
agit
donc
à
distance,
et
le
miroir
comme
l’objet
regardé
diffuse
et
porte
les
traces
du
contact
distant
entre
les
deux
spectateurs,
basilic
et
victime,
miroir
et
femme
menstruante,
tous
dotés
de
la
même
«
fascination18
».
À
défaut
de
pouvoir
reproduire
pour
le
démontrer,
le
pouvoir
visuel
du
basilic,
l’alchimiste
propose
différentes
hypothèses
pour
rationnaliser
ce
processus
apparemment
fantastique
:
le
poison,
joint
à
la
manipulation
mentale
du
regard
et
au
miasme,
donnerait
au
basilic
sa
force.
Le
basilic,
image
d’une
maladie
contaminante,
ressemble
ainsi
à
s’y
méprendre
à
la
représentation
du
pestiféré
dangereux
par
ses
émanantions
(haleine,
miasme…).
Cette
médicalisation
de
la
légende
a
une
incidence
dans
les
fictions
:
pour
se
débarrasser
du
basilic,
un
seul
miroir
ne
suffit
plus
et
l’on
doit
imaginer
un
habit
assez
semblable
à
celui
que
les
médecins
proposaient
pour
se
préserver
des
miasmes.
Les
légendes
de
miroir
témoignent
alors
du
constant
besoin
de
mêler
aux
éléments
mythologiques,
quelques
connaissances
plus
scientifiques.
Daniel
Sennert19,
un
alchimiste
allemand,
raconte
ainsi
l’histoire
de
deux
enfants
de
Varsovie
qui
en
1587
se
seraient
cachés
dans
une
cave
habitée
par
un
basilic
et
y
auraient
trouvé
la
mort.
Une
servante
partie
à
leur
recherche
serait
descendue
dans
la
cave
et
y
aurait
péri
également.
Finalement,
un
condamné
à
mort
aurait
accepté
d’y
descendre
et
d’offrir
sa
vie.
Habillant
son
corps
de
cuir
et
attachant
autour
de
lui
des
miroirs,
il
aurait
protégé
ses
yeux
de
lunettes
et
serait
descendu
en
tenant
dans
l’une
de
ses
mains
une
torche
enflammée
et
dans
l’autre,
un
tisonnier.
Le
basilic
l’apercevant
et
se
regardant
lui-‐même
dans
les
multiples
miroirs
sans
pouvoir
regarder
le
premier
le
condamné,
aurait
ainsi
été
éliminé.
Néanmoins
le
commentaire
précise
que
c’est
moins
le
regard
que
le
poison
que
lance
le
basilic
qui
provoque
la
mort.
Cette
anecdote
permet
de
faire
du
miroir,
un
médiateur
entre
deux
univers
apparemment
distincts,
mythologique
et
scientifique,
comme
entre
deux
motivations
logiques
:
la
mort
du
basilic
est
surdéterminée
par
la
logique
de
l’histoire
mythologique
(la
tête
de
la
Gorgone
est
tranchée
par
Persée
qui
a
pu
la
regarder
indirectement
dans
son
bouclier
aussi
poli
qu’un
miroir)
;
les
progrès
de
l’optique
et
des
artisans
(lunette,
miroirs
de
petite
taille,
manteau
de
cuir)
et
les
études
médicales
sur
les
réactions
pathologiques
au
poison,
rendent
possible
cette
histoire
polonaise.
Le
miroir,
démultiplié,
construit
une
explication
vraisemblable
reposant
sur
une
motivation
narrative
et
scientifique.
Le
mythe
de
Narcisse
fait
l’objet
de
la
même
réécriture
rationnalisante
dans
le
texte
de
Blaise
de
Vigenère,
le
Tableau
des
plates
peintures
:
Ce
Narcisse
eut
une
sœur
jumelle,
lui
ressemblant
en
toutes
choses,
et
même
de
la
chevelure
[…]
s’habillant
au
reste
eux
deux
ordinairement
d’une
sorte,
et
allant
toujours
à
la
chasse
ensemble,
si
bien
qu’il
devint
amoureux
de
sa
sœur,
lesquelles
sur
ces
entrefaites,
étant
décédée,
une
fois
qu’il
se
réfléchissait
sur
une
fontaine,
il
vit
sa
ressemblance
dedans
[…]
comme
s’il
n’eut
pas
vu
son
ombre,
mais
l’image
de
sa
sœur.
Ils
ont
pareillement
appelé
le
Narcisse
ainsi,
pour
ce
qu’il
engourdit
les
nerfs
et
rend
la
tête
fort
pesante.
[…]
Cela
se
peut
rapporter
à
ce
qu’il
demeura
ainsi
transi
au
bord
de
la
fontaine,
dont
serait
provenue
l’ancienne
coutume
de
passer
en
fort
grand
silence
auprès
de
son
sépulcre,
[…]
par
quoi
il
17
R. Bacon, Ibidem, p. 14.
18
Voir B. Delaurenti, art. cit. qui théorise cette notion en la reliant à la pensée médiévale.
19
Daniel Sennert, Operum, Lyon, Huguetan et Ravaud, 1650, tomum primus, L. VII, ch. X, p. 119-
120. Voir aussi pour la traduction partielle de ce texte latin en anglais et sur le lien de cette légende et
de l’évolution scientifique de l’alchimie, Lynn Thorndike, History of Magic and Experimental
Science, New York, Columbia University Press, 1958, vol. 12, p. 212-213. Voir aussi l’apport
important de ce savant à la chimie, William R. Newman, Atoms and alchemy, Chicago, University of
Chicago Press, 2006.
7
aurait
été
appelé
σωπιχον,
c’est-‐à-‐dire
taciturne,
ou
en
disant
mot.
Pour
cette
considération
peut-‐être
aussi
qu’il
dédaigna
la
Nymphe
Echo20.
Narcisse
ne
peut
pas
tomber
amoureux
de
lui
même,
on
va
donc
opter
pour
deux
explications
qui
signalent
les
connaissances
diverses
que
l’on
doit
déployer
:
une
interprétation
psychologique
et
une
autre
interprétation
linguistique.
Loin
d’être
la
manifestation
d’un
dérèglement
de
l’esprit,
le
mythe
manifeste
au
travers
du
miroir
la
relation
que
Freud
explicitera
:
reliant
le
deuil
à
la
mélancolie,
il
signale
que
une
identification
possible
à
l’objet
perdu.
Or
Vigenère
rappelle
justement
que
Narcisse
aimait
sa
sœur
et
qu’elle
est
morte.
Elle
lui
ressemblait
déjà
parfaitement
de
son
vivant.
En
voyant
son
propre
reflet,
Narcisse
croit
retrouver
dans
l’eau
sa
sœur
morte
et
se
paralyse,
frappé
de
stupeur.
Si
Narcisse
reste
silencieux
devant
les
appels
d’Écho,
c’est
moins
par
mépris,
que
pour
leur
opposition
fondamentale,
l’un
ne
disant
mot,
l’autre
étant
fort
bavard,
à
cause
de
la
tristesse
du
héros
et
le
contexte
:
près
des
tombeaux,
on
doit
se
taire.
En
rappelant
que
le
narcisse
est
une
fleur
qui
rend
mélancolique
et
taciturne,
Vigenère
fait
de
Narcisse
non
plus
un
personnage
narcissique
et
froid
mais
amoureux,
voué
à
la
tristesse
et
marqué
par
la
gémellité
de
sa
naissance
à
sa
mort.
L’inceste
s’efface
progressivement
pour
un
corps
androgyne,
et
le
miroir
naturel
devient
le
lieu
d’une
sépulture
et
d’une
réunion
d’un
corps
double
formé
par
le
frère
et
la
sœur.
Cette
mention
de
la
sœur
de
Narcisse
est
déjà
évoquée
dans
l’antiquité,
mais
il
est
intéressant
de
voir
que
Vigenère,
en
auteur
moderne,
croise
plusieurs
éléments
de
connaissance
:
un
élément
culturel
et
historique
quasi
ethnologique
(on
ne
parle
pas
près
d’un
tombeau,
on
y
est
mélancolique),
un
élément
biologique
(la
nature
de
la
fleur
taciturne)
un
élément
linguistique
(le
nom)
et
un
élément
psychologique
(le
deuil).
Le
miroir
devient
lieu
de
croisement
des
savoirs.
Il
sert
la
vraisemblance
en
reflétant
parfaitement
Narcisse
et
en
révélant
la
mélancolie
qui
est
la
sienne.
Ce
mélange
des
savoirs
permet
une
rationalisation
du
mythe
et
des
images
que
diffuse
le
miroir.
Il
détache
le
miroir
de
sa
fonction
analogique
et
de
la
pensée
qui
l’utilisait
pour
étudier
la
nature,
pour
en
faire
un
carrefour
où
l’on
peut
distinguer
plusieurs
savoirs
et
esquisser
une
pensée
plus
taxinomique
:
le
commentaire
sur
ce
mythe
aboutit
à
une
typologie
de
la
vue
faisant
du
miroir
le
lieu
d’une
réflexion
sur
le
regard
et
l’optique.
Platon
distingue
la
vue
en
ces
trois
sortes
:
«
la
première
est
quand
quelque
chose
se
présente
à
notre
regard
sans
réflexion
aucune
à
icelui
;
l’autre
quand
les
rets
de
la
vue
se
viennent
rompre
et
rabattre
sur
un
corps
poli
et
luisant,
comme
en
un
miroir,
ou
en
l’eau.
La
tierce
quand
les
mêmes
rets
en
s’arrêtent
pas
seulement
ainsi
qu’il
semble,
en
la
superficie
dudit
corps
luisant,
mais
comme
s’ils
pénétraient
jusques
au
fond
d’icelui,
pour
y
appréhender
le
simulacre
qui
leur
apparaît,
ou
plutôt
qu’ils
se
forment
eux-‐mêmes
;
y
ayant
quelque
obscurité
ténébreuse
en
ladite
face
ou
superficie,
ainsi
que
sur
quelque
table
de
noyer
ou
d’ébène
bien
polie.
Mêmement
dans
des
puits
et
fontaines
profonds,
où
les
bords
peuvent
causer
cet
ombrage,
qui
enfonce
plus
en
dedans
la
répercussion
de
nos
yeux,
au
moins
selon
notre
imagination
et
apparaissance21.
20
Blaise de Vigenère, Les images, ou Tableaux de platte peinture de Philostrate Lemnien, Paris,
Langelier, 1597, premier livre, p. 355-356. Dans cet ouvrage, Vigenère traduit le texte de Philostrate et
commente chacune des illustrations en ajoutant des éléments propices à les relier à l’univers de
l’alchimie.
21
Ibidem, p. 360.
8
Cette
typologie
se
construit
sur
la
nature
de
la
réflexion,
qui
varie
selon
la
profondeur
du
regard
et
du
champ
de
vision.
Toute
l’explication
repose
sur
la
nature
de
l’élément
qui
reflète
les
rayons
lancés
par
l’œil,
et
la
convocation
de
surfaces
réflexives
différentes
permet
de
montrer
les
différences
des
images
visibles
(miroir,
eau,
bois
poli,
fontaines
et
puits).
La
nature
du
miroir
qui
conclut
cette
évocation
du
mythe
de
Narcisse
permet
ainsi
de
sortir
la
pensée
de
la
Renaissance
de
son
système
analogique,
pour
l’inciter
à
dépasser
les
similitudes
et
s’attacher
aux
différences.
Le
miroir
devient
étonnamment
un
objet
non
analogique
:
de
même
que
Narcisse
ne
se
voit
pas
lui-‐même
mais
voit
sa
sœur,
les
matières
qui
composent
le
miroir,
opèrent
des
distinctions
:
«
l’eau
»,
miroir
poli
et
luisant,
diffère
donc
de
la
fontaine
ou
du
puits,
profonds
et
obscurs.
Le
miroir
semble
être
devenu,
à
ce
moment
de
rupture
que
constitue
le
passage
de
la
fin
du
XVIe
au
début
du
XVIIe
siècles,
l’objet
idéal
pour
dépasser
la
pensée
par
analogie
permanente
:
il
reflète
une
image
différente
de
son
modèle
(la
fontaine
obscurcit
la
réalité,
déforme
l’image
par
l’imagination),
en
mettant
en
évidence
la
diversité
des
matières
et
des
troubles
de
la
vision.
Vigenère
semble
en
cela
s’appuyer
pour
clarifier
l’apparente
invraisemblance
de
son
mythe
à
la
fois
sur
des
démonstrations
philosophiques
mais
sur
les
typologies
présentes
dans
des
études
plus
techniques
sur
les
miroirs
:
celles-‐ci
s’évertuent
justement
à
distinguer
entre
eux
les
miroirs
selon
les
matières
qui
les
composent
et
les
images
qu’ils
projettent.
Nous
pensons
notamment
aux
descriptions
de
Fioravanti22
:
il
rappelle
qu’il
existe
trois
miroirs,
distincts
selon
leur
pays
d’origine
ou
leur
matériau
(l’acier,
le
cristal
de
Venise,
le
plomb
allemand23).
Ce
traité
est
paradoxal
car
tout
en
soulignant
le
progrès
des
techniques
et
des
mathématiques,
la
séduction
générale
qu’opère,
y
compris
chez
les
Princes,
cet
objet,
il
finit
par
rappeler
que
l’eau
dont
l’image
est
parfois
moins
trompeuse
et
plus
pure,
aurait
été
suffisante
:
il
conclut
sur
le
danger
des
miroirs,
rendant
narcissiques
les
hommes
comme
les
femmes,
et
sur
le
caractère
«
miraculeux
»
ou
«
étrange
»
des
certains
miroirs
de
Venise
:
hésitant
entre
cette
fonction
fantastique
et
une
fonction
décorative,
estimée
par
«
les
femmes
et
les
enfants,
pour
ce
qu’ils
sont
plus
légers
de
cerveau
que
d’autres,
et
à
cause
de
cette
légèreté,
cette
bizarrerie
des
miroirs
leur
plaisent
beaucoup24
»,
l’objet
révèle
la
surface
trompeuse
des
choses,
comme
le
caractère
superflu
des
êtres
humains.
Il
reflète
donc
davantage
les
dérives
de
la
pensée
humaine,
et
son
imagination
que
le
réel.
Le
miroir
est
donc
un
reflet
de
la
pensée
intérieure.
Vigenère
nous
en
donnait
la
clé,
en
insistant
sur
une
explication
psychologique
de
l’ensemble
du
comportement
invraisemblable
de
Narcisse.
L’objet-‐miroir
dans
la
pensée
alchimiste
révèle
ainsi
tout
en
la
propageant
l’illusion
du
regard.
Il
devient
le
lieu
ambigu
d’une
opposition
permanente
entre
des
dimensions
antithétiques
(vérité
et
mensonge,
imitation
et
déformation
du
réel,
science
et
mythe),
et
autorise
la
mise
au
jour
de
la
diversité
du
monde
et
de
ses
matières,
en
réfléchissant
sur
la
difficulté
de
simplement
reproduire
le
monde.
L’image
propagée
par
le
miroir
se
transforme
en
un
symbole
permanent
dont
l’alchimiste
nous
montre
les
deux
socles
:
d’une
part,
l’image
ou
le
simulacre
qui
se
propage
devant
nos
yeux
projeté
par
diverses
matières,
et
d’autre
part,
le
sens
et
la
forme
de
la
pensée,
hésitant
entre
la
spéculation,
la
22
Leonardo Fioravanti, Miroir universel des arts et sciences [1517-1564], trad. G. Chappuys, Paris,
Regnault, 1598.
23
Ibidem, p. 104.
24
Ibidem, p. 106.
9
réflexion
simple
d’une
eau
naturelle,
la
reproduction
dangereusement
trompeuse
de
l’objet
fabriqué
et
l’imagination.
Le
miroir
souligne
ainsi
la
difficulté
de
toute
pensée
mimétique,
les
multiples
strates
du
savoir
humain
comme
l’errance
du
regard.
Le
miroir
reste
en
cela
un
objet
humaniste,
encyclopédie
matérielle
de
connaissances
variées,
révélation
et
signe
du
progrès
scientifique.
Mais
c’est
au
moment
où
il
parvient
à
condenser
ce
savoir,
ce
dont
rêvaient
les
humanistes,
et
le
fonctionnement
humain,
qu’il
met
à
mal
l’élan
analogique
de
ces
savants
:
le
miroir
est
devenu
le
lieu
d’une
distinction
permanente
dans
la
société
dont
nous
avons
montré
tous
les
avatars
:
miroir
aux
princes
séparant
le
roi
en
quête
de
vérité
et
ses
sujets
menteurs,
miroir
de
guerre
assurant
la
supériorité
technique
des
savants
contre
les
soldats,
miroir
aux
alouettes
oscillant
entre
mythe
et
science,
miroir
enfin
des
errances
de
la
psyché.
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